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Ethique et politique dans la pensée
d'Emmanuel Levinas
par Georges Hansel
La pensée de Levinas s'est développée sur plus de soixante ans et s'est constamment approfondie, structurée et
radicalisée. Le foyer de cette pensée est certes l'éthique, parfois qualifiée par Levinas de "philosophie première".
Cependant parallèlement au déploiement de ce foyer, Levinas ne cesse de formuler certaines options que l'on peut à
bon droit qualifier de "politiques". L'objet de cette étude est de mettre en évidence ce parallélisme dans ses étapes
principales.
On ne peut ici faire abstraction du double aspect, philosophique d'un côté, ancré dans la tradition et l'histoire juive de
l'autre, de la pensée de Levinas. Ses écrits philosophiques sont remplis de références implicites ou explicites à des
textes bibliques et talmudiques, tandis que ses prises de position et commentaires relatifs au judaïsme sont
constamment traversés par les résultats de ses recherches philosophiques. Il serait tout aussi erroné d'identifier ces
deux aspects que de les dissocier et leur liaison apparaît tout spécialement dans la relation de Levinas à la politique.
Cela est d'autant plus vrai que la relation entre éthique et politique n'est pas un problème seulement théorique ; elle
déborde la réflexion d'un penseur articulant des catégories morales éternelles face à l'histoire universelle des Etats. La
Aggada lue chaque année au repas de Pâque stipule que "même si nous sommes tous savants, intelligents et
expérimentés, même si nous connaissons la Torah, c'est une obligation de s'entretenir de la Sortie d'Egypte". C'est dire
que certains événements particuliers de l'histoire bousculent les catégories de toute intelligence et de toute pensée.
Selon l'expression de Levinas, toute philosophie a pour soubassement, explicite ou implicite, certaines ëxpériences
préphilosophiques".
Pour ce qui est de Levinas, un événement a joué un rôle essentiel : la Shoah ou plus généralement la survenue de
l'hitlérisme. Non pas qu'il y ait relation de cause à effet, que la pensée de Levinas s'explique par la Shoah et encore
moins qu'elle se réduise à une réflexion sur cet événement. Mais les solutions que Levinas apporte aux problèmes qu'il
se pose prennent en compte l'événement unique qu'a été la Shoah.
L'intrication que je viens d'évoquer entre éthique, politique, philosophie, judaïsme et la Shoah, apparaît clairement
dans le texte suivant :
C'est peut-être le fait le plus révolutionnaire de notre conscience du XXe siècle - mais aussi un événement de
l'Histoire Sainte - que la destruction de tout équilibre entre la théodicée explicite et implicite de la pensée
occidentale et les formes que la souffrance et son mal puisent dans le déroulement même de ce siècle. Siècle
qui en trente ans a connu deux guerres mondiales, les totalitarismes de droite et de gauche, hitlérisme et
stalinisme, Hiroshima, le goulag, les génocides d'Auschwitz et du Cambodge. Souffrance et mal imposés de
façon délibérée, mais qu'aucune raison ne limitait dans l'exaspération de la raison devenue politique et
détachée de toute éthique... Que parmi ces événements, l'Holocauste du peuple juif sous le règne de Hitler
nous paraisse le paradigme de cette souffrance humaine gratuite où le mal apparut dans son horreur
diabolique, n'est peut-être pas un sentiment subjectif. La disproportion entre la souffrance et toute théodicée
se montra à Auschwitz avec une clarté qui crève les yeux. Sa possibilité met en question la foi traditionnelle
multimillénaire. Le mot de Nietzsche sur la mort de Dieu ne prenait-il pas dans les camps d'extermination la
signification d'un fait quasi empirique ? Faut-il s'étonner dès lors que ce drame de l'Histoire Sainte ait eu
parmi ses acteurs principaux un peuple qui, depuis toujours, était associé à cette histoire et dont on aurait
tort d'entendre l'âme collective et le destin comme limités à un quelconque nationalisme et dont la geste,
dans certaines circonstances, appartient encore à la Révélation - fût-ce comme apocalypse - qui aux
philosophes «donne à penser» ou qui les empêche de penser ?
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Les étapes de la pensée de Levinas
En schématisant, on peut dégager trois étapes principales dans la genèse de la pensée de Levinas.
1) Les écrits précédant la deuxième guerre mondiale, antérieurs à la formulation de sa pensée propre, ce que l'on
pourrait appeler les "écrits de jeunesse", s'ils ne manifestaient déjà une maîtrise philosophique accomplie. Bien
qu'appartenant au mouvement phénoménologique inauguré par Husserl et prolongé par Heidegger, Levinas n'hésite
pas à marquer déjà à maintes reprises sa distance avec l'un et l'autre, un fossé qui ne cessera de s'approfondir, surtout
en ce qui concerne Heidegger. Pour ce qui est du problème qui me concerne ici, Levinas publie en 1934 un article
important intitulé Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme , article dont j'analyserai le contenu dans un
instant.
2) Une deuxième période s'étend de la Libération à 1961 et aboutit, à la publication de l'ouvrage majeur Totalité et
Infini , livre où la philosophie de Levinas trouve une première forme achevée et systématique. Parallèlement à sa
recherche philosophique, mais en parfait synchronisme avec elle, Levinas écrit de nombreux articles consacrés au
judaïsme réunis par la suite dans Difficile liberté . Si l'on se permet un extrême raccourci, il est aisé de caractériser
l'unité d'inspiration de cette période. Levinas y dégage un nouveau sens de l'éthique : le moi égoïste isolé est mis en
cause dans son bonheur de vivre par la rencontre d'autrui. La description philosophique des conditions préalables, des
étapes, des modalités et des conséquences de cette expérience, de cette "révélation" de l'altérité, tel est l'objet principal
des analyses de Levinas où le maître-mot est le "visage" de l'autre homme. Techniquement parlant, Levinas dégage
les structures du même face à l'autre, où l'autre signifie l'autre homme et non telle ou telle forme impersonnelle
d'altérité. A contrario, la place et le sens que Levinas fixe alors au politique se trouvent bien déterminés.
3) La troisième période débute peu après la publication de Totalité et Infini et est marquée par la publication de
plusieurs ouvrages dont le noyau central est Autrement qu'être ou au-delà de l'essence , paru en 1974. Le champ
d'investigation de Levinas se déplace et certains ont pu même (à tort à mon sens) interpréter cette modification comme
un véritable tournant. Toujours est-il que désormais l'attention de Levinas se porte sur la constitution même du sujet.
Le maître-mot n'est plus le "visage" rencontré par un sujet déjà constitué mais la "responsabilité" à l'égard d'autrui,
une responsabilité qui structure d'emblée le moi humain. C'est par définition, avant toute rencontre, avant toute
expérience, que le moi est investi de responsabilité. L'égoïsme perd son statut d'état premier contesté par la révélation
d'autrui et prend au contraire le sens d'un oubli de ce qu'est le moi humain. Reprenant le vocabulaire technique, il ne
s'agit plus de l'autre face au même mais d'une subjectivité qui, selon l'expression de Levinas, est déjà structurée comme
l'autre dans le même. En étroite corrélation avec cette transformation, la place du politique se modifie également, et
nous rencontrerons là une perspective très originale introduite par Levinas.
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1 Le séisme hitlérien
Levinas arrive en 1923 à Strasbourg et s'engage dans des études de philosophie. Il perfectionne sa connaissance du
français en lisant Corneille, Racine et Georges Sand. Ses maîtres s'appellent Blondel et Halbwachs, Pradines, Carteron,
et la philosophie vivante a pour nom Bergson. Il mène la vie estudiantine d'un Juif assimilé et se noue d'amitié avec
Maurice Blanchot. En 1928, Emmanuel Levinas découvre le mouvement phénoménologique et s'y rattache d'une
manière décidée qui s'avèrera définitive, du moins pour ce qui est de la méthode. Le judaïsme est loin et les premiers
écrits de Levinas n'en font aucune mention. Selon la formule classique, à cette époque, Levinas est "heureux comme
Dieu en France".
Mais la violence historique est venue troubler la quiétude (ou l'inquiétude) philosophique de Levinas. En 1933, le Mal
accède au pouvoir. Comme Levinas l'a lui-même souvent exprimé par la suite, le séisme hitlérien fut déterminant pour
l'orientation de sa pensée. Dès 1934 Levinas écrit l'article Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, qui
marque, si l'on peut dire, son entrée en politique. Levinas s'interroge sur le sens de l'hitlérisme et montre que
l'hitlérisme n'est pas à considérer comme une banale folie. Il est fondé sur une idée directrice mettant en cause comme
jamais auparavant la civilisation européenne dans son ensemble. En conséquence, l'hitlérisme est, selon expression,
ëffroyablement dangereux".
Quel est le fondement de la civilisation européenne dans ses diverses manifestations ? C'est l'idée de liberté prise dans
toute sa dimension.
Les libertés politiques n'épuisent pas le contenu de l'esprit de liberté qui, pour la civilisation européenne,
signifie une conception de la destinée humaine. Elle est un sentiment de la liberté absolue de l'homme vis-àvis du monde et des possibilités qui sollicitent son action. L'homme se renouvelle éternellement devant
l'Univers. A parler absolument, il n'a pas d'histoire.
L'idée que l'homme peut et doit surmonter l'histoire ne cessera d'habiter la pensée de Levinas. Lorsque l'éthique
trouvera sa formulation radicale, cela sera exprimé comme possibilité de juger l'histoire. En 1934, la pensée de Levinas
n'atteint pas encore ce sommet. Levinas analyse les formes sous lesquelles la maîtrise de l'histoire se repère ou, ce qui
revient au même, quelles sont les figures de la liberté. Levinas examine successivement la notion de liberté dans le
judaïsme, dans le christianisme, dans le libéralisme et dans le marxisme pour leur opposer le phénomène radicalement
nouveau qu'est la doctrine hitlérienne.
Le temps, condition de l'existence humaine, est surtout condition de l'irréparable. Le fait accompli, emporté
par un présent qui fuit, échappe à jamais à l'emprise de l'homme, mais pèse sur son destin... Le judaïsme
apporte ce message magnifique. Le remords - expression douloureuse de l'impuissance radicale de réparer
l'irréparable - annonce le repentir générateur du pardon qui répare. L'homme trouve dans le présent de quoi
modifier, de quoi effacer le passé. Le temps perd son irréversibilité même. Il s'affaisse énervé aux pieds de
l'homme comme une bête blessée. Et il le libère.
En 1934, Levinas n'avait que peu étudié le Talmud mais son intuition le conduisait sur un chemin sûr. De fait, le
Talmud va encore plus loin dans cette voie en affirmant que la techouva , le «retour» , non seulement efface le passé,
mais a même le pouvoir, sous certaines conditions, de transformer la faute passée en mérite.
Autre figure de la maîtrise du temps, le christianisme. Lévinas, dans plusieurs textes, prend ses distances par rapport
au christianisme et a même parfois la dent dure. Mais il refuse également de réduire la différence entre judaïsme et
christianisme à des oppositions simplistes . Face à l'hitlérisme, il met au contraire en exergue la valeur du
christianisme, en tant qu'autre promotion de l'idée de liberté dont le corollaire est la dignité rigoureusement égale de
tous, par delà la différence des situations empiriques.
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Le sentiment cuisant de l'impuissance naturelle de l'homme devant le temps, fait tout le tragique de la Moïra,
de la fatalité grecque, toute l'acuité de l'idée du péché et toute la grandeur de la révolte du Christianisme...
La Croix affranchit; et par l'Eucharistie qui triomphe du temps cet affranchissement est de chaque jour....
Par là, il proclame la liberté, par là il la rend possible dans toute sa plénitude.... Cette liberté infinie à l'égard
de tout attachement par laquelle, en somme, aucun attachement n'est définitif, est à la base de la notion
chrétienne de l'âme.... La dignité égale de toutes les âmes, indépendamment de la condition matérielle ou
sociale des personnes, ne découle pas d'une théorie qui affirmerait sous les différences individuelles une
analogie de «constitution psychologique». Elle est due au pouvoir donné à l'âme de se libérer de ce qui a
été, de tout ce qui l'a liée, de tout ce qui l'a engagée - pour retrouver sa virginité première.
Cette transcendance du sujet humain restera une constante de la pensée de Levinas, tout en résonnant d'harmoniques
nouvelles quand viendront en première ligne les notions d'autrui et de responsabilité.
Trosième figure de la conscience européenne, le libéralisme issu des Lumières, avec pour étendard la souveraineté de
la raison sur l'histoire. Par la raison, l'homme domine le réel, la matière physique et psychique, il échappe à la brutalité
de l'histoire. Les philosophes français du XVIIIe tiennent ici une place de choix. Ils nous ont apporté l'idée
démocratique, la Déclaration des droits de l'homme, la liberté politique remplaçant pour une conscience devenue
autonome la liberté par la grâce annoncée par le christianisme.
Toute la pensée philosophique et politique des temps modernes tend à placer l'esprit humain sur un plan
supérieur au réel, creuse un abîme entre l'homme et le monde... Elle substitue, au monde aveugle du sens
commun, le monde reconstruit par la philosophie idéaliste, baigné de raison et soumis à la raison. A la place
de la libération par la grâce, il y a l'autonomie, mais le leit-motiv judéo-chrétien de la liberté la pénètre.
Les écrivains français du XVIIIe siècle, précurseurs de l'idéologie démocratique et de la Déclaration des
droits de l'homme, ont, malgré leur matérialisme, avoué le sentiment d'une raison exorcisant la matière
physique, psychologique et sociale... L'homme du monde libéraliste ne choisit pas son destin sous le poids
d'une Histoire.
Comme on le sait, le marxisme a contesté la transcendance du sujet humain ainsi que l'idéologie des Lumières.
L'homme est soumis à des besoins matériels. La morale, la liberté, l'autonomie de la raison pourraient bien n'être que
des leurres imaginés pour masquer la vraie réalité, celle de la lutte des classes pour l'appropriation des biens et des
moyens de production. Le marxisme ne constitue-t-il pas une mise en cause radicale de la souveraineté de l'esprit,
base jusque là incontestée de la société occidentale ? Non, répond fermement Levinas, car la conscience individuelle
conserve la possibilité de surmonter son aliénation par la prise de conscience de ses conditionnements. En dernière
analyse, l'idée marxiste est encore une recherche de liberté.
Le marxisme, pour la première fois dans l'histoire occidentale, conteste cette conception de l'homme. L'esprit
humain ne lui apparaît plus comme la pure liberté, comme l'âme planant au-dessus de tout attachement;... Il
est en proie aux besoins matériels. ... La science, la morale, l'esthétique ne sont pas morale, science et
esthétique en soi, mais traduisent à tout instant l'opposition fondamentale des civilisations bourgeoise et
prolétarienne.
Toutefois cette rupture avec le libéralisme n'est pas définitive. Le marxisme a conscience de continuer, dans
un certain sens, les traditions de 1789 et le jacobinisme semble inspirer dans une large mesure les
révolutionnaires marxistes. Mais surtout si l'intuition fondamentale du marxisme consiste à apercevoir
l'esprit dans un rapport inévitable à une situation déterminée, cet enchaînement n'a rien de radical....
Prendre conscience de sa situation sociale, c'est pour Marx lui-même s'affranchir du fatalisme qu'elle
comporte.
Récapitulons. La société européenne, dans ses diverses figures, maintient résolument l'idée de liberté de la personne
humaine. Liberté morale, liberté obtenue par la grâce, liberté de la raison, libération sociale. Cette idée de base de
l'humanisme occidental, l'hitlérisme va la déchirer. Quelle est l'essence de l'hitlérisme ? Pour le dire en un mot, il
consiste à définir la vie de l'esprit par une mystique du corps. Ce n'est pas seulement la réduction affirmée
abstraitement de l'esprit au corps comme on peut la trouver dans telle ou telle forme du matérialisme. Le matérialisme
classique prétend peut-être ramener l'esprit à un phénomène naturel. Mais il ne magnifie pas le corps et ses puissances
obscures. Ce renversement est accompli par l'hitlérisme et en explique les structures essentielles et en premier lieu le
racisme. La mystique biologique qui fonde l'hitlérisme exige le racisme.
L'importance attribuée à ce sentiment du corps, dont l'esprit occidental n'a jamais voulu se contenter, est à
la base d'une nouvelle conception de l'homme. Le biologique avec tout ce qu'il comporte de fatalité devient
plus qu'un objet de la vie spirituelle, il en devient le coeur. Les mystérieuses voix du sang, les appels de
l'hérédité et du passé auxquels le corps sert d'énigmatique véhicule perdent leur nature de problèmes soumis
à la solution d'un Moi souverainement libre... Il en est constitué. L'essence de l'homme n'est plus dans la
liberté, mais dans une espèce d'enchaînement. Etre véritablement soi-même, ce n'est pas reprendre son vol
au-dessus des contingences, toujours étrangères à la liberté du Moi; c'est au contraire prendre conscience
de l'enchaînement originel inéluctable, unique à notre corps; c'est surtout accepter cet enchaînement.
Dès lors, toute structure sociale qui annonce un affranchissement à l'égard du corps et qui ne l'engage pas
devient suspecte comme un reniement, comme une trahison ... Une société à base consanguine découle
immédiatement de cette concrétisation de l'esprit. Et alors, si la race n'existe pas, il faut l'inventer.
La réflexion de Levinas ne s'arrête pas là. Il va en déduire une conséquence. Aucune vérité, nous dit-il, même la vérité
hitlérienne, ne peut renoncer à l'universalité. L'universalité est dans la nature formelle de la vérité. Quel est le type
d'universalité compatible avec le racisme ? Ce ne peut être la propagation d'une idée ; ce sera donc l'expansion d'une
force. L'hitlérisme doit nécessairement conduire à la guerre. Il est frappant de constater comment, partant d'une analyse
purement théorique, Levinas avait, dès l'arrivée de Hitler au pouvoir, pris la mesure de la gravité de l'événement.
L'hitlérisme n'est pas une nouvelle modalité de la société européenne, il n'est même pas une modalité de société
humaine. Tout simplement, conclut Levinas, le racisme hitlérien est la négation de l'humanité de l'homme.
Ici l'ordre universel ne s'établit pas comme corollaire d'expansion idéologique - il est cette expansion même
qui constitue l'unité d'un monde de maîtres et d'esclaves. La volonté de puissance de Nietzsche que
l'Allemagne moderne retrouve et glorifie n'est pas seulement un nouvel idéal, c'est un idéal qui apporte en
même temps sa forme propre d'universalisation : la guerre, la conquête... Peut-être avons-nous réussi à
montrer que le racisme ne s'oppose pas seulement à tel ou tel point particulier de la culture chrétienne et
libérale. Ce n'est pas tel ou tel dogme de démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorial ou de
politique religieuse qui est en cause. C'est l'humanité même de l'homme.
Notons que cette lucidité de Levinas s'oppose de manière saisissante aux monstruosités qu'ont pu écrire sur le même
sujet deux philosophes importants, Martin Heidegger du côté allemand, Paul Ricoeur du côté français. Heidegger,
d'abord :
Que non pas des thèses et des idées soient les règles de votre être. Le Führer lui-même et lui seul est le
présent et l'avenir du peuple allemand .
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Quant à Ricoeur, voici comment, en 1939 (!), il justifiait une politique de conciliation avec Hitler. Après avoir défini
les démocraties comme des ploutocraties, il écrivait :
Cette raison me paraît plus décisive que la précédente en faveur de la politique de conciliation : je crois que
les idées allemandes de dynamisme, d'énergie vitale des peuples, ont plus de sens que notre idée vide et
hypocrite du droit .
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Ainsi, pour Levinas, en 1934, l'essence de l'homme se définit par la liberté, réunissant magistralement sous cette
bannière des conceptions fort distinctes, jusqu'au marxisme auquel il a toujours reconnu un caractère humaniste. Cette
primauté accordée à la notion de liberté sera conservée jusqu'à la guerre et donne leur coloration propre aux écrits de
cette période.
Les idées de liberté, de transcendance du sujet, de raison, ainsi que la prise en compte du problème social, ont certes
été maintenues, mais leur place et leur sens ont été profondément transformés avec le développement par Levinas de
sa propre philosophie. Revenant presque soixante ans plus tard sur le texte de 1934, Levinas, sans le renier
aucunement, en a marqué la limite, écrivant notamment :
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On doit se demander si le libéralisme suffit à la dignité authentique du sujet humain. Le sujet atteint-il la
condition humaine avant d'assumer la responsabilité pour l'autre homme dans l'élection qui l'élève à ce
degré ? Election venant de dieu - ou de Dieu - qui le regarde dans le visage de l'autre homme, son prochain,
lieu originel de la Révélation.
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2 Totalité et Infini ou l'éthique en rupture du politique
Avec la Libération commence le développement principal de la pensée de Levinas, scandé par la publication de
plusieurs articles fondamentaux, pour aboutir en 1961 avec la parution du maître-ouvrage Totalité et Infini.
Morale et éthique
Le moteur en est la conception de l'éthique dégagée par Levinas. Nous la cernerons mieux en la mettant en regard de
sa notion classique à laquelle, par commodité, je réserverai le terme de "morale" .
La morale s'identifie à une recherche de perfection, laquelle peut prendre de multiples formes. Etablissement d'une
harmonie ou d'un juste milieu dans son comportement, maîtrise des pulsions, obéissance de l'homme à une loi que sa
propre raison lui impose, accès à la contemplation ou, au contraire, impératif d'action et de réalisation, en sont quelques
modèles. Leur point commun est d'avoir pour moteur le sujet lui-même. Je dois viser à telle ou telle perfection et ainsi
accomplir ma véritable nature. Même la morale existentialiste qui rejette la notion de nature humaine maintient
l'exigence d'authenticité et la réalisation de soi par soi.
Levinas se démarque de ces divers schémas. L'impulsion éthique ne vient plus de moi. Elle procède de la révélation
d'autrui, de l'autre homme. Mais que signifie autrui ? Et à partir de là comment comprendre que la révélation d'autrui
soit d'emblée corrélative de l'obligation éthique ?
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Ce qu'autrui n'est pas
La notion d'autrui s'approche de deux façons, négativement d'abord, positivement ensuite. Négativement, autrui n'est
pas moi et autrui n'est pas une chose. Ce sont là des banalités, mais si on les comprend de façon radicale, la banalité
disparaît. Autrui n'est pas du tout une chose. Les relations que j'entretiens avec la chose ne peuvent en aucune façon
s'appliquer à autrui. Je ne peux évidemment le posséder. Mais je ne peux même pas le définir. On ne peut définir autrui
par son histoire, par sa situation sociale, par une quelconque caractéristique physique ou psychologique, par une image,
par son caractère ou par telle ou telle aptitude. Dès l'instant où j'ai qualifié autrui par un attribut, autrui en tant que tel
s'est envolé. Autrui n'est pas un individu dans un genre, il n'entre pas sous un concept.
Sartre dira d'une façon remarquable, mais en arrêtant l'analyse trop tôt, qu'Autrui est un pur trou dans le
monde. Il procède de l'absolument Absent .
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Au-delà du dé-voilement d'objets, autrui, en guise de visage, se dé-nude de ses formes de l'apparaître ou de
son masque de personne ou de citoyen .
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Autrui comme pur interlocuteur n'est pas un contenu connu, qualifié, saisissable à partir d'une idée générale
quelconque et soumis à cette idée. Il fait face, ne se référant qu'à soi .
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Dire qu'autrui ne m'apparaît pas comme objet, ne signifie pas seulement que je ne prends pas l'autre homme
pour une chose soumise à mes pouvoirs, que je ne le prends pas pour un "quelque chose". C'est affirmer que
le rapport même qui, originellement, s'établit entre moi et autrui, entre moi et quelqu'un, ne saurait, à
proprement parler, se loger dans un acte de connaissance qui, comme tel, est prise et compréhension,
investissement d'objets .
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Non seulement autrui échappe aux déterminations de la chose, mais il n'est pas moi. Allons jusqu'au bout de cette
idée. Autrui n'est pas un alter ego, un autre moi, un semblable. On ne peut l'approcher à partir d'une quelconque
similitude ou à la manière dont deux amis sont reliés par sympathie. Nous ne sommes pas deux individus définis par
un concept commun ou par un lieu commun. Dans tous ces modes de liaison, essentiels à la fondation de toute
psychologie empirique, autrui en tant que tel a échappé.
Autrui en tant qu'autrui n'est pas seulement un alter ego ; il est ce que moi, je ne suis pas. Il l'est non pas en
raison de son caractère, ou de sa physionomie, ou de sa psychologie, mais en raison de son altérité même .
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L'altérité d'Autrui ne dépend pas d'une qualité quelconque qui le distinguerait de moi, car une distinction de
cette nature impliquerait précisément entre nous cette communauté de genre qui annule déjà l'altérité .
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L'absolument Autre, c'est Autrui. Il ne fait pas nombre avec moi. La collectivité où je dis "tu" ou "nous" n'est
pas un pluriel de "je". Moi, toi, ce ne sont pas là individus d'un concept commun. Ni la possession, ni l'unité
du nombre, ni l'unité du concept, ne me rattachent à autrui. Absence de patrie commune qui fait de l'Autre l'Etranger; l'Etranger qui trouble le chez soi. Mais Etranger veut dire aussi le libre. Sur lui je ne peux
Pouvoir. Il échappe à ma prise par un côté essentiel, même si je dispose de lui. Il n'est pas tout entier dans
mon lieu. Mais moi qui n'ai pas avec l'Etranger de concept commun, je suis, comme lui, sans genre. Nous
sommes le Même et l'Autre .
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Comment à ce stade encore négatif, fixer par un terme la relation à autrui. On ne peut pas à proprement parler la
décrire mais on peut en donner l'idée, même si à cette idée ne correspond pas une image. La relation à autrui, nous dit
Levinas, est relation à l'infini. Autrui se présente à nous comme infini. L'idée de l'infini est bien connue de la
philosophie mais comme une idée abstraite, comme une idée formelle. La relation à autrui est sa déformalisation.
L'expérience, l'idée de l'infini, se tient dans le rapport avec Autrui. L'idée de l'infini est le rapport social. Ce
rapport consiste à aborder un être absolument extérieur. L'infini de cet être qu'on ne peut pour cela même
contenir, garantit et constitue cette extériorité. Elle n'équivaut pas à la distance entre sujet et objet. L'objet,
nous le savons s'intègre à l'identité du Même. Le Moi en fait son thème, et, dès lors, sa propriété, son butin
ou sa proie ou sa victime. L'extériorité de l'être infini se manifeste dans la résistance absolue que, de par son
apparition - de par son épiphanie - il oppose à tous mes pouvoirs .
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Jusqu'ici la notion d'autrui se décrit par des négations. Autrui n'est pas une chose, il n'est pas mon alter ego, il ne se
définit pas par un concept ayant une extension et une compréhension, par des qualités ou des attributs. Dire que "la
relation avec autrui est relation à l'infini" revient encore à énoncer une négation, même si c'est sous forme affirmative.
Il faut maintenant décrire positivement cette relation, dégager dans quelles situations concrètes, dans quelles
expériences vivantes elle se produit.
Cela peut s'articuler en deux temps, en deux registres, bien que dans les textes de Levinas, ces deux registres se
renvoient constamment l'un à l'autre et se prêtent main forte. Pour le dire dans un extrême raccourci, d'une part, autrui
se manifeste en s'exprimant, et d'autre part, ce qui est encore plus fondamental, la relation ou je rencontre autrui est la
relation éthique.
Autrui parle
L'expression, la parole, le discours, est en effet une situation privilégiée dont Levinas dégage minutieusement toutes
les facettes. Par la parole, autrui se manifeste en soi. Levinas y insiste à maintes reprises. Il ne faut pas dire : "le
langage parle", selon une formule devenue banale. Ce n'est pas le langage qui parle, c'est autrui qui parle. Un mot fait
ici son apparition et devient thème récurrent de multiples analyses, le mot "visage". Visage est quasiment synonyme
d'autrui. Visage signifie présence vivante et expression, le contraire d'un masque, d'une image figée dans sa forme.
La manifestation de l'en-soi consiste pour l'être à se dire à nous, indépendamment de toute position que nous
aurions prise à son égard, à s'exprimer. Là, contrairement à toutes les conditions de la visibilité d'objets,
l'être ne se place pas dans la lumière d'un autre mais se présente lui-même dans la manifestation qui doit
seulement l'annoncer, il est présent comme dirigeant cette manifestation même - présent avant la
manifestation qui seulement le manifeste... Le visage est une présence vivante, il est expression. La vie de
l'expression consiste à défaire la forme où l'étant, s'exposant comme thème, se dissimule par là même. Le
visage parle... Celui qui se manifeste porte, selon le mot de Platon, secours à lui-même. Il défait à tout instant
la forme qu'il offre .
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Toutefois il faut se garder d'une erreur d'interprétation. La pensée de Levinas n'est pas une philosophie du dialogue.
L'échange, la communication des idées et même la réciprocité des amitiés ne traduit pas la relation à autrui dans toute
sa spécificité. Etre en relation avec l'infini signifie être en relation avec plus grand que soi. La relation avec autrui est
essentiellement dissymétrique et cela va être crucial pour la suite.
La "communication" des idées, la réciprocité du dialogue, cachent déjà la profonde essence du langage.
Celle-ci réside dans l'irréversibilité de la relation entre Moi et l'Autre, dans la Maîtrise du Maître coïncidant
avec sa position d'Autre et d'extérieur. Le langage ne peut se parler, en effet, que si l'interlocuteur est le
commencement de son discours, s'il reste, par conséquent, au- delà du système, s'il n'est pas sur le même
plan que moi. L'interlocuteur n'est pas un Toi, il est un Vous. Il se révèle dans sa seigneurie. L'extériorité
coïncide donc avec une maîtrise. Ma liberté est ainsi mise en cause par un Maître qui peut l'investir .
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Il faut être sensible à la brusque mutation qu'annoncent ces dernières phrases. Nous allons d'un coup accéder à un
nouvel horizon. En effet, où va pouvoir se jouer cette relation à autrui qui est à la fois nu de toute détermination
conceptuelle, étranger qui me visite, révélation d'un infini transcendant tous mes pouvoirs et désigné comme maître ?
Cette relation ne saurait appartenir à la sphère de la connaissance, puisque, nous dit Levinas, connaissance signifie
toujours saisie, prise de possession. C'est dans une autre dimension que la relation à autrui se déploie, la dimension
morale, l'éthique. De nombreuses notions et perspectives font alors irruption et dessinent un nouveau paysage qui
parfois nous submerge. Dans les écrits de Levinas, ces notions se présentent comme un collier de perles
rigoureusement construit mais aussi enroulé sur lui-même, de sorte que chacune de ses perles brille de l'éclat de toutes
les autres. Quitte à simplifier outrageusement, je distinguerai trois moments dans le déploiement de cette constellation.
Liberté injuste
En premier lieu, face à autrui, la liberté ne se comprend plus dans le registre de la puissance et de l'impuissance mais
dans celui de la justice et de l'injustice. Ma liberté se découvre comme possiblement injuste et même plus, comme
essentiellement injuste de par son expansion même. Et c'est là, avec cette mise en question, et non par une quelconque
méditation théorique, que commence pour Levinas la conscience morale. L'impératif moral ne viole certainement pas
la raison mais il n'en est pas le produit, fut-elle appelée ici `` raison pratique ''.
L'accueil d'autrui est ipso facto la conscience de mon injustice - la honte que la liberté éprouve pour ellemême...
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