Les Fils de Caïn
Pauvres et vagabonds dans la littérature européenne
( XVe- XVII siècle)
de Bronislaw Geremek
Fathallah Hind
Zidi Myriam
812
Les Fils de Caïn
Pauvres et vagabonds dans la littérature européénne
( XVe- XVII siècle)
de Bronislaw Geremek
BRONISLAW GEREMEK
Bronislaw Geremek (1932-2008), de son véritable nom Benjamin Lewertow, fut professeur
d'histoire, spécialiste de l'histoire médiévale française, et homme politique polonais, membre du
syndicat Solidarité et conseillé de son leader, Lech Walesa. Geremek fut l'un des principaux artisans
des transformations démocratiques qui ont précipité la chute du communisme en Europe de l'Est. En
Pologne démocratique, Bronislaw Geremek dirige la diplomatie polonaise de 1997 à 2000. Après
l'adhésion de la Pologne à l'UE en mai 2004, il se fait élire député au Parlement européen sur les
listes d'un parti réformateur issu de Solidarité, mandat qu'il assumait toujours au moment de sa
mort. Il publia, en 1976, Les Marginaux parisiens aux XIVe et XVe siècles, puis en 1987, La
Potence et la pitié. L'Europe des pauvres, du Moyen Age à nos jours. C'est en 1991 que fut publié
Les Fils de Caïn, pauvres et des vagabonds dans la littérature européenne. En 1992 parut Passions
communes, et Geremek participa à un ouvrage collectif intitulé Regards sur la France .
OEUVRE
La représentation littéraire implique d'emblée la volonté de retrouver, à travers les images délivrées
par la littérature, le reflet des réalités du XVème au XVIIè siècle. La littérature, comme outil
privilégié, permet, dans une certaine mesure, de décrire des réalités du milieu des pauvres et des
vagabonds et d'offrir une image générale des attitudes « idéologiques » et des comportements
sociaux vis à vis de l'indigence et des milieux marginaux. Les fils de Caïn, titre énigmatique et
symbolique, renvoie au premier « errant et fugitif sur la Terre »: Caïn, fils d'Adam, exclu du Paradis
après avoir tué son frère Abel. Geremek nous propose ainsi une réflexion mettant en rapport
l'espace européen et l'évolution des représentations, inhérente à chaque pays. S'appuyant
toujours sur une profusion d'exemples littéraires, Geremek, à travers 6 chapitres, expose
successivement l'émergence de la « littérature de la misère », la définition et les structures
intrinsèques de l'organisation du milieu des indigents et la typologie du milieu des vagabonds en
Angleterre, en Espagne et en Pologne.
APPARITION DE LA « LITTÉRATURE DE LA MISÈRE » ET CONTEXTE
Avec la démocratisation du livre, la littérature et l’écriture cessent d’être des domaines
exclusivement réservés à l’élite. Dès lors, la littérature accueille des thèmes empruntés à la vie
quotidienne et se donne un rôle supplémentaire, celui de divertir. Le courant dit réaliste se
développe à mesure que le milieu bourgeois prend de l’importance. Cependant, le didactisme reste
fort: sous l’emprise de l’Eglise, la littérature doit enseigner et non représenter.
On peut parler d’une « synchronie historique » dans l’apparition de ce genre littéraire car il se
développe sur différents territoires à la fois.
La question est de savoir s’il existe une relation directe entre la littérature « de gueuserie » et le
développement du paupérisme. Une telle interprétation peut être contestée certes, mais Geremek
s’attache cependant à démontrer que cette littérature puise dans le réel et qu’elle en est un reflet
relativement fidèle.
Il est vrai néanmoins que ce genre littéraire est présent dès l’Antiquité, dans le théâtre
d’Aristophane (Vè siècle av JC) et sous les plumes de Pétrone (Ier siècle, Satiricon) et d’Apulée
(IIè siècle, L’Ane d’or); leurs personnages représentant les prototypes du personnage du vagabond.
Il convient d’évoquer les aspects de la réalité sociale de l’époque puisqu’elle détermine en partie
l’image littéraire du nécessiteux. Dès la fin du XIVème siècle s’établit un rythme à peu près
commun dans la conjoncture économique des pays européens. Cette conjoncture est marquée par
deux moments de crises graves. Au XIVè le fléau de la peste noire (qui décime 1/3 de la
population européenne) et au XVIIè une crise brusque qui s’étend sur tout le territoire. On assiste à
un « enrichissement des riches et un appauvrissement des pauvres » (Braudel). Les villes étant les
moins touchées par la crise, les vagabonds tentent d’y trouver refuge, sans succès. Les masses de
misérables entrent ainsi dans le paysage social de l’Europe pour en devenir un des éléments
permanents. C’est la fin de l’exaltation de la pauvreté volontaire et, par extension, de la pauvreté
par nécessité (Moyen-âge) : la misère apparaît désormais comme un fléau social, le misérable est
un individu dangereux.
L'ÉMERGENCE DES INDIGENTS
« Il n’existe pas, répétons-le, de corrélation directe entre littérature et histoire. La littérature a
toutefois fait écho à l’histoire, aux moments cruciaux des grands changements, qui font figure
de jalons dans l ‘évolution de la civilisation européenne. » Ainsi, les grands revirements sociaux-
économiques et idéologiques de l’époque ont déteint sur la réflexion intellectuelle. Il s’agit, au
XIVè, de l’augmentation du nombre de pauvres et de la pénurie de main d’œuvre (suite à la peste);
puis au XVIè de la crise idéologique de l’Eglise qui, avec son mouvement réformateur, provoque un
durcissement des attitudes vis-à-vis des pauvres; enfin au XVIIè les guerres génèrent de nouvelles
catégories de vagabonds, les soldats mercenaires qui, une fois démobilisés, se livrent au brigandage.
UNE TYPOLOGIE DES INDIGENTS
Les termes de vagabond et mendiant dans l'œuvre sont indifférenciés. Les individus vivant de la
mendicité sont principalement des moines, des ermites, des pèlerins et des étudiants.
Le monde des voleurs regroupe toutes sortes de personnes, des mendiants mais aussi des nobles
déchus. Mais les bandits peuvent également être d’anciens soldats. Enfin, on y trouve des femmes:
Shakespeare évoque les prostituées, les « dolls » et les « doxies ».
William Harrison, dans La description de l’Angleterre, consacre un chapitre à « l’assistance
publique et au secours de la misère », il décrit donc l’univers de la misère dans l’Angleterre du
XVIème. Il existe selon lui (et selon l’opinion commune) trois groupes de pauvres : ceux qui le
sont par nécessité, ceux qui ont subi un revers de fortune et ceux qui ne le sont que par
débauche.
LE « VIVRE VAGABOND »
Cartologie de l'errance
Le vagabond est un nomade, sans foyer, sans attache et sans maître, il erre à la recherche de
futurs donateurs, et trouve sa satisfaction dans l'errance. Ainsi, Geremek cite La Tragédie des
Mendiants, pièce de théâtre polonaise: « Ils errent, passant d'une foire à l'autre, recherchant les
kermesses, essayant d'êtres présents lors des fêtes offertes à des saints, le jour de dédicace. C'est en
suivant ce rythmes que les gueux établissent leur itinéraire pour toute l'année, bien programmé dans
le temps et l'espace »
La ville est donc un endroit privilégié pour les miséreux. « La concentration apparaît comme un
tableau à deux dimensions, verticale (les pauvres logeaient dans des caves ou sous les toits) et
horizontale (certains quartiers ou rues étaient habités uniquement par les indigents ». Mais ils
avaient aussi des lieux communs, le vagabond investit l'espace public.
Sauval, présente, dans Histoire de Paris, l'existence des « Cours des Miracles », comme à Paris,
rue de la Truanderie: il s'agit de véritables enclaves de miséreux urbains, tanières de vagabonds et
de délinquants. Geremek précise que cette « appellation (...) ironique, ne signifiait rien d'autre que
les fourberies et les ruses qu'utilisaient les vagabonds et les «faux mendiants». » Voilà comment
Sauval décrit la Grande Cour des Miracles de Paris: «[La Grande Cour des Miracles] consiste en
une place d'une grandeur très considérable, et en un très-grand cul de sac puant, boueux, irrégulier,
qui n'est point pavé. (...) Pour y venir, il se faut souvent égarer dans les petites rues, vilaines,
puantes, détournées. »
Un Etat dans l'Etat
L'auteur explique que la littérature insiste sur la notion d'organisation du milieu des mendiants par
spécialisations distinctes. La classification montre combien la corporation est structurée et
hiérarchisée. On le voit également dans les règles concernant le mariage par exemple: la fille d’un
voleur appartenant à un certain groupe ne pourra épouser qu’un voleur de ce groupe. On a donc,
dans la littérature, un système qui se calque sur les modèles corporatiste et politique de l’époque. En
effet, Geremek affirme: « Aux yeux de l'opinion, les marginaux, mendiants, vagabonds,
criminels constituent tout à la fois une communitas et une civitas, autrement dit une
communauté (“peuple”) et une collectivité (“Etat”)». On peut penser alors que le milieu des
mendiants est très organisé, cependant il s’avère finalement que la vie du monde marginale telle
qu’elle est présentée dans les œuvres picaresques reste éloignée de ces codes de conduite stricts.
Hiérarchie
Dans Les deux Gentilshommes de Vérone, de Shakespeare, les bandits font de Valentin leur
« general, captain, commander, King ». Le titre de roi souligne la volonté d’indépendance du
groupe par rapport à la société; ils érigent un royaume à part. Dès lors, « le récit édulcorejoint la
réalité sociale, celle des milieux marginaux qui refusent de se soumettre aux règles sociales
communément admises, et créent leur propre morale ».
Geremek propose une relecture de cette organisation hiérarchique du milieu des marginaux et opère
une analogie avec le monde des merciers, c'est-à-dire, des marchands ambulants. En effet, il
semble que l'organisation des merciers soit similaire à la corporation des vagabonds, à savoir que la
tête de la hiérarchie est sédentarisée à Paris tandis que la majeure partie des membres commercent à
travers le pays. De plus, le monde des merciers était considéré comme « une société étonnante,
ésotérique et suspecte ».
Spécialisation
les supercheries: Le milieu des vagabonds déploie un vaste éventail d'artifices élaborés afin
d'abuser de la naïveté humaine. Le vagabond mendiant est un être intelligent, ou plutôt rusé, qui
manie l'art de la parole et des apparences. Il lui faut, pour être persuasif, toujours gémir,
porter des vêtements rapiécés; il peut feindre la lèpre, se provoquer des œdèmes aux
jambesPlus encore, certains feignaient d'être fous, un subterfuge réellement utilipar les
mendiants de l’asile de Sainte Mary of Bethlehem de Londres. D'autres, appelés les
lycanthropes, se faisaient passer pour des loups, afin d'extorquer de la nourriture aux habitants
effrayés. Aussi, pendant la nuit, on échange les nouvelles ruses et les bonnes adresses; la
solidarité est un élément essentiel du monde des mendiants. Et l’ingéniosité, une qualité
nécessaire. Le mendiant sait tour à tour susciter de la compassion ou horrifier, répugner les
passants afin d'obtenir leur aumône. Geremek, à partir du Liber Vagatorum, donne une
définition du vagabond comme « observateur perspicace des réalités de son temps (qui)
enregistre les réactions de ses contemporains pour faire ressortir les points faibles de leurs
sensibilité, voire de leur sensiblerie (...). C'est en fonction de ces sensibilités qu'ils inventent
leurs astuces. Ils ont ainsi découvert intuitivement les ressources miraculeuses de la parole: la
grandiloquence, les récites interminables et romanesque, les déclamations font partie de leur
technique. Ils ont aussi compris la force de l'écrit : ils portent sur eux des livres, et, surtout
divers documents, des certificats, des lettres, munis de sceaux pour impressionner les donateurs
éventuels. »
la violence, le vol de cheval, le vol d’argenterie, les vols à la tire, les cambriolages. Les
mendiants sont rusés et rivalisent d'ingéniosité en inventant différentes manières de voler au jeu,
c'est le « conny-catching ». Par exemple, la « versing law » permet de dépouiller un paysan naïf
: celui-ci croit pouvoir gagner face au « suffier », un complice qui feint l’ivresse.
le proxénétisme, Geremek parle d’ « anti-culture », sur le plan sexuel (débauche, inceste,
homosexualité, prostitution), familial et conjugal (polygamie, divorces) et religieux (mécréance, hérésie).
Le Jargon
A travers la littérature comme dans les archives judiciaires, l'existence d'une langue propre au
milieu des mendiants est constamment rappelée. Frubesco, gergo en Italie, le cant en Angleterre, le
rotwelsch en Allemagne, l'argot ou le jargon en France, le germanía en Espagne, le langage, aussi
bien en terme de mots mais aussi de signes, joue le rôle de critère d'appartenance au groupe social.
Celui ci est codé, la notion du secret ajoute à la cohésion du groupe en leur permettant l'exercice
de leur profession, et attise la curiosité des populations aussi bien que celle des autorités.
L'existence d'une langue à part, c'est l'expression d'un milieu à part.
UN REFUS GÉNÉRALISÉ
La littérature picaresque est en fait le reflet assez fidèle d’une société qui rejette le code de conduite
traditionnel, les rôles et fonctions sociales propres à chaque classe. Pícaro, le fripon, le vagabond,
incarne le porteur idéal de ce message. Exemple d’œuvre picaresque: Guzmán de Alfarache, de
Mateo Alemán : la confession d’un vagabond, Guzmán, montrant les vicissitudes de son existence;
le genre autobiographique permettant ici de voir comment le personnage progresse dans son milieu
naturel et de comprendre comment on s’imagine la transformation d’un individu social en
personnage marginal. Comme tous les pícaros, ses premiers pas dans la vie sont marqués par le
poids de l’hérédité: c’est un enfant illégitime puisque son père est banquier mais sa mère
prostituée.
Refus du Travail
Au XVIè, une ordonnance axée sur le travail est adressée « aux individus de basse condition » et
« vivant d'artisanat ou de travaux agricoles » de ne pas se dérober aux travaux s'ils sont aptes. Or, le
rejet de l'éthique du travail va de pair avec la négation des normes élémentaires de l'ordre social. Le
vagabond vie au présent, il n'a aucun projet. Néanmoins, la mendicité peut être considérée comme
une activité. Les œuvres traitant de la mendicité présentent cet état comme une véritable activité
professionnelle.
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