Tertiaire & histoire économique :
quelques mises au point sur la fonction des services dans la croissance
Des événements consacrent la toute puissance du secteur tertiaire dans
l’évolution économique et sociale récente ; des firmes abandonnent l’industrie pour
se tourner vers les services ; c’est le cas notamment de trois symboles des ‘maîtres de
forges’ : l’allemande Mannesmann avait évolué de la métallurgie aux
télécommunications (avant de passer sous le contrôle du groupe anglais Vodaphone),
sa consoeur Preussag est devenue en quelques années un géant du tourisme en
cédant sa métallurgie non ferreuse et en achetant plusieurs sociétés (TUI, Thomson
Tourism, Nouvelles Frontières, etc.) ; les héritiers des Wendel, après avoir délaissé la
sidérurgie en 1978, ont comme principal actif depuis 1979 une participation dans Cap
Gemini Sogeti (devenue Cap Gemini-Ernst & Young), une entreprise de services
informatiques. Par ailleurs, les descendantes des organisations ‘ouvrières’ françaises
sont depuis quelques années conduites par des salariés du tertiaire : le Parti
communiste par un ancien agent hospitalier (R. Hue), la CGT successivement par un
ancien postier (R. Viannet) et par un agent ferroviaire (B. Thibault), la CFDT par une
ancienne institutrice (N. Notat), tandis que les candidats de l’extrême-gauche aux
élections présidentielles d’avril-mai 2002 sont une employée de banque et un
facteur : le peuple tertiaire l’emporterait-il désormais sur la classe ouvrière ?
Sans retracer ici l’histoire du tertiaire – et sans aborder les problèmes
financiers et bancaires , nous souhaitons alimenter plusieurs débats autour du rôle
du tertiaire pendant les pulsations de la croissance : n’a-t-il pas fourni lui-même une
impulsion aux deux premières révolutions industrielles ? comment l’industrie a-t-elle
nourri l’élargissement des fonctions tertiaires ? pourquoi le tertiaire est-il devenu l’un
des nœuds du remodelage de l’économie mondiale depuis un quart de siècle en
animant un pan énorme de la troisième révolution industrielle ? En présentant ces
quelques ‘tranches’ thématiques, nous souhaitons contribuer à animer les réflexions
des historiens et des géographes.
1. Le tertiaire a-t-il joué un rôle dans la première révolution
industrielle ?
Malgré le poids des industries lourdes et des industries de biens de
consommation dans cette révolution industrielle, nous oserons rappeler le rôle clé du
tertiaire dans les mutations de ces années 1780-1880.
A. Peut-on suggérer que le tertiaire a été un initiateur de la
révolution industrielle ?
Nombre d’histoires industrielles et de grandes thèses d’histoire bancaire ont
montré le rôle clé joué par le monde du négoce dans le décollage de la révolution
industrielle : bien au fait de la demande, des goûts et de la montée en puissance des
modes au sein des classes aisées d’une part, des besoins des transformateurs des
métaux et du bois d’autre part, les négociants ont su financer (par des crédits ou des
apports en capital) des sociétés textiles ou métallurgiques ; des ‘quincailliers’ (en fait
alors des marchands de gros de produits métallurgiques) ont soutenu des
sidérurgistes (notamment dans les diverses régions tout autour du Massif central)
dans les années 1800-1850 ; les négociants suisses ou français des cotonnades et
lainages de haut de gamme (indiennes, châles, mousselines, etc.) ont souvent
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collaboré financièrement et techniquement avec des sociétés de tissage ou de filature
qui étaient leurs fournisseurs, quand ils ne se faisaient pas eux-mêmes producteurs
indirects, en faisant des tisseurs et filateurs des fournisseurs ‘à façon’, dans le cadre
de contrats permanents de production exclusive.
Les négociants ont alimenté la révolution industrielle des matières premières
de base (coton, laine) ; les armateurs les ont transportées ainsi que les produits finis à
l’export ; des négociants en charbon ont procuré le combustible aux sociétés gazières
(gaz de houille) et industrielles dans leur pays ou à l’export, notamment les
Britanniques ; la firme parisienne Worms est née de l’installation de dépôts de
charbon dans les ports pour les steamers (par exemple à Suez). L’industrie n’a pu
vivre sans le grouillement des manutentionnaires, voituriers, bateliers qu’on songe
au roman de B. Clavel Le seigneur du fleuve qui géraient les flux de produits ; les
ports, avec leur fourmilière de portefaix, les canaux (avec la révolution des canaux en
Angleterre, en France, en Belgique, etc.), le canal de Suez lui-même (ouvert en 1869),
ont été autant d’outils tertiaires qui ont apporté à la révolution industrielle le
lubrifiant nécessaire à un élargissement plus rapide des débouchés.
Au bout de la chaîne, les mutations de la distribution ont contribué à dilater la
demande ; la diffusion des magasins de ‘nouveautés’ (Cf. Balzac et Zola) et la
révolution des ‘grands magasins’ (avec souvent un service de vente par
correspondance) ont stimulé la révolution textile, relayés par la presse et ses
publicités. Les loisirs eux-mêmes y ont contribué, car les bals ont soutenu l’élan de la
mode, la presse (L’Echo de la mode), les romans et la scène ont pu diffuser des
‘modèles’ d’habillement propices à l’élargissement de la demande sociale (notons
simplement que Peugeot a commencé par fabriquer des baleines en métal pour
crinolines…). Ira-t-on jusqu’à prétendre que la consommation de bière dans les bars a
ouvert d’immenses débouchés aux brasseurs, qui se sont dotés des unités de
fermentation en cuivre dont la fabrication a ouvert la voie à la révolution industrielle
en Angleterre à la fin du 18e siècle ? Enfin, l’organisation du mode de vie autour de
l’urbanisation a elle aussi établi des ponts entre tertiaire et secondaire : plomb pour
les canalisations domestiques, fonte pour les tuyaux d’adduction et d’évacuation des
eaux, charbon pour l’éclairage au gaz ou pour le confort domestique, matériaux pour
les moyens de locomotion, etc.
Tout comme on avait insisté dans les années 1970 sur les liens entre
agriculture et révolution industrielle, il nous semble ainsi vain d’isoler celle-ci de
l’économie tertiaire : cette dernière en a été partie prenante en lui apportant des
initiatives entrepreneuriales et des financements, en procurant le lubrifiant
nécessaire à l’expansion des flux, en dilatant ses débouchés.
B. Peut-on prétendre que le tertiaire a été le moteur d’un pan de la
révolution industrielle ?
Parmi les ‘systèmes techniques’ qui ont structuré la première révolution
industrielle, le ‘système des chemins de fer’ a constitué l’un des leviers majeurs de
l’expansion. En soi-même, l’économie ferroviaire en soi est forte créatrice d’emplois
(20 000 salariés en France en 1853, 550 000 en 1930, encore 280 000 en 1973) et
participe à la mise sur pied de la ‘grande entreprise’, de son mode de gestion
(structuration et diffusion de l’autorité, grilles de prix, évaluation des coûts de
revient, etc.). Certes, cette branche tertiaire en déstabilise d’autres (le transport de
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batellerie ou de voiturage, surtout) ; mais l’économie ferroviaire devient en quelques
décennies un énorme acteur de l’expansion en injectant d’énormes doses de lubrifiant
dans les circuits industriels (accélération de la diffusion du charbon, des matériaux
lourds, etc.). Elle s’offre elle-même en débouché gigantesque à l’industrie :
locomotives et wagons, rails, bâtiments des gares et entrepôts, combustible-charbon
et l’économie des travaux publics en est profondément stimulée (construction des
voies, ponts, tunnels), la diversification de la Société de construction des Batignolles
(locomotives) vers les travaux publics en étant un signe. Le chemin de fer participe à
la restructuration de l’espace économique : quartiers des gares dans les grandes villes,
naissance de villes autour des gares (Saint-Pierre-des-Corps, etc.) ou autour des
plates-formes ferroviaires (gares de triage, nœuds ferroviaires, ateliers de
maintenance), mise en valeur de territoires dans les pays neufs ou émergents
(transcontinentaux américains, Transsibérien, Pékin-Hankéou, Amérique latine) ou
dans les pays en cours de colonisation (réseaux africains, etc.).
L’économie ferroviaire se constitue en ‘système technique’ car, au-delà de son
développement organique, ses innovations et ses consommations intermédiaires (les
productions que son fonctionnement nécessite) contribuent aux mutations de
beaucoup de branches industrielles et au remodelage du mode de production et de
l’organisation du mode de vie, avec des prolongements jusqu’à la deuxième
révolution industrielle (poursuite de l’extension des réseaux, mise en place des
chemins de fer d’intérêt local, boum des tramways).
C. Un appareil économique d’Etat s’est-il déjà constitué ?
Sans évoquer ici l’histoire de l’administration publique ni les fonctions
régaliennes civiques, notons que des embryons d’appareil économique d’Etat
prennent corps. Il s’agit souvent de surveiller l’industrie (mines, carrières, machines à
vapeur) et les transports, pour limiter les risques d’accidents. L’Etat gère l’économie
des concessions (chemins de fer, messageries postales, canaux, gaz) mais, dans de
nombreux pays, les collectivités locales assument une part importante de cette
responsabilité (Allemagne, par exemple, avec les régies de services publics) et assure
la tutelle du domaine public et des équipements qui s’y ancrent (ports, etc.).
N’oublions pas le boum des services douaniers et fiscaux, pour prélever une part des
sommes générées par les flux commerciaux, et la force des services postaux et
télégraphiques (44 000 salariés aux PTT français en 1886, 178 000 en 1936).
2. La deuxième révolution industrielle a-t-elle été marquée par
l’hégémonie de l’industrie sur le tertiaire ?
Il pourrait sembler que le tertiaire n’ait guère été un élément moteur de la
deuxième révolution industrielle, dominée par la grande industrie, la grande
entreprise industrielle et les systèmes fordien et taylorien ; les capitaines d’industrie
(comme les maîtres de forges) sont les vedettes de l’histoire économique de ces
années 1880-1970. Parmi les cent premiers groupes (par le chiffre d’affaires)
mondiaux en 1973, une seule société tertiaire apparaît (le transporteur américain par
car, Greyhound… De 1880 à 1920, la population active industrielle reste en France
supérieure à celle du tertiaire ; celle-ci ne l’emporte que légèrement dans les années
1920-1960, l’écart ne se creusant que dans les années 1970.
Situation de l’emploi en France (en milliers) (source :INSEE)
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Hommes
femmes
Industrie (avec
bâtiment)
Services
Industrie (avec
bâtiment)
services
1896
3900
3137
2026
1806
1901
3960
3243
2099
1971
1906
4037
3376
2249
2057
1911
4266
3476
2258
2155
1921
4344
3471
2062
2378
1926
5065
3593
2102
2276
1931
5145
3833
2073
2494
1936
4266
3866
1686
2481
1949
4697
4022
1676
3162
1955
5002
4415
1638
3255
1962
5433
4959
1672
3643
1968
5873
5296
1716
4221
1974
6284
5940
2008
5038
1980
5846
6465
1896
5924
1985
5140
6627
1709
6569
1990
4985
7235
1622
7366
1996
4405
7495
1423
8089
A. Ne peut-on tenter de dévoiler un tertiaire caché ?
Or l’économie des services s’étend en fait de façon discrète : la grande
organisation d’entreprise industrielle se déploie par une croissance organique forte,
qui implique un développement ‘en interne’ de beaucoup de fonctions de gestion. Le
remodelage des processus de production lui-même passe par la constitution de
puissants services d’ingénierie (bureaux d’organisation et méthodes, notamment, qui
mettent en place la rationalisation du travail) ; la gestion de l’organisation exige
l’extension des départements de gestion du personnel, de la comptabilité, de la
gestion des finances et des flux de trésorerie ; l’entretien des usines mobilise un
ample personnel ; le traitement des données rassemble d’immenses pools de
dactylographes, comptables, employés et techniciens des machines
électrocomptables.
L’expression de cette croissance d’une économie des services en interne se
cristallise dans le fameux organigramme en râteau diffusé par le ‘management
moderne’ aux Etats-Unis dès l’entre-deux-guerres c’est l’une des composantes du
‘sloanisme’, du nom de Sloane, le patron de General Motors qui met en place des
pratiques fines de gestion de la grande entreprise avec des ‘directions
fonctionnelles’ (finances, gestion du personnel, commercial, services généraux ou
secrétariat général, etc.). Une énorme économie tertiaire se développe donc ‘cachée’,
faute de ‘l’externalisation’ ultérieure ; et on s’aperçoit de son ampleur précisément
quand cette externalisation se déploie puisque sont alors transférés d’énormes blocs
de prestations de services. On peut d’ailleurs penser que l’ampleur de
‘l’internalisation’ qui a prédominé pendant presque trois quarts de siècle a faussé
quelque peu les statistiques : une bonne part de la population active secondaire et du
PIB industriel est en fait assurée par des sous-ensembles qui seraient enregistrés
dans le domaine du tertiaire à partir des années 1980-1990. On estime parfois qu’un
5
quart de la population active secondaire des années 1960-1970 assume des emplois et
des métiers considérés plutôt à la fin du siècle comme tertiaires.
Un autre ‘tertiaire caché’ se tapit dans l’économie communiste. Là encore, le
repli de l’organisation développée en URSS depuis le tournant des années 1930 et
dans les autres pays communistes depuis la fin des années 1940 révèle l’ampleur de la
prise en charge de nombreux services par les combinats ou les divers types
d’organismes industriels. En fait, ceux-ci prenaient en charge la couverture sociale et
médicale de leurs salariés, leurs loisirs et vacances, leur logement le plus souvent,
leur approvisionnement en biens de consommation courante même par le biais de
magasins d’entreprise. Bref, les statistiques industrielles là aussi recouvraient une
ample économie tertiaire intégrée dans le système industriel, par le biais d’une sorte
d’ ‘entreprise providence’ – peu à peu disloquée depuis les années 1990.
B. Peut-on affirmer que le tertiaire commercial a été un levier du
développement industriel et agricole ?
Cela dit, l’industrie a encore plus sensiblement mobilisé de larges pans du
tertiaire dans le cadre de son propre développement. La fonction commerciale peut
passer pour une excroissance de l’industrie et chaque branche dispose de son propre
type de base commerciale.
a. Le négoce n’a-t-il pas été le lubrifiant de la croissance
industrielle ?
Les industries lourdes ou semi-lourdes (matériaux, biens d’équipement)
s’appuient ainsi sur des réseaux de négoce de gros (produits sidérurgiques, produits
pour le bâtiment, produits chimiques, produits pétroliers, etc.) qui sont souvent
indépendants (comme Pinault Bois & Matériaux, lancé en 1963, l’ancêtre du groupe
Pinault actuel, PPR), bien que l’intégration verticale tente certains groupes
(Mannesmann avec Klöckner, les sidérurgistes lorrains avec Davum ou IMS, dans la
métallurgie). Le monde agricole s’est doté lui aussi de structures de négoce. Des
firmes capitalistes ont bâti des outils de distribution en gros des produits consommés
par les paysans (engrais, produits phytosanitaires, outils, etc.) ; mais ceux-ci, pour
réduire les marges ainsi prélevées, ont souvent construit leurs propres outils, des
coopératives d’achat locales (les coopératives Raiffeisen en Allemagne, etc.) ou de
plus en plus fédérées à l’échelle interrégionale.
Nombre d’industries ‘légères’ recourent elles aussi à des intermédiaires
négociants. La pharmacie a vu émerger des distributeurs de gros entre les industriels
et les officines, gestionnaires de stocks et de la logistique soit des mutuelles
dépendant des pharmaciens, soit des grossistes capitalistes. Beaucoup d’industries
alimentaires dépendent d’agents, de grossistes assurant la distribution des grandes
marques dans des régions ou dans des pays étrangers, en particulier pour les
boissons. Outre-mer, beaucoup de sociétés de négoce se sont fait les spécialistes de tel
ou tel marché, pour bien en maîtriser les risques ; des firmes sont devenues les clés
des ventes en Asie, notamment des britanniques en Inde et en Chine (avec Swire,
Inchcape, Jardine & Matheson), quelques françaises (Denis frères en Indochine,
Olivier en Océanie) ; d’autres se sont affirmées en Afrique noire (comme les
françaises CFAO, SCOA, Optorg, ou nombre d’entreprises marseillaises ou
bordelaises) ; ces sociétés se sont dotées de réseaux de distribution de gros et demi-
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