UNIVERSITE CATHOLIQUE DE LOUVAIN Institut Supérieur de Philosophie La dignité humaine : entre éthique et anthropologie Dissertation présentée en vue de l’obtention du titre de licenciée en Philosophie et Lettres Par Aude Brochier Sous la direction de Monsieur le professeur Michel Dupuis Année académique 2006-2007 1 Remerciements Nos premiers remerciements iront à mes promoteurs, à Olivier Depré, qui nous ont orientées dans les débuts tâtonnants de ma réflexion si vaste sur la dignité humaine, ainsi qu’à Michel Dupuis qui, en cours de route, a accueilli avec enthousiasme notre projet et qui nous a permis, grâce à sa guidance critique et chaleureuse ainsi qu’à sa disponibilité, de finir notre travail dans les temps. Depuis que nous travaillons sur cet ouvrage, nous avons bénéficié de nombreuses remarques et conseils judicieux ; nous aimerions ici exprimer notre gratitude à ceux qui nous les ont adressés, et plus particulièrement à François, Eric Vermeer, Bon-papa, Wassim et Christophe Rouart qui ont accepté de lire les versions précédentes de ce texte, partiellement ou même entièrement. Leur aide nous a été fort précieuse et nous a permis de corriger de nombreuses erreurs. Tout au long de la rédaction, nous avons pu également rencontrer et discuter avec des personnes qui nous ont éclairées dans notre réflexion et qui l’ont enrichie par leur avis personnel. Leur regard avisé, critique mais bienveillant sur ce travail, a contribué pour une grande partie à son évolution. Un merci particulier à : Marc, Olivier Bonnewijn, Emmanuel Tourpe, Vincent Triest, Pierre-Olivier Arduin, Eric de Rus, Pierre Protot. Nous avons également reçu une aide précieuse de la part du Père Jacobs et de François-Xavier Putallaz, qui nous ont très aimablement fourni une source d’inspiration en mettant à notre disposition leur documentation et leur bibliographie abondante sur le sujet. Nous souhaitons encore témoigner notre reconnaissance chaleureuse à deux de nos confrères philosophes, Marie-Françoise et David, ainsi qu’à nos cokotteurs, qui nous ont encouragée et accompagnée dans ce travail difficile et délicat. Nous ne voudrions pas oublier tous ceux et celles qui ont accepté d’être interviewés dans le cadre de cette étude sur la dignité humaine. Merci à Clotilde Nyssens, Philippe Mahoux, Jeanine Stiennon, Marie Frings, Sylvie Bauvois, Alain Schoonvare, Monsieur 2 Abramovick, Xavier Muller, Monsieur Marthoz, Catherine Struyve, Maître Bertrand Matthieu, Père Piet Vandevoorde. Ils nous ont permis, grâce à leur expérience sur le terrain, d’entrer dans le vif du sujet et de définir certaines lignes de conduites. Mais nous ne saurions parler de gratitude, sans penser à François qui, par sa présence constante, affectueuse et patiente, a été bien davantage que les causes occasionnelles d’un climat propice à la vie heureuse, gage d’un travail gratifiant au moins pour l’auteur ; à son intention il est inutile d’ajouter des mots (il y en a déjà assez dans ce volume) nous nous bornons à lui dédier cet ouvrage. 3 Table des matières Remerciements ................................................................................................................................. 2 Table des matières ............................................................................................................................ 4 Introduction ...................................................................................................................................... 7 Analyse systématique du concept de dignité .................................................................................. 18 I. Un sens social et politique : la dignité comme honneur ......................................................... 18 II. Un sens moral et religieux : la double genèse, stoïcienne et chrétienne, du concept de dignité .................................................................................................................................................... 20 A. Le stoïcisme ....................................................................................................................... 20 B. La tradition judéo-chrétienne : l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ..... 22 1. La distinction entre « image » et « ressemblance »........................................................ 23 2. L’âme spirituelle de l’homme ........................................................................................ 24 3. Image imparfaite mais image universelle et inaliénable ................................................ 25 4. Image statique et image dynamique ............................................................................... 25 III. Pic de La Mirandole ............................................................................................................. 28 IV. La dignité au siècle des Lumières : la dignité d’un être de raison et de liberté. .................. 29 V. Utilitarisme : dignité et qualité de vie ................................................................................... 34 Le concept de dignité aujourd’hui .................................................................................................. 38 I. Introduction : Mourir dans la dignité… Oui ! Mais quelle dignité ? ...................................... 38 II. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 ................................................ 39 A. Le droit et la dignité .......................................................................................................... 39 B. La dignité, principe inaliénable d’humanité ...................................................................... 42 III. Transition : deux modèles du « bien mourir » ..................................................................... 44 IV. Définition de l’euthanasie. ................................................................................................... 46 V. L’Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité .......................................................... 48 A. Présentation de l’A.D.M.D. : ce qu’elle est à partir de ce qu’elle dit d’elle-même .......... 48 B. L’A.D.M.D. et sa conception de la dignité ........................................................................ 49 1. La dignité comme forme ou la dignité dans l’image de soi ........................................... 49 a. Une dignité de l’homme liée à son intégrité physique et surtout mentale .................. 49 b. Le souci de son image ................................................................................................ 51 c. La perte de dignité ...................................................................................................... 52 4 2. Mourir : décision et action ............................................................................................. 53 a. La dignité subjective : quand la dignité égale liberté individuelle ............................. 53 b. Le regard des autres .................................................................................................... 54 c. Un homme qui revendique la maîtrise de sa mort au nom de sa liberté ..................... 56 3. La confusion entre dignité et liberté ............................................................................... 58 a. La dignité se fonde sur la liberté comprise comme autonomie .................................. 58 b. L’autonomie se fonde sur la raison humaine ............................................................. 59 c. La raison est fondée sur sa capacité d’exercice .......................................................... 61 VI. Conclusion : l’homme est à lui-même sa propre mesure ..................................................... 61 Dignité et dualisme anthropologique : l’exemple de l’A.D.M.D. .................................................. 65 I. Introduction : le problème de la relation de l’âme et du corps. .............................................. 65 II. Clarifications conceptuelles ................................................................................................... 67 A. Définition commune du dualisme ..................................................................................... 67 B. Définition de l’âme ............................................................................................................ 68 C. Définition du corps ............................................................................................................ 69 III. Les sources philosophiques du dualisme : les pensées de Platon et de Descartes. .............. 69 IV. Le dualisme anthropologique aujourd’hui ........................................................................... 73 A. L’éclipse de l’âme ou la confusion entre âme, conscience et esprit .................................. 73 B. Le dualisme corps / Sujet (esprit, âme) ............................................................................. 75 C. Corps haï, corps chéri ........................................................................................................ 76 1. Le mépris du corps humain ............................................................................................ 76 2. L’idéalisation du corps humain ...................................................................................... 77 3. Un clivage ontologique .................................................................................................. 79 V. L’A.D.M.D. et un certain dualisme anthropologique............................................................ 80 A. « Mal à mon corps, mal à ma tête »................................................................................... 80 B. L’adieu au corps ................................................................................................................ 81 C. L’exaltation de la raison et la réduction de l’homme à celle-ci ......................................... 82 VI. La médecine et un certain dualisme anthropologique .......................................................... 83 A. L’objectivation du corps : le rôle de la médecine.............................................................. 83 B. La médecine anatomiste .................................................................................................... 85 C. La dignité du corps-machine ou du corps-objet ................................................................ 87 5 VII. Une variante du dualisme anthropologique : avoir ou être son corps ? .............................. 87 A. Le mystère du corps .......................................................................................................... 87 B. « J’ai un corps » : le corps-objet ........................................................................................ 89 C. Rappel ................................................................................................................................ 91 D. « Je suis un corps » : le corps-sujet ................................................................................... 92 1. La dignité du corps-sujet ................................................................................................ 93 VIII. Conclusion : être ou ne pas être (son corps), telle n’est pas la question ........................... 94 Dignité et sentiment de dignité ....................................................................................................... 96 I. Deux manières de penser l’unité de l’homme ......................................................................... 96 A. Le dualisme : une mauvaise position du problème ........................................................... 96 B. Penser la distinction sans la séparation.............................................................................. 98 II. La philosophie des soins palliatifs : redécouverte d’une vision plus unitaire de l’homme . 100 A. Une alternative à l’euthanasie ......................................................................................... 100 B. Un accompagnement et une relation ............................................................................... 101 C. La dignité en soins palliatifs ............................................................................................ 103 III. Une troisième voie ............................................................................................................. 103 A. Le paradoxe de la dignité ................................................................................................ 103 B. La dignité ontologique ..................................................................................................... 104 C. Le sentiment de dignité.................................................................................................... 106 1. La relation et la reconnaissance, sources du sentiment de dignité ............................... 107 2. Une conception individualiste de la dignité ................................................................. 109 3. Objections possibles ..................................................................................................... 110 4. Dignité et liberté du sujet ............................................................................................. 111 D. Circulations au cœur de la dignité ................................................................................... 112 1. La métaphore de la source ............................................................................................ 113 2. La nécessaire articulation des deux pôles .................................................................... 113 3. La dignité comme don mais aussi comme tâche .......................................................... 116 Conclusion .................................................................................................................................... 119 Bibliographie ................................................................................................................................ 127 6 Introduction Nous avons choisi ce sujet de mémoire pour plusieurs raisons : tout d’abord, parce que les discussions actuelles se réfèrent sans cesse à la notion de dignité. Du droit à la politique en passant par la philosophie, l’économie, la médecine, les nouvelles technologies de l’information et de la communication, la dignité humaine constitue la valeur suprême, la bouée de sauvetage permettant de sauver l'humanité du naufrage. Elle semble être considérée aujourd’hui comme une qualité qui dépasse la vie même. En effet, l’occident a pu découvrir avec horreur, lors des procès de Nuremberg, qu’il était possible de détruire plus que la vie : l’humanité de l’être humain, sa dignité. Cette réflexion a infléchi le juridique : le principal droit à protection absolue admis dans les divers codes nationaux et internationaux est, non pas la vie, mais la dignité humaine. C’est elle qui fonde l’interdit de l’esclavage, des traitements dégradants et inhumains. Le droit à la vie, lui, n’est garanti que par une protection presque totale mais qui connaît quelques dérogations : les différentes législations admettent la légitime défense, la guerre et, pour certaines, la peine de mort. Il semble donc que l’expression « dignité humaine » a pris la relève de celle de « sacralité de la vie ». C’est dire l’importance de ce nouveau concept qui vient remplacer, dans les fondements de la civilisation, l’ancienne valeur morale : « Tu ne tueras point. » Thomas De Koninck résume: « Ce qui permet de mettre ma vie en jeu est manifestement quelque chose de plus que la vie: être reconnu par l'autre comme porteur d'une qualité dépassant la vie même, la dignité humaine; que l'autre me reconnaisse cette qualité. »1 Ensuite, l’occasion d’approfondir le thème de la dignité nous permet d’affirmer une fois de plus que la philosophie n’est pas un « truc » pour intellectuels tordus, ou rêveurs décrochés de la réalité. Elle consiste avant tout, selon nous, en une réflexion et une confrontation au réel tel qu’il se présente à nous. Notre méthodologie comprendra donc essentiellement une approche phénoménologique ou descriptive. C’est aussi pourquoi, nous privilégierons une réflexion personnelle et non l’étude approfondie d’un philosophe en particulier. Cela n’exclut pas bien sûr les nombreuses références aux auteurs. Cela signifie 1 DE KONINCK, T., LAROCHELLE, G., (coord.), La dignité humaine. Paris, PUF, 2005, p.35. 7 simplement que, vu l’immensité du sujet et les nombreux auteurs qui s’y réfèrent, nous avons préféré ne pas nous limiter à un seul d’entre eux. Enfin, l’étude du concept de dignité nous paraît de la plus haute importance car il révèle, selon nous, la crise anthropologique que traverse nos sociétés occidentales aujourd’hui. En effet, la crise de notre temps semble n’être pas tant d’ordre constitutionnel ou économique, mais plutôt d’ordre éthique, anthropologique ou métaphysique. 2 C’est pourquoi nous pouvons dire que le problème central de la reconstruction spirituelle de notre société se trouve dans le problème de l’homme : « On ne le dira jamais trop fortement, écrit Gabriel Marcel, la crise que traverse aujourd’hui l’homme occidental est une crise métaphysique ; il n’y a probablement pas de pire illusion que celle qui consiste à s’imaginer que tel ou tel aménagement social ou institutionnel pourrait suffire à apaiser une inquiétude qui vient du tréfonds même de l’être. 3 » Max Scheler exprime cette inquiétude en ces termes : « Dans les dix mille ans de l’histoire, nous vivons la première époque dans laquelle l’homme est devenu pour lui-même universellement et radicalement problématique : l’homme ne sait plus qui il est et il se rend aussi compte qu’il ne le sait pas. » 4 Gevaert continue : « Dans ce contexte de perte d’identité, d’incertitude et d’égarement par rapport à l’image de l’homme, la réflexion philosophique, critique et systématique sur l’être et sur le sens de l’homme devient un des devoirs les plus urgents de notre époque. Par conséquent, les tentatives pour élaborer une nouvelle anthropologie philosophique sont caractéristiques de nombreux penseurs. »5 Nous n’oserions pas nous considérer comme un de ces nombreux penseurs. Toutefois, notre travail se veut être une humble participation à l’élaboration de cette nouvelle anthropologie philosophique. Et le concept de dignité permet, il nous semble, de contribuer à cela. En effet, les approches de la dignité humaine sont aussi diverses que les cultures, les Nous ne chercherons pas ici à distinguer l’éthique de la morale. Ce n’est pas notre objectif principal. MARCEL, G., Les hommes contre l’humain, Paris, Editions du Vieux Colombier, 1951, p. 33. 4 SCHELER, M., Philosophische Weltanschauung, Bonn, 1929, p. 62; voir aussi MARCEL, G., L’homme problématique, pp. 73-74. cité dans SGRECCIA, E., Manuel de bioéthique, Les fondements de l’éthique biomédicale (trad. R. Hivon), Montréal, Wilson & Lafleur Itée, 1999, p. 109. 5 GEVAERT, Il problema dell’uomo, p. 8 : Jolif J.Y., Comprendre l’homme : introduction à une anthropologie philosophique, Paris, 1967, pp. 19-20., cité dans SGRECCIA, E., Manuel de bioéthique, Les fondements de l’éthique biomédicale (trad. R. Hivon), Montréal, Wilson & Lafleur Itée, 1999, p. 109. 2 3 8 savoirs et les croyances qui nourrissent les débats. Pourtant, par delà la multiplicité des points de vue, c’est bien de l’humanité dont il s’agit, de son présent, de son avenir, d’une humanité non pas abstraite mais incarnée dans la personne humaine au singulier. C’est donc en réfléchissant à cette notion de dignité humaine que nous pouvons cerner ce que nous entendons par cette humanité en l’homme qui peut être menacée. Et inversement, c’est en méditant sur l’humanité de l’homme, sur sa nature que nous pouvons définir en quoi consiste sa dignité. Pourtant, la tâche n’est pas si simple qu’elle ne paraît. Même si les termes de dignité et d’humanité s’éclairent mutuellement, leur définition est loin d’être évidente. Qu’est-ce que la dignité ? Qu’est-ce que l’humanité ? Qu’est-ce que l’Homme ? Comme le disait Max Scheler, « l’homme ne sait plus qui il est et il se rend aussi compte qu’il ne le sait pas. »6 La définition de la dignité nous semble donc si ardue parce que, étant étroitement liée à celle de l’homme, la définition de l’homme est elle-même loin d’être simple. C’est pourquoi, il nous apparaît fondamental de nous interroger sur l’être de l’homme afin de connaître sa dignité. Pour ce faire, nous avons organisé notre développement autour de la notion de dignité. Elle est la notion cardinale, charnière de nos propos. Charnière, car nous la situons à l’intersection de l’éthique, de l’anthropologie et de la métaphysique. De l’éthique car elle dit ce que l’homme doit faire : respecter et honorer sa dignité comme celle d’autrui. De l’anthropologie car elle dit ce que l’homme est : une personne qui n’a pas de prix. La dignité est donc, pourrait-on dire avec Baertschi, « une notion placée à la charnière entre l’éthique et l’anthropologie, entre ce qui doit être et ce qui est.7 » Pour savoir comment penser et agir, il faut savoir qui nous sommes. L’éthique, pour avoir du sens, a besoin de quelques considérations métaphysiques et anthropologiques. 8 Notre préoccupation SCHELER, M., Philosophische Weltanschauung, Bonn, 1929, p. 62; MARCEL, G., L’homme problématique, pp. 73-74. cité dans SGRECCIA, E., Manuel de bioéthique, Les fondements de l’éthique biomédicale (trad. R. Hivon), Montréal, Wilson & Lafleur Itée, 1999, p. 109. 7 BAERTSCHI, B., Enquête philosophique sur la dignité, anthropologie et éthique des biotechnologies, Genève, Labor et Fides, 2005, p. 10. 8 Pour plus d’information à ce sujet, on consultera BAERTSCHI, B., Enquête philosophique sur la dignité, anthropologie et éthique des biotechnologies, Genève, Labor et Fides, 2005. 6 9 consistera donc à assurer une articulation entre éthique, métaphysique et anthropologie. Car, une éthique sans perspective métaphysique est décevante de même qu’une morale sans anthropologie est fluctuante. Ainsi, nous montrerons qu’une « mauvaise » éthique est due à une anthropologie « incorrecte ». Nous voulons signifier par là que, selon que nous soutenons telle ou telle conception de l’homme, nous serions conduit à pratiquer telle ou telle éthique et à comprendre la dignité de telle ou telle manière. Une conception dualiste de l’homme, telle qu’elle imprègne nos sociétés occidentales, par exemple, entraînerait une éthique qui privilégierait tantôt l’âme tantôt le corps ou, pour le dire autrement, qui n’accorderait de dignité qu’à l’âme ou qu’au corps. Or, il nous a semblé que la médecine jouait également un rôle, et non le moindre, dans l’élaboration de la conception de l’homme qui règne actuellement.9 En effet, de plus en plus habitués que nous sommes à être pris en charge par une médecine technique, efficace, gérant tous nos maux, l’homme contemporain en est arrivé à se forger une image de ce que serait sa fin supportée par cette même médecine : une « bonne mort », c’est-à-dire un moment de l’existence sur lequel il pourrait exercer une pleine maîtrise dans une certaine « dimension esthétique », autrement dit sans être dégradé, porteur d’une belle image de soi, autonome, ce terme étant envisagé ici comme « non poids », « non à charge », capable d’indépendance tant physique que psychique. Cette conception de la fin de vie se trouve de plus en plus prégnante suite à l’allongement de l’existence humaine amenant un changement important au niveau des mentalités, une sorte de mutation anthropologique7 : on meurt plus vieux et l’homme contemporain craindra moins la mort en tant que telle (convaincu dans son imaginaire que la médecine peut quasi indéfiniment en postposer la venue) que la perte de son autonomie, l’advenue du temps de la dépendance et de la dégradation, sentiments qui conduiront aisément à des testaments de vie à visée protectrice, En effet, s’il nous faut commencer à réfléchir au concept de dignité, il nous a paru essentiel de le réfléchir au cœur du lieu où, concrètement, il se trouve aujourd’hui appréhendé : la médecine. Il ne s’agit pas de décrier cette dernière mais de nous rendre compte que le concept de dignité n’est plus nécessairement un concept spontané, surtout lorsque l’humain, en son corps, approche l’expérience de la mort, comme si cette même médecine avait, d’une manière ou l’autre, modifié l’auto-compréhension qu’il a de lui-même, autrement dit son anthropologie. 9 10 à une augmentation des discours et demandes relatives à l’euthanasie comme capacité de « garder sa vie en mains ».10 Cette mutation anthropologique, favorisée sans doute par la médecine, ne sera donc pas à négliger dans notre développement. A ce propos, nous aborderons le monde de la médecine classique en général ainsi que quelques pratiques plus spécifiques comme la chirurgie esthétique. Cependant, afin de circonscrire notre travail, nous avons décidé de limiter nos domaines d’investigation à un seul : celui de la bioéthique et plus spécialement celui de la fin de vie et de l’euthanasie. Pourquoi notre choix s’est-il porté sur l’euthanasie ? Pour la simple raison que nous avons parfois l’impression que la question est réglée : « l’euthanasie a été légalisée, pourquoi continuer à s’en préoccuper ? Sa légalisation fut forcément un progrès, et ceux qui en doutent sont des réactionnaires. » Or, nous voyons bien que, même si la loi est passée, les débats ne se taisent pas moins ! Il nous semble donc qu’aborder la question de l’euthanasie, ce n’est pas la réduire de façon simpliste à être pour ou contre quelque chose dont on n’a pas encore discuté, mais que l’on voudrait déjà résoudre par une loi. Nous le disons sans ambiguïté : nous ne pouvons pas rester sourds aux problèmes posés par les demandes d’euthanasie. Mais méfions-nous des réactions impulsives et des raccourcis faciles. Ce texte veut donc contribuer à la réflexion, ce qui ne va pas sans effort tant le propos est complexe. Il s’agira de décrypter le sens de la dignité en fin de vie. Ce sera également l’occasion de préciser l’emploi du mot euthanasie car il est trop souvent employé sans discernement. Parfois même, sa charge émotionnelle est utilisée comme un épouvantail ou au contraire comme un alléchant sujet de polémique. Mais, avant de continuer plus en avant, il s’agit de répondre à une objection que l’on pourrait rencontrer : est-il seulement possible de conceptualiser la dignité ? Car la conceptualisation de la dignité apparaît comme la condition à priori de notre réflexion. Cette objection mérite qu’on s’y arrête un instant. Cette expression « garder sa vie en mains » nous paraît très significatrice d’une conception dualiste de l’homme. 10 11 D’une part, il y a des mots et d’autre part, il y a des choses, les mots servant à désigner les choses. Et, la première nécessité pour réfléchir ensemble et se parler, c’est de vérifier que les mots servent à désigner les mêmes choses pour tout le monde. Dès lors il y a deux positions : soit on dit que le mot dignité existe et que chacun a le droit d’y mettre ce qu’il veut. C’est alors le mot qui crée la chose. Il faut donc accepter que les avis sur la dignité soient divergents. Soit on dit que la dignité est une notion qui existe. Mais, avant d’en parler, il faut se mettre d’accord sur ce qu’on entend par là, et s’il s’avère que sous le nom de dignité on regroupe des notions différentes, alors il faudra trouver un nom pour chaque notion. Le mot est ici au service de la chose. Or, il est probable que c’est la seconde position qui est la bonne. En effet, il nous semble que ce ne sont pas les mots qui font les choses mais l’inverse. Ce n’est pas la chose qui est là pour donner du contenu au mot, c’est le mot qui est là pour dire ce qu’est la chose. Et si on ne se met pas d’accord sur les mots, on a peu de chance de pouvoir se parler. Dire « vous avez votre conception de la dignité, j’ai la mienne » n’a tout simplement aucun sens : si nous parlons de choses différentes, alors il faut les désigner par des mots différents. La question n’est pas de savoir si on emploie les mêmes mots, elle est de savoir si on parle de la même chose. Dans le cas de la dignité, l’on emploie bien le même mot mais il semble qu’on ne parle pas de la même chose. Cela est évident en ce qui concerne la fin de vie : tout le monde utilise une même expression, celle de « mourir dans la dignité ». Pourtant, les interprétations de cette expression sont aussi diverses les unes que les autres. Les soins palliatifs et les « partisans » de l’euthanasie soutiennent chacun une signification différente du droit de mourir dans la dignité. Pour les uns, la dignité est une valeur inaliénable de tout être humain ; pour les autres, il s’agit d’une notion subjective, dont la personne même est seul juge. Pour les uns, la dignité est une valeur absolue dont l’homme n’a pas la maîtrise ; les autres pensent au contraire que c’est l’homme lui-même qui est seul juge de sa dignité. Il apparaît donc essentiel de savoir de quoi l’on parle. N’est-ce pas d’ailleurs la tâche essentielle de la philosophie ? Celle-ci s’efforce, en effet, d’assainir le vocabulaire dont on se sert dans le but d’éviter les malentendus et les désaccords parfois superficiels. C’est ainsi que l’objectif de notre premier chapitre consistera en une analyse systématique du concept 12 de dignité. Nous adoptons donc d’emblée la thèse selon laquelle la dignité est définissable.11 Pour ce faire, nous avons sélecté quelques notions clés en lien étroit avec le terme de dignité. Nous suivrons un ordre chronologique, non pas dans l’intention de retracer l’histoire du concept de dignité, mais afin de débroussailler le chemin et de marquer les grands jalons de la réflexion jusqu’à aujourd’hui. Dans notre deuxième chapitre, où la notion cardinale, c’est-à-dire charnière de nos propos, demeurera la dignité, nous nous interrogerons sur des termes ou expressions souvent rencontrés dans les discussions sur la fin de vie afin de tenter de clarifier les enjeux présents dans leurs définitions. Nous verrons que, si la dignité est très souvent invoquée, il est difficile de savoir quel sens précis lui est donné. Il sera donc nécessaire, si l'on veut éviter d'en rester à une éthique des « bons sentiments », d'en clarifier la signification. Ce sera là une tâche complexe (qui nous occupera tout au long de notre étude) en ce que ce concept entretient des relations étroites avec d’autres termes tels le droit de mourir, l’autonomie, la liberté, la raison,… Il s’agira donc d’analyser ce que recouvrent ces notions-là. Mis à part le travail de définition de ces termes, notre deuxième chapitre aura également pour objectif de présenter deux conceptions majeures de la dignité. Dans un premier temps, nous verrons que ce n’est bien sûr pas un hasard qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale s’est fait sentir la nécessité de rallier les Etats autour du concept de dignité. En effet, l’urgence d’insérer l’obligation de respect de la dignité dans une constitution juridique, telle la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, s’est le plus ressentie après les horreurs de la seconde guerre mondiale.12 Pourtant, ce n’est qu’en ce début du XXIème siècle qu’apparaît la nécessité de préciser ce qu’est la dignité. Notre but ne sera pas de retracer toute l’histoire du concept de dignité jusqu’à aujourd’hui, cela a déjà été fait auparavant. Nous nous proposons ici d’étudier la conception de la dignité telle qu’elle est présentée dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. La dignité y apparaîtra comme plus fondamentale que le mot droit, car les droits de l’homme, nous le verrons, reposent sur la dignité. Nous préciserons également que cette conception de Cependant, nous verrons au cours de notre développement, qu’elle est davantage de l’ordre de l’indicible, du mystérieux, de l’ineffable. 12 Il semble que c’est dans le sillage de l’indignation que l’idée de dignité s’est imposée. Pour plus d’information à ce sujet, nous consulterons : MATTEI, J-F., De l’indignation, Paris, La Table Ronde, 2005. 11 13 la dignité telle qu’elle est présentée dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme semble avoir été mise en évidence dans la philosophie de Kant. Dans un deuxième temps, il s’agira d’élargir le débat sur la dignité en présentant une autre conception de celle-ci. Nous proposerons une réflexion à partir de l’expression « droit de mourir dans la dignité ». Pour ce faire, nous poserons comme présupposé le fait que tout un chacun reconnaît le droit de mourir dans la dignité comme un droit fondamental. Que ce soient les tenants d’une loi sur l’euthanasie ou les unités de soins palliatifs, tous deux font surenchère de zèle. Alors qu’en fait le malentendu est massif : on a oublié de dire ce qu’est la dignité. Il s’agira alors de mettre en lumière plusieurs facettes de la dignité telle qu’elle est entendue par les partisans de l’euthanasie, et plus spécialement par l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité. Nous essayerons de réfléchir la dignité de l’être humain comme sujet libre, autonome, comme être de raison, en réaffirmant ce qui nous semble l’héritage qui nous vient des Lumières. Notre objectif consistera essentiellement à clarifier les enjeux de la fin de vie, à fixer le vocabulaire, à problématiser les situations et à indiquer les repères. Dans le troisième chapitre de notre travail, nous avons désiré envisager la question suivante : qui est l’homme ? En effet, selon nous, la difficulté de la définition de la dignité humaine semble être liée au fait qu’il est difficile de préciser en quoi consiste la nature de l’homme. La question de la dignité nous conduit donc à savoir d’abord de quel homme on parle. Nous verrons que la conception de la dignité selon l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité repose sur une vision dualiste de l’homme. Ce dernier est comme partagé entre son corps et son âme. Cela signifie que la conscience subjective peut percevoir son corps soit comme objet extérieur à lui, soit comme identique à sa subjectivité. Tantôt le corps est méprisé, conception venant de notre héritage platonicien, tantôt le corps, sa beauté et ses plaisirs sont l’objet d’une focalisation extrême produite par l’hédonisme contemporain. Pour s’efforcer de saisir les difficultés éprouvées pour appréhender la dignité à sa juste place dans le contexte d’une techno-médecine, on tracera donc une distinction : le 14 corps que l’on possède, que l’on a et le corps qu’on est. 13 Nous montrerons que cette tension entre le corps objet et le corps sujet touche de plus près le monde médical occidental. Ensuite, nous verrons ce que cela implique quant à la dignité de la personne. Ainsi, d’emblée, nous voyons que le corps humain ne peut pas être mis entre parenthèses dans une définition de la dignité humaine. Longtemps laissé pour compte, la question du corps semble revenir en force comme un premier impératif de l’heure. Une des lignes de force de cet ouvrage est certainement une volonté de dépasser ce dualisme anthropologique caractéristique de nos sociétés occidentales. La recherche d’articulation entre ce qui relève du corps (objectif) et ce qui relève de l’esprit ou de l’âme (subjectif) pourra, selon nous, contribuer à la remise en cause du dualisme. En effet, nous énoncerons la thèse selon laquelle la crise actuelle de notre civilisation trouve toute son explication entre autre dans cette dissociation artificielle et radicale de l’âme et du corps. Nous montrerons que le dualisme anthropologique est sans doute l’aboutissement logique des méthodes et des techniques de la recherche scientifique car l’être humain est trop complexe pour être saisi par nous dans son ensemble. Il semble que nous ne puissions l’étudier scientifiquement qu’après l’avoir réduit en fragments par nos procédés d’observation. L’abstraction était donc indispensable à la construction de la science. C’était une nécessité méthodologique de décrire l’homme comme composé d’un substratum corporel et spirituel. Mais, nous préciserons ensuite que l’erreur classique est d’avoir conçu l’homme comme étant un corps ou un esprit, ou une association des deux, d’avoir cru à l’existence réelle des parties qu’y découpe notre pensée et de les avoir regardées comme des entités hétérogènes. Cette erreur foncière sera considérée comme étant à la base du dualisme moderne qui, dès l’origine, a engagé la science sur une voie triomphale, mais la civilisation sur celle de la désintégration spirituelle. Il s’agira donc, dans un quatrième chapitre, de nous interroger sur l’unité de l’homme et sa dignité qui en découle. Nous essayerons d’expliquer en quoi une nouvelle anthropologie peut nous aider à construire une nouvelle éthique. Ce chapitre sera donc un essai de solution à partir du principe de l’unité ontologique de l’être. Il nous permettra, en 13 Cette distinction consiste en fait en une perception que l’on a du corps. 15 effet, de restituer à l’homme l’unité qu’il a depuis si longtemps perdue, et, ce faisant, il nous sera possible de considérer l’homme en tant qu’homme. Nous verrons que les soins palliatifs ont beaucoup à nous enseigner en ce qui concerne leur conception de l’homme et de sa dignité. En effet, il semble qu’ils aient saisi l’étendue de l’ambiguïté du concept de dignité. Ils distinguent d’une part, la dignité ontologique de l’homme, et, d’autre part, son sentiment personnel de dignité. Nous étudierons en quoi cette distinction fondamentale permet d’éviter bien des malentendus et offre des pistes d’actions concrètes. Telles sont les principales idées que l’on trouvera dans cet ouvrage. Elles pourront, sans doute, soulever la discussion, et nous souhaitons qu’il en soit ainsi car nous n’avons nullement la prétention d’aboutir à un consensus entre les différentes positions en présence. Nous espérons seulement que notre réflexion contribuera à enrichir les débats et à mieux faire percevoir à chacun les enjeux fondamentaux qui s’y cachent. Par ailleurs, si nous ne sommes pas extérieurs à ce que nous questionnons (l’expérience de la fin de vie et les représentations contemporaines de la dignité), il faut reconnaître d’une part, que le sujet n’est pas simple, d’autant que nous ne sommes en rien assurés de nos ressources effectives lorsque nous y serons confrontés, tant il est toujours plus aisé de parler pour l’autre et d’autre part, il faut reconnaître également le courage et la force avec lesquels les idées présentes sont exposées, et la vérité qu’elles contiennent. De plus, est-il nécessaire de préciser qu’en regard de l’immensité de la tâche, le développement s’avère sans doute partiel ? Il ouvre en effet sur plusieurs voies dont certaines ont été empruntées, d’autres au contraire ont été négligées. Pour aborder plus au fond la question de la dignité de l’homme, il aurait été enrichissant de confronter les apports des diverses disciplines : l’histoire, la théologie, le droit, la médecine, les sciences sociales,…, chacune apportant un éclairage original sur le sujet. Ce n’est pas notre objectif ici présent, même si nous faisons référence à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, à la pratique médicale contemporaine, à la théologie du Moyen Age, etc.14 Toutefois, dans un Pour plus d’information concernant cette approche interdisciplinaire de la dignité humaine, on consultera De KONINCK, Th., LAROCHELLE, R. (coord.), La dignité humaine. Philosophie, droit, politique, économie, médecine. Paris, PUF, 2005. Pour une analyse systématique du concept de dignité en droit, on 14 16 esprit d’ouverture au monde qui nous entoure et à ses opinions divergentes, nous avons effectués une dizaine d’interviews dans le cadre de cette étude. Nous avons voulu récolter l’avis de plusieurs horizons professionnels. C’est ainsi que nous nous sommes entretenue avec des médecins, infirmières, juristes, philosophes, psychologues, journalistes, membres du Comité Consultatif National de bioéthique, …) Nous nous sommes également appuyée sur des articles de presse scrupuleusement sélectés. Nous restons malgré tout sur notre faim d’approcher davantage le sens de l’homme et son mystère… le temps imparti est malheureusement trop court… Il faudrait bien des développements complémentaires. De plus, au-delà de cette lecture, il y a non seulement un travail d'approfondissement mais aussi d'application des principes à la réalité politique et sociale à accomplir, et ce n'est pas la tâche qui manque. C’est pourquoi, nous avons la volonté de continuer à avancer sur le chemin de la réflexion bioéthique avec pour horizon le respect de la dignité de l’homme. Puisse ce travail y contribuer. consultera PAVIA, M-L., REVET Th. (dir.), La dignité de la personne humaine, Economica Coll. « Etudes juridiques », Paris, 1998. 17 Chapitre premier Analyse systématique du concept de dignité Le concept de dignité apparaît d’emblée comme polysémique. En effet, il se déclare différemment selon les courants philosophiques. Il peut dès lors se révéler intéressant de repérer les différents sens du terme et d’en faire une analyse systématique. Pour ce faire, nous avons sélectionné quelques éléments structurels du concept de dignité tels l’honneur, le don d’être créé à l’image de Dieu, la raison, la liberté, la capacité et l’utilité. Nous distinguerons d’emblée la définition traditionnelle de la dignité et la définition moderne qui trouve ses sources dans le stoïcisme et le christianisme, tout en précisant que les deux sens sont encore d’usage aujourd’hui. L’approche la plus éloquente de cette analyse correspondra au suivi de l'ordre historique d'apparition de ces différents sens, même s’il ne s’agit pas ici de procéder minutieusement à l’histoire du mot « dignité ». Une fois arrivé au bout de ces lignes, le lecteur ne sera probablement pas un spécialiste quant à la compréhension du terme de dignité car le sujet est infiniment plus vaste et complexe qu'il n'y paraît. Le but de ce premier chapitre consiste seulement à donner quelques clefs qui pourraient faciliter la compréhension des chapitres suivants. Ceux-ci porteront sur un des principaux débats éthiques actuels : l’euthanasie. Dans un premier temps, nous commencerons par présenter le sens premier du terme : la dignité comprise comme honneur. Dans un deuxième temps, nous verrons comment le stoïcisme et le christianisme ont profondément modifié ce sens social en un sens moral et religieux et comment ils ont étendu la dignité à tous les êtres humains. Dans un troisième temps, nous relèverons brièvement l’originalité de la pensée de Pic de la Mirandole. Enfin, nous réfléchirons sur le sens moderne du terme dignité tel qu’il nous est livré par l’héritage des Lumières d’une part, et par le courant utilitariste d’autre part. I. Un sens social et politique : la dignité comme honneur Le mot «dignité» a conservé, dans certains usages, son sens ancien, historiquement premier, dont témoigne toujours le premier sens du terme dans le dictionnaire : «fonction, 18 titre ou charge qui donne à quelqu’un un rang éminent»15 Le terme de dignité désigne ici le rang éminent reconnu à une personne, en raison de ses mérites personnels ou de la fonction qui lui est confiée ; ce rang lui vaut par conséquent des marques de respect et d’estime. L'on parle ainsi de « dignitaires ». Ainsi en allait-il, par exemple, des sénateurs romains, auxquels était due la reconnaissance de leur grandeur. Dans ce sens ancien, la dignité est fonction d’une hiérarchie sociale; ceux qui sont en haut de l’échelle ont une dignité spéciale, elle-même relative, supposera-t-on aux charges et responsabilités spéciales attachées à ce type de fonction. Le mot « dignité » est ici synonyme d’« honneur ». Ce sens ancien est encore utilisé aujourd’hui mais uniquement quand il s’agit de désigner des distinctions accordées aux titulaires de fonctions importantes, par exemple le rang de ministre ou de «première dame de France». On parle également de «dignitaire de l’Eglise», ou de «haut dignitaire de l’Etat». Alors que la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme souligne l'aspect égalitaire de la dignité humaine, il est original de constater que le sens initial du terme est relatif à l'échelle des honneurs officiellement décernés dans une société. Jean-François Mattéi explique dans son livre intitulé « De l’indignation », qu’il n’y a rien, ni dans le droit romain, ni dans les usages de la Grèce antique, qui évoque la dignité universelle des droits de l’homme. L’idée même d’humanité, à laquelle on associe celle de dignité, était étrangère aux Grecs. «Quand ils utilisent les mots « hoi anthropoi » (les hommes), ils désignent bien l’ensemble des hommes, mais non l’essence d’une humanité distincte de ses enracinements linguistiques, politiques et géographiques» 16 . C’est ainsi que l’on peut dire qu’il y a, d’une part, la dignité telle qu’elle est présentée dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et d’autre part, les dignités sociales. En plus d’être objectives, ces dignités ne sont pas inaliénables comme la dignité telle qu’elle est conçue par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. En effet, dans la mesure où ces dignités sont liées à une fonction, elles sont relatives, c’est-à-dire conférées, acquises et parfois même aussi conservées au-delà d’exercice de la fonction (et même au-delà de la mort). Est alors décerné 15 Le Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Ed. Le Robert, Paris, 1967, article dignité. 16 MATTEI, J-F., De l’indignation, Paris, La Table Ronde, 2005, p. 15. 19 le titre d' « honoraire » ou d' « émérite ».17 Mais elles peuvent également être retirées en même temps que la fonction. En effet, un officier peut être dégradé. La déchéance peut être prononcée vis-à-vis du titulaire d'une dignité. Cela désigne et sanctionne une faute réputée grave et a une connotation infamante. Voilà sans doute l'origine des termes dégradation et déchéance, aujourd'hui fréquemment employés à propos de malades atteints d'altérations importantes, surtout en fin de vie. Ces derniers parlent de « perte de dignité ».18 Mais aujourd’hui, quand le langage quotidien nous fait dire d’une personne qu’elle a « perdu », « gardé » ou « retrouvé » sa dignité, nous ne nous référons plus tant à cette dignité sociale ou politique mais plutôt à un sens moral, c’est-à-dire à la possibilité pour une personne de poser des actes libres. Ce sens moral souvent associé à un sens religieux a été mis en forme essentiellement par les stoïciens et ensuite repris par les chrétiens. Cette conception stoïcienne et chrétienne fera l’objet de notre point suivant. II. Un sens moral et religieux : la double genèse, stoïcienne et chrétienne, du concept de dignité A. Le stoïcisme L'emploi du mot dans un sens moral, aujourd'hui très fréquent, est lié au précédent par l'exigence faite au dignitaire d'un comportement en adéquation avec le rang supérieur qu'il occupe. En effet, du dignitaire, on a exigé un comportement digne qui fasse honneur à sa fonction. 19 Et, ce sont les stoïciens qui vont étendre ce comportement digne à tous les humains : les hommes, quelle que soit leur fonction, devraient adopter un comportement digne de la grandeur humaine. Dignité devient alors synonyme de moralité, de « valeur morale ». C’est ainsi que la conception stoïcienne implique, avec l’émergence de la personne morale, l’unité d’ensemble de l’humanité ou selon l’expression de Cicéron, de « la société universelle du genre humain » 20 Cela est d’autant plus étonnant que cette conception universelle voit le jour à une époque où pourtant prévaut la suprématie de 17 Aujourd'hui, un Professeur à la retraite est appelé Professeur Emérite: il est dignitaire de l'Education Nationale en retraite. 18 Nous développerons ce point dans le chapitre suivant car il importe de prendre conscience de ce que ce terme évoque implicitement. 19 Ainsi, remarque fut faite à César tandis que celui-ci s'enivrait en public jusqu'à se dévêtir. 20 CICERON, De finibus bonorum et malorum, III, 19, 62, Georg Olms verlagsbuchhandlung Hildesheim, (rassemblé par MADVIG J.N.), Allemagne, 1963, p. 452. 20 l'homme sur la femme, où chaque peuple se considère surpassant son voisin, et où l’esclavage est loin d’être aboli.21 Cette société universelle du genre humain se base sur une idée fondamentale du stoïcisme, idée déjà émise par Socrate et par Platon, mais que les premiers stoïciens, Zénon, Chrysippe et Cléanthe, ont exprimée avec bien plus de précision et un développement plus philosophique. C'est l'idée d'une justice naturelle, d'un droit naturel qui a son fondement dans l'essence même de l'homme et dans sa parenté avec la divinité. Cette loi, étant ellemême la droite raison, unit tous ceux qui ont la raison en partage. Or, tous les hommes possèdent la raison donc tous les hommes sont capables de la loi et de la même loi. Ce n'est pas une loi écrite, elle est née avec nous; nous ne l'avons pas apprise, reçue d'autrui, lue dans les livres; nous l'avons trouvée et puisée dans la nature même. 22 Ainsi, pour les stoïciens, tous les hommes ont la capacité de se gouverner eux-mêmes par la volonté. Cette aptitude est à la portée de tout homme, quels que soient son statut social, sa richesse ou ses talents.23 Tout homme peut être maître de lui-même s’il parvient à se concentrer sur ce qui dépend de lui et ce qui n’en dépend pas. Les êtres humains ont donc une dignité intrinsèque liée au fait de vivre conformément à leur vocation d’êtres rationnels, par là même susceptibles de surmonter leurs inclinations pour parvenir à la maîtrise d’euxmêmes. Nous pouvons donc dire que le stoïcisme a construit un idéal de dignité individuelle et subjective accessible aux sages grâce à l´empire de leur raison et de leur volonté sur les affects. Ces valeurs stoïciennes sont encore, d’une certaine façon, présentes dans nos mentalités actuelles, par exemple, quand nous parlons de mener, par la « maîtrise de soi », 21 Tout le monde connaît ou devrait connaître ce beau morceau du stoïcien Sénèque: «Ils sont esclaves? dites qu'ils sont hommes. Ils sont esclaves? Ils le sont comme toi ! Celui que tu appelles esclave est né de la même semence que toi, il jouit du même ciel, respire le même air, vit et meurt comme toi » (SENEQUE, Ad Lucilius, livre V, lettre 47.) in SENECA, Tutte le opere, dialoghi, trattati, lettere e opere in poesia, (dir. REALE G.), Milan, Ed. Bompiani, il pensiero occidentale, 2000. 22 Voir CICERON, Traité des lois (trad. DE PLINVAL G.), Paris, Ed. Des universités de Franoe, Coll. « Les Belles Lettres » 1968, 1. I, tout entier. 23 C’est ainsi que Marc-Aurèle était empereur et Epictète esclave, l’étrange destin ayant fait de ce dernier le maître du premier. Tous deux sont pourtant dits stoïciens. 21 une vie digne de l'être doué de raison que nous sommes. Le terme de dignité, ainsi compris, évoque alors courage, lucidité, acceptation d'une réalité douloureuse, et aussi pudeur, discrétion, volonté de ne pas faire peser sur autrui le poids de son infortune. Dans un hôpital ou une maison de retraite, le « patient très digne » est celui qui n'importune personne, ne se plaint pas, porte tout seul son malheur personnel. Est aujourd'hui réputé digne celui qui ne montre rien de sa tristesse ou détresse au sein de l’épreuve. Nous remarquons donc que la signification morale du terme « dignité » en vient donc à être réduite au point de ne plus désigner autre chose qu’une certaine « décence », elle-même réduite au fait de ne pas déranger autrui, de ne pas troubler sa tranquillité. B. La tradition judéo-chrétienne : l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu La philosophie stoïcienne a été une source d’inspiration importante pour la tradition judéo-chrétienne. De nombreux éléments de la pensée stoïcienne se retrouvent notamment dans les écrits des Pères de l’Eglise au Moyen-Âge. Nous ne relèverons pas ici les nombreuses allusions à la dignité faites par ces théologiens. En effet, notre objectif ne consiste pas à élaborer ici une étude approfondie de la pensée des Pères de l’Eglise quant au concept de dignité. D’autant plus que le terme de dignité ne se trouve pas tel quel directement dans l’Ecriture Sainte, sur laquelle se sont appuyés ceux-ci.24 Par contre, le thème de l’image de Dieu a été souvent considéré comme une affirmation de la dignité humaine par la tradition judéo-chrétienne. C’est donc sur cette image de Dieu que portera l’essentiel de notre propos. Le croyant croit que Dieu a fait l'homme à son image (homme et femme à son image), ce qui veut dire que, dans toute personne humaine, il y a une touche divine, il y a la marque de Dieu. Ce thème de l’homme en tant qu’image de Dieu est donc au coeur de la tradition judéo-chrétienne. Le texte fondamental est certainement le récit de la création de 24 En effet, dans les versions latines et grecques de la Bible, on ne rencontre pas le terme « dignité » tel quel mais bien ceux d’honoris, de decor,… Ces termes font donc essentiellement référence à la dignité sociale, c’est-à-dire à la dignité comme honneur dû à un rang, et au comportement qu’elle implique mais non à la dignité en tant qu’image de Dieu. Dans la traduction française de la Bible de Jérusalem, les termes honoris et decor sont traduits par « dignité ». Voir, Ancien testament : Nb 27, 20 ; 1 R 15, 13 ; II Chroniques 15, 16 ; Esth 3, 1 ; Esth 6, 3 ; Pv 31, 25. Nouveau testament : Lc, 19,12 ; Lc, 19, 15 ; Ro 13, 13 ; 1 Tim 2, 2 ; Ti 2, 7 ; Hé 3. 22 l’homme et de la femme.25 Au cours des premiers siècles du christianisme, le thème de l’homme imago Dei fut au centre des réflexions et de la prédication, tant dans la tradition latine que dans la tradition grecque.26 Nous allons nous centrer ici sur l’analyse du thème par saint Thomas d’Aquin car il reprend en bonne partie les réflexions de ses prédécesseurs, notamment de saint Augustin.27 1. La distinction entre « image » et « ressemblance » Selon saint Thomas, ce n’est pas un hasard si l’auteur du récit de la Genèse a utilisé deux mots différents (image et ressemblance) pour présenter la création de l’homme à l’image de Dieu. Les notions d’ « image » et de « ressemblance » ne sont donc pas identiques. Il ne s’agit pas d’une répétition inutile. Elle a un sens. Saint Thomas explique cette distinction de la manière suivante : « Là où il y a image il y a toujours ressemblance, mais là où il y a ressemblance, il n’y a pas toujours image ».28 La ressemblance est donc incluse dans la notion d’image.29 Selon saint Thomas, une chose est « à l’image » d’une autre lorsqu’elle tire son origine de l’autre. L’image ajoute donc quelque chose à la ressemblance. En effet, deux choses peuvent se ressembler sans être l’une l’image de l’autre, car être « image » veut dire « être issu d’un autre ». Ainsi, poursuit saint Thomas, de deux oeufs parfaitement semblables il n’est pas dit que l’un est l’image de l’autre. Au contraire, on peut dire que le fils est l’image du père, car la ressemblance qu’il a avec lui, c’est de lui qu’il la tient. C’est donc dans cette origine tirée de Dieu que l’homme situe sa dignité propre. C’est parce qu’il est appelé fils et enfant de Dieu qu’une dignité lui est reconnue. 25 Gen. 1, 26-27 : « Elohim dit : Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons... Elohim créa l’homme à son image, à l’image d’Elohim il le créa, mâle et femelle il les créa ». 26 Il apparaît notamment, en Occident, chez Tertullien, saint Ambroise et saint Augustin (De Trinitate, XII, VI, 6) : en Orient, il a été surtout développé par saint Grégoire de Nysse et Origène, entre autres. Pour plus d’information à ce sujet, on consultera LAPORTE J., Les Pères de l’Eglise, I : Les pères latins, Paris, Cerf Coll. « Initiations aux Pères de l’Eglise », 2001 et LAPORTE J., Les Pères de l’Eglise, II : Les pères grecs, Paris, Cerf Coll. « Initiations aux Pères de l’Eglise », 2001. 27 Ce thème de l’image de Dieu chez Thomas d’Aquin est développé dans la Somme Théologique, tome I., Paris, Cerf, 1984, question 93, pp. 793-805. 28 Saint AUGUSTIN, 83 Quaest. q. 74. PL 40, 85. BA 10, 327, cité in D’AQUIN Th., Somme théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984, question 93, p. 793. 29 « Cela montre bien que la ressemblance est incluse dans la notion d’image, et que l’image ajoute quelque chose à la notion de ressemblance. » voir D’AQUIN Th., Somme théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984, question 93, art. 1, p. 793. 23 2. L’âme spirituelle de l’homme Nous le voyons, l’idée d’image implique que « quelque chose » (l’homme) est faite en prenant une autre comme modèle (Dieu). Cependant, la dignité de la créature ne s’appuie pas sur n’importe quelle similitude avec son Créateur. Cette similitude doit être non pas purement générique mais spécifique, à la façon dont l’image du père est dans son fils.30 Cela suppose que la différence avec le modèle doit porter sur la différence ultime ou du moins sur un accident propre à l’espèce. Saint Thomas conclut par là qu’il n’y a que les êtres doués de raison qui peuvent être appelés « image de Dieu », car il n’y a que chez eux où se vérifie une similitude avec Dieu qui porte sur la différence ultime. L’image de Dieu se trouve donc, selon saint Thomas, dans la nature spirituelle de l’homme. C’est à saint Augustin que saint Thomas a repris l’idée de l’âme comme siège privilégié de l’image. En effet, saint Augustin affirme que l’image se trouve dans ce qu’il y a de plus élevé dans l’âme : mens ou intellectus qui est ce qui excelle en elle. Pourquoi ? Parce que la chose par laquelle l’être humain ressemble à Dieu, c’est précisément l’intelligence ou esprit, puisque Dieu est esprit. Le corps humain n’est donc pas le lieu privilégié de l’image. Cependant, il participe indirectement à la qualité d’image en ce qu’il est, d’une part, fait pour le service d’une âme rationnelle et, d’autre part, parce qu’il est celui qui, parmi les êtres corporels, s’approche le plus de l’image de Dieu, en raison de sa station droite, qui le fait regarder vers le ciel. Thomas d’Aquin situe donc l’image de Dieu essentiellement au niveau de l’âme spirituelle. Celle-ci est ce qui fait le propre de l’homme et lui confère donc une dignité particulière.31 « Ce qui est requis pour la qualité d’image, c’est une ressemblance spécifique, à la façon dont l’image du roi est dans son fils, ou, tout au moins, sur une ressemblance qui porte sur un accident propre à l’espèce, surtout celle qui porte sur la configuration, à la façon dont l’image de l’homme est dite se trouver dans le cuivre d’une monnaie. » D’AQUIN Th., Somme théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984, question 93, art. 2, p.795. Ainsi, une similitude purement générique ne donne pas lieu à l’image. Le parasite qui vit à l’intérieur du corps humain, même s’il a en commun avec l’homme la condition animale, ne peut être qualifié d’image de l’homme. 31 Si la dignité de l’homme tient essentiellement à son âme spirituelle, l’on pourrait se poser la question des hommes qui n’ont pas encore ou n’ont plus cette capacité d’exercer leur raison. Nous verrons ultérieurement comment saint Thomas résout le problème par sa conception de la dignité statique (potentielle) et de la dignité dynamique (actuelle). 30 24 3. Image imparfaite mais image universelle et inaliénable Il n’en reste pas moins que l’homme image de Dieu demeurera toujours une image imparfaite, car image ne veut pas dire égalité avec le modèle, mais seulement une certaine ressemblance.32 Pour saint Thomas, l’idée de l’imperfection de l’image est bien mise en évidence par le langage qu’emploie le texte sacré (à l’image, « ad imaginem »). La préposition « à » (« ad ») traduit une certaine approximation, et marque que l’image reste toujours à une certaine distance du modèle.33 Cette conception de la dignité comme image de Dieu, même si elle est imparfaite, permet toutefois d’affirmer l’égalité entre tous les hommes puisque tous sont fils de Dieu et donc frères, enfants d’un même Père. En effet, selon saint Thomas (et selon la pensée chrétienne en général) tout homme est image de Dieu par nature. Cette affirmation a des conséquences remarquables, notamment en éthique et en droit : la première est celle de l’égalité. Tous les hommes, sans aucune distinction d’âge, de religion, de sexe, d’état de santé, possèdent en eux une touche divine.34 Ils ont par conséquent la même valeur et méritent donc d’être également respectés. La deuxième conséquence, c’est que la dignité ne se perd pas, ni par la propre conduite, ni par la décision des autorités publiques. Elle est inhérente à notre condition humaine. C’est aussi ainsi que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 affirmera la dignité de l’homme. 4. Image statique et image dynamique Une deuxième manière de distinguer l’image de la ressemblance consiste, selon saint Thomas, à considérer la ressemblance comme le perfectionnement de l’image. 35 La ressemblance serait l’image en mouvement. Dès lors, tandis que l’image originaire ferait « L’égalité, elle, n’est pas essentielle à l’image, car S. Augustin dit au même endroit : « Là où il y a image, il n’y a pas nécessairement égalité. » »D’AQUIN Th., Somme théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984, question 93, art.1, p. 794. 33 « Et c’est pourquoi l’on dit qu’il y a chez l’homme image de Dieu, non pas parfaite, mais imparfaite. C’est ce que signifie l’Ecriture lorsqu’elle dit que l’homme a été fait « à l’image » de Dieu ; la préposition « à » traduit en effet une certaine approximation par rapport à une réalité qui demeure éloignée. » D’AQUIN Th., Somme théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984, question 93, art.1, p. 794. 34 Quand Platon insiste sur la part de divinité qu’il y a chez l’homme, c’est à l’idée générale d’humanité qu’il pense et non pas tellement aux individus concrets. Chaque homme ne fait que participer de cette idée d’homme qui est, elle seule, en affinité avec le divin. Il semblerait donc que ce n’est qu’avec le christianisme que s’affirme la conviction du caractère existentiellement unique de chaque personne. 35 En parlant de la ressemblance : « Mais on peut aussi la considérer comme consécutive à l’image en tant qu’elle signifie une perfection de celle-ci ; car nous disons que l’image de quelque chose ressemble, ou non, à ce dont elle est l’image, en tant qu’elle le représente parfaitement, ou non. » D’AQUIN Th., Somme théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984, question 93, a. 9, p.804. 32 25 référence à l’être de l’homme, la ressemblance (l’image dynamique) nous renverrait à son agir. Ontologie et éthique seraient donc les deux dimensions qui correspondraient respectivement aux notions d’image et de ressemblance. L’image, initialement statique, deviendrait une réalité dynamique, qui évolue vers la perfection, c’est-à-dire vers l’union avec Dieu. L’image est le point de départ ; la ressemblance, le point d’arrivée. L’image est liée à l’origine divine de l’âme humaine tandis que la ressemblance renvoie à sa destinée, aussi divine. L’image correspond à la nature, la ressemblance correspond à la grâce. Cela signifie donc que l’homme a reçu dans sa première création la dignité de l’image, mais que la perfection de la ressemblance est réservée pour la fin : à savoir que lui-même doit l’acquérir par ses propres forces en imitant Dieu, afin qu’ayant reçu au début par la dignité de l’image une possibilité de perfection, il puisse la consommer à la fin en parfaite ressemblance par l’accomplissement des œuvres. « L’image de Dieu dans l’homme pourra donc se vérifier selon trois degrés. D’abord en ce que l’homme a une aptitude naturelle à connaître et à aimer Dieu ; cette aptitude réside dans la nature même de l’âme spirituelle, laquelle est commune à tous les hommes. Deuxièmement en ce que l’homme connaît et aime Dieu en acte ou par habitus, quoique de façon imparfaite ; c’est l’image par conformité de grâce. Troisièmement en ce que l’homme connaît et aime Dieu en acte et de façon parfaite ; c’est ainsi qu’on rejoint l’image selon la ressemblance de gloire. » 36 Ainsi, saint Thomas n’hésite pas à présenter l’image de Dieu comme étant la fin même de la création de l’homme. Autrement dit, l’homme a été créé, non seulement en tant qu’image de Dieu (sens statique), mais en même temps pour devenir image de Dieu (sens dynamique).37 On peut s’étonner de la conséquence que saint Thomas tire des affirmations précédentes : chez ceux qui n’ont pas ou plus l’usage de raison, l’image de Dieu n’apparaît D’AQUIN Th., Somme théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984, question 93, a.4, p.797. Saint Augustin parle en ce sens d’image virtuelle et d’image actuelle. Il distingue en effet deux moments de l’image dans la vie de l’âme : l’image virtuelle et l’image actuelle. Le premier moment correspond à la création originelle et consiste en une capacité de connaître et d’aimer Dieu. On dit que l’image est encore virtuelle, car l’âme n’exerce pas encore sa capacité. Elle est encore centrée sur l’amour de soi et ne sait même pas qu’elle est image de Dieu. Le deuxième moment intervient quand l’âme passe de l’amour de soi à l’amour de Dieu. L’image de Dieu devient actuelle, ou plutôt actualisée chez elle. Pour plus d’information à ce sujet, on consultera AUGUSTIN, De la Trinité, XIV, 16. 36 37 26 presque plus38. Cependant, il faut bien préciser que cette affirmation ne s’applique qu’à l’image dynamique. En effet, chez ces individus (par exemple, les nouveau-nés, les personnes atteintes de maladies mentales graves ou celles en coma végétatif), l’amour et la connaissance de Dieu ne peuvent probablement pas grandir.39 Cependant, il est clair que chez ces individus il y a toujours une image de Dieu au sens statique, étant donné que l’âme rationnelle est toujours le siège naturel d’une telle image, même si l’individu n’est plus (ou pas encore) capable d’exercer les facultés rationnelles. C’est ainsi qu’ont trouve configurée l’image de Dieu en tout homme, en tant qu’être rationnel, virtuel ou actuel. Tout homme est par-là même digne en tant qu’il est créé être rationnel à l’image de Dieu. Il semble donc que la tradition judéo-chrétienne ait marqué une étape fondamentale dans la définition du concept de dignité : ce serait de la partie divine de son être que l’homme tirerait sa dignité. La valeur que Dieu nous a accordée est donc un don, et non pas quelque chose que nous méritons. Cela entraîne plusieurs conséquences. D’une part, cette conception possède le grand mérite de rappeler à l'homme qu'il n'est pas à l'origine de sa dignité et qu'une réalité extérieure à son esprit existe. La dignité de chaque être humain étant transcendante, dérivée du Créateur et non de l’homme, cela implique également qu’elle est inestimable et inaliénable. La dignité peut être oubliée, voilée, salie, blessée, mais elle n’est jamais perdue. L’image de Dieu apparaît donc comme un aspect intrinsèque et inséparable de l’humanité, présent dans chaque personne de sa conception à sa mort. D’autre part, cela suppose que nous devons respecter tous les êtres humains qui sont tous également dignes de ce respect, en tant qu’êtres rationnels et libres. De cette manière, nous nous rendons dignes en agissant de façon appropriée à la valeur que Dieu nous attribue, gratuitement et indépendamment de notre mérite individuel ou de notre situation sociale. Car, c'est en raison de cette image de Dieu imprimée en toute personne humaine que toute offense à la personne humaine est offense envers Dieu : « Chaque fois que vous avez fait (cela) à l'un de ces petits qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait »40 De même, Voir D’AQUIN Th., Somme théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984, question 93, a. 8 L’intensité de l’image augmente lorsque les facultés typiquement humaines (intelligence et volonté) sont actuellement exercées. Elle augmente encore plus, pour atteindre leur plus haut niveau, lorsque l’objet des facultés est Dieu. 40 Voir Evangile de saint Matthieu 25, 40. 38 39 27 toute négation de Dieu finit par être une négation de la grandeur et de la dignité de la personne humaine. Nous pouvons donc affirmer que le stoïcisme et ensuite le christianisme ont entraîné une étonnante métamorphose du mot dignité. En effet, une distinction extérieure, une marque sociale, une décoration est devenue ce qui, à l’intérieur de chaque être humain concret, mérite le respect inconditionnel d’autrui. Le stoïcisme et la théologie du Moyen Age ont donc contribué à l’élaboration d’une théorie de la dignité humaine plus générale, moins relative à la condition sociale du sujet, et qui devient une qualité intrinsèque de celuici. III. Pic de La Mirandole Pic de la Mirandole, dans son « De dignitate hominis » 41 met en scène Dieu qui s’adresse en ces termes à Adam : «Si nous ne t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton voeu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t'ai mis dans le monde en position intermédiaire, c'est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t'avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c'est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines.»42 Dans ce texte, Pic fait ressortir le statut exceptionnel de l’homme : lui seul a reçu le privilège de la liberté, de définir sa nature en fonction de son arbitre propre, alors que les PICO DELLA MIRANDOLA, De la dignité de l’Homme, Combas, Ed. de l’Eclat, 1993. PICO DELLA MIRANDOLA, De la dignité de l’Homme (trad. BOULNOIS O. et TOGNON G.), Paris, PUF, 1993. 41 42 28 autres créatures sont toutes régies par les contraintes rigoureuses de leur nature. L’homme, placé au centre du monde à sa création, est dépourvu de toutes qualités. Il peut ainsi, selon ses choix, développer ou actualiser telle ou telle de ses potentialités, selon tel ou tel ordre de préséance ou de priorité. L’homme choisit librement, une place, une apparence ou un rôle selon ses souhaits. Il peut donc métaphoriquement s’élever ou s’abaisser dans l’ordre des êtres, selon le jugement de son esprit. C’est en cela que consiste sa liberté : pouvoir se modeler soi-même par le choix du bien ou du mal, c’est-à-dire par la reconnaissance ou par le refus d’un ordre objectif, en agissant selon la loi divine ou en se rebellant contre elle. Cependant, l’homme ne peut modifier cet ordre. L’Adam que décrit l’Oratio, n’est aucunement à lui-même sa propre loi. Il choisit sa propre destinée, il ne l’invente pas. Il apparaît donc que, pour Pic de la Mirandole, la dignité de l’homme consiste en sa liberté de choisir entre le haut et le bas, le bien et le mal.43 Cette dignité lui a été octroyée par Dieu lorsqu’il l’a créé et placé au centre du monde. La dignité n’est donc pas due à l’être humain du seul fait qu’il est humain, mais du seul fait qu’il a été créé. IV. La dignité au siècle des Lumières : la dignité d’un être de raison et de liberté. Il me semble important de réaffirmer la pertinence de ce que l’héritage des Lumières nous a légué. Le XVIIIème siècle fut, en effet, appelé siècle des Lumières entre autre parce qu’il fut un mouvement de renouveau intellectuel, culturel construit sur des idées de liberté (de penser, d'agir, de croire), d'égalité, de tolérance, de rationalisme scientifique, d'individualisme. En effet, au cours de ce siècle des Lumières, tous les secteurs de la société ont eu tendance à se débarrasser des anciennes tutelles, qu’elles soient religieuses, politiques ou sociales. La pensée des philosophes, qui vantaient la capacité de l’individu à se servir de sa raison, a aboutit à remettre en cause tous les principes religieux et politiques qui constituaient les fondements de la société : contre la croyance et les dogmes religieux, le doute et la méfiance; contre l'autorité, le libre arbitre; contre la communauté, l'individu. L’essor des sciences modernes a certainement joué un rôle, et non le moindre, dans tous ces Il serait possible de tirer de ce texte fameux la conclusion que l’homme, dans sa facticité brute, est libre de s’accorder ou non une dignité. 43 29 changements. Ainsi, d'une certaine manière, la philosophie des Lumières a renoué avec l'idéal humaniste (initié par les stoïciens et repris par le christianisme), par la confiance qu'elle met en l'homme et sa raison. Elle a mis l’accent sur l’épanouissement, le progrès moral de la raison pratique et sur son autonomie. Ce renouveau intellectuel et culturel n’a pas été sans implications quant à la compréhension du concept de dignité. Il semble même qu’aucune époque davantage que celle des Lumières ne s’est assignée la tâche de penser cette dignité de l’être humain. En effet, à partir des Temps Modernes (dès le XVIIème siècle) et surtout au siècle des Lumières, on peut voir apparaître une nouvelle forme de dignité, préparée sans doute par la théologie chrétienne du Moyen Age : La tradition chrétienne va être reprise mais elle va être laïcisée, sécularisée et moralisée, c'est-à-dire située dans un contexte strictement moral et pas du tout religieux. Parmi les personnages marquants des Lumières, Emmanuel Kant est probablement celui qui a le plus clairement exposé le concept de dignité humaine en le débarrassant de la forte connotation religieuse dont il était pourvu. En effet, il n'est pas difficile, je pense, de voir dans la formule de Kant (« Agis de sorte à traiter l'humanité, que ce soit dans ta propre personne ou dans celle d'une autre, toujours comme une fin, et jamais seulement comme un moyen ») une répétition, en langage non-biblique, de la face humaniste de l'enseignement essentiel du Judaïsme et du Christianisme: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »44, « Et de lui nous tenons ce commandement, que celui qui aime Dieu aime aussi son frère... »45 La dignité est alors, pour Kant, la dignité morale, c'est-à-dire le respect de la loi morale qui est en nous et pas nécessairement de la loi politique. Ce système de pensée kantienne s'inscrit en fait dans la lignée de la pensée moderne telle qu'elle s'est développée à partir du XVIIème siècle, notamment avec Descartes, et se distingue par son caractère fortement anti-naturaliste. En effet, si la notion de nature reste pertinente dans le domaine de l'étendue, elle ne l'est plus pour ce qui relève de la pensée. 44 45 Voir livre du Lévitique 19, 18 Voir première lettre de saint Jean 4, 21 30 Or, comme selon Kant, la morale ne relève pas de l'étendue mais de la pensée, elle ne relève donc pas de la nature mais de la raison humaine. Le kantisme consistera ainsi en une tentative de fonder une philosophie morale non sur l'étude de la réalité naturelle ou sur des principes relevant d'une tradition religieuse, mais uniquement sur la raison humaine. Et c’est cette raison humaine qui confère à l’homme une dignité toute particulière. 46 Car, selon Kant, un abîme sépare l'homme du reste de la réalité : l'homme est en effet la seule créature dotée de raison. La capacité à la rationalité et à la conscience de soi est donc la seule chose qui place la personne humaine scientifiquement au-dessus des animaux. Cela fait de lui un être absolument digne, qui contraste avec le reste de la réalité qui n'a qu'un prix, une valeur d'échange. Ainsi, Kant fonde la dignité de l'espèce humaine sur ce qui la différencie des espèces animales, à savoir la rationalité, et plus particulièrement l'autoconscience. Rappelons également que cette rationalité humaine n’est pas isolée. Elle est en lien étroit avec l’autonomie. En effet, selon Kant, l’homme est capable, par l’exercice de sa raison, de construire des propositions universellement acceptables par tous, de définir ses valeurs et ses lois auxquelles il obéira. Et, c’est en cela que consiste l’autonomie selon le philosophe de Konïgsberg. Elle n’est pas, à proprement parlé, la liberté, comme certains pourraient le croire, mais une des formes de la liberté : si l'on se réfère à l'étymologie grecque et à l’interprétation que Kant en a faite : autos (soi-même) et nomos (loi), l'autonomie est le fait de se donner sa propre loi, de décider sans se référer à une autorité extérieure. En rigueur de termes, l'autonomie est obéissance à une loi (nomos) qui ne s'impose pas de l'extérieur (hétéronomie, maintien dans un état de minorité et de servitude, la privation de liberté), mais qui est élaborée par soi-même (autos), comme sujet libre et rationnel. Ainsi, Kant affirme que l’autonomie ne doit pas être comprise ici en un sens individualiste et subjectif mais doit être réinsérée dans une universalité : Comme toute loi, Kant élabore cette conception de la dignité en s’inspirant de nombreuses sources, parmi lesquelles notamment la pensée stoïcienne. Pour les stoïciens, en effet, il faut accorder une valeur suprême aux capacités rationnelles qui permettent à l’être humain de se maîtriser et de dépasser ainsi les inclinations naturelles et les opinions des autres : la dignité résulte ainsi de la capacité de faire usage de la raison et représente une sorte d’idéal. 46 31 celle qui est produite par un sujet autonome est universalisable. La loi n'est pas relative à chacun mais est par essence universalisable puisqu’elle repose sur la raison. « L'autonomie correctement définie n'est donc plus l'indépendance autarcique, mais une manière de tisser une relation entre individus authentiquement libres, c'est à dire soumis à la même loi rationnelle ». 47 C’est donc en respectant l’homme comme être autonome, être de raison et être, dans une certaine mesure, autogestionnaire de sa vie que Kant lui confère sa dignité. Il en découle que chaque homme est un sujet unique et singulier, irremplaçable. Autrement dit, chaque homme est une fin en soi et il ne peut donc être instrumentalisé par autrui. Ce caractère de fin en soi est compris dans l’expression kantienne qui énonce que « l’humanité est elle-même une dignité ». 48 Kant voulait sans doute dire par là, d’une part, que la dignité nous est donnée en même temps que l’humanité, et, d’autre part, que la dignité est le propre de l’homme et qu’elle ne peut être attribuée qu’à l’homme. 49 On peut parler, en ce sens, d'une propriété ontologique. En effet, il y a chez Kant une sorte d’ontologie dualiste, c’est-à-dire une séparation des êtres en deux catégories et deux catégories seulement : les choses et les personnes.50 Cette ontologie dualiste débouche sur une axiologie, c’est-à-dire sur une théorie relative à ce qui a de la valeur. Se présente alors une distinction entre ce qui a une dignité et ce qui a 47 RICOT, J., Philosophie et fin de vie, Rennes, Ed. Ecole Nationale de Santé Publique, 2003, p. 23. Le Comité Consultatif National français d’Ethique utilise une expression assez semblable : « La dignité de l'homme tient à son humanité ». Pour plus d’information à ce sujet, on consultera l’Avis n°26 du 24 juin 1991 du Comité consultatif national français d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé relatif à la proposition de résolution sur l’assistance aux mourants adoptée le 25 avril 1991 au Parlement européen par la Commission de l’environnement, de la santé publique et de la protection du consommateur. 49 Cela voudrait-il dire que les concepts de « dignité » et de « homme » soient circulaires ? Parler de dignité humaine, serait alors en quelque sorte faire une redondance. Selon notre avis, cela signifie simplement que l’on peut parler métaphoriquement de la dignité de l’animal, mais que, en rigueur de termes, seul l’être humain est digne et la dignité est réservée à l’homme. D’autre part, cette relation entre dignité et humanité ne nous semble pas tautologique, en ce qu’elle n’est pas une simple identité. On le voit à propos des actions et des comportements. Une action inhumaine consiste à ôter ou nier cette dignité chez un être humain. Mais une action indigne n’est pas forcément inhumaine. Un comportement ou une action sont indignes ou déshonorants pour l’agent lui-même en tant qu’ils diminuent la louange ou la reconnaissance par autrui. Ceci renvoie à des expériences assez universelles de l’absence de dignité, celles de la honte, et aussi indirectement de l’humiliation. 50 Il faut observer ici que Kant place les animaux du côté des choses, ce qui est discutable car on a raison de travailler à donner un statut aux animaux, sans cependant les faire basculer du côté des personnes. Toutefois, cette ontologie dualiste a l’avantage de protéger l’absolue dignité de l’humain. 48 32 un prix. Ce qui possède une dignité a une valeur inconditionnelle, incomparable, absolue. Ce qui a un prix se situe au contraire dans le registre du relatif, du quantitatif et donc peut faire l’objet de transactions marchandes, de comparaison, d’équivalence. Selon Kant, un être humain a une dignité et donc n’a pas de prix. L’humanité, le fait d’être un humain, est donc une dignité : « L’humanité est elle-même une dignité : en effet, l’homme ne peut être utilisé par aucun homme (ni par d’autres, ni même par lui-même) simplement comme moyen, mais doit toujours être traité en même temps comme fin, et c’est en cela que consiste précisément sa dignité (la personnalité), grâce à laquelle il s’élève au-dessus de tous les êtres du monde qui ne sont point des hommes et peuvent donc être utilisés, s’élevant par conséquent au-dessus de toutes choses ».51 Cette citation rappelle la deuxième maxime de la morale kantienne où le philosophe demandait d'agir « de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ».52 Selon Kant, la vie de chaque être rationnel et autonome constitue une fin en soi douée d'une valeur objective et absolue. Par conséquent, personne ne peut considérer qu'une vie humaine n'est plus digne d'être vécue. Selon lui, le suicide ou le fait de mettre fin à son existence humaine revient à se considérer soi-même comme un moyen, puisqu’il s’agit, pour supprimer la souffrance (fin) physique et/ou psychique, de se supprimer soi-même (moyen). Cet acte n’est donc pas conciliable, selon le philosophe rationaliste, avec la dignité humaine, puisqu’il conduit à omettre que l’humanité ne peut être considérée que comme une fin et jamais simplement comme un moyen. La pensée des Lumières, et celle de Kant en particulier, ont donc « mis en lumière » c’est-à-dire mis l’accent de manière toute spéciale sur deux des caractéristiques qui constituent aujourd’hui encore la dignité de l’homme : l’immensité de sa raison et sa liberté. Par conséquent, ne pas reconnaître à la raison humaine toute sa grandeur signifie ne pas reconnaître à l’homme toute sa dignité. Car, la raison, selon les penseurs du siècle des Lumières, est ce qui, en l’homme et en chaque homme, lui permet de faire l’expérience de lui-même en tant que donné à lui-même. Cette raison, capable de reconnaître la raison en KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, La Pléiade, III, pp.758-759. KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. BARNI C.J.), Paris, Librairie philosophique de Ladrange, 1848, p.71. 51 52 33 l’autre homme et en tout homme, lui donne de pouvoir connaître et comprendre ce qu’il est et ce qu’il fait, et ainsi de s’arracher à toute soumission ou dépendance. Cet héritage des Lumières garde donc toute son actualité et toute sa pertinence dans une réflexion sur la dignité de l’homme : comment, en effet, la dignité de l’être humain ne s’appuierait-elle pas sur le fait qu’il est un être de raison, c’est-à-dire qu’il se reconnaît donné à lui-même pour se réaliser et faire l’histoire, c’est-à-dire qu’il ne s’enferme pas dans la singularité de son destin ou la particularité de son agir mais pense et agit en visant l’universel, c’est-à-dire qu’il considère l’autre comme une fin et qu’il le respecte dans la mesure où il s’interdit de l’utiliser ? Seul hic à l’horizon : dès lors, comment penser la dignité de ceux qui nous semblent dépourvus de raison, de ceux qui sont dépendants, de ceux qui ne peuvent pas être acteurs de leur propre destin ? V. Utilitarisme : dignité et qualité de vie Aujourd’hui, la conception de la dignité a beaucoup hérité du siècle des Lumières. En effet, elle se caractérise entre autres d’une part, par la perte du sens de Dieu (déchristianisation de la société moderne) et le refus de la nature humaine, caractéristiques du sens chrétien de la dignité et d’autre part, par l’exaltation de la raison humaine. Cette éclipse du sens de Dieu et aussi, en un certain sens, de l’homme a conduit, on le voit aujourd’hui, au matérialisme pratique qui fait se répandre l’individualisme et l’utilitarisme. Ce dernier courant philosophique est également né au siècle des Lumières. Il reposait sur une idée simple : la recherche de la maximisation du plaisir et de la minimisation de la douleur pour le plus grand nombre. Cette recherche exclusive du plaisir est d’autant plus accentuée de nos jours par le culte de la jeunesse, de la beauté physique et du succès. Il apparaît ainsi de plus en plus clairement qu’on ait réduit la dignité à la qualité de vie, c’est-à-dire le confort, l’apparence physique et mentale de la personne. Dans cette perspective, le corps n’est plus perçu comme une réalité spécifiquement personnelle, signe et lieu de la relation avec les autres, avec Dieu et avec le monde. Il est réduit à sa pure matérialité, il n’est rien d’autre qu’un ensemble d’organes, de fonctions et d’énergies à employer suivant les seuls critères du plaisir et de 34 l’efficacité. C’est ainsi que l’on peut dire que la démarche des utilitaristes est considérée comme strictement empiriste et matérialiste. D’une part, elle réduit le corps à sa pure matérialité, d’autre part, elle se caractérise par un refus radical de toute transcendance et par le fait que l’individu se définit uniquement à travers les actions qu’il manifeste et qui sont empiriquement vérifiables. Chaque individu est caractérisé par ses préférences, sa fonction d’utilité. Par conséquent, les différents droits de l’individu et sa dignité ne lui sont pas attribués en vertu de son essence commune à l’espèce humaine, comme l’affirmait le christianisme, mais seulement sur base des capacités qu’il possède en acte53 et de son utilité. En effet, on peut viser en autrui d’abord et avant tout les capacités en laissant l’être soi à l’arrière-plan, traitant celui-ci comme une simple condition des capacités. C’est de ce point de vue qu’il s’agit dans des rapports tels que l’échange, la vente, l’emploi, etc. Sans être niée pour autant, la dignité de l’autre n’est pas alors ce que l’on vise directement en lui, et ce n’est pas elle qui constitue le centre et la raison d’être du rapport que l’on instaure avec lui. Ainsi, dire d’un être qu’il est digne ou indigne de ceci ou cela, ce serait ne dire rien d’autre que « cet être est capable ou incapable de ceci ou cela ». Il s’ensuit que tous les êtres humains ne sont pas au même niveau, et du coup, ne sont pas dignes de la même manière. La méthode utilitariste instaure ainsi une hiérarchie et des degrés dans le concept de dignité : certains sont plus dignes que d’autres.54 Et, c’est sur base d’un calcul d’utilité que « l’éthique » utilitariste mesure les capacités de l’individu et quantifie son degré de dignité. Il s’agit de comparer les peines et les plaisirs des personnes différentes, comme s’il s’agissait de quantités commensurables.55 Ce qui importe, c’est que la somme des plaisirs soit supérieure aux douleurs. Et, dans le cas où la douleur surpasserait les plaisirs ou lorsqu’on ne peut pas surmonter la souffrance et que disparaît la perspective Car pour bénéficier d’un droit, selon l’utilitariste Peter Singer, il faut être capable d’en être conscient, c’està-dire d’en avoir le désir. Pour plus d’information, on consultera SINGER, P., Questions d’Ethique pratique, Bayard Éditions Coll. Essais, 1997. 54 C’est ainsi que l’utilitariste Peter Singer distingue trois niveaux de dignité : la personne qui serait un « individu capable en acte d'autoconscience et de souffrance (personnes) », elle-même étant supérieure aux « individus incapables d'autoconscience, mais capables de souffrance (animaux, nourrissons) », eux-mêmes supérieurs aux « individus n'étant capables ni d'autoconscience ni de souffrance (végétaux, fœtus) ». C’est le second niveau de dignité qui est le plus intéressant selon Singer : on y retrouve aussi bien des animaux que des êtres humains ayant déjà accès à un niveau de dignité important : les enfants. Il en déduit donc qu’ayant le même niveau de dignité, les animaux doivent être aussi bien traités que les enfants. Voir SINGER, P., Questions d’Ethique pratique, Bayard Éditions Coll. Essais, 1997. 55 C’est un des problèmes, parmi tant d’autres, auquel la théorie utilitariste doit répondre. 53 35 du bien-être, au moins pour l’avenir, alors la tentation grandit en l’homme de revendiquer le droit de supprimer la vie. Car, d’un point de vue utilitariste, une vie où la douleur prévaut sur le plaisir est une vie qui perd tout son sens. Cela s’explique du fait que la dignité de la personne ne vient plus de son être, mais de ses capacités actualisées. Ainsi, le critère de la dignité personnelle n’est pas celui du respect et de la gratuité. Il est remplacé par le critère de l’efficacité, de la fonctionnalité et de l’utilité : l’autre est apprécié, non pas pour ce qu’il « est », mais pour ce qu’il « a », ce qu’il « fait » et ce qu’il « rend ».56 Le plus fort l’emporte inévitablement sur le plus faible. Cette éthique, on le voit, pose de sérieux problèmes. Nous n’énonçons ici que deux d’entre eux, ceux qui nous concerneront tout particulièrement dans les prochaines pages de notre développement. D’une part, l'établissement et la pondération des différents intérêts restent une démarche extrêmement subjective. Qui peut décider objectivement de la somme des plaisirs et des peines ? Nous voyons bien les limites que comporte cette approche : elle fait dépendre les notions de bien et de mal de critères subjectifs, étrangers à toute norme extérieure à laquelle il faut se conformer. L'action est exclusivement orientée sur le résultat et non sur sa conformité à une loi naturelle ou morale donnée. D’autre part, où est donc la place des faibles ou des handicapés ou des personnes en fin de vie (ou même des choses comme l’esthétique), si la dignité de l’homme est basée sur son utilité ou sa réussite ? Cette question en sous-entend une autre, plus fondamentale : est-il plus important d’être ou d’avoir ? En tout cas, il apparaît d’emblée que le fait de ne pas discerner dignité et capacité ne pourrait aboutir qu’à un seul résultat : ôter une part essentielle de sens à la notion même de dignité. Car, d’une part, si dignité est synonyme de capacité, alors ne seraient dignes de ne C’est ainsi que nous pouvons constater que, dans une vision pragmatique de l'être, Singer refuse le concept de puissance : pour qu'une chose soit, elle doit être en acte, s'actualiser dans le présent. Ainsi, tout être humain a une dignité ontologique, car ayant l’autoconscience en puissance, mais seuls ceux capables de l’actualiser possèdent vraiment la dignité des personnes. Il explique qu’ « aucune règle ne dit qu’un X potentiel a la même valeur qu’un X ou qu’il a tous les droits d’un X. » (SINGER, P., Questions d’éthique pratique, Paris, Bayard, 1997, p. 152.) Et, « si X est un Y potentiel, il s’ensuit que X n’est pas Y. Si les fœtus sont des personnes potentielles, il s’ensuit clairement que les fœtus ne sont pas des personnes. En conséquence, X n’a pas les droits actuels de Y, mais uniquement potentiellement les droits de Y. Si les fœtus ne sont que des personnes potentielles, ils n’ont pas les droits des personnes. » (H. T. ENGELHARDT, J., The foundations of bioethics, second edition, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 142.) 56 36 pas être violentés que ceux qui seraient aptes à se défendre, alors ne seraient dignes d’être soignés que ceux qui en auraient les moyens,… D’autre part, comment reconnaître le caractère de fin en soi, nécessairement inconditionnel et absolu, tel qu’il est présenté par Kant, à un être dont la dignité consisterait dans ses capacités, nécessairement relatives et conditionnées ? Il faut donc exiger que soit impossible l’amalgame entre ce qu’une personne peut et ce qu’elle est, entre ses aptitudes plus ou moins grandes et son être incomparable.57 Nous l’avons compris, l’utilitarisme imprègne encore les mentalités d’aujourd’hui, que ce soit dans nos rapports quotidiens ou en fin de vie (le vocabulaire est à ce titre très significatif : on parle de qualité de vie, de perte de dignité,…). Mais nous gardons également beaucoup de l’héritage du siècle des Lumières et plus particulièrement de la morale de Kant. Certains même, essentiellement des croyants, justifient la dignité de l’homme en référence au fait qu’ils ont été crées à l’image de Dieu. La Déclaration Universelle des Droits de l’homme de 1948, nous le verrons dans le chapitre suivant, s’est d’ailleurs inspirée de ces deux derniers courants (la philosophie des Lumières d’une part, et la tradition judéo-chrétienne d’autre part). La conception ou plutôt les conceptions, devraiton dire, de la dignité aujourd’hui héritent donc toutes ici et là quelque chose de ces différents courants de pensée. On pourrait même dire que, quand on se met à réfléchir au concept de dignité, on se retrouve devant un énorme « melting-pot » venant de tous les horizons philosophiques. L’objectif de ce chapitre consistait à présenter sommairement les filiations philosophiques dont s’inspirent les conceptions de la dignité dans notre société actuelle. Nous verrons au chapitre quatrième combien la dignité, le caractère de fin en soi d’un être demeurent intégralement ce qu’ils sont, même lorsque les capacités de cet être en viennent à faire défaut. Toujours la dignité précède la capacité et lui survit. C’est le cas, par exemple, pour le nouveau-né, en qui la capacité à viser des fins n’est pas encore présente, et pour le vieillard en fin de vie en qui elle peut ne plus l’être. 57 37 Chapitre deuxième Le concept de dignité aujourd’hui « Noblesse, dignité, grandeur »…ces termes, j’ai crainte et presque honte à m’en servir, tant on abusa d’eux sans vergogne. Extorqués comme ils sont aujourd’hui, on dirait presque des mots obscènes ; comme, du reste, tous les mots nobles : à commencer par le mot vertu. Mais ce ne sont pas les mots seuls qui se sont avilis, c’est aussi ce qu’ils veulent dire : la signification de ces mots a changé et leur dévalorisation ne fait que rendre flagrante la faillite générale de ce qui nous paraissait sacré : de ce qui nous invitait à vivre, de ce qui nous sauvait du désespoir. »58André Gide I. Introduction : Mourir dans la dignité… Oui ! Mais quelle dignité ? Il semble aujourd’hui que notre société occidentale soit très attachée à la notion de dignité. En effet, elle s’y réfère constamment notamment dans le débat bioéthique. Au nom de cette dignité, des lois sortent de nos parlements, au nom de cette même dignité, on en arrive à demander la mort. L’euthanasie a en effet été dépénalisée en Belgique le 16 mai 2002.59 Et pourtant, la solution juridique d’une question comme celle de l’euthanasie n’a pas empêché qu’elle continue de se poser dans le registre éthique. Pourquoi ? Car la question de l’euthanasie renvoie à celle qui taraude notre modernité : qu’est-ce que l’homme ? D’où l’intérêt de s’interroger sur ce concept de dignité humaine: quel sens lui donner ? Bien sûr, mener une vie digne et avoir une mort digne sont des aspirations certainement universelles de l’homme. Mais quel contenu se cache derrière ces expressions types ?60 Car, les conditions requises pour mourir dignement varient d’une personne à une autre. Chacun met un peu ce qu’il lui plaît derrière cette notion de dignité. Alors comment GIDE A., Ainsi soit-il, Paris, Gallimard Coll. L’imaginaire, 1952 ; texte revu et augmenté, 2001, pp. 96-97. Le texte relatif à l’euthanasie définit celle-ci comme étant l'acte, pratiqué par un tiers, qui met intentionnellement fin à la vie d'une personne à la demande de celle-ci. La demande d’euthanasie doit donc venir du patient, et de lui seul ; elle doit être libre, volontaire, bien considérée, durable et persistante. Le patient doit présenter une souffrance « insupportable » (qu’elle soit physique ou psychique, admettant ainsi qu’une souffrance psychique, mentale puisse être une cause suffisante), sans espoir d’amélioration. L’euthanasie doit être une mesure de dernier recours, toutes les autres options doivent être considérées et jugées inadaptées par le patient. Elle doit être pratiquée par un médecin, après consultation avec au moins un collègue indépendant ayant de l’expérience dans le domaine. Pour plus d’informations on consultera le texte de loi relatif à l’euthanasie, www.admd.net/belgtxl.htm. 60 « mourir dans la dignité », « une vie digne d’être vécue »,… 58 59 38 ne pas tomber dans la confusion ? Nous voilà devant toute l’ambiguïté d’un concept polysémique. Comment s’en sortir ? En sachant tout simplement de quelle dignité on parle. Cette première partie de notre étude a pour but de dresser un état des lieux des diverses conceptions de la dignité aujourd’hui. Nous ne considérerons pas toutes les positions, tant il en y a, mais deux positions essentielles qui marquent les grandes étapes récentes de la définition de la dignité : la dignité telle qu’elle est définie dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et une des conceptions de la dignité aujourd’hui, plus particulièrement celle que défend l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité.61 Les questions auxquelles nous allons tenter d’apporter une réponse sont les suivantes : en quoi l’indignation devant les horreurs du nazisme a-t-elle suscité une réflexion urgente plus explicite de la dignité humaine ? Comment la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme la définit-elle ? Quelle vision de l’humain et de sa dignité, selon l’A.D.M.D, se trouve impliquée dans l’euthanasie ? Cette étude voudrait permettre un débat dans la clarté, la non-confusion des positions en présence, et contribuer à faire mesurer l’importance de l’enjeu d’un tel débat. Afin de tenir un discours cohérent et de clarifier cette notion de dignité, nous proposerons des distinctions conceptuelles. Cette réflexion est aussi celle de quelqu’un qui souhaite être le plus respectueux possible de la position de l’A.D.M.D. II. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 A. Le droit et la dignité La notion de dignité humaine, comme nous l’avons étudiée dans le chapitre précédent, est très antérieure à celle des Droits de l’Homme. Nombreux sont ceux qui y ont déjà réfléchi : Pic de la Mirandole, les pères de l’Eglise, Kant,… Cependant elle n’apparaît juridiquement, à un niveau international, qu’après le procès de Nuremberg, en 1948, dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Cette dernière constitue la première et sans doute la plus décisive des sources normatives contenant la dignité. Il est clair que son L’association sera désormais désignée par son sigle A.D.M.D. 50, rue de Chabrol, 75010, Paris Tél. : 01.48.00.04.92 ou 01.48.00.04.16 ; Fax. : 01.48.00.05.72 www.admd.net 61 39 institutionnalisation dans le droit national et international constitue la conséquence directe de la tragédie nazie en Europe. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de constater que la plupart des documents qui font référence à la dignité humaine sont postérieurs à la seconde guerre mondiale. Il semble donc que c’est après les terribles épreuves du nazisme, actes qui furent qualifiés de barbares, que sont apparus, avec d’autant plus d’acuité, non seulement la conscience et surtout le besoin d’exprimer la dignité mais aussi l’urgence d’imposer son respect comme une obligation. La dignité est alors exprimée comme un « plus jamais ça ! » et devient résistance à toute discrimination. L’Allemagne fut d’ailleurs le premier pays à inscrire la dignité dans sa constitution.62 Cependant, il est surprenant de constater qu’aucune de ces déclarations n’a précisé en quoi consistait exactement cette dignité. Il semble s’avérer donc ici d’un grand intérêt de voir en quel sens la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme comprend la dignité. Le premier article de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée par les Nations-Unies le 10 décembre 1948 commence comme ceci : « Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »63 Avant de se demander ce que signifie le concept de dignité ici, il est intéressant de noter que l’on a placé celui-ci avant le concept de droits.64 La dignité est distinguée des droits de l’homme. Il en est de même dans le préambule : celui-ci affirme que « la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables » constitue L’article premier de la Loi allemande du 23 mai 1949 est ainsi rédigé : « La dignité de l’être humain est intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger.» cité in MARZANO, M.(dir.), Dictionnaire du corps, Paris, PUF Coll. Quadrige, 2007, article « dignité », p. 307. 63 Cfr. Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Bruxelles, Amnesty International Belgique francophone, « Folio », 1988, p. 26. 64 Jaques Fierens, dans son article intitulé « La dignité humaine comme concept juridique » (FIERENS, J., La dignité humaine comme concept juridique, in Journal des tribunaux, n° 6064, Bruxelles, Ed. Larcier, 21 septembre 2002), explique que René Cassin, rédacteur du premier avant-projet de la Déclaration, s’est inspiré de la Déclaration française de 1789. Celle-ci énonçait : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. » Cassin rajoute dans l’article premier de la Déclaration de 1948 : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit. » D’autre part, il est particulièrement frappant ici de constater que les chartes qui datent d’avant la seconde guerre mondiale se fondaient essentiellement sur la liberté et l’égalité. Le mot dignité n’apparaît juridiquement pour la première fois dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme. Bien sûr, cela ne veut pas dire pour autant que les chartes précédentes n’étaient pas imprégnées par la dignité. Cela signifie seulement que le besoin d’exprimer la dignité s’est ressenti comme une nécessité après la barbarie de la seconde guerre mondiale. 62 40 « le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde »65. Cela signifie-t-il que la dignité précède les droits de la personne ? Il semble, en tout cas, explique Jaques Fierens, « que la dignité exprime beaucoup mieux que les droits les aspirations de ceux dont les droits fondamentaux sont le plus évidemment bafoués. »66 L’auteur illustre cette thèse en prenant l’exemple d’un Français détenu pendant près de vingt années dans un goulag. Lors d’un interview, on lui posait la question de savoir ce qui l’avait fait le plus souffrir au cours de sa détention. Celui-ci ne mentionna ni la faim, ni le froid, ni la brutalité de ses gardiens mais uniquement l’humiliation. Les témoignages des survivants des camps nazis vont dans le même sens. Ainsi, selon Jaques Fierens, « la fierté et la dignité sont l’aspiration première, avant ou au-delà de toutes les revendications matérielles. »67 N’est-ce pas ce que Kant semblait dire lorsqu’il écrit : « L’homme, on le voit, peut perdre tous ses fameux « Droits de l’homme » sans abandonner pour autant sa qualité essentielle d’homme, sa dignité humaine. » 68 Ainsi, la dignité apparaît comme une qualité humaine substantielle, ineffaçable, incomparable, dont est doté tout être humain qui appartient à l’espèce humaine. A ce titre, elle prime sur tous les autres droits. Elle est au-dessus de ceux-ci. Elle apparaît comme un droit fondamental en soi et constitue le fondement de tous les autres. Cela ne signifie pas pour autant que le droit n’a plus aucune utilité. Au contraire, celui-ci se révèle indispensable pour protéger la dignité et rendre obligatoire son respect.69 Cf. Déclaration universelle des droits de l’homme, Bruxelles, Amnesty International Belgique francophone, « Folio », 1988, p. 18. Le fait de distinguer dignité et droit revient à affirmer que la dignité n’est pas un droit que l’on attribue à quelqu’un mais plutôt qu’elle est inhérente à tout être humain. C’est d’ailleurs le terme utilisé dans le préambule. 66 FIERENS, J., La dignité humaine comme concept juridique, in Journal des tribunaux, n° 6064, Bruxelles, Ed. Larcier, 21 septembre 2002, p. 581. 67 FIERENS, J., La dignité humaine comme concept juridique, in Journal des tribunaux, n° 6064, Bruxelles, Ed. Larcier, 21 septembre 2002, p. 581. 68 KANT, Fondement de la métaphysique des mœurs, cité, II, pp. 282-283 et 287-288. 69 Il est toutefois inquiétant de se dire que l’on ait besoin d’une loi pour protéger la dignité. Cela signifie que la dignité ne va plus de soi car elle ne va plus sans dire. Elle semble nécessiter une reconnaissance de la part d’autrui (voir chapitre quatrième). Louis de Vaucelles parle en ce sens de pari. Selon lui, seule « une parole fondée en conscience et en raison s’avère la seule protection efficace pour protéger les individus et les sociétés contre les dérapages dramatiques provoqués par l’intolérance, le fanatisme et les pulsions de mort propagée par les dérives totalitaires de toute nature. » (DE VAUCELLES L., La Déclaration Universelle des 65 41 B. La dignité, principe inaliénable d’humanité Après avoir mis en lumière les rapports qu’entretiennent la dignité et le droit, il s’agit à présent d’approfondir la signification de la dignité telle qu’elle est présentée dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Cette dernière affirme l’égale dignité de tous les êtres humains, sans distinction d’âge, de sexe, de race, de convictions. La dignité telle qu’elle est exprimée ici est donc comprise comme une dignité « égalisante ». Cela signifie qu’elle est la même pour tous. De plus, le préambule affirme que cette dignité est inhérente à tous les membres de la famille humaine. La dignité n’est pas ici comprise comme celle d’une seule personne ; elle se confondrait alors avec l’honneur. Elle n’est pas non plus mobilisée pour protéger une catégorie ou un groupe restreint de personnes. La dignité est celle de l’humanité toute entière.70 Autrement dit, la dignité tient à l’humanité. Cette expression qui lie la dignité à l’humanité peut s’expliquer de deux manières différentes : Elle signifie d’une part que la dignité est universelle. La dignité humaine serait née de la prise de conscience du concept d’humanité, ce dernier étant un concept universel, quelle que soit notre culture, notre race, notre époque, notre espace de vie, … C’est donc par l’appartenance à l’humanité que nous sommes des êtres dignes. D’autre part, cette expression peut également signifier que la dignité est inaliénable, c’est-à-dire qu’on ne peut l’arracher à aucun homme, quel que soit son état physique, moral et mental. Si elle n’est accordée par aucun homme, elle ne peut non plus pas être enlevée par aucun homme. Personne ne peut y mettre fin. Elle ne peut être perdue sous l’effet d’aucune cause. Cela Droits de l’Homme : genèse et éléments d’analyse du texte, in Dignité, Perte de dignité. Accueillir tout humain, Revue Laennec, n°3-4, Paris, mars 1993, p.3.) 70 Pensons, par exemple, à l’affaire du lancer de nain (jeu organisé dans une discothèque consistant à faire lancer un nain par des spectateurs). La pratique du « lancer de nain » fut interdite et déclarée comme contraire à la dignité humaine car la personne de petite taille était considérée comme rabaissée par cette pratique à l'état d'objet. Or, celle-ci protesta contre cette interdiction en expliquant: « Alors que je n'étais rien, cette pratique m'a permis de trouver un emploi, un statut d'artiste, une fonction sociale et donc de retrouver ma dignité ». Elle considérait donc l'aspect fonction sociale de la dignité. Or, ce n’est pas ce sens social de la dignité que le Conseil d’Etat censurait mais bien le fait d'instrumentaliser la personne comme un objet. Le lancer de nain a donc été condamné par le droit au nom de la dignité de l’Homme et non dans le but de protéger la dignité du nain ou des nains en général (le nain en question étant d’ailleurs consentant). Cela signifie que la représentation de l’humanité que l’on a en chacun de nous est étroitement liée à l’humanité en général. (voir MARZANO, M. (dir.), Dictionnaire du corps, Paris, PUF Coll. Quadrige, 2007, article « dignité », p. 309) De même, cette idée, selon laquelle à travers chaque personne, c’est l’humanité qui peut être atteinte et donc tous les autres, est déjà présente dans la pensée de Montaigne : « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » (MONTAIGNE, Essais, III, 2 cité in MARZANO, M. (dir.), Dictionnaire du corps, Paris, PUF Coll. Quadrige, 2007, article « dignité », p. 308.) 42 implique également qu’elle n’est ni graduelle, ni variable, ni quantifiable ni mesurable. Elle ne peut donc ni être diminuée, ni augmentée. Quelles que soient les déficiences fonctionnelles, les faiblesses, les souffrances, jamais elle ne peut être perdue. De même, nul ne peut renoncer à sa propre dignité en aucune circonstance car celle-ci est indérogeable. Elle ne saurait s’accommoder de concessions ni même du consentement de la personne concernée.71 « La dignité humaine ainsi entendue n’est pas une qualité que nous possédons par nature comme telle caractéristique physique ou psychique, elle n’est pas une détermination de l’être humain, elle est le signe de son intangibilité, renvoyant à la valeur absolue accordée à la personne humaine en sa singularité, valeur inconditionnelle qui jamais ne peut être perdue. Nul n’a le pouvoir de renoncer à sa dignité car elle ne dépend ni de l’idée qu’on se fait de soi-même, ni du regard posé par autrui. »72 L’être humain, dès lors qu’il est un humain, est un être digne, quelle que soit la représentation que l’on peut se faire de lui, quelle que soit l’idée qu’il peut se faire de lui-même.73 La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme reconnaît donc à la dignité une valeur absolue accordée en chaque homme en sa singularité. La dignité ne connaît pas de degré et n’est donc pas mesurable. Par voie de conséquence, la dignité est indépendante non seulement d'un jugement quelconque mais aussi de contingences extérieures et particulières : beauté, bonne santé, absence de handicap, utilité ou productivité économique, capacité à éprouver la douleur et à nouer des relations. La dignité n’est pas relative. Elle n’est ni culturelle, ni temporelle. Elle n’est pas une caractéristique repérable comme le sont les propriétés biologiques ou psychiques. La dignité est. Elle ne nous appartient pas. Il semble donc que la dignité est ici conçue comme ontologique, c’est-à-dire comme valeur absolue attachée à tout être humain. 71 Le consentement de la personne concernée est en effet juridiquement indifférent (Cfr. affaire du lancer de nain). Dans cette affaire, il fut, en effet, déclaré que le respect de la dignité de la personne humaine était un concept absolu et qu’il ne saurait par conséquent s’accommoder de quelconques concessions en fonction des appréciations subjectives que chacun peut porter à son sujet. 72 RICOT, J., Dignité et euthanasie, Nantes, Pleins feux, 2003, p.11. 73 Ainsi, et nous le verrons plus en détail au chapitre suivant, on peut supprimer la reconnaissance de la dignité mais non la dignité elle-même. Celle-ci peut être blessée dans son exigence de respect sans être pour autant altérée ou détruite. La dignité ne dépend donc pas essentiellement du regard que l’homme porte sur lui-même ou sur autrui. Au contraire, c’est le regard qui est invité à dépendre de la dignité et qui doit, sans cesse, être éduqué. 43 III. Transition : deux modèles du « bien mourir » Cependant, cette conception ontologique de la dignité inaliénable ne fait pas l’unanimité aujourd’hui. La société occidentale de nos jours est également fortement imprégnée par une autre conception de la dignité, plus subjective, plus relative. L’exemple le plus évident de cette double conception de la dignité, et sans doute aussi le plus brûlant, est celui de l’euthanasie, appelée également « mort douce ». Il semble, en effet, que deux modèles différents du « bien-mourir » aient été élaborés, tous deux en s'appuyant sur le concept de dignité : d’une part, la dignité est revendiquée par les partisans d'un « droit de mourir » (l’euthanasie active volontaire), d’autre part elle est aussi le concept auquel sont adossées la logique et la philosophie des soins palliatifs. Ces deux propositions qui, au nom de la dignité humaine, ont été élaborées pour envisager la mort sans souffrances se présentent à la manière de frères ennemis. Pourquoi donc ? Ils ont pourtant en commun de faire appel à la dignité et de défendre une mort sans souffrances. Alors, comment expliquer cette opposition ? O. Cayla, dans son article « Dignité humaine, le plus flous des concepts. » nous montre clairement qu’à partir d’un même argument de dignité, il est possible de soutenir deux thèses fondamentalement différentes : « Du même argument de la dignité découlent donc toutes les attitudes normatives possibles. »74 Cette constatation de O. Cayla est tout à fait judicieuse pour la question que nous traitons ici, à savoir : comment comprendre cette opposition entre les partisans de l’euthanasie et les soins palliatifs alors que les deux positions se fondent sur la défense et la promotion de la dignité de l’homme ? Comment se fait-il qu’en ayant recours au même argument, on en vienne à soutenir deux pratiques fondamentalement opposées ? La raison « Selon l’acception commune, le respect de la dignité commande de ne jamais instrumentaliser la personne humaine : aussi l’un des cas les plus flagrants d’atteinte à cette dignité apparaît-il beaucoup comme étant celui de la prostitution, que la loi pénale devrait par conséquent prohiber, même lorsqu’elle est librement consentie et pratiquée dans l’indépendance. Mais les avis diffèrent sur le point de savoir qui est le coupable de cette chosification de la personne. Pour les uns, il s’agit du client, qui exploite la détresse économique de la prostituée et l’asservit à la satisfaction unilatérale de son désir. Pour d’autres, c’est plutôt la prostituée elle-même, que la loi doit condamner, puisque, par sa libre décision de se vendre, elle apparaît comme l’auteur de la dégradation de l’humanité dont elle est porteuse sans en être propriétaire. Bien entendu le partisan de la liberté de se prostituer n’est pas en reste non plus dans la déférence envers la dignité, mais il interprète ce concept en sens inverse : dénier à la prostituée, majeure et consentante, toute capacité de jugement pour apprécier par elle-même ce qui est ou non à la hauteur de sa propre dignité revient à douter de sa maturité et de sa conscience, donc à contester sa qualité de personne autonome, avec la dignité qui s’y rattache. Du même argument de la dignité découlent donc toutes les attitudes normatives possibles. » (CAYLA, O., Dignité humaine, le plus flous des concepts, in Le Monde du 31 janvier 2003) 74 44 réside dans le fait que ces deux propositions sont, malgré les apparences, à bien des égards, divergentes, parce qu'elles envisagent de manière très différente la dignité, la mort, le rapport à la mort et la souffrance. La dignité est en effet revendiquée dans les deux cas, mais dans une acception différente. Il convient donc à présent de voir en quoi ces compréhensions de la dignité diffèrent l’une de l’autre. Nous commencerons par l’analyse de la conception de la dignité mise en avant par les partisans de l’euthanasie active volontaire, la philosophie des soins palliatifs étant abordée au quatrième chapitre de notre travail. En ce qui concerne la conception de la dignité mise en avant par les partisans de l’euthanasie, nous avons choisi d’étudier la philosophie de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité. Cela pour plusieurs mobiles : Tout d’abord, parce que cette association jouit d’une certaine visibilité politique grâce à Monsieur Caillavet, ancien ministre et membre honoraire du Parlement français. Ensuite, parce qu’elle possède, de par sa présence dans plusieurs pays européen tels que la France, la Belgique,… une certaine renommée. C’est, il nous semble, une des associations les plus connues. Elle est, en effet, au cœur du débat bioéthique sur l’euthanasie aujourd’hui et suscite beaucoup de débats. Dans un premier temps, nous tenterons de clarifier l’emploi du mot euthanasie. Et cela essentiellement pour deux raisons : d’une part, parce qu’une définition cohérente et affinée de l’euthanasie constitue, selon nous, la condition minimale d’un débat honnête. Dans cette perspective, nous avons choisi d’écarter la distinction euthanasie active/passive que nous estimons impropre et nous proposerons également de remplacer la qualification involontaire/volontaire par imposée/réclamée. D’autre part, parce que la dignité semble être sérieusement mise à l’épreuve dans les demandes d’euthanasie. En effet, au nom de la dignité, on demande aujourd’hui le droit de faire mourir ! Cela pose question... Dans un deuxième temps, nous présenterons brièvement l’A.D.M.D. Enfin, nous analyserons minutieusement les thèses de l’association afin de décrypter quelle est sa conception sousjacente de la dignité humaine.75 Nous essayerons de voir en quoi elle se distingue de celle En ce qui concerne l’étude des thèses de l’A.D.M.D., nous avons utilisé plusieurs instruments de travail. Tout d’abord, nous avons lu toute une série de témoignages de membres de l’A.D.M.D. regroupés par 75 45 proposée par les soins palliatifs. Ce sera également l’occasion de nous demander si le désaccord est le fait d’une simple incompréhension mutuelle par méconnaissance ou s’il relève de deux conceptions opposées en leur fondement. IV. Définition de l’euthanasie. Qu’entend-t-on exactement par « euthanasie » ? Selon le Comité Consultatif National d’Ethique belge, l’euthanasie qualifie « l’acte pratiqué par un tiers qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci »76 A la lumière de cette définition, plusieurs précisions sont à relever. Tout d’abord, le geste est euthanasique d’une part si l’on met fin à la vie, et d’autre part si cet acte est le produit d’une intention pleinement volontaire. Et, comme il est nécessaire de distinguer cet arrêt délibéré de vie des autres formes d’homicide 77 , on ajoute classiquement un troisième critère aux deux précédents et ce sera celui portant sur la finalité de l’acte : il vise à abréger les souffrances d’un malade. Ainsi, l’expression « euthanasie active ou directe » constitue un pléonasme qui n’a pas lieu d’être puisque l’euthanasie passe forcément par la réalisation d’un acte, lequel est fait délibérément. De même, l’expression « euthanasie passive ou indirecte », qui se réfère à la limitation ou à l’arrêt de traitements (qui concernent les réanimateurs, les urgentistes, mais aussi les soins palliatifs), n’a plus lieu d’être puisque, en choisissant de laisser évoluer vers la mort une maladie qu’elle sait inguérissable, une équipe soignante ne pratique pas d’euthanasie. Elle fait preuve de ce qu’on nomme un «refus d’obstination thérapeutique déraisonnable», plus couramment appelé refus d’acharnement thérapeutique. L’effort vise alors à soulager les symptômes qui perturbent la qualité de vie de la personne malade.78 Un patient qui refuse des soins ne demande donc pas une euthanasie. Catherine Legay dans son livre intitulé Mourir dans la dignité, Quand un médecin dit oui.(LEGUAY, C., Mourir dans la dignité, Quand un médecin dit oui, Paris, Robert Laffont, 2000.) Nous avons également demandé de recevoir par courrier postal un dépliant informatif de la part de l’Association. Enfin, le site internet de l’A.D.M.D. a été une source d’information précieuse. Nous y avons trouvé entre autre un extrait de chanson en l’honneur de l’Association. Les paroles de cet extrait seront très significatives pour notre propos. Elles feront d’ailleurs l’objet d’une analyse approfondie. 76 Texte de loi relatif à l’euthanasie en Belgique, voir www.admd.net/belgtxl.htm. 77 Le Code pénal définit le meurtre comme suit : « Le fait de donner volontairement la mort constitue un meurtre.» (Livre II, Titre II, Chapitre 1er, section 1ère, article 221-1) 78 Des soins adaptés à une situation ne sont pas de l'euthanasie, même lorsqu'ils comportent, comme tout acte médical, un risque d'effets secondaires. 46 Ensuite, au vu de la définition de l’euthanasie, la seconde distinction rencontrée dans la presse et le langage courant, « euthanasie involontaire ou volontaire », n’a également plus lieu d’être. En effet, l’on appellera homicide volontaire l’acte d’une personne qui donne la mort à un patient qui n'a rien demandé car la mort est ici décidée par un tiers, soignant ou proche, qui agit seul dans la plupart des cas. On parlera d’euthanasie lorsque l’acte fait suite à une demande expresse et réitérée du patient lui-même. Là encore, pour plus de clarté, il faudrait parler d’euthanasie réclamée. Et quand cet acte n’est pas commis mais seulement facilité par un tiers à travers la mise à disposition de conseils ou de moyens, on parlera de suicide assisté, médicalement ou non. Cette distinction ferme entre euthanasie et suicide assisté s’appuie sur l’auteur de l’acte qui engage ainsi sa responsabilité. Soit l’acte est réalisé à la demande du patient par un tiers, on est donc en présence d’une euthanasie. Soit l’acte est réalisé par le malade lui-même. On est donc en présence d’un suicide.79 De cette approche, d’ordre sémantique, trois propositions de synthèse peuvent être tirées. Premièrement, qualifier l’euthanasie d’active apparaît inutile parce que redondant. Deuxièmement, il faut se garder d’employer le terme « euthanasie » pour parler, d’une part, des limitations ou arrêts de traitements actifs dans le cadre d’un refus d’acharnement thérapeutique et, d’autre part, de meurtre (acte de tuer commis sans le consentement du patient). Enfin, dans le débat actuel, ce sont bien l’euthanasie réclamée et le suicide assisté qui posent problème, éthiquement et légalement. C’est donc sur l’euthanasie réclamée et le suicide assisté que portera notre réflexion tout au long de ce travail. Car, c’est essentiellement face à l’euthanasie réclamée et au suicide assisté que la dignité se trouve mise à l’épreuve. En effet, comme nous l’avons déjà évoqué dans notre introduction, la dignité semble avoir remplacé l’expression « sacralité de la vie ». Elle est à présent considérée comme la valeur suprême qui permet jusqu’à mettre notre vie même en jeu.80 Au nom de la dignité, tout pouvoir est accordé à l’individu : celui de disposer librement de son corps, de sa vie et surtout celui de décider le moment opportun pour lui de « se retirer. » Or, 79 La question qui se pose alors ici est celle de la responsabilité morale de celui qui aide une personne à se tuer. Le suicide n’étant pas réprimé, sa complicité est donc inexistante. C’est la « faille » juridique que les « partisans de l’euthanasie » ont trouvée et dans laquelle ils se sont engouffrés pour affirmer leurs choix. 80 On pourrait même aller jusqu’à dire, dans ce cas-ci, que nous mettons notre vie hors jeu puisque, par l’euthanasie, il s’agit de la faire disparaître. 47 nous constatons que cette tentation d’« en finir » est surtout présente lorsque notre vie s’affaiblit, lorsque notre vie arrive en fin de vie. V. L’Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité « Mourir fièrement, quand il n’est plus possible de vivre avec fierté. La mort librement choisie, la mort au moment voulu, lucide et joyeuse, accomplie au milieu de ses enfants et de témoins, de sorte que de vrais adieux soient possibles, puisque celui qui prend congé est encore présent, et capable de peser ce qu’il a voulu et ce qu’il a atteint, bref de faire le bilan de sa vie…Par simple amour de la vie, on devrait vouloir une mort différente, libre, consciente, qui ne soit ni un hasard, ni une agression par surprise. »81 Nietzsche A. Présentation de l’A.D.M.D. : ce qu’elle est à partir de ce qu’elle dit d’ellemême Il convient, dans un premier temps, d’expliquer brièvement en quoi consiste l’A.D.M.D. afin de comprendre par la suite sa conception de la dignité humaine. L’A.D.M.D. est née en 1980 à partir d’un article de Michel Landa, universitaire et homme de lettres ayant fait carrière aux Etats-Unis. Paru dans « Le Monde » du 17 novembre 1979, cet article avait pour titre « La mort : un droit ».82 A partir de là, l’A.D.M.D. a commencé à revendiquer, sur la scène publique, outre un traitement correct de la douleur et la possibilité de refuser de devenir objet d’acharnement thérapeutique, le droit à l’euthanasie et surtout au 81 NIETZSCHE, Crépuscule des Idoles, Oeuvres complètes (trad. HEMERY J-C.), tome VIII, Paris, Gallimard, 1974, p.129. 82 D’emblée, il nous semble que ce titre n’est pas approprié. En effet, avant de parler de droit, rappelons cette évidence : mourir est une condition de la nature humaine. Chaque être humain va mourir et la loi n’a aucune autorité sur cet état de fait naturel. « Que la vie soit mortelle, cela représente certes sa contradiction principale, mais fait indissociablement partie de son essence, au point qu’on ne peut même l’imaginer autrement. Et la vie est mortelle non pas bien que, mais parce qu’elle est la vie, selon sa constitution la plus originelle. » (Jonas H., Le droit de mourir, Paris, Rivage Poche petite bibliothèque, 1996, p.77) Le droit de mourir n’a donc pas de sens en soi, c’est le droit de faire mourir qui est en cause dans la revendication de l’euthanasie : se faire mourir et faire mourir les autres. Selon nous, il faut entendre le droit de mourir d’abord comme le droit à laisser mourir. Or, ce droit est déjà prévu par les textes officiels sous certaines conditions qui protègent des dérapages. Aujourd’hui en effet, toute personne malade peut refuser d’être soignée. En outre, nous avons vu que le refus d’obstination thérapeutique déraisonnable (ou refus d’acharnement thérapeutique) était aussi codifié ; les soignants sont même condamnables s’ils font preuve de cette obstination. 48 suicide délibéré, pour la personne qui le demande pour elle-même.83 Le philosophe André Comte-Sponville se fait le porte-parole de cette association en ces termes : « Ce que nous entendons par euthanasie aujourd’hui, ce n’est plus seulement une mort tranquille et douce, comme il en a toujours existé (les hommes n’ont pas attendu la morphine pour mourir pendant leur sommeil) ; c’est une mort délibérément choisie ou provoquée, avec l’aide de la médecine, pour abréger les souffrances d’un malade incurable − une mort médicalement assistée. »84 B. L’A.D.M.D. et sa conception de la dignité Notre objectif ne consiste pas à présenter l’A.D.M.D. de manière simpliste comme des maniaques de l’euthanasie, mais de souligner combien il y a divers courants en son sein et différentes valeurs intriquées les unes aux autres. Parmi celles-ci, nous constatons : 1. La dignité comme forme ou la dignité dans l’image de soi a. Une dignité de l’homme liée à son intégrité physique et surtout mentale Quand nous analysons quelque peu le vocabulaire utilisé par les membres de l’Association, nous constatons qu’il est assez révélateur d’une forte idéologie. Il semble traduire des fantasmes et des peurs. La plus grande peur que révèle le courrier adressé à l’Association est celle de la perte de motricité, de son intégrité physique (paralysie, paraplégie, état grabataire, …) et celle de la perte de ses facultés mentales. Ainsi, les L’article 1 des statuts de l’A.D.M.D. précise ses buts comme suit : L’association dite « Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité », « A.D.M.D. » fondée en 1980 a pour buts : -de promouvoir le droit légal et social de disposer de façon libre et réfléchie, de sa personne, de son corps, et de sa vie. -de choisir librement la façon de terminer sa vie, de manière à la vivre jusqu’à la fin dans les conditions les meilleures. Ceci inclut l’emploi de toutes les techniques de lutte contre la douleur, et en général, de tous les moyens d’améliorer la qualité de la vie. Ceci exclut au contraire, toute aide ou incitation au suicide de ceux, et notamment des jeunes, qui n’auraient d’autres motifs de cesser de vivre, qu’irrationnels ou dépressifs, et aux causes desquelles il se peut qu’on puisse apporter remède. L’association a une vocation humanitaire. Elle s’oppose à tout recours à l’euthanasie pour des raisons politique, sociale ou économique. Sa durée est illimitée. (Bulletin de l’A.D.M.D. n° 17, avril 1985, p.28-33, Projet de statuts qui seront adoptés par l’assemblée générale du 15 juin 1985.) 84 LEGUAY CATHERINE, Mourir dans la dignité, Quand un médecin dit oui, Paris, Ed. Robert Laffont, 2000, p. 176. (Commentaires de André Comte-Sponville.) 83 49 malades sont parfois qualifiés de « légumes », de « déchets », et les médecins de « tortionnaires ». L’euthanasie, quant à elle, est présentée comme un geste simple, facile et sans peine tandis que l’acharnement thérapeutique est accusé de prolonger la vie. Le terme positif de dignité est abondamment utilisé pour exprimer l’exigence de conserver un corps respectable. Dans le vocabulaire qui est le leur, les correspondants parleront de finir leur vie « proprement », éventuellement « sans bruit », avec « élégance ». Souvent, du fait que l’on se réfère à des descriptions d’états du corps de proches, jugés négativement, ou d’anticipations pessimistes quant à son propre sort, ce sont les termes négatifs qui prédominent. Le terme le plus fréquent est celui de « déchéance » ; on trouve aussi celui de « dégradation », et des expressions évoquant la perte de la qualité de l’humain ; plus rarement on parle de mort « sale », « indécente ». Il est à noter, en effet, qu’avec la perte de contrôle des fonctions corporelles élémentaires (contrôle des sphincters), une limite est atteinte dans le respect que l’on peut avoir de son corps et de sa personne. Tant les produits d’excrétion que les parties du corps concernées, les odeurs associées relèvent dans notre société du domaine privé ; d’une relation à son corps qui est cachée, ou très réglementée au niveau de la vue, de l’odorat, du toucher, du langage, dans la vie publique comme dans la vie familiale. La perte de cette maîtrise rend public ce qui ne devrait pas l’être. L’intervention d’autrui dans ce domaine réservé peut être ressentie comme intrusion. D’où un sentiment d’humiliation et de perte de sa dignité pour l’intéressé.85 De même, la souffrance est considérée comme destructrice de la personne : « Pour moi, mourir dignement, c’est mourir sans douleur», « Cela m’est égal de partir, ce que je ne veux pas, c’est souffrir. »86, « Je n’étais donc pas la seule à penser que la souffrance loin d’être facteur d’enrichissement était plutôt facteur de destruction, d’avilissement, de dégradation ». Il n’y a pas que l’intéressé qui se juge indigne, Paul Ricoeur le dit explicitement : « Dans une société individualiste qui porte au pinacle la capacité d’autonomie, de gestion propre de son genre de vie, est tenue pour handicap toute incapacité à se soustraire à un rapport de tutelle sous sa double forme d’assistance et de contrôle. » (RICOEUR, P., La différence entre le normal et le pathologique comme source de respect, in RICOEUR, P., Le juste 2, Paris, Ed. Esprit, 2001, p. 220.) 86 LEGUAY CATHERINE, Mourir dans la dignité, Quand un médecin dit oui, Paris, Ed. Robert Laffont, 2000, p. 90. 85 50 b. Le souci de son image Cette peur face à la déchéance physique ou mentale et cette angoisse face à la souffrance semblent révéler que c’est en tant qu’homme possédant une image de lui-même, capable de voir son corps, d’en connaître et évaluer les capacités, que l’être humain se fonde comme personne digne : « Je veux laisser de moi une image digne, l’image d’une personne humaine. » Si l’image que le malade se fait de lui-même est devenue source de gêne, si l'apparence qu’il offre suscite sa répulsion, il ne s’éprouvera plus comme quelqu’un de digne. Cette crainte du correspondant d’avoir un jour une mauvaise image de lui-même (et de la donner à voir à autrui) se fonde, la plupart du temps, sur les images qu’il conserve, présentes à sa mémoire, de proches mort dans la déchéance, du regard qu’il a porté sur eux : il a une image référentielle négative. Une lettre met en lumière l’importance accordée à l’apparence, en tant qu’elle résulterait d’un corps « rongé par la maladie », avec une insistance sur le visage, lieu privilégié de la relation de soi à soi et de soi avec autrui, et qui trahit l’état corporel même si sa détérioration est intérieure, invisible : « J’aimerais que le jour où la maladie s’emparera de mon corps et lorsqu’il n’y aura plus rien à espérer, les médecins acceptent de ne pas tenter l’impossible. Je désire en toute lucidité et, sans pression d’aucune sorte que l’on me laisse mourir dignement avant que la maladie ait rongé mon corps, que l’on respecte ma volonté (…) de m’aider doucement à mourir en pouvant encore me regarder dans une glace sans m’effrayer par mon visage décomposé, ni donner à mon entourage la vue d’un visage ravagé par la maladie. Je tiens à mourir encore correcte à regarder (…) Je veux mourir encore belle et joyeuse, souriante si possible et coquette. »87 Ce que l’A.D.M.D. et ses sympathisants appellent « mourir dans la dignité », c’est donc, il nous semble, mourir d’une façon qui pour soi comme pour les autres, n’abîme pas l’image de celui qui meurt. Cela impliquerait des qualités comme : peu de souffrance, souveraineté de la conscience, être honoré, respecté, etc. La dignité de l’homme dépend donc tout d’abord de son intégrité physique et surtout mentale, comme nous le verrons par la suite : qu’une seule de ses fonctions essentielles (vue, ouïe, système respiratoire, tube digestif, système urinoir,…) soit atteinte, et l’homme ne peut plus penser et agir pleinement 87 Voir www.admd.net 51 en homme.88 La dignité désigne donc ici une manière convenable de se présenter. En ce sens, elle renvoie à une forme d’image de soi inaltérée. C’est une dignité qui désigne l'apparence extérieure de la personne. Faire preuve de dignité, ce serait être présentable visà-vis des autres, épargner à autrui le spectacle d’une image altérée, que l’on juge comme telle. Jaques Ricot parle dans ce cas de dignité-décence.89 c. La perte de dignité C’est évidemment en exploitant ce sens que l’A.D.M.D. joue pleinement, la seule réponse préconisée à l’éventualité d’une dégradation insupportable de son corps et de son esprit étant alors l’euthanasie. Dans nos sociétés hédonistes et matérialistes, sans perspective transcendante, il suffit que la vie perde son éclat pour que le malade demande à être aidé à mourir. En effet, il advient parfois un moment où un être humain ne présente plus les caractéristiques d'un état normal et n’est plus présentable. Il est des situations qu'un individu peut juger insupportables : une grande souffrance physique, le handicap insurmontable, la dépendance, la déchéance, la perte progressive de ses capacités intellectuelles, l'immobilité obligée, la solitude, le refus d'être à la charge de ses proches ou de la société, l'ennui, l'angoisse, l'humiliation, le dégoût de soi, le sentiment de mener une vie inutile et improductive, etc. Ces souffrances sont vécues en certaines circonstances comme une perte de dignité par le malade lui-même et par les autres, comme une dégradation indigne à vivre. La dignité connaîtrait donc des degrés. André ComteSponville explique alors que « vouloir quitter la vie, dans ces conditions, ce n'est pas la trahir ; c'est protéger une certaine idée que l'on s'en fait, qui ne va pas sans dignité et sans liberté [...] Respecter la vie humaine, c'est aussi lui permettre de rester humaine jusqu'au bout. »90 Ainsi, mourir dans la dignité signifierait mettre un terme à une vie qui ne vaudrait plus la peine d'être vécue. De même, Henri Caillavet, Président d'honneur de l’A.D.M.D. a décrit ce qui fait, pour lui, l’humanité de la vie et sa valeur : « la vie n'est pas que de la biologie, des cellules, des rapports métaboliques, (vie biologique) c'est le sentiment, la pensée, la raison, la tendresse, l'amour (vie biographique) - si tout cela a disparu de mon Ainsi, à travers le souci de l’image laissée, l’Association prend en compte le corps, mais semble s’en détacher lorsqu’il est qualifié de carcasse. 89 RICOT, J., Dignité et euthanasie, Nantes, Pleins feux, 2003. 90 COMTE-SPONVILLE, A., Euthanasie, la règle et l’exception, in Revue psychologies, avril 2000, p.39. 88 52 esprit et de ma conscience, au nom de quoi pourriez-vous me confisquer ma liberté (de décider de ma propre mort)? »91 2. Mourir : décision et action a. La dignité subjective : quand la dignité égale liberté individuelle Pour les membres de l’A.D.M.D., la dignité apparaît donc comme une convenance personnelle, une libre appréciation de l'état de la personne, de l'image qu'elle donne et qu'elle se donne. C’est ce qu’a fait valoir Henri Caillavet devant les députés français : « Ce qui compte, c'est le regard que je porte sur moi, c'est une convenance personnelle. Il n'y a que moi qui puisse savoir si la vie que je vis est encore acceptable, si elle est encore digne et recevable. La vie m'a été imposée, je n'ai pas demandé à naître, mais ma mort m'appartient »92 « On ne choisit pas de naître. Alors pourquoi n’aurait-on pas le droit, du moins, de choisir de mourir ? »93 La mort étant inéluctable, pour l’A.D.M.D., notre seule et ultime liberté est donc de choisir le temps de notre mort, de choisir de refuser la dégradation, de transformer un instant subi en instant agi,94 de se situer en décideur, en sujet et non plus en objet de sa mort. Chacun semble être l’unique juge de ce qui lui convient, et, au nom de critères choisis par lui seul, chacun décide souverainement de sa propre dignité. Si quelqu’un estime que telle déficience porte atteinte à sa dignité, il aurait par conséquent le droit de décider de sa propre mort au nom de sa dignité. Ainsi, la dignité n’a de sens qu’à la première personne du singulier. Elle est considérée comme une notion subjective et relative : « c’est à chacun de 91 CAILLAVET, H., voir www.admd.net. Les parenthèses sont ajoutées par nous. Ces paroles de Henri Caillavet sont tirées du Rapport N° 1708 fait au nom de la mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie par l’Assemblée nationale le 30 juin 2004, sous la présidence de M. Jean Leonetti, député. 93 THIBAULT ODETTE, Mourir à la carte - J’ai fait un rêve…, in bulletin de l’A.D.M.D. n°24, juin 1987, pp. 11 à 14. 94 CHAUVET P., Rapport moral et d’orientation « Au milieu du gué », Assemblée générale du 24 octobre 1987, p.8. « Il est de l’honneur de l’homme de savoir qu’il est mortel. Il est de sa qualité de personne pensante de vouloir assumer ce moment en le transformant d’un instant subi en un instant agi. » 92 53 définir pour soi-même ce qu'il considère comme digne ou indigne à vivre »,95 on ne peut pas savoir si la vie d’un autre vaut la peine d’être vécue ou non. b. Le regard des autres Il est cependant aisé de percevoir le risque de dérive que comporte une conception de la dignité comme liberté individuelle. En effet, entre la détermination de sa propre dignité subjective et celle d’autrui, il n’y a qu’un petit pas à faire. En se faisant juge de sa propre dignité, on devient par le même coup très vite juge de la dignité d’autrui. « Je fais ce que je veux de mon corps et de ma personne » bascule en un « je fais ce que je veux de ton corps et de ta personne » En effet, nous avons souvent tendance à projeter sur autrui notre propre conception de la dignité, ce que nous considérons bon pour nous-mêmes. Ainsi, non seulement, nous nous érigerions en juges suprêmes de la dignité d’autrui tout en recevant aussi notre dignité du regard des autres. Autrui aurait cette toute-puissance extravagante de décider si chacun possède ou non la dignité en fonction de telle imperfection, de telle infirmité, en fonction de sa propre définition de la dignité… On imagine sans peine la brutalité de cette conception. La notion de dignité pourrait ainsi devenir une passerelle pour justifier l’instrumentalisation du corps de l’autre. On tremble à l'idée des conséquences qui s'ensuivraient pour les handicapés et les vieillards si la dignité se réduisait à la décence et au regard des autres. En effet, en ces cas plus que jamais, la valeur de l’homme s’inscrit dans le lien social, dans le regard que l’autre pose sur le malade car il n’y a plus d’égalité. Seule demeure la fraternité, mais sous quelle forme ? Car, plus que jamais, si le malade, le faible perd son autonomie, la position d’autrui devient déterminante face à lui, surtout si sa fonction lui confère un pouvoir reconnu par la loi des hommes. Parmi bien d’autres témoignages, écoutons celui de Marcel Nuss, atteint d’une amyotrophie spinale : « On ne naît pas handicapé, on le devient par le regard des autres et les pesanteurs sociales. Une telle affirmation peut paraître incongrue pour qui n’a pas éprouvé les effets inquisiteurs et réducteurs de regards posés sur soi, sur sa déchéance. Hélas elle n’est qu’une désolante vérité qui résulte du fait qu’altérité et dégénérescence choquent et sidèrent la vue. Car c'est moins la dissemblance qui dérange dans un handicap 95 POHIER, J., La mort opportune, les droits des vivants sur la fin de leur vie, Paris, Seuil, 1998, pp. 157-158. 54 que la ressemblance dégénérée, le miroir qu'il renvoie avec son angoissant et potentiel cortège de précarité, de souffrances, de dépendance et de morbidité, voire d'inhumanité−étant donné que nous sommes tous en danger de handicap par accident, maladie ou vieillissement. »96 Nous comprenons ainsi que la dignité, selon l’A.D.M.D., n’est pas uniquement une convenance subjective envers soi, comme elle semble l’affirmer, mais qu’elle dépend aussi, imperceptiblement, pour une large part de l'appréciation des autres. Elle ne se réduit pas seulement à l’idée que je me fais de moi-même mais également à l’idée qu’autrui se fait de moi. La dignité est comme confiée au regard d'autrui. Nous savons pourtant que le jugement individuel l’emporte sur celui d’autrui mais nous ne manquons pas d’être influencés par l’image que nous renvoie autrui. Nous pouvons donc dire que, dans un certain sens, la dignité se laisse aujourd’hui définir par une idée préformée, une norme. La société s’arroge le droit de définir les critères de dignité et impose un modèle qui érige une particularité présentée comme une excellence, une perfection, en caractérisation universelle. Qui se conforme à ce modèle est digne, qui ne s’y conforme pas n’est pas digne ou alors il n’est qu’un exemplaire d’humanité imparfaite, incomplète, inférieure.97 Ainsi, d’une part, la conception de la dignité comme convenance personnelle comporte un risque de dérive : l’individu, dans sa soif de liberté absolue, ne se contente pas de définir pour lui-même sa dignité et s’arroge rapidement le droit de devenir juge de la dignité d’autrui. D’autre part, nous percevons combien cette compréhension de la dignité comme liberté individuelle est en un certain sens utopique. En effet, même si nous savons que l’individu est fondamentalement libre, le souci de correspondre à une image définie par rapport à une norme reste malgré tout très prégnant dans notre société actuelle. 96 NUSS, M., Un autre regard, Réflexions et propositions en faveur d'une réelle politique d'autonomisation des personnes dépendante, in Colloque Handicap et enjeux de société 25 et 26 janvier 2006 CR SMS D'Ile de France. 97 Nous pouvons parler, en ce sens, d’une dignité comme perfection humaine. Celui qui présente une déficience quelconque n’est pas considéré comme pleinement digne ou comme digne tout court. C’est comme s’il avait perdu sa dignité (en partie ou dans sa totalité). Seul celui qui correspond en tout point à l’idée préformée par la société, seul celui qui « rentre » dans la norme, est dit digne. 55 Et pourtant, l’A.D.M.D., malgré les écueils que comporte cette conception de la dignité comme convenance personnelle, persévère dans son affirmation que celle-ci s'appuie sur la liberté individuelle. Pourquoi ? Y aurait-il quelque chose qui nous échappe dans la philosophie de cette Association ? Afin de cerner toute l’intensité mais aussi l’ambiguïté d’une pensée comme celle de l’A.D.M.D., il ne nous a pas semblé négligeable de nous arrêter un instant sur la signification du terme « liberté », telle qu’elle est présentée par celle-ci et de mettre en lumière les liens profonds qui l’unissent à la dignité. c. Un homme qui revendique la maîtrise de sa mort au nom de sa liberté Selon l’A.D.M.D., la dignité de la personne humaine est, en effet, étroitement interconnectée à celle de liberté. Les réponses recueillies lors des entretiens et glanées dans les courriers de ses membres le confirment : « respecter la dignité, c’est respecter le choix que l’on a fait ou que l’on va faire. », « la dignité est propre à chacun, cela dépend des habitudes, des coutumes, des croyances », « c'est le respect de l'individu et de sa volonté qui est le plus important », « Je ne suis libre que si ma vie m’appartient. Elle ne m’appartient que si j’ai le droit de l’interrompre. »98 Jacqueline Herremans, présidente de l’A.D.M.D. en Belgique, défend l'idée d'un « espace de liberté individuelle face à la mort car ce n'est ni à Dieu, ni à l'Etat, ni aux médecins de décider ».99 Elle signifie clairement par là que personne d'autre que le sujet individuel ne peut apprécier la qualité de sa vie, décider à sa place.100 De plus, cette liberté de ses actes est considérée la plupart du temps comme appartenant à l’essence, à la nature-même de l’homme. Un correspondant évoque : « Votre philosophie de la vie et surtout de la mort à laquelle vous semblez lutter pour faire 98 LEGUAY C., Mourir dans la dignité, Quand un médecin dit oui, Paris, Ed. Robert Laffont, 2000, p. 182. (Commentaires de André Comte-Sponville.) 99 Article de Sandrine BLANCHARD, paru dans Le Monde, Ed. du 25.09.05 100 Les avis publiés par les comités consultatifs nationaux d’éthique confirment ces propos populaires. C’est dans la définition-même qu’ils donnent de l’euthanasie qu’ils laissent entrevoir leur conception de la dignité. Par exemple, l’avis n°63 sur la fin de vie, publié en 2000 par le Comité Consultatif National d’Ethique français définit l’euthanasie de la façon suivante : « L’acte d’un tiers qui met délibérément fin à la vie d’une personne dans l’intention de mettre un terme à une situation jugée insupportable ». L’adverbe « délibérément » souligne la nature intentionnelle de l’acte. Et la mention d’une « situation jugée insupportable » renvoie sans doute à l’interprétation personnelle de chacun, faisant régner un certain flou. Une autre définition possible utilisée pourrait être la définition belge donnée par l’article 2 de la loi belge du 16 mai 2002 relative à l’euthanasie : « L’acte pratiqué par un tiers, qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci ». Un élément nouveau apparaît dans cette définition, le consentement. 56 reconnaître « enfin » par nos législateurs le bien-fondé de l’indéfectible « libre-arbitre », droit sacré de l’Homo sapiens. » 101 Un autre déclare : « J’approuve l’A.D.M.D. qui se dresse contre le pouvoir de vie et de mort dont disposent les seuls médecins, et qui redonne à l’être humain sa liberté et sa responsabilité. » 102 La demande de délivrance et l’autorisation de pouvoir choisir l’heure de sa mort deviennent ainsi un droit subjectif que l’on ne peut contester. Cela indique que la question de l’euthanasie s'est « démédicalisée ». Elle n'apparaît plus autant liée à une situation objective qui pourrait être appréciée par l'expertise médicale. C'est bien la subjectivité du malade lui-même qui devient le fondement de la décision, et que ni les proches ni les médecins ne peuvent lui disputer. L'euthanasie n'est plus une question médicale mais une affaire de conscience strictement personnelle : «J’ai le droit de mourir sans souffrir quand je veux, où je veux, comme je veux, avec le docteur de mon choix.» Ainsi, l’euthanasie est considérée par beaucoup de membres de l’A.D.M.D. comme le dernier acte de liberté de l'individu. La mort choisie est comprise comme une forme de liberté, comme une liberté fondamentale. C’est ainsi que s’exprime le philosophe André Comte-Sponville : « Celui qui voulut vivre libre, pourquoi devrait-il mourir esclave ?» 103 L'homme conduit sa vie dans la liberté, pourquoi alors ce droit lui serait-il dénié pour la mort ? Pourquoi faudrait-il renoncer, face à la mort, à la liberté que toute notre vie revendique ? On en vient donc à revendiquer, en plus du droit légitime de disposer de sa vie, un droit de disposer de sa mort. Tout cela au nom de la dignité. Comme s’il fallait savoir partir avant que l’heure de notre mort naturelle ne soit venue afin de conserver une sorte de maîtrise de sa propre vie.104 101 Voir www.admd.net C’est nous qui soulignons. Le verbe « redonner » utilisé ici renvoie sans doute à une dignité perdue auparavant et retrouvée. 103 LEGUAY C., Mourir dans la dignité, Quand un médecin dit oui, Postface d’André Comte-Sponville, Paris, Ed. Robert Laffont, 2000. 104 Remarquons toutefois que cette revendication de la liberté de choisir n'est pas celle de mourir, puisque nous mourrons de toute façon. Il s'agit du choix des conditions et du moment de sa mort, se rapprochant de la vision de Lucrèce pour lequel, dans la mesure où la mort a toujours le dernier mot, il convient de la devancer dans un geste ultime de liberté. Cet acte serait une façon de se démarquer de notre condition humaine, marquée par la finitude et de refuser de ne savoir « ni le jour, ni l'heure. » 102 57 3. La confusion entre dignité et liberté Choix personnel, droit de « faire ce que l’on veut », maîtrise de sa propre vie, respect de la volonté de l’individu, subjectivité, affaire de conscience personnelle, etc. Toutes ces notions peuvent se résumer en un seul mot : liberté ! Aujourd’hui, au nom de la dignité, l’A.D.M.D. ne parle plus que de liberté! A croire que l’Association en vient même parfois à confondre la notion de liberté (mort opportune, choisie) et celle de dignité (mort digne). Léon Cassiers, dans son article intitulé « Autonomie et dignité de l’homme » semble confirmer la thèse que l’on vient de poser. Il écrit que « la conception de la dignité humaine est trop fondée sur l’autonomie et l’autonomie est trop fondée sur la raison. On lie trop facilement la dignité à l’autonomie du sujet, puis celle-ci à la raison humaine et, enfin, à la capacité d’exercice de cette raison.»105 Il nous semble tout indiqué de reprendre point par point cette affirmation de Cassiers afin de saisir l’enjeu d’une telle confusion entre dignité et liberté. En effet, l’autonomie dont parle Léon Cassiers n’est pas sans nous rappeler ce que les membres de l’A.D.M.D. appellent la liberté individuelle. Ces derniers ne font d’ailleurs pas de distinction entre les deux termes. Ils utilisent l’un et l’autre indifféremment. Pourtant, liberté et autonomie constituent deux notions philosophiques qui ne désignent pas la même chose. La morale de Kant est là pour en témoigner. Nous commencerons par analyser cette confusion entre dignité et liberté. Ensuite, nous verrons que, pour l’A.D.M.D., cette liberté ou autonomie est essentiellement celle de la raison et que cette dernière est réduite à sa capacité d’exercice. Avec Kant, nous parlerons alors plus volontiers d’autodétermination plutôt que d’autonomie. a. La dignité se fonde sur la liberté comprise comme autonomie Dans la philosophie de l’A.D.M.D., nous avons observé que la dignité n’obéit pas à d’autres critères que celui de la liberté. Celle-ci est souvent comprise comme autonomie à Il continue en disant : « Or, l’autonomie est d’abord liée à l’exercice de la conscience réflexive, quelle que soit la qualité de rationalité dont est capable le sujet. On ne peut lier son autonomie, et moins encore la dignité qui en découle, au niveau intellectuel dont on dispose. Sinon on risque de ne plus considérer certains débiles mentaux ou certains déments comme dignes. » CASSIERS L., Autonomie et dignité de l’homme, in Dossier « Les valeurs », Revue Louvain, n° 100, juillet-août 1999, p. 13. 105 58 un tel point qu’elle se confond avec elle. En effet, les correspondants définissent l’autonomie par la capacité d'opérer des choix sans contrainte. C’est l’action de se déterminer par soi-même, de disposer de soi-même.106 La liberté est, semble-t-il, comprise dans un sens individualiste. Elle signifie « faire tout ce qu’on veut », « je fais ce que je veux de mon corps, de ma vie ». Et, pour beaucoup, tant qu'il est possible de faire ce que l'on veut (liberté), la vie vaut la peine d'être vécue (dignité). La vie est alors jugée comme ayant perdu sa dignité à partir du moment où on n’a plus les capacités de faire ce que l’on veut. Ainsi, seuls la volonté et le désir déterminent la dignité. Il arrive ainsi, par un glissement de sens incontrôlé, que la dignité se réduise pour certains à une liberté conçue comme une souveraineté absolue du sujet sur sa vie et sur sa mort. Laissée à la libre appréciation de la personne, la dignité est une façon pour l'individu d'exprimer sa liberté et d'exercer son autodétermination comme l'a fait valoir Gilbert Schulsinger : « Or, cette dignité, qui peut en décider, sinon la personne elle-même ? Obliger quelqu'un à vivre, n'est-ce pas, d'une certaine façon, attenter à sa liberté ? »107 Cette liberté semble donc primer sur tous les autres droits et devoirs, comme l’a exprimé Pierre Biarnes, membre de l’A.D.M.D. : « La reconnaissance de la liberté immanente de l’homme transcende la vie et, en cela, le devoir de liberté est plus important que le devoir de vie. »108 b. L’autonomie se fonde sur la raison humaine Si nous lisons entre les lignes du courrier des correspondants, il est possible de constater non seulement que la dignité est confondue avec la liberté subjective mais aussi que le registre de l’autonomie est lui-même souvent entendu dans le sens d’une indépendance. Ainsi, chacun poursuit l’idéal de rester sans dépendre de personne, comme si devenant dépendant, il perdait son autonomie. De plus, cette confusion entre l’autonomie et l’indépendance est double. En effet, l’autonomie n’est pas seulement considérée comme étant celle du corps mais surtout celle de l’esprit. Il s’agit avant tout de garder la maîtrise de L’A.D.M.D. comprend l’autonomie en un sens plutôt individualiste. Ce n’est pas le sens que Kant lui donne. Pour plus d’information à ce propos, on consultera le chapitre premier. 107 SCHULSINGER, G., Rapport N° 1708 fait au nom de la mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie par l’Assemblée nationale le 30 juin 2004, sous la présidence de M. Jean Leonetti, député. 108 Voir www.admd.net 106 59 soi. Et cette maîtrise de soi nécessite entre autres la pleine possession de ses facultés mentales. C’est en cela que l’on peut dire que l’autonomie du sujet se fonde sur l’intégrité de ses facultés mentales, autrement dit sur sa raison. C’est en effet la thèse soutenue par Léon Cassiers. Selon lui, l’autonomie du sujet se fonde certes sur la raison mais pas uniquement sur elle. Il ne faut pas trop fonder l’autonomie sur la raison. Or, il semble que c’est ce que fait l’A.D.M.D. Selon nous, l’Association va même jusqu’à exalter la raison en l’homme. En effet, selon elle, la raison est la caractéristique principale de l’homme. C’est elle qui lui permet d’être capable de s’autodéterminer, de choisir entre le bien et le mal et de pouvoir risquer de choisir le mal, de pouvoir disposer de sa vie et de son corps, être libre et autonome. La raison serait en quelque sorte la condition de l’autonomie personnelle.109 Ainsi, on ne serait autonome qu’à condition d’être un homme raisonnable. Sans raison ou conscience, il n’y aurait plus d’autonomie et donc plus non plus de vie humaine.110 La suprême autonomie consisterait précisément à maîtriser sa propre mort en décidant du moment et des conditions. Et il n’y aurait pas d’autre sens de ces instants ultimes que celui donné par la conscience individuelle dans la maîtrise. Ainsi, nous le voyons, il n’y a pas que la raison de l’homme qui est exaltée. Le produit de cette raison, la science, prend également une dimension absolue. En effet, ce qui est techniquement possible, comme la maîtrise de la mort devient aussi un idéal. C’est la raison pour laquelle l’A.D.M.D. demande le droit à l’euthanasie : pour permettre à l’homme une maîtrise plus totale de lui-même, pour accéder à cette dignité dans laquelle la maîtrise de la mort serait la suprême autonomie, ce qui augmenterait encore la grandeur de l’homme. C’est aussi cette maîtrise qui éviterait à l’homme de connaître la déchéance de la maladie. En définitive, la dignité de l’homme, selon l’A.D.M.D., c’est sa capacité à ne vivre que par rapport à ce sur quoi il a pouvoir, à avoir une raison sûre et si besoin, à savoir sortir si les conditions de vie ne lui permettent plus de sauvegarder sa dignité. Certes, il est honnête et justifié de valoriser l’immensité de la raison humaine. C’est d’ailleurs la tâche principale à laquelle s’est attelée le siècle des Lumières. Ce que nous reprochons ici, c’est d’ériger cette raison en absolu. 110 Nous ne faisons pas ici de distinction fondamentale entre la raison et la conscience humaine. 109 60 c. La raison est fondée sur sa capacité d’exercice Il convient de préciser que la raison est comprise comme étant une raison en activité. En effet, la philosophie sous-jacente de l’A.D.M.D. semble dire qu’il ne suffit pas de posséder potentiellement la raison, il s’agit de l’exercer. Ainsi, dans les courriers des correspondants, il est fréquemment question d’une activité minimale à laquelle malades et vieillards sont très attachés. Elle leur assure ce qu’ils appellent leur « autonomie » (crainte de dépendance). Cela s’exprime par les termes : « se suffire à soi-même », pouvoir « se servir », « subvenir à ses besoins », c’est-à-dire s’adonner aux activités domestiques et aux soins du corps : ménage, cuisine, toilette du corps. « Je veux mourir chez moi et ne dépendre de personne. » La perte ou la réduction drastique de l’activité semble donc constituer une menace pour le maintien de la conscience et de la cohérence du moi qui fait de l’être humain une personne. Ce maintien implique obligatoirement un rapport à autre chose qu’à soi-même, en tant que repère de ce qui n’est pas soi, et donc de ce qui l’est. L’activité permet d’échapper à la léthargie. Ainsi, les facultés mentales sont la condition pour pouvoir agir et interagir. En effet, l’intégrité mentale permet non seulement de maintenir la conscience de soi mais aussi les rapports au monde et à autrui. Nous comprenons ici combien dignité, autonomie, raison et exercice de cette raison sont indissociablement interconnectés entre eux. En effet, d’une part, le maintien de la raison ou de la conscience d’un individu implique de jouir d’une certaine indépendance physique (autonomie). La maîtrise de soi nécessite un exercice minimal de sa raison. D’autre part, cette raison permet d’être l’auteur de ses actes et de ses choix, bref, de mettre en œuvre sa liberté, celle-ci étant en quelque sorte l’expression la plus éminente de sa dignité. Ainsi, l’exercice de la raison serait la condition de son maintien. La raison serait à son tour la condition de l’autonomie personnelle. Quant à l’autonomie, elle serait l’équivalent de la dignité. VI. Conclusion : l’homme est à lui-même sa propre mesure Nous pouvons donc conclure que le sens du terme « dignité » mobilisé par les partisans de l’euthanasie revient à en faire un équivalent de la décence, de la bravoure, d’une image de soi inaltérée ou encore de la maîtrise de soi. Si ces attributs viennent à 61 manquer, alors, dit-on, l’euthanasie devrait être rendue possible par le droit. Car pour l’A.D.M.D., la maladie, le handicap ou la vieillesse constituent des états qui entraînent une certaine dépendance et qui sont par là-même indigne de l’homme libre. En définitive, l’A.D.M.D., pour faire valoir le droit à l’euthanasie, s’appuie essentiellement sur l’argument de la liberté : l’individu est seul juge de la qualité de sa vie et de sa dignité. Il est à lui-même sa propre mesure. C’est à chacun de définir pour soi-même ce qu’il considère comme digne ou indigne à vivre. La dignité n’est plus alors qu’une notion relative, éminemment subjective et variable d’un individu à un autre. Elle est définie exclusivement à partir de l’individu lui-même, comme une sorte de quête d’une liberté intérieure que nul ne peut lui ravir. C’est ainsi que l’on peut affirmer que la conception de l’homme de l’A.D.M.D. reste d’abord et profondément une conception individualiste ou existentialiste. Cette conception individualiste de l’homme entraîne deux conséquences majeures : d’une part, la réduction de la dignité à un état, et d’autre part, l’absolutisation de l’autonomie. Premièrement, nous pouvons affirmer que l’A.D.M.D. soutient une conception fort différente de celle présentée dans la Déclaration des Droits de l'Homme. En effet, cette dernière assure la dignité de la personne comme un droit fondamental qui prime sur tous les autres. Certes, l’A.D.M.D. parle de droit : celui à mourir mais mourir dans la dignité.111 La dignité est donc devenue davantage un état qu’un droit en soi. On est alors dedans ou dehors. Cela dépend de ce que le sujet autonome décide. L’A.D.M.D. semble donc remettre en question l’affirmation selon laquelle la dignité serait ontologique, c’est-à-dire rattachée à l’essence de l’être humain. Selon l’Association, la dignité se rattacherait plus aux manières d’être de l’humain (dignité comme état) qu’à l’être humain lui-même (dignité ontologique). En effet, selon l’état dans lequel la personne se trouve, elle est qualifiée de plus ou moins digne. Cela signifie que la dignité est, en partie du moins, quantifiable et mesurable. Par conséquent, la dignité est comprise comme une donnée variable, graduelle et relative aux circonstances. Elle n’est pas la même pour tous. Au contraire, elle est individuelle, 111 Nous trouvons plus approprié de parler de « droit de faire mourir dans la dignité » par opposition aux soins palliatifs qui « laissent mourir dans la dignité » 62 « différenciante » et non « égalisante » comme l’affirmait la Déclaration des Droits de l’Homme. Mais cela n’empêche pas, nous l’avons vu, qu’elle soit très dépendante par rapport à des influences extérieures comme le regard des autres, les normes définies par la société,… Elle peut, par conséquent, être blessée et même enlevée, perdue, détruite. Deuxièmement, pour l’A.D.M.D., l’autonomie de l’homme est devenue un absolu incontestable. La possibilité de décider de sa mort serait la suprême autonomie, cette dernière étant un trait essentiel de notre identité physique et psychique et de notre dignité. Mais cette absolutisation de l’autonomie semble, au nom de la dignité de l’homme, occulter petit à petit la dignité elle-même. La liberté semble avoir pris le pas sur la dignité ellemême. Les paroles de Henri Caillavet mettent bien en évidence ce primat de la liberté sur la dignité : « En effet, j’ai eu le privilège d’être à Toulouse l’étudiant de Vladimir Jankélévitch. Je me souviens de l’un de ses propos : « La liberté est toujours au-dessus de la vie. » Partant de cette remarque philosophique ayant valeur d’interpellation, je considère, à mon tour, que la liberté reste la condition de la vie. La mort ne saurait être une fuite, mais une acceptation lucide. A contrario, une vie indigne se confondrait avec la servilité ! »112 Au lieu de brandir le slogan « mourir dans la dignité », il serait alors plus honnête de défendre l’euthanasie au nom d’un « mourir dans la liberté ».113 En effet, nous trouvons le terme « liberté » beaucoup plus adapté au terme dignité.114 Ainsi, de plus en plus, le concept de dignité ne se trouve plus appréhendé qu’entre deux pôles : la notion esthétique (la belle image de soi, l’état de soi qu’on donne à voir) et la réalité de la maîtrise, voire de la toute-puissance (autonomie). La dignité risque alors de ne plus être convoquée que comme un concept a priori pour mettre en question d’autres réalités que seraient l’échec et l’efficacité thérapeutique médicale mise à mal. Dans un tel 112 LEGUAY C., Mourir dans la dignité, Quand un médecin dit oui, Paris, Ed. Robert Laffont, 2000, p.13. C’est d’ailleurs l’intitulé d’une proposition de loi déposée à la Présidence de l’Assemblée Nationale en France le 10 avril 2003 « Le droit de finir sa vie dans la liberté » voir www.assembleenationale.fr/12/propositions/pion0788.asp. 114 En effet, à partir du moment où il s’agit de décider pour soi-même, en toute autonomie de conscience, le moment et la manière de mourir, il conviendrait plutôt de parler de liberté. Nous comprenons donc ici cette dernière en son sens plutôt péjoratif. Il s’agirait d’une liberté totale, sans limites. Or, nous savons bien qu’une véritable liberté morale implique qu’on y mette des restrictions. Parmi celles-ci, nous citons celle de ne pas nuire à autrui ainsi que celle de ne pas maîtriser pleinement sa vie et par conséquent le moment de sa mort. 113 63 contexte, cette notion de dignité conduirait à une impasse puisqu’il serait plus courageux de préférer la mort « dans la dignité » (position de certains membres de l’A.D.M.D.) que d’accepter de se soumettre à la persistance d’une vie devenue indigne. Cela nous pose une sérieuse question : serions-nous condamnés à ne pouvoir reconnaître l’humain qu’en le tuant ? Jusqu’où peut aller une telle conception de la dignité ? Mesurons ici le danger d’une essentialisation de la dignité et de l’humain, c’est-à-dire le danger de définir la dignité par des critères particuliers, arbitraires comme la raison et l’autonomie. L’autre homme, celui qui est autre, courrait alors le risque de devenir un autre que l’homme. Son altérité se réduirait à une différence, sa différence serait le signe de son exclusion. Il ne serait pas tout à fait un homme, et, pour tout dire, il ne serait pas un homme du tout. Les handicapés, les barbares et les esclaves de l’antiquité, les indiens (« sauvages ») du Nouveau Monde, autant d’illustrations tragiques que l’histoire nous fournit de cette négation de la dignité humaine. Leur différence respective les exclut de l’humanité. Ils sont indignes du genre humain. Leur mode d’être ne convient pas au genre humain. L’écart à une norme que leur renvoie la société ou le regard de l’autre ou même leur propre regard sur eux-mêmes les exclut de l’appartenance au genre humain. 64 Chapitre troisième Dignité et dualisme anthropologique : l’exemple de l’A.D.M.D. « Quiconque veut séparer l’âme du corps perd la raison. »115 I. Introduction : le problème de la relation de l’âme et du corps. C’est à ce point-ci de notre enquête sur la dignité qu’il s’agit de faire appel à l’anthropologie philosophique. En effet, d’une réflexion éthique sur la dignité, exposée au chapitre précédent, nous ressentons, à présent, la nécessité de passer à une science et description de l’homme. Pourquoi ? Pour la simple raison que toute éthique se fonde sur une anthropologie. C’est d’ailleurs ce qu’affirme Bernard Baertschi dans son livre intitulé « Enquête philosophique sur la dignité »116. En effet, en tentant de définir le concept de dignité, il montre que celui-ci a une double référence, à l'éthique d'une part (la dignité doit être respectée) et à l'anthropologie ou à la métaphysique d'autre part (la dignité est attachée à ce qu'est l'être humain)117. La dignité consiste donc en une notion philosophique placée à la charnière de l'éthique et de l'anthropologie, entre ce qui doit être et ce qui est. Mais, cela signifie également, selon Baertschi, que toute éthique sans anthropologie est fluctuante. Notre préoccupation est ici d’assurer, à la suite de Baertschi, une articulation entre l’éthique et l’anthropologie. Quoi de plus légitime, en effet, que de vouloir s’interroger avant tout sur la nature même de l’homme avant d’aborder la question de sa dignité ? Nous pensons donc que la réflexion sur la dignité est un vaste débat éthique et bioéthique mais aussi qu’elle remet en question un problème anthropologique et métaphysique fondamental non négligeable : celui de la relation de l’âme et du corps. En effet, nous savons que 115 Saint AUGUSTIN, De anima et ejus origine, IV, 2, 3, in PL 44, 525. BAERTSCHI, B., Enquête philosophique sur la dignité, anthropologie et éthique des biotechnologies, Genève, Labor et Fides, 2005. 117 Nous ne confondons pas ici anthropologie et métaphysique. Nous ne les mettons pas non plus sur un pied d’égalité. Nous voulons simplement souligner par la conjonction « ou » que toute éthique nécessite un fondement, qu’il soit anthropologique et/ou métaphysique. Même si nous sommes persuadée que l’anthropologie et la métaphysique sont intimement liés. 116 65 l’homme est un être vivant. La plupart s’accordent à dire qu’il est donc, comme tout vivant, composé d’une âme et d’un corps. Mais ce sujet de la relation entre l’âme et le corps humain est aussi difficile que classique. En effet, c’est assurément l’un des problèmes sur lesquels la philosophie a le plus longuement réfléchi.118 Et c’est aussi l’un de ceux où elle s’est embarrassée dans les plus grandes difficultés à tel point qu’aujourd’hui encore les philosophes continuent à réfléchir sur ce qu’ils appellent « the mind and body problem ».119 En traitant de cette épineuse et incontournable question, on craint donc toujours d’emprunter un chemin dont Eric Weil disait que « l’on voit les traces de ceux qui l’ont pris, mais pas celles de ceux qui seraient revenus d’une telle expédition ! » 120 C’est pourquoi, il s’agira d’avancer pas à pas et avec la plus grande prudence. Précisons également que ce n’est pas le lieu d’entrer ici dans le détail d’une description des rapports de l’âme et du corps. Il y faudrait un ouvrage entier et la discussion de la problématique scientifique actuelle. 121 Un parcours même sommaire des opinions relatives au problème de l’âme et du corps serait également interminable et sans utilité ici. Quelques rappels rapides peuvent toutefois aider à mieux nous orienter. De plus, les problèmes soulevés de nos jours en bioéthique rendent d’autant plus pertinentes les précisions suivantes. Les vues sur la relation entre le corps et l’âme oscillent depuis l’Antiquité entre deux extrêmes : le dualisme et les théories monistes. L’image qui prévaut souvent est celle d’un couple de conjoints unis jusqu’à la mort tout en vivant deux vies parallèles autonomes, dont l’une relève du monde physique, tandis que l’autre relève d’un monde mental. Une autre image, qui a de plus en plus de succès aujourd’hui, est celle d’une unité telle que l’esprit et la pensée ne seraient rien d’autre que les effet d’une causalité corporelle. (A ce propos, on consultera CHANGEUX, J-P. et RICOEUR P., La nature et la règle : ce qui nous fait penser, Ed. Odile Jacob, Poche, Coll. Essai, 2000) Dans le premier cas de figure l’union n’abolit pas la dualité et soulève la question de la possibilité d’une interaction des conjoints ; dans le second, elle la supprime et se heurte au problème de la réduction de la pensée à la matière et de son émergence à partir du corps. (La question est alors de savoir si l’esprit est réellement distinct du corps ou s’il n’en est qu’un épiphénomène.) 119 Pour plus d’information à ce sujet, on consultera FELTZ, B., LAMBERT, D., Entre le corps et l’esprit : approche interdisciplinaire du Mind Body Problem, Liège, Ed. Mardaga Coll. Psychologie et sciences humaines, 1994. 120 WEIL, E., De la nature, in WEIL E., Essai sur la nature. L’histoire et la politique, Presses Universitaires du Septentrion Coll. Problématiques Philosophiques, p. 343. 121 Voir à ce propos : FELTZ, B., LAMBERT, D., Entre le corps et l’esprit : approche interdisciplinaire du Mind Body Problem, Liège, Ed. Mardaga Coll. Psychologie et sciences humaines, 1994. 118 66 Dans un premier temps, nous commencerons par rappeler brièvement en quoi consiste le dualisme anthropologique.122 Nous proposerons également une brève définition de l’âme et du corps. Dans un deuxième temps, nous verrons en quoi les conceptions dualistes de Platon et de Descartes influencent d’une certaine manière encore la philosophie de l’A.D.M.D. aujourd’hui. Ce sera également l’occasion de mettre l’accent sur l’un ou l’autre aspect des pensées dualistes. Dans un troisième temps, il s’agira de montrer en quoi les thèses de l’A.D.M.D. et celles de la médecine classique en général relèvent d’un dualisme. Notre principal objectif consistera donc, d’une part, à justifier le fait que la philosophie de l’A.D.M.D. se fonde sur une anthropologie dualiste et d’autre part, à mettre en lumière les implications de ce dualisme quant à la compréhension du concept de dignité. Pour ce point, nous nous appuierons sur le travail de Thomas De Koninck qui soutient la thèse selon laquelle le dualisme nie la dignité de l’homme. 123 Nous tenterons de saisir le sens de cette thèse lourde de conséquences. II. Clarifications conceptuelles A. Définition commune du dualisme L’image anthropologique dualiste moderne se définit simplement : elle est une conception qui considère l’être humain comme individu composé, par nature et de manière exclusive, d’un corps (réalité physique) et d’une âme (réalité psychique). 124 Ces deux substances sont hétérogènes et irréductibles l’une à l’autre. D’une part, cela signifie que l’être est totalement et parfaitement défini par le corps et l’âme composant son individu. D’autre part, ces termes « hétérogènes et irréductibles » mettent l’accent davantage sur la différence et même la séparation radicale qui existe entre l’âme et le corps plutôt que sur leur unité en l’homme. Cette dernière remarque quant à la définition du dualisme, nous le verrons par la suite, nous sera de la plus grande utilité. Nous parlerons essentiellement de dualisme anthropologique (dualisme au niveau de l’homme) et non d’anthropologie dualiste (science de l’homme qui est dualiste), le premier terme nous paraissant plus approprié pour notre étude. 123 DE KONINCK, Th., De la dignité humaine, Paris, PUF, 1995. 124 Dans les dictionnaires, nous trouvons la définition suivante du dualisme : « Doctrine qui a recours à deux principes hétérogènes ; philosophie qui organise sa conceptualité autour de deux instances irréductibles l’une à l’autre » (BLAY M. (dir.), Dictionnaire des concept philosophiques, Larousse, CNRS Ed. Coll. « in extenso », 2006, article dualisme, p.231.) ou encore coexistence de deux éléments différents (Le Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Ed. Le Robert, 1967, article dualisme). 122 67 Après avoir défini succinctement le dualisme anthropologique, il convient de préciser ce que nous entendons par le corps et l’âme, ses deux composants. Notre objectif ne consiste pas à engager un débat sur les concepts d’âme et de corps. C’est pourquoi, nous ne retiendrons ici que les définitions les plus courantes. B. Définition de l’âme La notion d’âme a vu son sens varier à l’extrême, d’une culture à l’autre, d’une religion à l’autre, d’une civilisation à l’autre, d’une philosophie à l’autre. Nous nous limiterons ici à en donner la définition la plus commune à partir de son étymologie latine et grecque afin de ne pas rentrer dans des débats interminables.125 L’âme, ainsi que le disent directement l’étymologie latine du mot, qui est anima, et son équivalent grec psyche, n’est autre que le psychisme. L’âme est cet ensemble de fonctions ou facultés, faisant qu’un être est en vie, faisant que les plantes croissent et respirent, que les animaux sont doués de mobilité, d’instincts, de sensibilité, que les hommes pensent, parlent, rêvent, imaginent.126 C’est là le sens originel, précis, nous dirions scientifique du mot âme (sens dénué de toute idée de spiritualité et d’immortalité comme on le voit). C’est également un des sens donné par Aristote. En effet, pour le Stagirite, l’âme est la forme même de l’animal. Constituant un tout avec le corps, elle est le principe de vie, ce par quoi nous vivons, mais aussi la fonction de l’animal. Elle est au corps ce que la vue est à l’œil. 127 Bref, l’âme est la vie, ce qui distingue le vivant, « l’animé », du monde 125 Notre objectif consiste en effet à viser les catégories classiques du dualisme mais sans rentrer dans les détails de vocabulaire et de notions philosophiques. Pour de plus amples informations à ce sujet, on consultera : BOSSI L., Histoire naturelle de l’âme, Paris, PUF Coll. « Science, histoire et société », 2003. 126 Principe de vie, d’unification et d’animation des vivants, regroupant les facultés sensori-motrices et éventuellement, intellectuelles, mais aussi, selon certains, les facultés de croissance et de nutrition. (BLAY M. (dir.), Dictionnaire des concept philosophiques, Larousse, CNRS éditions Coll. « in extenso », 2006, article âme, p.20.) 127 « Si l’œil était un animal complet, la vue en serait l’âme : c’est là en effet la substance de l’œil, substance au sens de forme. Quant à l’œil, il est la matière de la vue, et celle-ci disparaissant, il n’est plus un œil, sinon par homonymie comme un œil de pierre ou dessiné. Il faut donc étendre ce qui vaut d’une partie à la totalité du corps vivant : le rapport qui existe entre la partie (du point de vue de la forme) et cette même partie (du point de vue de la matière) se retrouve entre le tout de la faculté sensitive et le tout du corps doué de sensibilité pris comme tel. De plus ce n’est pas le corps séparé de l’âme qui est en puissance de vivre, mais celui qui la possède (…). Quant au corps, il est le principe potentiel. Mais de même que l’œil se compose de la pupille et de la vue, de même ici est-ce l’âme et le corps qui font l’animal. » (ARISTOTE, De l’âme, 2, 1, 412a-413a) 68 « inanimé » (qui n’a jamais été vivant) ou des morts qui, après avoir vécu, ont « rendu l’âme ».128 C. Définition du corps Quant au corps, nous l’entendrons au sens le plus courant du mot. Il est « ce qui fait l’existence matérielle d’un homme ou d’un animal vivant ou mort, la partie sensuelle de l’être humain » 129 ou encore « l’organisme humain, opposé à l’esprit, à l’âme. » 130 Cependant, même si le corps, nous le verrons par la suite, dans le cadre d’un vécu dualiste, est souvent mal compris, réduit à un simple rôle d’instrument, et, par conséquent, relégué sur un plan somme toute secondaire et de moindre valeur, il n’en demeure pas moins que c’est uniquement par notre corps, dans notre corps et grâce à lui, que nous sommes présents au monde, que nous sommes placés dans le monde, c’est-à-dire que nous existons au sens étymologique du mot. Là où est notre corps, là nous nous trouvons, et là où nous nous trouvons, là est notre corps. III. Les sources philosophiques du dualisme : les pensées de Platon et de Descartes. Il s’agit à présent d’analyser le dualisme philosophique afin d’établir les sources qui l’alimentent. Platon et Descartes représentent sans aucun doute les penseurs qui ont le plus marqué « l’histoire » du dualisme philosophique. Chez Platon, la dualité de l'âme et du corps se laisse aisément déduire de la définition de la mort proposée par Socrate dans le Phédon : « Est-ce autre chose que la séparation de l'âme d'avec le corps ? On est mort, quand le corps, séparé de l'âme, reste seul, à part, avec lui-même, et quand l'âme, séparée du corps, reste seule, à part, avec elle-même »131 Cette Nous ne retenons ici qu’un des deux sens de l’âme, celui qui, selon nous, semble le plus approprié pour notre propos. Cependant, selon certains, l’âme n’est pas que le principe de vie mais peut également constituer le principe des facultés intellectuelles. D’où, sans doute, nous le verrons par la suite, l’amalgame entre l’âme et l’esprit. 129 LITTRE E. (dir.), Dictionnaire de la langue française, Paris, Ed. Universitaires, 1963, article corps. 130 Le Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Ed. Le Robert, 1967, article corps 131 PLATON, Phédon (trad. Chambry), 64c, Paris, Garnier-Flammarion, 1986. C’est moi qui souligne. Pour Platon, quand nous ne citons par la traduction de Chambry, nous citons les traductions de la collection « Guillaume Budé » (Editions les Belles Lettres) 128 69 définition implique clairement, pour Platon, que la distinction de l'âme et du corps soit une distinction réelle, c'est-à-dire une séparation entre deux substances, capables comme telles d'exister chacune indépendamment de l'autre. C’est également ce que fait Descartes quand il distingue de façon précise l’âme et le corps en deux substances séparées, l’une étendue et dénuée de pensée, l’autre pensante et sans étendue : « (…) je ne suis donc, précisément parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui sont des termes dont la signification m’était auparavant inconnue. Or je suis une chose vraie, et vraiment existante, mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense. Et quoi davantage ? J’exciterai encore mon imagination, pour chercher si je ne suis point quelque chose de plus. Je ne suis point cet assemblage de membres, que l’on appelle le corps humain (…) »132 Cependant, l'âme et le corps ne sont pas seulement distincts. Il semble qu’ils soient même opposés, adversaires, pour ne pas dire ennemis. En effet, selon Platon, les sens sont non seulement incertains, mais carrément trompeurs lorsqu'ils sont mêlés à l'activité intellectuelle : « l'âme ne raisonne jamais mieux que quand rien ne la trouble, ni l'ouïe, ni la vue, ni la douleur, ni quelque plaisir, mais qu'au contraire elle s'isole le plus complètement en elle-même, en envoyant promener le corps et qu'elle rompt, autant qu'elle peut, tout commerce et tout contact avec lui pour essayer de saisir le réel. »133 La démarche du doute méthodique et radical de Descartes ne dit pas autre chose. En effet, il commence par mettre en doute tout ce que l’homme perçoit et connaît par l’intermédiaire de ses sens.134 Les philosophies platonicienne et cartésienne sont donc, en ce sens, des philosophies dualistes. Mais cette séparation entre le corps et l’âme implique également que ceux-ci soient considérés de manière fort diverses. En effet, selon Platon, l’âme serait tout l’homme et le corps quelque chose d’ajouté. C’est ainsi qu’après avoir demandé à Alcibiade : « qu’est-ce donc que l’homme ? », Socrate précise ainsi sa question : « Tu sais en tout cas qu’il est ce qui se sert du corps »- mais « qui s’en sert sinon l’âme ? » pour conclure un peu 132 DESCARTES, Méditations métaphysiques, IIème Méditation, Garnier-Flammarion, Paris, 1992, p.77-79. Platon, Phédon (trad. Chambry), 65a, Paris, Garnier-Flammarion, 1986. 134 Voir DESCARTES R., , Méditations métaphysiques, Ière Méditation, Paris, Garnier-Flammarion, 1992. 133 70 plus loin : « L’homme n’est rien d’autre que l’âme » ; et même plus fermement encore : « l’âme est l’homme »135. Pour Platon, l’âme apparaît donc comme première et dominante et cela entraîne un certain mépris pour le corps : « C’est plutôt première par la naissance et l’excellence que le dieu constitua l’âme, pour qu’elle puisse commander au corps et le garder sous sa dépendance. » 136 Ce corps, destiné à la mort et à la corruption, Platon l’assimile à un tombeau ou à une prison que l’âme vient habiter.137 Le corps ne constitue qu’un carcan ou un tombeau dont l’âme aspire à se libérer pour rejoindre le monde des idées : « … ce tombeau que sous le nom de corps nous promenons (…) avec nous attachés comme l’huître à sa coquille. »138 Ainsi, l’âme n’est enfermée dans le corps que comme un être étranger. Elle n’a nullement besoin du corps pour être et elle n’est pas conditionnée par lui. Elle l’accompagne comme une entité indépendante, qui le domine et le dirige. Un profond abîme sépare donc constamment l’âme du corps, malgré leur union. Jamais ils ne se fondent ensemble, quels que soient les liens qui les enchaînent l’un à l’autre. Le corps devient ainsi une simple image illusoire, inconsistante, fugace et transitoire de ce que nous sommes. Dans ce monde des apparences, le corps constitue le simulacre, le reflet de l’âme. Il n’est que l’image ressemblante qui accompagne l’âme. Ce mépris du corps se retrouve également dans la pensée de Descartes. En effet, pour ce dernier, l’âme, qui est identifiée avec l’esprit, la raison ou l’entendement est greffée sur un corps qui n’est plus qu’une machine. Cependant, le corps n’est plus une sorte de médium où le spirituel peut paraître, comme chez Platon ; il n’est que l’enveloppe mécanique d’une présence. Il est désanchanté et réduit à un objet. 139 Il pourrait à la limite être interchangeable puisque l’essence de l’homme tient d’abord dans le cogito. Cette conception mécanique du corps peut s’expliquer aisément : Descartes, contrairement à 135 PLATON, Apologie de Socrate, (129c-130c). PLATON, Timée, 34bc. De même, quand il s’agit de décider et d'agir, c'est l'âme qui fait savoir au corps, et sans ménagements, que c'est elle qui commande : « de toutes les parties de l'homme, en connais-tu quelque autre qui commande, en dehors de l'âme, surtout quand elle est sage ? » Et cette hégémonie prend des allures quasi tyranniques : « si par exemple, le corps a chaud et soif, elle le tire en arrière, pour qu'il ne boive pas ; s'il a faim, pour qu'il ne mange pas, et dans mille autres circonstances nous voyons l'âme s'opposer aux passions du corps » (Platon, Phédon (trad. Chambry), 94b, Paris, Garnier-Flammarion, 1986.) 137 PLATON, Phédon 66 b-67 ; 79 c ; Gorgias 493 a 138 PLATON, Phèdre, 250c. 139 Nous verrons plus loin quelle a été l’influence de la pensée de Descartes sur notre société contemporaine. Le dualisme de Descartes a, en effet, permis à la fois l’émergence de la subjectivité et celle d’un objectivisme qui fut à la source du développement de la science, mais au prix d’un oubli du corps vécu. 136 71 Platon, n’a pas pour but premier de montrer la supériorité abstraite de l’âme sur le corps, mais de rendre possible une physique mathématique fondée sur le corps comme étendu, et destiné à un usage ou à l’utilité que l’homme y trouve. En effet, il semble que la naissance de la physique moderne et les débuts de la mathématisation du réel aient eu, entre autres, pour conséquence l’instauration en philosophie d’une dissociation de plus en plus radicale entre l’homme conscient, rationnel et le champ du vivant qui est relégué au rang des choses inanimées. Ainsi, selon Descartes, l’homme est resté le maître et possesseur de la nature, qui, par sa raison, enlève la vie à tout ce qui l’entoure (y compris le propre corps vivant de l’homme) et le transforme en objet. Et c’est bien là la définition d’un objet : quelque chose d’inanimé, sans vie. Il convient toutefois de préciser que Descartes, malgré sa pensée dualiste, constate l’union du corps et de l’âme. 140 : « La nature m'enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. » 141 Cependant, selon Descartes, l’union de l’âme et du corps n’est pas d’abord spéculative ou théorique, mais pratique. Cependant, Descartes ne s’efforce pas d’en rendre compte et ne s’interroge pas davantage sur la compatibilité de cette thèse avec le dualisme de principe qui caractérise son anthropologie. Il en reste à la constatation. Il n’essaye pas de la justifier. L’union de fait est reconnue mais il la dit impensable si on se place du point de vue de la nature ou de l’essence.142 Après ce bref rappel des philosophies dualistes de Platon et de Descartes, il convient à présent de s’interroger sur le dualisme anthropologique tel qu’il se présente dans nos De même, Platon affirme que l’âme habite le corps. Mais, l’individu n’est pas intimement lié à son corps vivant puisque c’est la psyché immatérielle et immortelle qui constitue, « dans cette vie même, notre moi à chacun » (PLATON, Lois, XII, 959a, 7-8). Ainsi, selon Platon, l’âme est tombée dans le corps par accident et l’homme doit rassembler tous ses efforts pour se détacher le plus possible de son corps afin d’élever son âme vers le monde des Idées. 141 DESCARTES, Méditations métaphysiques, méditation VI, Garnier T. II, p. 492 – 493. 142 Ne pourrait-on pas voir une contradiction dans la philosophie cartésienne en ce sens que Descartes est obligé de reconnaître une union de fait de l’âme et du corps mais dont il ne peut rendre compte au niveau de la pensée ? 140 72 sociétés actuelles. Notre objectif consiste à montrer que nos esprits contemporains sont plus que jamais imprégnés de cette conception dualiste de l’homme, héritée de Platon et de Descartes. IV. Le dualisme anthropologique aujourd’hui A. L’éclipse de l’âme ou la confusion entre âme, conscience et esprit Le dualisme, depuis Platon suivi de Descartes, n’a pas beaucoup changé aujourd’hui. Seules quelques évolutions de vocabulaire sont à remarquer. Par exemple, force est de constater qu’aujourd’hui l’âme s’est éclipsée et que le terme d’esprit, qui regroupe l’ensemble des faits concernant la pensée, l’a peu à peu supplanté. Déjà Hegel constatait que « l’on parle peu aujourd’hui de l’âme dans la philosophie, mais plus volontiers de l’esprit. »143 C’est également la thèse que soutient Laura Bossi dans son ouvrage intitulé « Histoire naturelle de l’âme ». Son livre commence ainsi : «A l’aube du troisième millénaire, l’âme est oubliée. (…) L’âme n’est plus nommée. Pour éviter d’employer le mot âme, on a recours aux termes d’esprit (mind), de conscience, d’ipséité, de vie. Cependant, force est de constater que, dans la pratique, l’absence d’une conceptualisation de l’âme entraîne de dangereuses confusions. » 144 C’est Descartes, qui, le premier, a assimilé explicitement l’âme à l’esprit ou à la conscience. Il semble que, pour Descartes, le rôle de l’âme ne consistait en rien d’autre que l’activité de la pensée propre à l’esprit. En effet, dans les Cinquièmes Réponses aux objections, il relève d’abord cette confusion faite entre les deux termes : « Les premiers auteurs des noms n’ont pas distingué en nous ce principe par lequel nous sommes nourris, nous croissons et faisons par la pensée toutes les autres fonctions qui nous sont communes avec les bêtes, d’avec celui par lequel nous pensons, ils ont appelés l’un et l’autre du seul nom d’âme ; et voyant puis après que la pensée était différente de la nutrition, ils ont appelé du nom d’esprit cette chose qui a en nous la faculté de penser, et ont cru que c’était la principale partie de l’âme. »145 Plus loin, il affirme que l’âme n’est rien de plus que 143 HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques, § 34, additif. Cité dans JAQUET, C., Le corps, Paris, PUF, 2001, p. 126. 144 BOSSI L., Histoire naturelle de l’âme, Paris, PUF Coll. « Science, histoire et société », 2003, p.1, 2, 3 145 DESCARTES, Œuvres et Lettres, Belgique, Gallimard, « La pléiade », p. 482. 73 l’esprit; les deux termes sont synonymes et désignent la faculté de penser. Il confesse ici sa préférence pour le terme d’esprit, moins sujet à confusion : « Pour moi, venant à prendre en garde, que le principe par lequel nous sommes nourris est entièrement distingué de celui par lequel nous pensons, j’ai dit que le nom d’âme, quand il est pris conjointement pour l’un et pour l’autre, est équivoque, et que pour le prendre précisément pour ce premier acte ou cette forme principale de l’homme, il doit seulement être entendu de ce principe par lequel nous pensons : aussi l’ai-je le plus souvent appelé du nom d’esprit, pour ôter cette équivoque et ambiguïté. Car je ne considère pas (l’esprit) comme une partie de l’âme, mais comme cette âme toute entière qui pense. »146 Ainsi, avec Descartes, on comprend mieux pourquoi le concept d’âme est tombé en désuétude : parce que le terme d’âme était sans doute trop marqué par des connotations vitalistes ; 147 son caractère équivoque englobait aussi bien le principe de la vie physique que celui de la vie spirituelle. Il recouvrait par là même le terme d’esprit et faisait double emploi avec lui. C’est ainsi que, nous, héritiers de Descartes, poursuivons la confusion entre l’âme et l’esprit. Celle-ci est d’ailleurs devenue si grande et si banale que beaucoup pensent désormais que, comme par définition, le mental est de l’ordre de l’esprit, ou bien le psychique de l’ordre du spirituel.148 Ainsi, il semble aujourd’hui qu’il ne subsiste qu’une différence nominale entre les deux concepts. L'esprit se définit la plupart du temps par l'ensemble des facultés intellectuelles. Il est nommé plus volontiers conscience par la philosophie et âme par certaines religions. Le terme d’âme se voit donc relégué aux discours religieux. Seuls les termes de conscience et d’esprit restent aujourd’hui d’usage dans notre langage commun, ceux-ci faisant l’objet d’une utilisation plus ou moins indifférenciée. L’objectif de notre développement n’est pas ici de définir tous les critères qui différencient l’âme de l’esprit ou de la conscience. Ce serait trop laborieux. C’est DESCARTES, Œuvres et Lettres, Réponses aux cinquièmes objections, Belgique, Gallimard Coll. « La pléiade », 1953, p. 482. 147 Sans doute le terme d’âme était également porteur de trop de connotations religieuses. 148 Et ils n’ont pas tout à fait tort car l’esprit et l’âme demeurent extrêmement proches et comme étroitement connectés. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont identiques. Nous pourrions distinguer l’âme de l’esprit ou de la conscience en ce que, selon nous, l'âme, principe de vie, est aussi le fondement de l'identité, ce qui fait de chacun de nous un être unique. Tandis que l'esprit, que nous assimilons à la pensée technicienne, est le même en chacun de nous et désigne ce par quoi nous sommes universels. Pour plus d’information à ce sujet, voir : FROMAGET M., Dix essais sur la conception anthropologique « corps, âme, esprit », France, L’Harmattan, Coll. « culture et cosmologie », 2000, pp. 240. 146 74 pourquoi, dans la suite de notre travail, nous ne chercherons pas à distinguer ces termes (même si nous utiliserons de préférence le mot « esprit »). D’une part, par souci de ne pas complexifier davantage notre propos sur le dualisme anthropologique et d’autre part, par désir de respecter les termes employés par nos contemporains et par l’A.D.M.D. B. Le dualisme corps / Sujet (esprit, âme) Ainsi, dans le vocabulaire commun, l’esprit (ou la conscience) a pris la place de l’âme. Mais ce n’est pas tout. Ce même esprit semble constituer aujourd’hui, à lui seul, la définition du sujet. Cela peut s’expliquer aisément par le fait que c’est l’esprit, assimilé à l’âme, qui constitue le propre du sujet humain. C’est d’ailleurs dans l’esprit que la plupart des philosophes situent ce qui fait la dignité de l’homme. Pascal affirmait que « toute la dignité de l’homme se trouve dans sa pensée. » 149 Kant ne disait-il pas d’une certaine manière la même chose ? « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l'homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l'unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c'est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu'il ne peut pas dire Je, car il l'a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu'elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l'expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l'entendement ». Ainsi, il semble que c’est parce que l’esprit est considéré comme étant le propre de l’homme que la dignité humaine consiste essentiellement en la pensée ou raison. D’autre part, cela explique également le fait que l’on en vienne à assimiler le sujet à son esprit.150 C’est pourquoi, nous pouvons dire avec l’anthropologue David Le Breton, auteur d’un ouvrage intitulé « L’adieu au corps » 151 , que la version moderne du dualisme 149 PASCAL, B., Pensées (texte établi par Louis Lafuma), Paris, Seuil, 1962, p.302 (756), p.109-110 (200) et p. 303 (759). 150 Le fait de valoriser l’esprit en l’homme est tout à fait légitime car c’est ce qui distingue l’homme de l’animal. Cependant, parfois, une trop grande exaltation de la raison en l’homme n’est pas à conseiller car elle conduit inévitablement à un mépris, un oubli ou un adieu au corps. Nous développerons cette idée ultérieurement. 151 LE BRETON, D., L’adieu au corps, Paris, Ed. Métailié, 1999, p.237. Voir également LE BRETON, D., Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, Coll. « Quadrige », 1990. 75 anthropologique n’oppose plus le corps à l’esprit ou à l’âme mais plus précisément au sujet lui-même. Il en résulte que le corps ne fait plus partie du sujet. Il en est exclu. Autrefois support de l’identité personnelle, aujourd’hui, le corps s’est autonomisé du sujet. Dès lors, plusieurs questions se posent à nous : d’une part, nous pourrions nous demander pour quelles raisons le corps ne fait plus partie du sujet. Et d’autre part, quel est alors le statut attribué au corps ? Est-il de l’ordre de l’avoir ou de l’être ? Comment le sujet perçoit et conçoit-il son corps ? Comme un objet-machine ou comme faisant intimement partie de sa personne ? Afin de mieux comprendre en quoi consiste le statut accordé au corps dans nos sociétés occidentales, il nous a semblé utile d’ancrer notre réflexion relative au dualisme dans un rappel des conceptions actuellement dominantes à propos du corps. C. Corps haï, corps chéri Notre culture est devenue celle du corps. Pourtant notre attitude est contrastée. Deux voies en apparence divergentes traduisent les visées de la modernité sur le corps de l’homme, faisant de celui-ci le lieu de grandes tensions. En effet, nous constatons d’une part un mépris pour le corps de l’homme et, d’autre part, une idéalisation de celui-ci. 1. Le mépris du corps humain D’une part, il y a la voie du soupçon envers le corps à cause de son faible rendement, de sa fragilité, de son manque d’endurance. En effet, le corps est parfois, dans une perspective quasi gnostique, considéré comme la part maudite de la condition humaine, part que la technique et la science s’entendent heureusement remodeler, refaçonner, « immatérialiser », pour, en quelque sorte, délivrer l’homme de son encombrant enracinement de chair. Cette volonté d’éliminer le corps se manifeste, entre autres, par « l’invasion » des machines au sein de notre vie quotidienne. En effet, auparavant, la relation au monde était une relation par corps. Les hommes ont marché pour se rendre d’un lieu à un autre, se sont dépensés dans la production de biens nécessaires à leur plaisir et à leur survie. Mais avec l’apparition de machines de plus en plus sophistiquées, l’homme en est arrivé, petit à petit, à mépriser son corps. « Notre époque, après avoir voulu libérer l’homme de ses contraintes corporelles, aboutit, paradoxalement, à un mépris du corps. 76 (…) Le corps n’appartient plus à ce qui est caractéristique de l’être humain, mais il est considéré comme un instrument dont on se sert. » 152 Ainsi, jamais sans doute comme aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, les hommes ont aussi peu utilisé leur corps, leur mobilité. Les ressources musculaires tombent en désuétude, hormis dans les gymnases, et elles sont relayées par l’énergie inépuisable fournie par les machines. Même pour des déplacements mineurs qui pourraient aisément se faire à pied ou en bicyclette, la voiture s’impose. D’innombrables machines visent à réduire encore l’usage du corps : escalators, trottoirs roulants, etc. Hormis les quelques pas qu’ils font pour se lever, entrer ou sortir de leur voiture, une majorité d’individus demeurent assis à longueur de journée. Ainsi, nous n’utilisons notre corps plus que partiellement. Sous-employé, encombrant, inutile, il devient un souci. Comme l’écrit David le Breton : « Le corps n’est plus le centre rayonnant de l’existence mais un élément négligeable de la présence. »153 Cet oubli du corps dans la vie quotidienne n’est pas ici notre l’objet principal de notre réflexion,154 nous ne l’aborderons pas, mais il convient toutefois de souligner qu’il marque une profonde rupture de l’unité de l’homme dont le rapport au monde est nécessairement physique et sensoriel. 2. L’idéalisation du corps humain D’autre part, à l’inverse, comme une manière de résistance, nous trouvons le salut par le corps à travers l’exaltation de son ressenti, le façonnement de son apparence, la recherche de la meilleure séduction possible, l’obsession de la forme, du bien-être, le souci de rester jeune. Il suffit de penser aux seins injectés de silicone, visages liftés de différentes manières, ventres ou cuisses liposucés,… La chirurgie esthétique ou plastique modifie les formes corporelles ou le sexe ; les hormones ou la diététique accroissent la masse musculaire ; les régimes alimentaires entretiennent la silhouette. Tout cela pousse à son comble cette logique qui fait ouvertement du corps le matériau ou l’objet d’un individu qui revendique de le remanier à sa guise. De même, le body builder transforme son corps en 152 RATZINGER, J., Présentation de la Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis, in Osservatore Romano n°25, du 21 juin 1994, p. 7. 153 LE BRETON, D., L’adieu au corps, Paris, Ed. Métailié, 1999, pp. 15-16. 154 Pour plus d’informations à ce sujet, veuillez vous référer à l’ouvrage de LE BRETON, D., L’adieu au corps, Paris, Ed. Métailié, 1999. 77 une sorte de machine. Il « prend son corps en main »155 et, ce faisant, il reprend le contrôle de son existence. Il s’agit de se fabriquer soi-même. La mise à l’écart du corps comme alter ego est explicite dans le propos de ce pratiquant lancé dans une opération méthodique de sculpture de soi : « Il ne faut pas regarder un muscle comme une partie de soi, il faut en fait le regarder comme si on regardait un objet. Il faut que telle partie soit plus développée, telle autre plus affinée, etc, comme un sculpteur, tu fais des retouches, comme si c’était pas à toi. » 156 Ainsi, le body builder endosse son corps comme une deuxième peau, un surcorps, une carrosserie protectrice avec laquelle il se sent enfin à l’abri. Toutes ces démarches, de la chirurgie plastique ou esthétique au body building, isolent le corps comme une matière à part qui donne un état du sujet. La relation de l’individu à son corps se fait désormais sous l’égide de la maîtrise de soi. 157 L’homme contemporain est, en effet, invité à construire son corps, conserver sa forme, façonner son apparence, occulter le vieillissement ou la fragilité. « C’est par votre corps qu’on vous juge et qu’on vous classe » dit en substance le discours de nos sociétés contemporaines. Ces dernières semblent sacrer le corps en emblème de soi.158 Cette passion du corps transforme sans doute le contenu traditionnel du dualisme qui faisait plutôt du corps la part déchue de la condition de l’homme. Ce souci de l’apparence et cette ostentation actuelle du corps ne modifient cependant en rien l’effacement du corps qui règne dans la société. En effet, d’une part, il n’est plus question de se contenter du corps que l’on a mais d’en modifier les assises pour le compléter ou le rendre conforme à l’idée que l’on s’en fait. Dans ces différentes figures (body building, chirurgie esthétique, …), le corps ne répond plus à l’unité de l’homme, il est un élément matériel de sa présence, mais non son identité puisqu’il ne s’y reconnaît que dans un second temps. D’autre part, l’occultation du corps demeure et trouve son meilleur analyseur dans le « sort » parfois fait Cette expression « prendre son corps en main » est très significative, selon nous, d’une conception dualiste de l’homme. 156 Rahmouni, cité dans BRETON LE, D., L’adieu au corps, Paris, Ed. Métailié, 1999. 157 Cela n’est pas sans nous rappeler certains propos tenus par des membres de l’A.D.M.D. En effet, selon ces derniers, la maîtrise de soi constituait une donnée importante de la dignité de la personne. 158 Pour plus d’information à ce sujet, on consultera : GAZALE, O., Le corps était presque parfait, in LACROIX, A. (dir.), Philosophie Magazine, Paris, Ed. philo SAS, Août-septembre 2006, pp.22-27. 155 78 aux vieillards, aux mourants, aux handicapés ou dans la peur que nous avons tous de vieillir et de mourir. 3. Un clivage ontologique Une singulière ambivalence à l’égard du corps : d’un côté le voici dénié, instrumentalisé, neutralisé ; de l’autre le voici survalorisé, idolâtré, objet de mille soins. Le dualisme anthropologique, qui exclut le corps du sujet, conduit donc, d’un côté, à un mépris du corps, de l’autre, le corps se voit placé sur un piédestal. Mais dans les deux cas, le corps est dissocié de l’homme qu’il incarne et envisagé comme un en-soi. Il cesse d’être la souche identitaire indissoluble de l’homme auquel il donne vie. Une sorte de clivage ontologique les oppose. Ce clivage ontologique se présente sous la forme corps-machine ou corps-objet. En effet, d’une part, le corps est considéré comme une « machine » défaillante qu’il serait idéal de remplacer par de vraies machines et d’autre part comme une « machine » qu’il faut « chouchouter » et entretenir. Le modèle du corps-machine demeure, dans tous les cas, très prégnant aujourd’hui. Cette idéologie du corps-objet semble donc être une variante du vieux dualisme. Elle soutient, en effet, que l’homme est constitué de la conjonction d’un corps (qui est une machine) et d’une liberté, celle-ci étant identifiée à l’homme lui-même.159 Ce dernier peut, en conséquence, prétendre être pleinement maître de son corps. Le statut du corps pourrait ainsi s’exprimer en termes d’avoir et non plus d’être. Car, si le sujet possède son corps, cela implique donc une secondarité de la corporéité par rapport à la subjectivité : le sujet a un corps dont il peut disposer à sa guise. Nous pouvons donc conclure que la version moderne du dualisme oppose l’homme à son corps, et non plus comme autrefois, l’âme ou l’esprit au corps. Autre changement non négligeable : celui du rapport de la conscience du sujet à son corps. Celui-ci s’est, en effet, profondément modifié. L’imaginaire contemporain subordonne désormais le corps à l’esprit et fait du premier un objet privilégié de l’environnement du second. Ainsi, les formulations mécanistes des philosophes du XVIIème et du XVIIIème siècle prennent, longtemps après, Nous retrouvons cette idée selon laquelle le monde moderne n’a pas inventé la liberté, mais l’a identifiée à l’homme dans un ouvrage de David le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, Coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 1992. 159 79 une singulière réalité. 160 Le corps est désormais vécu comme accessoire de la personne, artefact de la présence. Il n’est plus le lieu d’un sujet mais un objet de son environnement. Le corps est perçu comme autre que l’homme, comme un alter ego. C’est donc notre conception de l’homme qui est ici profondément remaniée. Cette transformation, due en grande partie au dualisme, transparaît non seulement dans nos mentalités mais aussi dans nos actes. Ainsi, l’A.D.M.D., qui est une association militante, semble également soutenir une vision dualiste de l’homme. V. L’A.D.M.D. et un certain dualisme anthropologique A. « Mal à mon corps, mal à ma tête » L’analyse des paroles d’une chanson composée en hommage à l’Association pourrait nous servir ici de porte d’entrée. Ce chant s’intitule « Mal à mon corps, mal à ma tête ». Elle est présentée comme un « hymne à toutes celles et ceux qui luttent contre l’acharnement thérapeutique, et qui revendiquent, au nom de la liberté de disposer de soimême, le droit de mourir dans la dignité ». Les paroles du refrain résonnent ainsi : « Si j’ai mal à mon corps, mal à ma tête, faut pas me laisser devenir une bête. Tu dois préserver toute ma dignité sans aucun remord, m’ôter de mon corps. Si j’ai mal à mon corps, mal à ma tête, faut pas me laisser devenir une bête. Il faut m’épargner les regains de pitié. Si tu m’aimes fort, fais-moi vivre la mort. »161 Quelle conception de l’homme se cache derrière ces mots ? D’une part, nous constatons que les termes « corps » et « tête » semblent être conçus séparément, la tête symbolisant sans doute l’âme, l’esprit ou la raison de l’homme. Cette séparation claire et distincte du corps et de la tête pourrait sans doute être interprété comme étant le signe d’une anthropologie dualiste. De même, l’A.D.M.D., dans sa charte, s’engage à « promouvoir le Nous verrons plus loin que c’est sur cette conception instrumentale de la relation sujet-corps que la science moderne s’est fondée. 161 Chanson en hommage à l’Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité et à ceux qui combattent pour ce droit. MERIEL, P. « Mal à mon corps, mal à ma tête » Paroles et musique : GILMAN, J., SANTARA Productions, cf. www. admd.net. C’est nous qui soulignons. 160 80 droit légal et social de disposer de façon libre et réfléchie, de sa personne, de son corps, et de sa vie. »162 D’autre part, l’essence de l’homme et, par conséquent, sa dignité semble se trouver du côté de l’esprit puisque le refrain exprime un désir de se voir ôter de son propre corps, s’il celui-ci se trouve mal ou réduit à une bête. Ne peut-on pas y voir une certaine appréhension du corps comme pure extériorité ? On a, en effet, le sentiment que ce dernier n’est rien et se voit d’autant plus méprisé lorsque l’image qu’il donne de lui est celle d’un malade, handicapé, mutilé, vieillard. Poussé à l’extrême, on pourrait dire que, pour l’A.D.M.D., un corps sans raison n’est plus une personne mais une « carcasse ». Cela expliquerait le droit de disparaître de la scène de la vie. B. L’adieu au corps Ce mépris du corps, déjà présent dans les philosophies platoniciennes et cartésiennes, aussi étonnant que cela puisse paraître, est donc resté d’une certaine modernité. Nous avons même été, dans notre réflexion précédente concernant le mépris du corps, jusqu'à repérer dans la culture contemporaine non plus tellement un mépris du corps mais bien plutôt « un adieu au corps ». 163 Car si, comme on a pu l’entrevoir, dans le dualisme platonicien et cartésien, la dimension corporelle a presque toujours la mauvaise part, elle n’en demeure pas moins omniprésente. La tentation moderne consiste, au contraire, en son élimination. Cet adieu au corps a plusieurs causes diverses. Premièrement, on remarque que cette tentation de se débarrasser du corps n’a jamais été aussi grande que dans cette période d’explosion des nouvelles technologies. Le corps est noyé dans la technique. Nous pensons particulièrement au body-building ou à la chirurgie esthétique où le corps est soumis à un idéal fantasmé. C’est également le cas pour les personnes malades ou handicapées. En effet, la maladie ou le handicap ne correspondent pas à l’image que chacun se fait de son corps. Celui-ci n’est donc plus accepté pour ce qu’il est vraiment. Deuxièmement, David Le Breton rappelle que, depuis Descartes, l’on a souvent coutume de comparer le corps à la machine et non l’inverse. On sait d’ailleurs que cette analogie a fortement marqué les 162 163 Voir article 1 des statuts de l’A.D.M.D. sur www.admd.net C’est d’ailleurs le titre d’un ouvrage de l’anthropologue David Le Breton. Voir plus haut. 81 esprits et l’expression d’une personne sentant diminuer ses capacités physiques (« la machine est usée ») est la forme la plus visible de cette pénétration. Si la comparaison corps/machine peut conduire, dans une première phase, au rêve d’incorporation d’organes artificiels, de prothèses, etc., l’évolution de la comparaison tend à éliminer plus radicalement le corps puisque la polarisation sur l’esprit relègue le corps au stade d’appendice ennuyeux et surtout mortifère puisqu’il entraînera par son insuffisance fondamentale la disparition de l’être. C. L’exaltation de la raison et la réduction de l’homme à celle-ci Cette polarisation sur l’esprit ou la raison est une idée très présente dans la philosophie de l’A.D.M.D. En effet, le sujet est exalté en son âme, en sa raison, tandis que le corps ne devient qu’une simple apparence dissociée du sentiment identitaire. 164 Ainsi, l’Association, en exaltant la raison, semble, par là même, réduire l’homme à celle-ci. Cette réduction de l’homme à sa raison ne rend donc pas compte de la complexité et de la totalité de celui-ci. En effet, le fait d’ériger la raison en source absolue de la dignité, comme nous l’avons vu au chapitre précédent, a pour conséquence de négliger l’homme dans son corps. Expliquons-nous. D’une part, l’A.D.M.D. accorde beaucoup d’importance à l’intégrité mentale, mais d’autre part, elle méprise le corps surtout quand il est malade, handicapé, mutilé, vieilli. Si la raison est bien portée par un corps, il y a donc dans la conception de la personne qu’a l’A.D.M.D. une nette dissociation entre corps et raison, au point qu’un corps sans raison n’est plus une personne mais une « carcasse ». C’est pourquoi, nous pouvons dire que l’anthropologie de l’A.D.M.D. exalte la raison en l’homme à un tel point qu’elle présente un idéal de l’homme qui ne correspond pas à la réalité. En effet, l’A.D.M.D. ne rend pas compte du « mal » en l’homme car elle refuse de considérer l’homme dans tout ce qu’il est et ne le reconnaît que dans un état d’autonomie physique et mentale. Mais nous pensons que réfléchir à l’homme en considérant comme hors de l’humain, la maladie, la vieillesse, c’est une réduction profonde de ce qu’est 164 Ce point a été développé précédemment dans le deuxième chapitre. Nous nous contentons donc ici de le rappeler. 82 l’homme et une façon d’ériger un idéal auquel on voudra en vain correspondre. On s’interdit par là de comprendre l’homme tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit. Nous pouvons donc conclure que la philosophie de l’’A.D.M.D., de par son exaltation de la raison d’une part, et son adieu au corps d’autre part, constitue une philosophie dualiste. Et c’est cette conception dualiste de l’homme qui explique, selon nous, le fait que certains malades demandent l’euthanasie. En effet, la plupart des personnes qui introduisent une demande d’euthanasie sont conscientes puisqu’elles effectuent leur demande auprès d’un médecin ou signent ce qu’on appelle un testament de vie. Leur tête, raison, esprit sont encore sains mais leur corps souffrant ne répond plus à leurs volontés. Il ne fait plus ou ne sait plus faire ce qu’elles exigent de lui. Elles s’arrogent ainsi le droit de décider le moment où il leur semble bon de supprimer cet obstacle que constitue le corps et donc de mettre fin à leur vie. Comme s’elles préféraient mourir plutôt d’accepter le fait que leur esprit ne soit plus le maître à bord. Ainsi, dualisme et euthanasie sont plus étroitement liés qu’on ne le pense. Mais cette conception dualiste de l’homme ne se rencontre pas seulement dans le département des soins intensifs, où s’effectuent la plupart des euthanasies, elle s’étend à toute la philosophie de l’hôpital si l’on peut dire. En effet, la médecine classique, elle aussi, semble en général s’être laissée imprégnée de dualisme. C’est ce que nous allons voir à présent. VI. La médecine et un certain dualisme anthropologique A. L’objectivation du corps : le rôle de la médecine La médecine, comme en général toute autre science qui étudie l’homme, se réfère forcément, le plus souvent de manière inconsciente, à un modèle anthropologique sousjacent. Lequel ? Afin de pouvoir répondre à cette question, il convient avant tout de réfléchir sur l’essence de la pratique médicale en elle-même. En effet, il semble que la médecine soit une discipline appelée à naviguer entre deux pôles : d’une part, il y a l’objet de la maladie (le corps) et d’autre part il y a le sujet de celle-ci (l’homme). Interpellé par le malade sur ce double registre, le médecin peut difficilement répondre autrement qu’en adoptant un discours à deux voix. L’une de ces voix vise le corps malade en vue de 83 combattre la maladie sur un mode technique, l’autre s’adresse à une existence en souffrance en vue de lui porter réconfort. La technique médicale se voit donc appelée d’une part à combattre le désordre qu’est la maladie par une intervention technique et d’autre part à secourir l’individu malade en lui offrant une assistance morale. Hélas, trop souvent, le médecin ne répond à la plainte de l’homme malade que sur le seul registre techno-scientifique, et occulte ainsi sa part spécifiquement humaine. Il croit soigner un homme malade mais en réalité, il ne s’occupe que de la maladie et donc du corps. Et les paroles du malade confirment cette impression d’être traité comme un simple corps-objet. Il suffit de penser la difficulté qu’un malade a à se faire entendre en tant que sujet au milieu des multiples « examens » de l’institution hospitalière : à la fois rassuré par les performances techniques de la médecine de pointe à laquelle il confie son corps, il souffre en même temps de ne pas pouvoir dire ou plutôt de ne pas être entendu dans son être global, à l’occasion du bouleversement que la maladie impose à son existence. En effet, pour de nombreux médecins, l’aspect relationnel n’est pas tenu pour essentiel, la consultation ou la visite au chevet du malade est souvent réduite au recueil des informations nécessaires au diagnostic. 165 Les problèmes éthiques soulevés aujourd’hui par l’acharnement thérapeutique sont des illustrations parmi les plus saillantes de ce pari médical fait sur le corps humain plus que sur le sujet. Paul Ricoeur explique en quoi ce pari médical sur le corps réduit celui-ci au rang de chose : « Un corps bien portant qu’il faut soigner est comme un bon outil qu’on doit entretenir ; un corps malade est comme une machine qu’on répare ; la fatigue, le sommeil, la souffrance livrent le corps aux choses. » 166 Il nous semble que la médecine classique méconnaît là des données Notons que de nombreux médecins retrouvent aujourd’hui l’importance du dialogue avec le malade et la nécessité du contact. Ils perçoivent de plus en plus que le malade est d’abord un homme souffrant dans sa vie avant de souffrir dans sa chair. Cela, les soins palliatifs l’ont bien saisi. 166 RICOEUR, P., Philosophie de la volonté. I. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier-Montaigne, Coll. « Philosophie de l’esprit », 1950, p. 326. C’est nous qui soulignons. 165 84 anthropologiques élémentaires. Elle oublie que l’homme est un être de relation et de symbole, et que le malade n’est pas seulement un corps à réparer.167 Il semble donc que la médecine ait choisi en général de soutenir une anthropologie dualiste. L’antinomie corps/sujet fondée par le cartésianisme, diffusée par la philosophie aux Lumières est donc à nouveau exploitée par la culture scientifique contemporaine. En effet, elle privilégie un regard objectivant sur le corps atteint par la maladie et par là même néglige le sujet et son histoire, son milieu social pour ne considérer que le mécanisme corporel. Notre objectif ici consiste à montrer comment une anthropologie dualiste a conduit à une scission entre un corps objectivable d’une part, et une subjectivité désincarnée d’autre part. On partira de ce constat et de cette analyse pour montrer en quoi une réflexion anthropologique sérieuse peut améliorer la pratique médicale et rencontrer les aspirations du patient. B. La médecine anatomiste C’est la médecine elle-même, pourrait-on dire, qui est, en partie, à l’origine de son anthropologie dualiste. En effet, au niveau de la médecine, c’est avec l’entreprise des premiers médecins anatomistes que nous pouvons situer le moment inaugural de la rupture concrète entre l’homme et son corps. Par la dissection, la médecine a objectivé le corps en l’isolant afin d’en découvrir l’organisation et a acquis par cette voie une efficacité qu’elle n’avait pas jusqu’alors en développant des instruments adaptées à cette organisation. Le corps devient alors objet de maîtrise technique lorsque la conscience du sujet se montre prête à le confier au médecin qui, par son savoir et ses outils, peut en maintenir le fonctionnement. Ainsi, la science médicale a contribué à introduire le dualisme au sein du sens commun en l’empêchant de concevoir une forme de subjectivité complexe et composite qui voit son unité de par le corps. Pour cette nouvelle compréhension, impossible de saisir l’expérience de la corporéité comme étant essentiellement subjective, comme si le corps avait une réalité propre en dehors du sujet. Le fait de déchirer les limites de la peau pour mener la dissection à son terme dans le démantèlement du sujet permis donc une Bien sûr, la médecine n’est pas unique. Il est donc difficile d’écrire à son sujet à cause de la diversité de pratiques qu’elle nourrit. Cependant, la part du médecin y est essentielle. On sait bien à l’hôpital que d’un service à l’autre la qualité de présence auprès des malades n’est pas la même. 167 85 meilleure objectivation de l’homme, désir tout à fait justifié, mais, posa par-là même la séparation entre le sujet et l’objet de la connaissance médicale.168 C’est donc à partir de la pratique de la dissection, nous semble-t-il, que la médecine classique a le plus souvent traité moins la singularité souffrante de l’homme que son corps malade. Aujourd’hui encore, il arrive que le soignant accommode son regard si fixement sur la maladie qu’il cesse de voir l’homme. L’homme-malade n’est alors que l’épiphénomène d’un évènement physiologique (la maladie) qui advient dans son corps. Le langage des malades (« c’est le cœur qui commence à s’user », etc.) ou celui parfois de la routine de certains services à l’hôpital (« le poumon du 12 », « l’escarre du 34 ») enregistrent bien ce dualisme qui sépare l’homme de son corps. Tel est l’écueil d’une médecine qui n’est pas celle du sujet : le recours à un savoir du corps qui n’inclut pas l’homme vivant. Ce n’est alors pas un savoir sur l’homme, mais un savoir anatomique et physiologique. Nous pouvons donc conclure que la médecine repose sur une anthropologie résiduelle. En faisant le pari du corps, elle postule toutefois, pour le dire rapidement et sans nuances, un certain mépris du corps, en le considérant comme un objet. Selon elle, le corps, notre corps, n’est que matière, ce qui lui confère le statut de lieu de toutes sortes de pratiques d’objectivation. C’est ainsi que, en soignant le corps, elle oublie la plupart du temps, la part spécifiquement humaine de la personne malade. Par conséquent, elle ne considère pas cette dernière dans sa totalité, dans son unicité d’être. Elle semble s’intéresser uniquement au corps que l’on possède et non à l’être-même de la personne. Cette séparation corps/sujet apparaît certes comme la condition même des pratiques et discours scientifiques contemporains sur le corps (en premier lieu, de la médecine de ces deux derniers siècles) 168 Le dualisme moderne fut une erreur anthropologique majeure mais qui, reconnaissons-le, a eu sur l’évolution de la médecine une influence historique nettement positive. En effet, cette séparation corps-sujet, alliée à un modèle mécanique du corps hérité de la physique, a permis à la médecine scientifique et objective de se constituer. Ainsi, si la médecine se refuse à traiter le malade en objet, elle se condamne à une inefficacité certaine. L’exemple de la chirurgie est paradigmatique à cet égard. Lorsqu’un chirurgien opère, lorsqu’il tranche avec son scalpel, il traite indubitablement le corps à la manière d’un objet. C’est pourtant ainsi qu’il permet au malade de guérir. Il lui rend les moyens de poursuivre son existence. A l’extrême, il lui évite la mort, c’est-à-dire sa disparition en tant que sujet. Il ne s’agit pas ici de nier l’intérêt de cette vision du corps, mais d’en constater les effets et de se demander si tout progrès doit s’accomplir sur les décombres des acquis antérieurs. 86 mais elle entraîne inévitablement une certaine dévalorisation de la dignité de l’homme. Nous allons voir pourquoi maintenant. C. La dignité du corps-machine ou du corps-objet Cette séparation radicale du domaine objectif du corps face à la subjectivité qui relèverait de l’esprit risque, il nous semble, de priver les sciences de toute référence au sens et potentiellement de conduire celles-ci à la barbarie. Expliquons-nous. L’assimilation mécanique du corps humain169 ou , pour le dire autrement, l’assimilation du corps à un avoir, un objet, met à l’écart l’épaisseur de l’homme et traduit la seule dignité qu’il soit possible de conférer au corps : celle d’une machine ou d’un objet ordinaire. Quelle piètre dignité, dirons-nous alors, que celle du corps assimilé à une machine ou à un objet ! Il suffit de penser à la marchandisation des organes, à la location d’utérus (mères porteuses), aux bébés-médicaments, à la prostitution,…Peut-on encore affirmer dans ces cas-là que le corps est digne ? Kant répondrait par la négative. En effet, selon lui, si le corps est considéré comme une chose ou une machine, il ne possède aucune dignité mais uniquement un prix, une valeur marchande, comparable et échangeable ! Il semble donc que le fait de considérer le corps comme un objet a pour conséquence de lui refuser toute dignité. Or, l’homme en son corps ne mérite-t-il pas une plus haute dignité ? Ou pour le dire autrement : le corps estil vraiment un objet comme les autres ? Nous avons un corps, certes, mais, plus fondamentalement, ne sommes-nous pas d’abord un corps ? VII. Une variante du dualisme anthropologique : avoir ou être son corps ? A. Le mystère du corps Ces questions citées précédemment ont déjà été travaillées par certains auteurs comme Merleau-Ponty, Michel Henry, Gabriel Marcel ou encore Claude Bruaire.170 Ils se sont penchés sur ce que nous pourrions appeler d’emblée « le mystère » du corps. A vrai dire, ce mystère du corps se subdivise en deux : le mystère de l’être et celui de l’avoir. Ai-je un corps ou suis-je un corps ? Cette question est classique. Toutefois, il nous paraît essentiel Nous voulons signifier par là que, de nos jours, l’on ne compare pas la machine au corps, mais plutôt le corps à la machine. La pensée mécaniste de Descartes n’y est pas pour rien. 170 Nous ne ferons pas référence à chacun d’entre eux, même si notre réflexion se fonde sur la lecture de quelques-uns de leurs ouvrages. 169 87 de la reprendre et de préciser ce que nous entendons exactement par « avoir » un corps et « être » son corps. Et cela pour plusieurs raisons : Premièrement, nous considérons que cette formulation « avoir un corps » n’est autre qu’une variante du dualisme anthropologique caractéristique de notre société actuelle. En effet, l’étrange séparation de l’esprit animé et du corps inanimé instaurée par le dualisme semble avoir elle-même entraîné une conséquence non négligeable : Elle a instauré un rapport d’altérité et parfois même d’étrangeté entre l’homme conscient et son corps. C’est ainsi que l’homme occidental est aujourd’hui parfois animé du sentiment que son corps est de quelque façon autre que lui, autrement dit, qu’il le possède à la façon d’un objet très particulier, certes plus intime que les autres. Or, considérer le corps comme un objet revient à dire que le corps constitue un avoir. Deuxièmement, cette réflexion sur l’avoir et l’être nous paraît d’autant plus d’actualité que les membres de l’A.D.M.D. semblent revendiquer l’euthanasie au nom d’un certain droit de maîtriser leur corps. Or, qu’est-ce maîtriser son corps sinon le « tenir en main » et le posséder ? Ainsi, le dualisme anthropologique qui caractérise l’A.D.M.D. ne serait pas totalement étranger à cette conception selon laquelle on a un corps. Il en va de même pour la médecine. En effet, elle semble également se situer dans le registre de l’avoir. Comme le fait remarquer J.-F. Malherbe, la médecine « prétend soigner le corps que nous sommes, alors qu’elle n’a de compétence que pour soigner le corps que nous avons. »171 Enfin, selon que la personne malade considère son corps comme un objet (avoir) ou comme un sujet (être), cela amène, de sa part, des conceptions bien différentes sur l’approche de sa fin de vie. En effet, s’il considère son corps comme un objet, il sera d’accord qu’on manipule le corps qu’il a, lorsqu’il s’agit de le sauver par la chirurgie, par exemple. Par contre, s’il s’identifie sans distance à son corps, il éprouvera beaucoup de réticences à laisser manipuler ce corps qu’il est, et c’est tout le registre, comme nous l’avons vu précédemment, d’une certaine objectivation médicale. 171 MALHERBE, J.-F., Pour une éthique de la médecine, Louvain-la-Neuve, Ciaco, 1990, p. 47 cité dans JACQUEMIN D., Ethique des soins palliatifs, Paris, Dunod, 2004, p. 77. 88 Nous procéderons ainsi : dans un premier temps, nous verrons en quoi consiste l’expression philosophique « avoir un corps ». Pouvons-nous dire que notre corps est quelque chose que nous avons ? Notre corps, en tant que tel, est-il une chose ? Si nous le traitons comme une chose, que sommes-nous, nous qui le traitons ainsi ? Dans un second temps, nous analyserons l’énoncé « être son corps ». Nous tenterons de savoir si cette affirmation est plus appropriée dans une réflexion sur le statut du corps par rapport à la dignité humaine. B. « J’ai un corps » : le corps-objet Que signifie l’énoncé « avoir un corps » ? Dire que j’ai un corps implique que je conçoive le corps sur le modèle d’un avoir. J’ai un corps. J’ai… Dans le langage courant nous sommes parfaitement au clair sur ce qu’nous entendons par là.172 Pourtant personne n’a tenté de porter son attention sur ce qui dans la vie habituelle est visé par le mot avoir comme sur un complexe. C’est pourquoi, nous nous proposons ici de nous interroger sur ce qui constitue spécifiquement l’avoir en tant qu’avoir : avoir cela signifie en principe avoir à soi, garder pour soi, dissimuler. Ainsi, lorsque nous disons « j’ai un corps », nous voulons dire par là « qu’il existe quelque chose qui peut être appelé mon corps. » Concevoir le corps sur le modèle d’un avoir, c’est donc le considérer comme un bien ou une possession. Ceci s’éclaire dans une certaine mesure si l’on songe à la relation qui unit manifestement l’avoir au pouvoir. Avoir un corps, c’est posséder son corps, c’est le considérer comme quelque chose qui m’appartient. Je n’ai que ce dont je peux en quelque manière et dans certaines limites disposer. Or, dans le cas d’une euthanasie active, demander à hâter sa mort (ou pour le dire plus crûment, se tuer), n’est-ce pas disposer de son corps (ou de sa vie) comme de quelque chose qu’on a, comme un objet ? N’est-ce pas admettre implicitement qu’on s’appartient et qu’on a donc tout pouvoir sur son corps ? Ainsi, l’avoir impliquerait automatiquement un pouvoir et par conséquent une maîtrise de l’objet possédé : maîtrise de sa vie, maîtrise de sa mort.173 Cette revendication de la maîtrise de la vie, de la mort, et de Lorsque nous disons « j’ai un corps », nous voulons dire « j’ai conscience de mon corps. » Nous ne pouvons par exemple concentrer notre attention sur ce qui est à proprement parler notre corps sans retrouver cette notion presque impénétrable d’avoir. Mais l’expression « j’ai un corps » peut aussi signifier qu’« il existe quelque chose qui peut être appelé mon corps. » 173 Or, entre avoir une chose et disposer d’elle ou user d’elle, il y a une marge, un intervalle que la pensée a peine à mesurer. 172 89 son propre corps est très forte au sein de l’A.D.M.D. En effet, nous l’avons vu précédemment, la dignité humaine consiste principalement, selon cette association, dans la liberté totale de pouvoir disposer de soi, de choisir sa mort mais surtout le moment de sa mort.174 Ainsi, selon l’A.D.M.D., le corps serait sous l’emprise du sujet seul et lui appartiendrait. Le propos d’une adhérente de l’Association exprime bien cette idée selon laquelle notre corps et par là même notre vie nous appartiennent : « Je ne suis libre que si ma vie m’appartient. Elle ne m’appartient que si j’ai le droit de l’interrompre. » Or, quel est le propre de l’appartenance ? L’appartenance sous-entend une certaine distance qui distingue le possesseur (moi) du possédé (mon corps). Ce qu’on a présente une certaine extériorité par rapport à soi. Sur un certain plan, nous dirons que l’objet est extérieur par rapport à qui le possède ; il est distinct de lui dans l’espace. Nous comprenons ici le sentiment d’étrangeté et d’extériorité qu’éprouvent certaines personnes souffrantes par rapport à leur corps. En effet, la souffrance montre souvent un corps défiguré, altéré, dépendant, défaillant, incontinent, faible et fragile, bref un corps mortel et proche de sa fin. Cette image du corps assailli par la douleur, donne donc à l’homme le sentiment que son corps lui résiste et est de quelque façon autre que lui. Il ne s’y reconnaît plus forcément. La souffrance semble ainsi défigurer le corps et entraîne ainsi une mise à distance et une objectivation de celui-ci par le sujet.175 Toutefois ce n’est là qu’une vue superficielle. L’extériorité n’est pas absolue en ce qui concerne mon corps puisque ce dernier est, de toute évidence, ce que j’ai de plus proche et de plus intime. Alors qu’une chose se caractérise par le fait que je peux en faire le tour, multiplier à volonté les points de vue sur elle, mon corps se présente toujours du même 174 Voir chapitre deuxième : Pour beaucoup, tant qu'il est possible de faire ce que l'on veut (liberté), la vie vaut la peine d'être vécue (dignité). La vie est donc jugée comme ayant perdu sa dignité à partir du moment où on n’a plus de pouvoir sur notre corps (avoir, objet), quand on n’est plus capable de le maîtriser. Ainsi, nous le voyons de plus en plus clairement : l’avoir implique un pouvoir sur celui-ci. Et quand ce corps-objet « n’obéit » plus, quand il est malade et souffrant et que le sujet se voit dénudé de son pouvoir de maîtrise sur celui-ci, la tentation est grande alors pour le malade de se sentir indigne. 175 Voir plus haut la citation de Ricoeur : « la fatigue, le sommeil, la souffrance livrent le corps aux choses. » (RICOEUR, P., Philosophie de la volonté. I. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier-Montaigne, Coll. « Philosophie de l’esprit », 1950, p. 326.) 90 côté. Contrairement aux autres corps, je ne peux ni m’en approcher, ni m’en éloigner, ni m’en détourner ni en faire le tour. Il est à mes côtés plutôt qu’à côté de moi ; il n’est pas devant moi, il est avec moi. Je ne peux ni l’exposer ni le poser face à moi, je ne peux que composer avec lui. De plus, la présence des objets s’accompagne toujours d’une absence possible, celle de mon corps non. Marqué du sceau de la permanence, mon corps est constamment perçu. « C’est donc un objet qui ne me quitte pas. Mais dès lors est-ce encore un objet ? »176 se demande Merleau-Ponty. Si le corps consiste en un objet qui ne me quitte pas, énoncera-t-on encore que nous « avons » un corps, que nous le possédons ? Ce serait, il nous semble, introduire trop de distance entre « nous » et notre corps. Cela nous conduit à nous demander si le corps n’est pas plutôt du registre de l’être. Que signifie l’expression « je suis un corps » ? C. Rappel Il convient ici de rappeler brièvement le chemin parcouru. Dans un premier temps, nous nous sommes interrogés quelle était l’anthropologie sous-jacente à la pratique médicale. Nous avons vu qu’elle reposait sur une anthropologie dualiste qui l’amenait souvent à réduire l’homme à son corps. En effet, elle privilégie un regard objectivant sur le corps atteint par la maladie et par là même néglige le sujet et son histoire pour ne considérer que le mécanisme corporel. Cette réification du corps a été inaugurée, selon nous, par la médecine anatomiste et s’est perpétrée au fil des siècles. Le monde médical occidental nous a donc accoutumés à une approche scientifique et objective qui tend même à s’imposer aujourd’hui comme seule pertinente pour parler du corps humain comme tel. C’est ainsi que certaines personnes se placent eux-mêmes en position d’objet. Nous pensons particulièrement à celles pour lesquelles leur subjectivité apparaît considérablement altérée comme c’est le cas dans les assuétudes, les maladies, la fin de vie,... Ces quelques exemples nous font prendre conscience que, si le dualisme a été un moteur pendant tout un temps pour le développement de la médecine, il devient très vite un frein et parfois même une impasse. En effet, il y a une insatisfaction intellectuelle à 176 MERLEAU-PONTY, M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, Coll. « Tel », 2006 (1945), p. 119. 91 concevoir le corps séparé du sujet tout simplement parce que cette vision théorique ne correspond pas au vécu que nous avons de notre corps : il semble que je suis mon corps plus que je n’ai mon corps. Je ne peux donc le considérer comme un objet ordinaire ni comme une machine. Et, le succès des médecines parallèles est souvent interprété comme un appel ou une invitation adressée à la médecine occidentale à revoir ce modèle mécanique du corps. Ces médecines parallèles rappellent au médecin classique qu’il ne doit pas oublier que cet homme sur lequel son regard scientifique se pose n’est pas quelque chose mais quelqu’un. Et ce quelqu’un mérite donc d’être traité en son corps non plus comme un objet, qui n’a qu’un prix, mais comme un sujet, qui a une dignité. De plus, nous l’avons vu, il est ressorti de notre analyse de l’expression « avoir un corps », que ce dernier ne présentait pas les propriétés d’un objet ordinaire. Loin de là. Tout paraît confirmer le fait que la pratique médicale ait fondée son savoir et sa pratique sur une anthropologie incorrecte et irréelle. Or, la logique élémentaire ne voudrait-elle pas qu’une discipline qui a choisit de s’occuper de l’homme se comporte de manière humaine ? Conséquemment, le corps ne doit-il pas être compris dans sa dimension subjective, le plus loin possible de toute objectivation ? Précisons que cette perspective ne mène en rien à condamner la pratique médicale dans son ensemble. Au contraire, s’il est nécessaire de penser le corps comme sujet, la médecine acquiert une valeur inédite. Il s’agit donc à présent de s’interroger sur l’expression « je suis un corps ». D. « Je suis un corps » : le corps-sujet Nous sommes confrontés aujourd’hui, selon Hervé Juvin, auteur d’un ouvrage intitulé « L’avènement du corps », 177 à une nouvelle perception-conception du corps. Celui-ci bénéficierait d’un nouveau statut qui ne pourrait plus être appréhendé comme un poids, une contrainte mais bien comme le lieu du sujet et de son épanouissement. Selon Hervé Juvin, pour la première fois, dans l’histoire d’un Occident soumis à l’affrontement du bien et du mal, de l’âme et du corps, la bonne vie est la vie consacrée au plaisir. Etre quelqu’un de bien, ce n’est plus humilier ce corps voué au péché et s’exercer par la prière à quitter cette vie ici-bas, c’est bien vivre. Ces quelques éléments nous indiquent que c’est bien le 177 JUVIN, H., L’avènement du corps, Paris, Gallimard, 2005. 92 corps qui est devenu le destinataire et le lieu de la vie bonne, le lieu du sujet au détriment d’un certain rapport au monde et au temps. Comme s’il fallait soigner le corps pour que l’esprit se porte bien. Le corps est survalorisé et identifié comme lieu du bonheur subjectif. 178 Dès lors, il se doit d’être ce que le sujet veut qu’il soit : porteur de santé, d’épanouissement, de bien-être, de bonheur. Est heureux celui qui n’est ni malade, ni altéré, ni dépendant. Le corps, s’il est le lieu de l’identité du sujet, devra correspondre aux visées du sujet individuel. Il devra être ce que le sujet veuille qu’il soit et devra sans cesse correspondre à ce que le sujet imagine. Bref, le corps est assimilé au sujet. Autrement dit, le sujet s’identifie à son corps. C’est cela que nous entendons quand nous disons « je suis mon corps » : Nous posons une équivalence entre le corps et nous-mêmes, de sorte qu’ils se recouvrent et coïncident. 1. La dignité du corps-sujet Cette conception du corps a des répercussions sur notre problématique de la dignité. En effet, si le sujet est son corps, la notion de dignité est réduite à cette seule dimension subjective et individuelle, bref au corps. L’indissociabilité du corps et de la personne fait que c’est dans le corps que s’exprime le respect de la dignité de la personne humaine. La dignité du sujet sera celle de son corps. Ainsi, s’il arrive que le sujet ait honte de son corps, il aura alors honte de sa propre personne puisqu’il s’est identifié à lui. Car, la conception que nous nous faisons du corps, de notre corps, pour penser notre rapport personnel, individuel à la notion de dignité consiste souvent en une non altération du corps.179 Dans cette dynamique, on assistera assez rapidement à une équivalence entre altération du corps et altération-négation du sujet, vie de malheur, existence indigne. L’altération du corps entraîne une altération du sujet. Et si altération du sujet il y a, ne vaut-il pas alors mieux mourir ? Cette approche n’est pas non plus sans conséquences pour la médecine et ce qu’on peut en espérer en termes de dignité. Elle se devra, en effet, de supporter le sujet dans son 178 Dans le cas du body building ou de la chirurgie esthétique, le corps est également considéré comme le lieu du sujet et de son épanouissement personnel. En effet, ceux-ci poussent l’homme à s’identifier à son corps, mais seulement après l’avoir remodelé. 179 Selon l’A.D.M.D., la dignité consiste entre autre en effet à garder une belle apparence du corps, c’est-à-dire à montrer de lui une image non altérée. Voir le premier chapitre. 93 rapport au corps construit, c’est-à-dire relu comme « celui » qui porte mon bonheur, tant dans une appréciation personnelle que dans le regard des autres : « je me sens bien et les autres me voient bien »180. Il s’en suivra également, socialement et de plus en plus au cœur de la médecine, d’un accroissement de la responsabilité du sujet à l’égard de son propre corps. Avec la capacité de le produire, la responsabilité de chacun à l’égard de son corps, de sa séduction, de sa performance ne fait qu’augmenter. Chacun est responsable de son corps. Corps valorisé, idéalisé, de plus en plus protégé par un ensemble législatif, il semble souvent devenir, grâce à la médiation de la médecine, l’objet d’une requête sociale de plus en plus forte, au risque cependant de désapproprier le sujet de sa propre subjectivité ou de lui imposer une excessive responsabilité.181 Nous pouvons donc conclure que ce déplacement anthropologique, évoqué par Hervé Juvin, est important au regard d’une pratique professionnelle et à l’appréciation individuelle et collective de la notion de dignité. En effet, quel est ce corps dont le soignant prend soin, surtout si ce corps, en sa dimension charnelle, risque de dire l’adéquation de la personne à sa propre dignité ? D’une manière plus large, cette approche du corps n’est pas sans qualifier la pratique des soins palliatifs dans leur mandat de soutien et de restauration de la dignité des plus fragiles. En effet, même si ce lien sujet-corps peut poser question lorsqu’il est mis en adéquation avec la réalité de la personne, le soin du corps prendrait ici encore davantage d’importance en atteignant le sujet dans ce qui serait devenu son identité, c’est-àdire son corps. Mais il est un revers à la médaille : l’altération du corps singulier deviendrait peut-être un obstacle à la solidarité sociale dans la mesure où l’individu pensé en son corps comme lieu du bien-être, du bonheur deviendrait la seule motivation de l’engagement et de l’action bonne. VIII. Conclusion : être ou ne pas être (son corps), telle n’est pas la question L’homme a-t-il ou est-il un corps ? Et, quelle dignité est accordée à l’homme, selon qu’il considère son corps soit comme objet soit comme sujet ? Telles sont les questions 180 Pensons ici à nos regards spontanés sur la personne altérée, handicapée. Peut-être serait-il possible, dans ce même état d’esprit, d’appréhender les corpus législatifs, qui se développent actuellement, dans la visée, certes légitime mais ambiguë, de protéger le sujet dans l’individualité de son propre rapport au corps ? 181 94 auxquelles nous avons tenté de répondre. Cependant, il semble que la véritable interrogation n’est pas d’avoir ou d’être un corps, car c’est toujours dire trop peu ou trop. Dans le premier cas, on donne trop peu au corps. En effet, si l’avoir s’entend, comme nous l’avons vu, de la prise de possession et donc de la mainmise, affirmer « j’ai un corps », c’est entrer dans la représentation du corps mécanique, du corps objet, autrement dit du dualisme. La dignité du corps objet est alors, en quelque sorte, réduite à néant car peut-on encore appeler digne l’existence d’un objet ? Le corps ne semble donc pas réductible à l’instrument extérieur d’un sujet. Dans le second cas, on donne trop au corps, en lui attribuant tout l’être, tant il est vrai que le sujet qui le pense le transcende nécessairement. En effet, ce que nous pourrions appeler la perspective matérialiste soutient, nous l’avons vu, que la dignité du sujet n’est rien d’autre que celle de son corps puisque le sujet s’identifie sans distance à celui-ci.182 Mais là aussi, le risque est grand de voir disparaître la dignité de l’homme car la moindre altération du corps entraîne celle du sujet dans sa totalité. Toute vision crûment dualiste ou matérialiste nie donc la dignité de l’homme, nous le voyons de plus en plus nettement.183 Que le sujet considère son corps soit tantôt comme un objet tantôt comme identifié à lui, dans les deux cas, sa dignité de personne en ressort meurtrie. De plus, ces conceptions dualistes nous semblent d’autant plus inadmissibles qu’elles ne résistent pas un instant à la constatation empirique de la venue au monde ordinaire de chacun et chacune d’entre nous. La personne humaine est le tout humain, corps et esprit, et non quelque substance séparée. Il s’agit donc d’éviter ces deux extrêmes : d’une part, la séparation radicale du sujet et de son corps (« j’ai un corps »), d’autre part leur confusion (« je suis un corps »). Par conséquent, il semble vain de poser la question : « sommes-nous ou avons-nous un corps ? », tant que nous n’aurons pas au préalable élucidé la nature de ce « nous ». 182 Nous soutenons la thèse selon laquelle le matérialisme est enfant du dualisme. Thomas de Koninck ne dit pas autre chose. Voir DE KONINCK, Th., De la dignité humaine, Paris, PUF, 1995. 183 95 Chapitre quatrième Dignité et sentiment de dignité « Tout homme devient mystère lorsqu’il est interrogé par la souffrance. » Malraux I. Deux manières de penser l’unité de l’homme A. Le dualisme : une mauvaise position du problème Dans le chapitre précédent, nous avons développé la thèse selon laquelle l’A.D.M.D. défendait une conception dualiste de l’homme. En effet, d’une part, celle-ci exaltait la raison en l’homme et semblait ériger celle-ci en source absolue de la dignité mais d’autre part, cette réduction de l’homme à sa raison avait pour conséquence de négliger l’homme dans son corps. Nous en avons donc conclu que cette perception dualiste de l’homme ne rendait pas compte de la complexité et de la totalité de l’homme. Nous pourrions formuler cela autrement. Selon nous, l’A.D.M.D. ne nie pas, dans l’expérience, que l’homme soit un. L’expérience quotidienne la plus évidente ne nous présente pas un corps séparé du sujet. Mais la philosophie sous-jacente à l’Association ne pense pas correctement cette unité de l’homme. Elle la conçoit à partir de la séparation entre le sujet (assimilé à l’esprit) et son corps. Cela signifie qu’elle conçoit l’homme à partir de ses composantes séparées. Il semble donc qu’elle mette trop l’accent sur les éléments de cette unité, à savoir le corps et l’esprit. Il s’ensuit qu’elle occulte l’unité de fait de l’homme pour ne plus voir que son corps, d’un côté, et son esprit de l’autre. La dignité de l’homme n’est alors plus celle de son être considéré dans son entièreté mais celle tantôt de son corps, tantôt de son esprit. Pouvonsnous encore, dans ce cas-là, parler de dignité humaine ? Nous l’avons compris, ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder. Quiconque procède ainsi pense l’union à partir de la distinction de fait et se heurte immanquablement, d’une part, au problème de l’interaction entre une substance étendue et une substance inétendue, d’autre part au problème de l’unité des deux entités séparées. Ce problème de l’unité surgit, il nous semble, du fait que la question est mal posée dès le départ, en vertu d’une erreur de principe. Il importe, en effet, de ne pas se tromper de notion primitive, car toutes les 96 connaissances qui en dérivent seront formées sur un patron erroné. Pour concevoir l’unité, il ne faut pas se fonder sur la connaissance de la nature du sujet seul ou du corps seul, mais sur celle du sujet et du corps ensemble. Autrement dit, il faut écarter les notions primitives de l’esprit et du corps, pour ne retenir que celle de l’unité. 184 Descartes l’affirme ouvertement : « Dans les Méditations, (…) j’ai tâché de faire concevoir les notions qui appartiennent à l’âme seule, les distinguant de celles qui appartiennent au corps seul, la première chose que je dois expliquer ensuite, est la façon de concevoir celles qui appartiennent à l’union de l’âme avec le corps, sans celles qui appartiennent au corps seul ou à l’âme seule. » 185 Penser l’homme qui est unité ce n’est donc pas s’interroger, en premier lieu, sur les rapports entre une substance pensante et une substance étendue, mais c’est faire l’économie de ces catégories inappropriées, sous peine de confusion et d’erreur. Descartes prend soin de rappeler que « toute la science des hommes ne consiste qu’à bien distinguer ces notions, et à n’attribuer chacune d’elles qu’aux choses auxquelles elles appartiennent. Car lorsque nous voulons expliquer quelque difficulté par le moyen d’une notion qui ne lui appartient pas, nous ne pouvons manquer de nous méprendre ; comme aussi lorsque nous voulons expliquer une de ces notions par une autre ; car étant primitive, chacune d’elle ne peut être entendue que par elle-même.186 » Ainsi, selon Descartes, l’unité ne saurait donc être conçue à partir des notions de pensée et d’étendue, elle est inintelligible par elle-même et se fait connaître par les sens. La confusion à son sujet résulte donc d’une mauvaise position du problème, à partir de notions qui n’appartiennent pas à sa sphère. Ainsi, le problème de l’unité a paru insoluble pour Descartes parce qu’il est mal posé. Le rapport entre l’esprit (assimilé au sujet) et le corps ne doit donc pas être pensé en termes de confrontation entre deux êtres indépendants dont l’un serait matériel et l’autre immatériel. Car, penser l’homme de manière dualiste, c’est en quelque sorte procéder à une réification de ses composantes. Et, ce présupposé, selon lequel l’esprit et le corps sont des choses complètement différentes l’une de l’autre, conduit à des difficultés insurmontables et constitue un obstacle pour comprendre la véritable nature de leur relation. C’est donc cette Nous privilégions le terme « unité » au terme « union ». Nous désirons, en effet, mettre l’accent sur l’intégrité de la personne et non sur l’interaction entre l’âme et le corps. 185 DESCARTES, Lettre du 21 mai 1643, A.T., III, p. 666. 186 DESCARTES, Lettre du 21 mai 1643, A.T., III, pp. 665-666. 184 97 substantialisation qui est à l’origine du faux problème de l’unité. Tant que l’esprit et le corps sont conçus comme des êtres subsistants par soi, leur unité demeure incompréhensible et leur relation réciproque prend la forme d’une influence occulte, d’une harmonie préétablie. 187 Conjoints de fait et disjoints de droit, ils sont posés face à face dans leurs différences de manière figée de sorte que leur communauté devient inintelligible. B. Penser la distinction sans la séparation Il faut donc changer de logique et abandonner des catégories inappropriées pour penser le rapport du sujet et de son corps, autrement dit pour penser l’homme dans son unité. Mais comment penser correctement l’homme dans la complexité qui est la sienne ? Comment traduire cette unité fondamentale qui lie l’esprit et le corps sans pour autant nier leurs différences et les réduire l’un à l’autre ? Car, notre objectif est bien celui de maintenir l’unité de l’homme tout en affirmant que l’esprit et le corps présentent quand même des divergences l’un par rapport à l’autre. Il s’agirait en fait de penser la distinction sans la séparation. Et c’est justement dans cette expression « distinction sans séparation » que l’on pourrait trouver une piste de réponse à la problématique qui nous occupe. En effet, par cette expression, nous désirons signifier que ce n’est que par un artifice de l’esprit que l’on peut, il nous semble, établir une distinction entre le sujet et le corps. En fait, le sujet et le corps vivant ne sont pas deux choses séparées, et en aucun cas ces deux termes ne peuvent être séparés l’un de l’autre. Il n’y a pas de corps et de sujet mais seulement une coexistence des deux, comme celle de la cire et de la boule qui en est formée. 188 Dans la vie concrète, le corps et le sujet sont inséparables. Et même s’il est possible par voie d’abstraction, de les distinguer l’un de l’autre, dans l’être vivant, ils forment ensemble une seule et même réalité.189 C’est ainsi que nous pouvons maintenir la distinction conceptuelle entre le corps Cependant, pour équilibrée qu’elle soit, cette position de Descartes n’a pas été considérée comme satisfaisante car elle revient à limiter notre entendement, à entériner le fait que l’expérience est réfractaire à la pensée, bref à refuser la possibilité même d’une philosophie de l’union vécue. Or, comme Merleau-Ponty l’affirme fortement, « nous sommes le composé d’âme et de corps, il faut donc qu’il y en ait une pensée : c’est à ce savoir de situation ou de position que Descartes doit ce qu’il en dit » (MERLEAU-PONTY, M., L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, Coll. « Folio Essais », 2006 (1964), p.58) Telle est la contradiction du cartésianisme, selon Merleau-Ponty : décréter l’union impensable, c’est déjà y avoir accès de quelque façon. 188 ARISTOTE, De anima (trad. BODEUS R.), Paris, Garnier-Flammarion, 1993, II, I, 412b, 6-9, pp. 138-139. 189 ARISTOTE, De anima (trad. BODEUS R.), Paris, Garnier-Flammarion, 1993, II, I, 412b, 6-9, pp. 138-139. 187 98 et le sujet sans toutefois affirmer leur séparation de fait.190 Nous nous vivons donc sur un mode profondément unitaire et la différence de l’âme et du corps est une différence sans dualité, « différence des identiques », que l’on peut « comprendre comme lien du convexe et du concave, de la voûte solide et du creux qu’elle ménage. »191 Il semble donc qu’il y ait deux manières différentes de penser l’homme : soit on pense l’union à partir de la séparation de fait entre le sujet et son corps (c’est la démarche qui caractérise le dualisme) soit on part de l’unité qui englobe le sujet et son corps (c’est la démarche que nous proposons de suivre). Autrement dit, la séparation part d’un dualisme tandis que la distinction part de l’unité. Nous avons déjà suffisamment mis en lumière les difficultés que posaient les conceptions dualistes et matérialistes de l’homme. Il s’agit à présent de réfléchir à une troisième voie. Notre objectif consistera à prendre l’unité de l’homme comme point de départ. Car tant que ce dernier est formé de deux substances séparées, tant qu’il n’y a pas d’unité à la base, l’unité restera, selon nous, artificielle et la dignité de l’homme résiduelle. C’est pourquoi, nous tenterons de montrer ici que seule une vision fondamentalement unitaire de l’homme permet de conférer à celui-ci sa véritable dignité. Or, cette conception unitaire de l’homme semble avoir trouvé son porte-parole dans la philosophie des soins palliatifs. Il s’avère donc intéressant pour notre propos présent d’approfondir quelque peu cette philosophie des soins palliatifs et de voir en quoi leur conception de la dignité et de l’homme diffère de celle soutenue par l’A.D.M.D. 190 Il serait intéressant de creuser la signification des termes « distinction » et « séparation ». La distinction est, selon nous, de l’ordre du conceptuel, de la pensée tandis que la séparation est de l’ordre du factuel, de la réalité. Or, comment avons-nous défini le dualisme ? Nous avons dit qu’il consistait en une séparation radicale de l’âme et du corps humain. Chez Descartes, nous trouvons également ce que nous appelons distinction conceptuelle et séparation de fait. En effet, la tension issue de l’expérience, entre l’union de l’âme et du corps et de leur distinction n’est pas ignorée par Descartes mais référée au contraire à une dualité de point de vue : celle de l’entendement et celle de la vie. Pour l’entendement, il y a séparation réelle de la pensée et de l’étendue mais cela ne signifie pas que l’union véritable doive être récusée puisqu’elle est au contraire ce qui s’atteste constamment dans la vie. 191 MERLEAU-PONTY, M., Le visible et l’invisible, France, Gallimard, Coll. « Bibliothèque des idées », 1964, p.286. 99 II. La philosophie des soins palliatifs : redécouverte d’une vision plus unitaire de l’homme A. Une alternative à l’euthanasie Nous avons vu au chapitre précédent que c’est précisément au moment où le corps malade est sans espoir de guérison, que la médecine hospitalière de pointe ne parvient pas à identifier son rôle face au malade192 et que le modèle dualiste fait le plus cruellement sentir sa limite. Mais l’euthanasie n’est pas la seule et unique réponse possible au droit de mourir dans la dignité. Ainsi, pour la plupart des unités de soins palliatifs, l’euthanasie est considérée comme étrangère à la dignité de l’homme. En effet, les soins palliatifs naissent de l’aveu d’impuissance à guérir, du consentement à la finitude humaine et de l’humilité devant le tragique de la mort. Mais, cela ne signifie pas pour autant qu’ils considèrent l’euthanasie comme unique solution pour mourir dans la dignité. Selon eux, il est possible de mourir dans la dignité sans pour autant demander l’euthanasie. La définition que Jaques Ricot donne des soins palliatifs peut nous éclairer sur ce point : « Les soins palliatifs, c’est tout ce qu’il faut faire quand il n’y a plus rien à faire, autrement dit quand la guérison n’est plus l’horizon raisonnable du soin. »193 Cela ne signifie pas que l’on ne soigne plus les personnes. Bien au contraire, en plus des soins traditionnels du corps, les soins palliatifs ajoutent des soins permettant de traiter la douleur physique. En effet, leur objectif consiste à accompagner un malade jusque dans sa demande, qui n’est pas toujours une demande d’aide à mourir. Bien souvent, elle consiste plutôt en une demande de soulagement de sa douleur physique afin d’être apaisé dans son esprit.194 Qui de nous n’a pas entendu le désarroi d’un médecin qui, renonçant à toute intervention supplémentaire parce que la situation est sans espoir, espace ses visites ou disparaît de la scène en laissant volontiers la place au « psy » ou à l’aumônier, comme s’il n’avait plus sa place auprès du patient ? 193 RICOT J., Philosophie et fin de vie, Rennes, Ed. de l’école nationale de la santé publique, 2003, p.9. 194 Les unités de soins palliatifs n’excluent pas le recours à l’euthanasie mais privilégient avant tout d’autres alternatives afin de soulager la souffrance physique et psychique. Ainsi, l’utilisation de pompes à morphine permet de soulager la douleur mais a pour effet indirect de hâter la mort. Cependant, le sommeil induit ne vise aucunement à en « finir », à l’inverse du cocktail lytique ou de l’euthanasie, ce qui le rend éthiquement parfaitement acceptable. Toute la différence est donc dans l’intention. 192 100 B. Un accompagnement et une relation Mais les soins palliatifs ne s’occupent pas seulement de soulager la douleur physique. Ils constituent une prise en charge active et globale du patient. Cette prise en charge comprend non seulement un contrôle de la douleur mais aussi des autres symptômes physiques, sociaux, psychologiques ou spirituels.195 Car, quand ses jours sont comptés, le patient n’a pas seulement besoin de soins, mais aussi et surtout de relation, d’écoute et de présence de la part des soignants et de ses proches. Cette relation est d’autant plus importante qu’elle permet de rompre l’isolement du malade et de ses proches du à la maladie grave. L’accompagnement des soins palliatifs, en permettant au malade ainsi qu’à ses proches, de trouver des mots pour dire et partager leur souffrance rend celle-ci moins accablante. C’est ainsi que les soins palliatifs s’efforcent d’offrir à la fin de vie le réconfort en apaisant les peurs et en restaurant l’estime de soi. La relation semble donc faire partie intégrante du soin et contribue à sa qualité. Des personnes ayant cottoyé le Foyer Saint François à Namur196 témoignent de cette écoute attentive consacrée aux malades : « Ici, on ne doit pas se sentir indispensable. On apprend l’humilité. »197 « Durant son séjour vécu chez vous, mon père a gardé conscience jusqu’au bout et n’a jamais eu le sentiment de la moindre dégradation, chose qui lui faisait le plus peur. »198 En effet, la maladie et la proximité de la mort font craindre, il est vrai, la dégradation, le morcellement du corps et l’effondrement de soi. Cependant, le fait de voir le corps humain, non pas comme une entité atomistique isolée mais essentiellement en relation, aide Voir la définition de l’Association Européenne de Soins palliatifs : « Les soins palliatifs sont la prise en charge active et globale de patients dont la maladie ne répond plus aux traitements curatifs et pour lesquels le contrôle de la douleur et des autres symptômes physiques, sociaux, psychologiques ou spirituels, est le plus important. Les soins palliatifs soutiennent la vie et considèrent la mort comme un processus normal ; ils ne hâtent ni ne postposent la mort. Les soins palliatifs sont multi et interdisciplinaires. Ils comprennent le patient, sa famille ou ses proches, les soignants et la communauté. » (cette définition est citée dans une conférence de VERMEER, E., Les soins palliatifs : un autre regard, donnée en 2000 aux cliniques universitaires de Mont-Godinne) 196 Foyer Saint François, rue Louis Loiseau 39, 5000 Namur. Téléphone : 081 74 13 00 197 Témoignages figurant sur le dépliant informatif du Foyer Saint François à Namur. 198 Témoignages figurant sur le dépliant informatif du Foyer Saint François à Namur. Un infirmier en soins palliatifs nous a témoigné d’autres exemples édifiants : un homme portugais de 35 ans, atteint d’un cancer du périnée, rêvait de retourner dans son pays natal afin de revoir une dernière fois sa maison et sa famille. Les soignants des soins palliatifs ont tout mis en œuvre afin de réaliser ce vœu si cher et le patient est décédé paisiblement quelque temps après être revenu de son voyage au Portugal. Ou encore, un homme, atteint d’un cancer du larynx, ne savait plus rien avaler. Il refusait d’être nourri par sonde gastrique. Le seul plaisir qui lui restait était de goûter et ensuite de recracher son vin préféré. Son désir a été respecté et il est décédé dignement, avec le goût de vin en bouche. 195 101 à le maintenir en relation jusqu’au bout par des gestes ou des paroles vraies qui restent possibles et réconfortantes malgré la dégradation physique et la mort proche. Ainsi, la relation semble prendre en compte la personne dans son ensemble et respecter sa singularité. Elle restaure l’unité du malade qu’elle apaise. Car, dans la mesure où l’on considère la personne dans son unité, corps et âme, on peut jusqu’au bout accompagner celle-ci, la soulager physiquement bien sûr mais aussi lui permettre de parler de sa vie, de sa mort ou de ses angoisses, et cela même lorsque la mort est inéluctable et qu’aucune intervention ne peut la faire reculer. L’accent mis sur le corps en relation et sur la personne dans sa globalité constituent donc deux aspects qui gagneraient à être exportés au-delà de la porte du service des soins palliatifs.199 Il semble donc que la grande redécouverte de la médecine palliative telle qu’elle nous est décrite avec ses richesses mais aussi ses écueils, 200 est certainement une vision plus unitaire de l’homme. En effet, les soins palliatifs restaurent, en quelque sorte, l’unité de l’homme, perdue dans le contexte d’une techno-médecine. Ils mettent l’accent sur la globalité et sur l’unité de la personne en fin de vie. Comment ? En intégrant la relation personnelle aux soins corporels. En ne soignant pas seulement une maladie mais une personne malade, et cela, en lui procurant des soins physiques mais aussi et surtout des soins psychologiques, sociologiques et spirituels.201 Ainsi, en restaurant l’unité de l’homme, ils proclament par là même sa suprême dignité. Tout se passe donc comme si la médecine palliative avait redécouvert les leçons de l’histoire et qu’elle était en mesure actuellement de procurer à la médecine en général un nouveau paradigme anthropologique mettant l’accent plus sur la relation, relation aux autres et relation au milieu, que sur l’esprit et les éléments du corps, isolés et objectivés, en dehors de tout contexte. On nous fera remarquer que bien des médecins spécialisés, bien avant que l’on ne parle de soins palliatifs, ont accompagnés humainement leurs patients jusqu’à la mort, répondant à une demande de relation d’un corps resté sujet jusqu’au bout. Nous ne voulons pas tomber dans la caricature. Nous avons seulement voulu ici, en opposant euthanasie et soins palliatifs, mettre en évidence ce dont une anthropologie particulière est porteuse. 200 Il est, en effet, à déplorer le manque cruel de places et de moyens financiers octroyés aux unités de soins palliatifs. 201 Par «spirituel », nous n’entendons pas seulement ce qui est de l’ordre du religieux, mais essentiellement tout ce qui a trait à la question du sens : sens de la vie, sens de la mort,… 199 102 C. La dignité en soins palliatifs Si les soins palliatifs soutiennent une conception unitaire de l’homme, il en découle qu’ils considèrent la dignité comme une valeur intrinsèque à la personne, comme ontologique. L’Association Québécoise des Soins Palliatifs le dit explicitement dans sa description des valeurs défendues par les soins palliatifs : « La valeur intrinsèque de chaque personne comme individu unique ; la très grande valeur de la vie de la personne comme l’élément moteur des soins ; la dignité de chaque personne et son droit d’être soulagée et respectée dans son identité, son intégrité, son intimité et son autonomie,… »202 Ainsi, « Si l’homme aspire à être seulement esprit et qu’il veut refuser la chair comme étant un héritage simplement animal, alors l’esprit et le corps perdent leur dignité »203 La dignité ontologique nécessite donc l’unité d’essence et donc l’unité d’âme et de corps. III. Une troisième voie A. Le paradoxe de la dignité Nous avons vu que les divers usages du substantif «dignité» révèlent des perspectives anthropologiques différentes. En effet, la dignité comprise en un sens ontologique relève d’une conception fondamentalement unitaire de l’homme tandis que la dignité entendue en un sens plutôt subjectif, comme le fait l’A.D.M.D., se rapporte à une vision anthropologique dualiste. Nous pourrions en rester là. Mais alors nous n’aurions fait que décrire deux conceptions diverses de la dignité sans chercher à comprendre les liens qui les unissent. C’est pourquoi, nous nous proposons ici d’orienter notre développement vers une troisième voie. Celle-ci consiste essentiellement à considérer que ces différents usages du terme « dignité » n’expriment pas seulement des perspectives anthropologiques différentes mais aussi et surtout des sollicitations diversifiées nous conduisant à ne pas séparer ni opposer celles-ci mais bien plutôt à les articuler entre elles. « … les derniers moments de la vie comme une étape de la vie où le potentiel de réalisation de chacun doit être soutenu et valorisé ; le droit du patient d’être informé selon ses besoins et ses désirs sur tout ce qui le concerne ; l’autorité du patient en regard de la divulgation à des tiers de toute information le concernant ; la compassion des intervenants comme attitude essentielle à la présence, à l’écoute et à l’action en communion à la souffrance d’un patient ; la solidarité devant la souffrance comme élément rassembleur d’une communauté. » (cette définition est citée dans une conférence de VERMEER, E., Les soins palliatifs : un autre regard, donnée en 2000 aux cliniques universitaire de Mont-Godinne) 203 Voir BENOIT XVI, Encyclique Deus Caritas est, n. 5 202 103 Plus précisément, l’analyse de la complexité de l’être humain nous amène à reconnaître non pas deux dignités différentes et indifférentes l’une par rapport à l’autre mais deux « niveaux » de compréhension de la dignité, inextricablement liés et en interaction systémique : 204 d’une part, une dignité ontologique, inaliénable, liée à l’appartenance à l’ordre humain et d’autre part, une dignité subjective ressentie. C’est en cela, selon nous, que l’on peut voir le paradoxe de la dignité : en effet, d’une part, la dignité existe même si elle est ignorée (dignité ontologique telle qu’elle est présentée dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et telle qu’elle est vécue dans les unités de soins palliatifs) et d’autre part, la dignité ne se réalise pleinement que si elle est reconnue (sentiment de dignité ou dignité subjective telle qu’elle est comprise par l’A.D.M.D.). Cette thèse lourde de conséquences mérite qu’on s’y arrête plus longuement. Nous commencerons par rappeler ce que nous entendons par dignité ontologique et dignité subjective. Nous ferons ensuite apparaître l’articulation qui existe entre cette dignité ontologique et le sentiment subjectif de dignité. Il s’agira plus précisément de montrer que la dignité a quelque chose de dynamique, qu’elle résulte d’un mouvement, d’une circulation entre ses deux « niveaux ». B. La dignité ontologique La conception de la dignité comme une dignité ontologique relève entre autre de la perspective du judéo-christianisme quand il relie la dignité à la création de l’être humain à l’image de Dieu. C’est aussi celle de la Déclaration universelle des droits de l’homme. En effet, la dignité y est considérée comme un don fait à tout être humain, quels que soient sa pathologie, son handicap, son âge, ses ressources. C’est pourquoi, elle ne se prouve pas. Elle ne se possède pas non plus comme un bien auquel on s’agrippe mais elle s’accueille. Dans cette perspective, le fait de ne plus être « présentable » n’entraîne en aucune façon une perte de dignité lorsque celle-ci est comprise comme dignité ontologique. En effet, manquer de décence n'est pas pour autant quitter l'humanité. Ainsi, voir véritablement c’est ne jamais s’arrêter à un aspect : « Voir un être humain, c’est bien sûr ne pas le limiter Par « niveau », nous ne voulons nullement sous-entendre le fait qu’il puisse y avoir des degrés dans la dignité humaine. Nous désirons simplement faire percevoir qu’il y a, d’une part, la dignité ontologique et, d’autre part, le sentiment subjectif de dignité. 204 104 ni le réduire jamais à ce qu’il nous montre, mais d’emblée prendre conscience du fait que, au-delà de ce qui se présente, ce qui le constitue s’y dérobe sans pour autant cesser d’être là. »205 Jaques Ricot établit également un rapport entre dignité et regard quand il définit la dignité comme ce qui est « invisible aux yeux du corps. »206 De son côté, la personne qui souhaite disparaître, ce qui doit toujours s’interpréter avec circonspection, peut juger que sa vie ne vaut plus d’être vécue, peut ne plus apercevoir sa propre dignité. Cela ne veut pas dire qu’elle a perdu sa dignité puisque celle-ci est inaliénable. Cela ne signifie rien d’autre que la personne n’a plus confiance en elle, qu’elle ne voit pas où est sa dignité, qu’elle a perdu l’estime de soi, bref qu’elle ne se sent plus digne. De même, le regard de l’autre peut nier la dignité, l’énigme inaliénable qu’est un être humain. Mais en aucune façon, cette négation qui est une occultation peut l’abolir en son principe même. Traiter autrui de manière indigne, ce n’est pas lui ôter sa dignité, c’est seulement ne pas la lui reconnaître. Ainsi, nous voyons combien la confusion est énorme : quand un malade se plaint d’avoir perdu sa dignité, il ne s’agit pas ici de sa dignité intrinsèque mais bien plutôt de son sentiment subjectif de dignité. En effet, c’est bien uniquement le sentiment de dignité qui peut se perdre si la dignité n’est pas reconnue. Ainsi, la dignité comprise comme dignité ontologique existe et existera toujours même si elle est ignorée, bafouée ou piétinée, etc. Elle est inaliénable, quelles qu’en soient les circonstances. Cependant, il convient ici de se poser la question : si la dignité ontologique existe même si elle se voit ignorée, pourquoi alors s’est fait ressentir, au lendemain de la seconde guerre mondiale, ce besoin urgent de la faire figurer dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, et, par après, dans de nombreuses constitutions nationales et internationales ? Cela signifierait-il que, bien qu’elle soit le fondement des droits de l’homme, elle ne puisse, malgré tout, se suffire à elle-même ? Faut-il alors se sentir digne pour être digne ? Ces interpellations nous invitent, il nous semble, à compléter la dignité ontologique, commune à tous les humains, par un sentiment de dignité subjective. En effet, si «la» dignité ontologique est un «principe» donc, en première approximation, une catégorie abstraite qui vaut pour tout être humain, qu’en est-il 205 MOYSE, D., Question de regard, in Revue bimestrielle Médecine, éthique, santé, Paris, Laënnec, n° 2, 2000, p. 64-75. 206 RICOT J., Philosophie et fin de vie, Rennes, Ed. de l’école nationale de la santé publique, 2003, p. 15. 105 de «ma» dignité ? Quelle peut être l’incidence de ce principe, conçu semble-t-il comme une abstraction, sur le sentiment très spécifique que j’ai de ma propre valeur ? Quel rapport un «principe» peut-il entretenir avec le sens et l’exigence d’un respect ou d’une considération qui me sont dus à moi (à moi en particulier) et qui semblent devoir inclure la prise en compte de ma personne considérée dans sa singularité ? Nous l’avons compris, il s’agit à présent de penser en quoi consiste le sentiment de dignité. C. Le sentiment de dignité Quelques exemples peuvent nous aider à cerner en quoi consiste ce sentiment subjectif de dignité : Quand le patient se sent utile ou a pu apporter son aide ou donner un conseil à quelqu’un, il a alors le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait et se sent digne… A l’inverse, certains jours, en particulier quand le malade a mal vécu une rencontre ou quand il a eu besoin d’autrui pour des gestes banals du quotidien, il peut avoir parfois le sentiment d’une certaine déchéance de son corps, et partant de son existence. 207 Et certains ressentiront alors d’un sentiment d’indignité.208 Or, ces personnes-là se situent dans le seul registre de la dignité subjective ou ressentie et omettent l’autre type de dignité : la dignité ontologique. Sans doute parce qu’ils ne perçoivent plus cette dernière. Pourtant elle est là, elle existe et ne saurait disparaître. Mais elle n’est pas reconnue. Et cette non- Un infirmier travaillant dans les soins palliatifs nous a témoigné de ce sentiment d’indignité que plusieurs patients ressentent. Pour n’en citer que quelques-uns : une dame de 45 ans, atteinte d’un cancer du sein métastasé, ayant subi opérations, chimiothérapies,… dit à l’infirmière lors de sa toilette : « Je ne sais plus me regarder dans un miroir, je ne me sens plus une femme digne avec un sein en moins. » D’autre part, un jeune homme de 23 ans, ancien paracommando qui mettait tout son sentiment de dignité dans sa force physique, paralysé dans un lit, témoigne de son sentiment d’indignité du fait qu’il ne sait même plus soulever son fils de 3 ans. 208 On sait combien les sentiments personnels et représentations de soi se nourrissent des représentations collectives, à l’aune de l’idéal lentement mûri au contact des diverses cultures et religions d’appartenance. Le sentiment de dignité s’y affine tout en se jouant dans l’échange des regards, la confrontation des apparences, la comparaison des attitudes et des manières d’agir. L’idéal personnel de dignité se forge ainsi au gré des événements de la vie et se déploie comme le fruit d’une lente et longue croissance à la fois en conformité et à distance de l’idéal social. Le sentiment de dignité (ou d’indignité) résulte donc de la perception à la fois personnelle et sociale de sa valeur individuelle ou de sa médiocrité. Paul Ricoeur parle en ce sens d’estime de soi et montre qu’il dépend aussi du regard de l’autre : « l’estime de soi ne se réduit pas à une simple relation de soi à soi-même. Ce sentiment inclut en outre une demande adressée aux autres. Il inclut l’attente d’une approbation venant de ces autres. En ce sens l’estime de soi est à la fois un phénomène réflexif et un phénomène relationnel, et la notion de dignité réunit les deux faces de cette reconnaissance. » (RICOEUR, P., La différence entre le normal et le pathologique comme source de respect, in RICOEUR, P., Le juste 2, Paris, Ed. Esprit, 2001, pp. 225.) 207 106 reconnaissance entraîne un sentiment d’indignité et par conséquent la volonté de mourir.209 Ainsi, nous comprenons combien la reconnaissance d’autrui dans sa dignité constitutive nourrit le sentiment subjectif de dignité et contribue énormément par là au désir de vivre. 1. La relation et la reconnaissance, sources du sentiment de dignité C’est ici qu’on comprend le rôle fondamental que joue la relation et le regard d’autrui. Il y a, en effet, des regards qui tuent et d’autres qui font vivre. Il y a des apparences qui trompent et d’autres qui révèlent. Il y a des attitudes qui font perdre la face, et d’autres qui ennoblissent, qui permettent de tenir debout. Il y a des personnes qui, par leur humour et leurs ressources spirituelles, savent ne pas se crisper sur les «pertes» de l’âge, sur leur handicap, et d’autres qui se dévalorisent elles-mêmes, etc. Autrement dit, si la personne âgée se croit et se voit seulement marquée par la déchéance, si le professionnel imagine consciemment ou inconsciemment que sa tâche est superflue, si le visiteur s’oblige à des visites de courtoisie par pure abnégation, sans accepter d’y trouver la moindre gratification, cette relation est vouée à l’échec. Par conséquent, le malade éprouvera alors un sentiment d’indignité puisque le sentiment de dignité puise une grande partie de son sens dans la relation interpersonnelle. C’est dire l’importance capitale de la relation à autrui dans le fait d’enlever ou de restituer le sentiment de dignité au malade : en situation, l’homme n’a jamais conscience de sa propre dignité que par l’action de l’autre homme et son interaction avec lui. Nous le voyons de plus en plus, tout est une question de relation, de reconnaissance et de regard. Le regard de l’autre sur moi mais aussi mon regard sur l’autre homme. En effet, nul ne saurait être reconnu dans sa propre dignité, nul ne saurait poser celle-ci comme exigence pour tout autrui, sans reconnaître dans le même temps la dignité d’autrui. 210 Cette question du regard porté sur l’autre est développée par Levinas. Selon lui, la dignité de l’homme vient du souci qu’il manifeste pour l’autre. De même, Eric Weil écrit : « Je peux exiger le respect de ma dignité d’homme, non parce que c’est moi qui l’exige, mais parce Nous tenons à préciser que nous ne banalisons pas ici le sentiment d’indignité que certaines personnes peuvent éprouver. Au contraire, nous désirons insister sur l’importance d’entendre et d’accueillir celui-ci. 210 L’impératif kantien précisait en ce sens qu’il fallait traiter dignement l’humanité aussi bien dans sa personne que dans la personne de tout autre. 209 107 que je ne peux pas l’exiger de moi sans l’exiger pour tout être humain, donc également pour moi. »211 Ainsi, la dignité ontologique, pour qu’elle soit vécue en acte, semble s’offrir comme un visage à la reconnaissance de l’autre autant qu’à celle de soi à travers cet autre. Elle appelle donc une responsabilité coextensive. Ne pas reconnaître la dignité ontologique d’autrui, ce serait aussi, en un certain sens, renier la mienne. En d’autres termes, poursuit Paul Valadier, « le sens de notre dignité serait à ce point affecté qu’en posant certains gestes négateurs de la dignité d’autrui, ce serait en quelque sorte un désaveu d’humanité que nous nous serions portés, une forme d’irrespect à notre endroit. Que nous puissions accepter de renier notre humanité et de vivre avec cet assassin ou cet indifférent que nous sommes, certes et malheureusement, mais alors nous étouffons notre propre humanité, et comme homme conscient de soi, nous ne pouvons et nous ne devons pas le vouloir. »212 Hannah Arendt, quant à elle, évoque les régimes de terreur dans lesquels certains ont choisi de mourir à partir du moment où on les a obligés à participer. «Pour le dire de manière brutale, écrit-elle, s’ils ont refusé de commettre des meurtres, ce n’est pas tant qu’ils tenaient à observer le commandement « tu ne tueras point », mais c’est qu’ils n’étaient pas disposés à vivre avec un assassin: leur propre personne.» Or, ajoute-t-elle, nous savons que, «quoi qu’il arrive par ailleurs, nous sommes condamnés, aussi longtemps que nous vivons, à demeurer en compagnie de nous-mêmes. »213 Au niveau médical, cela apparaît particulièrement prégnant. Par exemple, refuser des soins primaires au vieillard (ce qui est d’ailleurs légalement interdit) simplement parce qu’il est entré en phase de dépendance, c’est manquer de respect à son égard. Mais c’est aussi, pour ce médecin, manquer de respect vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de la société qui l’a mandaté dans cette fonction. De même, décider que des vieillards ne méritent plus de vivre parce qu’ils sont vieux, dépendants, parce qu’ils coûtent chers à la société, serait donc négateur et de leur dignité et de la nôtre. Ce serait en quelque sorte se montrer indigne de son humanité indissociablement liée à celle de l’autre. 211 WEIL E., Philosophie morale, Paris, Ed. Vrin, Coll. « Problèmes et controverses », 1992, p.131. « La dignité de l’homme, fondement des Droits de l’homme », Conférence au colloque Droits de l’Homme. Quelles contributions des chrétiens ?, organisé par Justice et Paix (France) et la Faculté des Sciences Sociales et Economiques de l’Institut Catholique de Paris, les 30-31 janvier 1998. 213 ARENDT, H., Penser l’événement, Belin, Coll. « Littérature et politique », 1989, pp. 102-103. 212 108 Ainsi, notre sentiment de dignité se révèle ou se réveille quand nous sommes les gardiens les uns des autres. Il repose sur la solidarité humaine, il s’éclaire dans la relation. C’est donc aussi notre dignité à nous qui se joue dans la façon dont nous reconnaissons ou non les personnes atteintes et handicapées, dont nous affirmons la dignité pleine et entière, et dont nous leur sommes présents. En conclusion, la dignité humaine (idée, principe, exigence) qui est souvent occultée dans la vie quotidienne de nombreux individus, se manifeste concrètement dans toute relation humaine dès le premier regard, la première parole, la première rencontre comme reconnaissance réciproque de l’un et de l’autre.214 2. Une conception individualiste de la dignité Nous comprenons mieux à présent pourquoi la plupart des membres de l’A.D.M.D. éprouvent ce sentiment d’indignité et en viennent à demander une « mort douce ». En effet, pour la plupart d’entre eux, le terme « dignité », nous l’avons développé, est synonyme d’autonomie, ou, pourrait-on dire, d’individualisme.215 Est autonome celui qui se suffit à lui-même, qui n’est pas dépendant d’autrui, ou, pour le dire dans un langage plus courant, qui n’a pas besoin d’autrui.216 Mais il en résulte que cette autonomie enferme le sujet dans une solitude radicale. Elle ne permet pas d’accéder à la réciprocité des sujets, à la présence vitale des autres. Le sujet se retrouve seul : seul face à lui-même, seul face à son corps. Le corps est, en effet, l’unique partenaire qui lui reste. Il est là en face de moi, je lui parle et il me parle. Entre lui et moi, c’est un peu « à nous deux ». Une sorte de corps à corps de l’individu avec lui-même. Il faut alors le satisfaire, en respecter les droits, l’écouter le servir. En tirer le maximum aussi. Il devient l’objet de négociations intimes. On le force, on le dope, on l’assouplit, on le gâte,… On croirait presque à un dédoublement, à une mise en perspective. Cette relation dualiste du sujet avec son corps se passerait presque, pourrait-on dire, de l’autre humain (homme ou femme) puisque l’autre est là en face, dans le corps objectivé, dans le corps pris pour objectif qui me parle, qui demande son dû. Le sujet en sort évidemment amoindri dans sa relation au monde et aux autres. Il se retrouve dans une 214 Nous préciserons dans les lignes qui suivent que même un Robinson Crusoé, seul sur son île, reste digne. Même les personnes qui ne sont pas regardées, qui n’ont aucune relation avec d’autres ne perdent pas pour autant leur dignité. 215 Voir chapitre deuxième. Cette autonomie est en effet considérée comme la valeur suprême. Gare à celui qui ose la contredire, la modifier ou la diminuer de quelque façon ! 216 L’autonomie pouvant être comprise, comme nous l’avons vu précédemment, comme une autonomie physique ou mentale. 109 profonde solitude avec lui-même, avec son corps. David le Breton a d’ailleurs très bien perçu ce lien qui existait entre l’individualisme naissant et la conception dualiste de l’homme. En effet, selon lui, c’est la montée de l’individualisme occidental qui va peu à peu faire aboutir à discerner sur un mode dualiste l’homme de son corps.217 Ainsi, pour rendre à l’homme sa véritable dignité, il s’agit donc de se défaire de cette conception trop individualiste de la dignité. En ce sens, la dignité ontologique apparaît comme une réalité relationnelle que nous devons expérimenter, c’est-à-dire vivre de l’intérieur, pour la comprendre. Si je suis seul, sans autrui en face de moi, j’aurai bien du mal à éprouver ce qu’est la dignité, tant la sienne que la mienne. Ainsi le mot dignité, nous le voyons de mieux en mieux, ne trouve son sens plénier qu’à l’intérieur de la relation à autrui. Nous commençons à percevoir avec d’autant plus de clarté l’orientation que prend notre développement. Il consiste, en effet, à nous acheminer petit à petit vers cette conception relationnelle et dynamique de la dignité. 3. Objections possibles Cependant, et c’est là une objection qui pourrait nous être adressée, si la dignité ne peut se comprendre en dehors d’une relation, qu’en serait-il au demeurant de la dignité d’un homme seul, d’un homme que personne ne verrait ? Peut-on penser la dignité en dehors d’un regard ? Or, c’est pour éviter ce genre d’objections que nous avons distingué, dès le départ, deux « niveaux » de dignité : d’une part, une dignité ontologique, absolue et, d’autre part, un sentiment de dignité relatif au regard des autres. C’est ainsi que nous pouvons affirmer que la dignité ontologique de l’homme est radicalement autonome par rapport à tout ressenti ou sentiment de dignité. Ce n’est pas parce que l’on ne se sent plus digne que l’on n’est effectivement plus digne. On ne peut donc pas nier ce que l’on peut appeler la dignité absolue (dignité ontologique) en ramenant celle-ci à une dignité relative ou subjective (sentiment de dignité ou dignité ressentie), elle-même prétendument diminuée. Cette distinction dignité absolue/dignité relative permet donc de réfuter le paralogisme de la perte de dignité de l’homme en fin de vie. En effet, l’altération de la dignité relative LE BRETON, D., Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, Coll. « Sociologie d’aujourd’hui », 1992. 217 110 n’entame pas la dignité absolue et ne saurait donc légitimer une dévalorisation du mourant en l’assimilant à un sous-homme. D’autre part, cette distinction entre dignité absolue et dignité relative permet également d’affirmer que la dignité première existe même si celle-ci n’est pas reconnue. En effet, il nous semble que c’est une aberration barbare de faire dépendre l’existence même de la personne et de sa dignité, de sa reconnaissance par autrui. Ainsi a-t-on pu dire et écrire que l’enfant à naître n’est vraiment personne pour autant qu’il est voulu et aimé par ses parents. De même, pendant la seconde guerre mondiale, tout était mis en œuvre pour ne pas considérer les juifs comme des interlocuteurs : ils se voyaient, en effet, interdire l’accès aux trottoirs et risquaient d’être fusillé s’ils osaient regarder les allemands dans les yeux. Cela s’oppose directement à la dignité, définie par Kant, comme attestant la valeur absolue de la personne. En effet, si celle-ci est création d’autrui, elle n’est plus, elle est une chose. Nous voyons bien ici que le regard de l’autre peut être parfois aliénant. Certes, nous avons besoin d’être reconnu pour nous sentir dignes, mais nous ne devons pas devenir dépendant du regard d’autrui. Il s’agit de trouver un juste milieu. 4. Dignité et liberté du sujet Ainsi, la dignité ontologique constitue une valeur en soi. Cela signifie que nous ne sommes pas libre de dire ce qu’est cette dignité puisqu’elle est absolue. Cela signifie également que nous ne pouvons rien dire sur notre propre dignité ontologique. Mais comment peut-on soutenir une pareille thèse ? L’homme est ainsi fait qu’il est des choses de lui-même auxquelles il n’a jamais accès. Un symbole suffira : nous ne voyons jamais notre visage. Le miroir ne nous renvoie qu’une image symétrique, et ce n’est pas la même. Ceci n’est d’ailleurs pas seulement négatif : c’est ce qui fait que nous avons une identité. Tout l’univers est en effet accessible à nos yeux. Tout sauf une petite partie : le moi. Moi, par définition, c’est le point aveugle, c’est cette partie de l’univers qui nous sera à tout jamais inaccessible parce que, quoique nous fassions, elle sera toujours derrière nos yeux. De ce point de vue, nous sommes, et nous ne sommes que ce qui pour nous ne peut faire l’objet d’aucune connaissance.218 Cela signifierait-il que l’autre puisse me connaître et décider de ma dignité ontologique ? Non, même pour l’autre, je reste un mystère qui lui sera à jamais inaccessible. 218 111 Par contre, la situation est différente lorsqu’il s’agit de notre sentiment de dignité. En effet, si chaque être humain est digne en soi donc indépendant du regard des autres, il demeure qu’en son fond, la question de son sentiment de dignité, est de son ressort et de celui qui le regarde. En effet, son sentiment de dignité peut varier selon les évènements de sa vie, selon les circonstances, selon le regard des autres et les relations qu’il entretient avec eux. D. Circulations au cœur de la dignité Ainsi, nous avons jusqu’à présent distingué la dignité ontologique du sentiment subjectif de dignité. Mais ces deux « niveaux » de dignité ne sont pas aussi éloignés l’un de l’autre comme on pourrait le croire. Au contraire, ils dépendent étroitement l’un de l’autre. Nous pourrions présenter la chose de la manière suivante : la dignité ontologique serait le fondement théorique qui tendrait à s’accomplir concrètement dans le sentiment de dignité. Ainsi, la dignité ontologique serait bien sûr un don inné offert à chaque être humain mais il nous semble qu’elle constitue également une tâche à accomplir (et c’est là qu’intervient le sentiment de dignité). C’est sans doute la raison pour laquelle celle-ci a été inscrite dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. En effet, après les barbaries de la seconde guerre mondiale, il est apparu avec une évidence certaine que la dignité exigeait un engagement concret. La dignité ontologique constituait certes le fondement théorique des droits de l’homme mais nécessitait sans doute, pour sa réalisation concrète, une reconnaissance universelle. Sans reconnaissance de la part d'autrui, cette dignité ontologique ne perdait pas son sens mais elle semblait n’être plus qu’un principe abstrait. Ainsi, la dignité ontologique n’existe réellement que si elle participe à un sentiment de dignité. Et, c’est ce sentiment de dignité qui requiert dans son essence même une reconnaissance de la part d’autrui et de soi-même. Ainsi, la dignité ontologique semble s’offrir comme un visage à la reconnaissance de l’autre autant qu’à celle de soi à travers cet autre. Nous voyons apparaître ici une dynamique au sein même des deux « niveaux » de dignité. Il s’agit de circuler en permanence entre, d’une part, la dignité ontologique et, d’autre part, le sentiment de dignité. Afin de mieux percevoir ce mouvement perpétuel qui les lie, nous pourrions utiliser la métaphore de la source. 112 1. La métaphore de la source La dignité ontologique pourrait être comparée à une source, à un jaillissement d’humanité qui ne peut être asséché. Car, même entravée, la source n’en reste pas moins présente. Elle est enfouie dans les profondeurs de l’être, non immédiatement visible et tangible. Elle peut être, toutefois, obstruée de pierres, et, par conséquent, irriguer de moins en moins l’existence. Ces pierres qui obstruent ce jaillissement de dignité seraient le symbole du sentiment d’indignité éprouvé par certaines personnes en fin de vie. En effet, si la dignité ontologique est comme une eau jaillissante qui irrigue l’être humain, celui-ci la ressent et la laisse surgir avec plus ou moins de succès, désireux de s’en imprégner ou, à l’inverse, d’en transgresser certaines exigences, convaincu de la « posséder » ou d’être exclu de sa dynamique, de force ou de fait. Il en récolte des sentiments variables : sentiment de dignité ou, au contraire, sentiment d’indignité (impression de ne pas être capable de faire « son devoir humain », sentiment d’en être indigne). Cependant, la dignité ontologique, même si elle n’est pas vécue et ressentie par le sujet, demeure néanmoins prête à réimprégner et à réengager l’être dans le procès d’humanisation qu’elle appelle. Pour voir la dignité ontologique et en puiser l’eau, il faut et « il suffit » de la désencombrer des cailloux meurtrissants que constitue le sentiment d’indignité.219 Pour entendre son clapotis et bénéficier de son pouvoir vivifiant, il faut et il suffit de la désensabler des couches de détritus que la vie se charge de déposer à travers ses aléas. Ainsi, ce serait à la source de la dignité ontologique que l’on viendrait puiser le sentiment de dignité. Car, c’est à la source que l’on se ressource ! 2. La nécessaire articulation des deux pôles Ces deux perspectives (dignité ontologique comprise comme source à laquelle viendrait se ressourcer le sentiment subjectif de dignité) représentent deux pôles de compréhension possible de la dignité dont la richesse se situe dans leur articulation. Détachés de cette régulation systémique, déniés dans leurs liens réciproques, ces deux niveaux se dystrophient et ouvrent la porte à toutes les dérives. Nous sommes conscients qu’il ne « suffit » pas de désencombrer les cailloux meurtrissants pour rendre à l’homme son sentiment de dignité. C’est un long travail, c’est un défi sociétal. 219 113 En effet, d’une part, le sentiment de dignité laissé à lui-même s’avère particulièrement fragile, en raison de sa dimension psycho-émotionnelle et en phase avec l’enflure émotionnelle caractérisant la société occidentale contemporaine quand elle privilégie les images et les impressions fortes au travail de la raison. Déconnecté de la dignité ontologique en tant que pôle de résistance 220 et de régulation à son égard, il se laisse submerger par le trouble suscité par la souffrance d’un être cher, par l’angoisse de n’être plus « conforme » à l’idéal social de dignité, par la honte d’avoir failli,… Il confirme l’autre dans son « indignité » et le précipite dans un sentiment de néant, d’autant plus si celui-ci est partagé par l’entourage : «C’est vrai, tu as raison de penser que ta vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Il vaut mieux en finir.» 221 L’acte euthanasique trouve presque toujours sa motivation dans un tel engluement de détresse et de pitié. Ainsi, mourir dans la dignité semble signifier ici exactement le contraire de ce que l’A.D.M.D. fait dire à l’expression, puisqu’en provoquant la mort d’une personne qui estime qu’elle a perdu sa dignité, on la conforte dans la dépréciation d’elle-même et l’on nie sa dignité ontologique au nom de l’altération de son image normativement définie. Alors qu’il «suffirait» d’un regard reconnaissant véritablement la dignité inaliénable de ce proche pour que cette source jaillissante imprègne à nouveau son sentiment de dignité et lui donne de tenir debout dans l’épreuve qu’il traverse. D’autre part, la dignité ontologique s’avère plus robuste, mais dévoile néanmoins aussi une certaine vulnérabilité quand elle est laissée à elle-même. En effet, à l’instar des droits de l’homme qu’elle fonde, elle revêt en elle-même un caractère formel ou quasi formel qui lui confère sa force, mais aussi une certaine faiblesse. Elle justifie certes le respect inconditionnel de tout être humain quel qu’il soit. Impossible d’y soustraire autrui. Impossible de s’y dérober personnellement. Mais déliée d’une anthropologie élaborée de la personne appuyant ce caractère formel de la dignité ontologique, asseyant ses principes matriciels et nourrissant le sentiment de dignité, elle demeure abstraite, théorique. Le sujet humain n’y a plus accès par son corps. Plus exactement, il y a toujours accès car nul n’appréhende le réel, l’agir, le soi en dehors des représentations qu’il en a, mais il n’a plus 220 Cette résistance tient au caractère formel de la dignité, à son caractère inconditionnel, non négociable. Entendons-nous bien : le regard de l’autre vient confirmer le sentiment d’indignité ressenti d’abord par le malade lui-même. 221 114 le pouvoir de vérifier la pertinence de cette anthropologie (qui fonctionne alors malgré lui) dans la mesure où il ne la reconnaît pas. Le caractère formel laissé à lui-même s’avère ainsi plus théorique que pratiquement efficient, spécialement au niveau des seuils (de la vie, de la mort) ou dans les marges (de pauvreté, d’exclusion) ou dans l’excès (de souffrance, de haine). L’être humain a donc besoin de sentir cette dignité ontologique à travers son corps cherchant à s’effectuer et de la vérifier objectivement par ses actes. Ainsi, sans reconnaissance de la part d'autrui, la dignité ontologique ne perd pas son sens mais elle semble n’être plus qu’un principe abstrait et c'est ce qui, selon Hegel, explique que ce désir de reconnaissance puisse aller jusqu'à l'exposition à la mort. Nous percevons de plus en plus combien une déconnexion totale permanente de ces deux niveaux n’est pas pensable. Car, l’être humain n’a pas une appréhension directe et immédiate de sa dignité ontologique. Il ne peut la recueillir qu’à travers des médiations culturelles, essentiellement les relations à autrui, qui déterminent le sentiment de dignité. En temps normal, dans un état de bonne santé, cet horizon culturel « fonctionne » le plus souvent harmonieusement et sans faire de bruit. C’est l’expérience de la crise qui éprouve la force et la fécondité du lien qui unit ces deux niveaux de la dignité.222 Et quand bien même certains seront toujours tentés de disjoindre ces deux niveaux, portés par des idéologies ou des anthropologies souvent peu respectueuses de la complexité humaine, une dignité ontologique articulée demeurera encore une butée sérieuse, inamissible et mystérieuse à l’encontre de ces pièges, appelant chacun à un devoir de respect et d’attestation d’autrui, un devoir qui détermine celui qu’il peut lui-même attendre. Ainsi, c’est au coeur d’une articulation systémique forte que la dignité ontologique donne toute sa mesure, nourrissant le sentiment de dignité qui permet de reconnaître toujours davantage la source ontologique de dignité et de laisser celle-ci humaniser plus encore la personne dans son advenir. Dans cette perspective systémique, la dignité ontologique ne devient pas « plus » grande. La source ne grossit pas quand son eau vivifie C’est en effet, quand l’homme se dévoile faible, pauvre, en fin de vie que la relation entre la dignité ontologique et le sentiment de dignité doit être d’autant plus renforcé. Car c’est surtout dans ces moments-là que le lien a tendance à se dissoudre. Mais c’est aussi au cœur de cette faiblesse que peut se révéler toute la richesse d’une telle relation. 222 115 davantage. C’est la liberté du sujet qui use plus et mieux de ce jaillissement. A l’inverse, la liberté peut aussi contrevenir à cette invitation de ses profondeurs, la source n’en disparaît pas pour autant, mais, obstruée par les pierres, elle contribue de moins en moins à l’humanisation de son mandataire. Plus encore, quand le sentiment de dignité décline, par exemple, en raison d’une impression de décalage avec les représentations idéales de la dignité (l’on peut songer à la vieillesse, à une affection invalidante, à certains handicaps physiques ou mentaux…), la source ontologique de dignité permet de nourrir ce sentiment de dignité en rappelant son caractère inamissible. C’est donc au cœur d’une articulation systémique que ces deux niveaux de compréhension de la dignité donnent toute leur mesure. Et la société n’est pas quitte de ce travail au service du respect de ses membres. Le sentiment de dignité dépend aussi d’elle. Elle doit donc assumer ses responsabilités dans la reconnaissance de cette dignité ontologique et des repères pratiques qui en émanent et contribuent à sa mise en oeuvre. Car ce qui vaut pour l’individu vaut aussi pour elle… Sa propre dignité est liée à sa capacité de connaître celle de chacun de ses membres et à sa volonté de la mettre en oeuvre concrètement, à travers les positions qu’elle tient, les actes qu’elle pose, et finalement l’idéal qu’elle contribue ainsi peu à peu à forger… Sa propre dignité permet de reconnaître celle du malade qui doute, du sujet souffrant et angoissé, et de le fortifier dans son propre sentiment de dignité. Elle a donc un devoir et une responsabilité qui engage sa propre reconnaissance et celle de la dignité de chaque citoyen(ne). 3. La dignité comme don mais aussi comme tâche C’est ainsi que nous pouvons dire que la dignité est don autant que tâche. Elle est devoir et charge, ce qui est d’ailleurs son sens premier.223 Ricoeur précise que cette charge est confiée à chaque homme : « L’humanité de l’homme est assimilable à une charge confiée. »224 Elle est donc une convocation à la mettre en oeuvre à travers nos actes et nos attitudes les uns par rapport aux autres. Plus précisément, c’est à travers cette « mission » En effet, le sens premier du concept de dignité consistait en une fonction ou charge qui donne à quelqu’un un rang éminent. Il ne s’agit certes plus ici d’une fonction sociale ou politique mais plutôt d’un devoir moral mutuel. 224 RICOEUR P., Ethique et philosophie de la biologie chez Hans Jonas, in RICOEUR, P., Lectures 2 : La contrée des philosophes, Paris, Seuil Coll. « Essais », 1999, p.314. 223 116 ou ce « devoir » engagé au nom de l’appartenance humaine, dans son déploiement subjectif, que chacun donne à voir à travers les médiations culturelles qui sont les siennes, l’impact de la dignité ontologique dans son existence. Une telle perspective systémique de la dignité n’est cependant pas innée. Elle est le fruit de l’éducation qui doit nommer et confirmer ce sentiment moral qui s’éveille au contact de l’autre quand il est affecté dans sa dignité afin que chacun vérifie, dans sa vie, la dignité dont on l’assure. Ces quelques réflexion nous ont donc donné de nous rendre compte que, de nos jours, le concept et la réalité de la dignité au cœur de la maladie, de l’expérience souffrante, de la dégradation physique et psychique, du mourir, ne sont plus spontanés et sollicitent un engagement éthique, un tiers restaurateur de ce qui en soi n’a jamais été perdu mais est devenu de moins en moins lisible, dicible, attesté. Le regard et la parole d’autrui (le sentiment de dignité) font revivre l’homme dans l’homme (dignité ontologique). Cette conception de la dignité est importante à considérer car elle semble renvoyer à une sorte de pari éthique qui consisterait à pouvoir aller au-delà de la seule image de soi-même ou de l’autre altéré, ce que nous nommerions volontiers ici l’autre comme idole de soi (le point de vue idéalisé que nous aurions de nous-même) ou comme idole de moi (l’autre qui ne pourrait que nous renvoyer une image valorisante de nous-même ou porteuse du risque de notre propre altération). S’il est ici question de parler de dignité en termes d’engagement éthique, ce serait pour souligner la dimension active, engageante que ce concept et cette reconnaissance doivent acquérir en amont de toute rencontre clinique pour affirmer que la dignité de la personne en fin de vie est inaliénable. En ce sens, parler de dignité de la mort au cœur de la médecine contemporaine ne pourrait, à nos yeux, ne pouvoir être affirmé que comme une visée pratique toujours à réassumer dans une dynamique inter-individuelle et sociale. Comme l’affirme bien Michel Dupuis : « La dignité ne se chosifie pas. Elle est de l’ordre d’un processus d’entretien, au sens d’une conversation, d’une relation 117 intersubjective, au sens aussi d’un travail que je sois à l’autre pour entretenir sa dignité. Ce travail n’est jamais achevé, jamais acquis. »225 DUPUIS, M., Aux extrémités de l’humain : questions de biotechnologie médicale, in TRIEST (dir.), Revue Perso, Regards personnalistes, n°1, octobre 2003, p.8. 225 118 Conclusion Au terme de ce parcours, nous pouvons conclure que notre point de départ consistait à opposer deux conceptions diverses de la dignité humaine. En effet, il s’agissait alors, soit de reconnaître à l’homme une dignité inconditionnée du seul fait qu’il est un homme, qu’il relève de l’ordre de l’humain (dignité ontologique telle qu’elle est présentée dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et dans la philosophie des soins palliatifs), soit de faire dépendre cette dignité, et donc la valeur humaine de l’homme, de certaines conditions qui relèvent d’un choix normatif avec tout ce qu’il a de relatif et d’incomplet (conception existentialiste de la dignité telle qu’elle est soutenue par l’A.D.M.D.).226 En un mot le problème était de savoir si nous étions prêts à considérer que la dignité de la personne constituait un fondement ontologique et un principe éthique déterminant, ou bien si la dignité était simplement renvoyée à une origine qu’il appartenait à l’homme d’arrêter dans la contingence. Dans ce dernier cas, il aurait alors été question de fixer un seuil à partir duquel l’homme deviendrait digne ou ne serait plus considéré comme digne. Mais il est rapidement apparu à nos yeux que cette dernière position, que nous avons appelée « subjectiviste » ou « existentialiste », ne rendait pas compte de la totalité de l’être humain et donc par-là même de sa dignité. En effet, nous avons défendu la thèse selon laquelle la philosophie de l’A.D.M.D., mais également la médecine classique en général, reposait sur un certain dualisme anthropologique. Il nous semblait que, d’une part, l’Association exaltait la raison en l’homme et, d’autre part, elle prônait une « libération du corps »227 ou un mépris de celui-ci quand il ne présentait plus une apparence convenable et acceptable. Le corps se trouvait ainsi ontologiquement séparé du sujet. Or, cette réduction du corps à un objet révélait, selon nous, un fantasme implicite sous-jacent : celui non pas tant de mépriser le corps mais de l’abolir, de l’effacer purement et simplement en lui 226 Car après tout, pourquoi ne pas étendre toujours davantage la liste des caractéristiques méritoires, ellesmêmes déterminées au moins en partie par la pression d’une certaine conception de l’homme dans une culture donnée, à une époque donnée. 227 Cette notion est, semble-t-il, typiquement dualiste. Voir LE BRETON D., L’adieu au corps, Paris, Ed. Métailié, 1999. 119 substituant une machine d’une plus haute perfection. Cette lutte contre le corps semblait dévoiler ainsi toujours plus le mobile qui la soutenait : la peur de la mort. Corriger le corps, en faire une mécanique, l’associer à l’idée de la machine ou le coupler avec elle, c’est tenter d’échapper à cette échéance. Or, comme le rappelle à bon titre le docteur Renée SebagLanoe, « la mort est justement perte de maîtrise… »228. On ne pourrait y échapper. Ainsi, nous pouvons affirmer que l’A.D.M.D. a perçu que le principe de dignité implique de ne pas réduire l’homme à son corps,229 mais elle voit moins que ce principe exige également de ne pas traiter l’homme comme un pur esprit, en oubliant de s’occuper de son corps. L’idée de Pascal selon laquelle « toute notre dignité consiste en la pensée » semble être restée fermement ancrée dans les mentalités. Le corps est pourtant la dimension physique de la personne, et traiter celle-ci avec dignité impose aussi de traiter le corps dignement. Notre objectif consistait donc à montrer, d’une part, que la conception dualiste de l’homme soutenue par l’A.D.M.D. oubliait quelque peu la condition corporelle de l’homme et, d’autre part, combien la dignité humaine n’existe qu’en prenant pleinement en compte la réalité corporelle de celui-ci. En effet, la dignité s’exprime aussi, et peut-être même essentiellement, par et dans la dignité du corps de l’homme. Toute notre expérience historique manifeste que le mépris de l’homme et le refus de sa dignité se sont exprimés dans l’acharnement à détruire et réduire son corps jusqu’à l’avilir. Pourquoi une telle tentation aurait-elle été sans cesse répétée s’il suffisait de s’en prendre aux intelligences ? Cela nous montre bien que, la personne humaine étant incarnée, le corps est central dans la mise en œuvre du principe de dignité. Il s’est donc révélé intéressant de repartir du corps puisqu’il est le lieu d’expression de la maladie mais aussi de la dignité. Cela a été également l’occasion de mettre en évidence le fait que nous avons une pensée du corps mais que nous oublions souvent que la pensée n’est rien sans ce corps. Toute représentation de la dignité passe obligatoirement par 228 SEBAG-LANOE R., Le concept de dignité humaine, un aiguillon pour les professions de santé ? in Dignité, Perte de dignité. Accueillir tout humain, Paris, Revue Laennec, n°3-4, mars 1993, p.6. 229 L’A.D.M.D., de par son exaltation de la raison humaine, reconnaît que la dignité de l’homme ne se réduit pas à son corps. Mais, en ce qui concerne la réduction du corps à un objet, cela est beaucoup moins évident. Voir chapitre troisième. 120 une pensée, explicite ou implicite, du corps. En effet, le corps est une réalité physique mais aussi une représentation, et la mise en mots par la parole semble introduire une distance entre le corps et l’esprit, autrement dit entre la personne et son corps. Cela expliquerait le fait que nous puissions entretenir l’illusion qu’ils seraient séparables. Mais il n’y a pas de traitement indigne du corps qui ne soit indissociablement traitement indigne de l’esprit : lorsqu’un être humain est mis en esclavage, ce n’est pas le corps isolément qui souffre, mais la personne dans sa totalité. Traiter la personne dignement suppose ainsi de prendre conscience de ce que le corps et l’esprit étant indissociables, c’est tous les deux indissociablement qui doivent être traités dignement. Il nous semble donc qu’il faut penser la dignité de l’être humain en tant qu’il est indissociablement corps et esprit, chair et raison, c’est-à-dire en ayant une représentation de la vie et du corps qui fasse droit au fait que le corps s’use, se défait et meurt, et que la mort fait partie d’une existence qui se sait et se veut humaine. Le principe de dignité, compris au sein d’une anthropologie intégrale, semble ainsi permettre, d’une part, de tenir ensemble la réalité du corps et sa représentation et, d’autre part, de lier et de réconcilier, dans toute la mesure du possible, la personne avec son corps.230 Cette anthropologie intégrale est celle précisément que soutient la philosophie des soins palliatifs. En effet, cette dernière, en mettant l’accent plus sur la relation, (relation aux autres et relation au milieu) que sur l’esprit et les éléments du corps, isolés et objectivés, en dehors de tout contexte, semble avoir redécouvert cette vision unitaire de l’homme perdue dans le contexte d’une techno-médecine.231 De plus, cette conception unitaire de l’homme n’est pas restée sans implication quant à leur compréhension de la dignité humaine. En effet, les soins palliatifs distinguent sans les confondre, d’une part, le fait que l’homme en tant qu’humain possède la valeur de personne, et, d’autre part, l’actualisation des capacités qu’une personne est susceptible de développer dans des conditions normales d’existence. Aussi la conscience de soi, l’accès à la connaissance de soi, l’ouverture à l’altérité sur le mode de la rationalité par le biais du langage articulé, qui permettent à la personne de 230 Dans la mesure du possible et jamais totalement, puisque le drame de la condition humaine réside précisément dans le décalage entre le corps qui limite et l’esprit qui au contraire peut penser l’infini. 231 Il nous semble donc que l’A.D.M.D., en mettant l’accent quasi exclusif sur l’autonomie des personnes, rend la tâche difficile lorsqu’il s’agit de fonder en raison le devoir de solidarité interhumaine. 121 mener effectivement une existence personnelle et de pouvoir la revendiquer comme telle, ne constituent cependant pas les conditions en l’absence desquelles un homme cesserait d’être digne. En effet, même dans des conditions matérielles jugées dégradantes pour l’individu, la dignité de la personne humaine, une et indivisible, demeure intacte. Car respectée ou violée, la dignité de l’homme n’est pas tant un droit mais le fondement des droits ; elle est intrinsèque à la personne ; en raison de quoi elle ne peut pas lui être attribuée ou retirée selon les circonstances. L’altération de la dignité relative (dignité existentialiste) n’entame donc pas la dignité absolue (dignité ontologique) et ne saurait donc légitimer une dévalorisation du mourant en l’assimilant à un sous-homme. Il en résulte que la revendication du bien fondé de l’euthanasie au nom du respect de la dignité humaine semble constituer une réduction sémantique du concept philosophique de dignité puisqu’elle ne tient compte que de l’aspect et des aptitudes de la personne (dignité existentialiste) et non de son entité humaine (dignité ontologique). N’y a-t-il pas une alternative à l’euthanasie ? N’y a-t-il pas un moyen pour rendre à la dignité sa valeur absolue au lieu d’en faire une valeur au rabais que seule la mort par euthanasie pourrait renchérir ? Une fois de plus, la philosophie des soins palliatifs mérite d’être exportée au-delà de ses portes. Car, elle ne nous enseigne pas seulement à différencier sans les opposer dignité ontologique et dignité existentialiste, elle met également en lumière une autre distinction fondamentale : celle qui sépare la dignité (entendue comme dignité ontologique, objective) du sentiment de dignité qui, lui, est subjectif. L’être humain est digne et il reste digne parce qu’il reste un être humain, quoi qu’il arrive. Et si justement il lui arrive de se sentir indigne, le rôle premier et symbolique de la société n’est peut-être pas de l’exclure davantage en lui donnant les moyens de disparaître mais, au contraire, de lui redonner un sentiment de dignité par un regard bienveillant, une parole réconfortante,… Cette distinction dignité/sentiment de dignité permet donc d’éviter l’affirmation selon laquelle certaines personnes peuvent perdre leur dignité. En effet, dans cette perspective, ce ne serait pas la dignité que perdraient certaines personnes, mais le sentiment de leur dignité. Ce dernier est bien une notion subjective qui dépend de chaque individu, de sa perception des choses. Mais la sociologie a largement démontré que le sentiment prend également racine dans les représentations des autres et de 122 la société en général. Notre sentiment personnel de dignité résulte autant de notre « propre » impression que de l’intégration de l’image renvoyée par le regard des autres. C’est ainsi que les sentiments des soignants, des médecins et des proches peuvent renforcer l’image négative qu’a le malade de lui-même. Voilà comment peuvent naître parfois le sentiment d’indignité et les revendications d’euthanasie qui s’ensuivent : s’auto-exclure parce qu’on a intériorisé l’exclusion sociale, se sentir déchu de son rang parmi les autres hommes parce que l’on est affaibli. 232 Ce sentiment d’indignité doit être entendu et compris, mais y répondre par l’euthanasie, nous semblerait avoir pour conséquence de cautionner le rejet social des plus faibles. Au contraire, le regard des soignants, des médecins et des proches peut envoyer au malade des messages de respect, de tendresse et d’amour, pour lui dire que, malgré les altérations physiques, il peut encore inspirer des sentiments positifs. Les déficits sont certes, en un certain sens, des obstacles à la relation, mais doivent être considérés comme des obstacles à surmonter, dans toute la mesure du possible. Le malade défiguré n’est pas pour autant irrémédiablement déchu. Un regard bienveillant et une parole réconfortante peuvent faire revivre l’homme en l’homme.233 Mourir dans la dignité, selon les soins palliatifs, c’est donc être reconnu comme digne de considération dans le regard des proches et de la société eu égard au parcours de vie, même souffrant, même dégradé, même mourant. On en saurait oublier ici de rappeler la pensée de Lévinas. En effet, comme il le dit lui-même, chaque visage (ou regard) est tout à la fois le signe de la vulnérabilité (puisque le visage est nu et livré à une exposition dont on peut vouloir se défendre en le masquant, surtout quand il est altéré par la maladie), et de l’irréductibilité (puisque tout visage nous rappelle à l’ordre de l’humain), c’est-à-dire à ce qui vaut par soi et pour soi, au-delà de tout ce qui peut le voiler, comme la fonction sociale,… Chaque visage est « l’incontenable », il est toujours en excès par rapport à tous En ce sens, la demande euthanasique n’est-elle pas plutôt le signe d’un échec à accompagner convenablement et jusqu’au bout la dignité de la personne ? D’où la nécessité, il nous semble, de soutenir le développement des soins palliatifs qui offrent une assistance intégrale et fournissent aux malades incurables le soutien humain et l’accompagnement spirituel dont ils ont fortement besoin. 233 « Le regard et la parole font revivre l’homme dans l’homme (…). La dignité se comprend alors dans une relation humaine, produite par la reconnaissance de l’autre. » voir MARIN I., La dignité humaine, un consensus ? in Esprit, n° 169, Février 1991, p.99, cité dans VERSPIEREN P., Dignité, perte de dignité, déchéance, in Dignité, Perte de dignité. Accueillir tout humain, Paris, Revue Laennec, n°3-4, mars 1993, p. 11. 232 123 les assauts réducteurs, et même par rapport à toutes les catégories de la pensée logique, conceptuelle. Mais quelle est la signification de cet excès du visage ? Nous répondrons : une signification qui est richesse, débordement, et que nous avons nommé dignité. Cette dignité nous précède et nous interpelle. Elle est une injonction offerte à notre responsabilité, à laquelle nous avons à répondre, à laquelle nous ne saurions en conscience nous dérober. C’est pourquoi l’éthique, dira Lévinas, qui n’est essentiellement rien d’autre que la découverte éblouie et exigeante de cette requête, est justement entendue comme responsabilité.234 Ainsi, savoir que cette dignité ontologique ne peut « se perdre », c’est aussi être convoqué à mettre en œuvre ce don à travers les actes et les attitudes qui caractérisent le vivre-au-monde et la détermination de soi. Une mise en acte qui ne fera que renforcer cette dignité ontologique comme source où se puise le sentiment de dignité. La dignité humaine se rapporte donc à un agir, à un engagement pratique. Elle constitue un concept, certes, mais qui « ne sera jamais un objet de musée : c’est un mouvement, une tendance, un dynamisme incarné, mis en corps, un impératif à faire vivre. »235 Elle est essentiellement de l’ordre du don (dignité ontologique) du fait que tout homme est digne du simple fait d’être homme mais, en ce qu’elle est étroitement liée à un sentiment de dignité, elle représente également une visée pratique sollicitant de nos jours l’engagement éthique de chacun d’entre nous. La dignité nous ordonne de circuler en permanence entre dignité ontologique, dignité existentialiste et sentiment de dignité. C’est ainsi que, en dépassant la conception individualiste de la dignité défendue par l’A.D.M.D. et en insérant la dignité au sein d’une dynamique relationnelle, nous pouvons dire que nous avons dépassé l’opposition initiale entre dignité absolue (dignité ontologique) et dignité relative ou subjective (dignité existentialiste et sentiment de dignité). En effet, il ne s’agit pas d’opposer purement et simplement dignité ontologique et dignité existentialiste associée au sentiment de dignité mais bien plutôt de concevoir la dignité comme un mouvement sans cesse en circulation entre elles. 234 LEVINAS, E, Ethique et Infini , Paris, Bayard, 1982. SEBAG-LANOE R., Le concept de dignité humaine, un aiguillon pour les professions de santé ? in Dignité, Perte de dignité. Accueillir tout humain, Paris, Revue Laennec, n°3-4, mars 1993, p.8. 235 124 Ces réflexions et les perspectives tracées ont surtout tenté de démontrer que les choses sont plus complexes que nous le croyons. Invoquer le respect de la dignité ou l’ouverture d’un droit ne suffit pas. Longuement et maladroitement, nous avons essayé de donner du sens aux mots, de comprendre les nécessités et les limites d’un choix difficile. Nous l’avons fait de façon forcément subjective et partielle, mais en invitant chacun à pousser la réflexion, comme on dit. Car, nous ne cherchons pas à avoir le dernier mot : il serait pour le moins paradoxal de conclure un débat que nous souhaitons nourrir. Nous n’avons d’ailleurs pas épuisé ce vaste de sujet qu’est la dignité humaine. Il y aurait encore de nombreuses pistes à explorer. Nous pensons notamment au rapport qui existe entre dignité et vulnérabilité, entre dignité et fragilité ou encore entre dignité et humiliation. Plus précisément, ne pourrait-on pas se demander si le fait que le désir de mort prenne parfois le pas sur la vie (c’est-à-dire contredise la tendance naturelle à se conserver, à persévérer dans son être) ne traduit pas aussi la difficulté avec laquelle une société sait faire une place à la personne fragilisée par la souffrance ? Cela nous interroge sur notre capacité à intégrer la mort comme figure de la finitude et le mourrant comme celui qui en est le rappel vivant et signifiant pour ses semblables. En effet, il demeure que le « corps est le signe de notre finitude. Il est ce qui, d’une certaine façon, nous renvoie à tout ce qu’on ne voudrait pas être : notre fragilité, nos faiblesses, nos limites, nos maladies, notre mort… »236 Et pourtant, n’est-ce pas justement dans cette extrême fragilité et vulnérabilité qu’on peut voir la trace par excellence de la dignité ontologique de l’homme ? Jean Rostand, biologiste athée, a admirablement perçu l’enjeu sous-jacent à la place que la société d’aujourd’hui accorde à la fragilité de l’homme. Nous aimerions, pour conclure, lui laisser la parole : « Je pense qu'il n'est aucune vie, si dégradée, si détériorée, si abaissée, si appauvrie soit-elle, qui ne mérite le respect et ne vaille qu'on la défende avec zèle. J'ai la faiblesse de penser que c'est l'honneur d'une société que d'assumer, que de vouloir ce luxe pesant que représente pour elle la charge des incurables, des inutiles, des incapables. Et je mesurerais presque son degré de civilisation à la quantité de peine et de vigilance qu'elle s'impose par respect pour la vie...Quand l'habitude serait prise d'éliminer les monstres, de moindres tares feraient figure de monstruosité. De la suppression de l'horrible à celle de l'indésirable, il n'y a qu'un pas...Cette société nettoyée et assainie, cette société où la pitié n'aurait plus d'emploi, cette 236 MARZANO PARISOLI M.M., Philosophie du corps, p. 89. 125 société sans déchets, sans bavures, où les normaux et les forts bénéficieraient de toutes les ressources qu'absorbent jusqu'ici les anormaux et les faibles, cette société qui renouerait avec Sparte et ravirait les disciples de Nietzsche, je ne suis pas sûr qu'elle mériterait encore d'être appelée une société humaine. »237 237 ROSTAND, J., Courrier d’un biologiste, Gallimard, 1970. 126 Bibliographie ANDORNO, R., La bioéthique et la dignité de la personne, Paris, PUF Coll. « Médecine et société », 1997. 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