Les activités enfantines dans les conseils municipaux d'enfants, d'un engagement politique à une mise au travail bénévole dissimulée : pour quel type de citoyenneté ? Damien Boone/ CERAPS - Lille 2 [email protected] Premier axe de travail : Les vicissitudes du Social Mots clés : Conseils municipaux d'enfants, associations, bénévolat, engagement, travail, dépolitisation, citoyenneté. Je propose dans cette communication de questionner l'engagement des enfants membres des conseils municipaux d'enfants (CME), étudié dans une thèse de science politique soutenue en décembre 20131. Pour ce faire, je m'appuie sur les observations effectuées durant 3 ans dans les séances de ces conseils, notamment à Lille, au cours desquels sont pensés les moyens d'action, puis pendant la mise en œuvre des activités, lorsque les enfants sont dans leur réalisation effective. Les activités enfantines font écho à des reconfigurations récentes du monde associatif, où les enfants, pris dans un engagement « démocratique » et « citoyen », pour reprendre les termes des objectifs officiels des CME, effectuent des tâches que l'on peut décrire comme une hybridation entre bénévolat et emploi2, qui sont initiées et encouragées par le pouvoir municipal, et qui en retour et promeuvent un modèle de citoyenneté dépolitisé. Maud Simonet a souligné que le volontariat qui s'exerce sous différents statuts (volontariat civil, associatif) dans les associations, et a fortiori le bénévolat, véhicule l'image d'un désir altruiste d'engagement, un don de soi, un élan de générosité, un intérêt porté aux « autres » [Simonet, 2010]. Dans cette même logique désintéressée, les CME constituent, selon leurs promoteurs, élus, experts ou salariés de collectivités territoriales, une façon de s'intéresser aux « autres » et de s'investir pour la collectivité. Au delà, ils sont présentés comme porteurs d'enjeux civiques et socialisateurs (« une école de la démocratie » ou « un apprentissage citoyen ») et sont créés pour « régénérer » la politique, en donnant une parole politique à ceux qui ne sont pas représentés. Les CME sont ainsi souvent présentés comme porteurs de nouveaux espoirs, venant répondre à la nécessité de faire de la politique « autrement » [Guionnet, 2005] ou « ailleurs » [CURAPP, 1998], comme pour combler les lacunes de la démocratie représentative et répondre à sa crise supposée [Filleule, 2005 ; Matonti, 2005]. Cependant, la dimension « politique » de telles structures est largement niée par ces mêmes promoteurs, au motif que la population qui les compose, des enfants généralement âgés de 9 à 11 ans, serait imperméable à toute forme de politisation. La sociologie a pourtant montré que la jeunesse est une réalité multiple et hétérogène [Bourdieu, 1984], dont les représentations politiques, pour peu qu'on adopte une méthodologie adéquate pour les déceler, apparaissent de façon précoce [Percheron, 1993] et permettent d'identifier des idées et des opinions politiques [Throssell, 2009]. 1 2 Damien Boone, La politique racontée aux enfants : des apprentissages pris dans des dispositifs entre consensus et conflit. Une étude des sentiers de la (dé)politisation des enfants, thèse pour obtenir le grade de docteur en science politique, Lille 2, décembre 2013. « en ce qu'elles visent à développer et/ou à institutionnaliser des formes de travail bénévole dans les services publics, mais aussi en ce qu'elles mettent au travail (bénévole) des catégories de la population qui ne sont pas dans l'emploi », SIMONET Maud, Le travail bénévole, Engagement citoyen ou travail gratuit ?, La Dispute, Paris, 2010, p. 80. 1 Les enfants des CME sont alors confrontés à un rapport au politique qui les enferment dans les représentations que les adultes se font d'eux : dépouillés de toute référence à l'appartenance sociale de leurs membres et de tout ce qui contredirait l'image de l'homogénéité supposée de l'enfance, les CME promeuvent un rapport au politique déconflictualisé [Desage et Guéranger, 2011] faisant appel à des dispositifs de partenariat avec des associations qui s'insèrent davantage dans un registre philanthropique ou de solidarité. Les « projets » réalisés par les enfants consistent alors principalement à nettoyer des espaces verts, rendre visite à des personnes âgées, faire des opérations de prévention de la sécurité routière, sensibiliser au braille, collecter des denrées alimentaires pour les plus démunis, des jouets pour les enfants malades, des vêtements pour les sans-abri, des livres pour des bibliothèques. La dimension altruiste des actions menées et l'intérêt porté aux « autres », ne suscitent pas de réprobation fondamentale. Dès lors, l'image « positive » véhiculée par les actions enfantines, organisées et soutenues par le pouvoir municipal, ne porte jamais préjudice à qui que ce soit, et permettent même aux municipalités de mobiliser à peu de frais une main d'œuvre dont l'« engagement » offre des profits politiques, par l'instrumentalisation d'une population considérée comme politiquement neutre, alors qu'elle est partie prenante de la mise en œuvre des politiques municipales. Mais, par delà cette image simpliste d'un « engagement » pour « les autres » et du caractère « citoyen » des démarches effectuées, il y a bel et bien, comme dans le monde associatif, un travail bénévole au cœur des pratiques enfantines, et c'est le discours officiel sur l'engagement désintéressé des enfants élus qui permet de masquer cette instrumentalisation. L'analyse du bénévolat comme travail complexifie les rapports entre engagement volontaire et travail salarié, entre promotion publique de la citoyenneté et instrumentalisation de celle-ci. L'État – ici, au niveau municipal - est un acteur central de la construction et de l'instrumentalisation de ce travail bénévole. L'échelon municipal dispose de compétences importances en matière d'action « sociale », et les relations privilégiées qu'il entretient avec certaines associations subventionnées favorisent des activités concertées avec elles. Les associations sollicitées par les mairies pour qu'elles s'associent aux projets des enfants confortent l'idée, soulignée par Matthieu Hély, que le monde associatif est en voie de « dualisation » [Hély, 2012] (ou de « dualité concurrentielle » [Barthélémy, 2000]) entre des organisations traditionnelles régies par la loi de 1901 dont l'administration est exclusivement à la charge de bénévoles, et un pôle constitué d' « entreprises associatives », qui ont pour mission d'appliquer des politiques publiques, dans une forme de sous-traitance des politiques publiques. Au delà, les problèmes soulevés par les enfants élus semblent alors ne trouver de réponse qu'au niveau associatif, puisque les responsables des conseils les guident vers ces structures, comme s'il n'existait pas de modèle d'action alternatif. Cette orientation a de nombreuses conséquences sur le modèle de citoyenneté ainsi promu : elle valorise le registre philanthropique et humanitaire, c'està-dire des causes assez consensuelles dont la remise en cause radicale est politiquement et/ou symboliquement périlleuse. Elle permet aux enfants d'être confrontés à une réalité qui ignore les causes des inégalités et des discriminations abordées. Il s'agit en effet de répondre dans l'urgence à des problèmes et des dysfonctionnements visibles, et non de mener une réflexion plus large sur les sources des problèmes sociaux. Le caractère urgent des situations à régler conduit à la promotion de l'action pour l'action, de la solidarité et de la revendications concrètes, fragmente et particularise les réponses apportées. Si les responsables des CME considèrent dispenser de la sorte un « apprentissage de la citoyenneté », dans les faits, les activités effectuées et le type d'engagement promu reviennent en creux à délégitimer toute autre forme d'engagement, et notamment des engagements plus politisés. 2