II. La « preuve » de l`existence de Dieu

publicité
DIEU, L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
I. LA CONSCIENCE DE NOTRE FINITUDE
A. L’IDEE DE L’ETRE ET LA FINITUDE DE L’ETRE.
Nous n’avons aucune expérience-d’être qui ne soit relationnelle. Et on ne peut prétexter le pouvoir de penser l’ensemble-del’être comme un ensemble unique ou comme une totalité, pour
contester cette vérité. La pensée du « tout », si elle peut dans sa
détermination de « totalité » ne pas signifier une relation, n’est
cependant pas présente à ma conscience sur le mode de « l’identité » avec mon activité de pensée, comme une totalité qui en moi
serait consciente d’elle-même comme du « tout ». J’ai en effet
conscience de ne pas être cette totalité. Au contraire l’idée de
totalité, de totalité de l’être, est présente à ma conscience sur le
mode de la « distinction », en statut d’objectivité sur le plan de
l’exercice de pensée, même si, en tant que je suis pour moimême un « contenu de pensée », je me représente ma « place »
dans cette totalité. C’est bien sur le mode de la « distinction » —
dont je suis réflexivement et exercitivement conscient — que je
me place comme « pensée que je suis pensant » — mais non
comme pensant en acte — dans une totalité de l’être selon un
concept transcendantal de généralité ultime.
Pour une conscience qui se donne une compréhension
objectiviste de l’être, sa réalité individuelle est une « partie » de
sa nature spécifique, ou une « participation » de celle-ci, ou
encore elle en est un exemplaire individué ; et sa nature est ellemême à son tour en une relation plus ou moins semblable à
l’égard de l’être en sa totalité, ou par rapport à l’être comme tel.
Les rapports ontologiques sont alors pensés à partir des rapports
logiques du langage discursif, ou plutôt ces derniers sont, par
manque d’analyse critique de leur véritable fonction dans l’activité consciente, directement ontologisés selon trois composantes
de notre idéation discursive, comprises comme trois niveaux
caractéristiques de l’observation des choses : premièrement
l’individuel singulier et particulier, deuxièmement le spécifique
2
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
comme faisceau de déterminations et troisièmement le caractère
absolument commun de « l’être » de tout ce qui est objet de
pensée. Selon une telle optique l’appréciation de notre finitude
humaine obéit à des schémas fortement quantitatifs et en quelque
sorte spatialisés. Les philosophes classiques s’en sont bien rendu
compte, même s’ils n’ont pas pu remédier valablement à cet état
de choses.
L’infini d’une telle totalité de l’être que ma finitude
implique alors n’est qu’un « faux » infini, un indéfini, parce qu’il
n’est pas doué comme tel d’actualité. Il est un indéfini qui est en
fait le champ du potentiel sans limites de ma pensée
universalisante, l’horizon indéfini d’affirmations possibles
d’objets distincts de moi ; mais il n’est pas un infini d’être de
pleine actualité éprouvé en l’actualité d’une relation parfaite, ou
au moins en l’actualisation d’une relation selon son aspect de
perfection, comme dans la relation intersubjective entre les
consciences et les libertés.
Tout au plus ce « faux » infini d’inactualité de la pensée et
d’actualité impossible, mais auquel le langage donne un certain
statut d’objectivité, peut-il servir de « symbole » — donc
foncièrement inadéquat et qualitativement impropre — pour
exprimer la transcendance de l’infini de pleine actualité par
rapport à ma finitude-en-accomplissement d’elle-même !
D’une part, comme être, et même si je m’imaginais doué de
la puissance divine, je ne puis atteindre l’actualité de l’indéfini.
Il y aurait contradiction à l’affirmer. C’est donc impossible. En
effet son actualité n’est pas réalisable comme perfection
d’existence puisqu’elle découle de mon imperfection d’être.
D’autre part comme être fini, selon les pouvoirs en ma finitude,
je ne puis pas atteindre non plus à l’actualité de l’infini
véritable, mais c’est pour une autre raison ; parce que la
perfection d’actualité de l’infini véritable n’étant pas dans
l’ordre du devenir, elle ne peut être égalée par aucune
« réalisation » qui, de par son devenir, garderait une potentialité
ouverte sur de l’indéfini.
Entre mon actualité d’être fini et le faux infini de l’indéfini,
il n’y a pas de rapport en actualité. Entre l’infini en actualité
parfaite et mon actualité d’être fini il y a bien rapport et même
rapport nécessaire d’actualité en l’existence, mais rapport entre
des actualités de nature différente : rapport analogique entre le
fini contingent et l’Infini nécessaire selon la conscience réflexive
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
3
que le sujet fini a de son être relationnel propre. Pour l’être fini
relationnel à d’autres de même nature, son actualité est ouverte
indéfiniment à d’autres semblables possibles mais inactuels,
tandis que l’actualité de l’Infini d’être relationnel est totalement
actuelle sans actualisation possible au-delà d’elle-même.
C’est cependant sur l’horizon d’un indéfini d’être et de
possibilité d’être que j’affirme l’actualité de l’infini véritable. En
effet, l’indéfini de mon idée de l’être n’est pas spécifique seulement des êtres finis que j’affirme en statut d’objectivité, en sorte
que, si c’était le cas, je ne pourrais affirmer Dieu dans le cadre de
cette idée de l’être, mais ce caractère d’indéfini est spécifique de
mon affirmation de tout être quel qu’il soit, fini ou infini, en
sorte que, selon ma manière d’affirmer l’être — bien qu’elle soit
affectée d’indéfinitude, parce que précisément elle est celle d’un
être fini — je puis affirmer Dieu dans le cadre d’une telle idée.
Dès lors on voit combien il faut se garder d’amalgamer les deux
idées d’indéfini et d’infini.
Toutefois bien que portée dans le cadre de mon idée
transcendantale d’être, qui est affectée d’indéfinitude, mon
affirmation de l’infini de l’être en parfaite actualité se fait elle
aussi, comme pour l’affirmation de tout être fini, sur la base de
l’actualité en tant qu’actualité de ma conscience relationnelle
universalisante, selon la perfection de sa relationnalité et non
selon son aspect d’indéfinitude qui l’affecte nécessairement. Elle
se fait donc sur la base d’une relation actuelle avec l’infini
véritable de l’être.
B. L’IDEE DE L’ESSENCE SPECIFIQUE ET LA FINITUDE
INDIVIDUELLE.
En observant tout autour de lui une grande variété de multiplicités d’êtres semblables, tels les animaux « chacun selon leur
espèce », les végétaux Error! Reference source not found.
aussi, et les amas des minéraux, l’homme s’applique à lui-même
aussi les schémas d’une telle constatation. Il est homme parmi
des hommes de même nature, de nature « humaine ». Sur le fond
de ces similitudes entre les individualités (réelles ou simplement
perçues) l’homme forme des idées multiples de nature, « une »
chacune, aux déterminations parfois complexes. Les données de
son expérience sont accordées ainsi aux nécessités de sa pensée
formatrice de concepts. Mais il perçoit aussi des différences
4
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
entre les individus et celles-ci font apparaître des propriétés
tantôt favorables, tantôt défavorables, heureuses ou désastreuses
pour l’individu, dont la ressemblance aux autres se trouve par là
altérée.
Ainsi, de la comparaison des choses entre elles et de
l’adaptation de ces choses à ses besoins, l’homme se construit
une idée de la perfection de nature de ces diverses choses. En
fonction de cette représentation « idéale » de leur nature, il juge
de la perfection relative des choses individuelles et singulières.
D’autre part, l’homme, comme conscience et liberté, découvre en
lui les exigences éthiques et se forge un « idéal » de perfection
morale.
Ces deux démarches d’élaboration d’un idéal de perfection
sont méthodologiquement différentes. Mais cette différenciation
n’est aperçue que progressivement et dans le cadre seulement de
la constitution d’un idéal, lui-même différencié, de la pensée
philosophique et d’une compréhension réflexive de notre être.
Aussi l’homme en un premier temps amalgame-t-il ces deux
manières de comprendre « sa » propre perfection : premièrement,
celle de sa nature humaine, pensée spontanément sur le mode
d’une donnée objective et souvent comparée selon ses propriétés
idéales aux entités mathématiques ; comme en témoignent le
platonisme et presque toutes les philosophies classiques qui s’en
inspirent plus ou moins — même sans en dépendre directement,
mais parce qu’en lui s’est exprimée une démarche bien typique
de l’esprit, lorsqu’il estime trouver dans la forme du langage une
intelligibilité de sa réalité propre — et deuxièmement, celle de sa
perfection éthique aux racines plus réflexives mais plus secrètes,
voire cachées à sa mentalité empiriste ; comme on peut le voir
dans le développement de la tradition biblique, si du moins on ne
lui superpose pas des idéaux de « nature » et si on ne fige pas son
dynamisme. Par manque de différenciation, la perfection éthique
comme idéal est alors pensée comme identique à la perfection
d’une nature humaine, « participative » seulement de la
perfection de l’être. Elle est comprise comme étant la perfection
d’une nature spirituelle certes, mais relative et limitée par rapport
à la perfection totale de l’être, qu’elle n’a pas à prendre comme
norme propre.
L’exigence éthique pour l’individu concret consistera alors à
réaliser une perfection de « nature », une perfection donc limitée
par rapport à la perfection infinie de l’être dans son absolu. On
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
5
arrive à cette conclusion pratique du fait que l’amalgame de
l’idéal éthique avec l’idéal de la nature spécifique est lié à la
confusion entre l’être en général et l’Absolu de l’être, c’est-àdire entre « l’infini » indéfini de l’idée de l’être et l’affirmation
d’un Infini actuel d’être. Et la perfection éthique comme
réalisation personnelle résidera dans l’adéquation plus au moins
grande de l’action de l’individu singulier à cette nature pensée
selon son idéal. Elle est ainsi la fin de ses actions et la pratique
du bien consistera à tendre vers cette fin « naturelle ».
L’idée du mal moral sera, en conséquence, comprise comme
une sorte de désordre introduit par le sujet individuel dans
l’harmonie de cette nature et dans la conformité de ses actes à
leur fin naturelle. La réparation du mal consistera dans la restauration de l’ordre et dans la réorientation de ses actes à leur fin.
Vivre en conformité avec sa nature d’homme selon son intégration dans le tout de l’être sera pour lui la voie de la sagesse.
Nous voyons de nouveau en cette démarche l’influence
conjuguée de l’objectivisme (sous sa double forme : juger de
l’activité de conscience suivant la manière de percevoir les
choses et projeter sur un réel « objectif » les aspects observables
du langage) et des postulats implicites de l’Un-indivis : à savoir
que l’idée de « perfection éthique » est comprise dans
l’immanence de la nature humaine, pensée comme spécifique
« en statut d’objet » à partir du langage, indépendamment d’une
relation intrinsèque nécessaire à la constitution de l’être comme
tel et à la Perfection absolue d’être dans l’être. C’est donc
dénaturer radicalement — ou n’avoir pas encore compris —
l’originalité de l’exigence éthique humaine que de l’apprécier
selon un mode d’idéal objectif propre aux choses et d’une part de
situer le bien moral (la vertu) dans une adéquation de l’action
individuelle avec cet idéal objectivement pensé et de placer
d’autre part le mal dans un décalage, dans une divergence et dans
une opposition entre ce que réalise un individu particulier et ce
qu’il devrait réaliser par rapport à l’idéal universel de sa
« nature ».
Cette conception immanentiste et close de la morale persiste
dans les mentalités et « emprisonne » la conscience et la liberté,
même si l’on estime que la « nature » de l’homme comporte une
finalité de connaissance et d’amour de Dieu. Cette finalité de
connaissance et d’amour de Dieu, empruntée aux conceptions
religieuses de l’éthique, ne suffit pas premièrement à fonder
6
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
l’exigence éthique comme exigence éthique, c’est-à-dire comme
ontologique (et non pas psychologique) et comme
catégoriquement impérative (et non comme dépendante de la
volonté d’un autre, fût-elle celle — imaginée — de Dieu), et
deuxièmement à ne présenter son accomplissement que dans la
seule insertion en la perfection absolue de l’être. Le signe de cet
immanentisme est que le bonheur de cette connaissance et amour
de Dieu est perçu plutôt comme une « récompense »
proportionnée au bien et au mal réalisés, que comme
l’accomplissement même de l’exigence éthique.
Il revient au contraire à la nature ontologique —
réflexivement comprise — de l’homme, de comprendre les
exigences éthiques de sa liberté par rapport à un absolu de
perfection, transcendant leur caractère simplement éthique.
L’exigence éthique « accroche » la nature de l’homme à un audelà d’elle-même. Et cet ancrage fait partie de sa nature, non
d’une nature — objectivée — qui serait normative en tant
qu’essence limitative de l’être, mais d’une nature — réflexivée —
qui est normative en tant qu’elle est formée selon les mêmes
nécessités relationnelles d’être que l’Absolu de l’être.
L’exigence éthique ne confine pas la personne libre dans le
cadre de sa « nature » ou « essence » limitative de l’être qui lui
est accordé « participativement ». Elle s’enracine dans « l’être »
même de l’homme selon son aspect de perfection et non selon
son aspect de limitation. Elle la met donc en relation avec
l’absolu de perfection, mais avec un Absolu de perfection
distinct de l’homme en raison de sa finitude d’être ; finitude que
révèle aussi l’exigence éthique en tant qu’elle n’est qu’exigence
seulement et non pas nécessité parfaite de perfection.
Nous pourrions appeler « cosmologiste ou naturaliste » la
conception de l’éthique qui comprend l’exigence morale comme
une exigence de conformité avec une « nature » spirituelle et
corporelle à la fois, limitative de notre capacité d’être. Que cette
« nature » puisse et doive spécifier ou déterminer certaines
modalités de l’exigence morale, cela se conçoit sans peine, mais
elle ne la fonde ni ne la constitue comme exigence et norme
d’action, ni n’exprime ses déterminations les plus
fondamentales. Celles-ci sont enracinées dans les nécessités de
l’être en tant qu’être, et non dans les déterminations ou formes
de sa finitude « essentielle ».
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
7
La conception que nous pourrions appeler « religieuse » de
l’éthique se situe à un niveau de maturité réflexive comparable à
la conception « cosmologiste ou naturaliste » de l’éthique, lorsqu’elle comprend l’obligation morale comme une observance de
commandements décidés par la divinité. Selon une conception
religieuse, les préceptes moraux sont des « ordres » dépendants
d’un choix de la volonté divine, choix permanent sans doute,
peut-être judicieux, mais non nécessaire à l’origine. La
perfection morale est alors comprise comme la parfaite
observance de ce code de commandements, dont le caractère de
statut objectif est indiscutable.
Sans doute l’idée d’un commandement divin peut témoigner
d’une compréhension plus profonde de l’éthique que si l’on ne
comprenait l’obligation morale que comme un commandement
humain, issu d’un chef ou d’un groupe s’exprimant par son chef.
Il faut obéir aux lois de Dieu, plutôt qu’aux lois des hommes, si
celles-ci s’y opposent ! C’est là une grande sagesse. Mais cet
approfondissement du sens de l’éthique n’échappe cependant pas
à un risque de détournement de ce « commandement » divin par
des hommes qui le subordonneraient à leur ambition du pouvoir,
se prétendant les interprètes des volontés divines, mais imposant
en fait leurs propres volontés comme s’il s’agissait de volontés
de Dieu. Et d’une religion à l’autre les « volontés de Dieu »
s’opposent parfois entre elles...
De même que, grâce à une meilleure démarche réflexive, la
conscience éthique « naturaliste » doit accéder progressivement
à une intelligence ontologique de l’obligation morale, et
comprendre que celle-ci est fondée en ce qu’il y a de perfection
d’être en l’être fini, de même la conscience éthique « religieuse »
doit, par une meilleure compréhension réflexive de la relation
interpersonnelle entre l’homme et Dieu, accéder à l’intelligence
que le commandement donné par Dieu à l’homme n’est autre que
l’expression, faite pour l’homme et proportionnée à sa mesure,
des nécessités de perfection de son être divin. Il appartient à
l’homme religieux pour atteindre à la maturité de sa conscience
religieuse — que nous appelons alors « fiduciale » —de
comprendre que c’est l’être même de Dieu qui est la source, le
modèle, et le fondement ultime du caractère impératif de
l’exigence éthique et de ses déterminations fondamentales,
analogiquement comprises, cela s’entend.
8
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
De même qu’une éthique du commandement divin rejoint —
ou se laisse transposer dans — une éthique de la finalité de la
nature et réciproquement ; de même une conscience réflexive
ontologique de l’obligation morale rejoint une conscience
fiduciale de la volonté divine fondée en l’être même de Dieu,
estimant que s’il y a relation d’amour de Dieu pour sa créature,
c’est qu’une telle relation existe en Dieu même indépendamment
de son activité créatrice et qu’en raison de l’acte créateur, ces
relations nécessaires en Dieu, de nature interpersonnelle, fondent
l’impératif des relations éthiques entre les hommes et entre les
hommes et Dieu.
II. LA « PREUVE
» DE L’EXISTENCE DE DIEU
A. L’ACCES A L’AFFIRMATION DE LA TRANSCENDANCE DIVINE.
La démarche unique de la preuve de l’existence de Dieu
consiste à passer d’une expérience consciente de la finitude de
notre être à l’affirmation d’un infini absolu et actuel d’être, parce
que notre finitude se dévoile en relation nécessaire avec cet
Infini.
L’affirmation réflexive de notre finitude d’être comprend nécessairement l’affirmation de notre dépendance positive par
rapport à un infini d’être, absolu et actuel. La difficulté n’est pas
tant de comprendre l’existence d’un lien entre notre être fini et
l’infini d’être, mais d’élaborer rigoureusement une compréhension réflexive, évidente, complète et cohérente de notre finitude.
Cela implique que si nous nous comprenons adéquatement, nous
affirmons nécessairement Dieu, et que si nous n’affirmons pas
Dieu, et si ce n’est pas selon une idée de Dieu valable que nous
affirmons son existence, nous défaillons d’une manière ou d’une
autre dans notre compréhension de nous-mêmes comme hommes.
Maintenant, que notre affirmation de Dieu et l’idée que nous en
avons soient elles-mêmes défaillantes et imparfaites, cela fait
partie de la conscience de notre finitude et donc de la nécessité
d’affirmer nécessairement Dieu comme l’Infini de perfection
d’être, infini absolu et actuel de pleine connaissance de lui et de
nous, Être Infini donc voyant en lui la mesure de la perfection
qu’il a pris l’initiative de nous communiquer en vue d’une
connaissance parfaite de lui-même et de nous-mêmes.
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
9
Une preuve, c’est-à-dire une affirmation consciente et
fondée, de l’existence de Dieu n’est possible que parce que notre
expérience d’être est essentiellement relationnelle. Une
conscience relationnelle (et donc obligatoirement réflexive) est la
condition nécessaire et suffisante d’une affirmation justifiée de
l’existence de Dieu, véritablement Dieu. Dans le cadre de
conceptions de l’être marquées par le postulat de l’Un-indivis,
appliqué à la totalité de l’être ou au contraire à ses éléments, il
n’est pas possible d’accéder — dans les démonstrations
proposées et par rapport aux prétentions rationnelles qu’elles
émettent — à une affirmation justifiée de l’existence de Dieu,
que ce soit en invoquant un principe soit de causalité ou de
contingence (au sens classique de ce terme) du monde, soit de
finalité ou de visée d’Infini, ou encore en explicitant la requête
d’un Absolu à partir des degrés d’être.
Toutefois ces démarches intellectuelles classiques, bien
qu’infructueuses en ce qu’elles prétendent être rationnellement
par elles-mêmes, ne sont pas vaines ni dépourvues de sens. Si la
conclusion logique, à laquelle chacune de ces démonstrations
permet d’aboutir, ne peut être tenue pour exprimer une idée
valable de Dieu, et si donc elles ne sont pas des voies d’accès à
l’affirmation de l’Infini-Dieu véritable, elles sont en revanche
des démarches exprimant pour une part une prise de conscience
de notre finitude ontologique. Mais ensuite il convient
d’effectuer valablement le passage de la conscience de cette
finitude correctement pensée selon son être à l’affirmation
nécessaire de notre nécessaire relation avec l’Absolu-Dieu.
Or penser correctement d’abord notre être fini, c’est
comprendre qu’il est relationnel en lui-même selon son aspect de
perfection et que l’aspect de finitude de cette perfection relationnelle « renvoie en intelligibilité » à un Absolu de cette
perfection relationnelle, Absolu distinct absolument de toute perfection finie analogue à lui, avec laquelle il est en relation.
Ensuite effectuer le passage à l’affirmation de la Transcendance
divine, c’est reconnaître que notre être fini, quant à son aspect de
structure relationnelle, est fondé en existence de par sa relation
avec cet Absolu, que nous nommons « Dieu », et qui est ainsi par
là reconnu par nous comme existant. A Dieu ainsi reconnu
comme existant, on reconnaîtra enfin une structure relationnelle
absolument parfaite, comme fondement ultime et nécessaire non
seulement de la relationnalité de notre être fini en son propre
10
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
degré d’être — puisque nous avions compris ce dernier comme
relationnel selon sa perfection d’être —, mais aussi comme
fondement même de la relation que Dieu a avec nous et qui nous
fonde dans l’existence. C’est en l’être relationnel même de Dieu
que nous devons fonder la relation de création elle-même qui
nous fonde dans l’existence. Ne pas fonder en l’être relationnel
de Dieu la relation de création reviendrait à penser l’activité
créatrice de Dieu sur le mode anthropomorphique d’un artisan
solitaire qui a arbitrairement — puisqu’il n’y aurait pas de raison
réelle nécessaire en Dieu-même — décidé de fabriquer quelque
chose qui lui ressemblerait maladroitement.
Mais même si nous « passons » par le symbolisme de l’artisan, nous ne pouvons pas nous y arrêter et limiter sa signification
aux apparences observables de son art. En effet, que serait un
artisan, affirmé parfait, qui en pouvoir de faire œuvre d’artisan
ne la ferait pas, et qui, étant parfait, n’exercerait pas ce pouvoir
de façon parfaite, surtout que le pouvoir d’artisan n’est autre que
le pouvoir de communiquer l’être à partir de Soi ? Quand
populairement nous disons que Dieu étant parfait a fait un
homme parfait, nous pensons la perfection de l’être de l’homme
comme action de Dieu, sur le modèle d’une perfection de nature
déterminée à laquelle on compare, comme dans la pratique
artisanale et industrielle, un exemplaire de fabrication, en
l’occurrence un exemplaire fait par un artisan modèle, à savoir la
Création, donc parfait. Cette façon de parler nous emprisonne en
une pensée objectiviste.
Ce passage de la conscience de la finitude ontologique qui
est la nôtre à l’affirmation de l’Infini n’est pas une inférence
conceptuelle — inférence qui serait formée de simples contenus
de conscience objectivement acquis, même si les concepts
étaient rigoureusement enchaînés — mais bien un passage inscrit
dans l’exercice même de la vie consciente. L’homme « exerce »
donc effectivement son affirmation de la Transcendance, même
lorsque son expression conceptuelle est inadéquate par manque
de réflexion. Mais il l’exerce plus ou moins valablement selon
que sa compréhension philosophique est déjà réflexive, ou
seulement inflexive, maladroitement introspective, ou bien
encore désespérément objectiviste.
Que l’homme ait, historiquement parlant — sur le plan de
l’humanité dans son ensemble, sur le plan des groupes culturels
et des civilisations, et aujourd’hui sur le plan individuel pour
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
11
beaucoup peut-être dans leur enfance du moins —, pris
conscience de sa finitude comme d’une grande faiblesse
physique devant les phénomènes de la nature, en face des
dangers pour sa conservation et la reproduction de son espèce —
comme l’attestent les cultes de fécondité et de conjuration des
calamités —, cela est très probable. Que donc la « peur » ait la
première engendré les dieux dans l’univers — primus in orbe
deos facit timor — et qu’en cela ait consisté les premières formes
de l’accès à la Transcendance, à une Transcendance perçue
comme pouvoir de maîtrise sur les forces de la Nature et comme
susceptible de se servir de ce pouvoir en notre faveur mais aussi
peut-être en notre défaveur, il n’y a pas lieu, ni intérêt à le
discuter ou à le nier. Il est même significatif de l’admettre, pour
éviter de perpétuer aujourd’hui les insuffisances de ces lointains
commencements, et pour accéder le mieux possible à une
intelligence de notre finitude sur le plan des nécessités
constitutives de notre être selon ses aspects de perfection. Il ne
faut pas en effet rester, sur le plan des limitations, à l’intérieur
des aspects d’imperfection de notre nature humaine, faussement
estimés comme des perfections, s’ils n’étaient pas affectés de ces
limitations d’allure quantitative. Cela conduit à prêter à Dieu
une volonté de libre arbitre en des choix illimités, de l’imaginer
exister en une durée de temps « éternisée » sans commencement
ni fin et de disposer d’un pouvoir de « tout faire », y compris les
impossibilités des contradictions, de lui faire mener le double jeu
d’être créateur et interventionniste dans sa création, changeant à
l’occasion les lois qu’a conçues sa sagesse, etc. Ces dernières
démarches, où des aspirations psychologiques sont prises pour
des perfections ontologiques, n’aboutissent qu’à personnifier en
l’infini les insuffisances, voire les perversions humaines qui
peuvent en résulter, et à ne présenter de Dieu que des
conceptions anthropomorphiques, comme on en rencontre
tellement dans les religions.
Mais de même qu’on ne peut invoquer l’industrie préhistorique du silex et de la pierre taillée pour jeter un discrédit
sur la science et la technique humaine, car cette technique
rudimentaire, autant que celle de notre époque, témoigne d’un
pouvoir réel de l’homme qui va se développant et se perfectionnant ; de même les différentes affirmations de Dieu que nous
voyons dans les religions, malgré leurs insuffisances primitives
n’ont pas à être invoquées pour jeter un discrédit sur l’aptitude
12
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
de l’homme à affirmer valablement Dieu. La critique à l’égard
des religions, qui sont les formes historiques de l’accès à la
Transcendance, n’est pas justifiée si son intention est de combattre les dispositions religieuses comme telles. Elle l’est moins
encore, si, pour effectuer ce passage à la Transcendance,
l’homme religieux veut progresser valablement en « réflexion »
philosophique quant à l’appréciation de sa relation à Dieu et à
son idée de Dieu, tout comme la science objective l’a fait dans sa
connaissance des phénomènes de la nature. La critique est au
contraire indispensable pour vaincre les insuffisances, de caractère objectiviste, de la mentalité religieuse humaine spontanée et
pour progresser dans une humanisation et une « moralisation »
continues des comportements religieux.
Attesté par les religions, le fait d’un « consensus universel »
pour affirmer l’existence d’une Transcendance — et le fait de
l’athéisme n’en est pas un démenti — n’est pas une preuve
valable, pas même un indice convergent, de l’existence de Dieu ;
mais il est bien en revanche un signe de l’aptitude de l’homme à
effectuer un passage à la Transcendance. L’exigence philosophique de la preuve de l’existence de Dieu est d’effectuer ce
passage de manière authentiquement réflexive, à partir d’une
juste compréhension de notre finitude pour arriver à une juste
idée de Dieu et de nos rapports avec lui et de lui avec nous.
Inversement et rétroactivement, on peut donc juger de la valeur
d’une effectuation d’un passage à la Transcendance en fonction
de la richesse de sens et de la noblesse de l’idée de Dieu à
laquelle la pensée réflexive aboutit.
B. STATIQUE ET DYNAMIQUE DE NOTRE RELATIONNALITE A
LA TRANSCENDANCE.
Affirmer que Dieu existe, c’est reconnaître la relationnalité
de notre être à son égard. En nous et selon tout notre être, nous
sommes marqués, formés « relationnellement » à Dieu. Affirmer
correctement Dieu, c’est reconnaître correctement cette relationnalité. Ce qui peut se faire sous les deux aspects selon lesquels
nous l’actualisons — deux aspects qui, sur le plan de la réflexion,
sont parallèles aux deux aspects d’espace et de temps de l’unité
spatio-temporelle du mouvement — : premièrement par la négation distinctive par laquelle la relationnalité est considérée sous
son aspect statique et comme structurant et deuxièmement par
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
13
l’adéquation relationnelle de conscience et de liberté entre le
sujet connaissant et voulant et « l’objet » connu et aimé en
altérité, en laquelle la relationnalité est considérée sous son
aspect dynamique et comme informant. Ces deux aspects ne se
comprennent que dans l’unité d’une unique activité relationnelle
dont la pleine signification n’est autre que celle de la
communication de l’être.
1. Expression de notre relationnalité à Dieu par la
réalité de la négation distinctive entre fini et infini .
Procédons d’abord pour faire comprendre cette démarche
réflexive à un rappel de la reconnaissance de la nécessité de
l’existence d’autrui. Démarche qui nous servira de comparaison
et de schéma inspirateur pour notre présente reconnaissance de la
nécessité de l’existence de Dieu. Ressouvenons-nous de notre
intentionnalité objective pour autant qu’elle implique notre
intentionnalité interpersonnelle.
Affirmer un objet quelconque, c’est-à-dire affirmer une
réalité que je ne suis pas, c’est affirmer un objet qui est
nécessairement pensé comme étant lui-même et comme n’étant
pas le sujet qui l’affirme. Autrement dit, être conscient, c’est être
conscient de soi comme identique à soi et distinct de ce qui est
« objet », et c’est par le fait même être conscient que l’objet est
autre et distinct de soi. En outre, conscient de moi et de l’objet
autre que moi comme être, je suis aussi conscient de ce que je
suis ou quel je suis, c’est-à-dire de ma « nature humaine » à
laquelle je compare la nature de l’objet dont j’ai conscience.
Cette possibilité de comparaison signifie que je perçois
nécessairement ma nature comme pouvant être celle d’un autre
être que moi. Et dans les situations empiriques, je reconnaîtrai
tantôt des objets de natures différentes de moi, les choses par
exemple, tantôt des êtres autres et mêmes que moi, c’est-à-dire
autrui. Comprendre que je pense nécessairement ma nature
humaine comme pouvant être celle d’un être autre que moi
chaque fois que j’affirme un objet, cela peut donc se faire de
deux manières : ou selon un niveau de généralisation de pensée
englobant autrui, qui vérifiera l’idéal a priori de « l’homme
autre que moi », et le monde qui ne le vérifiera pas ; ou selon un
niveau de généralisation posant de façon particularisée le monde,
14
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
lequel est alors saisi dans sa différence par rapport à l’idéal a
priori d’un autrui.
En pensant quelque chose comme « objet », je pense ma
« nature humaine » comme référence objective — en statut
d’altérité — de comparaison pour l’objet que j’affirme. Ce
dernier sera reconnu être tantôt une chose, tantôt un autre être de
même nature que moi, un « homme », un être humain. La
nécessité de reconnaître des réalités objectives, des choses
inanimées ou des vivants qui ne sont pas des hommes, implique
de penser nécessairement a priori « l’objet » de même nature
que moi et d’affirmer la nécessité de son existence puisque je le
pense nécessairement. Étant conscient de moi relationnellement
à autre chose impliquant nécessairement l’idée d’autrui, non en
vertu de la nature de la chose affirmée (différente ou de même
nature que moi selon les rencontres empiriques) mais en vertu de
la propre relationnalité de mon être conscient implique
l’existence nécessaire de l’autre. Une nécessité exercée de
pensée distinctive, implique la réalité de la distinction et
l’existence de l’être distinct pensé.
Nous rencontrons aussi autrui et faisons son expérience
consciente plus encore que les choses n’occupent notre
conscience. Mais dans cette rencontre et expérience d’autrui,
nous ne percevons pas suffisamment le caractère de nécessité de
son existence et de notre nécessaire relationnalité envers lui et
nous nous contentons trop souvent d’enregistrer sa présence de
fait comme la présence d’un arbre, d’un animal ou de quelque
autre chose encore, toutes sortes de réalités-objets qui peuvent
défiler devant nos yeux, paraître ou disparaître et revenir peutêtre ou s’évanouir définitivement, mais qui n’ont pas la nécessité
de la présence de l’autre. Mais dans une attitude réflexive, nous
voyons que pour penser des objets qui ne sont pas de nature
humaine, nous devons penser autrui, l’autre comme humain, en
son existence nécessaire, puisque nous-mêmes nous existons.
Tout objet est pensé en référence à un idéal nécessaire qu’est
« l’homme autre que moi, qui n’est pas moi ». La réalité de la
négation dans la pensée implique la réalité de la distinction entre
des êtres auxquels elle est applicable objectivement, à plus ou
moins bon escient suivant les cas, et elle requiert, comme condition nécessaire de possibilité d’exercice, la distinction entre des
êtres en l’être desquels est fondée en nécessité l’activité
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
15
d’affirmation d’existence par négation distinctive en identité de
nature.
Appliquons en parallèle une semblable démarche à notre
affirmation de Dieu. L’activité de négation n’est réelle qu’entre
des termes réels en négation distinctive l’un par rapport à l’autre.
S’il faut affirmer nécessairement, parce qu’exercée en
conscience, une activité de négation réelle, les termes sont donc
nécessairement réels. Or je me pense nécessairement selon tout
mon être relationnel comme imparfait et je pense nécessairement
le Parfait-de-cette-relationnalité que je ne suis pas, de négation
réelle. Donc le Parfait est réel. Autrement dit, mais toujours en
une démarche similaire, nous dirons que, pour nous penser
comme êtres finis, d’une finitude qui affecte notre nécessaire
relation à autrui, nous devons nous penser avec autrui comme
n’étant pas l’Infini de l’être relationnel. Donc cet Infini de parfaite relationnalité existe, puisque cette distinction est réelle sur
le plan de l’exercice de mon être relationnel et non entre « moi »
et un simple « contenu de pensée » qui pourrait n’être compris
que comme une « idée imaginée » d’un Dieu existant et parfait.
Pensant dans toute affirmation d’objet nécessairement autrui
en tant qu’être autre que moi et de même nature, je dois affirmer
son existence nécessaire. Pensant dans tout acte de conscience
relationnelle à autrui notre finitude d’être relationnel, je pense
nécessairement l’infini de l’être relationnel, qu’ensemble autrui
et moi nous ne sommes pas, mais que nous pensons nécessairement distinctivement en nous pensant comme réels non infinis. Donc cet Infini relationnel d’être existe nécessairement,
puisque autrui et moi nous sommes.
De même que je ne pourrais pas dire : « je ne suis pas
autrui », si autrui n’existait pas, car on ne peut se poser existant
de façon distinctive par rapport à un néant d’existant, mais seulement par rapport à des existants, ainsi je ne pourrais pas dire :
« moi, qui suis en tant qu’être relationnel à toi, je ne suis pas
l’Infini d’être relationnel en perfection absolue », si cette perfection infinie de réalité relationnelle n’existait pas. Or je dois le
dire nécessairement puisque je l’exerce en toute activité de
conscience quels que soient les contenus qui la spécifient.
Puisque réellement je ne suis pas l’infini de la perfection
relationnelle d’être et qu’il serait faux de dire que je ne serais pas
cet infini et en même temps d’affirmer que cet infini de
perfection relationnel n’existe pas, car il serait absurde et que je
16
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
sois réellement distinct d’un inexistant et qu’un inexistant
spécifie mon être en ses profondeurs, il me faut donc
explicitement aussi reconnaître que dans la conscience de ma
finitude d’être j’affirme l’existence de l’infini de perfection de
l’être, c’est à-dire Dieu. Puisque je pense nécessairement Dieu et
que je ne le suis pas, Dieu existe ; ou encore puisque je me pense
nécessairement comme n’étant pas Dieu et qu’ainsi je pense
nécessairement Dieu, Dieu existe.
2. Expression de notre relationnalité à Dieu par
l’adéquation requise tant entre l’être, le connaître et
l’être-connu que entre l’être, l’aimer et l’être-aimé.
« Ce n’est quand même pas toi qui connais tout ce qui existe
dans le monde, mais bien Dieu ! », répliqua Pierre..., ouvrier
fraiseur, au chef d’atelier, tandis qu’à la cantine de l’usine la
discussion avait glissé du plan social et politique à la religion et à
la question, furtivement abordée, de l’existence de Dieu. Les
positions matérialistes du chef d’atelier étaient notoires : « Il n’y
a d’action syndicale assurée de la victoire que si Dieu n’existe
pas ».
La repartie de l’ouvrier fraiseur présupposait une vérité qu’il
ne formulait pas, mais qu’il percevait sans doute confusément et
qu’il supposait spontanément chez son compagnon de travail, à
savoir : que toutes les réalités de ce monde se devaient d’être
connues pour exister et être ce qu’elles sont. Comme cette exigence de l’esprit de l’homme n’était pas remplie par l’homme
lui-même, elle l’était par Quelqu’un d’Autre, bien supérieur à
l’homme, qu’il nommait Dieu.
Aussi lui semblait-il bien prétentieux d’affirmer que Dieu
n’existe pas, car c’est pour le négateur de Dieu vouloir implicitement nous donner l’illusion qu’il connaît toutes choses
existantes.
En effet, en étant un être d’activité de conscience interpersonnelle, l’homme a le pouvoir de comprendre intuitivement,
confusément ou réflexivement de façon plus claire, qu’être
homme, c’est connaître humainement et être humainement
connu. Pour chacun, être, selon ce qu’il y a de perfection à être,
c’est connaître l’autre et être connu de l’autre. Selon sa
perfection d’être, l’homme pose de façon exercée une triple
implication active entre être, connaître et être-connu, en sorte
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
17
qu’il peut comprendre, comme conséquence minimale de cette
implication qu’il ne peut rien exister qui ne soit aussi connu.
La philosophie « unitaire », celle de « l’objet », ou celle du
sujet compris isolément et comme en statut d’objet, reconnaît
traditionnellement que tout être est intelligible ou
connaissable. Elle affirme pour tout être sa possibilité d’être
connu, alors qu’il ne l’est pas encore. Elle n’affirme pas qu’il est
connu effectivement, comme terme d’une connaissance en
activité. Cette affirmation est juste par rapport à la connaissance
humaine selon son aspect d’imperfection. C’est une évidence de
bon sens qu’il existe une quantité innombrable de choses que je
ne connais pas, mais qui peuvent être connues par l’esprit
humain. Mais cette affirmation est incomplète par rapport au
Réel saisi en sa totalité à partir de l’aspect de perfection de
l’activité de connaissance relationnelle. Cette possibilité pour des
êtres d’être connus touche seulement la relation de connaissance
que moi et les autres hommes pouvons acquérir de ces êtres en
passant de l’ignorance au savoir, mais cela ne pose pas un
« état » ontologique pour les êtres que nous pouvons connaître
mais que nous ne connaissons pas en acte, qui serait celui d’une
potentialité totale et comme infinie par rapport à tout être
connaissant quel qu’il soit. Un tel état ne serait que celui du
néant. Il serait une absurdité. Si je peux connaître des choses
qu’auparavant j’ignorais, c’est parce qu’elles sont déjà connues
en elles-mêmes en acte. Comprendre l’être selon sa perfection
relationnelle au cœur de l’activité consciente relationnelle, c’est
reconnaître en évidence réflexive — qui est d’une autre nature
que l’évidence « objective », insuffisante pour parler de vérité
philosophique authentique — que tout être doit être, en tant
qu’être, et donc est activement connu selon son être. C’est parce
qu’il est connu en acte qu’il est aussi connaissable par des êtres
dont le pouvoir de connaître est un pouvoir fini et progressif.
Puisque tout ce qui existe est connu en acte et que l’homme
ne peut se porter le témoignage qu’il en est le « connaissant » en
pleine actualité, il faut donc que celui qui connaît toutes choses
soit distinct de l’homme et en totale actualité de connaissance de
tout et de lui-même comme perfection du Connaître et de l’Êtreconnu selon une parfaite relationnalité de conscience entre Consciences. Cet Autre que l’homme, en lui-même perfection absolue
de conscience et de liberté, c’est Dieu, un Dieu interpersonnel de
Consciences distinctes.
18
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
Cette démarche que nous avons présentée sous l’angle de la
connaissance n’est pas complète à elle seule ; elle est indissociable de l’aspect de vouloir ou de liberté. Être c’est aussi
vouloir et être voulu comme existant en tant qu’être. Si pour
l’homme tout peut être voulu et est désirable et aimable, c’est
parce que tout cela est d’abord en lui-même en acte d’être voulu
et aimé par un être distinct de l’homme, perfection de liberté et
d’amour pour tout ce que nous pouvons vouloir et aimer, c’est-àdire par Dieu, qui est aussi en lui-même la perfection
relationnelle d’amour et de liberté.
Cette identité entre être, aimer et être aimé peut autoriser un
accès à la Transcendance divine plus spécifique aux relations
interpersonnelles humaines elles-mêmes, et donc plus intime en
la conscience et en la liberté. Le décalage entre la requête de
cette identité d’être et d’amour relationnel (identité que nous
voyons réflexivement fondée en notre être selon sa perfection —
comme cela apparaîtra plus clairement encore dans le chapitre
suivant —) et la réalité limitée et finie de notre amour pour
l’Autre et son Autrui — finitude attestée à la fois par nos
impuissances humaines à actualiser toujours nos intentions et
aussi par nos fautes, nos violences et nos crimes en l’histoire —
requiert pour tout homme qui n’est pas parfaitement aimé par les
autres hommes, qu’il soit cependant parfaitement aimé en réalité
et en acte, même et surtout au moment extrême où il subit toute
la force du mal de la part des autres. Donc Dieu existe, puisque
les hommes défaillent, afin que cette exigence qui est
constitutive de notre être ne soit pas absurde.
Toute la difficulté de cette preuve, on le voit, réside dans
notre aptitude à faire triompher la vérité réflexive sur sa négation
objective. Cette preuve se concrétise, lorsque des parents, devant
la mort qui les frappe en leur enfant, pensent entre eux :
« Puisque nous ne pouvons plus lui montrer notre amour, c’est à
Toi, Dieu de l’aimer comme Toi seul Tu peux le faire,
infiniment. Sois loué et béni de nous aimer avec lui, et de nous
donner un jour de pouvoir l’aimer à nouveau mais alors, comme
Tu le fais maintenant, infiniment. »
Pour nous résumer, schématisons en trois moments
l’intuition de l’existence de Dieu de notre ouvrier fraiseur.
Premièrement, en l’être selon sa perfection, il y a implication
proportionnée entre être, connaître et être-connu ; entre être,
aimer et être-aimé. Deuxièmement : or ma connaissance et mon
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
19
amour de ce qui est, joints à ceux d’autrui ne sont pas
coextensifs en acte au Réel pour fonder son existence.
Troisièmement : donc moi-même et autrui et tout le réel de notre
expérience sont connus et aimés d’un Absolu de perfection de
réalité relationnelle que nous nommons Dieu.
C. AFFIRMATION RATIONNELLE DE DIEU ET PSYCHOLOGIE
RELIGIEUSE.
1. L’expérience de ma finitude en tant que requête de
l’Infini.
Activement conscient de la finitude de mon être et de la
contingence de son existence, je le suis nécessairement en référence à l’Infini de l’être et à l’absolue nécessité de son existence.
Telle est la simplicité de la preuve réflexive de l’existence de
Dieu. Mais là est aussi toute la difficulté, avons-nous vu, car il
s’agit d’accomplir cette réflexion, de la faire vraiment.
Ma finitude est une donnée première. Elle affecte tous les aspects de ma réalité. Elle se dégage d’abord et dans sa vraie
nature au sein du mouvement indéfini de tout mon être vers une
plus grande perfection, posant comme limite ultime — limite
présente actuellement et non reportée contradictoirement au
terme d’un indéfini impossible à atteindre — la perfection
absolue : perfection de connaissance ou de conscience
relationnelle actualisée à l’égard de tout être, perfection aussi de
liberté et d’amour actualisée à l’égard de tout être.
C’est l’aspect du devenir de la conscience et de la liberté,
tout particulièrement de la conscience morale et de l’exigence
éthique qui révèle ma finitude authentique et ma relation à
l’Infini de perfection. Une conscience morale droite est requise
pour pouvoir affirmer Dieu correctement, non par expérience de
Dieu, mais par implication de son existence.
Par quoi nous voyons que la conscience morale ne dépend
pas d’une croyance en Dieu, mais bien plutôt l’inverse. Ma
finitude se révèle dans la perfection affectée d’indéfinitude de
mon être, dans son épanouissement progressif, et non dans une
amputation, une déchéance, une privation ou une limitation
restrictive.
Une considération dépréciative de la finitude ne relève pas
d’une conscience réflexive, même quand il s’agit du mal que je
20
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
puis faire en raison de la finitude de ma liberté, tandis qu’elle
pose en raison de sa perfection, comme fidélité à soi, une
obligation de parfaite communication d’être.
La finitude de mon être se révèle par la discursivité de mon
activité et son incarnation. De nature spirituelle et uniquement
spirituelle, je ne le suis cependant pas absolument, mais en relation à la matière, de façon incarnée. Mon existence corporelle est
ma manière d’être esprit, sans que la matière comme matière soit
une partie de mon être.
La finitude de mon être se révèle encore par
l’universalisation de mon intentionnalité interpersonnelle et
mondaine. De nature communautaire, je ne le suis cependant pas
plénièrement, mais d’une façon en quelque sorte étirée en
l’innombrable multitude des hommes. Cette intentionnalité
universalisée, du fait de son incarnation, s’exercera aussi à
l’égard d’objets matériels et sera affectée en cet ordre d’un
étirement plus accusé encore, confinant à la limite à
l’indifférence envers l’objet matériel particulier.
A cette double finitude de mon être en son épanouissement
dynamique constant correspond une double contingence, c’est-àdire une actualité d’existence ouverte à une double possibilité.
Mon existence actuelle est en effet ouverte d’une part à la
possibilité de ma réalisation future et d’autre part à la possibilité,
en la communauté actuelle des hommes, d’autres personnes
humaines.
Cette finitude et cette contingence, je ne puis activement les
penser, c’est-à-dire les « exercer consciemment » qu’en relation à
l’Infini, à l’Absolu, à la Plénitude de l’être, distincte de moi,
dont l’existence est pure actualité et absolue nécessité.
Il convient de remarquer en effet, que la conscience de ma
finitude n’est pas une conclusion abstraite, déduite, ni une
pensée construite à partir d’autres qui lui seraient antérieures. Si
l’idée de ma finitude était une idée construite ou déduite, il me
suffirait en effet de la rapporter à ses éléments ou à ses prémisses
pour en avoir pleine intelligibilité ; elle ne me renverrait pas à
l’Infini actuel ; tout au plus me renverrait-elle « dialectiquement », par l’emploi de la négation appliquée à des contenus de
conscience, mais non pas en ce cas exercée en l’être même, à
l’idée de non fini, d’in-fini.
2. Nature de mon affirmation de l’Absolu divin.
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
21
Prenant appui sur la conscience de ma finitude, mon affirmation de l’Infini divin est en quelque sorte une « visée par-delà »
ma finitude et à ce titre elle prendra des caractéristiques inverses
et pour ainsi dire à l’opposé de celles que revêtent mes visées
intentionnelles « en deçà » de ma finitude. Aussi ces différences
ne se situeront pas au niveau des spécifications particulières dues
à la diversité des objets affirmés mais à la racine même de mon
intentionnalité au niveau de cette initiative fondamentale que j’ai
de tous mes actes et dont j’ai réflexivement conscience et qui est
l’essence et la perfection de ma liberté.
A l’égard du monde, ma liberté est souveraine. Le monde en
effet ne peut se dérober à mon activité car il en est par essence
son « corps » et le lieu de son incarnation. Je suis par nécessité
l’initiative de mes actes ; par nécessité encore je le suis, en vertu
de ma finitude, de façon incarnée ; par nécessité toujours je le
suis en relation au monde. Le monde ne peut donc que recevoir
mon action ; il n’a pas à choisir de répondre ou non à mon
intentionnalité, ni même à y consentir. Il est tout entier livré à
mon expérience, dépendant nécessairement de moi, de moi qui
agit nécessairement en lui. Aussi s’impose-t-il nécessairement à
moi, en face de moi, car il n’a aucune initiative et car je ne peux
pas ne pas en faire l’expérience. A l’égard du monde donc, ma
liberté est souveraine et unilatérale et par là même sans objet
véritable, sans véritable efficacité, incapable d’un engagement
plénier en lequel elle pourrait se réaliser. Initiative souveraine
mais finie, je ne puis rendre le monde libre, d’une liberté
adéquate à moi, puisque c’est en vertu de ma finitude que je me
rapporte à lui.
A l’égard d’autrui, si je l’aborde en tant qu’objet mondain,
ce qu’il est ainsi que moi, sous un certain aspect, alors il n’y a
aucune différence d’avec mon attitude à l’égard du monde. Ma
liberté reste stérile et inconsistante. Mais si je le rencontre
comme personne, en vertu de la perfection qui m’est propre,
alors ma liberté n’est plus une initiative unilatérale ; elle
reconnaît en face d’elle une autre liberté et la promeut. Alors
dans la mesure où je reconnais à autrui l’initiative qu’il a envers
moi, j’en fais l’expérience. L’expérience d’autrui suppose, outre
mon initiative envers lui, que je m’ouvre à son initiative, que je
me place sous sa dépendance. C’est alors seulement que ma
liberté trouve, en son intentionnalité, son « objet » adéquat, et la
22
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
possibilité d’un engagement où elle peut se réaliser en une plus
grande perfection, en réalisant la perfection de l’autre et en étant
promue par lui.
Souveraine envers le monde, ma liberté était imparfaite et
révélait sa finitude plutôt que sa perfection ; accueillante à la
liberté d’autrui, ma liberté révélait sa perfection et son pouvoir
de promouvoir une autre liberté en ayant l’initiative de sa dépendance.
Initiative souveraine mais inconsistante, liée à l’expérience
nécessaire et inconditionnelle du monde, initiative valorisante et
valorisée liée à l’expérience nécessaire d’autrui puisque je ne
peux pas, en vertu de ma perfection, ne pas en avoir l’initiative,
mais cette expérience nécessaire est aussi nécessairement conditionnée par l’initiative d’autrui reconnue en sa dignité. Telles
sont les caractéristiques fondamentales de mon intentionnalité
« en deçà » de ma finitude. Ma visée de l’Absolu aura des
caractéristiques inverses.
En effet, si d’une part mon affirmation de l’Absolu est une
nécessité d’expérience, c’est-à-dire si je ne puis me dispenser
d’exercer consciemment ma relation à l’Absolu, c’est une autre
vérité d’expérience que je n’ai pas l’initiative de l’expérience de
l’Absolu. Sinon, si j’avais l’initiative de cette expérience, je ferai
nécessairement l’expérience de l’Absolu puisque je suis
nécessairement relation à l’Absolu.
Mais cette hypothèse est une contradiction, celle de l’athée.
Si je ne fais pas l’expérience de l’Absolu, ce n’est pas parce qu’il
n’existe pas, ni parce que je n’ai aucune relation avec lui, mais
parce que je n’en ai pas l’initiative et que ce serait une contradiction et partant une impossibilité que de me supposer cette
initiative. De par ma seule initiative, je ne peux en rien faire
l’expérience objective de l’Absolu comme je le fais du monde, ni
promouvoir la liberté divine en l’accueillant comme à l’égard
d’autrui.
Dire que je suis en relation nécessaire à l’Absolu et qu’en
même temps je n’en ai en rien l’initiative, c’est reconnaître d’une
part que l’Absolu en a seul l’initiative et qu’Il est envers moi
initiative absolue et indépendance absolue et d’autre part que ma
liberté est constituée en son indépendance propre par cette
Initiative infinie, en dépendance de laquelle il n’y a qu’indépendance et autonomie. Le monde qui s’impose objectivement à
moi inconditionnellement ne promeut en rien ma liberté.
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
23
Dépendant de moi, il ne me rend pas indépendant de lui. En
revanche si je prends l’initiative de ma dépendance envers autrui,
ma liberté se trouve valorisée par autrui. En cette dépendance
autrui me valorise comme indépendant de lui, en vertu de son
initiative envers moi. Enfin en reconnaissant l’initiative absolue
de Dieu, je me reconnais radicalement constitué par Lui en ma
liberté, en mon autonomie, en la dignité de mon être.
Affirmer Dieu est une nécessité métaphysique. Aussi la
négation de Dieu est une impossibilité philosophique. Ce n’est
pas nier Dieu que de dire que je n’en fais pas l’expérience, au
contraire, c’est plutôt l’affirmer correctement. Ce n’est pas nier
Dieu que de dire que l’idée d’infini, en tant que contenu de
conscience, est radicalement incapable de m’assurer de son
existence et de me donner l’intelligence de ce qu’est Dieu. Nier
Dieu en paroles, c’est se contredire et l’affirmer en acte.
Affirmer en paroles que le philosophe qui reconnaît l’existence
de Dieu est dans l’erreur et que Dieu n’existe pas, c’est prétendre
avoir envers autrui une initiative absolue et être liberté absolue,
constitutive d’autres libertés : ce qui est une contradiction
exercée car l’athée s’oppose à autrui et donc reconnaît
implicitement qu’il ne le constitue pas. Incapable de rendre libre
et indépendant dans la dépendance, ainsi que c’est la prérogative
divine, l’athéisme ne réalise que la négation de cette initiative
divine, puisqu’il la nie et poursuit ainsi l’asservissement
impossible de toute liberté vraie. Par là il révèle sa fausseté et la
vérité de sa contradictoire, à savoir l’affirmation de Dieu.
L’athée par sa négation n’atteint pas Dieu ; il ne témoigne
d’aucune initiative envers Dieu, même négative — et donc est
constitué en sa liberté propre par l’Absolu — mais par son refus
de reconnaître l’initiative absolue de Dieu, il se veut lui-même
comme substitut de cette initiative et par là cherche à atteindre
l’homme conscient de sa relation à Dieu et libre par cette
relation, pour l’asservir.
Enfin ce n’est pas de l’athéisme ; mais un aveu d’incapacité
intellectuelle et d’indigence morale que de professer un athéisme
« pratique » sans préoccupation des opinions d’autrui. A
l’inverse de l’athéisme spéculatif et militant, l’athéisme
« pratique » est une abdication de notre initiative à l’égard
d’autrui. Renonçant à une véritable liberté, l’athée pratique se
met dans l’impossibilité de reconnaître l’initiative de Dieu qui le
constitue en tous ses actes.
24
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
3. Nature de l’Absolu divin.
Comme Dieu n’est pas pour nous le terme d’une expérience
intentionnelle dont nous aurions l’initiative, nous ne pouvons
rien connaître de ce qu’Il est en lui-même, directement,
intuitivement. Nous ne pouvons parler de Dieu qu’au travers de
notre expérience réflexive, à partir de l’expérience de la
nécessité d’affirmer Dieu d’une part et d’autre part par analogie
avec ce qu’il y a en nous de perfection.
Conscients d’une relation nécessaire à Dieu sans en avoir
l’expérience par initiative propre, nous affirmons Dieu comme
Transcendance. Lui reconnaissant une initiative exclusive et
entière nous l’affirmons comme Immanent. Dieu m’est, ainsi
qu’à toute réalité finie absolument immanent parce
qu’absolument transcendant. Cette double affirmation s’exprime
encore en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses.
Par rapport à notre finitude, Dieu est affirmé Infini. Par
rapport à notre relativité au monde, Dieu est affirmé Absolu ; par
rapport à notre inachèvement, Dieu est affirmé Plénitude ; par
rapport à notre contingence, l’existence de Dieu est affirmée
nécessaire.
Par analogie, nous reconnaissons à Dieu, à un degré infini,
absolu et plénier toutes les perfections dynamiques, au même
titre que l’ipséité du moi personnel avec toutes les propriétés qui
le caractérisent en sa perfection telles que la conscience et la
liberté.
Dès lors je dois affirmer que la Transcendance divine est
Communion infinie, absolue et plénière de Personnes parfaites,
parfaitement unies et parfaitement distinctes, sous l’emprise
créatrice desquelles nous subsistons. Il nous faut affirmer en
Dieu, réalisées au degré suprême, toutes les perfections qui
caractérisent les relations interpersonnelles, et en tout premier
lieu la communication de l’être, en laquelle toutes se résument.
« Être, c’est être communication d’être ».
Les relations qui « définissent » donc les personnes en Dieu
sont chacune rigoureusement uniques. Il n’y a pas entre les
personnes divines de juxtaposition ou de répétition universalisée
et donc pas de dénombrement proprement dit, comme c’est le
cas par exemple dans la relation de « fraternité ». Dans les
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
25
relations spécifiquement « familiales » au contraire : conjugalité,
parentalité et filialité, il n’y a pas à proprement parler de
dénombrement, bien que les familles, lorsqu’elles sont
considérées sous l’angle de propriétés objectives communes le
soient. Les époux, père-mère et l’enfant selon leur spécificité ne
font pas nombre entre eux, à la différence de la relation de
fraternité. Les frères dans une famille se « comptent », car ils
« participent » à une même relation de dépendance par rapport
aux parents. Il en va de même si l’on entend le terme « frère » au
sens le plus large qui soit, englobant même l’humanité entière en
tant que descendante d’une même souche. Les relations
familiales comme telles traduisent l’aspect de perfection de
l’être, tandis que la relation de fraternité traduit l’aspect
d’imperfection de ce qu’il y a de perfection dans la structure
familiale humaine.
En termes platoniciens nous dirions que la fraternité, en
raison de la multiplicité propre à cette relation est une « participation », tandis que la structure familiale en raison de
l’unicité de ses relations déterminatives relève de la perfection de
l’Idée. Et en termes aristotéliciens nous dirions que l’aspect
structural de la famille relève de l’acte, et même de l’acte d’être
— et pas seulement de la forme comme acte par rapport à la
matière —, tandis que l’aspect de fraternité universalisée relève
de la puissance, c’est-à-dire de l’aspect de limitation d’une
perfection. Les relations d’amour familial et celle d’amour
fraternel n’ont donc pas le même statut ontologique.
L’appréciation morale culturelle doit donc en tenir compte. Il
convient donc de se garder, sous prétexte d’amour universel,
comme c’est le cas en dépendance d’une ontologie dominée par
le primat de l’Un-indivis, d’en per-vertir l’ordre et la nature et de
proposer un idéal éthique erroné. Le platonisme et l’aristotélisme, ainsi que les éthiques qui s’en dégagent, se sont ainsi
trompés non seulement sur la nature des rapports entre le corps
et l’esprit, mais sur la nature même de la perfection spirituelle.
Le mépris du corps si souvent dénoncé — et souvent pour
des raisons bien peu nobles — à la suite du dualisme du sensible
et de l’intelligible, a en fait sa cause profonde dans une
ignorance de la nature relationnelle de toute perfection
ontologique. Et lorsque cette perfection s’exprime, en raison de
la finitude constitutive d’un être créé, dans la matière et dans le
corps, ce n’est pas le corps ni la matière qui en sont la source et
26
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
la raison d’être. Ce n’est pas la matière, principe de
multiplication, qui, avec un principe d’unité, serait au principe de
la structure relationnelle interpersonnelle de la communication
de l’être, laquelle dans le cas de l’homme prend aussi la forme
d’une communication de la vie en structure familiale. De la
multiplicité objective des êtres, multiplicité alignée et
dénombrable, il convient de dégager la structure plurale de
perfection sans laquelle rien ne serait, ni ne serait possible. La
perfection d’une unité indivise serait d’une parfaite stérilité.
Sous elle et en sa dépendance, nous ne serions même pas là pour
affirmer son existence.
D. DEUX REFERENCES REMARQUABLES.
1) La nature de tout acte, c’est-à-dire d’un être selon ce qu’il y a en lui de
perfection, est qu’il se communique lui-même dans toute la mesure de son
pouvoir. D’où chaque être agissant, agit dans la mesure de sa perfection. Agir
en effet, ce n’est pas autre chose que communiquer ce par quoi l’être agissant
est perfection, dans toute la mesure de son pouvoir. Or la nature divine est, au
degré suprême et de la façon la plus pure, acte, c’est-à-dire perfection. D’où
elle se communique elle-même dans toute la mesure de son pouvoir. Or elle se
communique elle-même aux créatures en vertu seulement d’une ressemblance,
comme il est manifeste à tous ; en effet chaque créature est être dans la mesure
de sa ressemblance à la nature divine. Mais la foi catholique pose également
un autre mode de communication de soi, pour autant que la nature divine ellemême est communiquée selon un mode de communication en quelque sorte
égal à sa nature même : comme de même que celui à qui est communiquée
l’humanité est homme, ainsi celui à qui est communiquée la divinité, non
seulement est semblable à Dieu, mais est vraiment Dieu.
(Saint Thomas d’Aquin, De potentia, question 2, article 1.)
2) Le summum de bien qu’on puisse faire à un être, et qui l’élève audessus de tout ce que vous y pouvez faire, c’est de le rendre libre. C’est précisément ce qui exige l’omnipuissance. Voilà qui semble étrange, puisque
l’omnipuissance devrait rendre dépendant. Mais si l’on veut bien réfléchir à
l’omnipuissance, on verra qu’il faut précisément qu’elle implique en même
temps la faculté de pouvoir se retirer, afin que par là même la créature puisse
être indépendante... Seule l’omnipuissance peut se reprendre alors qu’elle
donne, et c’est là ce qui constitue l’indépendance de l’être qui reçoit. Aussi
l’omnipuissance de Dieu est-elle sa bonté. Car la bonté, c’est donner sans
réserve, mais de façon, en se reprenant comme omnipuissance, à rendre
indépendant celui qui reçoit. (Kierkegaard, Journal, VII A 181.)
Kierkegaard, en identifiant la bonté et l’omnipuissance de
Dieu, nous suggère de faire se rejoindre l’idée de la communication de l’être et celle du retrait de Dieu, de la double tradition
juive de la Kabala — en Espagne avec Isaac Luria et en Palestine
DIEU L’INTERPERSONNEL TRANSCENDANT
27
à Safed —, retrait libérateur d’un champ d’existence pour ce qu’Il
crée, retrait qui pose la réalité de la négation entre lui et sa
créature pour que sa créature soit elle-même véritablement.
***
Joseph Duponcheele : docteur en philosophie
Contact email : <mailto:[email protected]>
Téléchargement