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L’espèce, c’est le caractère hors caractères et la condition hors conditions ; mais de cette
exterritorialité, elle tire l’aptitude à porter tous les masques ; elle est susceptible de représenter
n’importe qui : dans cette suprême mutabilité, on reconnaît le type du comédien. Le « moi » du
comédien, comme celui du bouffon, s’identifie donc à ce regard du dehors depuis lequel il observe
le réel pour le singer, regard par lequel il s’exclut de l’espace social et, dans le même temps,
renvoie à celui-ci une image qui tout à la fois le constitue et le subvertit. Cependant le comédien a
ceci de différent avec le bouffon-parasite que son jeu, sinon sa personne, s’appuie sur une
reconnaissance collective, est attaché à un lieu public - le théâtre - et se monnaye régulièrement
contre un salaire : hors de l’illusion dramatique, l’exterritorialité du comédien constitue une
révoltante anomalie ; celle du bouffon définit le bouffon, et pour lui il n’y a pas d’illusion. Seul le
rire protège son discours excentrique. (p.51)
Soumis à un même travail de la négativité au bas-bout social de la table, le bouffon et le comédien
ont des fortunes opposées : le premier se nourrit de l’abjection même qui le pervertit et désire
qu’elle se perpétue ; il incarne la négativité même qui le détruit ; le second prétend à autre chose et
se révolte contre une exclusion sociale contraire à son activité artistique. Le fait même qu’il joue de
sang-froid prouve que son jeu est un travail ; le bouffon, lui, ne travaillait pas. Or ce travail là n’a
rien à voir avec le travail de la négativité. (p.51-52)
Quand l’acteur et le bouffon rompent les règles garantissant leur exterritorialité
De même que Rameau seul voit les ridicules de la société aux crochets de laquelle il vit, mais que,
par ce regard qu’il porte sur elle, il lui offre, dans le spectacle de son humiliante gesticulation,
l’image rassurante de sa puissance, de même le comédien en se faisant un recueil de tout ce qu’il
voit s’exclut de ce qu’il observe, se bannit de l’espace social. Pourtant le regard que, par le
discours dramatique qu’il porte sur la scène, il offre à cet espace social dont son public constitue le
condensé, procure à celui-ci la représentation rassurante des valeurs en train de triompher.
Cependant, le bouffon a sa dignité : il peut, le moment venu, faire éclater, par l’exercice de ce sens
commun que lui procure son exterritorialité, les ridicules d’une socialité dont il se nourrit
ordinairement. Alors la subversion modérée et réglée qui lui était concédée, par laquelle même il
avait conquis sa position de regardant, cesse d’être digérée par l’appétit sordidement narcissique de
l’espace social corrompu. De la même façon le comédien peut venir à privilégier, dans le regard
ambigu que véhicule son discours, la corruption de l’espace social sur le triomphe des valeurs,
c’est-à-dire la distance accusatrice sur le credo régénérateur. Alors il ne tend à rien d’autre qu’à
exercer une fonction idéologique autonome, ce que l’espace social lui dénie : cessant de renvoyer à
l’espace social l’image que celui-ci désire, l’acteur infléchit alors insupportablement cette image,
désorganise le jeu, mais dans le même temps accomplit pleinement les potentialités de ce regard
dont il joue : « Dans tous les lieux où l’on veut se rendre maître des esprits, […] ce que la passion
elle-même n’a pu faire, la passion bien imitée l’exécute. »
Mais alors que le bouffon, en rompant les règles de son exterritorialité, par sa place de bouffon,
c’est cette rupture même, sans cesse réitérée, qui définit le jeu du comédien. (p.52)
En faisant jouer le sens du texte, l’acteur remplit une fonction idéologique
« J’organise les déplacements des gens, j’organise sur l’espace scénique le trajet du désir d’un
personnage vers un autre personnage ; j’organise l’espace de la jalousie ; le temps et le rythme
selon lesquels vont se dévoiler les désirs cachés […]. Par le théâtre, je réorganise ma vie propre et
la vie du monde. La vie politique aussi. Ou le mélange entre les conflits politiques et des conflits
sentimentaux. Les uns peuvent se cacher derrière les autres. Le théâtre me permet de le dire en me
servant de textes ou de prétextes. » (De Chaillot à Chaillot, A.Vitez.) (p.53)
Le pacte tacite et la fiction moralisatrice du message théâtral