Comment arrivez-vous à reproduire chaque soir le même état émotionnel ?
C'est le fruit d'un long travail : être en état de disponibilité pour recevoir l'émotion à communiquer. Par notre
déformation professionnelle d'être toujours à l'écoute de ce qui se passe en soi, on essaie de la maîtriser.
Parfois on trouve une émotion qui fait défaut les autres fois. Tout le travail pendant la répétition sera de
retrouver l'état spontané. Comment se fait-il qu'on ait eu une émotion forte à tel moment ? La voix de ma ou
de mon partenaire m'a-t-elle ému ? Peut-être ai-je eu une contrariété avant de venir à la répétition ? Ai-je
repensé à un moment de mon enfance, de ma vie ? Le travail sera donc d'identifier ce moment-là et ensuite,
le retrouver chaque soir pour chaque représentation. C'est très particulier au théâtre. Une fois un spectacle
bien répété, il entre dans la chair. Il n'entre plus seulement dans le mental, mais dans votre peau. Parfois il
suffit qu'on fasse exactement le même mouvement pour que l'émotion rejaillisse. Elle est inscrite dans le
corps. Il y a une espèce de conditionnement pavlovien. La technique du comédien c'est de faire en sorte qu'il
y ait la même émotion tous les soirs.
Comment vit-on une vie normale d'homme au quotidien ? Ce personnage vous habite-t-il à tous les
moments de la journée ?
Ca dépend évidemment de chaque acteur, de sa personnalité mais aussi du spectacle à jouer. Pour certains, il
n'y a aucune incidence sur la vie parce que la pièce est légère. Pour d'autres, c'est plus difficile, plus lourd
comme Incendies que je viens de terminer. Un drame basé essentiellement sur l'émotionnel. Après un mois
de spectacle comme celui-là, qui parle des souffrances de la guerre, de viol, d'inceste, il y a un réel besoin de
décompression au risque de trouver la vie très moche. C'est comme un sportif qui prépare son match. Nous,
il faut qu'on soit prêt à 20h. Si on est sur un gros spectacle, il ne faut pas nous demander d'être en pleine
forme à 9h du matin, on le sera vers 16h, 17h et on donnera tout à 20h, raison pour laquelle on ne se couche
pas à 23h, parce qu'après il y a la décompression. Comme un employé de bureau décompresse à 18h après
ses 8 h de travail, nous ça se passe vers 1h du matin et donc il y a un décalage pour une vie avec des enfants,
pas facile avec une épouse qui aurait un horaire « normal ». En plus, il y a des moments de crise. 5 jours
avant un spectacle, un comédien est dans état fébrile et ne pense qu'à la première, puisque c'est sa passion.
Avez-vous l'impression de vivre plusieurs vies à force d'endosser des personnages différents ?
Oui, quelque part. Un personnage peut faire appel à des choses bien précises de soi On se sent parfois
énormément concerné par la vie de ce personnage. Mais l'apprentissage important est de pouvoir fermer la
porte une fois qu'on a terminé, sinon ce n'est pas vivable. Socialement, sentimentalement, affectivement le
théâtre m'a sauvé la vie. Dans mon évolution de jeune ado, je ne serais pas devenu quelqu'un de chouette, de
sympa. Le théâtre m'a ouvert à des choses incroyables. Il m'a révélé. Mes parents, des amis, me voyant sur
une scène, se disaient : on ne voit pas ce Didier-là comme cela dans la vie. Il y a un côté catharsis : tout d'un
coup on peut tester une émotion inconnue de la vie de tous les jours. Je n'ai pas tué tous les jours, violé, je ne
me suis pas marié tous les soirs, ce qui nous arrive au théâtre.
Le danger qui guette tous les comédiens c'est d'être trop absorbé par les lumières et d'en oublier de construire
leur vraie vie. Le théâtre peut devenir une drogue, comme l'alcool, comme un jeu vidéo. C'est une façon de
quitter la réalité pour se réfugier dans l'imaginaire. Redescendre sur terre quand on vit seul n'est pas toujours
facile. Il peut y avoir un gros danger : celui de ne pas vivre entre 2 spectacles, être en attente, ne pas vivre
complètement, rester dans un état second, on peut arriver à la dépression.
Attention donc au théâtre échappatoire de la vraie vie.
La bonne définition du « comédien » selon Didier Colfs ?
C'est un monsieur ou une madame comme tout le monde, qui a envie de raconter une histoire et endosse
pour une durée limitée la vie d'un personnage dans une histoire précise.
Dans ce métier, vous donnez et recevez des émotions. C'est le contact direct avec le public. Que
ressentez vous dans cet échange ?
Un comédien a un côté narcissique évident. Sans cela on ne prendrait jamais le risque ni la folie de monter
sur une scène. « Regardez-moi ! Mais aussi, j'ai envie de vous raconter une histoire ! » Il y a à la fois l'envie
de transmettre, et le théâtre est un outil magnifique pour se dire « parlons de cela », mais aussi le désir de
plaire, d'être aimé ! Quand tout d'un coup une salle de 50, 300 ou 500 personnes vous donne sa
reconnaissance, son amour, la sensation personnelle est magnifique. C'est un cadeau formidable. On dit