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Éléments de synthèse : la social-démocratie et son rapport à l’État
Benoît Lévesque
Professeur émérite, UQÀM
Professeur associé, ÉNAP
Le colloque sur le renouvellement de la social-démocratie se voulait un point de départ
plutôt qu’un point d’arrivée. Un point de départ pour convaincre et mettre à l’ordre du jour
la question politique, dans un sens non partisan, mais dans une direction progressiste et de
gauche. S’il y a une réaffirmation des valeurs exprimées par la tradition social-démocrate, il
y a aussi l’affirmation d’un renouvellement nécessaire, ce qui représente le principal défi
d’un tel chantier québécois, qui se doit d’être relié à des démarches comparables ailleurs
dans le monde, d’où la présence d’un invité international à l’ouverture (Bernard Hamon,
porte-parole du Parti Socialiste français) et de deux autres invités internationaux dans deux
ateliers sur trois (Jean-Louis Laville, professeur au Conservatoire National des Arts et
Métiers, Paris; Jorge Leon, sociologue en Équateur) .
Comme point de départ, ce colloque international fut d’une grande richesse même si nous
étions en amont d’un programmatique social-démocrate. C’est le cas du rapport à l’État
pour la social-démocratie autour duquel on m’a demandé de proposer des éléments de
synthèse. Le fait de parler de renouvellement de la social-démocratie nous permet en même
temps d’identifier les faiblesses pour ne pas dire les dérives de la social-démocratie au
cours des dernières décennies. Toutefois, l’objectif premier est celui des pistes pour un
renouvellement.
De l’État stratège à la social-démocratie
Il y a deux ans quelques-uns d’entre nous avons commencé à réfléchir sur la socialdémocratie, à la suite entre autres de recherches sur un « État stratège ouvert à la
participation citoyenne » réalisées dans le cadre de l’Observatoire de l’administration
publique de l’ÉNAP (http://www.observatoire.enap.ca/fr/index.aspx?sortcode=1.0). Ces
recherches montraient entre autres la nécessité d’avoir un État capable de vision,
d’anticipation, d’inspiration et aussi capable d’accompagnement pour une société où les
citoyens, loin d’être amorphes, apparaissent de plus en plus actifs et préoccupés à la fois de
questions économiques (exploitation de ressources fossiles) et de questions sociales (les
services publics) relevant de l’intérêt général. De plus, l’État québécois tel que dirigé par
Jean Charest était alors devenu (et continue de l’être) un État pompier et myope, un État en
panique plutôt qu’un État visionnaire.
Certains collègues (dont Alain Noël, co-auteur d’un ouvrage important sur la gauche et la
droite) nous ont alors dit qu’un « État stratège ouvert à la participation citoyenne », c’était
un État social-démocrate. Sans doute, si l’on considère que la social-démocratie soulève au
moins deux grandes questions interdépendantes, mais qui n’ont jamais été résolues de
manière complètement satisfaisante, soit celle de la démocratie et celle de la question
sociale, qui toutes deux posent le rapport à l’État et le rapport à l’économie. La démocratie
est à la fois un moyen et une fin pour vivre ensemble alors que la question sociale est en fait
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une question économique non résolue et dont la résolution ne peut être purement
économique, une question dont la réponse passe nécessairement par la démocratie (le
politique) pour un encastrement social.
De l’État comme domination à l’État protecteur
D’un point de vue historique, l’arrimage de la démocratie et de la question sociale n’a été
réalisé de la manière la plus avancée et à l’échelle la plus large que par la social-démocratie
ou encore par le socialisme démocratique. Pour y arriver, la social-démocratie a fait de
l’État un instrument indispensable pour la redistribution de la richesse, pour la protection
sociale, pour la régulation et plus largement encore pour l’expression de l’intérêt général.
Ce rapport à l’État exige d’être ré-examiné à la lumière de la pensée politique et de l’histoire
du socialisme.
Dans la pensée politique, l’État est marqué par une ambivalence puisqu’il a été présenté
tantôt comme une sorte Léviathan (ce montre des profondeurs dont parlait la Bible), tantôt
comme protecteur.
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D’une part, pour des auteurs comme Hobbes, l’État résulte d’un contrat social entre
des citoyens soit disant rationnels qui s’en remettent à un pouvoir absolu, une sorte
de Léviathan, pour éviter la guerre et pour protéger la propriété privée et assurer la
sécurité des personnes. Beaucoup plus tard, Max Weber définira néanmoins l’État
comme lieu d’exercice du « monopole de la violence légitime ». En somme, l’État
apparaît ainsi comme expression d’une domination rationnelle (comme d’ailleurs
chez Marx où il est au service de la classe dominante alors que les néomarxistes le
verront comme expression d’un rapport de classes). Dans cette perspective, faut-il se
surprendre que l’État puisse être parfois détourné au profit d’intérêts individuels ?
-
D’autre part, plus récemment, Polanyi laissera bien voir comment les citoyens
dépouillés par une économie désencastrée du social tentent à la fois de s’associer à
l’échelle de la société civile (création d’associations volontaires, de secours mutuels
et d’organisations coopératives) et de faire appel à l’État pour les protéger par la
reconnaissance de droits sociaux, selon une trajectoire qui donnera ainsi naissance à
l’État social, puis à l’État providence, dans le cadre d’une grande transformation.
Si l’on revient sur le terrain de la pratique politique, la gauche a eu tendance à privilégier
l’État, le pouvoir de l’État, pour réaliser une société plus égalitaire. À la différence du
communisme qui proposait de s’emparer de l’État par la violence pour ensuite imposer une
dictature du prolétariat, la social-démocratie pour sa part accepte la démocratie
représentative de même que l’État de droit pour mettre en place une société plus égalitaire
et plus respectueuse de la liberté individuelle et collective. À la voie parlementaire,
s’ajoutera la recherche de compromis entre les syndicats et le patronat pour un partage des
gains de productivité à travers des arrangements institutionnels dont la négociation
collective et des services publics collectifs. La voie social-démocratie a permis des sociétés
plus égalitaires et des population mieux éduquées et en meilleure santé, comme on a pu le
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constater dans la plupart des pays occidentaux (au moins pour les trente glorieuses et
même au-delà ).
Un rapport à l’État qui doit être ré-examiné
D’un point de vue historique, l’arrimage de la démocratie et de la question sociale n’a été
réalisé de manière la plus avancée et à l’échelle la plus large que par la social-démocratie ou
encore par le socialisme démocratique. Toutefois, au cours des « trente douloureuses »
(1980-2010), la social-démocratie n’a pu empêcher l’interruption de la marche du progrès
social sous l’impulsion d’une approche néolibérale (comme l’a indiqué Benoît Hamon, dans
l’atelier d’ouverture). Il nous faut donc reconnaître que la social-démocratie a besoin d’un
renouvellement en profondeur comme le montre la triple crise qu’elle traverse aujourd’hui,
soit une crise électorale (son recul en Europe, notamment), une crise du projet (perte de
base matérielle pour son projet de redistribution et progrès social) et une crise d’identité
(suite à l’expérience de la troisième voie, la social-démocratie est souvent perçue comme un
parti comme les autres).
Que la social-démocratie soit en crise n’est pas nouveau si l’on considère son histoire sur un
siècle et demi. Toutefois, les crises passées de la social-démocratie n’ont été traversées
positivement qu’à la suite de plusieurs redéfinitions voire de refondations. Dans cette
perspective, certaines interventions et commentaires permettent d’identifier quelques
thématiques de la social-démocratie concernant le rapport à l’État qui devraient être réexaminées, telles la capacité de l’État social-démocrate a exprimé l’intérêt général, l’Étatprovidence comme la forme idéale de l’État social, le rapport de l’État à la société civile de
même qu’à l’économie et au non marchand.
Le rapport de l’État à l’intérêt général
Pour la social-démocratie telle qu’elle s’est imposée au cours des trente glorieuses, l’État
(et de son administration publique) a la capacité de définir seul l’intérêt général. Cette
capacité semble devenue problématique dans les dernières décennies non seulement quand
les représentants de l’État s’engagent dans la globalisation de l’économie en signant des
ententes touchant le long terme sans aucune consultation des citoyens (comme cela a été
discuté dans l’atelier présidé par Diane G. Tremblay, à partir notamment de l’intervention
de Christian Deblock). Cette capacité est aussi mise à l’épreuve dans le cas de sociétés
nationales de plus en plus diversifiées, pluralistes et fragmentées.
La somme des intérêts collectifs comme la somme des intérêts individuels ne permettent
pas de constituer l’intérêt général par simple agrégation. Dans cette perspective, il ne suffit
pas de renforcer l’État comme tel mais il faut aussi que ce dernier accepte d’entretenir un
autre rapport à la société civile, de favoriser une démocratie élargie permettant le dialogue
entre les intérêts collectifs et éventuellement la mise en place d’arrangements
institutionnels conséquents. À terme, les décisions pourraient être plus éclairées et
appropriées avec plus de conviction et plus de ressources. À y regarder de plus près, ne
peut-on pas découvrir des expérimentations et des innovations politiques (voir la démarche
de la loi anti-pauvreté exposée par Vivian Labrie) qui pourraient nous inspirer dans la
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manière à traduire les demandes sociales en politiques publiques? Dans cette perspective,
la capacité de l’État à définir l’intérêt général suppose désormais de mettre à contribution
les acteurs de la société civile, à travers divers mécanismes qui ne limitent pas la
compétence de l’État puisque ces derniers ne sont légitimes qu’à la suite de son accord.
L’État définit le cadre permettant par exemple la co-constrution ou la co-élaboration de
politiques publiques avec des organisations de la société civile.
L’État-providence, la forme idéal de l’État social ?
Même s’il a permis des avancées impensables jusque-là, l’État-providence comme forme
idéale de l’État social a été questionné par certaines interventions notamment dans l’atelier
présidé par Louis Côté et celui présidé par Yves Vaillancourt. Outre la question de la
participation des usagers que le providentialisme limite au profit d’une définition des
programmes par la bureaucratie étatique, l’État-providence repose sur une séparation trop
étanche entre l’économique et le social. D’un côté, l’entreprise à dominante capitaliste
produit la richesse ; de l’autre, l’État-providence la redistribue aux citoyens pour des
services sociaux ou pour la protection sociale. Cette vision de l’État-providence laisse
supposer que le social n’est qu’une dépense, jamais un investissement pouvant produire de
la richesse. Elle laisse supposer aussi que l’entreprise privée ne profite pas des
investissements sociaux et qu’elle ne reçoit pas elle-même des fonds publics (en ce sens, on
pourrait dire qu’il existe aussi une providence pour les entreprises, non seulement celles
qui sont en difficulté, mais aussi celles qui veulent se développer).
Sous cet angle, l’État-providence joue un rôle de correcteur de l’économie de marché, un
rôle défensif dans la mesure où il intervient sur les conséquences et non sur les causes. Or
comme les conséquences du développement économique sont de plus en plus négatives (ex.
l’environnement), les charges de l’État sont de plus en plus lourdes. Dès lors, la socialdémocratie n’a pas trouvé d’autres moyens pour satisfaire ses besoins financiers que
d’encourager la croissance à n’importe quel prix , allant même à favoriser la financiarisation
de l’économie (comme en Irlande et en Islande) et à se tourner vers les grands financiers et
les banquiers comme premiers conseillers pour des décisions d’intérêt général (voir les
conseillers officiels de Barak Obama ou encore les conseillers occultes de Jean Charest pour
une stratégie de développement des ressources du sous-sol québécois). De plus, même si ce
sont des dirigeants progressistes qui se retrouvent au pouvoir, ils deviennent rapidement
prisonniers du paradigme néolibéral, en raison entre autres de la très grande mobilité du
capital et de la très forte dépendance de l’État social à l’égard de l’économie de marché. Il
faut aussi ajouter qu’avec la globalisation de l’économie les gouvernements se retrouve
avec des problèmes inédits de régulation et de coordinations des activités économiques.
En somme, l’État se doit d’être anticipateur et capable d’agir sur les causes et pas seulement
sur les conséquences. Ainsi, sans une vision élargie de l’économie et l’adoption de principes
plus équitables pour la distribution ou répartition (ce qui permettrait de réduire
considérablement les inégalités sociales à leur source), la redistribution pour corriger après
coup sera de plus en plus élevée et apparaîtra inacceptable pour une partie de plus en plus
importante de la classe moyenne. Il existe bien un plancher pour les salaires (salaire
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minimum), mais pour la rémunération des hauts salariés, il n’existe pas de plafond ou si l’on
veut le plafond, c’est le ciel sur terre, à l’image des buildings de Shanghai ou de Dubaï.
Le rapport de l’État à la société civile
La question du rapport entre État et la société civile dans la perspective de la socialdémocratie a été soulevée entre autres par Jean-Louis Laville et Joseph Yvon Thériault. Le
sociologue et économiste français a rappelé qu’historiquement la solidarité démocratique à
la base de la social-démocratie et du socialisme s’est exprimée sous deux formes : une
forme reposant sur les droits qu’assure l’État, notamment l’État social, et une forme
volontaire basée sur la réciprocité et sur le principe de la commune humanité, voire de la
commune compétence (Bruno Frère).
Si la social-démocratie a surtout misé sur la solidarité démocratique reposant sur l’État, une
social-démocratie renouvelée devrait s’efforcer d’arrimer cette dernière à la solidarité
démocratique reposant sur l’association volontaire et la coopération que l’on retrouve à
l’échelle de la société civile. En arrimant ainsi la démocratie représentative et la démocratie
participative (comme Michel Doré l’a expliqué dans sa synthèse), on peut faire l’hypothèse
d’un renforcement du pouvoir de l’État non par une surdose de contraintes, mais par une
légitimité nouvelle que lui donne la société civile. Dans ce chassé-croisé, la reconnaissance
de la société civile doit s’accompagner d’un soutien étatique aux activités citoyennes et de
pratiques relevant de la co-construction ou co-élaboration de politiques publiques dans les
domaines la concernant.
Par ailleurs, Joseph Yvon Thériault soulève tout de même deux inquiétudes légitimes : l’une
concernant la faible capacité d’une société civile fragmentée à agir dans le sens de l’intérêt
général ; l’autre questionnant la trop grande importance accordée à la société civile qui
aurait contribué à un affaiblissement de l’État et de la confiance accordée aux élus
(l’affaiblissement des institutions démocratiques peut résulter également d’un populisme
où le chef de l’État cherche en priorité l’accord des foules au mépris des institutions
démocratiques comme l’a expliqué Jorge Leon pour l’Équateur). En conséquence, le
sociologue québécois nous invite à renforcer l’État plutôt que la société civile, la démocratie
représentative plutôt que la démocratie participative.
Sans chercher à réconcilier trop facilement cette analyse proposant le renforcement de
l’État avec celle de Jean-Louis Laville sur le potentiel de démocratisation que peut apporter
la société civile, on peut se demander si l’on n’est pas devant deux défis différents mais qui
sont par ailleurs complémentaires :
- soit celui d’une nécessaire revitalisation de la démocratie représentative et de ses
institutions (et donc d’une revalorisation de l’État et des représentants élus, ce que
souhaite Joseph Yvon Thériault) à partir d’un arrimage avec la démocratie
participative (et donc avec les divers groupes de la société civile) selon des
arrangements institutionnels à préciser;
- soit celui d’un investissement dans des espaces publics permettant le dialogue et des
échanges plus nourries entre les micro-espaces publics que constituent les
associations et certaines coopératives évoluant davantage à l’échelle locale, quitte à
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favoriser des regroupements nationaux selon des modalités relevant d’avantage des
réseaux transversaux de manière à faire émerger à travers les échanges et la
délibération une vision de l’intérêt général relativement partagée (ce que souhaite
Jean-Louis Laville et les promoteurs d’une économie solidaire). Par la suite, le
dynamisme des divers groupes relevant de la société civile permettrait le
renforcement à la fois de l’action politique et d’un État capable de traduire les
demandes sociales en politiques et en programmes, donnant ainsi lieu à des
innovations sociales et institutionnelles. Ce faisant, la société civile pourrait jouer un
rôle plus proactif que réactif, comme c’est le cas de contre-démocratie, selon le
terme proposé par Rosanvallon .
Le rapport de l’État à l’économie : une nécessaire économie plurielle
Sous un autre registre, l’atelier présidé par Diane G. Tremblay, où il faut question entre
autres de mondialisation, de libre-échange (Christian Deblock), de développement durable
(Martine Ouellet, député PQ), de fonds de travailleurs (Mario Tremblay, Fonds de
solidarité) et d’entreprises familiales (ces dernières peuvent avoir un esprit voire une âme
en raison de leur enracinement dans la communauté), laisse entrevoir qu’une socialdémocratie renouvelée se devrait de promouvoir une économie plurielle inscrite dans une
perspective de développement durable.
L’économie plurielle est à première vue celle d’entreprises et d’organisations reposant sur
une diversité de formes de propriété, telles l’entreprise privée, l’entreprise publique et
l’entreprise d’économie sociale (coopératives, mutuelles, associations et fondations). Plus
profondément, une économie plurielle serait aussi celle qui refuse le réductionnisme que
suggère l’idéologie néolibérale et plus largement l’approche néoclassique dominante en
dépit des réaménagements à la marge. Comme l’a montré Jean-Louis Laville, cette approche
dominante réduit la production de richesse à l’activité marchande et cette dernière à
l’entreprise capitaliste, notamment la très grande entreprise.
Ce réductionnisme économique ignore également la pluralité des logiques économiques que
sont sans doute la production marchande mais aussi la redistribution que réalise
principalement l’État (ressources non marchandes) et la réciprocité à travers les
associations (ressources non marchandes à travers les subventions et non monétaires à
travers l’engagement bénévole) et la production domestique (ressources non marchandes
et non monétaires). Or la pluralité des logiques économiques est également présente (mais
non reconnue) dans l’entreprise privée qui bénéficie des investissements de l’État pour la
recherche-développement et qui reçoit des subventions et des avantages fiscaux, sans
oublier l’engagement de nombreux acteurs sociaux pour soutenir le développement
économique. Cette pluralité de logique est aussi présente dans le secteur public où l’on
retrouve des organisations non marchandes principalement dans la santé et l’éducation
mais aussi des entreprises marchandes comme c’est le cas d’Hydro-Québec. Enfin, cette
pluralité de logiques et de ressources est non seulement présente dans l’économie sociale et
l’économie solidaire, mais elle est reconnue tant pour la répartition des surplus et des
avantages que pour la participation aux décisions. La démocratie économique apparaît ainsi
indispensable pour la pleine reconnaissance de ce pluralisme puisqu’elle permet la
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délibération entre les parties prenantes conformément à des valeurs partagées et à des
règles acceptées collectivement et reconnues par l’État (autorégulation et régulation se
confortant).
Si l’on comprend bien qu’une social-démocratie se devrait de favoriser l’économie plurielle,
on voit également comment le néolibéralisme tend non seulement à occulter cette diversité
des formes de propriété et des logiques économiques mais aussi à imposer un modèle, celui
d’une économie purement marchande et de la grande entreprise comme forme idéale même
si elle échappe presque totalement au contrôle de l’État et des collectivités. Le
réductionnisme économique mis de l’avant par le néolibéralisme se manifeste sans doute
dans la privatisation des entreprises publiques, mais aussi par une privatisation intérieure
de ces dernières comme c’est le cas lorsque les dirigeants d’entreprise publique adoptent
des orientations et des modes de gestion propres à l’entreprise capitaliste (ce que Benoît
Hamon a identifié comme une menace plus pernicieuse que la privatisation comme telle). Il
existe aussi une forme de marchandisation plus ou moins explicite des services collectifs
quand l’État tente d’imposer à l’économie sociale un financement sous la forme de vouchers
pour créer un quasi-marché et mettre ainsi en concurrence les associations et les
coopératives entre elles et même avec les entreprises privées afin que s’installe une
régulation purement marchande dans un domaine comme celui des biens publics, où la
théorie économique y décèle l’échec des marchés. Dans cette perspective, un
environnement favorisant l’anonymat de l’univers marchand favorise un comportement
égoïste, centré sur la recherche exclusive de la satisfaction individuelle, plutôt qu’altruiste
et coopératif comme cela se doit dans les services relevant de l’intérêt général (Bowles).
Enfin, le développement durable qui fait de l’économie un moyen, du développement social
et des individus une finalité et de l’écologie une condition incontournable, invite la socialdémocratie à favoriser une économie plurielle et à soustraire les biens publics (comme pour
les services à la petite enfance) et les commons (comme l’eau) à la marchandisation en les
confiant aux communautés et aux premiers concernés. Plus largement encore, la version
forte du développement durable nous invite à mettre en place un autre modèle de
développement qui suppose une transformation du mode de production et du mode de
consommation, à travers une démocratisation de l’économie non seulement par l’économie
sociale et solidaire mais aussi par la participation des parties prenantes dans le secteur
public et dans les entreprises privées (ce qui suppose une reconfiguration des entreprises).
La social-démocratie renouvelé : un réformisme radical, à défaut d’une révolution ?
La croissance des inégalités sociales au sein de tous les pays de même qu’entre la plupart
des pays, l’urgence écologique qui concerne la planète entière et l’impossibilité de
poursuivre un modèle de développement dont la généralisation serait suicidaire de même
que des aspirations fortes pour une vie qualitativement meilleure nous invitent à réaliser
une révolution de notre mode de produire, de consommer et même de notre mode de vie.
Mais une telle transformation en profondeur bien que nécessaire ne saurait se réaliser d’un
coup, si nous voulons respecter les principes de la démocratie comme moyen et finalité. Il
nous faut au préalable convaincre les citoyens et réaliser dès maintenant des réformes
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radicales aussi bien au niveau local et national qu’au niveau mondial comme le proposent à
leur façon les altermondialistes.
Par conséquent, nous ne pouvons simplement réaffirmer la social-démocratie telle qu’elle a
existé au cours des trente glorieuses (1945-1975). La réalité n’est plus la même : la base
sociale n’est plus donnée principalement par une classe ouvrière à dominante
manufacturière, la société s’est diversifiée voire fragmentée, les pouvoirs économiques et
financiers ne veulent plus négocier des compromis, l’économie n’est plus la même et les
État-Nations ne contrôlent plus tous les leviers qui étaient les leurs.
Pour la gauche, il existe désormais une contrainte à l’innovation sociale et politique alors
que tout est à refaire et à repenser. Sous cet angle, un chantier sur le renouvellement de la
social-démocratie ne saurait s’enfermer dans une société donnée, même si cette dernière
représente un point de départ nécessaire (d’où un réseautage avec d’autres lieux
comparables au nôtre en Europe et en Amérique latine). Si le local est le lieu de très
nombreuses initiatives de la société civile et que les ententes internationales sont de plus
en plus nombreuses alors que l’économie se globalise, quelle place faut-il accorder à la
société québécoise pour une social-démocratie renouvelée?
La social-démocratie et la question nationale au Québec
La question nationale n’était pas le point de départ de notre colloque, mais la question du
renouvellement de la la social-démocratie a été posée à partir de la société québécoise.
Plusieurs intervenants ont indiqué qu’aucun parti politique explicitement social-démocrate
n’a pris le pouvoir au Québec alors que les mesures sociales-démocrates s’étaient
généralement imposées sous la pression de la société civile comme si le Québec avait été, au
cours des dernières décennies, une société civile sociale-démocrate voire un « socialisme
civil », selon l’expression de Bruno Thérêt.
Yves Vaillancourt dans son introduction à l’atelier qu’il dirigeait a rappelé que la socialdémocratie au Québec avait connu deux rendez-vous manqués : l’un à cause d’une droite
religieuse dans les années 1930 ; l’autre, à cause d’une gauche extrémiste, dans les années
1970. Le constat, qui s’impose, c’est celui des partis sociaux-démocrates qui ont échoué à
s’implanter au Québec, principalement par leur incapacité à prendre en considération la
question nationale.
Au XXIe siècle, le rapport de la social-démocratie à la question nationale semble se poser en
des termes différents. Le pouvoir de l’État-Nation est en partie réduit par les ententes
internationales (supra-nationales) et en partie par des décentralisations au niveau infranational. Toutefois, la mondialisation ne fait pas disparaître les échelons nationaux et
locaux. Alors que Christian Deblock a bien expliqué pourquoi il fallait s’investir dans une
veille concernant les ententes internationales, Sylvie Tardif, conseillère municipale à TroisRivières, a bien montré comment la scène municipale permettait de mettre en place des
projets et de faire adopter des mesures de lutte contre la pauvreté relevant de la socialdémocratie. Plusieurs interventions ont ainsi permis d’entrevoir comment la situation s’est
complexifiée. Il existe désormais une pluralité de périmètres de solidarité susceptibles de
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définir des intérêts collectifs voire généraux, d’où le défi de l’harmonisation et de
l’articulation de ces divers intérêts en principe légitimes.
Même s’il faut prendre en considération aussi bien la mondialisation que le national et le
local, la question de l’échelon le plus pertinent pour entreprendre une démarche inspirée
par la social-démocratie se pose. Il faut bien commencer à quelque part. L’expérience
québécoise au sein de l’ensemble canadien nous indique que la société québécoise est
actuellement le lieu par excellence pour mettre de l’avant des mesures sociales-démocrates,
sans se désintéresser complètement de ce qui se passe à l’échelle canadienne (ce que Pierre
Paquette, député du Bloc à Ottawa, a bien expliqué) comme d’ailleurs à l’échelle du monde
(Christian Deblock en a fait la démonstration à partir des ententes de libre-échange). On
peut d’ailleurs se demander si l’importance croissante de la mondialisation (des décisions
qui y sont prises comme de celles qui devraient y être prises) ne représente pas une raison
supplémentaire pour le Québec d’opter pour une social-démocratie orientée vers la
souveraineté, ce qui lui assurerait une présence dans les forums internationaux où de plus
en plus de décisions le concernant sont prises.
Un momentum pour la social-démocratie : la fin d’un cycle défavorable ?
Si l’on se fie au climat qui se dégageait de ce colloque sur le renouvellement de la socialdémocratie qui réunissait environ 170 participants, on peut en conclure qu’il existe une
momentum en faveur d’une démarche telle que la nôtre. La référence aux initiatives
québécoises orientées vers la droite n’a pas été fréquente comme si ces dernières ne
constituaient plus une piste d’avenir. En retard de trente ans avec ce qu’on a pu observer
ailleurs dans le monde et à un moment où la crise financière et économique actuelle la rend
de moins en moins crédible, la droite néolibérale semble bien avoir fait son temps, en dépit
des investissements occultes qui y sont consacrés par des grandes entreprises et de grandes
fortunes d’ici.
Dans cette perspective, nous serions à la fin d’un cycle. C’est ce que Joseph Yvon Thériault a
exposé très clairement à partir de l’hypothèse d’une alternance historique entre cycle
misant sur l’individualisme et le bonheur privé et cycle misant sur le collectif et l’intérêt
général ou mieux le bien commun. Les trente glorieuses (1945-1975) auraient été celles
d’un cycle misant sur le collectif et l’État à travers notamment l’inspiration socialdémocratie alors que la période 1980-2010 (les trente douloureuses pour les plus
défavorisés) aurait été celle d’un cycle misant sur l’individualisme, la liberté négative et le
marché conformément à la vulgate néolibérale. La notion de cycle existe aussi en économie
comme l’a mis en lumière Schumpeter pour des cycles d’expansion et de récession et
Kondratieff qui a donné son nom à des cycles économiques d’environ 30 ans. Si la notion de
cycle est intéressante, au moins après coup, il faut éviter de l’employer comme un
mécanisme se déployant de manière inexorable comme une loi naturelle.
D’un point de vue sociologique, on peut avancer l’idée d’une sorte de paradigme sociétal ou
vision sociétale qui s’impose à un moment donné à l’ensemble de la société, à la fois pour
identifier les questions importantes et pour proposer des réponses à ces questions
circonscrivant ainsi l’espace où la droite et la gauche s’affrontent. Le paradigme sociétal
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d’une économie administrée et d’une gouvernance hiérarchique qui était celui des trente
glorieuses fut remis en question d’abord par la gauche et ensuite par la droite. Il faut
revenir à ce que les sociologues ont écrit sur les nouveaux mouvements sociaux pour cette
période. Il apparaît ainsi que ces mouvements ont été les premiers à remettre en question
ce qu’on a appelé le fordisme et le providentialisme parce qu’ils entrainaient tous les deux
l’exclusion des travailleurs dans la production et des citoyens dans les services publics
plutôt que la participation démocratique. Ces mouvements en connivence avec la contreculture ont donné lieu à une première vague d’initiatives de la part de la société civile dans
les années 1960 et 1970 mettant de l’avant l’autogestion et des alternatives dans les
services collectifs. Plus préoccupés par l’épuisement des gains de productivité, les pouvoirs
économiques et financiers ont par la suite également remis en question les arrangements
institutionnels et les politiques keynésiennes pour proposer des politiques favorables à
l’ouverture des marchés, ce qui a entraîné à la fois une délocalisation d’une partie de la
production et un affaiblissement du pouvoir des syndicats dans la négociation collective.
Cette situation pose maintenant aux divers États nationaux des problèmes inédits de
coordinations de l’activité économique, à défaut de règles communes au moins dans les
grandes régions du monde, comme l’a très bien montré Benoît Hamon pour l’Union
Européenne.
Sous cet angle, le néolibéralisme n’a-t-il pas joué un rôle historique significatif en favorisant
la destruction des arrangements institutionnels fordistes et providentialistes que
remettaient en question aussi bien une partie de la gauche qu’une partie de la droite pour
des raisons différentes. Progressivement, la montée des inégalités sociales et la
multiplication des crises dont la crise actuelle ne laissent-t-elles pas voir que le
néolibéralisme n’a pas la capacité de proposer une société postfordiste et
postprovidentialiste ou mieux un autre monde qui irait dans le sens d’une bonne vie, d’une
vie meilleure pour la majorité et d’un développement soutenable. Enfin, le retour à un
nouveau cycle misant sur le collectif et l’État ne saurait être un simple retour au passé
antérieur aux années 1980 puisque l’égalité se révèle davantage en complémentarité avec la
liberté positive et que le retour de l’État se doit désormais d’être complété par la
redécouverte de la société civile et la participation citoyenne.
Que retenir sinon que nous ne pouvons nous contenter d’attendre le retournement du cycle
qu’a représenté le paradigme néolibéral. Lorsqu’un cycle ou un paradigme s’épuise, c’est
aussi parce qu’un autre paradigme tend à émerger d’abord timidement puis de plus en plus
visiblement à partir d’expérimentations et d’innovations qui apparaissent exemplaires.
Dans cette perspective, l’idée d’un chantier misant à la fois sur la réflexion et la recherche
de même que sur les innovations et les expérimentations sociales et politiques s’impose si
nous voulons non seulement un autre cycle misant sur le collectif mais aussi un autre
modèle de développement qui irait dans le sens du développement durable (une
construction historique qui tend à s’imposer à l’échelle du monde). D’autres démarches
québécoises que la nôtre, telle celle de l’Alliance sociale mentionnée par Claudette
Carbonneau, présidente de la CSN, vont également dans la même direction mais à partir de
préoccupations plus immédiates.
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Si mon retour réflexif sur le colloque n’est pas trop éloigné des présentations et des débats
qui y ont eu lieu, il faut reconnaître que nous sommes au point de départ d’une réflexion qui
devrait accorder plus de place à la programmatique d’une social-démocratie renouvelée.
Françoise David est sans doute celle qui s’est engagée le plus sur le terrain d’une
programmatique. Cela s’explique en bonne partie parce qu’elle s’appuie surtout sur la
réflexion réalisée sur plusieurs années dans le cadre de Québec solidaire. En dépit d’une
grande proximité avec la social-démocratie (même s’il y a une hésitation légitime de sa part
à employer le terme), la programmatique proposée par elle nous semble être en partie
inspirée par la social-démocratie traditionnelle, notamment la place accordée aux
nationalisations. Cela dit, il faut admettre que le débat sur les nationalisations a été ouvert à
l’occasion de la dernière crise économique avec des nationalisations dites temporaires
d’institutions financières et même d’entreprises manufacturières, notamment dans le
domaine de l’automobile, sans oublier la constitution de fonds souverains. De plus, un
meilleur contrôle des commons et même la nationalisation de certains d’entre eux comme
les ressources du sous-sol ne doivent pas être exclus a priori du débat.
Enfin, Gérald Larose comme dernier intervenant dans l’atelier de clôture a indiqué que les
organisateurs du colloque soumettraient bientôt à la discussion un suivi prévoyant une
organisation du travail et une mobilisation des personnes et ressources susceptibles de
faire avancer une réflexion bien amorcée. Comme pour le colloque, les personnes invitées à
se joindre à cette démarche engagée mais non partisane sont celles provenant de la
politique, de la société civile et de la recherche.
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