Jean-Marc Pagan CHAMBARDEMENT 2 A Claude Qui m'a donné l'idée de ce livre 3 4 Que reste-t-il de la vie, excepté d'avoir aimé Victor Hugo 5 6 1ère partie Partout et nulle part 7 8 1 Souche J'étais au fond de la classe, comme d'habitude. La maîtresse faisait la leçon. Quelle leçon ? Je ne sais plus, calcul peut-être, où bien géographie, où bien instruction civique. Oui, ce pouvait être instruction civique ; une leçon sur l'école laïque et obligatoire par exemple ou bien encore une leçon de morale comme il y en avait encore en ce temps-là au début du matin, pour éveiller les âmes dès le réveil des corps. Je me souviens de la maîtresse, Madame Philippe avec son chignon tout tiré vers l'arrière, ses immenses lunettes, son allure rigide et fière, son regard sévère. Du haut de son estrade, elle dominait son monde, son petit monde d'enfants tantôt 9 attentifs tantôt chahuteurs suivant qu'elle leur faisait face ou leur tournait le dos, comme tous les enfants. J'avais tout juste huit ans, mon anniversaire tombe toujours au moment de la rentrée des classes, c'est pour ça que je disais souvent ne pas aimer l'école, ni la date de mon anniversaire. Quand septembre arrivait, je voyais se profiler à l'horizon d'un côté la fête avec les gâteaux, les bougies et son cortège de cadeaux, de l'autre la salle de classe avec sa poussière de craie, et cette odeur d'encre sèche qu'exhalaient toujours les encriers blancs en faïence oubliés dans les trous des vieux bureaux sombres. J'entends encore le chuchotement de mon voisin : "Tu m'énerves avec ton Dieu, j'y crois pas moi, je sais bien que c'est pas vrai, et d'abord où il est ?" Il s'appelait Souche, j'ai oublié son prénom, l'ai-je jamais su ? en ce temps-là, on ne s'appelait que par le nom de famille. Je revois ses cheveux en brosse, son visage rond et sa large carrure dans sa blouse de nylon grise. Comment en étions-nous venus là : braver la menace d'un "je ne dois pas parler en classe" à copier cent fois pour parler de l'inconnu. Je ne sais plus, il me reste 10 seulement ces bribes de dialogues, inscrites à jamais dans ma mémoire et ce décor d'enfance que je revois comme si c'était hier. J'ai dû rassembler mes pauvres notions de catéchisme, recracher à mon voisin éberlué les quelques définitions apprises par cœur le jeudi précédent. Je ne suis sûr que d'une chose : j'ai dit : "Dieu, il est partout, ici dans la classe, dans la cour de récréation, dans la rue, à la maison, il nous voit, nous écoute, toi, moi, tout le monde". Je voulais le convaincre, absolument, je ne comprenais pas pourquoi ce qu'on m'apprenait comme une évidence lui apparaissait, à lui, comme une absurdité. Nous étions coude à coude, nous parlions dans un souffle, surveillant le regard de Madame Philippe qui ne tarderait pas à s'abattre sur nous ; assis au même bureau, sur le même banc, un abîme nous séparait et je tentais vainement de lancer quelques ponts avec de pauvres mots inutiles. Souche m'a répondu, "Tu m'énerves, tu m'énerves, laisse-moi tranquille avec ton Dieu"... Et la punition est tombée sur nous deux, compagnons d'infortune. 11 12 2 La nuit Trois heures du matin. Le calmant que j'ai pris avant de me coucher a fini son effet. La maison est vide, le silence est de plomb et j'ai la tête qui éclate. Un grondement sourd, insistant, insupportable. Tout le monde dort, l'univers entier dort, il n'y a personne à appeler, il n'y a que ce bruit sourd, et le silence. Christiane va mourir, sans doute… Non pas tout de suite. Dans un an, peut-être deux. 13 Cancer, le mot m'engloutit de nouveau, après quelques années d’éloignement pour se faire oublier. Cette fois le danger de mort est là, dressé devant moi comme un mur infini. Tout à l'heure, le réveil sonnera. Il faudra se lever, partir au bureau, serrer des mains, animer la réunion de service, décider, préparer la formation, les investissements, le budget, prévoir l'avenir. Quel avenir ? Au retour, il faudra rassurer les enfants au mieux, encourager Christiane, tenter un sourire. Un sourire... Il faudra, il faudra... Il faudra être capable de tout, et je ne suis capable de rien. Je ne suis capable de rien d'autre que de tremblements d'angoisse et de hurlements d'abord retenus puis impossibles à retenir, écroulé, replié, tordu à même le sol de la chambre. Non, ce n'est pas possible. Pas à moi, pas aux enfants, pas à elle, pas si jeune, pas la lente agonie qui ronge et qui tue. Où est Dieu ? Nom de Dieu ! Pourquoi m'a-t-il abandonné ? 14 Il faudrait un coup de fil, là, tout de suite, un coup de fil qui rassure, il faudrait qu'il m'entende, qu'il me tende la main, qu'il me dise quelque chose, qu'il brise le silence assourdissant de cette nuit en enfer. Personne. l'angoisse. Personne au bout de Non ! Dieu n'est pas partout. Dieu est nulle part. Peut-être vais-je dormir. Comme un enfant qui a trop pleuré. D'épuisement. 15 16 3 30 ans Trente ans se sont écoulés entre le haussement d'épaule de Souche et cette nuit de tremblement de terre. Trente années, où la vie a mené son train : études, mariage, enfants, engagements, convictions religieuses, maladie. Et Souche toujours quelque part dans ma mémoire avec ses cheveux en brosse, qui hausse les épaules à mes sornettes puis copie sa punition au même bureau que le mien. Cette image de mon enfance ne m'a pas quitté. Elle s'est tenue là toute proche comme pour tenter de m'éviter les certitudes faciles. Et si je la rapproche aujourd'hui de ce silence d'une nuit d'angoisse, c'est parce que l'une et l'autre non seulement se font écho mais plus encore se rejoignent pour 17 m'appeler ailleurs, loin du catéchisme de cette enfance, loin de la messe du dimanche, loin des discours préfabriqués et des commentaires dogmatiques. Un appel d'air vers le neuf, vers le dépouillé, vers ce qui reste quand les mots tombent à plat, vides de sens, quand il ne reste plus rien sinon les larmes pour hurler la douleur. Qu'est-ce qui reste quand il ne reste rien ? Le néant ? Ce peut être une réponse, violente, brutale, radicale. J'ai voulu chercher autre chose, peutêtre avec l'énergie d'un désespoir que je trouvais insupportable. Peut-être surtout parce qu'au milieu des temps sombres qui ont suivi cette nuit de solitude infinie, j'ai perçu des étincelles de joie qui ont jailli de présences humaines et qui sans illuminer le tout, ont évité l'égarement dans la tristesse sans fond. J'aurais pu m'en tenir à ces petites perles de lumières, j'ai voulu partir en exploration vers des terres à peine habitées où des hommes écrivent des catéchismes nouveaux que Souche aurait peut-être pu entendre sans hausser les épaules. J'ai lu et relu ces auteurs qui nous emmènent ailleurs, en d'autres lieux où ils 18 peuvent, sans camper sur leurs certitudes et sans avoir le mot Dieu plein la plume rejoindre d'autres hommes incroyants eux, et qui écrivent des choses si proches. Peut-être mon copain d'enfance Souche, est-il aujourd'hui un de ces philosophes athées qui parlent de la vie, de l'amour, de la mort. Peut-être si je venais un jour à le rencontrer, pourrais-je réaliser ce vieux rêve d'enfant qu'il m'a laissé sans le savoir en souvenir indestructible : celui de chercher ensemble le passage secret qui ouvre les mondes étrangers dits "croyants" et "incroyants" de cette humanité coupée en deux, vers un autre lieu, une sorte de lieu commun où chacun peut reconnaître en l'autre, ce qui au fond du fond le fait homme, comme lui. 19 20 2ème partie EXPLORATION 21 22 4 L'Auvergnat Elle est à toi cette chanson, Toi l'Auvergnat qui sans façon M'as donné quatre bouts de bois Quand dans ma vie il faisait froid (...) Ce n'était rien qu'un feu de bois, Mais il m'avait chauffé le cœur, Et dans mon âme, il brûle encore, A la manière d'un feu de joie. Toi l'Auvergnat Quand tu mourras Quand le croque-mort t'emportera Qu'il te conduise à travers ciel Au père éternel. 23 Tout ce que j'ai envie de dire ou presque, tient dans ces quelques vers de l'homme à pipe et moustache. Pauvre réflexion que celle qui se dit sur trois notes de musiques d'un chanteur populaire ? Je les vois défiler un par un, l'Auvergnat, l'hôtesse, l'étranger, devant le père éternel, accompagnés par le croquemort tout de noir vêtu. Ils sont presque étonnés d'être là, se demandent à quelle sauce ils vont être mangés. Et j'entends les versets de Mathieu (25, 34-40) "Alors, le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez les bénis de mon père (...) car j'avais faim et vous m'avez donné à manger, j'avais soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, j'étais nu et vous m'avez habillé, j'étais malade et vous m'avez visité, j'étais en prison et vous êtes venus jusqu'à moi". Et quand avons-nous fait cela ? s'écrient les trois personnages qui n'en croient pas leurs oreilles "Chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces petits qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait". 24 Sur une autre planète que celle du poète, à mille lieux des salles de spectacles, Eugen Drewerman, penseur et théologien allemand que ses écrits n'ont pas mis en odeur de sainteté dans les sphères vaticanes reprend à la fois Brassens et Mathieu qui, on l'aura vu, disent la même chose : "Seule importe et importera la manière dont nous aurons approché celui qui se trouve dans la détresse (...) La vie d'un homme se décide seulement par là. Non par rapport à une confession formelle de Dieu. Dans l'étonnant chapitre 25 de Mathieu, qui demande à être lu comme la récapitulation de tout cet Evangile, c'est Dieu, à la fin qui annonce aux hommes qu'ils l'ont trouvé, lui, dans ceux même qui souffraient. Il ne s'agit pas là, le moins du monde, de religion, de dogmatique, d'appartenance aux institutions1". Et sœur Emmanuelle d'ajouter : "Quand je rencontre quelqu'un de nouveau, je ne m'interroge pas sur sa religion, sa pratique ou ses rites. J'essaie de savoir les relations qu'il entretient avec ses frères2". 25 Tout cela est banal, rien d'autre qu'une morale classique et ancestrale qui demande à chacun "d'aimer son prochain comme soimême" (Lv,19,18). Mais cette banalité porte en elle le germe d'une rupture, d'un bouleversement des ordres établis, d'un chambardement dans les étiquettes de croyance et d'athéisme. C'est de cette rupture-là, cachée dans les replis de l'ordinaire et du rabâché que je veux parler ici. Maurice Bellet que je citerai souvent, en dit ceci : " vertigineux renversement : c'est dans cette amitié, dilection, tendresse envers mon proche, que commence la connaissance de - par delà tout nom. Et toute notre pente veut l'inverse : d'abord le savoir de tête sur le principe, l'origine, l'ultime, Dieu ou non-Dieu. Vient ensuite l'autre, comme thème de l'éthique - par exemple. Le proche c'est l'affaire de l'homme entier. Et qui est mon prochain ? Vieille question. La réponse est dans cet inconnu, que je rencontre. Je me méfie du Dieu trop propre de la métaphysique - et de la théologie. C'est un dieu qui, par ses fidèles et ses théoriciens, 26 donne des bons et des mauvais points à ces malheureux qui pataugent dans la confusion, les superstitions, la croyance ou l'incroyance, le bric à brac d'un divin mal géré3". 27 28 5 D... D. s'était assis dans un coin de la chambre. Quand je suis rentré du bureau, il était déjà là. Je suis allé le saluer puis je les ai laissés tous les deux, fermant la porte derrière moi vaquant à quelques tâches ménagères. Christiane l'avait appelé un soir, elle avait eu sa femme, elle avait dit : "j'aimerais que D. vienne me voir, seul". Etonnante liberté. D. est ni grand ni gros, une allure passe partout. Je l'ai toujours vu avec des pulls ras le cou, d'épaisses chaussures et un look de soixante-huitard au point que j'ai du mal à l'imaginer pénétrant dans une salle de 29 réunion en costume cravate, ce qui doit pourtant lui arriver de temps en temps. Front un peu dégarni, petite barbe, ce qui attire tout de suite l'attention chez D. c'est le sourire de ses yeux et son étonnante capacité d'écoute. Car D. regarde, entend ce qui se dit, puis souvent laisse un peu de place au silence avant d'avancer d'une voix sans emphase, presque fragile bien que sûre, quelques mots rarement pris au hasard. Christiane, je crois, aimait beaucoup D. Sans doute avait-elle besoin de la chaleur de cette présence discrète, peut-être fallait-il que les mots puissent se dire en toute liberté, accompagnés par le silence ; peut-être aussi son corps tout entier, affaibli et déformé par la maladie, réclamait-il un regard d'homme qui ne soit pas un regard du corps, un regard qui ne soit pas le mien, un regard du cœur, seulement du cœur. Au bout d'un moment, Christiane m'a appelé, s'étonnant presque de mon absence ; qu'avais-je donc tant à m'affairer dans cette maison ? Nous avons échangé quelques mots à trois, que j'ai oubliés. Je ne regrette pas de les avoir laissés seuls. 30 Je n'ai jamais su ce qui s'était dit ce soir-là, d'ailleurs peu m'importe, seul compte la joie que j'ai pu lire à ce moment-là sur le visage de Christiane et cette joie-là vaut tous les mots du monde. 31 32 6 Qu'est-ce qui reste ? Quand l'hiver a rempli le cœur, Quand il ne reste plus rien, plus de désir, plus de plaisir, Quand l'ombre de la solitude s'allonge à l'infini, comme au soleil couchant, Quand le corps est dévasté par la maladie qui ronge, un peu, chaque jour. Quand le cœur n'en peut plus d'espérer encore, Quand la mort va frapper, dure, implacable, irrémédiable, Quand Dieu reste sourd aux appels du désespoir, sourd et muet, pas de réponse, personne au bout du fil, ça sonne, ça sonne, jusqu'à ce qu'on raccroche, 33 Qu'est ce qui reste ? Voilà la question. On peut disserter à loisir sur le sens de la vie, c'est sur ce mur infini de l'absurde que viennent s'écraser les pensées bien construites, ne laissant d'elles qu'un petit tas de mots inutiles. Il n'y a que deux réponses à la question posée : rien ou quelque chose. Je laisse Maurice Bellet définir ce quelque chose : "Qu'est-ce qui reste quand il ne reste rien ? Ceci : que nous soyons humains envers les humains, qu'entre nous demeure l'entre nous qui nous fait hommes. Car si cela venait à manquer, nous tomberions dans l'abîme, non pas du bestial mais de l'inhumain ou du deshumain, le monstrueux chaos de terreur et de violence où tout se défait. Cette mutuelle et primitive reconnaissance, c'est en un sens le banal et l'ordinaire de la vie. C'est ce qui s'échange dans le travail partagé, dans les gestes de la tendresse, dans les conversations au contenu peut-être 34 dérisoire, mais où pourtant on converse, face à face, présents pour s'entendre. C'est ce qui subsiste et resurgit dans les situations extrêmes : quand quelqu'un va mourir (du sida, d'un cancer, de vieillesse...) quand quelqu'un, par âge ou accident, est réduit à l'hébétude, ou qu'il se trouve noué dans l'angoisse, ou quand une mère regarde pour la première fois l'enfant qui vient de sortir d'elle."4 Ce que Marie de Hennezel dans son livre-témoignage sur l'accompagnement des mourants dit en d'autres termes : "Quand on ne peut plus rien faire, on peut encore aimer et être aimé, et bien des mourants, au moment de quitter la vie, nous ont lancé ce message poignant : Ne passez pas à côté de la vie, ne passez pas à côté de l'amour "5. Ainsi on attendait Dieu, et voici l'homme. Car il se peut que, gagné par l'épuisement ou par le désespoir, on s'en soit remis à une toute-puissance, la suppliant de mettre enfin la main à la pâte. Il se peut qu'on ait fait erreur sur le Dieu qu'il fallait attendre. 35 Et celui qui vient a finalement visage et gestes humains. J'ai relevé dans une publication cet extrait d'un texte écrit par un malade du SIDA : "Au fond de l'abîme, il y a un visage ; au fond du visage, il y a un regard; au fond du regard la compassion de celui qui nous aime et souffre avec nous(...) Ce visage, ce regard, c'est vous tous. Alors, je vous dis : nous malades du sida, nous avons besoin de vous. Nous avons besoin de vous tous pour vivre !" 36 7 Chambardement Là est le bouleversement, le chambardement. Là se défont les vieux catéchismes, là tombent évidemment les vieilles images de notre enfance, lorsque le Dieu vainqueur affichait sa toute-puissance sur les écriteaux du ciel. Là peuvent tomber (tomberont-elles ?) les barrières devenues inutiles entre ceux qui ont pris le parti de refuser un Dieu imaginaire et ceux qui campent sur la certitude d'une Toute-Puissance qui serait à l'extérieur de l'humanité. Le chambardement est de taille, car que devient l'athée si on lui retire le dieu étranger à l'homme sur lequel il a forgé sa conviction, et que devient le croyant s'il perd le repère, (j'allais dire le père), qu'il met à 37 distance de lui-même, objet de son culte et de ses prières ? Et que serait cette divinité pétrie d'humanité sinon la négation même de la divinité qui par définition et de tous temps, est nécessairement en dehors de l'homme ? On a récemment ressorti au grand jour les écrits de Maître Eckhart, grand philosophe et mystique dominicain allemand du début du XIVè siècle, quelque peu délaissé pendant des siècles sur les plus hauts rayons des bibliothèques. De Maître Eckhart, on peut lire ceci : "l’œil dans lequel je vois Dieu est l’œil même dans lequel Dieu me voit : mon oeil et l’œil de Dieu ne sont qu'un oeil, et une vision et une connaissance et un amour"6 et les auteurs du livre qui cite ces mots de poursuivre: "Maître Eckart sous des formes diverses n'a rien dit d'autre que cela. Chacun de ses sermons(...) introduit une variation neuve sur cette unique vérité (...), chacun des thèmes abordés (...), sera l'occasion d'un parcours global qui dira la noblesse commune de l'homme et de Dieu sous la raison de leur identité d'origine et de terme"7 C'était au XIVè siècle, Maître Eckhart fut condamné par le pape pour des textes 38 "malsonnants, très téméraires et suspects d'hérésie, quoique avec beaucoup d'explications et de compléments, ils puissent prendre ou avoir un sens catholique"8. C'est dire si la question de l'imbrication entre le divin et l'humain a traversé les siècles, plus ou moins étouffée ou interdite par les défenseurs d'un pouvoir divin absolu qui était peut-être aussi la justification de leur propre pouvoir. A-t-on oublié que déjà au quatrième siècle, Saint Augustin, affirmait : "Dilectionem fraternam non solum ex deo sed etiam deum esse" (la relation fraternelle non seulement vient de Dieu mais c'est Dieu)9 ? C'est sur les mêmes lieux de la pensée que des philosophes contemporains, bien qu'agnostiques ou athées se retrouvent. Partant de ce qui fait l'homme, au plus profond, ils en viennent en quelque sorte à "flairer" le divin. Dans son "Petit traité des grandes vertus,"10 André Comte-Sponville décrit les trois états de l'amour humain : 39 Eros désigne le rêve d'amour, fait de désir, de manque, et parfois de passion dévorante. Philia est amitié, amour filial, amour comblé, joie d'aimer. Agapé enfin est amour désintéressé, universel, amour des ennemis, compassion. Sur Philia, l'auteur, ouvertement athée dit déjà : "Une vertu ? Bien sûr : puisque c'est une disposition, une puissance, une excellence ! Puissance d'humanité, et aucune n'est plus décisive que cette disposition à aimer, que cette disposition d'aimer, que cette puissance d'aimer, chez les parents, par quoi l'animalité en nous s'ouvre à autre chose qu'à elle-même, qu'on peut appeler l'esprit ou Dieu, mais dont le vrai nom est amour, et qui fait de l'humanité, non pas une fois pour toutes mais à chaque génération, mais à chaque naissance, mais à chaque enfance, autre chose qu'une espèce biologique"11. Et c'est à propos d'Agapé que Comte Sponville conclut : "Agapé est l'amour divin, si Dieu existe, et peut-être plus encore si Dieu n'existe pas"12 De son côté, Luc Ferry, qui s'annonce non-croyant, consacre son livre "l'Homme- 40 Dieu ou le sens de la vie"13 à décrire deux chemins de la pensée contemporaine : d'une part, " l'humanisation du divin" rapprochement de la divinité qui descend de ses hauteurs inaccessibles, Bellet dirait aussi : "Dieu est ce qu'il y a de plus humain dans l'homme"14., d'autre part la divinisation de l'humain, humanisme moderne où l'homme est placé au centre, presque audessus, des systèmes de valeur ; la déclaration universelle des droits de l'homme en serait en quelque sorte "l'évangile". Son livre se termine par ces lignes "Nous vivons aujourd'hui, je crois, le moment où les deux processus (... l'humanisation du divin, la divinisation de l'humain), se croisent. Or ce croisement est un point et ce point, comment en irait-il autrement, une confusion. Je comprends bien que cette indétermination suscite la gêne. Chez les matérialistes, parce que la reconnaissance de transcendance échappe à la logique de la science et de la généalogie. Chez les chrétiens, bien sûr, parce qu'elle les contraint à reformuler leurs croyances en des termes qui puissent enfin être compatibles avec le principe du rejet des arguments d'autorité. Mais si le divin n'est pas d'ordre matériel, si son "existence" n'est pas de 41 l'espace et du temps, c'est bien dans le cœur des hommes qu'il faut désormais le situer et dans les mêmes transcendances dont ils perçoivent, en eux-mêmes, qu'elles leur appartiennent et leur échappent à jamais "15. Et que dirait Jean-Paul Sartre luimême de l'athéisme aujourd'hui s'il avait lu Drewerman (qui dit se sentir "très proche"16 de lui), Comte-Sponville ou Ferry, lui qui affirmait : "l'homme est constamment hors de lui-même, c'est en se projetant et en se perdant hors de lui qu'il fait exister l'homme et, d'autre part, c'est en poursuivant des buts transcendants qu'il peut exister"17 Enfin, pour élargir l'horizon à d'autres cieux que l'occident, je citerai cette vieille légende hindoue : "Il fut un temps où tous les hommes étaient des dieux ; mais ils abusèrent si bien de leur divinité que Brahma, le maître des dieux décida de leur ôter le pouvoir divin et de le cacher en un lieu où il leur serait impossible de le retrouver. Le grand problème fut donc de lui trouver une cachette. Lorsque les dieux mineurs furent convoqués en conseil pour résoudre ce 42 problème, ils proposèrent ceci : "Enterrons la divinité de l'homme dans la terre". Brahma répondit : " Non, cela ne suffit pas, car l'homme creusera et trouvera." "Dans ce cas jetons la divinité au plus profond des océans." Brahma objecta à nouveau : " non, car tôt ou tard l'homme explorera les profondeurs de tous les océans, et il est certain qu'un jour il la trouvera et la remontera à la surface." Alors, les dieux mineurs conclurent : "Nous ne savons pas où cacher la divinité de l'homme, car il ne semble pas exister sur terre ou dans la mer d'endroit que l'homme ne puisse atteindre un jour." Alors, Brahma déclara : "voici ce que nous en ferons : nous la cacherons au plus profond de lui-même, car c'est le seul endroit où il ne pensera jamais à la chercher." Depuis ce temps, conclut la légende, l'homme a fait le tour de la terre, il a exploré, escaladé, plongé, creusé à la recherche de quelque chose qui se trouve finalement en lui." 18 Ce bref survol de quelques livres d'hier et d'aujourd'hui n'a d'autre ambition que de poser çà et là des points d'ancrage sur la voie du chambardement. 43 Car cette voie-là est comme un itinéraire de haute montagne, on ne peut s'y aventurer seul. Il faut se faire accompagner de guides, de gens d'expériences, qui connaissent les difficultés du parcours, les bonnes prises, qui ont essuyé des orages, en bivouaquant à flanc de rocher jusqu'à ce que le soleil se lève de nouveau, pour repartir vers le sommet. Cette voie est "enfouissement, régression, écart, délogement, le plus dur à faire est sans doute ce-qui-ce voit-tout de suite et ce-qu'on-sait-déjà : car cette évidence cache le plus obscur et c'est le plus connu, qui est le plus étrange"19 C'est sur cette voie que j'explore aujourd'hui les passages qui, jadis m'auraient peut-être permis de rejoindre mon ami Souche, éberlué de mon trop plein d'assurance sur mon Dieu de l'enfance d'alors. C'est sur cette voie que je peux échanger des points de vue sur l'itinéraire à prendre, avec ceux qui ont aussi envie de marcher. C'est sur cette voie, celle du divin caché dans les plis de la pâte humaine, que je 44 peux trouver nourriture et raison de garder confiance. C'est sur cette voie, peut-être, qu'après de longues années d'éloignement sur ces questions, j'aurais pu retrouver Christiane, si la vie nous en avait laissé le temps. 45 46 8 M. Le sifflet de la cocotte-minute répandait son vacarme dans la maison et audelà, car j'avais laissé la fenêtre entrouverte. M. sonna à la porte, en même temps que, percevant les odeurs de cuisine, il s'annonçait par un jovial, "ça sent la vie ici !" Christiane, dans son lit, recevait à intervalles réguliers, la petite dose de morphine que lui diffusait la micro-pompe électrique portative dont elle ne se séparait plus depuis quelques jours. J'invitai M. à monter, car c'est Christiane qu'il venait voir. M. possède ce charme masculin qui laisse bien peu de femmes indifférentes. Haute silhouette, allure jeune, le cheveu tout 47 juste assez gris pour rassurer et attirer à la fois. Sa voix, plutôt grave, donne à ses mots un ton chaleureux plein de rythme et d'allant, souvent ponctué de quelque geste et éclairé d'un sourire qu'on dirait venu du plus profond de ses yeux clairs. Christiane était, à n'en pas douter, sensible à ce charme naturel. Son visage s'illumina lorsqu'il pénétra dans la chambre. M. l'embrassa, lui adressa un "comment va la vie ?" avec ce qu'il faut de bonne humeur et ce qu'il faut d'attention pour que la question sonnât juste. Il avait, par réflexe, éliminé cette légèreté de ton que l'on adopte parfois avec les grands malades, non pour les distraire du mal qui les ronge, mais pour se distraire soi-même du drame insoutenable qui se tient là. M. s'assit ensuite à même le sol, adossé à l'armoire de la chambre, et je refermai la porte, les laissant seuls. Cette image de M. et de Christiane en ce dimanche des Rameaux 1994 restera à jamais imprimée dans ma mémoire. Est-ce le contraste saisissant entre ce bel homme plein de force et cette jeune 48 femme épuisée supportant la douleur à force de morphine ? Est-ce le trouble que j'ai cru percevoir chez M., un trouble indicible si ce n'est par l'infime expression de son visage, désarmé, démonté par le spectacle d'une souffrance immense et injuste ? Est-ce encore le sourire lumineux de Christiane, goûtant à sa juste saveur la joie de cette rencontre inattendue, remplissant ce moment de présence, de cette intensité de la présence qui donne parfois au temps une dimension d'éternité ? Est-ce enfin l'apaisement que m'a procuré cette visite en ce jour des Rameaux où je quittais la maison pour aller écouter le récit de la Passion ? J'entends encore "que cette coupe passe loin de moi" et "mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?" qui ont été prononcés ce jour là. Voie sans issue, impasse qui conduit tout droit au grand mur de la mort et dans le même temps, paradoxe des paradoxes, plaisir d'une relation qui, l'espace d'un instant, fait faire un bout de chemin du côté de l'infini. 49 50 9 Présence Les rencontres dont je parle ici sont plus que des rencontres. Elles sont l'expérience vécue de quelque chose qui est au-delà de ceux qui sont en présence l'un de l'autre. Elles arrêtent l'aiguille des horloges, allègent la souffrance, redonnent souffle à la vie qui pourtant touche à sa fin. Il n'y a là aucun mérite des uns ou des autres, aucun courage, aucune compassion voulue, aucun don pour les paroles de réconfort pas plus qu'il n'y a de faiblesse ou de lâcheté chez ceux qui n'ont pas pu ou su entrer dans cette proximité. Ce qui a lieu là est comme au-delà du temps, des mots et des forces humaines, car au cœur du tout se trouve le plus grand dénuement, la dernière extrémité, celle de la 51 vie. Cette extrémité est à la fois mur et béance, les forces s'y arqueboutent en vain et les mots s'y perdent à peine prononcés. Seule reste la présence, simple et mystérieuse. Présence de la vie au côté de la vie. Présence qui ne se dit pas ou plutôt qui se dit par le partage d'un instant passé ensemble. "Ce n'était rien qu'un feu de bois, mais il m'avait chauffé le corps, et dans mon âme, il brûle encore à la manière d'un feu de joie..." Quelle est cette humanité ordinaire qui transforme une poignée de minutes en parcelles d'éternité ? 52 10 Au risque de se perdre Où est la Toute-Puissance si elle n'est pas au creux de cette main tendue dans le silence ? Où est le Très-Haut si ce n'est là, très bas, dans la chaleur d'un sourire ? Nulle part peut-être, tout cela est bien naturel, bien humain, rien qu'humain. Ou bien, partout, dès que l'homme est homme, germe de divinité, au cœur de toute humanité. Nous voici revenus au chambardement. Il nous conduit de toute évidence au bord de l'athéisme, ou de l'hérésie. Il peut aussi conduire à l'égarement, vers des sectes où fleurissent de nouvelles 53 divinités habillées aux couleurs de la fraternité et du partage. Les grands philosophes de l'histoire, les mystiques des grandes religions, tous ont cherché avec acharnement, tenté de "flairer" le divin comme des explorateurs flairent l'or, espérant percer un jour le mystère, la question de fond qui tout bien pesé, ne tourne pas autour de Dieu, mais autour de l'homme, ce qui revient peut-être au même. Dans cette grande histoire de la pensée humaine, il y a l'héritage qu'on m'a transmis dès ma naissance puis tout au long de mon enfance ; cet héritage qui me fait dire croyant, qu'en reste-t-il ? Qu'en reste-t-il après l'épreuve du feu qui dévaste tout, après l'épreuve de l'absence, l'épreuve du silence, l'épreuve de la nonpuissance du Tout-Puissant... et aussi après les signes de la toute-puissance d'une banale humanité. 54 11 L'ange et le sacré Il est plus difficile de chercher le divin dans l'humain que de l'imaginer très haut. Cela suppose d'accepter l'erreur, l'errance, la désillusion, l'indifférence, la bêtise voire la cruauté, car même dans le pire des bourreaux se cache, invisible aux yeux de l'autre et à ses propres yeux, un germe d'humanité (sinon pourquoi refuser la peine de mort ?). Cela suppose aussi de renoncer à une croyance qui rassure, et de chercher ancrage non sur le roc des certitudes de la ToutePuissance mais dans les fils ténus qui peuvent empêcher l'homme de sombrer dans le néant. 55 Le récit biblique d'Abraham retenu par l'ange dans son geste pour égorger son fils (Gn,22,1-13) a inspiré de nombreux commentateurs juifs, musulmans et chrétiens, étant pour tous un texte fondateur. Etait-ce bien Isaac, fils de Sarah, ou plutôt Ismaël, le fils de la servante Hagar ? Le fils a-t-il vraiment été épargné ou réellement immolé, voire ressuscité ? Abraham savait-il au départ que son fils serait de toutes façons sauvé ou était-il prêt à aller jusqu'au bout, par une inconditionnelle obéissance à une puissance supérieure ? Marie Balmary, psychanalyste, en donne à mon sens, une approche sans doute peu classique mais particulièrement éclairante : Abraham, aveuglé par un sentiment de soumission proche de l'idolâtrie est prêt à tout, y compris à la pire des cruautés pour son fils et pour lui-même. Mais l'ange est là, à la dernière seconde, comme pour laisser le père regarder en face l'atrocité de son geste ; et l'ange retient la main criminelle laissant la vie, à la place de la mort, une vie libre que nul ne gardera en sa possession, ni le père, ni Dieu. "Le divin, grand thérapeute, se laisse prêter les sentiments d'Abraham ; à partir d'eux 56 seulement, la transformation est possible. YHWH se révèle comme non -idole 20" Ainsi la vie de l'homme passe-t-elle avant ce qu'on imagine être le bon plaisir de Dieu. Ainsi surgit le divin. Au cœur du livre où Dieu apparaît souvent comme celui qui punit et qui tue, ce divin-là stoppe en plein élan le bras sacrilège de la mort ; car le sacré n'est pas derrière la voix que croit entendre Abraham, le sacré est sous ses yeux, sous sa main qui maintient le cou du fils avant le geste fatal. Le sacré, ce n'est pas Dieu ; le sacré, c'est l'homme. 57 58 12 Marie-Thérèse Marie-Thérèse est un minuscule bout de femme ; son sourire illumine l'ensemble de son corps dont on ne voit que le visage et les mains. Tout le reste est dissimulé par sa robe brune de carmélite ; on devine à peine ses cheveux sous sa voilette noire. Son visage est de ceux qui ne permettent pas de donner d'âge, il a la fraîcheur d'une jeunesse et la sagesse des années ; ses mains, minuscules et fragiles se cachent dans les manches de sa robe et ne sortent que pour s'ouvrir en grand, en signe d'accueil au visiteur. Marie-Thérèse rayonne une étonnante plénitude, sorte de reflet d'une lumière intérieure qui semble tout éclairer, le temps, la joie, la souffrance, la mort... 59 "Vous savez, me-dit-elle en levant vers moi ses yeux clairs, quand Christiane est venue la première fois ici, j'ai vu que la chambre qu'on lui avait réservée n'allait pas du tout, là-haut au deuxième étage, elle paraissait si fatiguée. Je lui ai tout de suite proposé la grande chambre du premier, celle qu'on donne au prêtre d'habitude ; mais pour Christiane ce n'était pas pareil. D'ordinaire, on ne dérange pas les retraitants, mais là je me suis permis de frapper à sa porte, pour lui apporter un petit baladeur, au cas où elle ait envie d'écouter de la musique. Elle m'a dit d'entrer, s'est assise sur son lit en tailleur, et m'a raconté son histoire. Vous savez, chez nous on ne parle pas dans les chambres, mais là c'était différent, elle avait besoin, elle a beaucoup parlé, elle a beaucoup pleuré, je m'étais assise sur le lit à côté d'elle. Ensuite, je l'ai laissée se reposer et peu avant le repas je suis allée dire aux autres retraitants, qu'ils pouvaient parler à Christiane pendant le souper, si elle en avait envie, même si ce n'est pas autorisé d'habitude. Je la revois, toujours à la même place sur la droite, pour les offices, ou bien assise 60 sur le petit mur pour prendre les derniers rayons du soleil..." Peu après ma visite au carmel, j'ai reçu de Marie-Thérèse un petit signet que Christiane avait laissé à la communauté lors de l'un de ses séjours, une petite photo où l'on voit une carmélite en oraison dans l'église romane inondée de lumière. Au dos, on peut lire ces quelques mots écrits de sa main à l'encre bleue : "Merci d'être là et d'offrir ce lieu de paix et de vie" C’était peu de temps avant sa mort. Ces mots me disent la joie qui surgit au cœur de l'injustice, de l'absurdité, du scandale d'une maladie qui tue à trente-cinq ans. Ils me disent plus que toutes les théologies ou philosophies, ce que peuvent une présence et un peu de tendresse donnée et reçue. Je garde ce signet dans un de mes livres préférés, je ne sais plus vraiment lequel, car j'ai choisi de ne pas l'utiliser chaque jour, pour avoir le plaisir de le redécouvrir au hasard d'une relecture. 61 62 13 Le Galiléen Il faut aller chercher le divin dans sa nudité, "dans son vestiaire"21 disait Maître Eckart. Il faut le débarrasser de toutes ses parures de pacotilles qui lui donnent l'aspect d'un roi tout-puissant, d'un bourreau impitoyable, ou pire encore d'un être froid qui regarde, de son balcon, la pauvre misère humaine. On se croit affranchi de ces caricatures. En réalité, ni l'athée ni le croyant ne les a totalement éliminées de sa mémoire, car même si l'un et l'autre ont exclu les idoles, elles resurgissent, tel le veau d'or de la Bible, au hasard d'un bonheur ou d'une épreuve. L'athée les repousse une fois 63 encore, le croyant leur fait une petite place, l'espace d'un instant qui rassure. "(..) notre Dieu réel (qu'on y croit ou pas), est un Dieu sale. Le seul nettoyant est le juste et rigoureux amour envers l'homme" 22 dit encore Bellet qui poursuit ainsi : "Transformation radicale de la théologie ! Qu'elle éclate hors de son lieu ! Qu’elle meure comme théologie ! Nous attendons une science qui soit une science de l'humain tellement approfondie qu'elle rejoigne ou plutôt fasse advenir une science de l'Inouï, enfin libérée de Dieu - et qu'ainsi Dieu paraisse comme Dieu. C'est à dire en termes chrétiens, une science de Jésus Christ. "Qui me voit, voit le Père (...). Quant à Dieu, c'est retournement radical (...) Il surgit de cet anéantissement, hors de tout nom, seulement en visage d'homme (...) ce Dieu n'est pas à partir de la religiosité ou de la métaphysique, mais - en cet âge post chrétien et post philosophique à partir de la relation humaine. Dirons-nous que Dieu s'y réduit ? L'inverse. Cette ouverture-là interdit tout repli de Dieu sur le sujet, le soi, l'idée, etc. 64 Elle va à l'insaisissable, signifié si durement par l'impossibilité humaine de l'amour. Libérer l'autre Dieu qui s'annonce 23 là ." Qui d'autre que le Galiléen, humain parmi les humains, donne l'image de cette divinité ? Je le vois dans le cercle de haine qui s'est formé pour lapider la femme adultère (Jn,8,1-11). Il s'est accroupi, il dessine sur le sable. Pas de sermons, ni d'exhortations, ni de discours, tout juste le silence qui renvoie chacun à ce qui fait sa propre humanité, ses faiblesses, ses erreurs, son regard sur l'autre. Je le vois sur la croix, envahi de douleur, d'humiliation et de solitude. Nudité absolue, impuissance absolue, la voix étranglée par l'épuisement et les bras prisonniers des clous. Il n'y a rien à dire de cette souffrance, elle n'a aucune vertu, ne répond à aucun calcul pervers de nature divine, elle n'est que le fruit de la cruauté humaine : "Mon dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?"( Mc,15,34). Je le vois au bord du lac (Jn,21,12), homme qui revient parmi les hommes. Ils le 65 croyaient disparu à jamais, il est là, "aucun n'osait lui demander qui es-tu ?". Il n'a préparé ni plan de bataille ni traité de théologie, il a seulement fait cuire quelques poissons, histoire de passer un moment ensemble. Ne me cherchez pas ailleurs, je suis là. A côté de vous. Dans "Le lieu perdu", ouvrage sur la psychanalyse, Maurice Bellet risque à propos du récit de la résurrection cette question qui en d'autre temps l'eût conduit tout droit au bûcher de l'inquisition : "Peut-on traiter le récit Christ comme Freud le récit d'Oedipe ? C'est à dire une histoire dont le contenu manifeste, montre et cache à la fois une vérité universelle d'existence ? "24 Question sacrilège, à l'évidence, qui relègue au rang de mythe le pilier de la foi chrétienne. Mais question passionnante, car elle bouscule les frontières étriquées d'une croyance au surnaturel, ouvrant ainsi une brèche du côté de l'universel. Au bout de la question s'ébauche une hypothèse à la fois séduisante et déroutante : de même que le mythe d'Oedipe nous dit quelque chose de nos rapports avec nos 66 parents dans l'enfance, de ce qui a fait que nous sommes ce que nous sommes, de nos inhibitions et de nos forces, en un mot, de la naissance de notre personnalité, de même le récit de la résurrection du Christ nous dit quelque chose de ce qui fait que l'homme est homme, de la puissance de vie plus forte que la puissance de mort, du surgissement de l'amour au creux de l'abîme de la cruauté, en un mot, de la naissance de notre Humanité. Ce que Marcel Légaut, auteur chrétien dit de son côté en ces termes : "L'homme entreverra mieux que par la connaissance d'une doctrine traditionnelle(...) comment Jésus, par sa vie et par sa mort, a ouvert la percée vers l'audelà de l'humain, comment de la sorte, il a facilité le passage à tout être quels que soient les temps et les lieux"25. On est loin de l'énigme historique du tombeau vide... A moins qu'on en soit tout près, car souvent, les récits évangéliques donnent du concret, du palpable, pour finalement dire quelque chose qui met l'homme debout. Quand Jésus dit au paralytique de Capharnaüm : "Tes péchés sont pardonnés lève-toi et marche" (Mc,2, 10), certes, il nous est dit que l'homme a pris son brancard sous le bras pour marcher, mais 67 il nous est surtout dit que le pardon prononcé par le "fils de l'homme"(id,v.11) - quelle meilleure expression pour dire dans l'Evangile lui-même que le Christ est signe de naissance d'humanité ? - que cette tendresse de l'homme pour l'homme que Comte Sponville appellerait "Agapé" accomplit une oeuvre de remise en route, de "re-naissance". Et ceci "croyants"... n'est pas réservé aux Arrivé en ce point, vient une évidence : il ne suffit pas de dire que le divin est dans l'humain. Il faut se confronter à quelques grandes questions qui, depuis que l'homme est homme, ont fait que celui-ci a placé la divinité quelque part à distance de lui-même. J'ai retenu la question de la création, la question de la relation personnelle au divin c'est à dire la prière, et enfin la question du mal. Toutes trois déclenchent une sorte de "réflexe de Dieu" qui ici prend le rôle de grand horloger, là d'interlocuteur de chacun, ou là encore d'idole inutile, voire de persécuteur. Elles sont l'une ou l'autre 68 sources de croyances et de non-croyances dans beaucoup de spiritualités et beaucoup d'athéismes. Le chambardement dont je veux parler ici oblige à une espèce de "remise à zéro". Non pour condamner ou ignorer, mais pour retrouver le sens premier, enfoui au creux de ce qui fait l'homme, débarrassé des images et du prêt à penser. 69 70 3ème partie Questions 71 72 14 Divine origine Premier thème de la Bible, la question de la création est aussi parmi les premières que peuvent poser les enfants : "Qui a inventé la terre ?" "Pourquoi Dieu a fait des fleurs ?" "Comment est né Dieu ?"... Et ceci n'est pas réservé aux enfants, car il n'est pas rare qu'au terme d'une de ces discussions où l'on "refait" le monde surgisse une interrogation sur qui l'a "fait", au commencement, et qu'à bout d'arguments, un croyant peu convaincant et peut-être peu convaincu sorte pour finir : "mais enfin il faut tout de même que quelqu'un ait créé l'univers !". Je me souviens d'un débat acharné au cours d'une nuit de premier de l'an, où dans 73 une maison inondée de serpentins et autres cotillons, assourdis par le vacarme des enfants en plein combat de sarbacanes, nous devisions à trois sur l'origine de notre bonne vieille terre et de ses habitants, sur le souffle initial, l'évolution de la nature, la place de l'homme dans la création. Evidemment, nous n'étions pas d'accord, il fallut gâteau et champagne pour nous éviter une nuit blanche sur les obscures origines du monde... Est-ce un peu de ma culture scientifique ou la lecture de quelques livres ? Il se trouve que je me suis définitivement écarté de l'idée d'un grand créateur qui piloterait les évolutions de la nature dussentelles durer des millions d'années et non quelques jours comme le décrit le livre de la "Genèse". Dans le livre : "La plus belle histoire du monde"26, trois scientifiques de renom expliquent en termes simples l'essentiel des mécanismes qui ont conduit au monde tel que nous le voyons aujourd'hui : la terre, la vie, l'homme. Il est frappant d'y voir la continuité des choses, le rôle primordial du temps qui permet à la fois tous les ratages et toutes les réussites. On oublie parfois que n'apparaît à nos yeux que ce qui a traversé 74 les millénaires et donc a "survécu" aux dures lois de l'adaptation aux climats et milieux naturels. Tout le reste a disparu à l'image des dinosaures dont on ne retrouve que quelques fossiles ; et qui peut dire aujourd'hui si l'homme ne sera pas d'ici quelques milliers ou millions d'années, voire avant, dans la même impasse ? Est-ce à dire que l'univers qui nous entoure et dont nous sommes n'a rien à voir avec le divin ? Est-ce à dire que parce qu'il est le seul être vivant à se poser la question de ses origines, l'humain pour trouver une réponse, "crée le divin ?" Renversement radical, inversion des rôles ? En apparence seulement. Car au bout du compte reste l'énigme non de la lumière et de la ténèbre, non du firmament, des eaux, et de la terre, non du soleil de la lune et des étoiles, ni même des plantes, oiseaux et autres bestioles (car il est acquis aujourd'hui que l'apparition de la vie est due à la juste distance de la terre par rapport au soleil qui permet à l'eau d'être ni glace ni vapeur mais liquide), reste donc l'énigme de ce qui fait l'homme humain. 75 C'est encore la psychanalyste Marie Balmary qui, explorant le livre de la Genèse, en extrait un sens caché qui nous délivre enfin de toute croyance au surnaturel. Reprenant Gn,27,1 : "Dieu créa l'homme à son image à son image il le créa Homme et femme et les créa" Elle fait observer : "Après les différentes espèces (...) advient le couple adamique qui justement n'est pas une espèce. La genèse est aussi le livre où il n'est pas écrit : Elohim créa l'homme selon son espèce. Pas d'espèce humaine. Le mot résolument fait défaut. Le NOUS divin crée l'humain non pas "selon son espèce" mais "en son image", mâle et femelle."26 Quelle création ? "Dieu n'a pas créé l'homme"27 mais chaque jour, à chaque minute de chaque heure, apparaît sur cette terre un germe d'humanité, fruit d'une sorte d'aptitude offerte à chacun à sa naissance, image de la divinité. "Sur nous, Seigneur que s'illumine ton visage" disait déjà le psalmiste (Ps 4,7). " Que nous soyons unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité " dit encore l'ordinaire de la messe du dimanche. 76 Cette reconnaissance d'humanité n'est pas affaire de religion, elle est affaire d'homme ; affaire d'homme qui admet une fois pour toutes de ne pas appartenir à une espèce animale comme les autres. Lors d'une émission de télévision où il était invité pour son livre "L'homme-Dieu ou le sens de la vie", Luc Ferry, lui-même agnostique, invitait les athées à renoncer à cette sorte " d'intégrisme " qui oppose un refus non pas à toute croyance, mais à l'idée qu'il y a en l'homme un potentiel, une puissance, sans doute capable du pire, mais aussi du meilleur et qui, d'une certaine manière, est un peu plus que lui-même ; ce qu'il écrit en ces termes : "si les hommes n'étaient pas en quelque façon des dieux, ils ne seraient pas non plus des hommes. Il faut supposer en eux quelque chose de sacré ou bien accepter de les réduire à l'animalité". Transcendances mystérieuses, sacrées, qui nous relient parce qu'elles visent l'universel, mais aussi rapport à l'éternité, voire à l'immortalité"28. 77 78 15 Face à face Que dire de la prière ? Plus que les écrits, les pensées, les discours ou les théologies, elle a de quoi étonner l'incroyant. Elle est attitude, geste, chants, paroles, formules, silences. Souvent, elle n'est pas grande pensée mais plutôt cris, appels, joies, souffrances, désespoirs "Ne sois pas loin l'angoisse est proche Je n'ai personne pour m'aider (...) Je suis comme l'eau qui se répand Tous mes membres se disloquent" (Ps 21,12-15) N'y a-t-il pas dans cette sorte de "têteà-tête" avec le divin quelque chose d'étrange, voire de surréaliste pour qui exclut que l'on puisse s'adresser à l'invisible ? 79 Il m'arrive, au hasard d'une messe du dimanche de penser que quelqu'un d'une autre planète, ou seulement d'une autre culture pourrait rentrer là, écouter, observer. Que font-ils, à qui s'adressent-ils, pourquoi sont-ils là, que sont ces chants, à qui vont ces demandes, y a-t-il quelqu'un qui les écoute, qui est-il ? Car dans la prière, on s'adresse à Dieu, on lui parle, on implore son pardon, sa miséricorde, sa grâce, on bénit son nom, on chante ses louanges. Excepté peut-être dans la méditation bouddhiste, plus intérieure, on se tourne vers le tout-autre, un ou pluriel, comme vers "quelqu'un" qui peut écouter, comprendre, juger, compatir ou même intervenir ici-bas. Il est des épreuves de la vie, des cris perdus dans l'abîme, des silences infinis, qui rendent ce Dieu-là étranger, incompréhensible, peut-être même insupportable. La foi est-elle partie, emportée par les tempêtes qui ravagent, ou perdue dans les déserts de solitude ? Peut-être. 80 On peut tout abandonner, certains le font, le sens est devenu non-sens, retournement radical. Au mieux, la prière appartient à un autre monde, au pire elle est le fruit d'une crédulité enfantine. Cependant, dans le fatras des apparences, des formules et des croyances, on peut peut-être chercher ce qui, au fond du fond, demeure source de clarté. Christian Bobin répond ainsi, à sa manière, à la question "c'est quoi, au juste prier ?" "C'est faire silence. C'est s'éloigner de soi dans le silence. Peut-être est-ce impossible, peut-être ne savons nous pas prier comme il faut : Toujours trop de bruit à nos lèvres, toujours trop de choses dans nos coeurs. Dans les églises, personne ne prie sauf les bougies. Elles perdent tout leur sang, dépensent toute leur mèche. Elles ne gardent rien pour elles, elles donnent ce qu'elles sont, et ce don passe en lumière"29. Il faudrait pouvoir arrêter la cavalcade de nos pensées. Il faudrait pouvoir nous libérer de nos encombrements. 81 Il faudrait pouvoir inviter le silence, pas seulement autour, mais à l'intérieur. Il faudrait pouvoir se passer des mots, des images, des formules, des réassurances de toutes sortes pour qu'enfin, du plus profond de notre humanité, puisse poindre ce qui vient éclairer la nuit. Dans son journal intitulé "Une vie bouleversée" Etty Illesum, jeune juive hollandaise traquée par le nazisme, écrit ceci peu avant de partir pour les camps de la mort : "Il y a en moi un puits très profond, et dans ce puits, il y a Dieu. Parfois, je parviens à l'atteindre. Mais plus souvent des pierres et des gravats obstruent ce puits et Dieu est enseveli. Alors, il faut le remettre au jour. Il y a des gens, je suppose, qui prient les yeux levés vers le ciel. Ceux-là cherchent Dieu en dehors d'eux. Il en est d'autres qui penchent la tête et la cachent dans leurs mains, je pense que ceux-ci cherchent Dieu en eux-mêmes"30. Et elle ajoute un peu plus loin : "Quand je prie, je ne prie jamais pour moi, toujours pour d'autres, ou bien je poursuis un dialogue extravagant, infantile ou 82 terriblement grave avec ce qu'il y a de plus profond en moi et que pour plus de commodité j'appelle Dieu"31. C'est ce face à face avec ce qui, en moi, est plus que moi que je me risque à nommer prière. C'est de ce face-à-face que pourra peut-être surgir un bout d'humanité caché, oublié, étouffé. C'est dans ce face-à-face que pourront peut-être se prononcer les mots de la confiance : "Tu m'as répondu, et je proclame ton nom devant mes frères Je te loue en pleine assemblée" (Ps.21. 23) Si j'ai une affection particulière pour les monastères c'est peut-être à cause de ce face à face qu'on peut trouver dans le silence. Imaginez un office de Vigiles chez les cisterciens, à Tamié par exemple : quatre heures du matin, la voix pure du chantre s'élève dans la nuit ; on chante les psaumes ; cris millénaires, ils ne disent pas la morale, ni la théologie, ils disent la joie, la souffrance, la haine, la vengeance, les victoires et les défaites, les amis et les ennemis, l'amour et la mort, le Dieu bon et le 83 Dieu méchant comme peut se l'imaginer l'homme ; premier nocturne. Puis, le moine de service va éteindre les lumières ; toutes, à l'exception d'une faible lueur au fond de l'église. Silence. Vingt minutes de silence absolu dans la nuit absolue. On peut dormir ; moi qui m'endors au feu rouge dans ma voiture, les matins de grande fatigue, là je ne m'endors jamais, c'est comme si le silence de la nuit me tenait éveillé face à moi-même. Parfois, je me désole de ne pouvoir faire autre chose qu'un vagabondage désordonné où les images se succèdent sans lien ni cohérence ; on envie toujours un peu les grands esprits capables d'une méditation digne de ce nom... La lumière revient, l'orgue reprend la mélodie, on chante ; second nocturne, des psaumes, des psaumes encore, jusqu'à ce que le son des cloches annoncent la fin de l'office ; en été le jour se lève alors à peine et la nature environnante résonne tout entière de la musique des milliers d'oiseaux qui saluent la venue de la lumière. Silence, musique, lumière. La lumière est celle que l'on retrouvera sur le visage des moines dans la journée. Tous ceux qui se sont promenés au voisinage d'un monastère vous le diront. Rayonnement de l'intérieur qui effleure comme une caresse 84 le passant d'un jour et dont il garde, quelque part dans sa mémoire, un souvenir fugitif qui a un goût d'infini. 85 86 16 Soir de printemps C'était un soir de printemps, un de ces soirs d'avril où la nuit enveloppe encore trop vite les bourgeons qui grossissent et le cerisier déjà en fleurs, patient travail de la création, renaissance de la vie. Seule la flamme vacillante d'une bougie éclairait dans la maison cette nuit sombre. Tout près de la flamme, le père et les deux enfants faisaient la prière du soir, comme tous les soirs depuis quelques jours. Le père ne trouvait pas les mots, il proposa le "Notre père", prière pour les soirs vides, comme ce soir là. 87 On termina comme d'habitude : "car c'est à toi qu'appartiennent, le règne, la puissance et la gloire pour les siècles de siècles". - Vous savez, dit le père, quand on dit ça, on a l'impression que Dieu est vraiment toutpuissant, qu'il a créé le ciel et la terre, qu'il peut faire un peu ce qu'il veut. Mais si c'était comme ça, est-ce qu'il y aurait autant de souffrance et de malheur, est-ce qu'il aurait laissé mourir maman ? Peut-être que la toute-puissance n'est pas celle qu'on croit, peut-être que c'est plutôt la puissance... Le plus jeune des enfants interrompit le père. - ...de l'amour, dit-il. Le père ne trouva rien à ajouter. Ils restèrent un instant à regarder la flamme, fragile ; puis les enfants regagnèrent leur chambre. 88 17 Cruauté Dire avec Luc Ferry, philosophe de nos temps modernes que "l'amour, autrefois réservé à la divinité s'est humanisé32", n'estce pas faire erreur ? Il y a les guerres et massacres en tous genres, peuples tenus en soumission, privés de terre et de liberté, enfants affamés, affrontements sanglants ici, égorgements aveugles là-bas, adolescents prostitués, femmes asservies, cloîtrées, bâillonnées, prisonniers torturés, condamnés à mort. Effarante cruauté. Il y a l'implacable logique des systèmes économiques, les "lois du marché" qui fabriquent les exclus ordinaires du travail, du logement, de la reconnaissance... 89 Il y a pire que tout cela encore, moins visible, plus ordinaire, plus sournois, pire que le rejet par un système, pire que l'hostilité, pire même que la cruauté ; il y a l'abandon, la négation de tout espoir, l'indifférence absolue, la tristesse infinie, la non-humanité. Dans le récit de son séjour à Auschwitz, Primo Levi33 raconte le malheur inimaginable, la cruauté froidement organisée, la faim, le froid, la maladie, le travail de forçat, la " sélection " des plus faibles pour les chambres à gaz, mais cela n'est rien ou presque. Car plus que l'extermination des corps, c'est l'extermination des cœurs qui constitue le fond du drame. On aimerait lire des épisodes de solidarité, des combats menés ensemble, du soutien pour les faibles, un souci du partage dans le plus grand dénuement commun, il n'en est rien. Le vol est la règle, la plus grande angoisse n'est pas de ne rien manger, mais de ne plus retrouver sa cuillère en fer blanc au sortir du mince filet d'eau froide qui sert de douche ; la loi des échanges est celle du marché noir, il faut céder une ration de pain pour obtenir une aiguille et un fil ; et le jour de la " sélection " pour le départ vers la mort, on s'empresse 90 d'interroger les plus délabrés pour savoir de quel côté de la feuille ils ont été cochés, et on se réjouit d'avoir été coché de l'autre. C'est cette " dés-humanisation ", à la fois source et produit du " dés-espoir " que j'ai envie d'appeler " enfer ". Car ici l'humanité est niée au point d'être détruite ou si profondément enfouie qu'il lui est impossible de resurgir. L'espoir s'est éteint, noyé dans la boue, englouti dans les sables mouvants de l'oubli. Il ne reste que quelques instincts de survie, à peine entretenus par le bol de soupe quotidien et la ration de pain noir. " Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes, leur humanité est morte, ou eux-mêmes l'ont ensevelie sous l'offense subie ou infligée à autrui "34. C'est pourtant dans ce monde volontairement et méthodiquement réduit aux horizons étroits de l'animalité que parvient à surgir ce qui, au bout du compte, va maintenir pour certains une vie d'homme. Dans son livre, Primo Levi ne laisse filtrer que peu de rayons de lumière, mais l'un d'entre eux, évoquant un de ses compagnons de misère, est " vital " : " c'est à Lorenzo que je dois d'être encore vivant aujourd'hui (...) Lorenzo était un homme : son humanité était pure et intacte, il 91 n'appartenait pas à ce monde de négation. C'est à Lorenzo que je dois de n'avoir pas oublié que moi aussi j'étais un homme "35 Les camps d'extermination nazis sont évidemment une extrémité dans le registre de ce qui peut conduire l'homme à la tristesse absolue, mais il n'est pas besoin de monter si haut dans l'échelle de l'horreur pour trouver l'absence d'espoir. Car il existe une tristesse ordinaire, "la tristesse banale et lugubre du quotidien36 " Celle du bon employé, qui accomplit la tâche demandée depuis des lustres et qui en veut silencieusement au patron, aux collègues, au monde entier, d'être bientôt oublié dans un coin de bureau. Celle de l'enfant, perdu dans une maison sans amour, emmuré dans les silences ou dans les cris de ses parents déchirés. Celle de la vieille dame, brisée de solitude, qui sort deux fois par jour chez l'épicier pour parler du temps qu'il fait. Celle des époux qui ne savent plus s'ils s'aiment, ils ont oublié les couleurs du bienêtre ensemble, ils continuent à vivre l'un à côté de l'autre, parce que c'est plus simple, par habitude. 92 Ces tristesses-là sont filles de l'absence. Absence de sourire, absence de l'autre, absence d'amour. Bellet dirait qu'elles sont " l'inverse absolu de la tendresse 37 ". Mais il en est encore une forme moins visible, qui se cache sous les habits d'un certain bonheur, c'est celle de l'homme de la rue, vous, moi, hier, aujourd'hui ou peut-être demain ; il n'a pas de quoi être triste, aucun malheur ne lui arrive, il a du travail, une famille, des enfants, ce qu'il faut d'argent pour satisfaire ses envies, ce qu'il faut de distractions pour supporter le temps qui passe. Il a tout pour être heureux et pourtant la tristesse le gagne, insidieuse, inexplicable, irrémédiable. Son univers est comme sans issue, aucun vent ne le pousse vers le large, aucune flamme ne vient éclairer son cœur sombre. Il arrive même qu'il soit croyant, mais il croit plus en Dieu qu'en l'homme dont il ne tire qu'amertume et déception, décidément il n'a rien à attendre des autres, il faudra qu'il " s'en sorte " lui-même. J'ai croisé un jour, au hasard d'une soirée entre amis, un de ces hommes. Aimable, de bonne compagnie, travail, famille, enfants, passionné de nature et d'écologie, chacune de ses paroles était peintes en noir, le monde n'était que 93 corruption, tout acte n'avait pour mobile que l'intérêt ; la gratuité ? Un leurre ! La générosité ? Que de naïveté ! L’amour ? Mon pauvre monsieur, regardez un peu autour de vous ! Je risquai une percée sur quelque dictature abolie, quelques progrès des droits de l'homme, quelque processus de paix, devant ses haussements d'épaules, je fini par lui demander comment il voyait l'avenir de cette humanité naufragée. " La guerre " me dit-il, " je ne vois rien d'autre qu'une guerre mondiale ". Tristesse absolue, triomphe de l'absurde. C'est François Varillon qui constate après avoir observé les bonheurs et les malheurs de l'homme : " l'existence, n'est pas absurde, elle est contradictoire38 ". C'est aussi ce que dit en d'autres termes la sagesse orientale : " Dans l'obscurité existe la lumière ne regardez pas avec une vision obscure. Dans la lumière existe l'obscur, ne regardez pas avec une vision lumineuse. Lumière et obscurité créent une opposition, 94 mais dépendent l'une de l'autre comme le pas de la jambe droite dépend du pas de la jambe gauche39 " Nous voilà à la frontière, disons plutôt la croisée des chemins ; non pas celle où croyants et incroyants partent chacun de leur côté, car il est des croyants désespérés et des athées confiants et les deux directions à choisir sont justement la confiance ou le désespoir. On peut vivre sans histoire, sans espoir et finalement sans goût pour l'existence. On peut mourir en cueillant ça et là les fleurs de la vie, avec une confiance non pas dans un hypothétique et rassurant au-delà céleste, mais dans ceux qui donnent leur présence, leur simple présence comme un cadeau, témoin d'une humanité qui peut donner et partager et qui, ce faisant, touche à l'infini. " L'amour n'est possible que par l'infini mis en moi "40 dit Lévinas. 95 96 18 S. S. est de grande taille, plutôt mince, on pourrait dire qu'elle a une grâce naturelle. Son nez légèrement en trompette donne l'impression d'une sorte de fierté à moins que ce ne soit un signe extérieur de je ne sais quelle sensibilité au parfum de la vie. Elle doit sans doute des gestes expressifs, souples, amples, à son métier d'artiste. Christiane était allée frapper à sa porte, voisine, un jour de spleen où l'on se sent seul au monde avec un poids trop lourd à porter tout seul. Elles se croisaient jusqu'alors au sortir de l'école en allant chercher les enfants ; un sourire, à peine un bonjour. Ce jour de juin, elle avait osé. Elle avait tout raconté, le cancer, la douleur, 97 l'angoisse, le mari, les enfants. S. l'avait accueillie, écoutée. Elles ne se sont plus quittées jusqu'au dernier jour. Quand la grande fatigue immobilisa Christiane à la maison, au début S. téléphonait. Puis, elle décida d'arrêter, les mots seuls ne peuvent rien devant l'absurde souffrance. Alors, elle rendait visite, comme ça, sans prévenir. Je les trouvais parfois toutes les deux assises au salon, en rentrant du bureau. Elles parlaient enfants, peinture, amour parfois, ou bien, les jours d'épuisement, ne parlaient que très peu. S. avait, avec Christiane cette proximité qui autorise à se suffire de la présence de l'autre, sans s'obliger à meubler le silence. Elle savait offrir une présence légère, sans contraintes qui contrastait avec le drame quotidien d'une vie qui s'en va. Un soir Christiane, déjà en fauteuil roulant, n'était pas à la maison, on m'informe qu'elle a voulu qu'on l'emmène voir S., dans la rue d'à côté. Je la trouve enjouée, respirant la vie avec bonheur... Quand j'écoute Rossini dans ses oeuvres sacrées, sa petite messe solennelle par exemple, ou bien le Stabat Mater, je 98 pense parfois à S.. Une musique légère sur une situation insoutenable, trois notes de piano pour accompagner un kyrie, un envol de ténor pour dire la mère au pied de la croix, Je sais que S. a, sans même s'en rendre compte, offert à Christiane l'essentiel de ce dont elle avait besoin : chaleur, présence, légèreté. Proximité de la vie, au voisinage de la mort. 99 100 Epilogue 101 102 Eternité Avez-vous déjà écouté le " Miserere " d'Allegri ? Les voix d'hommes et de femmes entrent ensemble, paisibles, sereines, s'entremêlent, s'alternent, s'épousent d'un même mouvement. Soudain, quelques hommes prononcent, lentement, majestueusement, sur une même note, une seule et unique phrase à l'unisson, sorte d'appel tranquille en attente d'un écho. La réponse surgit du silence, lointaine, d'un chœur venu d'ailleurs, comme si les uns et les autres étaient aux deux bouts d'une gigantesque cathédrale. Alors se produit l'inattendu, au détour d'une mesure presque ordinaire, s'élève des choeurs lointains une voix de femme seule, claire, pure. Elle se détache, prend son envol 103 vers dans les hauteurs, va sur deux notes faire un petit tour du côté de l'infini pour se reposer, légère, au milieu du silence. La première fois que vous entendez ça, vous retenez votre souffle, vous êtes porté à lever les yeux, à suivre l'invisible du regard. Ensuite, vous guettez le retour de cette voix magique qui vous emmène vers les sommets, le retour de ce moment inoubliable à la fois infiniment court et infiniment grand. Car la voix revient, plusieurs fois, au détour de la même mesure, fidèle à une sorte de promesse. La mélodie se répète, égale à elle-même, juste avec quelques nuances dans le ton qui métamorphosent la monotonie du chant jusqu'à lui donner les couleurs de la vie. Lorsque les dernières notes se posent, on voudrait qu'il y en ait encore, toujours. Un jour j'ai glissé un enregistrement du " miserere " dans mon autoradio, sans doute entre deux tubes d'une " Fun radio " quelconque. Plus un mot à bord. L'adolescente de seize ans qui était là n'en revenait pas de rester suspendue à ce qu'elle appelait d'ordinaire une " musique de messe ". 104 Par quel miracle quelques notes d'une musique peuvent-elles donner ainsi, sur des mots qui disent la misère humaine, une image de l'immortel ? On raconte que le pape, en ce début de dix-septième siècle, après audition, aurait immédiatement interdit que l’œuvre fût jouée en public de crainte peut-être qu'elle ne procurât trop d'émotion, voire trop de plaisir au petit peuple de croyants de l'époque et qu'ainsi son salut éternel en fût compromis. Le secret papal dura plus de deux cents ans... Ah comme je crains que ce malheureux pape n'ait rien compris à l'éternité ! Sans doute pensait-il qu'elle se mesurait avec des horloges célestes dotées de mouvements perpétuels capables de compter les siècles des siècles, à l'infini, dans un audelà gagné ici-bas à force de renoncement. A moins que ne lui soit venu à l'esprit en écoutant Allegri qu'elle était là, à portée de cœur, ici et maintenant, non dans la durée, mais dans l'intensité. Chambardement dans la théologie ordinaire. Allez dire à la pâte humaine broyée de malheur, que l'au-delà n'est pas pour après la mort mais pour tout de suite, dans la 105 puissance d'une émotion, dans le sourire d'un enfant, dans l'intensité d'une rencontre, dans la force d'un amour ! Allez expliquer qu'une musique qui vous transporte pour trois secondes dans un ailleurs inconnu est comme un reflet de tous ces moments fugitifs où le temps s'arrête, et où l'éternel fait irruption dans la vie. L’œuvre d'Allegri est de ces oeuvres d'art qui semblent dotées d'un pouvoir étrange, celui de dire comme ça, d'un bloc et au premier contact, quelque chose qui est à la fois de l'homme et de l'au-delà de l'homme, c'est à dire plus que l'homme. Je pense encore à " la création d'Adam " de Michel Ange au plafond de la Chapelle Sixtine. Pas tant pour ce Dieu barbu entouré d'une myriade de chérubins, ni même pour ce bel Adam nonchalamment allongé sur notre vieille terre, mais pour le mouvement de leurs mains qui en fait le trait d'union. Il y a dans ces mains tout le mystère de la naissance d'une relation vraie, peut-être d'une histoire d'amour. Il y a ce qu'il faut d'humain et ce qu'il faut de divin. Pas de geste trop net ni de mouvement trop décisif, mais la juste distance des deux index qui ne se touchent pas encore, invitation légère, mise en présence, intensité de ce qui se joue 106 là et qui restera gravé à jamais, immortel instant. Il se trouve que le " miserere " fut chanté tous les ans depuis sa création pour la Semaine Sainte, y compris durant les deux siècles de secret, dans la Chapelle Sixtine... Hasard sans doute, mais il me plaît de songer que dans la Rome éternelle se rencontrent une fois l'an depuis des siècles, deux oeuvres humaines qui allument ici-bas les lumières de l'infini. 107 108 Notes : 1. Eugen Drewermann, Dieu Immédiat, DDB p107. 2. Sœur Emmanuelle, Jésus tel que je le connais DDB-Flam. p94 3. Maurice Bellet, Sur l'autre Rive, DDB p.60 4. Maurice Bellet ? Incipit ou le commencement DDB p.8 5. Marie de Hennezel, La mort Intime, Robert Laffont p.17 6. Cité par Gwendoline Karczyk et Pierre Jean Labarrière dans : Maître Eckhart ou l'empreinte du désert, Albin Michel p. 126 7. id p. 127 8. id p. 97 9. Cité par Maurice Bellet dans l'extase de la vie, DDB p. 159 10 André Conte Sponville, Petit traité des grandes vertus, P.U.F. 11. Id p. 353 12. id p. 357 13. Luc Ferry, l'homme Dieu ou le sens de la vie, Grasset 14. Maurice Bellet, L'épreuve. 15 Luc Ferry, l'homme Dieu ou le sens de la vie, Grasset p.247 16. Eugen Drewerman, Dieu Immédiat, DDB p.119 17. Jean-Paul Sartre, l'existentialisme est un humanisme, folio p.76 18. citée par Jean-Marie Pelt dans : Dieu de l'univers, Fayard p 161 19. M. Bellet, La voie, Seuil p.10 20. Marie Balmary, Le sacrifice interdit, Grasset p.203 21. Cité par Gwendoline Karczyk et Pierre Jean Labarrière dans : Maître Eckhart ou l'empreinte du désert, Albin Michel p.18. 22. M. Bellet, l'Autre Rive, DDB p.61-23 23. Id p.62-63 24. M. Bellet, Le Lieu perdu, DDB p.160. 25. Marcel Légaut, méditation d'un chrétien du XXème siècle, Aubier p. 267 25. Hubert Reeves, Joel de Rosnay, Yves Coppens, Dominique Simonet, La plus belle histoire du monde, Seuil. 26. Marie Balmary, la divine origine, Grasset p.77-78 27 id sous titre de "la divine origine" 28 Luc Ferry, l'homme Dieu ou le sens de la vie, Grasset p.241 29 Christian Bobin, Une petite robe de fête, Folio p.55 30 Etty Hillesum, Une vie boulevesée, Seuil p. 58 31 Etty Hillesum, Ibid p.171 109 32 Luc Ferry, L'homme Dieu ou le sens de la vie, Grasset p.128 33 Primo Levi, Si c'est un homme, Presses Pocket 34 ibid p. 130 35 ibid 36 Maurice Bellet, La voie, Seuil p.75 37 Ibid p.76 38 François Varillon, L'humilité de Dieu, Centurion p.36. 39 San Do Kai : Maitre Sekito, dans : Paroles zen, Marc Smedt, Albin Michel p.17 40 Emmanuel Levinas, Dieu, la mort et le temps, poche p.255 110 TABLE Page 1ère partie : Partout et nulle part 7 - 1 Souche - 2 La nuit - 3 30 ans 9 13 17 2ème partie : Exploration 21 - 4 L'Auvergnat. - 5 D... - 6 Qu'est-ce qui reste ? - 7 Chambardement 37 - 8 M... - 9 Présence - 10 Au risque de se perdre - 11 L'ange et le sacré - 12 Marie-Thérèse - 13 Le Galiléen 23 29 33 3ème partie : Questions 71 - 14 - 15 - 16 - 17 - 18 Divine origine Face à Face Soir de printemps Cruauté S. Epilogue 73 79 87 89 97 101 Eternité 103 111 47 51 53 55 59 63 Quand l'hiver a rempli le coeur, Quand il ne reste plus rien, plus de désir, plus de plaisir, Quand l'ombre de la solitude s'allonge à l'infini, comme au soleil couchant, Quand le corps est dévasté par la maladie qui ronge, un peu, chaque jour. Quand le coeur n'en peut plus d'espérer encore, Quand la mort va frapper, dure, implacable, irrémédiable, Quand Dieu reste sourd aux appels du désespoir, sourd et muet, pas de réponse, personne au bout du fil, ça sonne, ça sonne, jusqu'à ce qu'on raccroche, Qu'est ce qui reste ? Voilà la question. On peut disserter à loisir sur le sens de la vie, c'est sur ce mur infini de l'absurde que viennent s'écraser les pensées bien construites, ne laissant d'elles qu'un petit tas de mots inutiles... Ce livre est la rencontre d'une question et d'une histoire. La question me vient de l'enfance, quand je tentais vainement d'expliquer Dieu à mon voisin de classe. L'histoire est mon histoire, traversée par la mort, au beau milieu de la vie. J.M.P. 112