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La lente transformation du statut de fumeur
Godeau, Eric (2007), "Tabac, du plaisir à la drogue", Enjeux Les Echos, 231, janvier, pp.
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Ce texte illustre les liens complexes entre normes sociales et normes juridiques. Jamais il ne
précise le sens de ces liens, mais on entrevoit les interactions constantes entre une inquiétude
sociale concernant les méfaits du tabac et le dispositif juridique anti-tabac.
Après l'Irlande, la Norvège, l'Italie, Malte, la Suède et l'Ecosse, la France interdit le tabac
dans tous les lieux publics. A partir du 1er février 2007, il sera interdit de fumer dans les
écoles, les administrations, les entreprises et les magasins. N'en déplaise aux fabricants de
tabac, aux buralistes, aux restaurateurs et aux hôteliers qui redoutent l'avènement d'une France
sans tabac, la mesure annoncée par le Premier ministre est l'objet d'un large consensus. Rares
sont les produits qui ont connu, en quelques décennies à peine, une telle disgrâce. Il est loin le
temps fumer était considéré comme un passe-temps, un acte de sociabilité, un moyen de
s'émanciper ou un plaisir tout simplement.
Entre 1950 et 1977, la consommation nationale de tabac atteint 105 000 tonnes, un niveau
jamais égalé par la suite. Cet essor sans précédent est lié à l'augmentation des quantités
fumées par les hommes mais surtout à l'arrivée massive des femmes sur le marché. A mesure
que le marché se féminise, la cigarette s'affirme comme le mode universel de production et de
consommation du tabac, et le tabac blond progresse aux dépens du brun. La consommation
nationale est encouragée par une offre diversifiée, une promotion et une publicité abondantes.
Le Service d'exploitation industrielle des tabacs et des allumettes (qui deviendra la Société
nationale d'exploitation en 1980 et fusionnera en 1999 avec l'espagnole Tabacalera pour
former Altadis) met en place des produits associés à un discours publicitaire qui vise tout
particulièrement les jeunes gens et les femmes, comme les Royale en 1956. En outre, la
hausse de la consommation nationale est favorisée par l'étonnante stabilité des prix des tabacs
mesurés en monnaie constante.
A une époque aucune législation ne vient réglementer et limiter l'usage du tabac, l'espace
public est envahi par des volutes de fumée.
En avion, dans le train ou le métro, au cinéma comme au théâtre, au bistrot et au restaurant,
chez eux ou au travail, partout les Français fument. Après mai 1968, l'interdiction de fumer
dans les lycées et les collèges est même levée; élèves et enseignants fument jusque dans les
salles de classe. Les enfants du baby-boom grandissent avec en tête des images de héros
fumeurs, Popeye, le capitaine Haddock ou encore Lucky Luke. Le cinéma contribue
également à banaliser l'usage de la cigarette auprès des jeunes et des moins jeunes. Les
personnages des films de la nouvelle vague sont de très gros fumeurs. Le tabac devient aussi
un élément de décor dans certaines émissions de télévision « Les Dossiers de l'écran » ou « Le
Grand Echiquier » se déroulent souvent derrière un voile de fumée.
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La Seita, service du ministère de l'Economie et des Finances, règne sur ce marché
monopolistique. Lourdement taxées, les dizaines de milliards de Gauloises et de Gitanes
vendues chaque année enrichissent considérablement l'Etat: en 1970, le tabac rapporte 5
milliards de francs au Trésor (soit l'équivalent de 4,7 milliards d'euros 2005). La somme
dépasse les 100 milliards d'euros 2005 si l'on cumule les versements pour les années 1950-76.
Dès le début des années 50, pourtant, les consommateurs ont été alertés par la communauté
scientifique internationale sur les méfaits du tabac. En 1952, une enquête menée en Grande-
Bretagne par les professeurs Richard Doll et Austin Bradford Hill établit le lien direct entre
tabagisme et cancer du poumon. En 1971, un rapport du Royal College of Physicians
réaffirme le lien entre le tabagisme et certaines affections graves. En dépit des protestations
des fabricants, ces arguments se diffusent largement dans la société civile et portent leurs
fruits : entre 1953 et 1976, la proportion de fumeurs parmi les hommes de plus de 15 ans
recule en France, passant de 77 à 60%. En revanche, la proportion de fumeuses baisse à peine
et se maintient autour de 30 %. Amorcé durant les Trente Glorieuses, le rattrapage historique
de la consommation des femmes se poursuit; le phénomène est d'ailleurs encouragé par la
Seita et par les firmes anglo-saxonnes qui ont pénétré le marché français. Soucieux de
ménager leur santé, les fumeurs et les fumeuses se portent massivement vers les produits «
light » ou à filtre, vers les cigarettes blondes également réputées, à tort, moins nocives que les
brunes.
Répondant aux attentes des fumeurs et des non-fumeurs alertés par les dangers du tabagisme,
un dispositif législatif se met en place. Entrée en vigueur le 10 juillet 1977, la loi Veil limite
la publicité dans la presse, interdit la publicité par radio, télévision, cinéma et autres
annonces, proscrit également les affiches, panneaux, réclames, prospectus et autres enseignes.
Le 10 janvier 1991, la loi Evin radicalise les mesures contenues dans la loi Veil qui était
largement contournée par les fabricants : toute publicité, directe ou indirecte, est désormais
interdite en dehors des débits de tabac ; les messages à caractère sanitaire figurant sur les
publicités ou les emballages sont renforcés. L'exposé des motifs de la loi Evin résume bien
l'esprit des partisans de la lutte contre le tabagisme : « Ne pas fumer est la norme, fumer ne
peut être que dérogatoire à cette norme et délimité dans des conditions précises. » Longtemps
banal et valorisant, le tabac change de signification et glisse du côté du déviant et du malsain.
Quatre types de mesures permettent en définitive de réduire la consommation nationale de
tabac à partir de 1992 : une réglementation stricte de son usage, une politique de restriction
publicitaire, la multiplication des campagnes d'information et de prévention, et surtout une
forte augmentation des prix. Ces mesures entraînent une baisse sans précédent de la
consommation nationale, qui diminue pratiquement de moitié entre 1977 et 2006, pour revenir
au niveau de 1939, mais avec une population qui augmente de 50 %.Les Français sont de
moins en moins nombreux à fumer et ils réduisent leur consommation. En outre, le thème du
tabagisme passif accélère la prise de conscience de la dangerosité d'une consommation dont le
déclin semble irréversible.
Jadis consommation valorisante et objet d'appropriation pour de nombreux Français, le tabac
est désormais assimilé à une toxicomanie dont il s'agit de se défaire. Aujourd'hui le sevrage
est encouragé, hier c'est la consommation qui l'était. Accompagnant cette évolution, l'Etat est
passé du côté du fabricant à celui du consommateur. L'absence de tout lien organique entre
l'Etat et la Seita, après la privatisation de l'entreprise en 1995, a consacré cette évolution. En
juin 1999, le procès intenté par la Caisse primaire d'assurance-maladie de Saint-Nazaire aux
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principaux fabricants de tabac montre que l'Etat peut même, afin de défendre ses intérêts et
ceux des Français, se retourner contre le fabricant qui fut jadis sous sa tutelle.
Les intérêts de l'Etat restent tout de même contradictoires, puisqu'une baisse forte de la
consommation conduira au recul des recettes liées au tabac, recettes non négligeables dont le
montant avoisinait encore 12 milliards d'euros en 2004, soit la moitié des taxes intérieures sur
les produits pétrolier, le tiers de l'impôt sur les sociétés et le cinquième de l'impôt sur le
revenu.
Le XXème siècle marquera sans doute le déclin de la consommation du tabac dans les pays
occidentaux. Face à la morosité de leurs marchés domestiques et à leur caractère hautement
concurrentiel, les fabricants misent sur les marchés extérieurs pour assurer leur
développement. C'est au Sud se joue désormais l'avenir du tabac.
*Eric Godeau est historien, auteur d'une thèse sur la Seita et le marché des tabacs de 1940 à
nos jours.
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