SOC10C, 2004-2005, cours de R. PFEFFERKORN, Pratiques d’investigation sociologique
e. Le caractère circulaire de la démarche scientifique
La présentation faite précédemment semble indiquer que la science va toujours de l’observation à la
théorie, en passant par les hypothèses et la vérification : en vérité, les choses sont beaucoup plus complexes. Il
fait bien penser ces quatre états comme un tout. La théorie elle-même peut fournir suffisamment d’éléments pour
élaborer une nouvelle hypothèse. D’une manière générale, les sciences de la nature progressent toujours par un
va-et-vient permanent entre vérification et hypothèses, théorie et vérification, etc. ; il y a une profonde
complémentarité entre les pôles théorique et expérimental. En ce sens que chacun des deux pôles enrichit
l’autre. Sans l’observation, la vérification, les sciences de la nature sont incapables de produire de la théorie.
Cette dernière se développe au contact de l’observation, et l’expérimentation naît de la théorie, de même que la
théorie féconde constamment l’expérience. La théorie va s’efforcer d’organiser, d’ordonner. C’est la théorie qui
met le doigt sur les phénomènes étranges qui semblent contredire les théories établies. En ce sens, la démarche
scientifique, loin de répondre aux schémas observation-hypothèses-vérification ou vérification-hypothèses-
observation, opère plutôt de manière circulaire.
Il y a aussi une opposition entre les deux pôles théorique et expérimental, voire même une contradiction.
Une théorie cherche en permanence à déborder des limites de la connaissance expérimentale acquise pour
suggérer des nouvelles hypothèses et de nouvelles expériences (exemple de la théorie du chaos, théorie des
trous noirs). Inversement, l’observation et l’expérimentation viennent souvent bouleverser les lois établies et
obligent le savant à les remanier, les complexifier.
3. Sur les obstacles de la reprise du modèle des sciences de la nature en sociologie
A l’application des principes
Deux des principes fondamentaux posent manifestement problème :
a. La conception réifiée des sujets d’analyse (la réalité sociale)
La nature se réduit à un système de choses. Comment réduire la réalité sociale à un rapport existant
indépendamment des actions, de la volonté des êtres humains ? On peut adopter l’idéal de la sociologie
positiviste < Durkheim >. Mais si on peut toujours considérer les faits sociaux comme des choses, on sait bien
qu’ils ne le sont pas. La réalité sociale, ce n’est pas autre chose que des intentions entre des individus et des
groupes. b. La réduction de la réalité à un système de lois
Ce que la sociologie doit s’efforcer de saisir, c’est tout à la fois les rapports sociaux qui unissent,
différencient, opposent, mais aussi les actions, pratiques, projets, représentations par lesquels ces mêmes
individus, groupes, agissent réagissent, les uns sur les autres dans les actions qu’ils entretiennent ; c’est enfin
saisir la manière dont ces membres produisent la réalité sociale à travers ces interactions, actions réciproques
(c’est comprendre, expliquer la manière dont les membres de la société produisent des structures matérielles,
institutionnelles, symboliques, etc. – saisir en quoi cela constitue une réalité objective que échappe aux
individus).
Il s’agira toujours de comprendre la dimension subjective de la réalité objective, la manière dont cette
réalité objective est transformée par les représentations des individus.
En définitive, l’objet propre de la sociologie, c’est le rapport entre le sujet et l’objet, c’est-à-dire le rapport
entre la dimension subjective et celle objective de la réalité sociale, la manière dont les êtres humains vivent en
société, dont ils produisent la société, ses structures – toute cette production étant le résultat d’une somme
énorme d’interactions groupes-individus. En même temps, ces structures déterminent des limites, marges de
manœuvre, des actions réciproques. Il s’agit aussi de voir la manière dont ces actions réciproques tendent à
transformer ces nouvelles structures. Il n’y a pas que la reproduction, il y a aussi production.
On peut donc dire que la vision durkheimienne risque d’appauvrir la dimension sociale car elle néglige la
dimension subjective ; par analogie, la vision compréhensive de Weber a tendance à négliger la dimension
objective : les deux visions sont unilatérales, respectivement sur l’objet et le sujet. Il convient de prendre en
compte la dialectique sujet-objet.
A l’application des méthodes
a. Une conception monothétique de la réalité sociale
<du grec, nomos : la loi, thétis : l’affirmation> Une conception qui affirme l’existence de lois, la possibilité
de réduire la réalité sociale à un système de lois. Problème : dans les sciences de la nature, les lois sont
nécessaires et universelles ; alors que dans les sciences de l’esprit, ce n’est pas possible. S’il n’est pas exclu de
vouloir réduire la réalité sociale à un système de lois, il n’en reste pas moins qu’elle ne peut jamais être réduite,
car elle est le résultat d’actions multiples entre individus.
Universalité ? Tout simplement parce que la réalité sociale est toujours le produit de l’action des
hommes, vivant à un temps et en un lieu donnés. Les systèmes de valeurs changent. Toute la réalité sociale est
doublement relative à une civilisation et une époque données.
Nécessité ? Les phénomènes sociaux ne sont pas soumis avec la même inflexibilité aux lois que les lois
de la nature pour les phénomènes de la nature.
b. Une conception idiographique de la réalité sociale