24 mai: première réaction de Josep M. Abella Missionnaire clarétain QUELQUES QUESTIONS ET QUELQUES PROPOSITIONS À PARTIR DES RÉFLEXIONS QUE NOUS AVONS ÉCOUTÉES Pendant que j’essayais de démêler les questions et les préoccupations que suscitait en moi la lecture des réflexions que nous venons d'écouter, je me suis souvenu d'une lettre d’un jeune Provincial que j'ai reçue il y a quelques années, dans laquelle il me faisait part des préoccupations qui l’affligeaient et auxquelles il ne savait pas comment faire face. Je vous en parle parce que je pense que cela peut nous aider à trouver un équilibre entre, d'une part, l'utopie qui ne peut jamais disparaître de notre horizon et qui nous indique les objectifs vers lesquels nous devons cheminer et, de l'autre, le réalisme qui nous oblige à chercher les dynamiques nécessaires pour pouvoir réellement avancer sur la route. Voici quelques paragraphes de la lettre de ce jeune Provincial: «Je constate que nous vivons des heures sombres et une tendance à la baisse, aussi bien au niveau de la quantité (nombre de membres, âge moyen, ...) qu’au niveau de la qualité (une vie religieuse, une expérience religieuse, ... affaiblie). Je vois une vie religieuse qui abonde d'analyses (sociologiques ou de toute sorte), qui est engagée dans mille discours mais qui n’a pas l'honnêteté, la sincérité pour faire face à la réalité; en cherchant sans fin, certes, et en croyant trouver partout des explications. D’ailleurs, quand nous analysons, nous ne devons pas agir, les analyses ne nous changent pas ni nous donnent des solutions. Raisonner, ce n’est pas réagir. Une explication, ce n’est pas la solution. Je constate que nous avons parfois tendance à chercher des coupables (tantôt l'Église, tantôt la hiérarchie, tantôt le monde, tantôt le sécularisme, ...). En blâmant les autres, nous éludons la question et nous nous justifions (en échappant à la responsabilité personnelle). Je vois certains individus et des communautés à la limite de la distraction, demandant je ne sais quelles gratifications ou je ne sais à quel prix. Les personnes âgées regrettent, dans la forme et dans la substance, les jours glorieux du passé, alors que nous, les plus jeunes, nous ne nous sentons pas importants dans un monde et dans une société où la majorité « s’en fiche » et nous ignore. Pendant ce temps, nous nous consacrons, entre autres, aux travaux d'entretien, de réparation, de conservation, d'amélioration... de nos maisons (que le mal de pierre menace) et de nos communautés (qui doivent toujours avoir la dernière nouveauté technologique sur le marché – sous prétexte de je ne sais quel avantage pastoral). Dans d’autres lieux, nous construisons de nouveaux bâtiments pour accueillir les nouvelles générations de candidats ou les futures ou nouvelles œuvres apostoliques. Le patrimoine nous écrase. Entre-temps, nous écrivons, entre autres, des documents (plans, programmes, projets, qui submergent nos étagères – A-t-on jamais eu autant de programmes, de projets et de plans ? Apparemment, le moment n’est pas venu pour nous de simplement rédiger et dire ce que nous sommes prêts à accomplir et à faire. Je ne vois pas de lucidité, de rapidité, de courage, d'agilité, de capacité de réaction... Et, pour couronner le tout, je ne vois pas des signes clairs de notre identité de religieux. Nous nous occupons de beaucoup de choses, nous avons des horaires chargés, nous sommes interconnectés au niveau planétaire grâce à l'Internet et au téléphone mobile, nous avons beaucoup de choses à faire, mais faisons-nous ce que nous devons faire? Il n’y a aucun signe de sagesse (l'une des traditions de notre vie était la tradition sapientielle), aucun signe de prophétie (à moins que nous considérions que tout est prophétie, or, s’il en est ainsi, rien n’est prophétie), et aucun signe de contre-culture (nous sommes une roue de cet engrenage socio-cultureléconomique, et même ecclésiastique), dans notre vie (personnelle et communautaire) il n'y a aucune trace de fracture, de rupture avec le reste. Nous vivons tranquillement installés dans un modus vivendi cher, embourgeoisé, moderne (et ‘à la dernière mode’).» On ne peut guère affirmer que cette lettre est l’expression d’un optimisme excessif. Nous avons même l'impression que, tout en décrivant une situation qui d’une certaine manière existe - du moins sous certains aspects -, il ne saisit pas une réalité qui est pleine de signes extraordinaires de fidélité à un idéal qui a marqué la vie de nombre de nos frères et sœurs, et qui a trouvé et trouve encore des expressions très différentes dans la géographie variée de nos Instituts. Nous connaissons tous un nombre important de frères qui ont une qualité humaine et spirituelle qui nous surprend toujours. Nous avons vu l'engagement courageux de tant de nos confrères qui vivent chaque instant de leur vie en se donnant généreusement à ceux vers qui ils ont été envoyés. Nous avons été enrichis et confortés par le témoignage de nombreux frères âgés qui, ayant vécu pleinement leur vie, aujourd’hui récoltent et partagent les fruits de cette paix et sagesse qui sont des dons de l'Esprit. Nous sentons l'enthousiasme des jeunes qui rêvent de nouveaux projets au service de l'Église et du monde. La vie consacrée est aujourd'hui, comme toute autre réalité, pleine de lumières et d'ombres. Quoi qu'il en soit, nous continuons à croire, avec humilité et réalisme, qu’elle exprime toujours, malgré toutes ses limites et ses imperfections, cette primauté de Dieu qui crée la liberté dans le cœur et l'engagement à la tâche de l'édification du Royaume. Et cela est tout aussi vrai en Amérique latine qu’en Afrique, en Asie, en Europe et en Océanie, bien que sans doute avec des expressions différentes. Il me semble important d'affirmer cette réalité qui est la base des réflexions que nous avons écoutées et qui devrait nourrir le dialogue qui suivra. Cependant, une infinité de questions continuent de nous harceler, elles nous forcent à persévérer dans notre quête de voies qui nous fassent sentir la joie de vivre cette forme de vie chrétienne et qui la rendent, à son tour, «significative», - un mot qui a été mentionné à plusieurs reprises dans les conférences - pour les personnes avec qui nous partageons la tâche de donner un sens à ce moment historique que nous vivons. Qu’est-ce que cela suppose et exige en Amérique latine et dans le monde? QUELQUES QUESTIONS À PARTIR DE CE QUE NOUS AVONS ÉCOUTÉ Dans sa réflexion, le père Alex Zatyrka nous rappelle l'attitude de Jésus face à la foule « lasse et prostrée», sa façon de la regarder avec compassion et sa réponse à cette situation. Grâce à cette façon d’agir de Jésus, nous découvrons une manière d'être qui manifeste le mystère de Dieu qui est Amour « avec un langage existentiel accessible à notre entendement humain ». D'où l'invitation à ceux qui ont été appelés à la vie consacrée à apprendre ce langage à l'école d'une communion profonde avec Jésus, dans laquelle nous nous con-figurons petit à petit à Lui, en surmontant ainsi la dé-figuration que notre existence a subie à cause de l'égoïsme. Seule une vie guidée par le dynamisme kénotique de Dieu peut révéler son Amour et aider à réorienter la vie de chaque personne et de l'histoire humaine selon le plan de Dieu. C’est certainement notre contribution majeure à un monde où beaucoup de personnes vivent prisonnières de ce cercle vicieux que le père Alex nous indique: a) désorientation et malaise culturel à une époque marquée par la déception face à l'échec de projets qui semblaient pouvoir répondre aux aspirations les plus profondes de bonheur et de communion de tous les êtres humains, b) la recherche de solutions rapides et faciles à une situation qui déstabilise et provoque l'agitation, que ce soit à travers la consommation, le travail ou mille autres succédanés c) la nouvelle expérience de frustration plus radicale du fait de constater que la médecine ne guérit pas la maladie, au contraire, l’aggrave. La question se pose avec une grande force provocatrice: comment être de véritables signes d'espérance dans ce contexte? Le mot «espérance» revêt une grande importance en ce moment historique. Le frère Carlos Gomez Restrepo nous l’a dit : « L'obsession pour la réussite devrait céder la place à l’espérance qui prend des risques et qui prend le parti de ceux qui sont exclus de l'histoire et de ceux qui souffrent de l'injustice et du dépouillement .» Il s’agit d’une espérance qui naît « de la liberté que donne l'abandon à la Providence de Dieu. » Je pense, cependant, que, pour être réalistes, il y a deux aspects à considérer. Le premier, c’est prendre conscience que nous vivons et grandissons dans l’humus culturel du moment. Nous respirons l'air du moment historique dans lequel il nous a été donné de vivre. La lettre du Provincial qui est citée au début, nous en avertit. En effet, plus nous sommes conscients du drame que tout cela suppose dans notre vie, plus nous sommes en mesure d'aider les autres à s’acheminer pour chercher des réponses qui donnent un sens à leur vie. Nous devons aborder la question, l'étudier, prier et la commenter dans nos communautés, mais nous avons tant de mal à faire cela! Trop souvent nous programmons des actions sans bien réfléchir sur ce que nous nous vivons. Pour vivre «en profondeur» - un autre aspect sur lequel les interventions ont insisté – il faut être conscient des circonstances qui nous entourent et nous conditionnent. Or, sans cette profondeur, tout espoir sera vain. Le second, c’est la nécessité de développer en chacun de nous la capacité de regarder ce que Jésus nous enseigne et l'engagement qui en résulte. C’est apprendre à découvrir, au-delà de l'analyse des problèmes spécifiques auxquels nous sommes confrontés tous les jours, cette «nostalgie» de sens, d'amour, en définitive, de Dieu, qui continue d’être présente dans chaque cœur humain. J'insiste sur le fait d’aller «audelà des analyses», qui sont toujours nécessaires et indispensables, mais qui ne nous fourniront pas la piste définitive pour nous situer «en religieux» face à la réalité et aux drames de nos frères et sœurs. Le père Alex lui-même nous l’a dit: comment ces situations « nous touchent-elles » ? Le témoignage du frère Carlos est éloquent en ce sens. D’où le premier défi: nous laisser nous « con-former » au Christ. Il s'agit de la «conversion» dont nous parle le père Alex et qui nécessite une attention particulière afin de cultiver dans la vie ordinaire l'amitié avec Jésus et récupérer l’importance qu’ont pour lui les dynamiques qui aident à approfondir l'expérience de la foi, la vie spirituelle. La vie consacrée doit être «mystique» et «prophétique», a affirmé avec insistance la CLAR. Il s’agit de la vocation à la sainteté, propre à chaque disciple de Jésus, et qui acquiert une urgence particulière chez ceux qui sont appelés à la vie religieuse. Une sainteté, nous a dit le frère Carlos, «qui nous ouvre à l'avenir » et «qui nous permet de nous lancer dans de nouvelles aventures, dans l'incertitude et la possibilité d’échouer ». Une sainteté qui est une expression de confiance dans l'amour de Dieu. Je pense que nous devons trouver un chemin qui nous aide à créer des convictions profondes dans le cœur de chaque religieux, en particulier de ceux qui sont maintenant dans un processus de formation. Cela peut sembler désuet, mais je suis convaincu qu'il est essentiel de récupérer une véritable discipline qui permette de recréer l'harmonie en chaque religieux, cette harmonie personnelle, profondément enracinée dans l'expérience de Dieu, qui donne de la consistance et de la souplesse à la personne et la rend capable d’assumer des engagements sérieux et risqués. Parfois, mes frères me disent que « cela est juste », que c’est « très théorique », « qu’ils le savent », mais je suis convaincu que c'est là la clé pour un véritable renouveau et la seule force qui peut maintenir l’engagement missionnaire vivant, malgré toutes les difficultés. Je crois que seule une vie vécue en profondeur sera en mesure d’accueillir et de répondre de façon responsable aux appels que Dieu nous fait à partir de la réalité. Nous répétons depuis longtemps le mot «changement». Certaines personnes le craignent et se réfugient dans les rigidités d'autrefois, qui donnent une impression de sécurité mais sont incapables de transmettre l'espérance. D'autres se laissent emporter par le courant d'une culture «light» et se sentent exemptés des efforts visant à acquérir ces croyances et attitudes qui permettent de vivre en profondeur et qui offrent un soutien à ceux qui se sentent perdus et impuissants. Pour vivre dans les lieux de frontière, - et la vie consacrée est appelée à vivre la liminalité – il faut être bien équipé afin de pouvoir prendre ce risque. Pour répondre avec générosité et courage aux besoins énormes de ceux qui souffrent le plus durement des conséquences d'une société qui vise surtout au profit et à la domination, il faut une grande liberté d'esprit. Cela nous a été rappelé par les réflexions que nous avons écoutées. Con-formés au Christ, nous pourrons nous approcher de ce mode de vie marqué par la «cordialité», qui révèle l'amour de Dieu et qui, pour cela, guérit, oriente et crée de l'espoir. Je pense que la «cordialité» est la vertu la plus nécessaire dans un monde comme le nôtre, si compétitif et, au contraire, parfois si superficiel. Sans tendresse, sans cœur, sans amour, il n'y a pas de prophétie crédible. Une « cordialité », qui n'est pas une stratégie, mais l’expression de l’amour de Dieu qui est pénétré dans notre cœur, avec lequel nous annonçons l'Évangile à travers nos paroles, notre vie fraternelle et nos actions et nos projets. QUELQUES INDICATEURS D’ITINÉRAIRE Face à tout cela et à partir des réflexions que nous avons écoutées, je me permets de vous proposer quelques indicateurs d’itinéraire qui peuvent nous aider à donner de la profondeur à notre expérience de vie consacrée et qui la rendent en même temps significative et porteuse de vie pour tous, surtout pour ceux qui en ont le plus besoin. Nous pourrons voir ensuite s’ils reflètent l'expérience de nos communautés en Amérique latine et aux Caraïbes et comparer nos points de vue, en tant que Supérieurs généraux, face à l'avenir de la vie consacrée et leur mission sur le continent américain. Un premier point, c’est l'approfondissement de la dimension théologale de notre vie. Si nous n’ouvrons pas notre vie à la source de laquelle jaillit l'eau de vie, elle ne donnera aucun fruit capable de générer l'espérance dans notre monde. Dans l'écologie de notre vie, l'eau qui jaillit de cette source est indispensable. Il faut continuer à souligner le besoin de spiritualité intégrale, qui se nourrit de la méditation de la Parole et de la célébration de l'Eucharistie, qui se laisser interroger par la vie des peuples et des réalités qui l'entourent. Une spiritualité qui s'exprime dans une vie vécue avec un « dynamisme kénotique » - selon les termes du père Alex - qui intègre toujours de façon harmonieuse la « cordialité » et « l'audace ». Il en va de la crédibilité de notre témoignage. Les mots de cette «dame simple» que le frère Carlos nous a transmis, nous interpellent tous : «Mon frère, quand vous croyez plus en Dieu, nous croyons plus en vous. » Pour encourager nos frères à grandir dans cette dimension fondamentale de la vie, comme animateurs de la vie de nos communautés, nous devons continuer à insister sur l'élaboration d'un projet personnel de vie et de quelques projets communautaires qui relèvent et assument ces préoccupations. Ce n’est qu’à partir de là que notre vie sera en mesure de soulever la question sur Dieu et donner témoignage de la primauté du Royaume. Je rappelle ce le document de la Ve Conférence du CELAM à Aparecida dit aux religieux: « Sur un continent où se manifestent de sérieuses tendances à la sécularisation, également dans la vie consacrée, les religieux sont appelés à donner un témoignage de l’absolue primauté de Dieu et de son Règne » (Document d'Aparecida, DA 219). Je suis convaincu, cependant, qu’il faut insister sur ce point non seulement à cause de « la situation de sécularisation croissante», mais aussi pour maintenir vivant le sens de notre vie et remplir de signification les activités que nous menons. Le témoignage de certains de nos frères, qui ont confirmé par le don de leur vie leur dévouement à Dieu et aux frères, continue de nous encourager et de nous mettre en question. Nous ne devons jamais oublier la mémoire de nos martyrs. Un deuxième point, c’est l'invitation à assumer notre responsabilité ecclésiale avec joie et humilité, avec beaucoup d’audace et de générosité. Aparecida est un point de référence fondamental à cet égard. Dans une Église qui se veut «disciple et missionnaire», la vie consacrée a pour mission de témoigner « de manière démesurée » les aspects fondamentaux de cette suite et de se mettre au service de cette mission avec une « gratuité complète» et avec « beaucoup d’audace ». Il faudra se situer aux frontières de l'évangélisation, même s’il faut abandonner les autres positions caractérisées principalement par la pastorale ou maintenues au nom d'une tradition qui ne correspond plus aux nouveaux défis qui se posent à la vie consacrée et à l'évangélisation en général. Où devrions-nous être et comment? Que devrions-nous quitter et pourquoi? Cela nous demandera un grand effort de discernement et un sens profond de communion avec l'Église locale, en restant toujours conscients et fidèles aux charismes que nous avons reçus pour l'enrichissement de l'Église tout entière. Faisant écho à « Vita Consecrata » (cf. VC 51), Aparecida a demandé à la Vie Consacrée d’être un instrument de communion « tant à l’intérieur de l'Église comme dans la société » (cf. DA 218). Vivre avec passion la mission évangélisatrice avec ceux qui ont reçu d'autres vocations et qui exercent d'autres ministères est une tâche importante. Il nous appartient de choisir une véritable communion ecclésiale, qui sait s’ouvrir à ce que l'Esprit dit à l'Église particulière par la voix de tous ceux qui en font partie, qui sait discerner avec liberté d’esprit et qui n’a pas peur de s'engager, en assumant tous les risques que cet engagement peut entraîner. Nous devons participer activement à toutes les instances des Églises particulières. En tant que religieux, il nous appartient de soutenir le dynamisme prophétique des Églises particulières avec un engagement généreux pour la mission, fondé sur une profonde confiance en Dieu et sur le soutien fraternel de la communauté. Dans le cadre des projets missionnaires des Églises particulières, nous devrions veiller à ne pas perdre de vue des frontières sociales, culturelles et géographiques pour mettre nos charismes au service de la vie et de la mission de l'Église précisément là où elles se trouvent. En outre, nous sommes appelés à être la mémoire permanente de l'universalité de l'Église, aussi bien en rendant présente la réalité d'autres églises dans la vie de l'Église latino-américaine, qu’en canalisant l’envoi missionnaire de frères et sœurs latino-américains au service d'autres églises et d'autres peuples. Le troisième point que je propose, c’est la nécessité d'assumer notre responsabilité face à la participation aux processus de prise de conscience des nouveaux sujets émergents dans la société latino-américaine: les peuples autochtones, les Afro-Américains, les femmes, les jeunes, etc. Comment pouvons-nous tenir compte de cette prise de conscience dans nos institutions et dans nos programmes, dans notre vie et dans nos structures? Un gros effort de réflexion théologique est fait pour chercher des herméneutiques qui nous permettent de saisir les valeurs de ces groupes et la façon de les exprimer et de les intégrer dans les grands processus de changement que vivent la société et l'Église. Tout d'abord, nous devons les connaître et les apprécier, nous laisser interroger par eux et les appuyer à travers nos attitudes et nos activités. La vie consacrée a toujours été présente parmi les peuples autochtones et afro-américains. Nous travaillons avec une véritable passion au service des jeunes et nous nous sommes engagés dans de nombreux projets pour la promotion de la femme, en particulier les religieuses. On nous demande peut-être aujourd’hui de revoir ces modes d’être présent. C’est un chemin que nous sommes appelés à parcourir avec toute l'Église et la société latino-américaine elle-même. Le document d'Aparecida saisit la situation de ces groupes émergents (cf. DA 88-97, 48, 51, etc.) et identifie quelques défis à relever. Il s’agit de défis qui demandent une réponse multiple: dans le domaine de la réflexion théologique, de la pastorale et de l’organisation ecclésiale et sociale. Je pense qu’ils nous invitent aussi à réviser les processus de formation et l'ouverture et l'engagement de nos propres institutions par rapport à ces groupes. Le frère Carlos nous a dit que sa réflexion est née de ses «pérégrinations à la recherche d’horizons pour les jeunes et pour les pauvres » et, par conséquent, nous a indiqué que la proximité est nécessaire. Il sera bon d'examiner quelles sont les questions que soulève notre partage avec eux et quelles sont les réponses que nous donnons ou que nous sommes prêts à donner. Un quatrième point dont il faut absolument tenir compte, c’est renouveler avec détermination l'option pour les pauvres et la justice. C’est un point de référence fondamental dans la définition du chemin de la vie religieuse en Amérique latine et aux Caraïbes. Le document d'Aparecida affirme que «c’est l’un des aspects qui marquent la physionomie de l’Église latino-américaine et caribéenne » (DA 391). Paul VI avait écrit dans l'encyclique Populorum Progressio que l'Église « tressaille » à l'appel angoissé des peuples qui vivent dans des situations d'injustice et lance un appel à tous à répondre avec générosité et courage à cette situation (cf. PP 3.) Ce «tressaillement» ou cette «émotion» face à la réalité de l'injustice vécue par des millions d'êtres humains est le premier pas vers un engagement sérieux pour la justice et la paix. Comment la situation des pauvres et des exclus continue-t-elle de nous toucher? Sommes-nous vraiment concernés au point qu’il nous est impossible de rester tranquilles, sans rien faire? Ces pauvres et ces exclus ont-ils un visage et un nom pour nous-mêmes, au-delà des images que transmettent les médias ou des déclarations de principe que nous faisons dans nos documents? Le frère Carlos a partagé avec nous sa préoccupation à cet égard. Cependant, nous connaissons tous les admirables témoignages de tant de nos frères qui consacrent leur vie à accompagner sous maintes formes ceux qui vivent dans des situations de pauvreté et d'exclusion, partageant leurs espérances et leurs luttes. Cette option exige que nous révisions continuellement notre position et notre manière d'être présent et nous savons que cela rencontre toujours des résistances. Il nous invite à aborder la question concernant le sens des vœux et la dynamique de nos communautés. Sommes-nous capables de dialoguer sur ces thèmes et d’assumer dans la vie quotidienne ce qui la caractérise en ce moment historique en Amérique latine et aux Caraïbes? On nous demande également d’introduire dans les processus éducatifs ces éléments théoriques et ces expériences concrètes nécessaires afin de maintenir la priorité de cette option pour les exclus et la justice, qui ne peut cesser d'exister en Amérique latine. Accompagner les jeunes dans la formation afin qu'ils puissent faire un choix mûr et radical en ce sens est une tâche qui exige beaucoup du formateur et de la communauté en général. Nous devons faire une proposition « crédible ». Les observations du frère Carlos confirment cette nécessité. Par ailleurs, cette option nous conduit à rechercher la collaboration de ceux qui visent à transformer le monde selon le plan de Dieu. Pourquoi avons-nous tant de mal à donner une forme plus concrète à cette collaboration dans nos projets communautaires et pastoraux? On nous demande une ouverture au sens œcuménique et avec d’autres groupes qui travaillent à partir de ces autres traditions religieuses ou qui s’inspirent d’idéaux humanistes en faveur des exclus et de la justice. Je pense que nous avons fait beaucoup de progrès dans cette direction, mais que nous devons continuer à approfondir cette voie. L'Amérique latine vit depuis quelques années des changements sociaux et politiques importants. Quelle est notre position face aux nouveaux mouvements politiques à partir de notre identité de religieux? Quelles sont les préoccupations nouvelles qui nous affligent? Comment préserver notre fidélité non négociable aux valeurs évangéliques et être critiques face à toutes les formes d'abus vers lesquelles peuvent dériver ces mouvements ou ces propositions? Nous vivons un moment qui exige beaucoup de discernement personnel et communautaire, et cela n'est possible que si nous maintenons vivante la communion avec Jésus. Revenons au premier indicateur d’itinéraire. Ce n'est qu'à partir de l'expérience d'une profonde spiritualité que nous pourrons maintenir la liberté face à n’importe quelle idéologie. Il y a toujours le danger de se tromper dans ce que nous considérons comme la défense de nos intérêts et nos institutions. Ce que nous dit le père Alex sur la con-figuration avec le Christ est de la plus haute importance. Un cinquième point serait la nécessité de programmer une pastorale du point de vue « vocationnel ». Je parle d'un point de vue «vocationnel» au sens large, c'est-à-dire un travail pastoral - éducatif, social ou de tout autre type - qui cherche à rencontrer la personne et essaie de l'accompagner dans un choix de vie qui se remplit de sens et d'espérance, qui lui permet de tirer tout le bien qu’elle a en elle-même et de le mettre au service d’une cause qui vaille la peine. En cette époque où, comme le frère Carlos nous l’a dit, on perçoit un manque de profondeur, cela est plus que jamais nécessaire. Nous ne pouvons pas nous contenter d’avoir des groupes de jeunes nombreux ou de remplir les églises ou les places. Cela peut même devenir un « épisode parmi tant d’autres » dans la vie de ces jeunes. Ce qui nous est demandé aujourd’hui, c’est d’entrer dans une relation de proximité, afin d’aider ces jeunes à vivre en profondeur, à se sentir aimés, à prendre conscience du fait qu'ils ont une mission importante à réaliser dans ce monde. C'est aussi le chemin qui nous permet d'entrer dans un processus de maturation de la foi et d'intégration responsable dans une communauté chrétienne. Comme il nous l’a dit dans sa conférence, peut-être nous sommes-nous éloignés des jeunes et des pauvres, qui découvrent en nous « une sorte de schizophrénie personnelle et collective » qui dissocie les discours de la vie. « Nous convertir » aux jeunes est l'une des exigences de cette époque. Aparecida souligne la nécessité d'une «conversion pastorale» (cf. DA 365-370). Dans ce contexte, les vocations au service de l'Église et de la société pourront croître. Et dans ce contexte croîtront également les vocations à la vie religieuse. Dans tout cela, nous ne pouvons pas oublier l'attention qu’exigent les nombreux cas d'enfants, d’adolescents et de jeunes qui sont dans des situations graves de marginalisation ou qui sont attirés par des groupes violents qui détruisent peu à peu leur vie. La vie consacrée est proche d’eux, mais nous devons aller plus loin et réfléchir sur notre mode de vie, sur les projets de nos activités, œuvres ou lieux à partir de ces réalités. Un sixième point que je voudrais souligner et qui m’a été suggéré par les présentations que nous avons écoutées, c'est qu’il convient d’assumer avec plus de détermination l'importance des nouvelles technologies de communication. Le frère Carlos nous a dit que « les techniques de l’information et de la communication ont transformé, en quinze ans seulement, le réseau de relations, l'accès à l'information, la façon d'interagir, notre vie fraternelle, la construction de l'identité, la façon d’apprendre, les modèles éducatifs, les aspirations des jeunes et des enfants, et les modes traditionnels de vivre notre mission dans les écoles, les universités, les hôpitaux, les orphelinats, les centres pastoraux ». Nous ne pouvons pas ignorer cette réalité qui a une si forte incidence sur notre vie et notre mission. Le père Alex nous rappelait que « la situation actuelle de notre continent (et dans le monde mondialisé) est peut-être la crise de sens la plus profonde de l'histoire humaine. » Une présence bien orientée dans le secteur des techniques de l’information et de la communication peut être une invitation vigoureuse à soulever des questions, renouer des relations, ouvrir des horizons ouverts à ceux qui cherchent un sens à leur vie et à l'histoire de l'humanité. Les techniques de l’information et de la communication seront sans aucun doute un instrument clé dans l’annonce de la Parole de Dieu aux nouvelles générations. EN GUISE DE CONCLUSION Il nous a été répété et nous l’avons commenté à satiété que les religieux sur le continent américain vont diminuer en nombre et que leur âge moyen sera beaucoup plus élevé. Le frère Carlos nous a parlé même d’une perception sociale selon laquelle nous ne serions plus «nécessaires». Toutefois, a-t-il ajouté, nous savons que nous demeurons « importants dans la mesure où nous savons redevenir des hommes et des femmes profonds. » C'est le grand défi en Amérique latine et dans le monde entier. De nombreuses questions continuent de nous préoccuper dans ce monde en plein changement, elles vont des nouveaux paradigmes culturels qui exigent de nous de nouvelles façons de soulever et expliquer les aspects importants de notre vocation et mission, jusqu’aux situations sociales où se profilent de nouveaux scénarios dans lesquels nous avons du mal à trouver une manière de témoigner et annoncer l'Évangile qui soit compréhensible aux gens et qui touche vraiment leur vie. Nous ne pouvons que continuer à marcher avec le peuple, ouverts aux nouveautés que nous trouvons le long du chemin. Il y a beaucoup de valeurs qui enrichissent notre patrimoine spirituel. Il y a de nombreux défis qui nous inquiètent et nous lancent à la recherche de réponses crédibles et significatives. Je veux relever le message de la XVIIe Assemblée de la CLAR, en 2009: «Nous voulons aller vers un nouveau mode de vie consacrée revitalisée, qui réponde aux nouveaux paradigmes qui nous inquiètent, en faisant en sorte que nos fraternités/sororités soient plus humaines et humanisantes ». Merci aux intervenants qui nous encouragent à aller dans cette direction. Notre réflexion nous aidera à définir petit à petit la voie à suivre.