Introduction - Centre d`Action pour un Personnalisme Pluraliste

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UNIVERSITE CATHOLIQUE DE LOUVAIN
Institut Supérieur de Philosophie
La dignité humaine :
entre éthique et anthropologie
Dissertation présentée en vue de l’obtention
du titre de licenciée en Philosophie et Lettres
Par Aude Brochier
Sous la direction de Monsieur le professeur Michel Dupuis
Année académique 2006-2007
1
Remerciements
Nos premiers remerciements iront à mes promoteurs, à Olivier Depré, qui nous ont
orientées dans les débuts tâtonnants de ma réflexion si vaste sur la dignité humaine, ainsi
qu’à Michel Dupuis qui, en cours de route, a accueilli avec enthousiasme notre projet et qui
nous a permis, grâce à sa guidance critique et chaleureuse ainsi qu’à sa disponibilité, de
finir notre travail dans les temps.
Depuis que nous travaillons sur cet ouvrage, nous avons bénéficié de nombreuses
remarques et conseils judicieux ; nous aimerions ici exprimer notre gratitude à ceux qui
nous les ont adressés, et plus particulièrement à François, Eric Vermeer, Bon-papa, Wassim
et Christophe Rouart qui ont accepté de lire les versions précédentes de ce texte,
partiellement ou même entièrement. Leur aide nous a été fort précieuse et nous a permis de
corriger de nombreuses erreurs. Tout au long de la rédaction, nous avons pu également
rencontrer et discuter avec des personnes qui nous ont éclairées dans notre réflexion et qui
l’ont enrichie par leur avis personnel. Leur regard avisé, critique mais bienveillant sur ce
travail, a contribué pour une grande partie à son évolution. Un merci particulier à : Marc,
Olivier Bonnewijn, Emmanuel Tourpe, Vincent Triest, Pierre-Olivier Arduin, Eric de Rus,
Pierre Protot.
Nous avons également reçu une aide précieuse de la part du Père Jacobs et de
François-Xavier Putallaz, qui nous ont très aimablement fourni une source d’inspiration en
mettant à notre disposition leur documentation et leur bibliographie abondante sur le sujet.
Nous souhaitons encore témoigner notre reconnaissance chaleureuse à deux de nos
confrères philosophes, Marie-Françoise et David, ainsi qu’à nos cokotteurs, qui nous ont
encouragée et accompagnée dans ce travail difficile et délicat.
Nous ne voudrions pas oublier tous ceux et celles qui ont accepté d’être interviewés
dans le cadre de cette étude sur la dignité humaine. Merci à Clotilde Nyssens, Philippe
Mahoux, Jeanine Stiennon, Marie Frings, Sylvie Bauvois, Alain Schoonvare, Monsieur
2
Abramovick, Xavier Muller, Monsieur Marthoz, Catherine Struyve, Maître Bertrand
Matthieu, Père Piet Vandevoorde. Ils nous ont permis, grâce à leur expérience sur le terrain,
d’entrer dans le vif du sujet et de définir certaines lignes de conduites.
Mais nous ne saurions parler de gratitude, sans penser à François qui, par sa présence
constante, affectueuse et patiente, a été bien davantage que les causes occasionnelles d’un
climat propice à la vie heureuse, gage d’un travail gratifiant au moins pour l’auteur ; à son
intention il est inutile d’ajouter des mots (il y en a déjà assez dans ce volume) nous nous
bornons à lui dédier cet ouvrage.
3
Table des matières
Remerciements ................................................................................................................................. 2
Table des matières ............................................................................................................................ 4
Introduction ...................................................................................................................................... 7
Analyse systématique du concept de dignité .................................................................................. 18
I. Un sens social et politique : la dignité comme honneur ......................................................... 18
II. Un sens moral et religieux : la double genèse, stoïcienne et chrétienne, du concept de dignité
.................................................................................................................................................... 20
A. Le stoïcisme ....................................................................................................................... 20
B. La tradition judéo-chrétienne : l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu ..... 22
1. La distinction entre « image » et « ressemblance »........................................................ 23
2. L’âme spirituelle de l’homme ........................................................................................ 24
3. Image imparfaite mais image universelle et inaliénable ................................................ 25
4. Image statique et image dynamique ............................................................................... 25
III. Pic de La Mirandole ............................................................................................................. 28
IV. La dignité au siècle des Lumières : la dignité d’un être de raison et de liberté. .................. 29
V. Utilitarisme : dignité et qualité de vie ................................................................................... 34
Le concept de dignité aujourd’hui .................................................................................................. 38
I. Introduction : Mourir dans la dignité… Oui ! Mais quelle dignité ? ...................................... 38
II. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 ................................................ 39
A. Le droit et la dignité .......................................................................................................... 39
B. La dignité, principe inaliénable d’humanité ...................................................................... 42
III. Transition : deux modèles du « bien mourir » ..................................................................... 44
IV. Définition de l’euthanasie. ................................................................................................... 46
V. L’Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité .......................................................... 48
A. Présentation de l’A.D.M.D. : ce qu’elle est à partir de ce qu’elle dit d’elle-même .......... 48
B. L’A.D.M.D. et sa conception de la dignité ........................................................................ 49
1. La dignité comme forme ou la dignité dans l’image de soi ........................................... 49
a. Une dignité de l’homme liée à son intégrité physique et surtout mentale .................. 49
b. Le souci de son image ................................................................................................ 51
c. La perte de dignité ...................................................................................................... 52
4
2. Mourir : décision et action ............................................................................................. 53
a. La dignité subjective : quand la dignité égale liberté individuelle ............................. 53
b. Le regard des autres .................................................................................................... 54
c. Un homme qui revendique la maîtrise de sa mort au nom de sa liberté ..................... 56
3. La confusion entre dignité et liberté ............................................................................... 58
a. La dignité se fonde sur la liberté comprise comme autonomie .................................. 58
b. L’autonomie se fonde sur la raison humaine ............................................................. 59
c. La raison est fondée sur sa capacité d’exercice .......................................................... 61
VI. Conclusion : l’homme est à lui-même sa propre mesure ..................................................... 61
Dignité et dualisme anthropologique : l’exemple de l’A.D.M.D. .................................................. 65
I. Introduction : le problème de la relation de l’âme et du corps. .............................................. 65
II. Clarifications conceptuelles ................................................................................................... 67
A. Définition commune du dualisme ..................................................................................... 67
B. Définition de l’âme ............................................................................................................ 68
C. Définition du corps ............................................................................................................ 69
III. Les sources philosophiques du dualisme : les pensées de Platon et de Descartes. .............. 69
IV. Le dualisme anthropologique aujourd’hui ........................................................................... 73
A. L’éclipse de l’âme ou la confusion entre âme, conscience et esprit .................................. 73
B. Le dualisme corps / Sujet (esprit, âme) ............................................................................. 75
C. Corps haï, corps chéri ........................................................................................................ 76
1. Le mépris du corps humain ............................................................................................ 76
2. L’idéalisation du corps humain ...................................................................................... 77
3. Un clivage ontologique .................................................................................................. 79
V. L’A.D.M.D. et un certain dualisme anthropologique............................................................ 80
A. « Mal à mon corps, mal à ma tête »................................................................................... 80
B. L’adieu au corps ................................................................................................................ 81
C. L’exaltation de la raison et la réduction de l’homme à celle-ci ......................................... 82
VI. La médecine et un certain dualisme anthropologique .......................................................... 83
A. L’objectivation du corps : le rôle de la médecine.............................................................. 83
B. La médecine anatomiste .................................................................................................... 85
C. La dignité du corps-machine ou du corps-objet ................................................................ 87
5
VII. Une variante du dualisme anthropologique : avoir ou être son corps ? .............................. 87
A. Le mystère du corps .......................................................................................................... 87
B. « J’ai un corps » : le corps-objet ........................................................................................ 89
C. Rappel ................................................................................................................................ 91
D. « Je suis un corps » : le corps-sujet ................................................................................... 92
1. La dignité du corps-sujet ................................................................................................ 93
VIII. Conclusion : être ou ne pas être (son corps), telle n’est pas la question ........................... 94
Dignité et sentiment de dignité ....................................................................................................... 96
I. Deux manières de penser l’unité de l’homme ......................................................................... 96
A. Le dualisme : une mauvaise position du problème ........................................................... 96
B. Penser la distinction sans la séparation.............................................................................. 98
II. La philosophie des soins palliatifs : redécouverte d’une vision plus unitaire de l’homme . 100
A. Une alternative à l’euthanasie ......................................................................................... 100
B. Un accompagnement et une relation ............................................................................... 101
C. La dignité en soins palliatifs ............................................................................................ 103
III. Une troisième voie ............................................................................................................. 103
A. Le paradoxe de la dignité ................................................................................................ 103
B. La dignité ontologique ..................................................................................................... 104
C. Le sentiment de dignité.................................................................................................... 106
1. La relation et la reconnaissance, sources du sentiment de dignité ............................... 107
2. Une conception individualiste de la dignité ................................................................. 109
3. Objections possibles ..................................................................................................... 110
4. Dignité et liberté du sujet ............................................................................................. 111
D. Circulations au cœur de la dignité ................................................................................... 112
1. La métaphore de la source ............................................................................................ 113
2. La nécessaire articulation des deux pôles .................................................................... 113
3. La dignité comme don mais aussi comme tâche .......................................................... 116
Conclusion .................................................................................................................................... 119
Bibliographie ................................................................................................................................ 127
6
Introduction
Nous avons choisi ce sujet de mémoire pour plusieurs raisons : tout d’abord, parce
que les discussions actuelles se réfèrent sans cesse à la notion de dignité. Du droit à la
politique en passant par la philosophie, l’économie, la médecine, les nouvelles technologies
de l’information et de la communication, la dignité humaine constitue la valeur suprême, la
bouée de sauvetage permettant de sauver l'humanité du naufrage. Elle semble être
considérée aujourd’hui comme une qualité qui dépasse la vie même. En effet, l’occident a
pu découvrir avec horreur, lors des procès de Nuremberg, qu’il était possible de détruire
plus que la vie : l’humanité de l’être humain, sa dignité. Cette réflexion a infléchi le
juridique : le principal droit à protection absolue admis dans les divers codes nationaux et
internationaux est, non pas la vie, mais la dignité humaine. C’est elle qui fonde l’interdit de
l’esclavage, des traitements dégradants et inhumains. Le droit à la vie, lui, n’est garanti que
par une protection presque totale mais qui connaît quelques dérogations : les différentes
législations admettent la légitime défense, la guerre et, pour certaines, la peine de mort. Il
semble donc que l’expression « dignité humaine » a pris la relève de celle de « sacralité de
la vie ». C’est dire l’importance de ce nouveau concept qui vient remplacer, dans les
fondements de la civilisation, l’ancienne valeur morale : « Tu ne tueras point. » Thomas De
Koninck résume: « Ce qui permet de mettre ma vie en jeu est manifestement quelque chose
de plus que la vie: être reconnu par l'autre comme porteur d'une qualité dépassant la vie
même, la dignité humaine; que l'autre me reconnaisse cette qualité. »1
Ensuite, l’occasion d’approfondir le thème de la dignité nous permet d’affirmer une
fois de plus que la philosophie n’est pas un « truc » pour intellectuels tordus, ou rêveurs
décrochés de la réalité. Elle consiste avant tout, selon nous, en une réflexion et une
confrontation au réel tel qu’il se présente à nous. Notre méthodologie comprendra donc
essentiellement une approche phénoménologique ou descriptive. C’est aussi pourquoi, nous
privilégierons une réflexion personnelle et non l’étude approfondie d’un philosophe en
particulier. Cela n’exclut pas bien sûr les nombreuses références aux auteurs. Cela signifie
1
DE KONINCK, T., LAROCHELLE, G., (coord.), La dignité humaine. Paris, PUF, 2005, p.35.
7
simplement que, vu l’immensité du sujet et les nombreux auteurs qui s’y réfèrent, nous
avons préféré ne pas nous limiter à un seul d’entre eux.
Enfin, l’étude du concept de dignité nous paraît de la plus haute importance car il
révèle, selon nous, la crise anthropologique que traverse nos sociétés occidentales
aujourd’hui. En effet, la crise de notre temps semble n’être pas tant d’ordre constitutionnel
ou économique, mais plutôt d’ordre éthique, anthropologique ou métaphysique. 2 C’est
pourquoi nous pouvons dire que le problème central de la reconstruction spirituelle de notre
société se trouve dans le problème de l’homme : « On ne le dira jamais trop fortement, écrit
Gabriel Marcel, la crise que traverse aujourd’hui l’homme occidental est une crise
métaphysique ; il n’y a probablement pas de pire illusion que celle qui consiste à
s’imaginer que tel ou tel aménagement social ou institutionnel pourrait suffire à apaiser
une inquiétude qui vient du tréfonds même de l’être. 3 » Max Scheler exprime cette
inquiétude en ces termes : « Dans les dix mille ans de l’histoire, nous vivons la première
époque dans laquelle l’homme est devenu pour lui-même universellement et radicalement
problématique : l’homme ne sait plus qui il est et il se rend aussi compte qu’il ne le sait
pas. » 4 Gevaert continue : « Dans ce contexte de perte d’identité, d’incertitude et
d’égarement par rapport à l’image de l’homme, la réflexion philosophique, critique et
systématique sur l’être et sur le sens de l’homme devient un des devoirs les plus urgents de
notre époque. Par conséquent, les tentatives pour élaborer une nouvelle anthropologie
philosophique sont caractéristiques de nombreux penseurs. »5
Nous n’oserions pas nous considérer comme un de ces nombreux penseurs. Toutefois,
notre travail se veut être une humble participation à l’élaboration de cette nouvelle
anthropologie philosophique. Et le concept de dignité permet, il nous semble, de contribuer
à cela. En effet, les approches de la dignité humaine sont aussi diverses que les cultures, les
Nous ne chercherons pas ici à distinguer l’éthique de la morale. Ce n’est pas notre objectif principal.
MARCEL, G., Les hommes contre l’humain, Paris, Editions du Vieux Colombier, 1951, p. 33.
4
SCHELER, M., Philosophische Weltanschauung, Bonn, 1929, p. 62; voir aussi MARCEL, G., L’homme
problématique, pp. 73-74. cité dans SGRECCIA, E., Manuel de bioéthique, Les fondements de l’éthique
biomédicale (trad. R. Hivon), Montréal, Wilson & Lafleur Itée, 1999, p. 109.
5
GEVAERT, Il problema dell’uomo, p. 8 : Jolif J.Y., Comprendre l’homme : introduction à une
anthropologie philosophique, Paris, 1967, pp. 19-20., cité dans SGRECCIA, E., Manuel de bioéthique, Les
fondements de l’éthique biomédicale (trad. R. Hivon), Montréal, Wilson & Lafleur Itée, 1999, p. 109.
2
3
8
savoirs et les croyances qui nourrissent les débats. Pourtant, par delà la multiplicité des
points de vue, c’est bien de l’humanité dont il s’agit, de son présent, de son avenir, d’une
humanité non pas abstraite mais incarnée dans la personne humaine au singulier. C’est donc
en réfléchissant à cette notion de dignité humaine que nous pouvons cerner ce que nous
entendons par cette humanité en l’homme qui peut être menacée. Et inversement, c’est en
méditant sur l’humanité de l’homme, sur sa nature que nous pouvons définir en quoi
consiste sa dignité.
Pourtant, la tâche n’est pas si simple qu’elle ne paraît. Même si les termes de dignité
et d’humanité s’éclairent mutuellement, leur définition est loin d’être évidente. Qu’est-ce
que la dignité ? Qu’est-ce que l’humanité ? Qu’est-ce que l’Homme ? Comme le disait Max
Scheler, « l’homme ne sait plus qui il est et il se rend aussi compte qu’il ne le sait pas. »6 La
définition de la dignité nous semble donc si ardue parce que, étant étroitement liée à celle
de l’homme, la définition de l’homme est elle-même loin d’être simple. C’est pourquoi, il
nous apparaît fondamental de nous interroger sur l’être de l’homme afin de connaître sa
dignité.
Pour ce faire, nous avons organisé notre développement autour de la notion de
dignité. Elle est la notion cardinale, charnière de nos propos. Charnière, car nous la situons
à l’intersection de l’éthique, de l’anthropologie et de la métaphysique. De l’éthique car elle
dit ce que l’homme doit faire : respecter et honorer sa dignité comme celle d’autrui. De
l’anthropologie car elle dit ce que l’homme est : une personne qui n’a pas de prix. La
dignité est donc, pourrait-on dire avec Baertschi, « une notion placée à la charnière entre
l’éthique et l’anthropologie, entre ce qui doit être et ce qui est.7 » Pour savoir comment
penser et agir, il faut savoir qui nous sommes. L’éthique, pour avoir du sens, a besoin de
quelques considérations métaphysiques et anthropologiques.
8
Notre préoccupation
SCHELER, M., Philosophische Weltanschauung, Bonn, 1929, p. 62; MARCEL, G., L’homme
problématique, pp. 73-74. cité dans SGRECCIA, E., Manuel de bioéthique, Les fondements de l’éthique
biomédicale (trad. R. Hivon), Montréal, Wilson & Lafleur Itée, 1999, p. 109.
7
BAERTSCHI, B., Enquête philosophique sur la dignité, anthropologie et éthique des biotechnologies,
Genève, Labor et Fides, 2005, p. 10.
8
Pour plus d’information à ce sujet, on consultera BAERTSCHI, B., Enquête philosophique sur la dignité,
anthropologie et éthique des biotechnologies, Genève, Labor et Fides, 2005.
6
9
consistera donc à assurer une articulation entre éthique, métaphysique et anthropologie. Car,
une éthique sans perspective métaphysique est décevante de même qu’une morale sans
anthropologie est fluctuante. Ainsi, nous montrerons qu’une « mauvaise » éthique est due à
une anthropologie « incorrecte ». Nous voulons signifier par là que, selon que nous
soutenons telle ou telle conception de l’homme, nous serions conduit à pratiquer telle ou
telle éthique et à comprendre la dignité de telle ou telle manière. Une conception dualiste de
l’homme, telle qu’elle imprègne nos sociétés occidentales, par exemple, entraînerait une
éthique qui privilégierait tantôt l’âme tantôt le corps ou, pour le dire autrement, qui
n’accorderait de dignité qu’à l’âme ou qu’au corps.
Or, il nous a semblé que la médecine jouait également un rôle, et non le moindre, dans
l’élaboration de la conception de l’homme qui règne actuellement.9 En effet, de plus en plus
habitués que nous sommes à être pris en charge par une médecine technique, efficace,
gérant tous nos maux, l’homme contemporain en est arrivé à se forger une image de ce que
serait sa fin supportée par cette même médecine : une « bonne mort », c’est-à-dire un
moment de l’existence sur lequel il pourrait exercer une pleine maîtrise dans une certaine
« dimension esthétique », autrement dit sans être dégradé, porteur d’une belle image de soi,
autonome, ce terme étant envisagé ici comme « non poids », « non à charge », capable
d’indépendance tant physique que psychique. Cette conception de la fin de vie se trouve de
plus en plus prégnante suite à l’allongement de l’existence humaine amenant un
changement important au niveau des mentalités, une sorte de mutation anthropologique7 :
on meurt plus vieux et l’homme contemporain craindra moins la mort en tant que telle
(convaincu dans son imaginaire que la médecine peut quasi indéfiniment en postposer la
venue) que la perte de son autonomie, l’advenue du temps de la dépendance et de la
dégradation, sentiments qui conduiront aisément à des testaments de vie à visée protectrice,
En effet, s’il nous faut commencer à réfléchir au concept de dignité, il nous a paru essentiel de le réfléchir au
cœur du lieu où, concrètement, il se trouve aujourd’hui appréhendé : la médecine. Il ne s’agit pas de décrier
cette dernière mais de nous rendre compte que le concept de dignité n’est plus nécessairement un concept
spontané, surtout lorsque l’humain, en son corps, approche l’expérience de la mort, comme si cette même
médecine avait, d’une manière ou l’autre, modifié l’auto-compréhension qu’il a de lui-même, autrement dit
son anthropologie.
9
10
à une augmentation des discours et demandes relatives à l’euthanasie comme capacité de
« garder sa vie en mains ».10
Cette mutation anthropologique, favorisée sans doute par la médecine, ne sera donc
pas à négliger dans notre développement. A ce propos, nous aborderons le monde de la
médecine classique en général ainsi que quelques pratiques plus spécifiques comme la
chirurgie esthétique. Cependant, afin de circonscrire notre travail, nous avons décidé de
limiter nos domaines d’investigation à un seul : celui de la bioéthique et plus spécialement
celui de la fin de vie et de l’euthanasie. Pourquoi notre choix s’est-il porté sur l’euthanasie ?
Pour la simple raison que nous avons parfois l’impression que la question est réglée :
« l’euthanasie a été légalisée, pourquoi continuer à s’en préoccuper ? Sa légalisation fut
forcément un progrès, et ceux qui en doutent sont des réactionnaires. » Or, nous voyons
bien que, même si la loi est passée, les débats ne se taisent pas moins ! Il nous semble donc
qu’aborder la question de l’euthanasie, ce n’est pas la réduire de façon simpliste à être pour
ou contre quelque chose dont on n’a pas encore discuté, mais que l’on voudrait déjà
résoudre par une loi. Nous le disons sans ambiguïté : nous ne pouvons pas rester sourds aux
problèmes posés par les demandes d’euthanasie. Mais méfions-nous des réactions
impulsives et des raccourcis faciles. Ce texte veut donc contribuer à la réflexion, ce qui ne
va pas sans effort tant le propos est complexe. Il s’agira de décrypter le sens de la dignité en
fin de vie. Ce sera également l’occasion de préciser l’emploi du mot euthanasie car il est
trop souvent employé sans discernement. Parfois même, sa charge émotionnelle est utilisée
comme un épouvantail ou au contraire comme un alléchant sujet de polémique.
Mais, avant de continuer plus en avant, il s’agit de répondre à une objection que l’on
pourrait rencontrer : est-il seulement possible de conceptualiser la dignité ? Car la
conceptualisation de la dignité apparaît comme la condition à priori de notre réflexion.
Cette objection mérite qu’on s’y arrête un instant.
Cette expression « garder sa vie en mains » nous paraît très significatrice d’une conception dualiste de
l’homme.
10
11
D’une part, il y a des mots et d’autre part, il y a des choses, les mots servant à
désigner les choses. Et, la première nécessité pour réfléchir ensemble et se parler, c’est de
vérifier que les mots servent à désigner les mêmes choses pour tout le monde. Dès lors il y a
deux positions : soit on dit que le mot dignité existe et que chacun a le droit d’y mettre ce
qu’il veut. C’est alors le mot qui crée la chose. Il faut donc accepter que les avis sur la
dignité soient divergents. Soit on dit que la dignité est une notion qui existe. Mais, avant
d’en parler, il faut se mettre d’accord sur ce qu’on entend par là, et s’il s’avère que sous le
nom de dignité on regroupe des notions différentes, alors il faudra trouver un nom pour
chaque notion. Le mot est ici au service de la chose. Or, il est probable que c’est la seconde
position qui est la bonne. En effet, il nous semble que ce ne sont pas les mots qui font les
choses mais l’inverse. Ce n’est pas la chose qui est là pour donner du contenu au mot, c’est
le mot qui est là pour dire ce qu’est la chose. Et si on ne se met pas d’accord sur les mots,
on a peu de chance de pouvoir se parler. Dire « vous avez votre conception de la dignité,
j’ai la mienne » n’a tout simplement aucun sens : si nous parlons de choses différentes,
alors il faut les désigner par des mots différents. La question n’est pas de savoir si on
emploie les mêmes mots, elle est de savoir si on parle de la même chose.
Dans le cas de la dignité, l’on emploie bien le même mot mais il semble qu’on ne
parle pas de la même chose. Cela est évident en ce qui concerne la fin de vie : tout le monde
utilise une même expression, celle de « mourir dans la dignité ». Pourtant, les
interprétations de cette expression sont aussi diverses les unes que les autres. Les soins
palliatifs et les « partisans » de l’euthanasie soutiennent chacun une signification différente
du droit de mourir dans la dignité. Pour les uns, la dignité est une valeur inaliénable de tout
être humain ; pour les autres, il s’agit d’une notion subjective, dont la personne même est
seul juge. Pour les uns, la dignité est une valeur absolue dont l’homme n’a pas la maîtrise ;
les autres pensent au contraire que c’est l’homme lui-même qui est seul juge de sa dignité.
Il apparaît donc essentiel de savoir de quoi l’on parle. N’est-ce pas d’ailleurs la tâche
essentielle de la philosophie ? Celle-ci s’efforce, en effet, d’assainir le vocabulaire dont on
se sert dans le but d’éviter les malentendus et les désaccords parfois superficiels. C’est ainsi
que l’objectif de notre premier chapitre consistera en une analyse systématique du concept
12
de dignité. Nous adoptons donc d’emblée la thèse selon laquelle la dignité est
définissable.11 Pour ce faire, nous avons sélecté quelques notions clés en lien étroit avec le
terme de dignité. Nous suivrons un ordre chronologique, non pas dans l’intention de
retracer l’histoire du concept de dignité, mais afin de débroussailler le chemin et de marquer
les grands jalons de la réflexion jusqu’à aujourd’hui. Dans notre deuxième chapitre, où la
notion cardinale, c’est-à-dire charnière de nos propos, demeurera la dignité, nous nous
interrogerons sur des termes ou expressions souvent rencontrés dans les discussions sur la
fin de vie afin de tenter de clarifier les enjeux présents dans leurs définitions. Nous verrons
que, si la dignité est très souvent invoquée, il est difficile de savoir quel sens précis lui est
donné. Il sera donc nécessaire, si l'on veut éviter d'en rester à une éthique des « bons
sentiments », d'en clarifier la signification. Ce sera là une tâche complexe (qui nous
occupera tout au long de notre étude) en ce que ce concept entretient des relations étroites
avec d’autres termes tels le droit de mourir, l’autonomie, la liberté, la raison,… Il s’agira
donc d’analyser ce que recouvrent ces notions-là.
Mis à part le travail de définition de ces termes, notre deuxième chapitre aura
également pour objectif de présenter deux conceptions majeures de la dignité. Dans un
premier temps, nous verrons que ce n’est bien sûr pas un hasard qu’au lendemain de la
seconde guerre mondiale s’est fait sentir la nécessité de rallier les Etats autour du concept
de dignité. En effet, l’urgence d’insérer l’obligation de respect de la dignité dans une
constitution juridique, telle la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, s’est
le plus ressentie après les horreurs de la seconde guerre mondiale.12 Pourtant, ce n’est qu’en
ce début du XXIème siècle qu’apparaît la nécessité de préciser ce qu’est la dignité. Notre but
ne sera pas de retracer toute l’histoire du concept de dignité jusqu’à aujourd’hui, cela a déjà
été fait auparavant. Nous nous proposons ici d’étudier la conception de la dignité telle
qu’elle est présentée dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. La
dignité y apparaîtra comme plus fondamentale que le mot droit, car les droits de l’homme,
nous le verrons, reposent sur la dignité. Nous préciserons également que cette conception de
Cependant, nous verrons au cours de notre développement, qu’elle est davantage de l’ordre de l’indicible,
du mystérieux, de l’ineffable.
12
Il semble que c’est dans le sillage de l’indignation que l’idée de dignité s’est imposée. Pour plus
d’information à ce sujet, nous consulterons : MATTEI, J-F., De l’indignation, Paris, La Table Ronde, 2005.
11
13
la dignité telle qu’elle est présentée dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme
semble avoir été mise en évidence dans la philosophie de Kant.
Dans un deuxième temps, il s’agira d’élargir le débat sur la dignité en présentant une
autre conception de celle-ci. Nous proposerons une réflexion à partir de l’expression « droit
de mourir dans la dignité ». Pour ce faire, nous poserons comme présupposé le fait que tout
un chacun reconnaît le droit de mourir dans la dignité comme un droit fondamental. Que ce
soient les tenants d’une loi sur l’euthanasie ou les unités de soins palliatifs, tous deux font
surenchère de zèle. Alors qu’en fait le malentendu est massif : on a oublié de dire ce qu’est
la dignité. Il s’agira alors de mettre en lumière plusieurs facettes de la dignité telle qu’elle
est entendue par les partisans de l’euthanasie, et plus spécialement par l’Association pour le
Droit de Mourir dans la Dignité. Nous essayerons de réfléchir la dignité de l’être humain
comme sujet libre, autonome, comme être de raison, en réaffirmant ce qui nous semble
l’héritage qui nous vient des Lumières. Notre objectif consistera essentiellement à clarifier
les enjeux de la fin de vie, à fixer le vocabulaire, à problématiser les situations et à indiquer
les repères.
Dans le troisième chapitre de notre travail, nous avons désiré envisager la question
suivante : qui est l’homme ? En effet, selon nous, la difficulté de la définition de la dignité
humaine semble être liée au fait qu’il est difficile de préciser en quoi consiste la nature de
l’homme. La question de la dignité nous conduit donc à savoir d’abord de quel homme on
parle. Nous verrons que la conception de la dignité selon l’Association pour le Droit de
Mourir dans la Dignité repose sur une vision dualiste de l’homme. Ce dernier est comme
partagé entre son corps et son âme. Cela signifie que la conscience subjective peut
percevoir son corps soit comme objet extérieur à lui, soit comme identique à sa subjectivité.
Tantôt le corps est méprisé, conception venant de notre héritage platonicien, tantôt le corps,
sa beauté et ses plaisirs sont l’objet d’une focalisation extrême produite par l’hédonisme
contemporain. Pour s’efforcer de saisir les difficultés éprouvées pour appréhender la dignité
à sa juste place dans le contexte d’une techno-médecine, on tracera donc une distinction : le
14
corps que l’on possède, que l’on a et le corps qu’on est. 13 Nous montrerons que cette
tension entre le corps objet et le corps sujet touche de plus près le monde médical
occidental. Ensuite, nous verrons ce que cela implique quant à la dignité de la personne.
Ainsi, d’emblée, nous voyons que le corps humain ne peut pas être mis entre parenthèses
dans une définition de la dignité humaine. Longtemps laissé pour compte, la question du
corps semble revenir en force comme un premier impératif de l’heure.
Une des lignes de force de cet ouvrage est certainement une volonté de dépasser ce
dualisme anthropologique caractéristique de nos sociétés occidentales. La recherche
d’articulation entre ce qui relève du corps (objectif) et ce qui relève de l’esprit ou de l’âme
(subjectif) pourra, selon nous, contribuer à la remise en cause du dualisme. En effet, nous
énoncerons la thèse selon laquelle la crise actuelle de notre civilisation trouve toute son
explication entre autre dans cette dissociation artificielle et radicale de l’âme et du corps.
Nous montrerons que le dualisme anthropologique est sans doute l’aboutissement logique
des méthodes et des techniques de la recherche scientifique car l’être humain est trop
complexe pour être saisi par nous dans son ensemble. Il semble que nous ne puissions
l’étudier scientifiquement qu’après l’avoir réduit en fragments par nos procédés
d’observation. L’abstraction était donc indispensable à la construction de la science. C’était
une nécessité méthodologique de décrire l’homme comme composé d’un substratum
corporel et spirituel. Mais, nous préciserons ensuite que l’erreur classique est d’avoir conçu
l’homme comme étant un corps ou un esprit, ou une association des deux, d’avoir cru à
l’existence réelle des parties qu’y découpe notre pensée et de les avoir regardées comme des
entités hétérogènes. Cette erreur foncière sera considérée comme étant à la base du
dualisme moderne qui, dès l’origine, a engagé la science sur une voie triomphale, mais la
civilisation sur celle de la désintégration spirituelle.
Il s’agira donc, dans un quatrième chapitre, de nous interroger sur l’unité de l’homme
et sa dignité qui en découle. Nous essayerons d’expliquer en quoi une nouvelle
anthropologie peut nous aider à construire une nouvelle éthique. Ce chapitre sera donc un
essai de solution à partir du principe de l’unité ontologique de l’être. Il nous permettra, en
13
Cette distinction consiste en fait en une perception que l’on a du corps.
15
effet, de restituer à l’homme l’unité qu’il a depuis si longtemps perdue, et, ce faisant, il nous
sera possible de considérer l’homme en tant qu’homme. Nous verrons que les soins
palliatifs ont beaucoup à nous enseigner en ce qui concerne leur conception de l’homme et
de sa dignité. En effet, il semble qu’ils aient saisi l’étendue de l’ambiguïté du concept de
dignité. Ils distinguent d’une part, la dignité ontologique de l’homme, et, d’autre part, son
sentiment personnel de dignité. Nous étudierons en quoi cette distinction fondamentale
permet d’éviter bien des malentendus et offre des pistes d’actions concrètes.
Telles sont les principales idées que l’on trouvera dans cet ouvrage. Elles pourront,
sans doute, soulever la discussion, et nous souhaitons qu’il en soit ainsi car nous n’avons
nullement la prétention d’aboutir à un consensus entre les différentes positions en présence.
Nous espérons seulement que notre réflexion contribuera à enrichir les débats et à mieux
faire percevoir à chacun les enjeux fondamentaux qui s’y cachent.
Par ailleurs, si nous ne sommes pas extérieurs à ce que nous questionnons
(l’expérience de la fin de vie et les représentations contemporaines de la dignité), il faut
reconnaître d’une part, que le sujet n’est pas simple, d’autant que nous ne sommes en rien
assurés de nos ressources effectives lorsque nous y serons confrontés, tant il est toujours
plus aisé de parler pour l’autre et d’autre part, il faut reconnaître également le courage et la
force avec lesquels les idées présentes sont exposées, et la vérité qu’elles contiennent. De
plus, est-il nécessaire de préciser qu’en regard de l’immensité de la tâche, le développement
s’avère sans doute partiel ? Il ouvre en effet sur plusieurs voies dont certaines ont été
empruntées, d’autres au contraire ont été négligées. Pour aborder plus au fond la question
de la dignité de l’homme, il aurait été enrichissant de confronter les apports des diverses
disciplines : l’histoire, la théologie, le droit, la médecine, les sciences sociales,…, chacune
apportant un éclairage original sur le sujet. Ce n’est pas notre objectif ici présent, même si
nous faisons référence à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, à la
pratique médicale contemporaine, à la théologie du Moyen Age, etc.14 Toutefois, dans un
Pour plus d’information concernant cette approche interdisciplinaire de la dignité humaine, on consultera
De KONINCK, Th., LAROCHELLE, R. (coord.), La dignité humaine. Philosophie, droit, politique,
économie, médecine. Paris, PUF, 2005. Pour une analyse systématique du concept de dignité en droit, on
14
16
esprit d’ouverture au monde qui nous entoure et à ses opinions divergentes, nous avons
effectués une dizaine d’interviews dans le cadre de cette étude. Nous avons voulu récolter
l’avis de plusieurs horizons professionnels. C’est ainsi que nous nous sommes entretenue
avec des médecins, infirmières, juristes, philosophes, psychologues, journalistes, membres
du Comité Consultatif National de bioéthique, …) Nous nous sommes également appuyée
sur des articles de presse scrupuleusement sélectés.
Nous restons malgré tout sur notre faim d’approcher davantage le sens de l’homme et
son mystère… le temps imparti est malheureusement trop court… Il faudrait bien des
développements complémentaires. De plus, au-delà de cette lecture, il y a non seulement un
travail d'approfondissement mais aussi d'application des principes à la réalité politique et
sociale à accomplir, et ce n'est pas la tâche qui manque. C’est pourquoi, nous avons la
volonté de continuer à avancer sur le chemin de la réflexion bioéthique avec pour horizon le
respect de la dignité de l’homme. Puisse ce travail y contribuer.
consultera PAVIA, M-L., REVET Th. (dir.), La dignité de la personne humaine, Economica Coll. « Etudes
juridiques », Paris, 1998.
17
Chapitre premier
Analyse systématique du concept de dignité
Le concept de dignité apparaît d’emblée comme polysémique. En effet, il se déclare
différemment selon les courants philosophiques. Il peut dès lors se révéler intéressant de
repérer les différents sens du terme et d’en faire une analyse systématique. Pour ce faire,
nous avons sélectionné quelques éléments structurels du concept de dignité tels l’honneur,
le don d’être créé à l’image de Dieu, la raison, la liberté, la capacité et l’utilité. Nous
distinguerons d’emblée la définition traditionnelle de la dignité et la définition moderne qui
trouve ses sources dans le stoïcisme et le christianisme, tout en précisant que les deux sens
sont encore d’usage aujourd’hui. L’approche la plus éloquente de cette analyse
correspondra au suivi de l'ordre historique d'apparition de ces différents sens, même s’il ne
s’agit pas ici de procéder minutieusement à l’histoire du mot « dignité ». Une fois arrivé au
bout de ces lignes, le lecteur ne sera probablement pas un spécialiste quant à la
compréhension du terme de dignité car le sujet est infiniment plus vaste et complexe qu'il
n'y paraît. Le but de ce premier chapitre consiste seulement à donner quelques clefs qui
pourraient faciliter la compréhension des chapitres suivants. Ceux-ci porteront sur un des
principaux débats éthiques actuels : l’euthanasie.
Dans un premier temps, nous commencerons par présenter le sens premier du terme :
la dignité comprise comme honneur. Dans un deuxième temps, nous verrons comment le
stoïcisme et le christianisme ont profondément modifié ce sens social en un sens moral et
religieux et comment ils ont étendu la dignité à tous les êtres humains. Dans un troisième
temps, nous relèverons brièvement l’originalité de la pensée de Pic de la Mirandole. Enfin,
nous réfléchirons sur le sens moderne du terme dignité tel qu’il nous est livré par l’héritage
des Lumières d’une part, et par le courant utilitariste d’autre part.
I. Un sens social et politique : la dignité comme honneur
Le mot «dignité» a conservé, dans certains usages, son sens ancien, historiquement
premier, dont témoigne toujours le premier sens du terme dans le dictionnaire : «fonction,
18
titre ou charge qui donne à quelqu’un un rang éminent»15 Le terme de dignité désigne ici le
rang éminent reconnu à une personne, en raison de ses mérites personnels ou de la fonction
qui lui est confiée ; ce rang lui vaut par conséquent des marques de respect et d’estime. L'on
parle ainsi de « dignitaires ». Ainsi en allait-il, par exemple, des sénateurs romains,
auxquels était due la reconnaissance de leur grandeur. Dans ce sens ancien, la dignité est
fonction d’une hiérarchie sociale; ceux qui sont en haut de l’échelle ont une dignité
spéciale, elle-même relative, supposera-t-on aux charges et responsabilités spéciales
attachées à ce type de fonction. Le mot « dignité » est ici synonyme d’« honneur ». Ce sens
ancien est encore utilisé aujourd’hui mais uniquement quand il s’agit de désigner des
distinctions accordées aux titulaires de fonctions importantes, par exemple le rang de
ministre ou de «première dame de France». On parle également de «dignitaire de l’Eglise»,
ou de «haut dignitaire de l’Etat».
Alors que la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme souligne l'aspect égalitaire de la
dignité humaine, il est original de constater que le sens initial du terme est relatif à l'échelle des
honneurs officiellement décernés dans une société. Jean-François Mattéi explique dans son livre
intitulé « De l’indignation », qu’il n’y a rien, ni dans le droit romain, ni dans les usages de la
Grèce antique, qui évoque la dignité universelle des droits de l’homme. L’idée même d’humanité,
à laquelle on associe celle de dignité, était étrangère aux Grecs. «Quand ils utilisent les mots
« hoi anthropoi » (les hommes), ils désignent bien l’ensemble des hommes, mais non l’essence
d’une humanité distincte de ses enracinements linguistiques, politiques et géographiques» 16 .
C’est ainsi que l’on peut dire qu’il y a, d’une part, la dignité telle qu’elle est présentée dans la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et d’autre part, les dignités sociales. En plus
d’être objectives, ces dignités ne sont pas inaliénables comme la dignité telle qu’elle est conçue
par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. En effet, dans la mesure où ces dignités
sont liées à une fonction, elles sont relatives, c’est-à-dire conférées, acquises et parfois même
aussi conservées au-delà d’exercice de la fonction (et même au-delà de la mort). Est alors décerné
15
Le Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Ed. Le Robert, Paris, 1967,
article dignité.
16
MATTEI, J-F., De l’indignation, Paris, La Table Ronde, 2005, p. 15.
19
le titre d' « honoraire » ou d' « émérite ».17 Mais elles peuvent également être retirées en même
temps que la fonction. En effet, un officier peut être dégradé. La déchéance peut être prononcée
vis-à-vis du titulaire d'une dignité. Cela désigne et sanctionne une faute réputée grave et a une
connotation infamante. Voilà sans doute l'origine des termes dégradation et déchéance,
aujourd'hui fréquemment employés à propos de malades atteints d'altérations importantes, surtout
en fin de vie. Ces derniers parlent de « perte de dignité ».18 Mais aujourd’hui, quand le langage
quotidien nous fait dire d’une personne qu’elle a « perdu », « gardé » ou « retrouvé » sa dignité,
nous ne nous référons plus tant à cette dignité sociale ou politique mais plutôt à un sens moral,
c’est-à-dire à la possibilité pour une personne de poser des actes libres. Ce sens moral souvent
associé à un sens religieux a été mis en forme essentiellement par les stoïciens et ensuite repris
par les chrétiens. Cette conception stoïcienne et chrétienne fera l’objet de notre point suivant.
II. Un sens moral et religieux : la double genèse, stoïcienne et chrétienne, du
concept de dignité
A. Le stoïcisme
L'emploi du mot dans un sens moral, aujourd'hui très fréquent, est lié au précédent par
l'exigence faite au dignitaire d'un comportement en adéquation avec le rang supérieur qu'il
occupe. En effet, du dignitaire, on a exigé un comportement digne qui fasse honneur à sa
fonction. 19 Et, ce sont les stoïciens qui vont étendre ce comportement digne à tous les
humains : les hommes, quelle que soit leur fonction, devraient adopter un comportement
digne de la grandeur humaine. Dignité devient alors synonyme de moralité, de « valeur
morale ». C’est ainsi que la conception stoïcienne implique, avec l’émergence de la
personne morale, l’unité d’ensemble de l’humanité ou selon l’expression de Cicéron, de
« la société universelle du genre humain » 20 Cela est d’autant plus étonnant que cette
conception universelle voit le jour à une époque où pourtant prévaut la suprématie de
17
Aujourd'hui, un Professeur à la retraite est appelé Professeur Emérite: il est dignitaire de l'Education
Nationale en retraite.
18
Nous développerons ce point dans le chapitre suivant car il importe de prendre conscience de ce que ce
terme évoque implicitement.
19
Ainsi, remarque fut faite à César tandis que celui-ci s'enivrait en public jusqu'à se dévêtir.
20
CICERON, De finibus bonorum et malorum, III, 19, 62, Georg Olms verlagsbuchhandlung Hildesheim,
(rassemblé par MADVIG J.N.), Allemagne, 1963, p. 452.
20
l'homme sur la femme, où chaque peuple se considère surpassant son voisin, et où
l’esclavage est loin d’être aboli.21
Cette société universelle du genre humain se base sur une idée fondamentale du
stoïcisme, idée déjà émise par Socrate et par Platon, mais que les premiers stoïciens, Zénon,
Chrysippe et Cléanthe, ont exprimée avec bien plus de précision et un développement plus
philosophique. C'est l'idée d'une justice naturelle, d'un droit naturel qui a son fondement
dans l'essence même de l'homme et dans sa parenté avec la divinité. Cette loi, étant ellemême la droite raison, unit tous ceux qui ont la raison en partage. Or, tous les hommes
possèdent la raison donc tous les hommes sont capables de la loi et de la même loi. Ce n'est
pas une loi écrite, elle est née avec nous; nous ne l'avons pas apprise, reçue d'autrui, lue
dans les livres; nous l'avons trouvée et puisée dans la nature même. 22
Ainsi, pour les stoïciens, tous les hommes ont la capacité de se gouverner eux-mêmes
par la volonté. Cette aptitude est à la portée de tout homme, quels que soient son statut
social, sa richesse ou ses talents.23 Tout homme peut être maître de lui-même s’il parvient à
se concentrer sur ce qui dépend de lui et ce qui n’en dépend pas. Les êtres humains ont donc
une dignité intrinsèque liée au fait de vivre conformément à leur vocation d’êtres rationnels,
par là même susceptibles de surmonter leurs inclinations pour parvenir à la maîtrise d’euxmêmes. Nous pouvons donc dire que le stoïcisme a construit un idéal de dignité individuelle
et subjective accessible aux sages grâce à l´empire de leur raison et de leur volonté sur les
affects.
Ces valeurs stoïciennes sont encore, d’une certaine façon, présentes dans nos
mentalités actuelles, par exemple, quand nous parlons de mener, par la « maîtrise de soi »,
21
Tout le monde connaît ou devrait connaître ce beau morceau du stoïcien Sénèque: «Ils sont esclaves? dites
qu'ils sont hommes. Ils sont esclaves? Ils le sont comme toi ! Celui que tu appelles esclave est né de la même
semence que toi, il jouit du même ciel, respire le même air, vit et meurt comme toi » (SENEQUE, Ad Lucilius,
livre V, lettre 47.) in SENECA, Tutte le opere, dialoghi, trattati, lettere e opere in poesia, (dir. REALE G.),
Milan, Ed. Bompiani, il pensiero occidentale, 2000.
22
Voir CICERON, Traité des lois (trad. DE PLINVAL G.), Paris, Ed. Des universités de Franoe, Coll. « Les
Belles Lettres » 1968, 1. I, tout entier.
23
C’est ainsi que Marc-Aurèle était empereur et Epictète esclave, l’étrange destin ayant fait de ce dernier le
maître du premier. Tous deux sont pourtant dits stoïciens.
21
une vie digne de l'être doué de raison que nous sommes. Le terme de dignité, ainsi compris,
évoque alors courage, lucidité, acceptation d'une réalité douloureuse, et aussi pudeur,
discrétion, volonté de ne pas faire peser sur autrui le poids de son infortune. Dans un hôpital
ou une maison de retraite, le « patient très digne » est celui qui n'importune personne, ne se
plaint pas, porte tout seul son malheur personnel. Est aujourd'hui réputé digne celui qui ne
montre rien de sa tristesse ou détresse au sein de l’épreuve. Nous remarquons donc que la
signification morale du terme « dignité » en vient donc à être réduite au point de ne plus
désigner autre chose qu’une certaine « décence », elle-même réduite au fait de ne pas
déranger autrui, de ne pas troubler sa tranquillité.
B. La tradition judéo-chrétienne : l’homme créé à l’image et à la ressemblance
de Dieu
La philosophie stoïcienne a été une source d’inspiration importante pour la tradition
judéo-chrétienne. De nombreux éléments de la pensée stoïcienne se retrouvent notamment
dans les écrits des Pères de l’Eglise au Moyen-Âge. Nous ne relèverons pas ici les
nombreuses allusions à la dignité faites par ces théologiens. En effet, notre objectif ne
consiste pas à élaborer ici une étude approfondie de la pensée des Pères de l’Eglise quant au
concept de dignité. D’autant plus que le terme de dignité ne se trouve pas tel quel
directement dans l’Ecriture Sainte, sur laquelle se sont appuyés ceux-ci.24 Par contre, le
thème de l’image de Dieu a été souvent considéré comme une affirmation de la dignité
humaine par la tradition judéo-chrétienne. C’est donc sur cette image de Dieu que portera
l’essentiel de notre propos.
Le croyant croit que Dieu a fait l'homme à son image (homme et femme à son
image), ce qui veut dire que, dans toute personne humaine, il y a une touche divine, il y a la
marque de Dieu. Ce thème de l’homme en tant qu’image de Dieu est donc au coeur de la
tradition judéo-chrétienne. Le texte fondamental est certainement le récit de la création de
24
En effet, dans les versions latines et grecques de la Bible, on ne rencontre pas le terme « dignité » tel quel
mais bien ceux d’honoris, de decor,… Ces termes font donc essentiellement référence à la dignité sociale,
c’est-à-dire à la dignité comme honneur dû à un rang, et au comportement qu’elle implique mais non à la
dignité en tant qu’image de Dieu. Dans la traduction française de la Bible de Jérusalem, les termes honoris et
decor sont traduits par « dignité ». Voir, Ancien testament : Nb 27, 20 ; 1 R 15, 13 ; II Chroniques 15, 16 ;
Esth 3, 1 ; Esth 6, 3 ; Pv 31, 25. Nouveau testament : Lc, 19,12 ; Lc, 19, 15 ; Ro 13, 13 ; 1 Tim 2, 2 ; Ti 2, 7 ;
Hé 3.
22
l’homme et de la femme.25 Au cours des premiers siècles du christianisme, le thème de
l’homme imago Dei fut au centre des réflexions et de la prédication, tant dans la tradition
latine que dans la tradition grecque.26 Nous allons nous centrer ici sur l’analyse du thème
par saint Thomas d’Aquin car il reprend en bonne partie les réflexions de ses prédécesseurs,
notamment de saint Augustin.27
1. La distinction entre « image » et « ressemblance »
Selon saint Thomas, ce n’est pas un hasard si l’auteur du récit de la Genèse a utilisé
deux mots différents (image et ressemblance) pour présenter la création de l’homme à
l’image de Dieu. Les notions d’ « image » et de « ressemblance » ne sont donc pas
identiques. Il ne s’agit pas d’une répétition inutile. Elle a un sens. Saint Thomas explique
cette distinction de la manière suivante : « Là où il y a image il y a toujours ressemblance,
mais là où il y a ressemblance, il n’y a pas toujours image ».28 La ressemblance est donc
incluse dans la notion d’image.29 Selon saint Thomas, une chose est « à l’image » d’une
autre lorsqu’elle tire son origine de l’autre. L’image ajoute donc quelque chose à la
ressemblance. En effet, deux choses peuvent se ressembler sans être l’une l’image de
l’autre, car être « image » veut dire « être issu d’un autre ». Ainsi, poursuit saint Thomas,
de deux oeufs parfaitement semblables il n’est pas dit que l’un est l’image de l’autre. Au
contraire, on peut dire que le fils est l’image du père, car la ressemblance qu’il a avec lui,
c’est de lui qu’il la tient. C’est donc dans cette origine tirée de Dieu que l’homme situe sa
dignité propre. C’est parce qu’il est appelé fils et enfant de Dieu qu’une dignité lui est
reconnue.
25 Gen. 1, 26-27 : « Elohim dit : Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils
dominent sur les poissons... Elohim créa l’homme à son image, à l’image d’Elohim il le créa, mâle et femelle
il les créa ».
26
Il apparaît notamment, en Occident, chez Tertullien, saint Ambroise et saint Augustin (De Trinitate, XII, VI,
6) : en Orient, il a été surtout développé par saint Grégoire de Nysse et Origène, entre autres. Pour plus
d’information à ce sujet, on consultera LAPORTE J., Les Pères de l’Eglise, I : Les pères latins, Paris, Cerf
Coll. « Initiations aux Pères de l’Eglise », 2001 et LAPORTE J., Les Pères de l’Eglise, II : Les pères grecs,
Paris, Cerf Coll. « Initiations aux Pères de l’Eglise », 2001.
27
Ce thème de l’image de Dieu chez Thomas d’Aquin est développé dans la Somme Théologique, tome I.,
Paris, Cerf, 1984, question 93, pp. 793-805.
28
Saint AUGUSTIN, 83 Quaest. q. 74. PL 40, 85. BA 10, 327, cité in D’AQUIN Th., Somme théologique,
Tome 1, Paris, Cerf, 1984, question 93, p. 793.
29
« Cela montre bien que la ressemblance est incluse dans la notion d’image, et que l’image ajoute quelque
chose à la notion de ressemblance. » voir D’AQUIN Th., Somme théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984,
question 93, art. 1, p. 793.
23
2. L’âme spirituelle de l’homme
Nous le voyons, l’idée d’image implique que « quelque chose » (l’homme) est faite en
prenant une autre comme modèle (Dieu). Cependant, la dignité de la créature ne s’appuie
pas sur n’importe quelle similitude avec son Créateur. Cette similitude doit être non pas
purement générique mais spécifique, à la façon dont l’image du père est dans son fils.30
Cela suppose que la différence avec le modèle doit porter sur la différence ultime ou du
moins sur un accident propre à l’espèce. Saint Thomas conclut par là qu’il n’y a que les
êtres doués de raison qui peuvent être appelés « image de Dieu », car il n’y a que chez eux
où se vérifie une similitude avec Dieu qui porte sur la différence ultime. L’image de Dieu se
trouve donc, selon saint Thomas, dans la nature spirituelle de l’homme.
C’est à saint Augustin que saint Thomas a repris l’idée de l’âme comme siège
privilégié de l’image. En effet, saint Augustin affirme que l’image se trouve dans ce qu’il y
a de plus élevé dans l’âme : mens ou intellectus qui est ce qui excelle en elle. Pourquoi ?
Parce que la chose par laquelle l’être humain ressemble à Dieu, c’est précisément
l’intelligence ou esprit, puisque Dieu est esprit. Le corps humain n’est donc pas le lieu
privilégié de l’image. Cependant, il participe indirectement à la qualité d’image en ce qu’il
est, d’une part, fait pour le service d’une âme rationnelle et, d’autre part, parce qu’il est
celui qui, parmi les êtres corporels, s’approche le plus de l’image de Dieu, en raison de sa
station droite, qui le fait regarder vers le ciel. Thomas d’Aquin situe donc l’image de Dieu
essentiellement au niveau de l’âme spirituelle. Celle-ci est ce qui fait le propre de l’homme
et lui confère donc une dignité particulière.31
« Ce qui est requis pour la qualité d’image, c’est une ressemblance spécifique, à la façon dont l’image du roi
est dans son fils, ou, tout au moins, sur une ressemblance qui porte sur un accident propre à l’espèce, surtout
celle qui porte sur la configuration, à la façon dont l’image de l’homme est dite se trouver dans le cuivre d’une
monnaie. » D’AQUIN Th., Somme théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984, question 93, art. 2, p.795. Ainsi,
une similitude purement générique ne donne pas lieu à l’image. Le parasite qui vit à l’intérieur du corps
humain, même s’il a en commun avec l’homme la condition animale, ne peut être qualifié d’image de
l’homme.
31
Si la dignité de l’homme tient essentiellement à son âme spirituelle, l’on pourrait se poser la question des
hommes qui n’ont pas encore ou n’ont plus cette capacité d’exercer leur raison. Nous verrons ultérieurement
comment saint Thomas résout le problème par sa conception de la dignité statique (potentielle) et de la dignité
dynamique (actuelle).
30
24
3. Image imparfaite mais image universelle et inaliénable
Il n’en reste pas moins que l’homme image de Dieu demeurera toujours une image
imparfaite, car image ne veut pas dire égalité avec le modèle, mais seulement une certaine
ressemblance.32 Pour saint Thomas, l’idée de l’imperfection de l’image est bien mise en
évidence par le langage qu’emploie le texte sacré (à l’image, « ad imaginem »). La
préposition « à » (« ad ») traduit une certaine approximation, et marque que l’image reste
toujours à une certaine distance du modèle.33 Cette conception de la dignité comme image
de Dieu, même si elle est imparfaite, permet toutefois d’affirmer l’égalité entre tous les
hommes puisque tous sont fils de Dieu et donc frères, enfants d’un même Père. En effet,
selon saint Thomas (et selon la pensée chrétienne en général) tout homme est image de
Dieu par nature. Cette affirmation a des conséquences remarquables, notamment en éthique
et en droit : la première est celle de l’égalité. Tous les hommes, sans aucune distinction
d’âge, de religion, de sexe, d’état de santé, possèdent en eux une touche divine.34 Ils ont par
conséquent la même valeur et méritent donc d’être également respectés. La deuxième
conséquence, c’est que la dignité ne se perd pas, ni par la propre conduite, ni par la décision
des autorités publiques. Elle est inhérente à notre condition humaine. C’est aussi ainsi que
la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 affirmera la dignité de l’homme.
4. Image statique et image dynamique
Une deuxième manière de distinguer l’image de la ressemblance consiste, selon saint
Thomas, à considérer la ressemblance comme le perfectionnement de l’image. 35 La
ressemblance serait l’image en mouvement. Dès lors, tandis que l’image originaire ferait
« L’égalité, elle, n’est pas essentielle à l’image, car S. Augustin dit au même endroit : « Là où il y a image,
il n’y a pas nécessairement égalité. » »D’AQUIN Th., Somme théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984,
question 93, art.1, p. 794.
33
« Et c’est pourquoi l’on dit qu’il y a chez l’homme image de Dieu, non pas parfaite, mais imparfaite. C’est
ce que signifie l’Ecriture lorsqu’elle dit que l’homme a été fait « à l’image » de Dieu ; la préposition « à »
traduit en effet une certaine approximation par rapport à une réalité qui demeure éloignée. » D’AQUIN Th.,
Somme théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984, question 93, art.1, p. 794.
34
Quand Platon insiste sur la part de divinité qu’il y a chez l’homme, c’est à l’idée générale d’humanité qu’il
pense et non pas tellement aux individus concrets. Chaque homme ne fait que participer de cette idée
d’homme qui est, elle seule, en affinité avec le divin. Il semblerait donc que ce n’est qu’avec le christianisme
que s’affirme la conviction du caractère existentiellement unique de chaque personne.
35
En parlant de la ressemblance : « Mais on peut aussi la considérer comme consécutive à l’image en tant
qu’elle signifie une perfection de celle-ci ; car nous disons que l’image de quelque chose ressemble, ou non, à
ce dont elle est l’image, en tant qu’elle le représente parfaitement, ou non. » D’AQUIN Th., Somme
théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984, question 93, a. 9, p.804.
32
25
référence à l’être de l’homme, la ressemblance (l’image dynamique) nous renverrait à son
agir. Ontologie et éthique seraient donc les deux dimensions qui correspondraient
respectivement aux notions d’image et de ressemblance. L’image, initialement statique,
deviendrait une réalité dynamique, qui évolue vers la perfection, c’est-à-dire vers l’union
avec Dieu. L’image est le point de départ ; la ressemblance, le point d’arrivée. L’image est
liée à l’origine divine de l’âme humaine tandis que la ressemblance renvoie à sa destinée,
aussi divine. L’image correspond à la nature, la ressemblance correspond à la grâce. Cela
signifie donc que l’homme a reçu dans sa première création la dignité de l’image, mais que
la perfection de la ressemblance est réservée pour la fin : à savoir que lui-même doit
l’acquérir par ses propres forces en imitant Dieu, afin qu’ayant reçu au début par la dignité
de l’image une possibilité de perfection, il puisse la consommer à la fin en parfaite
ressemblance par l’accomplissement des œuvres.
« L’image de Dieu dans l’homme pourra donc se vérifier selon trois degrés. D’abord
en ce que l’homme a une aptitude naturelle à connaître et à aimer Dieu ; cette aptitude
réside dans la nature même de l’âme spirituelle, laquelle est commune à tous les hommes.
Deuxièmement en ce que l’homme connaît et aime Dieu en acte ou par habitus, quoique de
façon imparfaite ; c’est l’image par conformité de grâce. Troisièmement en ce que l’homme
connaît et aime Dieu en acte et de façon parfaite ; c’est ainsi qu’on rejoint l’image selon la
ressemblance de gloire. » 36
Ainsi, saint Thomas n’hésite pas à présenter l’image de Dieu comme étant la fin
même de la création de l’homme. Autrement dit, l’homme a été créé, non seulement en tant
qu’image de Dieu (sens statique), mais en même temps pour devenir image de Dieu (sens
dynamique).37 On peut s’étonner de la conséquence que saint Thomas tire des affirmations
précédentes : chez ceux qui n’ont pas ou plus l’usage de raison, l’image de Dieu n’apparaît
D’AQUIN Th., Somme théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984, question 93, a.4, p.797.
Saint Augustin parle en ce sens d’image virtuelle et d’image actuelle. Il distingue en effet deux moments de
l’image dans la vie de l’âme : l’image virtuelle et l’image actuelle. Le premier moment correspond à la
création originelle et consiste en une capacité de connaître et d’aimer Dieu. On dit que l’image est encore
virtuelle, car l’âme n’exerce pas encore sa capacité. Elle est encore centrée sur l’amour de soi et ne sait même
pas qu’elle est image de Dieu. Le deuxième moment intervient quand l’âme passe de l’amour de soi à l’amour
de Dieu. L’image de Dieu devient actuelle, ou plutôt actualisée chez elle. Pour plus d’information à ce sujet,
on consultera AUGUSTIN, De la Trinité, XIV, 16.
36
37
26
presque plus38. Cependant, il faut bien préciser que cette affirmation ne s’applique qu’à
l’image dynamique. En effet, chez ces individus (par exemple, les nouveau-nés, les
personnes atteintes de maladies mentales graves ou celles en coma végétatif), l’amour et la
connaissance de Dieu ne peuvent probablement pas grandir.39 Cependant, il est clair que
chez ces individus il y a toujours une image de Dieu au sens statique, étant donné que l’âme
rationnelle est toujours le siège naturel d’une telle image, même si l’individu n’est plus (ou
pas encore) capable d’exercer les facultés rationnelles. C’est ainsi qu’ont trouve configurée
l’image de Dieu en tout homme, en tant qu’être rationnel, virtuel ou actuel. Tout homme est
par-là même digne en tant qu’il est créé être rationnel à l’image de Dieu.
Il semble donc que la tradition judéo-chrétienne ait marqué une étape fondamentale
dans la définition du concept de dignité : ce serait de la partie divine de son être que
l’homme tirerait sa dignité. La valeur que Dieu nous a accordée est donc un don, et non pas
quelque chose que nous méritons. Cela entraîne plusieurs conséquences. D’une part, cette
conception possède le grand mérite de rappeler à l'homme qu'il n'est pas à l'origine de sa
dignité et qu'une réalité extérieure à son esprit existe. La dignité de chaque être humain
étant transcendante, dérivée du Créateur et non de l’homme, cela implique également
qu’elle est inestimable et inaliénable. La dignité peut être oubliée, voilée, salie, blessée,
mais elle n’est jamais perdue. L’image de Dieu apparaît donc comme un aspect intrinsèque
et inséparable de l’humanité, présent dans chaque personne de sa conception à sa mort.
D’autre part, cela suppose que nous devons respecter tous les êtres humains qui sont tous
également dignes de ce respect, en tant qu’êtres rationnels et libres. De cette manière, nous
nous rendons dignes en agissant de façon appropriée à la valeur que Dieu nous attribue,
gratuitement et indépendamment de notre mérite individuel ou de notre situation sociale.
Car, c'est en raison de cette image de Dieu imprimée en toute personne humaine que toute
offense à la personne humaine est offense envers Dieu : « Chaque fois que vous avez fait
(cela) à l'un de ces petits qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait »40 De même,
Voir D’AQUIN Th., Somme théologique, Tome 1, Paris, Cerf, 1984, question 93, a. 8
L’intensité de l’image augmente lorsque les facultés typiquement humaines (intelligence et volonté) sont
actuellement exercées. Elle augmente encore plus, pour atteindre leur plus haut niveau, lorsque l’objet des
facultés est Dieu.
40
Voir Evangile de saint Matthieu 25, 40.
38
39
27
toute négation de Dieu finit par être une négation de la grandeur et de la dignité de la
personne humaine.
Nous pouvons donc affirmer que le stoïcisme et ensuite le christianisme ont entraîné
une étonnante métamorphose du mot dignité. En effet, une distinction extérieure, une
marque sociale, une décoration est devenue ce qui, à l’intérieur de chaque être humain
concret, mérite le respect inconditionnel d’autrui. Le stoïcisme et la théologie du Moyen
Age ont donc contribué à l’élaboration d’une théorie de la dignité humaine plus générale,
moins relative à la condition sociale du sujet, et qui devient une qualité intrinsèque de celuici.
III. Pic de La Mirandole
Pic de la Mirandole, dans son « De dignitate hominis » 41 met en scène Dieu qui
s’adresse en ces termes à Adam : «Si nous ne t'avons donné, Adam, ni une place
déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place,
l'aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton voeu, à
ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons
prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié,
qui te permettra de définir ta nature. Si je t'ai mis dans le monde en position intermédiaire,
c'est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour.
Si nous ne t'avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c'est afin que, doté pour
ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te
donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui
sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui
sont divines.»42
Dans ce texte, Pic fait ressortir le statut exceptionnel de l’homme : lui seul a reçu le
privilège de la liberté, de définir sa nature en fonction de son arbitre propre, alors que les
PICO DELLA MIRANDOLA, De la dignité de l’Homme, Combas, Ed. de l’Eclat, 1993.
PICO DELLA MIRANDOLA, De la dignité de l’Homme (trad. BOULNOIS O. et TOGNON G.), Paris,
PUF, 1993.
41
42
28
autres créatures sont toutes régies par les contraintes rigoureuses de leur nature. L’homme,
placé au centre du monde à sa création, est dépourvu de toutes qualités. Il peut ainsi, selon
ses choix, développer ou actualiser telle ou telle de ses potentialités, selon tel ou tel ordre de
préséance ou de priorité. L’homme choisit librement, une place, une apparence ou un rôle
selon ses souhaits. Il peut donc métaphoriquement s’élever ou s’abaisser dans l’ordre des
êtres, selon le jugement de son esprit. C’est en cela que consiste sa liberté : pouvoir se
modeler soi-même par le choix du bien ou du mal, c’est-à-dire par la reconnaissance ou par
le refus d’un ordre objectif, en agissant selon la loi divine ou en se rebellant contre elle.
Cependant, l’homme ne peut modifier cet ordre. L’Adam que décrit l’Oratio, n’est
aucunement à lui-même sa propre loi. Il choisit sa propre destinée, il ne l’invente pas.
Il apparaît donc que, pour Pic de la Mirandole, la dignité de l’homme consiste en sa
liberté de choisir entre le haut et le bas, le bien et le mal.43 Cette dignité lui a été octroyée
par Dieu lorsqu’il l’a créé et placé au centre du monde. La dignité n’est donc pas due à
l’être humain du seul fait qu’il est humain, mais du seul fait qu’il a été créé.
IV. La dignité au siècle des Lumières : la dignité d’un être de raison et de
liberté.
Il me semble important de réaffirmer la pertinence de ce que l’héritage des Lumières
nous a légué. Le XVIIIème siècle fut, en effet, appelé siècle des Lumières entre autre parce
qu’il fut un mouvement de renouveau intellectuel, culturel construit sur des idées de liberté
(de penser, d'agir, de croire), d'égalité, de tolérance, de rationalisme scientifique,
d'individualisme. En effet, au cours de ce siècle des Lumières, tous les secteurs de la société
ont eu tendance à se débarrasser des anciennes tutelles, qu’elles soient religieuses,
politiques ou sociales. La pensée des philosophes, qui vantaient la capacité de l’individu à
se servir de sa raison, a aboutit à remettre en cause tous les principes religieux et politiques
qui constituaient les fondements de la société : contre la croyance et les dogmes religieux, le
doute et la méfiance; contre l'autorité, le libre arbitre; contre la communauté, l'individu.
L’essor des sciences modernes a certainement joué un rôle, et non le moindre, dans tous ces
Il serait possible de tirer de ce texte fameux la conclusion que l’homme, dans sa facticité brute, est libre de
s’accorder ou non une dignité.
43
29
changements. Ainsi, d'une certaine manière, la philosophie des Lumières a renoué avec
l'idéal humaniste (initié par les stoïciens et repris par le christianisme), par la confiance
qu'elle met en l'homme et sa raison. Elle a mis l’accent sur l’épanouissement, le progrès
moral de la raison pratique et sur son autonomie.
Ce renouveau intellectuel et culturel n’a pas été sans implications quant à la
compréhension du concept de dignité. Il semble même qu’aucune époque davantage que
celle des Lumières ne s’est assignée la tâche de penser cette dignité de l’être humain. En
effet, à partir des Temps Modernes (dès le XVIIème siècle) et surtout au siècle des Lumières,
on peut voir apparaître une nouvelle forme de dignité, préparée sans doute par la théologie
chrétienne du Moyen Age : La tradition chrétienne va être reprise mais elle va être laïcisée,
sécularisée et moralisée, c'est-à-dire située dans un contexte strictement moral et pas du tout
religieux.
Parmi les personnages marquants des Lumières, Emmanuel Kant est probablement
celui qui a le plus clairement exposé le concept de dignité humaine en le débarrassant de la
forte connotation religieuse dont il était pourvu. En effet, il n'est pas difficile, je pense, de
voir dans la formule de Kant (« Agis de sorte à traiter l'humanité, que ce soit dans ta
propre personne ou dans celle d'une autre, toujours comme une fin, et jamais seulement
comme un moyen ») une répétition, en langage non-biblique, de la face humaniste de
l'enseignement essentiel du Judaïsme et du Christianisme: « Tu aimeras ton prochain
comme toi-même »44, « Et de lui nous tenons ce commandement, que celui qui aime Dieu
aime aussi son frère... »45 La dignité est alors, pour Kant, la dignité morale, c'est-à-dire le
respect de la loi morale qui est en nous et pas nécessairement de la loi politique.
Ce système de pensée kantienne s'inscrit en fait dans la lignée de la pensée moderne
telle qu'elle s'est développée à partir du XVIIème siècle, notamment avec Descartes, et se
distingue par son caractère fortement anti-naturaliste. En effet, si la notion de nature reste
pertinente dans le domaine de l'étendue, elle ne l'est plus pour ce qui relève de la pensée.
44
45
Voir livre du Lévitique 19, 18
Voir première lettre de saint Jean 4, 21
30
Or, comme selon Kant, la morale ne relève pas de l'étendue mais de la pensée, elle ne relève
donc pas de la nature mais de la raison humaine. Le kantisme consistera ainsi en une
tentative de fonder une philosophie morale non sur l'étude de la réalité naturelle ou sur des
principes relevant d'une tradition religieuse, mais uniquement sur la raison humaine.
Et c’est cette raison humaine qui confère à l’homme une dignité toute particulière. 46
Car, selon Kant, un abîme sépare l'homme du reste de la réalité : l'homme est en effet la
seule créature dotée de raison. La capacité à la rationalité et à la conscience de soi est donc
la seule chose qui place la personne humaine scientifiquement au-dessus des animaux. Cela
fait de lui un être absolument digne, qui contraste avec le reste de la réalité qui n'a qu'un
prix, une valeur d'échange. Ainsi, Kant fonde la dignité de l'espèce humaine sur ce qui la
différencie des espèces animales, à savoir la rationalité, et plus particulièrement
l'autoconscience.
Rappelons également que cette rationalité humaine n’est pas isolée. Elle est en lien
étroit avec l’autonomie. En effet, selon Kant, l’homme est capable, par l’exercice de sa
raison, de construire des propositions universellement acceptables par tous, de définir ses
valeurs et ses lois auxquelles il obéira. Et, c’est en cela que consiste l’autonomie selon le
philosophe de Konïgsberg. Elle n’est pas, à proprement parlé, la liberté, comme certains
pourraient le croire, mais une des formes de la liberté : si l'on se réfère à l'étymologie
grecque et à l’interprétation que Kant en a faite : autos (soi-même) et nomos (loi),
l'autonomie est le fait de se donner sa propre loi, de décider sans se référer à une autorité
extérieure. En rigueur de termes, l'autonomie est obéissance à une loi (nomos) qui ne
s'impose pas de l'extérieur (hétéronomie, maintien dans un état de minorité et de servitude,
la privation de liberté), mais qui est élaborée par soi-même (autos), comme sujet libre et
rationnel. Ainsi, Kant affirme que l’autonomie ne doit pas être comprise ici en un sens
individualiste et subjectif mais doit être réinsérée dans une universalité : Comme toute loi,
Kant élabore cette conception de la dignité en s’inspirant de nombreuses sources, parmi lesquelles
notamment la pensée stoïcienne. Pour les stoïciens, en effet, il faut accorder une valeur suprême aux capacités
rationnelles qui permettent à l’être humain de se maîtriser et de dépasser ainsi les inclinations naturelles et les
opinions des autres : la dignité résulte ainsi de la capacité de faire usage de la raison et représente une sorte
d’idéal.
46
31
celle qui est produite par un sujet autonome est universalisable. La loi n'est pas relative à
chacun mais est par essence universalisable puisqu’elle repose sur la raison. « L'autonomie
correctement définie n'est donc plus l'indépendance autarcique, mais une manière de tisser
une relation entre individus authentiquement libres, c'est à dire soumis à la même loi
rationnelle ». 47
C’est donc en respectant l’homme comme être autonome, être de raison et être, dans
une certaine mesure, autogestionnaire de sa vie que Kant lui confère sa dignité. Il en
découle que chaque homme est un sujet unique et singulier, irremplaçable. Autrement dit,
chaque homme est une fin en soi et il ne peut donc être instrumentalisé par autrui. Ce
caractère de fin en soi est compris dans l’expression kantienne qui énonce que « l’humanité
est elle-même une dignité ». 48 Kant voulait sans doute dire par là, d’une part, que la dignité
nous est donnée en même temps que l’humanité, et, d’autre part, que la dignité est le propre
de l’homme et qu’elle ne peut être attribuée qu’à l’homme. 49 On peut parler, en ce sens,
d'une propriété ontologique.
En effet, il y a chez Kant une sorte d’ontologie dualiste, c’est-à-dire une séparation
des êtres en deux catégories et deux catégories seulement : les choses et les personnes.50
Cette ontologie dualiste débouche sur une axiologie, c’est-à-dire sur une théorie relative à
ce qui a de la valeur. Se présente alors une distinction entre ce qui a une dignité et ce qui a
47
RICOT, J., Philosophie et fin de vie, Rennes, Ed. Ecole Nationale de Santé Publique, 2003, p. 23.
Le Comité Consultatif National français d’Ethique utilise une expression assez semblable : « La dignité de
l'homme tient à son humanité ». Pour plus d’information à ce sujet, on consultera l’Avis n°26 du 24 juin 1991
du Comité consultatif national français d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé relatif à la
proposition de résolution sur l’assistance aux mourants adoptée le 25 avril 1991 au Parlement européen par la
Commission de l’environnement, de la santé publique et de la protection du consommateur.
49
Cela voudrait-il dire que les concepts de « dignité » et de « homme » soient circulaires ? Parler de dignité
humaine, serait alors en quelque sorte faire une redondance. Selon notre avis, cela signifie simplement que
l’on peut parler métaphoriquement de la dignité de l’animal, mais que, en rigueur de termes, seul l’être
humain est digne et la dignité est réservée à l’homme. D’autre part, cette relation entre dignité et humanité ne
nous semble pas tautologique, en ce qu’elle n’est pas une simple identité. On le voit à propos des actions et
des comportements. Une action inhumaine consiste à ôter ou nier cette dignité chez un être humain. Mais une
action indigne n’est pas forcément inhumaine. Un comportement ou une action sont indignes ou déshonorants
pour l’agent lui-même en tant qu’ils diminuent la louange ou la reconnaissance par autrui. Ceci renvoie à des
expériences assez universelles de l’absence de dignité, celles de la honte, et aussi indirectement de
l’humiliation.
50
Il faut observer ici que Kant place les animaux du côté des choses, ce qui est discutable car on a raison de
travailler à donner un statut aux animaux, sans cependant les faire basculer du côté des personnes. Toutefois,
cette ontologie dualiste a l’avantage de protéger l’absolue dignité de l’humain.
48
32
un prix. Ce qui possède une dignité a une valeur inconditionnelle, incomparable, absolue.
Ce qui a un prix se situe au contraire dans le registre du relatif, du quantitatif et donc peut
faire l’objet de transactions marchandes, de comparaison, d’équivalence. Selon Kant, un
être humain a une dignité et donc n’a pas de prix. L’humanité, le fait d’être un humain, est
donc une dignité : « L’humanité est elle-même une dignité : en effet, l’homme ne peut être
utilisé par aucun homme (ni par d’autres, ni même par lui-même) simplement comme
moyen, mais doit toujours être traité en même temps comme fin, et c’est en cela que
consiste précisément sa dignité (la personnalité), grâce à laquelle il s’élève au-dessus de
tous les êtres du monde qui ne sont point des hommes et peuvent donc être utilisés,
s’élevant par conséquent au-dessus de toutes choses ».51 Cette citation rappelle la deuxième
maxime de la morale kantienne où le philosophe demandait d'agir « de telle sorte que tu
traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours
en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ».52 Selon Kant, la
vie de chaque être rationnel et autonome constitue une fin en soi douée d'une valeur
objective et absolue. Par conséquent, personne ne peut considérer qu'une vie humaine n'est
plus digne d'être vécue. Selon lui, le suicide ou le fait de mettre fin à son existence humaine
revient à se considérer soi-même comme un moyen, puisqu’il s’agit, pour supprimer la
souffrance (fin) physique et/ou psychique, de se supprimer soi-même (moyen). Cet acte
n’est donc pas conciliable, selon le philosophe rationaliste, avec la dignité humaine,
puisqu’il conduit à omettre que l’humanité ne peut être considérée que comme une fin et
jamais simplement comme un moyen.
La pensée des Lumières, et celle de Kant en particulier, ont donc « mis en lumière »
c’est-à-dire mis l’accent de manière toute spéciale sur deux des caractéristiques qui
constituent aujourd’hui encore la dignité de l’homme : l’immensité de sa raison et sa liberté.
Par conséquent, ne pas reconnaître à la raison humaine toute sa grandeur signifie ne pas
reconnaître à l’homme toute sa dignité. Car, la raison, selon les penseurs du siècle des
Lumières, est ce qui, en l’homme et en chaque homme, lui permet de faire l’expérience de
lui-même en tant que donné à lui-même. Cette raison, capable de reconnaître la raison en
KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, La Pléiade, III, pp.758-759.
KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs (trad. BARNI C.J.), Paris, Librairie philosophique de
Ladrange, 1848, p.71.
51
52
33
l’autre homme et en tout homme, lui donne de pouvoir connaître et comprendre ce qu’il est
et ce qu’il fait, et ainsi de s’arracher à toute soumission ou dépendance.
Cet héritage des Lumières garde donc toute son actualité et toute sa pertinence dans
une réflexion sur la dignité de l’homme : comment, en effet, la dignité de l’être humain ne
s’appuierait-elle pas sur le fait qu’il est un être de raison, c’est-à-dire qu’il se reconnaît
donné à lui-même pour se réaliser et faire l’histoire, c’est-à-dire qu’il ne s’enferme pas dans
la singularité de son destin ou la particularité de son agir mais pense et agit en visant
l’universel, c’est-à-dire qu’il considère l’autre comme une fin et qu’il le respecte dans la
mesure où il s’interdit de l’utiliser ? Seul hic à l’horizon : dès lors, comment penser la
dignité de ceux qui nous semblent dépourvus de raison, de ceux qui sont dépendants, de
ceux qui ne peuvent pas être acteurs de leur propre destin ?
V. Utilitarisme : dignité et qualité de vie
Aujourd’hui, la conception de la dignité a beaucoup hérité du siècle des Lumières. En
effet, elle se caractérise entre autres d’une part, par la perte du sens de Dieu
(déchristianisation de la société moderne) et le refus de la nature humaine, caractéristiques
du sens chrétien de la dignité et d’autre part, par l’exaltation de la raison humaine. Cette
éclipse du sens de Dieu et aussi, en un certain sens, de l’homme a conduit, on le voit
aujourd’hui, au matérialisme pratique qui fait se répandre l’individualisme et l’utilitarisme.
Ce dernier courant philosophique est également né au siècle des Lumières. Il reposait sur
une idée simple : la recherche de la maximisation du plaisir et de la minimisation de la
douleur pour le plus grand nombre.
Cette recherche exclusive du plaisir est d’autant plus accentuée de nos jours par le
culte de la jeunesse, de la beauté physique et du succès. Il apparaît ainsi de plus en plus
clairement qu’on ait réduit la dignité à la qualité de vie, c’est-à-dire le confort, l’apparence
physique et mentale de la personne. Dans cette perspective, le corps n’est plus perçu comme
une réalité spécifiquement personnelle, signe et lieu de la relation avec les autres, avec Dieu
et avec le monde. Il est réduit à sa pure matérialité, il n’est rien d’autre qu’un ensemble
d’organes, de fonctions et d’énergies à employer suivant les seuls critères du plaisir et de
34
l’efficacité. C’est ainsi que l’on peut dire que la démarche des utilitaristes est considérée
comme strictement empiriste et matérialiste. D’une part, elle réduit le corps à sa pure
matérialité, d’autre part, elle se caractérise par un refus radical de toute transcendance et par
le fait que l’individu se définit uniquement à travers les actions qu’il manifeste et qui sont
empiriquement vérifiables. Chaque individu est caractérisé par ses préférences, sa fonction
d’utilité. Par conséquent, les différents droits de l’individu et sa dignité ne lui sont pas
attribués en vertu de son essence commune à l’espèce humaine, comme l’affirmait le
christianisme, mais seulement sur base des capacités qu’il possède en acte53 et de son utilité.
En effet, on peut viser en autrui d’abord et avant tout les capacités en laissant l’être soi à
l’arrière-plan, traitant celui-ci comme une simple condition des capacités. C’est de ce point
de vue qu’il s’agit dans des rapports tels que l’échange, la vente, l’emploi, etc. Sans être
niée pour autant, la dignité de l’autre n’est pas alors ce que l’on vise directement en lui, et
ce n’est pas elle qui constitue le centre et la raison d’être du rapport que l’on instaure avec
lui. Ainsi, dire d’un être qu’il est digne ou indigne de ceci ou cela, ce serait ne dire rien
d’autre que « cet être est capable ou incapable de ceci ou cela ».
Il s’ensuit que tous les êtres humains ne sont pas au même niveau, et du coup, ne
sont pas dignes de la même manière. La méthode utilitariste instaure ainsi une hiérarchie et
des degrés dans le concept de dignité : certains sont plus dignes que d’autres.54 Et, c’est sur
base d’un calcul d’utilité que « l’éthique » utilitariste mesure les capacités de l’individu et
quantifie son degré de dignité. Il s’agit de comparer les peines et les plaisirs des personnes
différentes, comme s’il s’agissait de quantités commensurables.55 Ce qui importe, c’est que
la somme des plaisirs soit supérieure aux douleurs. Et, dans le cas où la douleur surpasserait
les plaisirs ou lorsqu’on ne peut pas surmonter la souffrance et que disparaît la perspective
Car pour bénéficier d’un droit, selon l’utilitariste Peter Singer, il faut être capable d’en être conscient, c’està-dire d’en avoir le désir. Pour plus d’information, on consultera SINGER, P., Questions d’Ethique pratique,
Bayard Éditions Coll. Essais, 1997.
54
C’est ainsi que l’utilitariste Peter Singer distingue trois niveaux de dignité : la personne qui serait un
« individu capable en acte d'autoconscience et de souffrance (personnes) », elle-même étant supérieure aux
« individus incapables d'autoconscience, mais capables de souffrance (animaux, nourrissons) », eux-mêmes
supérieurs aux « individus n'étant capables ni d'autoconscience ni de souffrance (végétaux, fœtus) ». C’est le
second niveau de dignité qui est le plus intéressant selon Singer : on y retrouve aussi bien des animaux que des
êtres humains ayant déjà accès à un niveau de dignité important : les enfants. Il en déduit donc qu’ayant le
même niveau de dignité, les animaux doivent être aussi bien traités que les enfants. Voir SINGER, P.,
Questions d’Ethique pratique, Bayard Éditions Coll. Essais, 1997.
55
C’est un des problèmes, parmi tant d’autres, auquel la théorie utilitariste doit répondre.
53
35
du bien-être, au moins pour l’avenir, alors la tentation grandit en l’homme de revendiquer le
droit de supprimer la vie. Car, d’un point de vue utilitariste, une vie où la douleur prévaut
sur le plaisir est une vie qui perd tout son sens. Cela s’explique du fait que la dignité de la
personne ne vient plus de son être, mais de ses capacités actualisées. Ainsi, le critère de la
dignité personnelle n’est pas celui du respect et de la gratuité. Il est remplacé par le critère
de l’efficacité, de la fonctionnalité et de l’utilité : l’autre est apprécié, non pas pour ce qu’il
« est », mais pour ce qu’il « a », ce qu’il « fait » et ce qu’il « rend ».56 Le plus fort l’emporte
inévitablement sur le plus faible.
Cette éthique, on le voit, pose de sérieux problèmes. Nous n’énonçons ici que deux
d’entre eux, ceux qui nous concerneront tout particulièrement dans les prochaines pages de
notre développement. D’une part, l'établissement et la pondération des différents intérêts
restent une démarche extrêmement subjective. Qui peut décider objectivement de la somme
des plaisirs et des peines ? Nous voyons bien les limites que comporte cette approche : elle
fait dépendre les notions de bien et de mal de critères subjectifs, étrangers à toute norme
extérieure à laquelle il faut se conformer. L'action est exclusivement orientée sur le résultat
et non sur sa conformité à une loi naturelle ou morale donnée. D’autre part, où est donc la
place des faibles ou des handicapés ou des personnes en fin de vie (ou même des choses
comme l’esthétique), si la dignité de l’homme est basée sur son utilité ou sa réussite ? Cette
question en sous-entend une autre, plus fondamentale : est-il plus important d’être ou
d’avoir ?
En tout cas, il apparaît d’emblée que le fait de ne pas discerner dignité et capacité ne
pourrait aboutir qu’à un seul résultat : ôter une part essentielle de sens à la notion même de
dignité. Car, d’une part, si dignité est synonyme de capacité, alors ne seraient dignes de ne
C’est ainsi que nous pouvons constater que, dans une vision pragmatique de l'être, Singer refuse le concept
de puissance : pour qu'une chose soit, elle doit être en acte, s'actualiser dans le présent. Ainsi, tout être humain
a une dignité ontologique, car ayant l’autoconscience en puissance, mais seuls ceux capables de l’actualiser
possèdent vraiment la dignité des personnes. Il explique qu’ « aucune règle ne dit qu’un X potentiel a la
même valeur qu’un X ou qu’il a tous les droits d’un X. » (SINGER, P., Questions d’éthique pratique, Paris,
Bayard, 1997, p. 152.) Et, « si X est un Y potentiel, il s’ensuit que X n’est pas Y. Si les fœtus sont des
personnes potentielles, il s’ensuit clairement que les fœtus ne sont pas des personnes. En conséquence, X n’a
pas les droits actuels de Y, mais uniquement potentiellement les droits de Y. Si les fœtus ne sont que des
personnes potentielles, ils n’ont pas les droits des personnes. » (H. T. ENGELHARDT, J., The foundations of
bioethics, second edition, Oxford, Oxford University Press, 1996, p. 142.)
56
36
pas être violentés que ceux qui seraient aptes à se défendre, alors ne seraient dignes d’être
soignés que ceux qui en auraient les moyens,… D’autre part, comment reconnaître le
caractère de fin en soi, nécessairement inconditionnel et absolu, tel qu’il est présenté par
Kant, à un être dont la dignité consisterait dans ses capacités, nécessairement relatives et
conditionnées ? Il faut donc exiger que soit impossible l’amalgame entre ce qu’une
personne peut et ce qu’elle est, entre ses aptitudes plus ou moins grandes et son être
incomparable.57
Nous l’avons compris, l’utilitarisme imprègne encore les mentalités d’aujourd’hui,
que ce soit dans nos rapports quotidiens ou en fin de vie (le vocabulaire est à ce titre très
significatif : on parle de qualité de vie, de perte de dignité,…). Mais nous gardons
également beaucoup de l’héritage du siècle des Lumières et plus particulièrement de la
morale de Kant. Certains même, essentiellement des croyants, justifient la dignité de
l’homme en référence au fait qu’ils ont été crées à l’image de Dieu. La Déclaration
Universelle des Droits de l’homme de 1948, nous le verrons dans le chapitre suivant, s’est
d’ailleurs inspirée de ces deux derniers courants (la philosophie des Lumières d’une part, et
la tradition judéo-chrétienne d’autre part). La conception ou plutôt les conceptions, devraiton dire, de la dignité aujourd’hui héritent donc toutes ici et là quelque chose de ces
différents courants de pensée. On pourrait même dire que, quand on se met à réfléchir au
concept de dignité, on se retrouve devant un énorme « melting-pot » venant de tous les
horizons philosophiques. L’objectif de ce chapitre consistait à présenter sommairement les
filiations philosophiques dont s’inspirent les conceptions de la dignité dans notre société
actuelle.
Nous verrons au chapitre quatrième combien la dignité, le caractère de fin en soi d’un être demeurent
intégralement ce qu’ils sont, même lorsque les capacités de cet être en viennent à faire défaut. Toujours la
dignité précède la capacité et lui survit. C’est le cas, par exemple, pour le nouveau-né, en qui la capacité à
viser des fins n’est pas encore présente, et pour le vieillard en fin de vie en qui elle peut ne plus l’être.
57
37
Chapitre deuxième
Le concept de dignité aujourd’hui
« Noblesse, dignité, grandeur »…ces termes, j’ai crainte et presque honte à m’en servir, tant on
abusa d’eux sans vergogne. Extorqués comme ils sont aujourd’hui, on dirait presque des mots
obscènes ; comme, du reste, tous les mots nobles : à commencer par le mot vertu. Mais ce ne sont pas
les mots seuls qui se sont avilis, c’est aussi ce qu’ils veulent dire : la signification de ces mots a
changé et leur dévalorisation ne fait que rendre flagrante la faillite générale de ce qui nous paraissait
sacré : de ce qui nous invitait à vivre, de ce qui nous sauvait du désespoir. »58André Gide
I. Introduction : Mourir dans la dignité… Oui ! Mais quelle dignité ?
Il semble aujourd’hui que notre société occidentale soit très attachée à la notion de
dignité. En effet, elle s’y réfère constamment notamment dans le débat bioéthique. Au nom
de cette dignité, des lois sortent de nos parlements, au nom de cette même dignité, on en
arrive à demander la mort. L’euthanasie a en effet été dépénalisée en Belgique le 16 mai
2002.59 Et pourtant, la solution juridique d’une question comme celle de l’euthanasie n’a
pas empêché qu’elle continue de se poser dans le registre éthique. Pourquoi ? Car la
question de l’euthanasie renvoie à celle qui taraude notre modernité : qu’est-ce que
l’homme ? D’où l’intérêt de s’interroger sur ce concept de dignité humaine: quel sens lui
donner ? Bien sûr, mener une vie digne et avoir une mort digne sont des aspirations
certainement universelles de l’homme. Mais quel contenu se cache derrière ces expressions
types ?60 Car, les conditions requises pour mourir dignement varient d’une personne à une
autre. Chacun met un peu ce qu’il lui plaît derrière cette notion de dignité. Alors comment
GIDE A., Ainsi soit-il, Paris, Gallimard Coll. L’imaginaire, 1952 ; texte revu et augmenté, 2001, pp. 96-97.
Le texte relatif à l’euthanasie définit celle-ci comme étant l'acte, pratiqué par un tiers, qui met
intentionnellement fin à la vie d'une personne à la demande de celle-ci. La demande d’euthanasie doit donc
venir du patient, et de lui seul ; elle doit être libre, volontaire, bien considérée, durable et persistante. Le
patient doit présenter une souffrance « insupportable » (qu’elle soit physique ou psychique, admettant ainsi
qu’une souffrance psychique, mentale puisse être une cause suffisante), sans espoir d’amélioration.
L’euthanasie doit être une mesure de dernier recours, toutes les autres options doivent être considérées et
jugées inadaptées par le patient. Elle doit être pratiquée par un médecin, après consultation avec au moins un
collègue indépendant ayant de l’expérience dans le domaine. Pour plus d’informations on consultera le texte
de loi relatif à l’euthanasie, www.admd.net/belgtxl.htm.
60
« mourir dans la dignité », « une vie digne d’être vécue »,…
58
59
38
ne pas tomber dans la confusion ? Nous voilà devant toute l’ambiguïté d’un concept
polysémique. Comment s’en sortir ? En sachant tout simplement de quelle dignité on parle.
Cette première partie de notre étude a pour but de dresser un état des lieux des
diverses conceptions de la dignité aujourd’hui. Nous ne considérerons pas toutes les
positions, tant il en y a, mais deux positions essentielles qui marquent les grandes étapes
récentes de la définition de la dignité : la dignité telle qu’elle est définie dans la Déclaration
Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et une des conceptions de la dignité
aujourd’hui, plus particulièrement celle que défend l’Association pour le Droit de Mourir
dans la Dignité.61 Les questions auxquelles nous allons tenter d’apporter une réponse sont
les suivantes : en quoi l’indignation devant les horreurs du nazisme a-t-elle suscité une
réflexion urgente plus explicite de la dignité humaine ? Comment la Déclaration
Universelle des Droits de l’Homme la définit-elle ? Quelle vision de l’humain et de sa
dignité, selon l’A.D.M.D, se trouve impliquée dans l’euthanasie ?
Cette étude voudrait permettre un débat dans la clarté, la non-confusion des positions
en présence, et contribuer à faire mesurer l’importance de l’enjeu d’un tel débat. Afin de
tenir un discours cohérent et de clarifier cette notion de dignité, nous proposerons des
distinctions conceptuelles. Cette réflexion est aussi celle de quelqu’un qui souhaite être le
plus respectueux possible de la position de l’A.D.M.D.
II. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948
A. Le droit et la dignité
La notion de dignité humaine, comme nous l’avons étudiée dans le chapitre
précédent, est très antérieure à celle des Droits de l’Homme. Nombreux sont ceux qui y ont
déjà réfléchi : Pic de la Mirandole, les pères de l’Eglise, Kant,… Cependant elle n’apparaît
juridiquement, à un niveau international, qu’après le procès de Nuremberg, en 1948, dans la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Cette dernière constitue la première et sans
doute la plus décisive des sources normatives contenant la dignité. Il est clair que son
L’association sera désormais désignée par son sigle A.D.M.D. 50, rue de Chabrol, 75010, Paris Tél. :
01.48.00.04.92 ou 01.48.00.04.16 ; Fax. : 01.48.00.05.72 www.admd.net
61
39
institutionnalisation dans le droit national et international constitue la conséquence directe
de la tragédie nazie en Europe. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de constater que la plupart
des documents qui font référence à la dignité humaine sont postérieurs à la seconde guerre
mondiale. Il semble donc que c’est après les terribles épreuves du nazisme, actes qui furent
qualifiés de barbares, que sont apparus, avec d’autant plus d’acuité, non seulement la
conscience et surtout le besoin d’exprimer la dignité mais aussi l’urgence d’imposer son
respect comme une obligation. La dignité est alors exprimée comme un « plus jamais ça ! »
et devient résistance à toute discrimination. L’Allemagne fut d’ailleurs le premier pays à
inscrire la dignité dans sa constitution.62 Cependant, il est surprenant de constater qu’aucune
de ces déclarations n’a précisé en quoi consistait exactement cette dignité. Il semble
s’avérer donc ici d’un grand intérêt de voir en quel sens la Déclaration Universelle des
Droits de l’Homme comprend la dignité.
Le premier article de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée par
les Nations-Unies le 10 décembre 1948 commence comme ceci : « Tous les hommes
naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et
doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »63 Avant de se demander
ce que signifie le concept de dignité ici, il est intéressant de noter que l’on a placé celui-ci
avant le concept de droits.64 La dignité est distinguée des droits de l’homme. Il en est de
même dans le préambule : celui-ci affirme que « la reconnaissance de la dignité inhérente à
tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables » constitue
L’article premier de la Loi allemande du 23 mai 1949 est ainsi rédigé : « La dignité de l’être humain est
intangible. Tous les pouvoirs publics ont l’obligation de la respecter et de la protéger.» cité in MARZANO,
M.(dir.), Dictionnaire du corps, Paris, PUF Coll. Quadrige, 2007, article « dignité », p. 307.
63
Cfr. Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, Bruxelles, Amnesty International Belgique
francophone, « Folio », 1988, p. 26.
64
Jaques Fierens, dans son article intitulé « La dignité humaine comme concept juridique » (FIERENS, J., La
dignité humaine comme concept juridique, in Journal des tribunaux, n° 6064, Bruxelles, Ed. Larcier, 21
septembre 2002), explique que René Cassin, rédacteur du premier avant-projet de la Déclaration, s’est inspiré
de la Déclaration française de 1789. Celle-ci énonçait : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en
droits. » Cassin rajoute dans l’article premier de la Déclaration de 1948 : « Tous les êtres humains naissent
libres et égaux en dignité et en droit. » D’autre part, il est particulièrement frappant ici de constater que les
chartes qui datent d’avant la seconde guerre mondiale se fondaient essentiellement sur la liberté et l’égalité.
Le mot dignité n’apparaît juridiquement pour la première fois dans la Déclaration universelle des Droits de
l’Homme. Bien sûr, cela ne veut pas dire pour autant que les chartes précédentes n’étaient pas imprégnées par
la dignité. Cela signifie seulement que le besoin d’exprimer la dignité s’est ressenti comme une nécessité
après la barbarie de la seconde guerre mondiale.
62
40
« le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde »65. Cela signifie-t-il
que la dignité précède les droits de la personne ? Il semble, en tout cas, explique Jaques
Fierens, « que la dignité exprime beaucoup mieux que les droits les aspirations de ceux
dont les droits fondamentaux sont le plus évidemment bafoués. »66 L’auteur illustre cette
thèse en prenant l’exemple d’un Français détenu pendant près de vingt années dans un
goulag. Lors d’un interview, on lui posait la question de savoir ce qui l’avait fait le plus
souffrir au cours de sa détention. Celui-ci ne mentionna ni la faim, ni le froid, ni la brutalité
de ses gardiens mais uniquement l’humiliation. Les témoignages des survivants des camps
nazis vont dans le même sens.
Ainsi, selon Jaques Fierens, « la fierté et la dignité sont l’aspiration première, avant
ou au-delà de toutes les revendications matérielles. »67 N’est-ce pas ce que Kant semblait
dire lorsqu’il écrit : « L’homme, on le voit, peut perdre tous ses fameux « Droits de
l’homme » sans abandonner pour autant sa qualité essentielle d’homme, sa dignité
humaine. »
68
Ainsi, la dignité apparaît comme une qualité humaine substantielle,
ineffaçable, incomparable, dont est doté tout être humain qui appartient à l’espèce humaine.
A ce titre, elle prime sur tous les autres droits. Elle est au-dessus de ceux-ci. Elle apparaît
comme un droit fondamental en soi et constitue le fondement de tous les autres. Cela ne
signifie pas pour autant que le droit n’a plus aucune utilité. Au contraire, celui-ci se révèle
indispensable pour protéger la dignité et rendre obligatoire son respect.69
Cf. Déclaration universelle des droits de l’homme, Bruxelles, Amnesty International Belgique francophone,
« Folio », 1988, p. 18. Le fait de distinguer dignité et droit revient à affirmer que la dignité n’est pas un droit
que l’on attribue à quelqu’un mais plutôt qu’elle est inhérente à tout être humain. C’est d’ailleurs le terme
utilisé dans le préambule.
66
FIERENS, J., La dignité humaine comme concept juridique, in Journal des tribunaux, n° 6064, Bruxelles,
Ed. Larcier, 21 septembre 2002, p. 581.
67
FIERENS, J., La dignité humaine comme concept juridique, in Journal des tribunaux, n° 6064, Bruxelles,
Ed. Larcier, 21 septembre 2002, p. 581.
68
KANT, Fondement de la métaphysique des mœurs, cité, II, pp. 282-283 et 287-288.
69
Il est toutefois inquiétant de se dire que l’on ait besoin d’une loi pour protéger la dignité. Cela signifie que
la dignité ne va plus de soi car elle ne va plus sans dire. Elle semble nécessiter une reconnaissance de la part
d’autrui (voir chapitre quatrième). Louis de Vaucelles parle en ce sens de pari. Selon lui, seule « une parole
fondée en conscience et en raison s’avère la seule protection efficace pour protéger les individus et les
sociétés contre les dérapages dramatiques provoqués par l’intolérance, le fanatisme et les pulsions de mort
propagée par les dérives totalitaires de toute nature. » (DE VAUCELLES L., La Déclaration Universelle des
65
41
B. La dignité, principe inaliénable d’humanité
Après avoir mis en lumière les rapports qu’entretiennent la dignité et le droit, il s’agit
à présent d’approfondir la signification de la dignité telle qu’elle est présentée dans la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Cette dernière affirme l’égale dignité de
tous les êtres humains, sans distinction d’âge, de sexe, de race, de convictions. La dignité
telle qu’elle est exprimée ici est donc comprise comme une dignité « égalisante ». Cela
signifie qu’elle est la même pour tous. De plus, le préambule affirme que cette dignité est
inhérente à tous les membres de la famille humaine. La dignité n’est pas ici comprise
comme celle d’une seule personne ; elle se confondrait alors avec l’honneur. Elle n’est pas
non plus mobilisée pour protéger une catégorie ou un groupe restreint de personnes. La
dignité est celle de l’humanité toute entière.70 Autrement dit, la dignité tient à l’humanité.
Cette expression qui lie la dignité à l’humanité peut s’expliquer de deux manières
différentes : Elle signifie d’une part que la dignité est universelle. La dignité humaine serait
née de la prise de conscience du concept d’humanité, ce dernier étant un concept universel,
quelle que soit notre culture, notre race, notre époque, notre espace de vie, … C’est donc
par l’appartenance à l’humanité que nous sommes des êtres dignes. D’autre part, cette
expression peut également signifier que la dignité est inaliénable, c’est-à-dire qu’on ne peut
l’arracher à aucun homme, quel que soit son état physique, moral et mental. Si elle n’est
accordée par aucun homme, elle ne peut non plus pas être enlevée par aucun homme.
Personne ne peut y mettre fin. Elle ne peut être perdue sous l’effet d’aucune cause. Cela
Droits de l’Homme : genèse et éléments d’analyse du texte, in Dignité, Perte de dignité. Accueillir tout
humain, Revue Laennec, n°3-4, Paris, mars 1993, p.3.)
70
Pensons, par exemple, à l’affaire du lancer de nain (jeu organisé dans une discothèque consistant à faire
lancer un nain par des spectateurs). La pratique du « lancer de nain » fut interdite et déclarée comme contraire
à la dignité humaine car la personne de petite taille était considérée comme rabaissée par cette pratique à l'état
d'objet. Or, celle-ci protesta contre cette interdiction en expliquant: « Alors que je n'étais rien, cette pratique
m'a permis de trouver un emploi, un statut d'artiste, une fonction sociale et donc de retrouver ma dignité ».
Elle considérait donc l'aspect fonction sociale de la dignité. Or, ce n’est pas ce sens social de la dignité que le
Conseil d’Etat censurait mais bien le fait d'instrumentaliser la personne comme un objet. Le lancer de nain a
donc été condamné par le droit au nom de la dignité de l’Homme et non dans le but de protéger la dignité du
nain ou des nains en général (le nain en question étant d’ailleurs consentant). Cela signifie que la
représentation de l’humanité que l’on a en chacun de nous est étroitement liée à l’humanité en général. (voir
MARZANO, M. (dir.), Dictionnaire du corps, Paris, PUF Coll. Quadrige, 2007, article « dignité », p. 309) De
même, cette idée, selon laquelle à travers chaque personne, c’est l’humanité qui peut être atteinte et donc tous
les autres, est déjà présente dans la pensée de Montaigne : « Chaque homme porte la forme entière de
l’humaine condition » (MONTAIGNE, Essais, III, 2 cité in MARZANO, M. (dir.), Dictionnaire du corps,
Paris, PUF Coll. Quadrige, 2007, article « dignité », p. 308.)
42
implique également qu’elle n’est ni graduelle, ni variable, ni quantifiable ni mesurable. Elle
ne peut donc ni être diminuée, ni augmentée. Quelles que soient les déficiences
fonctionnelles, les faiblesses, les souffrances, jamais elle ne peut être perdue. De même, nul
ne peut renoncer à sa propre dignité en aucune circonstance car celle-ci est indérogeable.
Elle ne saurait s’accommoder de concessions ni même du consentement de la personne
concernée.71 « La dignité humaine ainsi entendue n’est pas une qualité que nous possédons
par nature comme telle caractéristique physique ou psychique, elle n’est pas une
détermination de l’être humain, elle est le signe de son intangibilité, renvoyant à la valeur
absolue accordée à la personne humaine en sa singularité, valeur inconditionnelle qui
jamais ne peut être perdue. Nul n’a le pouvoir de renoncer à sa dignité car elle ne dépend
ni de l’idée qu’on se fait de soi-même, ni du regard posé par autrui. »72 L’être humain, dès
lors qu’il est un humain, est un être digne, quelle que soit la représentation que l’on peut se
faire de lui, quelle que soit l’idée qu’il peut se faire de lui-même.73
La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme reconnaît donc à la dignité une
valeur absolue accordée en chaque homme en sa singularité. La dignité ne connaît pas de
degré et n’est donc pas mesurable. Par voie de conséquence, la dignité est indépendante non
seulement d'un jugement quelconque mais aussi de contingences extérieures et
particulières : beauté, bonne santé, absence de handicap, utilité ou productivité économique,
capacité à éprouver la douleur et à nouer des relations. La dignité n’est pas relative. Elle
n’est ni culturelle, ni temporelle. Elle n’est pas une caractéristique repérable comme le sont
les propriétés biologiques ou psychiques. La dignité est. Elle ne nous appartient pas. Il
semble donc que la dignité est ici conçue comme ontologique, c’est-à-dire comme valeur
absolue attachée à tout être humain.
71
Le consentement de la personne concernée est en effet juridiquement indifférent (Cfr. affaire du lancer de
nain). Dans cette affaire, il fut, en effet, déclaré que le respect de la dignité de la personne humaine était un
concept absolu et qu’il ne saurait par conséquent s’accommoder de quelconques concessions en fonction des
appréciations subjectives que chacun peut porter à son sujet.
72
RICOT, J., Dignité et euthanasie, Nantes, Pleins feux, 2003, p.11.
73
Ainsi, et nous le verrons plus en détail au chapitre suivant, on peut supprimer la reconnaissance de la dignité
mais non la dignité elle-même. Celle-ci peut être blessée dans son exigence de respect sans être pour autant
altérée ou détruite. La dignité ne dépend donc pas essentiellement du regard que l’homme porte sur lui-même
ou sur autrui. Au contraire, c’est le regard qui est invité à dépendre de la dignité et qui doit, sans cesse, être
éduqué.
43
III. Transition : deux modèles du « bien mourir »
Cependant, cette conception ontologique de la dignité inaliénable ne fait pas
l’unanimité aujourd’hui. La société occidentale de nos jours est également fortement
imprégnée par une autre conception de la dignité, plus subjective, plus relative. L’exemple
le plus évident de cette double conception de la dignité, et sans doute aussi le plus brûlant,
est celui de l’euthanasie, appelée également « mort douce ». Il semble, en effet, que deux
modèles différents du « bien-mourir » aient été élaborés, tous deux en s'appuyant sur le
concept de dignité : d’une part, la dignité est revendiquée par les partisans d'un « droit de
mourir » (l’euthanasie active volontaire), d’autre part elle est aussi le concept auquel sont
adossées la logique et la philosophie des soins palliatifs. Ces deux propositions qui, au nom
de la dignité humaine, ont été élaborées pour envisager la mort sans souffrances se
présentent à la manière de frères ennemis. Pourquoi donc ? Ils ont pourtant en commun de
faire appel à la dignité et de défendre une mort sans souffrances. Alors, comment expliquer
cette opposition ? O. Cayla, dans son article « Dignité humaine, le plus flous des concepts. »
nous montre clairement qu’à partir d’un même argument de dignité, il est possible de
soutenir deux thèses fondamentalement différentes : « Du même argument de la dignité
découlent donc toutes les attitudes normatives possibles. »74
Cette constatation de O. Cayla est tout à fait judicieuse pour la question que nous
traitons ici, à savoir : comment comprendre cette opposition entre les partisans de
l’euthanasie et les soins palliatifs alors que les deux positions se fondent sur la défense et la
promotion de la dignité de l’homme ? Comment se fait-il qu’en ayant recours au même
argument, on en vienne à soutenir deux pratiques fondamentalement opposées ? La raison
« Selon l’acception commune, le respect de la dignité commande de ne jamais instrumentaliser la personne
humaine : aussi l’un des cas les plus flagrants d’atteinte à cette dignité apparaît-il beaucoup comme étant
celui de la prostitution, que la loi pénale devrait par conséquent prohiber, même lorsqu’elle est librement
consentie et pratiquée dans l’indépendance. Mais les avis diffèrent sur le point de savoir qui est le coupable
de cette chosification de la personne. Pour les uns, il s’agit du client, qui exploite la détresse économique de
la prostituée et l’asservit à la satisfaction unilatérale de son désir. Pour d’autres, c’est plutôt la prostituée
elle-même, que la loi doit condamner, puisque, par sa libre décision de se vendre, elle apparaît comme
l’auteur de la dégradation de l’humanité dont elle est porteuse sans en être propriétaire. Bien entendu le
partisan de la liberté de se prostituer n’est pas en reste non plus dans la déférence envers la dignité, mais il
interprète ce concept en sens inverse : dénier à la prostituée, majeure et consentante, toute capacité de
jugement pour apprécier par elle-même ce qui est ou non à la hauteur de sa propre dignité revient à douter de
sa maturité et de sa conscience, donc à contester sa qualité de personne autonome, avec la dignité qui s’y
rattache. Du même argument de la dignité découlent donc toutes les attitudes normatives possibles. »
(CAYLA, O., Dignité humaine, le plus flous des concepts, in Le Monde du 31 janvier 2003)
74
44
réside dans le fait que ces deux propositions sont, malgré les apparences, à bien des égards,
divergentes, parce qu'elles envisagent de manière très différente la dignité, la mort, le
rapport à la mort et la souffrance. La dignité est en effet revendiquée dans les deux cas,
mais dans une acception différente. Il convient donc à présent de voir en quoi ces
compréhensions de la dignité diffèrent l’une de l’autre.
Nous commencerons par l’analyse de la conception de la dignité mise en avant par
les partisans de l’euthanasie active volontaire, la philosophie des soins palliatifs étant
abordée au quatrième chapitre de notre travail. En ce qui concerne la conception de la
dignité mise en avant par les partisans de l’euthanasie, nous avons choisi d’étudier la
philosophie de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité. Cela pour plusieurs
mobiles : Tout d’abord, parce que cette association jouit d’une certaine visibilité politique
grâce à Monsieur Caillavet, ancien ministre et membre honoraire du Parlement français.
Ensuite, parce qu’elle possède, de par sa présence dans plusieurs pays européen tels que la
France, la Belgique,… une certaine renommée. C’est, il nous semble, une des associations
les plus connues. Elle est, en effet, au cœur du débat bioéthique sur l’euthanasie aujourd’hui
et suscite beaucoup de débats.
Dans un premier temps, nous tenterons de clarifier l’emploi du mot euthanasie. Et
cela essentiellement pour deux raisons : d’une part, parce qu’une définition cohérente et
affinée de l’euthanasie constitue, selon nous, la condition minimale d’un débat honnête.
Dans cette perspective, nous avons choisi d’écarter la distinction euthanasie active/passive
que nous estimons impropre et nous proposerons également de remplacer la qualification
involontaire/volontaire par imposée/réclamée. D’autre part, parce que la dignité semble être
sérieusement mise à l’épreuve dans les demandes d’euthanasie. En effet, au nom de la
dignité, on demande aujourd’hui le droit de faire mourir ! Cela pose question... Dans un
deuxième temps, nous présenterons brièvement l’A.D.M.D. Enfin, nous analyserons
minutieusement les thèses de l’association afin de décrypter quelle est sa conception sousjacente de la dignité humaine.75 Nous essayerons de voir en quoi elle se distingue de celle
En ce qui concerne l’étude des thèses de l’A.D.M.D., nous avons utilisé plusieurs instruments de travail.
Tout d’abord, nous avons lu toute une série de témoignages de membres de l’A.D.M.D. regroupés par
75
45
proposée par les soins palliatifs. Ce sera également l’occasion de nous demander si le
désaccord est le fait d’une simple incompréhension mutuelle par méconnaissance ou s’il
relève de deux conceptions opposées en leur fondement.
IV. Définition de l’euthanasie.
Qu’entend-t-on exactement par « euthanasie » ? Selon le Comité Consultatif National
d’Ethique belge, l’euthanasie qualifie « l’acte pratiqué par un tiers qui met
intentionnellement fin à la vie d’une personne à la demande de celle-ci »76 A la lumière de
cette définition, plusieurs précisions sont à relever. Tout d’abord, le geste est euthanasique
d’une part si l’on met fin à la vie, et d’autre part si cet acte est le produit d’une intention
pleinement volontaire. Et, comme il est nécessaire de distinguer cet arrêt délibéré de vie des
autres formes d’homicide 77 , on ajoute classiquement un troisième critère aux deux
précédents et ce sera celui portant sur la finalité de l’acte : il vise à abréger les souffrances
d’un malade. Ainsi, l’expression « euthanasie active ou directe » constitue un pléonasme
qui n’a pas lieu d’être puisque l’euthanasie passe forcément par la réalisation d’un acte,
lequel est fait délibérément. De même, l’expression « euthanasie passive ou indirecte », qui
se réfère à la limitation ou à l’arrêt de traitements (qui concernent les réanimateurs, les
urgentistes, mais aussi les soins palliatifs), n’a plus lieu d’être puisque, en choisissant de
laisser évoluer vers la mort une maladie qu’elle sait inguérissable, une équipe soignante ne
pratique pas d’euthanasie. Elle fait preuve de ce qu’on nomme un «refus d’obstination
thérapeutique déraisonnable», plus couramment appelé refus d’acharnement thérapeutique.
L’effort vise alors à soulager les symptômes qui perturbent la qualité de vie de la personne
malade.78 Un patient qui refuse des soins ne demande donc pas une euthanasie.
Catherine Legay dans son livre intitulé Mourir dans la dignité, Quand un médecin dit oui.(LEGUAY, C.,
Mourir dans la dignité, Quand un médecin dit oui, Paris, Robert Laffont, 2000.) Nous avons également
demandé de recevoir par courrier postal un dépliant informatif de la part de l’Association. Enfin, le site
internet de l’A.D.M.D. a été une source d’information précieuse. Nous y avons trouvé entre autre un extrait de
chanson en l’honneur de l’Association. Les paroles de cet extrait seront très significatives pour notre propos.
Elles feront d’ailleurs l’objet d’une analyse approfondie.
76
Texte de loi relatif à l’euthanasie en Belgique, voir www.admd.net/belgtxl.htm.
77
Le Code pénal définit le meurtre comme suit : « Le fait de donner volontairement la mort constitue un
meurtre.» (Livre II, Titre II, Chapitre 1er, section 1ère, article 221-1)
78
Des soins adaptés à une situation ne sont pas de l'euthanasie, même lorsqu'ils comportent, comme tout acte
médical, un risque d'effets secondaires.
46
Ensuite, au vu de la définition de l’euthanasie, la seconde distinction rencontrée dans
la presse et le langage courant, « euthanasie involontaire ou volontaire », n’a également plus
lieu d’être. En effet, l’on appellera homicide volontaire l’acte d’une personne qui donne la
mort à un patient qui n'a rien demandé car la mort est ici décidée par un tiers, soignant ou
proche, qui agit seul dans la plupart des cas. On parlera d’euthanasie lorsque l’acte fait suite
à une demande expresse et réitérée du patient lui-même. Là encore, pour plus de clarté, il
faudrait parler d’euthanasie réclamée. Et quand cet acte n’est pas commis mais seulement
facilité par un tiers à travers la mise à disposition de conseils ou de moyens, on parlera de
suicide assisté, médicalement ou non. Cette distinction ferme entre euthanasie et suicide
assisté s’appuie sur l’auteur de l’acte qui engage ainsi sa responsabilité. Soit l’acte est
réalisé à la demande du patient par un tiers, on est donc en présence d’une euthanasie. Soit
l’acte est réalisé par le malade lui-même. On est donc en présence d’un suicide.79
De cette approche, d’ordre sémantique, trois propositions de synthèse peuvent être
tirées. Premièrement, qualifier l’euthanasie d’active apparaît inutile parce que redondant.
Deuxièmement, il faut se garder d’employer le terme « euthanasie » pour parler, d’une part,
des limitations ou arrêts de traitements actifs dans le cadre d’un refus d’acharnement
thérapeutique et, d’autre part, de meurtre (acte de tuer commis sans le consentement du
patient). Enfin, dans le débat actuel, ce sont bien l’euthanasie réclamée et le suicide assisté
qui posent problème, éthiquement et légalement. C’est donc sur l’euthanasie réclamée et le
suicide assisté que portera notre réflexion tout au long de ce travail. Car, c’est
essentiellement face à l’euthanasie réclamée et au suicide assisté que la dignité se trouve
mise à l’épreuve. En effet, comme nous l’avons déjà évoqué dans notre introduction, la
dignité semble avoir remplacé l’expression « sacralité de la vie ». Elle est à présent
considérée comme la valeur suprême qui permet jusqu’à mettre notre vie même en jeu.80 Au
nom de la dignité, tout pouvoir est accordé à l’individu : celui de disposer librement de son
corps, de sa vie et surtout celui de décider le moment opportun pour lui de « se retirer. » Or,
79
La question qui se pose alors ici est celle de la responsabilité morale de celui qui aide une personne à se
tuer. Le suicide n’étant pas réprimé, sa complicité est donc inexistante. C’est la « faille » juridique que les
« partisans de l’euthanasie » ont trouvée et dans laquelle ils se sont engouffrés pour affirmer leurs choix.
80
On pourrait même aller jusqu’à dire, dans ce cas-ci, que nous mettons notre vie hors jeu puisque, par
l’euthanasie, il s’agit de la faire disparaître.
47
nous constatons que cette tentation d’« en finir » est surtout présente lorsque notre vie
s’affaiblit, lorsque notre vie arrive en fin de vie.
V. L’Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité
« Mourir fièrement, quand il n’est plus possible de vivre avec fierté. La mort librement choisie,
la mort au moment voulu, lucide et joyeuse, accomplie au milieu de ses enfants et de témoins, de sorte
que de vrais adieux soient possibles, puisque celui qui prend congé est encore présent, et capable de
peser ce qu’il a voulu et ce qu’il a atteint, bref de faire le bilan de sa vie…Par simple amour de la vie,
on devrait vouloir une mort différente, libre, consciente, qui ne soit ni un hasard, ni une agression par
surprise. »81 Nietzsche
A. Présentation de l’A.D.M.D. : ce qu’elle est à partir de ce qu’elle dit d’ellemême
Il convient, dans un premier temps, d’expliquer brièvement en quoi consiste
l’A.D.M.D. afin de comprendre par la suite sa conception de la dignité humaine.
L’A.D.M.D. est née en 1980 à partir d’un article de Michel Landa, universitaire et homme
de lettres ayant fait carrière aux Etats-Unis. Paru dans « Le Monde » du 17 novembre 1979,
cet article avait pour titre « La mort : un droit ».82 A partir de là, l’A.D.M.D. a commencé à
revendiquer, sur la scène publique, outre un traitement correct de la douleur et la possibilité
de refuser de devenir objet d’acharnement thérapeutique, le droit à l’euthanasie et surtout au
81
NIETZSCHE, Crépuscule des Idoles, Oeuvres complètes (trad. HEMERY J-C.), tome VIII, Paris,
Gallimard, 1974, p.129.
82
D’emblée, il nous semble que ce titre n’est pas approprié. En effet, avant de parler de droit, rappelons cette
évidence : mourir est une condition de la nature humaine. Chaque être humain va mourir et la loi n’a aucune
autorité sur cet état de fait naturel. « Que la vie soit mortelle, cela représente certes sa contradiction
principale, mais fait indissociablement partie de son essence, au point qu’on ne peut même l’imaginer
autrement. Et la vie est mortelle non pas bien que, mais parce qu’elle est la vie, selon sa constitution la plus
originelle. » (Jonas H., Le droit de mourir, Paris, Rivage Poche petite bibliothèque, 1996, p.77) Le droit de
mourir n’a donc pas de sens en soi, c’est le droit de faire mourir qui est en cause dans la revendication de
l’euthanasie : se faire mourir et faire mourir les autres.
Selon nous, il faut entendre le droit de mourir d’abord comme le droit à laisser mourir. Or, ce droit est déjà
prévu par les textes officiels sous certaines conditions qui protègent des dérapages. Aujourd’hui en effet, toute
personne malade peut refuser d’être soignée. En outre, nous avons vu que le refus d’obstination thérapeutique
déraisonnable (ou refus d’acharnement thérapeutique) était aussi codifié ; les soignants sont même
condamnables s’ils font preuve de cette obstination.
48
suicide délibéré, pour la personne qui le demande pour elle-même.83 Le philosophe André
Comte-Sponville se fait le porte-parole de cette association en ces termes : « Ce que nous
entendons par euthanasie aujourd’hui, ce n’est plus seulement une mort tranquille et
douce, comme il en a toujours existé (les hommes n’ont pas attendu la morphine pour
mourir pendant leur sommeil) ; c’est une mort délibérément choisie ou provoquée, avec
l’aide de la médecine, pour abréger les souffrances d’un malade incurable − une mort
médicalement assistée. »84
B. L’A.D.M.D. et sa conception de la dignité
Notre objectif ne consiste pas à présenter l’A.D.M.D. de manière simpliste comme
des maniaques de l’euthanasie, mais de souligner combien il y a divers courants en son sein
et différentes valeurs intriquées les unes aux autres. Parmi celles-ci, nous constatons :
1. La dignité comme forme ou la dignité dans l’image de soi
a. Une dignité de l’homme liée à son intégrité physique et surtout
mentale
Quand nous analysons quelque peu le vocabulaire utilisé par les membres de
l’Association, nous constatons qu’il est assez révélateur d’une forte idéologie. Il semble
traduire des fantasmes et des peurs. La plus grande peur que révèle le courrier adressé à
l’Association est celle de la perte de motricité, de son intégrité physique (paralysie,
paraplégie, état grabataire, …) et celle de la perte de ses facultés mentales. Ainsi, les
L’article 1 des statuts de l’A.D.M.D. précise ses buts comme suit : L’association dite « Association pour le
Droit à Mourir dans la Dignité », « A.D.M.D. » fondée en 1980 a pour buts :
-de promouvoir le droit légal et social de disposer de façon libre et réfléchie, de sa personne, de son corps, et
de sa vie.
-de choisir librement la façon de terminer sa vie, de manière à la vivre jusqu’à la fin dans les conditions les
meilleures.
Ceci inclut l’emploi de toutes les techniques de lutte contre la douleur, et en général, de tous les moyens
d’améliorer la qualité de la vie.
Ceci exclut au contraire, toute aide ou incitation au suicide de ceux, et notamment des jeunes, qui n’auraient
d’autres motifs de cesser de vivre, qu’irrationnels ou dépressifs, et aux causes desquelles il se peut qu’on
puisse apporter remède.
L’association a une vocation humanitaire.
Elle s’oppose à tout recours à l’euthanasie pour des raisons politique, sociale ou économique.
Sa durée est illimitée. (Bulletin de l’A.D.M.D. n° 17, avril 1985, p.28-33, Projet de statuts qui seront adoptés
par l’assemblée générale du 15 juin 1985.)
84
LEGUAY CATHERINE, Mourir dans la dignité, Quand un médecin dit oui, Paris, Ed. Robert Laffont,
2000, p. 176. (Commentaires de André Comte-Sponville.)
83
49
malades sont parfois qualifiés de « légumes », de « déchets », et les médecins
de « tortionnaires ». L’euthanasie, quant à elle, est présentée comme un geste simple, facile
et sans peine tandis que l’acharnement thérapeutique est accusé de prolonger la vie. Le
terme positif de dignité est abondamment utilisé pour exprimer l’exigence de conserver un
corps respectable. Dans le vocabulaire qui est le leur, les correspondants parleront de finir
leur vie « proprement », éventuellement « sans bruit », avec « élégance ». Souvent, du fait
que l’on se réfère à des descriptions d’états du corps de proches, jugés négativement, ou
d’anticipations pessimistes quant à son propre sort, ce sont les termes négatifs qui
prédominent. Le terme le plus fréquent est celui de « déchéance » ; on trouve aussi celui de
« dégradation », et des expressions évoquant la perte de la qualité de l’humain ; plus
rarement on parle de mort « sale », « indécente ».
Il est à noter, en effet, qu’avec la perte de contrôle des fonctions corporelles
élémentaires (contrôle des sphincters), une limite est atteinte dans le respect que l’on peut
avoir de son corps et de sa personne. Tant les produits d’excrétion que les parties du corps
concernées, les odeurs associées relèvent dans notre société du domaine privé ; d’une
relation à son corps qui est cachée, ou très réglementée au niveau de la vue, de l’odorat, du
toucher, du langage, dans la vie publique comme dans la vie familiale. La perte de cette
maîtrise rend public ce qui ne devrait pas l’être. L’intervention d’autrui dans ce domaine
réservé peut être ressentie comme intrusion. D’où un sentiment d’humiliation et de perte de
sa dignité pour l’intéressé.85 De même, la souffrance est considérée comme destructrice de
la personne : « Pour moi, mourir dignement, c’est mourir sans douleur», « Cela m’est égal
de partir, ce que je ne veux pas, c’est souffrir. »86, « Je n’étais donc pas la seule à penser
que la souffrance loin d’être facteur d’enrichissement était plutôt facteur de destruction,
d’avilissement, de dégradation ».
Il n’y a pas que l’intéressé qui se juge indigne, Paul Ricoeur le dit explicitement : « Dans une société
individualiste qui porte au pinacle la capacité d’autonomie, de gestion propre de son genre de vie, est tenue
pour handicap toute incapacité à se soustraire à un rapport de tutelle sous sa double forme d’assistance et de
contrôle. » (RICOEUR, P., La différence entre le normal et le pathologique comme source de respect, in
RICOEUR, P., Le juste 2, Paris, Ed. Esprit, 2001, p. 220.)
86
LEGUAY CATHERINE, Mourir dans la dignité, Quand un médecin dit oui, Paris, Ed. Robert Laffont,
2000, p. 90.
85
50
b. Le souci de son image
Cette peur face à la déchéance physique ou mentale et cette angoisse face à la
souffrance semblent révéler que c’est en tant qu’homme possédant une image de lui-même,
capable de voir son corps, d’en connaître et évaluer les capacités, que l’être humain se
fonde comme personne digne : « Je veux laisser de moi une image digne, l’image d’une
personne humaine. » Si l’image que le malade se fait de lui-même est devenue source de
gêne, si l'apparence qu’il offre suscite sa répulsion, il ne s’éprouvera plus comme quelqu’un
de digne. Cette crainte du correspondant d’avoir un jour une mauvaise image de lui-même
(et de la donner à voir à autrui) se fonde, la plupart du temps, sur les images qu’il conserve,
présentes à sa mémoire, de proches mort dans la déchéance, du regard qu’il a porté sur eux :
il a une image référentielle négative. Une lettre met en lumière l’importance accordée à
l’apparence, en tant qu’elle résulterait d’un corps « rongé par la maladie », avec une
insistance sur le visage, lieu privilégié de la relation de soi à soi et de soi avec autrui, et qui
trahit l’état corporel même si sa détérioration est intérieure, invisible : « J’aimerais que le
jour où la maladie s’emparera de mon corps et lorsqu’il n’y aura plus rien à espérer, les
médecins acceptent de ne pas tenter l’impossible. Je désire en toute lucidité et, sans
pression d’aucune sorte que l’on me laisse mourir dignement avant que la maladie ait
rongé mon corps, que l’on respecte ma volonté (…) de m’aider doucement à mourir en
pouvant encore me regarder dans une glace sans m’effrayer par mon visage décomposé, ni
donner à mon entourage la vue d’un visage ravagé par la maladie. Je tiens à mourir encore
correcte à regarder (…) Je veux mourir encore belle et joyeuse, souriante si possible et
coquette. »87
Ce que l’A.D.M.D. et ses sympathisants appellent « mourir dans la dignité », c’est
donc, il nous semble, mourir d’une façon qui pour soi comme pour les autres, n’abîme pas
l’image de celui qui meurt. Cela impliquerait des qualités comme : peu de souffrance,
souveraineté de la conscience, être honoré, respecté, etc. La dignité de l’homme dépend
donc tout d’abord de son intégrité physique et surtout mentale, comme nous le verrons par
la suite : qu’une seule de ses fonctions essentielles (vue, ouïe, système respiratoire, tube
digestif, système urinoir,…) soit atteinte, et l’homme ne peut plus penser et agir pleinement
87
Voir www.admd.net
51
en homme.88 La dignité désigne donc ici une manière convenable de se présenter. En ce
sens, elle renvoie à une forme d’image de soi inaltérée. C’est une dignité qui désigne
l'apparence extérieure de la personne. Faire preuve de dignité, ce serait être présentable visà-vis des autres, épargner à autrui le spectacle d’une image altérée, que l’on juge comme
telle. Jaques Ricot parle dans ce cas de dignité-décence.89
c. La perte de dignité
C’est évidemment en exploitant ce sens que l’A.D.M.D. joue pleinement, la seule
réponse préconisée à l’éventualité d’une dégradation insupportable de son corps et de son
esprit étant alors l’euthanasie. Dans nos sociétés hédonistes et matérialistes, sans
perspective transcendante, il suffit que la vie perde son éclat pour que le malade demande à
être aidé à mourir. En effet, il advient parfois un moment où un être humain ne présente
plus les caractéristiques d'un état normal et n’est plus présentable. Il est des situations qu'un
individu peut juger insupportables : une grande souffrance physique, le handicap
insurmontable, la dépendance, la déchéance, la perte progressive de ses capacités
intellectuelles, l'immobilité obligée, la solitude, le refus d'être à la charge de ses proches ou
de la société, l'ennui, l'angoisse, l'humiliation, le dégoût de soi, le sentiment de mener une
vie inutile et improductive, etc. Ces souffrances sont vécues en certaines circonstances
comme une perte de dignité par le malade lui-même et par les autres, comme une
dégradation indigne à vivre. La dignité connaîtrait donc des degrés. André ComteSponville explique alors que « vouloir quitter la vie, dans ces conditions, ce n'est pas la
trahir ; c'est protéger une certaine idée que l'on s'en fait, qui ne va pas sans dignité et sans
liberté [...] Respecter la vie humaine, c'est aussi lui permettre de rester humaine jusqu'au
bout. »90 Ainsi, mourir dans la dignité signifierait mettre un terme à une vie qui ne vaudrait
plus la peine d'être vécue. De même, Henri Caillavet, Président d'honneur de l’A.D.M.D. a
décrit ce qui fait, pour lui, l’humanité de la vie et sa valeur : « la vie n'est pas que de la
biologie, des cellules, des rapports métaboliques, (vie biologique) c'est le sentiment, la
pensée, la raison, la tendresse, l'amour (vie biographique) - si tout cela a disparu de mon
Ainsi, à travers le souci de l’image laissée, l’Association prend en compte le corps, mais semble s’en
détacher lorsqu’il est qualifié de carcasse.
89
RICOT, J., Dignité et euthanasie, Nantes, Pleins feux, 2003.
90
COMTE-SPONVILLE, A., Euthanasie, la règle et l’exception, in Revue psychologies, avril 2000, p.39.
88
52
esprit et de ma conscience, au nom de quoi pourriez-vous me confisquer ma liberté (de
décider de ma propre mort)? »91
2. Mourir : décision et action
a. La dignité subjective : quand la dignité égale liberté individuelle
Pour les membres de l’A.D.M.D., la dignité apparaît donc comme une convenance
personnelle, une libre appréciation de l'état de la personne, de l'image qu'elle donne et
qu'elle se donne. C’est ce qu’a fait valoir Henri Caillavet devant les députés français : « Ce
qui compte, c'est le regard que je porte sur moi, c'est une convenance personnelle. Il n'y a
que moi qui puisse savoir si la vie que je vis est encore acceptable, si elle est encore digne
et recevable. La vie m'a été imposée, je n'ai pas demandé à naître, mais ma mort
m'appartient »92 « On ne choisit pas de naître. Alors pourquoi n’aurait-on pas le droit, du
moins, de choisir de mourir ? »93 La mort étant inéluctable, pour l’A.D.M.D., notre seule et
ultime liberté est donc de choisir le temps de notre mort, de choisir de refuser la
dégradation, de transformer un instant subi en instant agi,94 de se situer en décideur, en sujet
et non plus en objet de sa mort.
Chacun semble être l’unique juge de ce qui lui convient, et, au nom de critères choisis
par lui seul, chacun décide souverainement de sa propre dignité. Si quelqu’un estime que
telle déficience porte atteinte à sa dignité, il aurait par conséquent le droit de décider de sa
propre mort au nom de sa dignité. Ainsi, la dignité n’a de sens qu’à la première personne du
singulier. Elle est considérée comme une notion subjective et relative : « c’est à chacun de
91
CAILLAVET, H., voir www.admd.net. Les parenthèses sont ajoutées par nous.
Ces paroles de Henri Caillavet sont tirées du Rapport N° 1708 fait au nom de la mission d’information sur
l’accompagnement de la fin de vie par l’Assemblée nationale le 30 juin 2004, sous la présidence de M. Jean
Leonetti, député.
93
THIBAULT ODETTE, Mourir à la carte - J’ai fait un rêve…, in bulletin de l’A.D.M.D. n°24, juin 1987,
pp. 11 à 14.
94
CHAUVET P., Rapport moral et d’orientation « Au milieu du gué », Assemblée générale du 24 octobre
1987, p.8. « Il est de l’honneur de l’homme de savoir qu’il est mortel. Il est de sa qualité de personne
pensante de vouloir assumer ce moment en le transformant d’un instant subi en un instant agi. »
92
53
définir pour soi-même ce qu'il considère comme digne ou indigne à vivre »,95 on ne peut pas
savoir si la vie d’un autre vaut la peine d’être vécue ou non.
b. Le regard des autres
Il est cependant aisé de percevoir le risque de dérive que comporte une conception de
la dignité comme liberté individuelle. En effet, entre la détermination de sa propre dignité
subjective et celle d’autrui, il n’y a qu’un petit pas à faire. En se faisant juge de sa propre
dignité, on devient par le même coup très vite juge de la dignité d’autrui. « Je fais ce que je
veux de mon corps et de ma personne » bascule en un « je fais ce que je veux de ton corps
et de ta personne » En effet, nous avons souvent tendance à projeter sur autrui notre propre
conception de la dignité, ce que nous considérons bon pour nous-mêmes. Ainsi, non
seulement, nous nous érigerions en juges suprêmes de la dignité d’autrui tout en recevant
aussi notre dignité du regard des autres. Autrui aurait cette toute-puissance extravagante de
décider si chacun possède ou non la dignité en fonction de telle imperfection, de telle
infirmité, en fonction de sa propre définition de la dignité…
On imagine sans peine la brutalité de cette conception. La notion de dignité pourrait
ainsi devenir une passerelle pour justifier l’instrumentalisation du corps de l’autre. On
tremble à l'idée des conséquences qui s'ensuivraient pour les handicapés et les vieillards si
la dignité se réduisait à la décence et au regard des autres. En effet, en ces cas plus que
jamais, la valeur de l’homme s’inscrit dans le lien social, dans le regard que l’autre pose sur
le malade car il n’y a plus d’égalité. Seule demeure la fraternité, mais sous quelle forme ?
Car, plus que jamais, si le malade, le faible perd son autonomie, la position d’autrui devient
déterminante face à lui, surtout si sa fonction lui confère un pouvoir reconnu par la loi des
hommes. Parmi bien d’autres témoignages, écoutons celui de Marcel Nuss, atteint d’une
amyotrophie spinale : « On ne naît pas handicapé, on le devient par le regard des autres et
les pesanteurs sociales. Une telle affirmation peut paraître incongrue pour qui n’a pas
éprouvé les effets inquisiteurs et réducteurs de regards posés sur soi, sur sa déchéance.
Hélas elle n’est qu’une désolante vérité qui résulte du fait qu’altérité et dégénérescence
choquent et sidèrent la vue. Car c'est moins la dissemblance qui dérange dans un handicap
95
POHIER, J., La mort opportune, les droits des vivants sur la fin de leur vie, Paris, Seuil, 1998, pp. 157-158.
54
que la ressemblance dégénérée, le miroir qu'il renvoie avec son angoissant et potentiel
cortège de précarité, de souffrances, de dépendance et de morbidité, voire
d'inhumanité−étant donné que nous sommes tous en danger de handicap par accident,
maladie ou vieillissement. »96
Nous comprenons ainsi que la dignité, selon l’A.D.M.D., n’est pas uniquement une
convenance subjective envers soi, comme elle semble l’affirmer, mais qu’elle dépend aussi,
imperceptiblement, pour une large part de l'appréciation des autres. Elle ne se réduit pas
seulement à l’idée que je me fais de moi-même mais également à l’idée qu’autrui se fait de
moi. La dignité est comme confiée au regard d'autrui. Nous savons pourtant que le
jugement individuel l’emporte sur celui d’autrui mais nous ne manquons pas d’être
influencés par l’image que nous renvoie autrui. Nous pouvons donc dire que, dans un
certain sens, la dignité se laisse aujourd’hui définir par une idée préformée, une norme. La
société s’arroge le droit de définir les critères de dignité et impose un modèle qui érige une
particularité présentée comme une excellence, une perfection, en caractérisation universelle.
Qui se conforme à ce modèle est digne, qui ne s’y conforme pas n’est pas digne ou alors il
n’est qu’un exemplaire d’humanité imparfaite, incomplète, inférieure.97
Ainsi, d’une part, la conception de la dignité comme convenance personnelle
comporte un risque de dérive : l’individu, dans sa soif de liberté absolue, ne se contente pas
de définir pour lui-même sa dignité et s’arroge rapidement le droit de devenir juge de la
dignité d’autrui. D’autre part, nous percevons combien cette compréhension de la dignité
comme liberté individuelle est en un certain sens utopique. En effet, même si nous savons
que l’individu est fondamentalement libre, le souci de correspondre à une image définie par
rapport à une norme reste malgré tout très prégnant dans notre société actuelle.
96
NUSS, M., Un autre regard, Réflexions et propositions en faveur d'une réelle politique d'autonomisation des
personnes dépendante, in Colloque Handicap et enjeux de société 25 et 26 janvier 2006 CR SMS D'Ile de
France.
97
Nous pouvons parler, en ce sens, d’une dignité comme perfection humaine. Celui qui présente une
déficience quelconque n’est pas considéré comme pleinement digne ou comme digne tout court. C’est comme
s’il avait perdu sa dignité (en partie ou dans sa totalité). Seul celui qui correspond en tout point à l’idée
préformée par la société, seul celui qui « rentre » dans la norme, est dit digne.
55
Et pourtant, l’A.D.M.D., malgré les écueils que comporte cette conception de la
dignité comme convenance personnelle, persévère dans son affirmation que celle-ci
s'appuie sur la liberté individuelle. Pourquoi ? Y aurait-il quelque chose qui nous
échappe dans la philosophie de cette Association ? Afin de cerner toute l’intensité mais
aussi l’ambiguïté d’une pensée comme celle de l’A.D.M.D., il ne nous a pas semblé
négligeable de nous arrêter un instant sur la signification du terme « liberté », telle qu’elle
est présentée par celle-ci et de mettre en lumière les liens profonds qui l’unissent à la
dignité.
c. Un homme qui revendique la maîtrise de sa mort au nom de sa
liberté
Selon l’A.D.M.D., la dignité de la personne humaine est, en effet, étroitement
interconnectée à celle de liberté. Les réponses recueillies lors des entretiens et glanées dans
les courriers de ses membres le confirment : « respecter la dignité, c’est respecter le choix
que l’on a fait ou que l’on va faire. », « la dignité est propre à chacun, cela dépend des
habitudes, des coutumes, des croyances », « c'est le respect de l'individu et de sa volonté
qui est le plus important », « Je ne suis libre que si ma vie m’appartient. Elle ne
m’appartient que si j’ai le droit de l’interrompre. »98 Jacqueline Herremans, présidente de
l’A.D.M.D. en Belgique, défend l'idée d'un « espace de liberté individuelle face à la mort
car ce n'est ni à Dieu, ni à l'Etat, ni aux médecins de décider ».99 Elle signifie clairement
par là que personne d'autre que le sujet individuel ne peut apprécier la qualité de sa vie,
décider à sa place.100 De plus, cette liberté de ses actes est considérée la plupart du temps
comme appartenant à l’essence, à la nature-même de l’homme. Un correspondant évoque :
« Votre philosophie de la vie et surtout de la mort à laquelle vous semblez lutter pour faire
98
LEGUAY C., Mourir dans la dignité, Quand un médecin dit oui, Paris, Ed. Robert Laffont, 2000, p. 182.
(Commentaires de André Comte-Sponville.)
99
Article de Sandrine BLANCHARD, paru dans Le Monde, Ed. du 25.09.05
100
Les avis publiés par les comités consultatifs nationaux d’éthique confirment ces propos populaires. C’est
dans la définition-même qu’ils donnent de l’euthanasie qu’ils laissent entrevoir leur conception de la dignité.
Par exemple, l’avis n°63 sur la fin de vie, publié en 2000 par le Comité Consultatif National d’Ethique
français définit l’euthanasie de la façon suivante : « L’acte d’un tiers qui met délibérément fin à la vie d’une
personne dans l’intention de mettre un terme à une situation jugée insupportable ». L’adverbe « délibérément
» souligne la nature intentionnelle de l’acte. Et la mention d’une « situation jugée insupportable » renvoie sans
doute à l’interprétation personnelle de chacun, faisant régner un certain flou. Une autre définition possible
utilisée pourrait être la définition belge donnée par l’article 2 de la loi belge du 16 mai 2002 relative à
l’euthanasie : « L’acte pratiqué par un tiers, qui met intentionnellement fin à la vie d’une personne à la
demande de celle-ci ». Un élément nouveau apparaît dans cette définition, le consentement.
56
reconnaître « enfin » par nos législateurs le bien-fondé de l’indéfectible « libre-arbitre »,
droit sacré de l’Homo sapiens. » 101 Un autre déclare : « J’approuve l’A.D.M.D. qui se
dresse contre le pouvoir de vie et de mort dont disposent les seuls médecins, et qui redonne
à l’être humain sa liberté et sa responsabilité. » 102
La demande de délivrance et l’autorisation de pouvoir choisir l’heure de sa mort
deviennent ainsi un droit subjectif que l’on ne peut contester. Cela indique que la question
de l’euthanasie s'est « démédicalisée ». Elle n'apparaît plus autant liée à une situation
objective qui pourrait être appréciée par l'expertise médicale. C'est bien la subjectivité du
malade lui-même qui devient le fondement de la décision, et que ni les proches ni les
médecins ne peuvent lui disputer. L'euthanasie n'est plus une question médicale mais une
affaire de conscience strictement personnelle : «J’ai le droit de mourir sans souffrir quand
je veux, où je veux, comme je veux, avec le docteur de mon choix.» Ainsi, l’euthanasie est
considérée par beaucoup de membres de l’A.D.M.D. comme le dernier acte de liberté de
l'individu. La mort choisie est comprise comme une forme de liberté, comme une liberté
fondamentale. C’est ainsi que s’exprime le philosophe André Comte-Sponville : « Celui qui
voulut vivre libre, pourquoi devrait-il mourir esclave ?» 103 L'homme conduit sa vie dans la
liberté, pourquoi alors ce droit lui serait-il dénié pour la mort ? Pourquoi faudrait-il
renoncer, face à la mort, à la liberté que toute notre vie revendique ? On en vient donc à
revendiquer, en plus du droit légitime de disposer de sa vie, un droit de disposer de sa mort.
Tout cela au nom de la dignité. Comme s’il fallait savoir partir avant que l’heure de notre
mort naturelle ne soit venue afin de conserver une sorte de maîtrise de sa propre vie.104
101
Voir www.admd.net
C’est nous qui soulignons. Le verbe « redonner » utilisé ici renvoie sans doute à une dignité perdue
auparavant et retrouvée.
103
LEGUAY C., Mourir dans la dignité, Quand un médecin dit oui, Postface d’André Comte-Sponville, Paris,
Ed. Robert Laffont, 2000.
104
Remarquons toutefois que cette revendication de la liberté de choisir n'est pas celle de mourir, puisque
nous mourrons de toute façon. Il s'agit du choix des conditions et du moment de sa mort, se rapprochant de la
vision de Lucrèce pour lequel, dans la mesure où la mort a toujours le dernier mot, il convient de la devancer
dans un geste ultime de liberté. Cet acte serait une façon de se démarquer de notre condition humaine,
marquée par la finitude et de refuser de ne savoir « ni le jour, ni l'heure. »
102
57
3. La confusion entre dignité et liberté
Choix personnel, droit de « faire ce que l’on veut », maîtrise de sa propre vie, respect
de la volonté de l’individu, subjectivité, affaire de conscience personnelle, etc. Toutes ces
notions peuvent se résumer en un seul mot : liberté ! Aujourd’hui, au nom de la dignité,
l’A.D.M.D. ne parle plus que de liberté! A croire que l’Association en vient même parfois à
confondre la notion de liberté (mort opportune, choisie) et celle de dignité (mort digne).
Léon Cassiers, dans son article intitulé « Autonomie et dignité de l’homme » semble
confirmer la thèse que l’on vient de poser. Il écrit que « la conception de la dignité humaine
est trop fondée sur l’autonomie et l’autonomie est trop fondée sur la raison. On lie trop
facilement la dignité à l’autonomie du sujet, puis celle-ci à la raison humaine et, enfin, à la
capacité d’exercice de cette raison.»105
Il nous semble tout indiqué de reprendre point par point cette affirmation de Cassiers
afin de saisir l’enjeu d’une telle confusion entre dignité et liberté. En effet, l’autonomie dont
parle Léon Cassiers n’est pas sans nous rappeler ce que les membres de l’A.D.M.D.
appellent la liberté individuelle. Ces derniers ne font d’ailleurs pas de distinction entre les
deux termes. Ils utilisent l’un et l’autre indifféremment. Pourtant, liberté et autonomie
constituent deux notions philosophiques qui ne désignent pas la même chose. La morale de
Kant est là pour en témoigner.
Nous commencerons par analyser cette confusion entre dignité et liberté. Ensuite,
nous verrons que, pour l’A.D.M.D., cette liberté ou autonomie est essentiellement celle de
la raison et que cette dernière est réduite à sa capacité d’exercice. Avec Kant, nous
parlerons alors plus volontiers d’autodétermination plutôt que d’autonomie.
a. La dignité se fonde sur la liberté comprise comme autonomie
Dans la philosophie de l’A.D.M.D., nous avons observé que la dignité n’obéit pas à
d’autres critères que celui de la liberté. Celle-ci est souvent comprise comme autonomie à
Il continue en disant : « Or, l’autonomie est d’abord liée à l’exercice de la conscience réflexive, quelle que
soit la qualité de rationalité dont est capable le sujet. On ne peut lier son autonomie, et moins encore la
dignité qui en découle, au niveau intellectuel dont on dispose. Sinon on risque de ne plus considérer certains
débiles mentaux ou certains déments comme dignes. » CASSIERS L., Autonomie et dignité de l’homme, in
Dossier « Les valeurs », Revue Louvain, n° 100, juillet-août 1999, p. 13.
105
58
un tel point qu’elle se confond avec elle. En effet, les correspondants définissent
l’autonomie par la capacité d'opérer des choix sans contrainte. C’est l’action de se
déterminer par soi-même, de disposer de soi-même.106 La liberté est, semble-t-il, comprise
dans un sens individualiste. Elle signifie « faire tout ce qu’on veut », « je fais ce que je veux
de mon corps, de ma vie ». Et, pour beaucoup, tant qu'il est possible de faire ce que l'on
veut (liberté), la vie vaut la peine d'être vécue (dignité). La vie est alors jugée comme ayant
perdu sa dignité à partir du moment où on n’a plus les capacités de faire ce que l’on veut.
Ainsi, seuls la volonté et le désir déterminent la dignité.
Il arrive ainsi, par un glissement de sens incontrôlé, que la dignité se réduise pour
certains à une liberté conçue comme une souveraineté absolue du sujet sur sa vie et sur sa
mort. Laissée à la libre appréciation de la personne, la dignité est une façon pour l'individu
d'exprimer sa liberté et d'exercer son autodétermination comme l'a fait valoir Gilbert
Schulsinger : « Or, cette dignité, qui peut en décider, sinon la personne elle-même ?
Obliger quelqu'un à vivre, n'est-ce pas, d'une certaine façon, attenter à sa liberté ? »107
Cette liberté semble donc primer sur tous les autres droits et devoirs, comme l’a exprimé
Pierre Biarnes, membre de l’A.D.M.D. : « La reconnaissance de la liberté immanente de
l’homme transcende la vie et, en cela, le devoir de liberté est plus important que le devoir
de vie. »108
b. L’autonomie se fonde sur la raison humaine
Si nous lisons entre les lignes du courrier des correspondants, il est possible de
constater non seulement que la dignité est confondue avec la liberté subjective mais aussi
que le registre de l’autonomie est lui-même souvent entendu dans le sens d’une
indépendance. Ainsi, chacun poursuit l’idéal de rester sans dépendre de personne, comme si
devenant dépendant, il perdait son autonomie. De plus, cette confusion entre l’autonomie et
l’indépendance est double. En effet, l’autonomie n’est pas seulement considérée comme
étant celle du corps mais surtout celle de l’esprit. Il s’agit avant tout de garder la maîtrise de
L’A.D.M.D. comprend l’autonomie en un sens plutôt individualiste. Ce n’est pas le sens que Kant lui
donne. Pour plus d’information à ce propos, on consultera le chapitre premier.
107
SCHULSINGER, G., Rapport N° 1708 fait au nom de la mission d’information sur l’accompagnement de
la fin de vie par l’Assemblée nationale le 30 juin 2004, sous la présidence de M. Jean Leonetti, député.
108
Voir www.admd.net
106
59
soi. Et cette maîtrise de soi nécessite entre autres la pleine possession de ses facultés
mentales. C’est en cela que l’on peut dire que l’autonomie du sujet se fonde sur l’intégrité
de ses facultés mentales, autrement dit sur sa raison.
C’est en effet la thèse soutenue par Léon Cassiers. Selon lui, l’autonomie du sujet se
fonde certes sur la raison mais pas uniquement sur elle. Il ne faut pas trop fonder
l’autonomie sur la raison. Or, il semble que c’est ce que fait l’A.D.M.D. Selon nous,
l’Association va même jusqu’à exalter la raison en l’homme. En effet, selon elle, la raison
est la caractéristique principale de l’homme. C’est elle qui lui permet d’être capable de
s’autodéterminer, de choisir entre le bien et le mal et de pouvoir risquer de choisir le mal,
de pouvoir disposer de sa vie et de son corps, être libre et autonome. La raison serait en
quelque sorte la condition de l’autonomie personnelle.109 Ainsi, on ne serait autonome qu’à
condition d’être un homme raisonnable. Sans raison ou conscience, il n’y aurait plus
d’autonomie et donc plus non plus de vie humaine.110 La suprême autonomie consisterait
précisément à maîtriser sa propre mort en décidant du moment et des conditions. Et il n’y
aurait pas d’autre sens de ces instants ultimes que celui donné par la conscience individuelle
dans la maîtrise.
Ainsi, nous le voyons, il n’y a pas que la raison de l’homme qui est exaltée. Le
produit de cette raison, la science, prend également une dimension absolue. En effet, ce qui
est techniquement possible, comme la maîtrise de la mort devient aussi un idéal. C’est la
raison pour laquelle l’A.D.M.D. demande le droit à l’euthanasie : pour permettre à l’homme
une maîtrise plus totale de lui-même, pour accéder à cette dignité dans laquelle la maîtrise
de la mort serait la suprême autonomie, ce qui augmenterait encore la grandeur de l’homme.
C’est aussi cette maîtrise qui éviterait à l’homme de connaître la déchéance de la maladie.
En définitive, la dignité de l’homme, selon l’A.D.M.D., c’est sa capacité à ne vivre que par
rapport à ce sur quoi il a pouvoir, à avoir une raison sûre et si besoin, à savoir sortir si les
conditions de vie ne lui permettent plus de sauvegarder sa dignité.
Certes, il est honnête et justifié de valoriser l’immensité de la raison humaine. C’est d’ailleurs la tâche
principale à laquelle s’est attelée le siècle des Lumières. Ce que nous reprochons ici, c’est d’ériger cette raison
en absolu.
110
Nous ne faisons pas ici de distinction fondamentale entre la raison et la conscience humaine.
109
60
c. La raison est fondée sur sa capacité d’exercice
Il convient de préciser que la raison est comprise comme étant une raison en activité.
En effet, la philosophie sous-jacente de l’A.D.M.D. semble dire qu’il ne suffit pas de
posséder potentiellement la raison, il s’agit de l’exercer. Ainsi, dans les courriers des
correspondants, il est fréquemment question d’une activité minimale à laquelle malades et
vieillards sont très attachés. Elle leur assure ce qu’ils appellent leur « autonomie » (crainte
de dépendance). Cela s’exprime par les termes : « se suffire à soi-même », pouvoir « se
servir », « subvenir à ses besoins », c’est-à-dire s’adonner aux activités domestiques et aux
soins du corps : ménage, cuisine, toilette du corps. « Je veux mourir chez moi et ne
dépendre de personne. » La perte ou la réduction drastique de l’activité semble donc
constituer une menace pour le maintien de la conscience et de la cohérence du moi qui fait
de l’être humain une personne. Ce maintien implique obligatoirement un rapport à autre
chose qu’à soi-même, en tant que repère de ce qui n’est pas soi, et donc de ce qui l’est.
L’activité permet d’échapper à la léthargie. Ainsi, les facultés mentales sont la condition
pour pouvoir agir et interagir. En effet, l’intégrité mentale permet non seulement de
maintenir la conscience de soi mais aussi les rapports au monde et à autrui.
Nous comprenons ici combien dignité, autonomie, raison et exercice de cette raison
sont indissociablement interconnectés entre eux. En effet, d’une part, le maintien de la
raison ou de la conscience d’un individu implique de jouir d’une certaine indépendance
physique (autonomie). La maîtrise de soi nécessite un exercice minimal de sa raison.
D’autre part, cette raison permet d’être l’auteur de ses actes et de ses choix, bref, de mettre
en œuvre sa liberté, celle-ci étant en quelque sorte l’expression la plus éminente de sa
dignité. Ainsi, l’exercice de la raison serait la condition de son maintien. La raison serait à
son tour la condition de l’autonomie personnelle. Quant à l’autonomie, elle serait
l’équivalent de la dignité.
VI. Conclusion : l’homme est à lui-même sa propre mesure
Nous pouvons donc conclure que le sens du terme « dignité » mobilisé par les
partisans de l’euthanasie revient à en faire un équivalent de la décence, de la bravoure,
d’une image de soi inaltérée ou encore de la maîtrise de soi. Si ces attributs viennent à
61
manquer, alors, dit-on, l’euthanasie devrait être rendue possible par le droit. Car pour
l’A.D.M.D., la maladie, le handicap ou la vieillesse constituent des états qui entraînent une
certaine dépendance et qui sont par là-même indigne de l’homme libre. En définitive,
l’A.D.M.D., pour faire valoir le droit à l’euthanasie, s’appuie essentiellement sur
l’argument de la liberté : l’individu est seul juge de la qualité de sa vie et de sa dignité. Il est
à lui-même sa propre mesure. C’est à chacun de définir pour soi-même ce qu’il considère
comme digne ou indigne à vivre. La dignité n’est plus alors qu’une notion relative,
éminemment subjective et variable d’un individu à un autre. Elle est définie exclusivement
à partir de l’individu lui-même, comme une sorte de quête d’une liberté intérieure que nul
ne peut lui ravir. C’est ainsi que l’on peut affirmer que la conception de l’homme de
l’A.D.M.D. reste d’abord et profondément une conception individualiste ou existentialiste.
Cette conception individualiste de l’homme entraîne deux conséquences majeures :
d’une part, la réduction de la dignité à un état, et d’autre part, l’absolutisation de
l’autonomie.
Premièrement, nous pouvons affirmer que l’A.D.M.D. soutient une conception fort
différente de celle présentée dans la Déclaration des Droits de l'Homme. En effet, cette
dernière assure la dignité de la personne comme un droit fondamental qui prime sur tous les
autres. Certes, l’A.D.M.D. parle de droit : celui à mourir mais mourir dans la dignité.111 La
dignité est donc devenue davantage un état qu’un droit en soi. On est alors dedans ou
dehors. Cela dépend de ce que le sujet autonome décide. L’A.D.M.D. semble donc remettre
en question l’affirmation selon laquelle la dignité serait ontologique, c’est-à-dire rattachée à
l’essence de l’être humain. Selon l’Association, la dignité se rattacherait plus aux manières
d’être de l’humain (dignité comme état) qu’à l’être humain lui-même (dignité ontologique).
En effet, selon l’état dans lequel la personne se trouve, elle est qualifiée de plus ou moins
digne. Cela signifie que la dignité est, en partie du moins, quantifiable et mesurable. Par
conséquent, la dignité est comprise comme une donnée variable, graduelle et relative aux
circonstances. Elle n’est pas la même pour tous. Au contraire, elle est individuelle,
111
Nous trouvons plus approprié de parler de « droit de faire mourir dans la dignité » par opposition aux soins
palliatifs qui « laissent mourir dans la dignité »
62
« différenciante » et non « égalisante » comme l’affirmait la Déclaration des Droits de
l’Homme. Mais cela n’empêche pas, nous l’avons vu, qu’elle soit très dépendante par
rapport à des influences extérieures comme le regard des autres, les normes définies par la
société,… Elle peut, par conséquent, être blessée et même enlevée, perdue, détruite.
Deuxièmement, pour l’A.D.M.D., l’autonomie de l’homme est devenue un absolu
incontestable. La possibilité de décider de sa mort serait la suprême autonomie, cette
dernière étant un trait essentiel de notre identité physique et psychique et de notre dignité.
Mais cette absolutisation de l’autonomie semble, au nom de la dignité de l’homme, occulter
petit à petit la dignité elle-même. La liberté semble avoir pris le pas sur la dignité ellemême. Les paroles de Henri Caillavet mettent bien en évidence ce primat de la liberté sur la
dignité : « En effet, j’ai eu le privilège d’être à Toulouse l’étudiant de Vladimir
Jankélévitch. Je me souviens de l’un de ses propos : « La liberté est toujours au-dessus de
la vie. » Partant de cette remarque philosophique ayant valeur d’interpellation, je
considère, à mon tour, que la liberté reste la condition de la vie. La mort ne saurait être
une fuite, mais une acceptation lucide. A contrario, une vie indigne se confondrait avec la
servilité ! »112 Au lieu de brandir le slogan « mourir dans la dignité », il serait alors plus
honnête de défendre l’euthanasie au nom d’un « mourir dans la liberté ».113 En effet, nous
trouvons le terme « liberté » beaucoup plus adapté au terme dignité.114
Ainsi, de plus en plus, le concept de dignité ne se trouve plus appréhendé qu’entre
deux pôles : la notion esthétique (la belle image de soi, l’état de soi qu’on donne à voir) et
la réalité de la maîtrise, voire de la toute-puissance (autonomie). La dignité risque alors de
ne plus être convoquée que comme un concept a priori pour mettre en question d’autres
réalités que seraient l’échec et l’efficacité thérapeutique médicale mise à mal. Dans un tel
112
LEGUAY C., Mourir dans la dignité, Quand un médecin dit oui, Paris, Ed. Robert Laffont, 2000, p.13.
C’est d’ailleurs l’intitulé d’une proposition de loi déposée à la Présidence de l’Assemblée Nationale en
France le 10 avril 2003 « Le droit de finir sa vie dans la liberté » voir www.assembleenationale.fr/12/propositions/pion0788.asp.
114
En effet, à partir du moment où il s’agit de décider pour soi-même, en toute autonomie de conscience, le
moment et la manière de mourir, il conviendrait plutôt de parler de liberté. Nous comprenons donc ici cette
dernière en son sens plutôt péjoratif. Il s’agirait d’une liberté totale, sans limites. Or, nous savons bien qu’une
véritable liberté morale implique qu’on y mette des restrictions. Parmi celles-ci, nous citons celle de ne pas
nuire à autrui ainsi que celle de ne pas maîtriser pleinement sa vie et par conséquent le moment de sa mort.
113
63
contexte, cette notion de dignité conduirait à une impasse puisqu’il serait plus courageux de
préférer la mort « dans la dignité » (position de certains membres de l’A.D.M.D.) que
d’accepter de se soumettre à la persistance d’une vie devenue indigne. Cela nous pose une
sérieuse question : serions-nous condamnés à ne pouvoir reconnaître l’humain qu’en le
tuant ?
Jusqu’où peut aller une telle conception de la dignité ? Mesurons ici le danger d’une
essentialisation de la dignité et de l’humain, c’est-à-dire le danger de définir la dignité par
des critères particuliers, arbitraires comme la raison et l’autonomie. L’autre homme, celui
qui est autre, courrait alors le risque de devenir un autre que l’homme. Son altérité se
réduirait à une différence, sa différence serait le signe de son exclusion. Il ne serait pas tout
à fait un homme, et, pour tout dire, il ne serait pas un homme du tout. Les handicapés, les
barbares et les esclaves de l’antiquité, les indiens (« sauvages ») du Nouveau Monde, autant
d’illustrations tragiques que l’histoire nous fournit de cette négation de la dignité humaine.
Leur différence respective les exclut de l’humanité. Ils sont indignes du genre humain. Leur
mode d’être ne convient pas au genre humain. L’écart à une norme que leur renvoie la
société ou le regard de l’autre ou même leur propre regard sur eux-mêmes les exclut de
l’appartenance au genre humain.
64
Chapitre troisième
Dignité et dualisme anthropologique : l’exemple de
l’A.D.M.D.
« Quiconque veut séparer l’âme du corps perd la raison. »115
I. Introduction : le problème de la relation de l’âme et du corps.
C’est à ce point-ci de notre enquête sur la dignité qu’il s’agit de faire appel à
l’anthropologie philosophique. En effet, d’une réflexion éthique sur la dignité, exposée au
chapitre précédent, nous ressentons, à présent, la nécessité de passer à une science et
description de l’homme. Pourquoi ? Pour la simple raison que toute éthique se fonde sur
une anthropologie. C’est d’ailleurs ce qu’affirme Bernard Baertschi dans son livre intitulé
« Enquête philosophique sur la dignité »116. En effet, en tentant de définir le concept de
dignité, il montre que celui-ci a une double référence, à l'éthique d'une part (la dignité doit
être respectée) et à l'anthropologie ou à la métaphysique d'autre part (la dignité est attachée
à ce qu'est l'être humain)117. La dignité consiste donc en une notion philosophique placée à
la charnière de l'éthique et de l'anthropologie, entre ce qui doit être et ce qui est. Mais, cela
signifie également, selon Baertschi, que toute éthique sans anthropologie est fluctuante.
Notre préoccupation est ici d’assurer, à la suite de Baertschi, une articulation entre
l’éthique et l’anthropologie. Quoi de plus légitime, en effet, que de vouloir s’interroger
avant tout sur la nature même de l’homme avant d’aborder la question de sa dignité ? Nous
pensons donc que la réflexion sur la dignité est un vaste débat éthique et bioéthique mais
aussi qu’elle remet en question un problème anthropologique et métaphysique fondamental
non négligeable : celui de la relation de l’âme et du corps. En effet, nous savons que
115
Saint AUGUSTIN, De anima et ejus origine, IV, 2, 3, in PL 44, 525.
BAERTSCHI, B., Enquête philosophique sur la dignité, anthropologie et éthique des biotechnologies,
Genève, Labor et Fides, 2005.
117
Nous ne confondons pas ici anthropologie et métaphysique. Nous ne les mettons pas non plus sur un pied
d’égalité. Nous voulons simplement souligner par la conjonction « ou » que toute éthique nécessite un
fondement, qu’il soit anthropologique et/ou métaphysique. Même si nous sommes persuadée que
l’anthropologie et la métaphysique sont intimement liés.
116
65
l’homme est un être vivant. La plupart s’accordent à dire qu’il est donc, comme tout vivant,
composé d’une âme et d’un corps. Mais ce sujet de la relation entre l’âme et le corps
humain est aussi difficile que classique. En effet, c’est assurément l’un des problèmes sur
lesquels la philosophie a le plus longuement réfléchi.118 Et c’est aussi l’un de ceux où elle
s’est embarrassée dans les plus grandes difficultés à tel point qu’aujourd’hui encore les
philosophes continuent à réfléchir sur ce qu’ils appellent « the mind and body problem ».119
En traitant de cette épineuse et incontournable question, on craint donc toujours
d’emprunter un chemin dont Eric Weil disait que « l’on voit les traces de ceux qui l’ont
pris, mais pas celles de ceux qui seraient revenus d’une telle expédition ! » 120 C’est
pourquoi, il s’agira d’avancer pas à pas et avec la plus grande prudence.
Précisons également que ce n’est pas le lieu d’entrer ici dans le détail d’une
description des rapports de l’âme et du corps. Il y faudrait un ouvrage entier et la discussion
de la problématique scientifique actuelle. 121 Un parcours même sommaire des opinions
relatives au problème de l’âme et du corps serait également interminable et sans utilité ici.
Quelques rappels rapides peuvent toutefois aider à mieux nous orienter. De plus, les
problèmes soulevés de nos jours en bioéthique rendent d’autant plus pertinentes les
précisions suivantes.
Les vues sur la relation entre le corps et l’âme oscillent depuis l’Antiquité entre deux extrêmes : le
dualisme et les théories monistes. L’image qui prévaut souvent est celle d’un couple de conjoints unis jusqu’à
la mort tout en vivant deux vies parallèles autonomes, dont l’une relève du monde physique, tandis que l’autre
relève d’un monde mental. Une autre image, qui a de plus en plus de succès aujourd’hui, est celle d’une unité
telle que l’esprit et la pensée ne seraient rien d’autre que les effet d’une causalité corporelle. (A ce propos, on
consultera CHANGEUX, J-P. et RICOEUR P., La nature et la règle : ce qui nous fait penser, Ed. Odile
Jacob, Poche, Coll. Essai, 2000) Dans le premier cas de figure l’union n’abolit pas la dualité et soulève la
question de la possibilité d’une interaction des conjoints ; dans le second, elle la supprime et se heurte au
problème de la réduction de la pensée à la matière et de son émergence à partir du corps. (La question est alors
de savoir si l’esprit est réellement distinct du corps ou s’il n’en est qu’un épiphénomène.)
119
Pour plus d’information à ce sujet, on consultera FELTZ, B., LAMBERT, D., Entre le corps et l’esprit :
approche interdisciplinaire du Mind Body Problem, Liège, Ed. Mardaga Coll. Psychologie et sciences
humaines, 1994.
120
WEIL, E., De la nature, in WEIL E., Essai sur la nature. L’histoire et la politique, Presses Universitaires du
Septentrion Coll. Problématiques Philosophiques, p. 343.
121
Voir à ce propos : FELTZ, B., LAMBERT, D., Entre le corps et l’esprit : approche interdisciplinaire du
Mind Body Problem, Liège, Ed. Mardaga Coll. Psychologie et sciences humaines, 1994.
118
66
Dans un premier temps, nous commencerons par rappeler brièvement en quoi consiste
le dualisme anthropologique.122 Nous proposerons également une brève définition de l’âme
et du corps. Dans un deuxième temps, nous verrons en quoi les conceptions dualistes de
Platon et de Descartes influencent d’une certaine manière encore la philosophie de
l’A.D.M.D. aujourd’hui. Ce sera également l’occasion de mettre l’accent sur l’un ou l’autre
aspect des pensées dualistes. Dans un troisième temps, il s’agira de montrer en quoi les
thèses de l’A.D.M.D. et celles de la médecine classique en général relèvent d’un dualisme.
Notre principal objectif consistera donc, d’une part, à justifier le fait que la philosophie de
l’A.D.M.D. se fonde sur une anthropologie dualiste et d’autre part, à mettre en lumière les
implications de ce dualisme quant à la compréhension du concept de dignité. Pour ce point,
nous nous appuierons sur le travail de Thomas De Koninck qui soutient la thèse selon
laquelle le dualisme nie la dignité de l’homme. 123 Nous tenterons de saisir le sens de cette
thèse lourde de conséquences.
II. Clarifications conceptuelles
A. Définition commune du dualisme
L’image anthropologique dualiste moderne se définit simplement : elle est une
conception qui considère l’être humain comme individu composé, par nature et de manière
exclusive, d’un corps (réalité physique) et d’une âme (réalité psychique). 124 Ces deux
substances sont hétérogènes et irréductibles l’une à l’autre. D’une part, cela signifie que
l’être est totalement et parfaitement défini par le corps et l’âme composant son individu.
D’autre part, ces termes « hétérogènes et irréductibles » mettent l’accent davantage sur la
différence et même la séparation radicale qui existe entre l’âme et le corps plutôt que sur
leur unité en l’homme. Cette dernière remarque quant à la définition du dualisme, nous le
verrons par la suite, nous sera de la plus grande utilité.
Nous parlerons essentiellement de dualisme anthropologique (dualisme au niveau de l’homme) et non
d’anthropologie dualiste (science de l’homme qui est dualiste), le premier terme nous paraissant plus
approprié pour notre étude.
123
DE KONINCK, Th., De la dignité humaine, Paris, PUF, 1995.
124
Dans les dictionnaires, nous trouvons la définition suivante du dualisme : « Doctrine qui a recours à deux
principes hétérogènes ; philosophie qui organise sa conceptualité autour de deux instances irréductibles l’une
à l’autre » (BLAY M. (dir.), Dictionnaire des concept philosophiques, Larousse, CNRS Ed. Coll. « in
extenso », 2006, article dualisme, p.231.) ou encore coexistence de deux éléments différents (Le Petit Robert,
Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Ed. Le Robert, 1967, article dualisme).
122
67
Après avoir défini succinctement le dualisme anthropologique, il convient de préciser
ce que nous entendons par le corps et l’âme, ses deux composants. Notre objectif ne
consiste pas à engager un débat sur les concepts d’âme et de corps. C’est pourquoi, nous ne
retiendrons ici que les définitions les plus courantes.
B. Définition de l’âme
La notion d’âme a vu son sens varier à l’extrême, d’une culture à l’autre, d’une
religion à l’autre, d’une civilisation à l’autre, d’une philosophie à l’autre. Nous nous
limiterons ici à en donner la définition la plus commune à partir de son étymologie latine et
grecque afin de ne pas rentrer dans des débats interminables.125
L’âme, ainsi que le disent directement l’étymologie latine du mot, qui est anima, et
son équivalent grec psyche, n’est autre que le psychisme. L’âme est cet ensemble de
fonctions ou facultés, faisant qu’un être est en vie, faisant que les plantes croissent et
respirent, que les animaux sont doués de mobilité, d’instincts, de sensibilité, que les
hommes pensent, parlent, rêvent, imaginent.126 C’est là le sens originel, précis, nous dirions
scientifique du mot âme (sens dénué de toute idée de spiritualité et d’immortalité comme on
le voit). C’est également un des sens donné par Aristote. En effet, pour le Stagirite, l’âme
est la forme même de l’animal. Constituant un tout avec le corps, elle est le principe de vie,
ce par quoi nous vivons, mais aussi la fonction de l’animal. Elle est au corps ce que la vue
est à l’œil. 127 Bref, l’âme est la vie, ce qui distingue le vivant, « l’animé », du monde
125
Notre objectif consiste en effet à viser les catégories classiques du dualisme mais sans rentrer dans les
détails de vocabulaire et de notions philosophiques. Pour de plus amples informations à ce sujet, on
consultera : BOSSI L., Histoire naturelle de l’âme, Paris, PUF Coll. « Science, histoire et société », 2003.
126
Principe de vie, d’unification et d’animation des vivants, regroupant les facultés sensori-motrices et
éventuellement, intellectuelles, mais aussi, selon certains, les facultés de croissance et de nutrition. (BLAY M.
(dir.), Dictionnaire des concept philosophiques, Larousse, CNRS éditions Coll. « in extenso », 2006, article
âme, p.20.)
127
« Si l’œil était un animal complet, la vue en serait l’âme : c’est là en effet la substance de l’œil, substance
au sens de forme. Quant à l’œil, il est la matière de la vue, et celle-ci disparaissant, il n’est plus un œil, sinon
par homonymie comme un œil de pierre ou dessiné. Il faut donc étendre ce qui vaut d’une partie à la totalité
du corps vivant : le rapport qui existe entre la partie (du point de vue de la forme) et cette même partie (du
point de vue de la matière) se retrouve entre le tout de la faculté sensitive et le tout du corps doué de
sensibilité pris comme tel. De plus ce n’est pas le corps séparé de l’âme qui est en puissance de vivre, mais
celui qui la possède (…). Quant au corps, il est le principe potentiel. Mais de même que l’œil se compose de la
pupille et de la vue, de même ici est-ce l’âme et le corps qui font l’animal. » (ARISTOTE, De l’âme, 2, 1,
412a-413a)
68
« inanimé » (qui n’a jamais été vivant) ou des morts qui, après avoir vécu, ont « rendu
l’âme ».128
C. Définition du corps
Quant au corps, nous l’entendrons au sens le plus courant du mot. Il est « ce qui fait
l’existence matérielle d’un homme ou d’un animal vivant ou mort, la partie sensuelle de
l’être humain » 129 ou encore « l’organisme humain, opposé à l’esprit, à l’âme. » 130
Cependant, même si le corps, nous le verrons par la suite, dans le cadre d’un vécu dualiste,
est souvent mal compris, réduit à un simple rôle d’instrument, et, par conséquent, relégué
sur un plan somme toute secondaire et de moindre valeur, il n’en demeure pas moins que
c’est uniquement par notre corps, dans notre corps et grâce à lui, que nous sommes présents
au monde, que nous sommes placés dans le monde, c’est-à-dire que nous existons au sens
étymologique du mot. Là où est notre corps, là nous nous trouvons, et là où nous nous
trouvons, là est notre corps.
III. Les sources philosophiques du dualisme : les pensées de Platon et de
Descartes.
Il s’agit à présent d’analyser le dualisme philosophique afin d’établir les sources qui
l’alimentent. Platon et Descartes représentent sans aucun doute les penseurs qui ont le plus
marqué « l’histoire » du dualisme philosophique.
Chez Platon, la dualité de l'âme et du corps se laisse aisément déduire de la définition
de la mort proposée par Socrate dans le Phédon : « Est-ce autre chose que la séparation de
l'âme d'avec le corps ? On est mort, quand le corps, séparé de l'âme, reste seul, à part, avec
lui-même, et quand l'âme, séparée du corps, reste seule, à part, avec elle-même »131 Cette
Nous ne retenons ici qu’un des deux sens de l’âme, celui qui, selon nous, semble le plus approprié pour
notre propos. Cependant, selon certains, l’âme n’est pas que le principe de vie mais peut également constituer
le principe des facultés intellectuelles. D’où, sans doute, nous le verrons par la suite, l’amalgame entre l’âme
et l’esprit.
129
LITTRE E. (dir.), Dictionnaire de la langue française, Paris, Ed. Universitaires, 1963, article corps.
130
Le Petit Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Ed. Le Robert,
1967, article corps
131
PLATON, Phédon (trad. Chambry), 64c, Paris, Garnier-Flammarion, 1986. C’est moi qui souligne. Pour
Platon, quand nous ne citons par la traduction de Chambry, nous citons les traductions de la collection
« Guillaume Budé » (Editions les Belles Lettres)
128
69
définition implique clairement, pour Platon, que la distinction de l'âme et du corps soit une
distinction réelle, c'est-à-dire une séparation entre deux substances, capables comme telles
d'exister chacune indépendamment de l'autre. C’est également ce que fait Descartes quand il
distingue de façon précise l’âme et le corps en deux substances séparées, l’une étendue et
dénuée de pensée, l’autre pensante et sans étendue : « (…) je ne suis donc, précisément
parlant, qu’une chose qui pense, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison, qui
sont des termes dont la signification m’était auparavant inconnue. Or je suis une chose
vraie, et vraiment existante, mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense. Et quoi
davantage ? J’exciterai encore mon imagination, pour chercher si je ne suis point quelque
chose de plus. Je ne suis point cet assemblage de membres, que l’on appelle le corps
humain (…) »132
Cependant, l'âme et le corps ne sont pas seulement distincts. Il semble qu’ils soient
même opposés, adversaires, pour ne pas dire ennemis. En effet, selon Platon, les sens sont
non seulement incertains, mais carrément trompeurs lorsqu'ils sont mêlés à l'activité
intellectuelle : « l'âme ne raisonne jamais mieux que quand rien ne la trouble, ni l'ouïe, ni
la vue, ni la douleur, ni quelque plaisir, mais qu'au contraire elle s'isole le plus
complètement en elle-même, en envoyant promener le corps et qu'elle rompt, autant qu'elle
peut, tout commerce et tout contact avec lui pour essayer de saisir le réel. »133 La démarche
du doute méthodique et radical de Descartes ne dit pas autre chose. En effet, il commence
par mettre en doute tout ce que l’homme perçoit et connaît par l’intermédiaire de ses
sens.134
Les philosophies platonicienne et cartésienne sont donc, en ce sens, des philosophies
dualistes. Mais cette séparation entre le corps et l’âme implique également que ceux-ci
soient considérés de manière fort diverses. En effet, selon Platon, l’âme serait tout l’homme
et le corps quelque chose d’ajouté. C’est ainsi qu’après avoir demandé à Alcibiade :
« qu’est-ce donc que l’homme ? », Socrate précise ainsi sa question : « Tu sais en tout cas
qu’il est ce qui se sert du corps »- mais « qui s’en sert sinon l’âme ? » pour conclure un peu
132
DESCARTES, Méditations métaphysiques, IIème Méditation, Garnier-Flammarion, Paris, 1992, p.77-79.
Platon, Phédon (trad. Chambry), 65a, Paris, Garnier-Flammarion, 1986.
134
Voir DESCARTES R., , Méditations métaphysiques, Ière Méditation, Paris, Garnier-Flammarion, 1992.
133
70
plus loin : « L’homme n’est rien d’autre que l’âme » ; et même plus fermement encore :
« l’âme est l’homme »135. Pour Platon, l’âme apparaît donc comme première et dominante et
cela entraîne un certain mépris pour le corps : « C’est plutôt première par la naissance et
l’excellence que le dieu constitua l’âme, pour qu’elle puisse commander au corps et le
garder sous sa dépendance. » 136 Ce corps, destiné à la mort et à la corruption, Platon
l’assimile à un tombeau ou à une prison que l’âme vient habiter.137 Le corps ne constitue
qu’un carcan ou un tombeau dont l’âme aspire à se libérer pour rejoindre le monde des
idées : « … ce tombeau que sous le nom de corps nous promenons (…) avec nous attachés
comme l’huître à sa coquille. »138 Ainsi, l’âme n’est enfermée dans le corps que comme un
être étranger. Elle n’a nullement besoin du corps pour être et elle n’est pas conditionnée par
lui. Elle l’accompagne comme une entité indépendante, qui le domine et le dirige. Un
profond abîme sépare donc constamment l’âme du corps, malgré leur union. Jamais ils ne se
fondent ensemble, quels que soient les liens qui les enchaînent l’un à l’autre. Le corps
devient ainsi une simple image illusoire, inconsistante, fugace et transitoire de ce que nous
sommes. Dans ce monde des apparences, le corps constitue le simulacre, le reflet de l’âme.
Il n’est que l’image ressemblante qui accompagne l’âme.
Ce mépris du corps se retrouve également dans la pensée de Descartes. En effet, pour
ce dernier, l’âme, qui est identifiée avec l’esprit, la raison ou l’entendement est greffée sur
un corps qui n’est plus qu’une machine. Cependant, le corps n’est plus une sorte de médium
où le spirituel peut paraître, comme chez Platon ; il n’est que l’enveloppe mécanique d’une
présence. Il est désanchanté et réduit à un objet.
139
Il pourrait à la limite être
interchangeable puisque l’essence de l’homme tient d’abord dans le cogito. Cette
conception mécanique du corps peut s’expliquer aisément : Descartes, contrairement à
135
PLATON, Apologie de Socrate, (129c-130c).
PLATON, Timée, 34bc. De même, quand il s’agit de décider et d'agir, c'est l'âme qui fait savoir au corps, et
sans ménagements, que c'est elle qui commande : « de toutes les parties de l'homme, en connais-tu quelque
autre qui commande, en dehors de l'âme, surtout quand elle est sage ? » Et cette hégémonie prend des allures
quasi tyranniques : « si par exemple, le corps a chaud et soif, elle le tire en arrière, pour qu'il ne boive pas ;
s'il a faim, pour qu'il ne mange pas, et dans mille autres circonstances nous voyons l'âme s'opposer aux
passions du corps » (Platon, Phédon (trad. Chambry), 94b, Paris, Garnier-Flammarion, 1986.)
137
PLATON, Phédon 66 b-67 ; 79 c ; Gorgias 493 a
138
PLATON, Phèdre, 250c.
139
Nous verrons plus loin quelle a été l’influence de la pensée de Descartes sur notre société contemporaine.
Le dualisme de Descartes a, en effet, permis à la fois l’émergence de la subjectivité et celle d’un objectivisme
qui fut à la source du développement de la science, mais au prix d’un oubli du corps vécu.
136
71
Platon, n’a pas pour but premier de montrer la supériorité abstraite de l’âme sur le corps,
mais de rendre possible une physique mathématique fondée sur le corps comme étendu, et
destiné à un usage ou à l’utilité que l’homme y trouve. En effet, il semble que la naissance
de la physique moderne et les débuts de la mathématisation du réel aient eu, entre autres,
pour conséquence l’instauration en philosophie d’une dissociation de plus en plus radicale
entre l’homme conscient, rationnel et le champ du vivant qui est relégué au rang des choses
inanimées. Ainsi, selon Descartes, l’homme est resté le maître et possesseur de la nature,
qui, par sa raison, enlève la vie à tout ce qui l’entoure (y compris le propre corps vivant de
l’homme) et le transforme en objet. Et c’est bien là la définition d’un objet : quelque chose
d’inanimé, sans vie.
Il convient toutefois de préciser que Descartes, malgré sa pensée dualiste, constate
l’union du corps et de l’âme. 140 : « La nature m'enseigne aussi par ces sentiments de
douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un
pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement
confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. » 141 Cependant, selon
Descartes, l’union de l’âme et du corps n’est pas d’abord spéculative ou théorique, mais
pratique. Cependant, Descartes ne s’efforce pas d’en rendre compte et ne s’interroge pas
davantage sur la compatibilité de cette thèse avec le dualisme de principe qui caractérise
son anthropologie. Il en reste à la constatation. Il n’essaye pas de la justifier. L’union de fait
est reconnue mais il la dit impensable si on se place du point de vue de la nature ou de
l’essence.142
Après ce bref rappel des philosophies dualistes de Platon et de Descartes, il convient à
présent de s’interroger sur le dualisme anthropologique tel qu’il se présente dans nos
De même, Platon affirme que l’âme habite le corps. Mais, l’individu n’est pas intimement lié à son corps
vivant puisque c’est la psyché immatérielle et immortelle qui constitue, « dans cette vie même, notre moi à
chacun » (PLATON, Lois, XII, 959a, 7-8). Ainsi, selon Platon, l’âme est tombée dans le corps par accident et
l’homme doit rassembler tous ses efforts pour se détacher le plus possible de son corps afin d’élever son âme
vers le monde des Idées.
141
DESCARTES, Méditations métaphysiques, méditation VI, Garnier T. II, p. 492 – 493.
142
Ne pourrait-on pas voir une contradiction dans la philosophie cartésienne en ce sens que Descartes est
obligé de reconnaître une union de fait de l’âme et du corps mais dont il ne peut rendre compte au niveau de la
pensée ?
140
72
sociétés actuelles. Notre objectif consiste à montrer que nos esprits contemporains sont plus
que jamais imprégnés de cette conception dualiste de l’homme, héritée de Platon et de
Descartes.
IV. Le dualisme anthropologique aujourd’hui
A. L’éclipse de l’âme ou la confusion entre âme, conscience et esprit
Le dualisme, depuis Platon suivi de Descartes, n’a pas beaucoup changé aujourd’hui.
Seules quelques évolutions de vocabulaire sont à remarquer. Par exemple, force est de
constater qu’aujourd’hui l’âme s’est éclipsée et que le terme d’esprit, qui regroupe
l’ensemble des faits concernant la pensée, l’a peu à peu supplanté. Déjà Hegel constatait
que « l’on parle peu aujourd’hui de l’âme dans la philosophie, mais plus volontiers de
l’esprit. »143 C’est également la thèse que soutient Laura Bossi dans son ouvrage intitulé
« Histoire naturelle de l’âme ». Son livre commence ainsi : «A l’aube du troisième
millénaire, l’âme est oubliée. (…) L’âme n’est plus nommée. Pour éviter d’employer le mot
âme, on a recours aux termes d’esprit (mind), de conscience, d’ipséité, de vie. Cependant,
force est de constater que, dans la pratique, l’absence d’une conceptualisation de l’âme
entraîne de dangereuses confusions. » 144
C’est Descartes, qui, le premier, a assimilé explicitement l’âme à l’esprit ou à la
conscience. Il semble que, pour Descartes, le rôle de l’âme ne consistait en rien d’autre que
l’activité de la pensée propre à l’esprit. En effet, dans les Cinquièmes Réponses aux
objections, il relève d’abord cette confusion faite entre les deux termes : « Les premiers
auteurs des noms n’ont pas distingué en nous ce principe par lequel nous sommes nourris,
nous croissons et faisons par la pensée toutes les autres fonctions qui nous sont communes
avec les bêtes, d’avec celui par lequel nous pensons, ils ont appelés l’un et l’autre du seul
nom d’âme ; et voyant puis après que la pensée était différente de la nutrition, ils ont
appelé du nom d’esprit cette chose qui a en nous la faculté de penser, et ont cru que c’était
la principale partie de l’âme. »145 Plus loin, il affirme que l’âme n’est rien de plus que
143
HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques, § 34, additif. Cité dans JAQUET, C., Le corps, Paris,
PUF, 2001, p. 126.
144
BOSSI L., Histoire naturelle de l’âme, Paris, PUF Coll. « Science, histoire et société », 2003, p.1, 2, 3
145
DESCARTES, Œuvres et Lettres, Belgique, Gallimard, « La pléiade », p. 482.
73
l’esprit; les deux termes sont synonymes et désignent la faculté de penser. Il confesse ici sa
préférence pour le terme d’esprit, moins sujet à confusion : « Pour moi, venant à prendre en
garde, que le principe par lequel nous sommes nourris est entièrement distingué de celui
par lequel nous pensons, j’ai dit que le nom d’âme, quand il est pris conjointement pour
l’un et pour l’autre, est équivoque, et que pour le prendre précisément pour ce premier acte
ou cette forme principale de l’homme, il doit seulement être entendu de ce principe par
lequel nous pensons : aussi l’ai-je le plus souvent appelé du nom d’esprit, pour ôter cette
équivoque et ambiguïté. Car je ne considère pas (l’esprit) comme une partie de l’âme, mais
comme cette âme toute entière qui pense. »146 Ainsi, avec Descartes, on comprend mieux
pourquoi le concept d’âme est tombé en désuétude : parce que le terme d’âme était sans
doute trop marqué par des connotations vitalistes ; 147 son caractère équivoque englobait
aussi bien le principe de la vie physique que celui de la vie spirituelle. Il recouvrait par là
même le terme d’esprit et faisait double emploi avec lui.
C’est ainsi que, nous, héritiers de Descartes, poursuivons la confusion entre l’âme et
l’esprit. Celle-ci est d’ailleurs devenue si grande et si banale que beaucoup pensent
désormais que, comme par définition, le mental est de l’ordre de l’esprit, ou bien le
psychique de l’ordre du spirituel.148 Ainsi, il semble aujourd’hui qu’il ne subsiste qu’une
différence nominale entre les deux concepts. L'esprit se définit la plupart du temps par
l'ensemble des facultés intellectuelles. Il est nommé plus volontiers conscience par la
philosophie et âme par certaines religions. Le terme d’âme se voit donc relégué aux
discours religieux. Seuls les termes de conscience et d’esprit restent aujourd’hui d’usage
dans notre langage commun, ceux-ci faisant l’objet d’une utilisation plus ou moins
indifférenciée. L’objectif de notre développement n’est pas ici de définir tous les critères
qui différencient l’âme de l’esprit ou de la conscience. Ce serait trop laborieux. C’est
DESCARTES, Œuvres et Lettres, Réponses aux cinquièmes objections, Belgique, Gallimard Coll. « La
pléiade », 1953, p. 482.
147
Sans doute le terme d’âme était également porteur de trop de connotations religieuses.
148
Et ils n’ont pas tout à fait tort car l’esprit et l’âme demeurent extrêmement proches et comme étroitement
connectés. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils sont identiques. Nous pourrions distinguer l’âme de
l’esprit ou de la conscience en ce que, selon nous, l'âme, principe de vie, est aussi le fondement de l'identité,
ce qui fait de chacun de nous un être unique. Tandis que l'esprit, que nous assimilons à la pensée technicienne,
est le même en chacun de nous et désigne ce par quoi nous sommes universels. Pour plus d’information à ce
sujet, voir : FROMAGET M., Dix essais sur la conception anthropologique « corps, âme, esprit », France,
L’Harmattan, Coll. « culture et cosmologie », 2000, pp. 240.
146
74
pourquoi, dans la suite de notre travail, nous ne chercherons pas à distinguer ces termes
(même si nous utiliserons de préférence le mot « esprit »). D’une part, par souci de ne pas
complexifier davantage notre propos sur le dualisme anthropologique et d’autre part, par
désir de respecter les termes employés par nos contemporains et par l’A.D.M.D.
B. Le dualisme corps / Sujet (esprit, âme)
Ainsi, dans le vocabulaire commun, l’esprit (ou la conscience) a pris la place de
l’âme. Mais ce n’est pas tout. Ce même esprit semble constituer aujourd’hui, à lui seul, la
définition du sujet. Cela peut s’expliquer aisément par le fait que c’est l’esprit, assimilé à
l’âme, qui constitue le propre du sujet humain. C’est d’ailleurs dans l’esprit que la plupart
des philosophes situent ce qui fait la dignité de l’homme. Pascal affirmait que « toute la
dignité de l’homme se trouve dans sa pensée. » 149 Kant ne disait-il pas d’une certaine
manière la même chose ? « Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève
l'homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une
personne ; et grâce à l'unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui
survenir, il est une seule et même personne, c'est-à-dire un être entièrement différent, par le
rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer
à sa guise ; et ceci, même lorsqu'il ne peut pas dire Je, car il l'a dans sa pensée; ainsi toutes
les langues, lorsqu'elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles
ne l'expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l'entendement ».
Ainsi, il semble que c’est parce que l’esprit est considéré comme étant le propre de
l’homme que la dignité humaine consiste essentiellement en la pensée ou raison. D’autre
part, cela explique également le fait que l’on en vienne à assimiler le sujet à son esprit.150
C’est pourquoi, nous pouvons dire avec l’anthropologue David Le Breton, auteur d’un
ouvrage intitulé « L’adieu au corps »
151
, que la version moderne du dualisme
149
PASCAL, B., Pensées (texte établi par Louis Lafuma), Paris, Seuil, 1962, p.302 (756), p.109-110 (200) et
p. 303 (759).
150
Le fait de valoriser l’esprit en l’homme est tout à fait légitime car c’est ce qui distingue l’homme de
l’animal. Cependant, parfois, une trop grande exaltation de la raison en l’homme n’est pas à conseiller car elle
conduit inévitablement à un mépris, un oubli ou un adieu au corps. Nous développerons cette idée
ultérieurement.
151
LE BRETON, D., L’adieu au corps, Paris, Ed. Métailié, 1999, p.237. Voir également LE BRETON, D.,
Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, Coll. « Quadrige », 1990.
75
anthropologique n’oppose plus le corps à l’esprit ou à l’âme mais plus précisément au sujet
lui-même. Il en résulte que le corps ne fait plus partie du sujet. Il en est exclu. Autrefois
support de l’identité personnelle, aujourd’hui, le corps s’est autonomisé du sujet.
Dès lors, plusieurs questions se posent à nous : d’une part, nous pourrions nous
demander pour quelles raisons le corps ne fait plus partie du sujet. Et d’autre part, quel est
alors le statut attribué au corps ? Est-il de l’ordre de l’avoir ou de l’être ? Comment le sujet
perçoit et conçoit-il son corps ? Comme un objet-machine ou comme faisant intimement
partie de sa personne ? Afin de mieux comprendre en quoi consiste le statut accordé au
corps dans nos sociétés occidentales, il nous a semblé utile d’ancrer notre réflexion relative
au dualisme dans un rappel des conceptions actuellement dominantes à propos du corps.
C. Corps haï, corps chéri
Notre culture est devenue celle du corps. Pourtant notre attitude est contrastée. Deux
voies en apparence divergentes traduisent les visées de la modernité sur le corps de
l’homme, faisant de celui-ci le lieu de grandes tensions. En effet, nous constatons d’une part
un mépris pour le corps de l’homme et, d’autre part, une idéalisation de celui-ci.
1. Le mépris du corps humain
D’une part, il y a la voie du soupçon envers le corps à cause de son faible rendement,
de sa fragilité, de son manque d’endurance. En effet, le corps est parfois, dans une
perspective quasi gnostique, considéré comme la part maudite de la condition humaine, part
que la technique et la science s’entendent heureusement remodeler, refaçonner,
« immatérialiser », pour, en quelque sorte, délivrer l’homme de son encombrant
enracinement de chair. Cette volonté d’éliminer le corps se manifeste, entre autres, par
« l’invasion » des machines au sein de notre vie quotidienne. En effet, auparavant, la
relation au monde était une relation par corps. Les hommes ont marché pour se rendre d’un
lieu à un autre, se sont dépensés dans la production de biens nécessaires à leur plaisir et à
leur survie. Mais avec l’apparition de machines de plus en plus sophistiquées, l’homme en
est arrivé, petit à petit, à mépriser son corps. « Notre époque, après avoir voulu libérer
l’homme de ses contraintes corporelles, aboutit, paradoxalement, à un mépris du corps.
76
(…) Le corps n’appartient plus à ce qui est caractéristique de l’être humain, mais il est
considéré comme un instrument dont on se sert. » 152 Ainsi, jamais sans doute comme
aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, les hommes ont aussi peu utilisé leur corps, leur
mobilité. Les ressources musculaires tombent en désuétude, hormis dans les gymnases, et
elles sont relayées par l’énergie inépuisable fournie par les machines. Même pour des
déplacements mineurs qui pourraient aisément se faire à pied ou en bicyclette, la voiture
s’impose. D’innombrables machines visent à réduire encore l’usage du corps : escalators,
trottoirs roulants, etc. Hormis les quelques pas qu’ils font pour se lever, entrer ou sortir de
leur voiture, une majorité d’individus demeurent assis à longueur de journée. Ainsi, nous
n’utilisons notre corps plus que partiellement. Sous-employé, encombrant, inutile, il devient
un souci. Comme l’écrit David le Breton : « Le corps n’est plus le centre rayonnant de
l’existence mais un élément négligeable de la présence. »153 Cet oubli du corps dans la vie
quotidienne n’est pas ici notre l’objet principal de notre réflexion,154 nous ne l’aborderons
pas, mais il convient toutefois de souligner qu’il marque une profonde rupture de l’unité de
l’homme dont le rapport au monde est nécessairement physique et sensoriel.
2. L’idéalisation du corps humain
D’autre part, à l’inverse, comme une manière de résistance, nous trouvons le salut par
le corps à travers l’exaltation de son ressenti, le façonnement de son apparence, la recherche
de la meilleure séduction possible, l’obsession de la forme, du bien-être, le souci de rester
jeune. Il suffit de penser aux seins injectés de silicone, visages liftés de différentes
manières, ventres ou cuisses liposucés,… La chirurgie esthétique ou plastique modifie les
formes corporelles ou le sexe ; les hormones ou la diététique accroissent la masse
musculaire ; les régimes alimentaires entretiennent la silhouette. Tout cela pousse à son
comble cette logique qui fait ouvertement du corps le matériau ou l’objet d’un individu qui
revendique de le remanier à sa guise. De même, le body builder transforme son corps en
152
RATZINGER, J., Présentation de la Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis, in Osservatore Romano
n°25, du 21 juin 1994, p. 7.
153
LE BRETON, D., L’adieu au corps, Paris, Ed. Métailié, 1999, pp. 15-16.
154
Pour plus d’informations à ce sujet, veuillez vous référer à l’ouvrage de LE BRETON, D., L’adieu au
corps, Paris, Ed. Métailié, 1999.
77
une sorte de machine. Il « prend son corps en main »155 et, ce faisant, il reprend le contrôle
de son existence. Il s’agit de se fabriquer soi-même. La mise à l’écart du corps comme alter
ego est explicite dans le propos de ce pratiquant lancé dans une opération méthodique de
sculpture de soi : « Il ne faut pas regarder un muscle comme une partie de soi, il faut en fait
le regarder comme si on regardait un objet. Il faut que telle partie soit plus développée,
telle autre plus affinée, etc, comme un sculpteur, tu fais des retouches, comme si c’était pas
à toi. » 156 Ainsi, le body builder endosse son corps comme une deuxième peau, un surcorps, une carrosserie protectrice avec laquelle il se sent enfin à l’abri.
Toutes ces démarches, de la chirurgie plastique ou esthétique au body building,
isolent le corps comme une matière à part qui donne un état du sujet. La relation de
l’individu à son corps se fait désormais sous l’égide de la maîtrise de soi. 157 L’homme
contemporain est, en effet, invité à construire son corps, conserver sa forme, façonner son
apparence, occulter le vieillissement ou la fragilité. « C’est par votre corps qu’on vous juge
et qu’on vous classe » dit en substance le discours de nos sociétés contemporaines. Ces
dernières semblent sacrer le corps en emblème de soi.158
Cette passion du corps transforme sans doute le contenu traditionnel du dualisme qui
faisait plutôt du corps la part déchue de la condition de l’homme. Ce souci de l’apparence et
cette ostentation actuelle du corps ne modifient cependant en rien l’effacement du corps qui
règne dans la société. En effet, d’une part, il n’est plus question de se contenter du corps
que l’on a mais d’en modifier les assises pour le compléter ou le rendre conforme à l’idée
que l’on s’en fait. Dans ces différentes figures (body building, chirurgie esthétique, …), le
corps ne répond plus à l’unité de l’homme, il est un élément matériel de sa présence, mais
non son identité puisqu’il ne s’y reconnaît que dans un second temps. D’autre part,
l’occultation du corps demeure et trouve son meilleur analyseur dans le « sort » parfois fait
Cette expression « prendre son corps en main » est très significative, selon nous, d’une conception dualiste
de l’homme.
156
Rahmouni, cité dans BRETON LE, D., L’adieu au corps, Paris, Ed. Métailié, 1999.
157
Cela n’est pas sans nous rappeler certains propos tenus par des membres de l’A.D.M.D. En effet, selon ces
derniers, la maîtrise de soi constituait une donnée importante de la dignité de la personne.
158
Pour plus d’information à ce sujet, on consultera : GAZALE, O., Le corps était presque parfait, in
LACROIX, A. (dir.), Philosophie Magazine, Paris, Ed. philo SAS, Août-septembre 2006, pp.22-27.
155
78
aux vieillards, aux mourants, aux handicapés ou dans la peur que nous avons tous de vieillir
et de mourir.
3. Un clivage ontologique
Une singulière ambivalence à l’égard du corps : d’un côté le voici dénié,
instrumentalisé, neutralisé ; de l’autre le voici survalorisé, idolâtré, objet de mille soins. Le
dualisme anthropologique, qui exclut le corps du sujet, conduit donc, d’un côté, à un mépris
du corps, de l’autre, le corps se voit placé sur un piédestal. Mais dans les deux cas, le corps
est dissocié de l’homme qu’il incarne et envisagé comme un en-soi. Il cesse d’être la souche
identitaire indissoluble de l’homme auquel il donne vie. Une sorte de clivage ontologique
les oppose. Ce clivage ontologique se présente sous la forme corps-machine ou corps-objet.
En effet, d’une part, le corps est considéré comme une « machine » défaillante qu’il serait
idéal de remplacer par de vraies machines et d’autre part comme une « machine » qu’il faut
« chouchouter » et entretenir. Le modèle du corps-machine demeure, dans tous les cas, très
prégnant aujourd’hui. Cette idéologie du corps-objet semble donc être une variante du vieux
dualisme. Elle soutient, en effet, que l’homme est constitué de la conjonction d’un corps
(qui est une machine) et d’une liberté, celle-ci étant identifiée à l’homme lui-même.159 Ce
dernier peut, en conséquence, prétendre être pleinement maître de son corps. Le statut du
corps pourrait ainsi s’exprimer en termes d’avoir et non plus d’être. Car, si le sujet possède
son corps, cela implique donc une secondarité de la corporéité par rapport à la subjectivité :
le sujet a un corps dont il peut disposer à sa guise.
Nous pouvons donc conclure que la version moderne du dualisme oppose l’homme à
son corps, et non plus comme autrefois, l’âme ou l’esprit au corps. Autre changement non
négligeable : celui du rapport de la conscience du sujet à son corps. Celui-ci s’est, en effet,
profondément modifié. L’imaginaire contemporain subordonne désormais le corps à l’esprit
et fait du premier un objet privilégié de l’environnement du second. Ainsi, les formulations
mécanistes des philosophes du XVIIème et du XVIIIème siècle prennent, longtemps après,
Nous retrouvons cette idée selon laquelle le monde moderne n’a pas inventé la liberté, mais l’a identifiée à
l’homme dans un ouvrage de David le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, Coll.
« Sociologie d’aujourd’hui », 1992.
159
79
une singulière réalité. 160 Le corps est désormais vécu comme accessoire de la personne,
artefact de la présence. Il n’est plus le lieu d’un sujet mais un objet de son environnement.
Le corps est perçu comme autre que l’homme, comme un alter ego. C’est donc notre
conception de l’homme qui est ici profondément remaniée. Cette transformation, due en
grande partie au dualisme, transparaît non seulement dans nos mentalités mais aussi dans
nos actes. Ainsi, l’A.D.M.D., qui est une association militante, semble également soutenir
une vision dualiste de l’homme.
V. L’A.D.M.D. et un certain dualisme anthropologique
A. « Mal à mon corps, mal à ma tête »
L’analyse des paroles d’une chanson composée en hommage à l’Association pourrait
nous servir ici de porte d’entrée. Ce chant s’intitule « Mal à mon corps, mal à ma tête ».
Elle est présentée comme un « hymne à toutes celles et ceux qui luttent contre
l’acharnement thérapeutique, et qui revendiquent, au nom de la liberté de disposer de soimême, le droit de mourir dans la dignité ». Les paroles du refrain résonnent ainsi : « Si j’ai
mal à mon corps, mal à ma tête, faut pas me laisser devenir une bête. Tu dois préserver
toute ma dignité sans aucun remord, m’ôter de mon corps. Si j’ai mal à mon corps, mal à
ma tête, faut pas me laisser devenir une bête. Il faut m’épargner les regains de pitié. Si tu
m’aimes fort, fais-moi vivre la mort. »161
Quelle conception de l’homme se cache derrière ces mots ? D’une part, nous
constatons que les termes « corps » et « tête » semblent être conçus séparément, la tête
symbolisant sans doute l’âme, l’esprit ou la raison de l’homme. Cette séparation claire et
distincte du corps et de la tête pourrait sans doute être interprété comme étant le signe d’une
anthropologie dualiste. De même, l’A.D.M.D., dans sa charte, s’engage à « promouvoir le
Nous verrons plus loin que c’est sur cette conception instrumentale de la relation sujet-corps que la science
moderne s’est fondée.
161
Chanson en hommage à l’Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité et à ceux qui combattent pour
ce droit. MERIEL, P. « Mal à mon corps, mal à ma tête » Paroles et musique : GILMAN, J., SANTARA
Productions, cf. www. admd.net. C’est nous qui soulignons.
160
80
droit légal et social de disposer de façon libre et réfléchie, de sa personne, de son corps, et
de sa vie. »162
D’autre part, l’essence de l’homme et, par conséquent, sa dignité semble se trouver du
côté de l’esprit puisque le refrain exprime un désir de se voir ôter de son propre corps, s’il
celui-ci se trouve mal ou réduit à une bête. Ne peut-on pas y voir une certaine appréhension
du corps comme pure extériorité ? On a, en effet, le sentiment que ce dernier n’est rien et se
voit d’autant plus méprisé lorsque l’image qu’il donne de lui est celle d’un malade,
handicapé, mutilé, vieillard. Poussé à l’extrême, on pourrait dire que, pour l’A.D.M.D., un
corps sans raison n’est plus une personne mais une « carcasse ». Cela expliquerait le droit
de disparaître de la scène de la vie.
B. L’adieu au corps
Ce mépris du corps, déjà présent dans les philosophies platoniciennes et cartésiennes,
aussi étonnant que cela puisse paraître, est donc resté d’une certaine modernité. Nous avons
même été, dans notre réflexion précédente concernant le mépris du corps, jusqu'à repérer
dans la culture contemporaine non plus tellement un mépris du corps mais bien plutôt « un
adieu au corps ». 163 Car si, comme on a pu l’entrevoir, dans le dualisme platonicien et
cartésien, la dimension corporelle a presque toujours la mauvaise part, elle n’en demeure
pas moins omniprésente. La tentation moderne consiste, au contraire, en son élimination.
Cet adieu au corps a plusieurs causes diverses. Premièrement, on remarque que cette
tentation de se débarrasser du corps n’a jamais été aussi grande que dans cette période
d’explosion des nouvelles technologies. Le corps est noyé dans la technique. Nous pensons
particulièrement au body-building ou à la chirurgie esthétique où le corps est soumis à un
idéal fantasmé. C’est également le cas pour les personnes malades ou handicapées. En effet,
la maladie ou le handicap ne correspondent pas à l’image que chacun se fait de son corps.
Celui-ci n’est donc plus accepté pour ce qu’il est vraiment. Deuxièmement, David Le
Breton rappelle que, depuis Descartes, l’on a souvent coutume de comparer le corps à la
machine et non l’inverse. On sait d’ailleurs que cette analogie a fortement marqué les
162
163
Voir article 1 des statuts de l’A.D.M.D. sur www.admd.net
C’est d’ailleurs le titre d’un ouvrage de l’anthropologue David Le Breton. Voir plus haut.
81
esprits et l’expression d’une personne sentant diminuer ses capacités physiques (« la
machine est usée ») est la forme la plus visible de cette pénétration. Si la comparaison
corps/machine peut conduire, dans une première phase, au rêve d’incorporation d’organes
artificiels, de prothèses, etc., l’évolution de la comparaison tend à éliminer plus
radicalement le corps puisque la polarisation sur l’esprit relègue le corps au stade
d’appendice ennuyeux et surtout mortifère puisqu’il entraînera par son insuffisance
fondamentale la disparition de l’être.
C. L’exaltation de la raison et la réduction de l’homme à celle-ci
Cette polarisation sur l’esprit ou la raison est une idée très présente dans la
philosophie de l’A.D.M.D. En effet, le sujet est exalté en son âme, en sa raison, tandis que
le corps ne devient qu’une simple apparence dissociée du sentiment identitaire. 164 Ainsi,
l’Association, en exaltant la raison, semble, par là même, réduire l’homme à celle-ci. Cette
réduction de l’homme à sa raison ne rend donc pas compte de la complexité et de la totalité
de celui-ci. En effet, le fait d’ériger la raison en source absolue de la dignité, comme nous
l’avons vu au chapitre précédent, a pour conséquence de négliger l’homme dans son corps.
Expliquons-nous. D’une part, l’A.D.M.D. accorde beaucoup d’importance à l’intégrité
mentale, mais d’autre part, elle méprise le corps surtout quand il est malade, handicapé,
mutilé, vieilli. Si la raison est bien portée par un corps, il y a donc dans la conception de la
personne qu’a l’A.D.M.D. une nette dissociation entre corps et raison, au point qu’un corps
sans raison n’est plus une personne mais une « carcasse ».
C’est pourquoi, nous pouvons dire que l’anthropologie de l’A.D.M.D. exalte la raison
en l’homme à un tel point qu’elle présente un idéal de l’homme qui ne correspond pas à la
réalité. En effet, l’A.D.M.D. ne rend pas compte du « mal » en l’homme car elle refuse de
considérer l’homme dans tout ce qu’il est et ne le reconnaît que dans un état d’autonomie
physique et mentale. Mais nous pensons que réfléchir à l’homme en considérant comme
hors de l’humain, la maladie, la vieillesse, c’est une réduction profonde de ce qu’est
164
Ce point a été développé précédemment dans le deuxième chapitre. Nous nous contentons donc ici de le
rappeler.
82
l’homme et une façon d’ériger un idéal auquel on voudra en vain correspondre. On
s’interdit par là de comprendre l’homme tel qu’il est et non tel qu’on voudrait qu’il soit.
Nous pouvons donc conclure que la philosophie de l’’A.D.M.D., de par son exaltation
de la raison d’une part, et son adieu au corps d’autre part, constitue une philosophie
dualiste. Et c’est cette conception dualiste de l’homme qui explique, selon nous, le fait que
certains malades demandent l’euthanasie. En effet, la plupart des personnes qui introduisent
une demande d’euthanasie sont conscientes puisqu’elles effectuent leur demande auprès
d’un médecin ou signent ce qu’on appelle un testament de vie. Leur tête, raison, esprit sont
encore sains mais leur corps souffrant ne répond plus à leurs volontés. Il ne fait plus ou ne
sait plus faire ce qu’elles exigent de lui. Elles s’arrogent ainsi le droit de décider le moment
où il leur semble bon de supprimer cet obstacle que constitue le corps et donc de mettre fin
à leur vie. Comme s’elles préféraient mourir plutôt d’accepter le fait que leur esprit ne soit
plus le maître à bord.
Ainsi, dualisme et euthanasie sont plus étroitement liés qu’on ne le pense. Mais cette
conception dualiste de l’homme ne se rencontre pas seulement dans le département des
soins intensifs, où s’effectuent la plupart des euthanasies, elle s’étend à toute la philosophie
de l’hôpital si l’on peut dire. En effet, la médecine classique, elle aussi, semble en général
s’être laissée imprégnée de dualisme. C’est ce que nous allons voir à présent.
VI. La médecine et un certain dualisme anthropologique
A. L’objectivation du corps : le rôle de la médecine
La médecine, comme en général toute autre science qui étudie l’homme, se réfère
forcément, le plus souvent de manière inconsciente, à un modèle anthropologique sousjacent. Lequel ? Afin de pouvoir répondre à cette question, il convient avant tout de
réfléchir sur l’essence de la pratique médicale en elle-même. En effet, il semble que la
médecine soit une discipline appelée à naviguer entre deux pôles : d’une part, il y a l’objet
de la maladie (le corps) et d’autre part il y a le sujet de celle-ci (l’homme). Interpellé par le
malade sur ce double registre, le médecin peut difficilement répondre autrement qu’en
adoptant un discours à deux voix. L’une de ces voix vise le corps malade en vue de
83
combattre la maladie sur un mode technique, l’autre s’adresse à une existence en souffrance
en vue de lui porter réconfort. La technique médicale se voit donc appelée d’une part à
combattre le désordre qu’est la maladie par une intervention technique et d’autre part à
secourir l’individu malade en lui offrant une assistance morale.
Hélas, trop souvent, le médecin ne répond à la plainte de l’homme malade que sur le
seul registre techno-scientifique, et occulte ainsi sa part spécifiquement humaine. Il croit
soigner un homme malade mais en réalité, il ne s’occupe que de la maladie et donc du
corps. Et les paroles du malade confirment cette impression d’être traité comme un simple
corps-objet. Il suffit de penser la difficulté qu’un malade a à se faire entendre en tant que
sujet au milieu des multiples « examens » de l’institution hospitalière : à la fois rassuré par
les performances techniques de la médecine de pointe à laquelle il confie son corps, il
souffre en même temps de ne pas pouvoir dire ou plutôt de ne pas être entendu dans son être
global, à l’occasion du bouleversement que la maladie impose à son existence. En effet,
pour de nombreux médecins, l’aspect relationnel n’est pas tenu pour essentiel, la
consultation ou la visite au chevet du malade est souvent réduite au recueil des informations
nécessaires au diagnostic.
165
Les problèmes éthiques soulevés aujourd’hui par
l’acharnement thérapeutique sont des illustrations parmi les plus saillantes de ce pari
médical fait sur le corps humain plus que sur le sujet. Paul Ricoeur explique en quoi ce pari
médical sur le corps réduit celui-ci au rang de chose : « Un corps bien portant qu’il faut
soigner est comme un bon outil qu’on doit entretenir ; un corps malade est comme une
machine qu’on répare ; la fatigue, le sommeil, la souffrance livrent le corps aux
choses. »
166
Il nous semble que la médecine classique méconnaît là des données
Notons que de nombreux médecins retrouvent aujourd’hui l’importance du dialogue avec le malade et la
nécessité du contact. Ils perçoivent de plus en plus que le malade est d’abord un homme souffrant dans sa vie
avant de souffrir dans sa chair. Cela, les soins palliatifs l’ont bien saisi.
166
RICOEUR, P., Philosophie de la volonté. I. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier-Montaigne, Coll.
« Philosophie de l’esprit », 1950, p. 326. C’est nous qui soulignons.
165
84
anthropologiques élémentaires. Elle oublie que l’homme est un être de relation et de
symbole, et que le malade n’est pas seulement un corps à réparer.167
Il semble donc que la médecine ait choisi en général de soutenir une anthropologie
dualiste. L’antinomie corps/sujet fondée par le cartésianisme, diffusée par la philosophie
aux Lumières est donc à nouveau exploitée par la culture scientifique contemporaine. En
effet, elle privilégie un regard objectivant sur le corps atteint par la maladie et par là même
néglige le sujet et son histoire, son milieu social pour ne considérer que le mécanisme
corporel. Notre objectif ici consiste à montrer comment une anthropologie dualiste a
conduit à une scission entre un corps objectivable d’une part, et une subjectivité désincarnée
d’autre part. On partira de ce constat et de cette analyse pour montrer en quoi une réflexion
anthropologique sérieuse peut améliorer la pratique médicale et rencontrer les aspirations
du patient.
B. La médecine anatomiste
C’est la médecine elle-même, pourrait-on dire, qui est, en partie, à l’origine de son
anthropologie dualiste. En effet, au niveau de la médecine, c’est avec l’entreprise des
premiers médecins anatomistes que nous pouvons situer le moment inaugural de la rupture
concrète entre l’homme et son corps. Par la dissection, la médecine a objectivé le corps en
l’isolant afin d’en découvrir l’organisation et a acquis par cette voie une efficacité qu’elle
n’avait pas jusqu’alors en développant des instruments adaptées à cette organisation. Le
corps devient alors objet de maîtrise technique lorsque la conscience du sujet se montre
prête à le confier au médecin qui, par son savoir et ses outils, peut en maintenir le
fonctionnement. Ainsi, la science médicale a contribué à introduire le dualisme au sein du
sens commun en l’empêchant de concevoir une forme de subjectivité complexe et
composite qui voit son unité de par le corps. Pour cette nouvelle compréhension, impossible
de saisir l’expérience de la corporéité comme étant essentiellement subjective, comme si le
corps avait une réalité propre en dehors du sujet. Le fait de déchirer les limites de la peau
pour mener la dissection à son terme dans le démantèlement du sujet permis donc une
Bien sûr, la médecine n’est pas unique. Il est donc difficile d’écrire à son sujet à cause de la diversité de
pratiques qu’elle nourrit. Cependant, la part du médecin y est essentielle. On sait bien à l’hôpital que d’un
service à l’autre la qualité de présence auprès des malades n’est pas la même.
167
85
meilleure objectivation de l’homme, désir tout à fait justifié, mais, posa par-là même la
séparation entre le sujet et l’objet de la connaissance médicale.168
C’est donc à partir de la pratique de la dissection, nous semble-t-il, que la médecine
classique a le plus souvent traité moins la singularité souffrante de l’homme que son corps
malade. Aujourd’hui encore, il arrive que le soignant accommode son regard si fixement sur
la maladie qu’il cesse de voir l’homme. L’homme-malade n’est alors que l’épiphénomène
d’un évènement physiologique (la maladie) qui advient dans son corps. Le langage des
malades (« c’est le cœur qui commence à s’user », etc.) ou celui parfois de la routine de
certains services à l’hôpital (« le poumon du 12 », « l’escarre du 34 ») enregistrent bien ce
dualisme qui sépare l’homme de son corps. Tel est l’écueil d’une médecine qui n’est pas
celle du sujet : le recours à un savoir du corps qui n’inclut pas l’homme vivant. Ce n’est
alors pas un savoir sur l’homme, mais un savoir anatomique et physiologique.
Nous pouvons donc conclure que la médecine repose sur une anthropologie
résiduelle. En faisant le pari du corps, elle postule toutefois, pour le dire rapidement et sans
nuances, un certain mépris du corps, en le considérant comme un objet. Selon elle, le corps,
notre corps, n’est que matière, ce qui lui confère le statut de lieu de toutes sortes de
pratiques d’objectivation. C’est ainsi que, en soignant le corps, elle oublie la plupart du
temps, la part spécifiquement humaine de la personne malade. Par conséquent, elle ne
considère pas cette dernière dans sa totalité, dans son unicité d’être. Elle semble s’intéresser
uniquement au corps que l’on possède et non à l’être-même de la personne. Cette séparation
corps/sujet apparaît certes comme la condition même des pratiques et discours scientifiques
contemporains sur le corps (en premier lieu, de la médecine de ces deux derniers siècles)
168
Le dualisme moderne fut une erreur anthropologique majeure mais qui, reconnaissons-le, a eu sur
l’évolution de la médecine une influence historique nettement positive. En effet, cette séparation corps-sujet,
alliée à un modèle mécanique du corps hérité de la physique, a permis à la médecine scientifique et objective
de se constituer. Ainsi, si la médecine se refuse à traiter le malade en objet, elle se condamne à une inefficacité
certaine. L’exemple de la chirurgie est paradigmatique à cet égard. Lorsqu’un chirurgien opère, lorsqu’il
tranche avec son scalpel, il traite indubitablement le corps à la manière d’un objet. C’est pourtant ainsi qu’il
permet au malade de guérir. Il lui rend les moyens de poursuivre son existence. A l’extrême, il lui évite la
mort, c’est-à-dire sa disparition en tant que sujet. Il ne s’agit pas ici de nier l’intérêt de cette vision du corps,
mais d’en constater les effets et de se demander si tout progrès doit s’accomplir sur les décombres des acquis
antérieurs.
86
mais elle entraîne inévitablement une certaine dévalorisation de la dignité de l’homme.
Nous allons voir pourquoi maintenant.
C. La dignité du corps-machine ou du corps-objet
Cette séparation radicale du domaine objectif du corps face à la subjectivité qui
relèverait de l’esprit risque, il nous semble, de priver les sciences de toute référence au sens
et potentiellement de conduire celles-ci à la barbarie. Expliquons-nous. L’assimilation
mécanique du corps humain169 ou , pour le dire autrement, l’assimilation du corps à un
avoir, un objet, met à l’écart l’épaisseur de l’homme et traduit la seule dignité qu’il soit
possible de conférer au corps : celle d’une machine ou d’un objet ordinaire. Quelle piètre
dignité, dirons-nous alors, que celle du corps assimilé à une machine ou à un objet ! Il suffit
de penser à la marchandisation des organes, à la location d’utérus (mères porteuses), aux
bébés-médicaments, à la prostitution,…Peut-on encore affirmer dans ces cas-là que le corps
est digne ? Kant répondrait par la négative. En effet, selon lui, si le corps est considéré
comme une chose ou une machine, il ne possède aucune dignité mais uniquement un prix,
une valeur marchande, comparable et échangeable ! Il semble donc que le fait de considérer
le corps comme un objet a pour conséquence de lui refuser toute dignité. Or, l’homme en
son corps ne mérite-t-il pas une plus haute dignité ? Ou pour le dire autrement : le corps estil vraiment un objet comme les autres ? Nous avons un corps, certes, mais, plus
fondamentalement, ne sommes-nous pas d’abord un corps ?
VII. Une variante du dualisme anthropologique : avoir ou être son corps ?
A. Le mystère du corps
Ces questions citées précédemment ont déjà été travaillées par certains auteurs
comme Merleau-Ponty, Michel Henry, Gabriel Marcel ou encore Claude Bruaire.170 Ils se
sont penchés sur ce que nous pourrions appeler d’emblée « le mystère » du corps. A vrai
dire, ce mystère du corps se subdivise en deux : le mystère de l’être et celui de l’avoir. Ai-je
un corps ou suis-je un corps ? Cette question est classique. Toutefois, il nous paraît essentiel
Nous voulons signifier par là que, de nos jours, l’on ne compare pas la machine au corps, mais plutôt le
corps à la machine. La pensée mécaniste de Descartes n’y est pas pour rien.
170
Nous ne ferons pas référence à chacun d’entre eux, même si notre réflexion se fonde sur la lecture de
quelques-uns de leurs ouvrages.
169
87
de la reprendre et de préciser ce que nous entendons exactement par « avoir » un corps et
« être » son corps. Et cela pour plusieurs raisons :
Premièrement, nous considérons que cette formulation « avoir un corps » n’est autre
qu’une variante du dualisme anthropologique caractéristique de notre société actuelle. En
effet, l’étrange séparation de l’esprit animé et du corps inanimé instaurée par le dualisme
semble avoir elle-même entraîné une conséquence non négligeable : Elle a instauré un
rapport d’altérité et parfois même d’étrangeté entre l’homme conscient et son corps. C’est
ainsi que l’homme occidental est aujourd’hui parfois animé du sentiment que son corps est
de quelque façon autre que lui, autrement dit, qu’il le possède à la façon d’un objet très
particulier, certes plus intime que les autres. Or, considérer le corps comme un objet revient
à dire que le corps constitue un avoir.
Deuxièmement, cette réflexion sur l’avoir et l’être nous paraît d’autant plus
d’actualité que les membres de l’A.D.M.D. semblent revendiquer l’euthanasie au nom d’un
certain droit de maîtriser leur corps. Or, qu’est-ce maîtriser son corps sinon le « tenir en
main » et le posséder ? Ainsi, le dualisme anthropologique qui caractérise l’A.D.M.D. ne
serait pas totalement étranger à cette conception selon laquelle on a un corps. Il en va de
même pour la médecine. En effet, elle semble également se situer dans le registre de l’avoir.
Comme le fait remarquer J.-F. Malherbe, la médecine « prétend soigner le corps que nous
sommes, alors qu’elle n’a de compétence que pour soigner le corps que nous avons. »171
Enfin, selon que la personne malade considère son corps comme un objet (avoir) ou
comme un sujet (être), cela amène, de sa part, des conceptions bien différentes sur
l’approche de sa fin de vie. En effet, s’il considère son corps comme un objet, il sera
d’accord qu’on manipule le corps qu’il a, lorsqu’il s’agit de le sauver par la chirurgie, par
exemple. Par contre, s’il s’identifie sans distance à son corps, il éprouvera beaucoup de
réticences à laisser manipuler ce corps qu’il est, et c’est tout le registre, comme nous
l’avons vu précédemment, d’une certaine objectivation médicale.
171
MALHERBE, J.-F., Pour une éthique de la médecine, Louvain-la-Neuve, Ciaco, 1990, p. 47 cité dans
JACQUEMIN D., Ethique des soins palliatifs, Paris, Dunod, 2004, p. 77.
88
Nous procéderons ainsi : dans un premier temps, nous verrons en quoi consiste
l’expression philosophique « avoir un corps ». Pouvons-nous dire que notre corps est
quelque chose que nous avons ? Notre corps, en tant que tel, est-il une chose ? Si nous le
traitons comme une chose, que sommes-nous, nous qui le traitons ainsi ? Dans un second
temps, nous analyserons l’énoncé « être son corps ». Nous tenterons de savoir si cette
affirmation est plus appropriée dans une réflexion sur le statut du corps par rapport à la
dignité humaine.
B. « J’ai un corps » : le corps-objet
Que signifie l’énoncé « avoir un corps » ? Dire que j’ai un corps implique que je
conçoive le corps sur le modèle d’un avoir. J’ai un corps. J’ai… Dans le langage courant
nous sommes parfaitement au clair sur ce qu’nous entendons par là.172 Pourtant personne
n’a tenté de porter son attention sur ce qui dans la vie habituelle est visé par le mot avoir
comme sur un complexe. C’est pourquoi, nous nous proposons ici de nous interroger sur ce
qui constitue spécifiquement l’avoir en tant qu’avoir : avoir cela signifie en principe avoir à
soi, garder pour soi, dissimuler. Ainsi, lorsque nous disons « j’ai un corps », nous voulons
dire par là « qu’il existe quelque chose qui peut être appelé mon corps. » Concevoir le corps
sur le modèle d’un avoir, c’est donc le considérer comme un bien ou une possession. Ceci
s’éclaire dans une certaine mesure si l’on songe à la relation qui unit manifestement l’avoir
au pouvoir. Avoir un corps, c’est posséder son corps, c’est le considérer comme quelque
chose qui m’appartient. Je n’ai que ce dont je peux en quelque manière et dans certaines
limites disposer. Or, dans le cas d’une euthanasie active, demander à hâter sa mort (ou pour
le dire plus crûment, se tuer), n’est-ce pas disposer de son corps (ou de sa vie) comme de
quelque chose qu’on a, comme un objet ? N’est-ce pas admettre implicitement qu’on
s’appartient et qu’on a donc tout pouvoir sur son corps ? Ainsi, l’avoir impliquerait
automatiquement un pouvoir et par conséquent une maîtrise de l’objet possédé : maîtrise de
sa vie, maîtrise de sa mort.173 Cette revendication de la maîtrise de la vie, de la mort, et de
Lorsque nous disons « j’ai un corps », nous voulons dire « j’ai conscience de mon corps. » Nous ne
pouvons par exemple concentrer notre attention sur ce qui est à proprement parler notre corps sans retrouver
cette notion presque impénétrable d’avoir. Mais l’expression « j’ai un corps » peut aussi signifier qu’« il
existe quelque chose qui peut être appelé mon corps. »
173
Or, entre avoir une chose et disposer d’elle ou user d’elle, il y a une marge, un intervalle que la pensée a
peine à mesurer.
172
89
son propre corps est très forte au sein de l’A.D.M.D. En effet, nous l’avons vu
précédemment, la dignité humaine consiste principalement, selon cette association, dans la
liberté totale de pouvoir disposer de soi, de choisir sa mort mais surtout le moment de sa
mort.174
Ainsi, selon l’A.D.M.D., le corps serait sous l’emprise du sujet seul et lui
appartiendrait. Le propos d’une adhérente de l’Association exprime bien cette idée selon
laquelle notre corps et par là même notre vie nous appartiennent : « Je ne suis libre que si
ma vie m’appartient. Elle ne m’appartient que si j’ai le droit de l’interrompre. » Or, quel
est le propre de l’appartenance ? L’appartenance sous-entend une certaine distance qui
distingue le possesseur (moi) du possédé (mon corps). Ce qu’on a présente une certaine
extériorité par rapport à soi. Sur un certain plan, nous dirons que l’objet est extérieur par
rapport à qui le possède ; il est distinct de lui dans l’espace. Nous comprenons ici le
sentiment d’étrangeté et d’extériorité qu’éprouvent certaines personnes souffrantes par
rapport à leur corps. En effet, la souffrance montre souvent un corps défiguré, altéré,
dépendant, défaillant, incontinent, faible et fragile, bref un corps mortel et proche de sa fin.
Cette image du corps assailli par la douleur, donne donc à l’homme le sentiment que son
corps lui résiste et est de quelque façon autre que lui. Il ne s’y reconnaît plus forcément. La
souffrance semble ainsi défigurer le corps et entraîne ainsi une mise à distance et une
objectivation de celui-ci par le sujet.175
Toutefois ce n’est là qu’une vue superficielle. L’extériorité n’est pas absolue en ce qui
concerne mon corps puisque ce dernier est, de toute évidence, ce que j’ai de plus proche et
de plus intime. Alors qu’une chose se caractérise par le fait que je peux en faire le tour,
multiplier à volonté les points de vue sur elle, mon corps se présente toujours du même
174
Voir chapitre deuxième : Pour beaucoup, tant qu'il est possible de faire ce que l'on veut (liberté), la vie vaut
la peine d'être vécue (dignité). La vie est donc jugée comme ayant perdu sa dignité à partir du moment où on
n’a plus de pouvoir sur notre corps (avoir, objet), quand on n’est plus capable de le maîtriser. Ainsi, nous le
voyons de plus en plus clairement : l’avoir implique un pouvoir sur celui-ci. Et quand ce corps-objet
« n’obéit » plus, quand il est malade et souffrant et que le sujet se voit dénudé de son pouvoir de maîtrise sur
celui-ci, la tentation est grande alors pour le malade de se sentir indigne.
175
Voir plus haut la citation de Ricoeur : « la fatigue, le sommeil, la souffrance livrent le corps aux choses. »
(RICOEUR, P., Philosophie de la volonté. I. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier-Montaigne, Coll.
« Philosophie de l’esprit », 1950, p. 326.)
90
côté. Contrairement aux autres corps, je ne peux ni m’en approcher, ni m’en éloigner, ni
m’en détourner ni en faire le tour. Il est à mes côtés plutôt qu’à côté de moi ; il n’est pas
devant moi, il est avec moi. Je ne peux ni l’exposer ni le poser face à moi, je ne peux que
composer avec lui. De plus, la présence des objets s’accompagne toujours d’une absence
possible, celle de mon corps non. Marqué du sceau de la permanence, mon corps est
constamment perçu. « C’est donc un objet qui ne me quitte pas. Mais dès lors est-ce encore
un objet ? »176 se demande Merleau-Ponty. Si le corps consiste en un objet qui ne me quitte
pas, énoncera-t-on encore que nous « avons » un corps, que nous le possédons ? Ce serait,
il nous semble, introduire trop de distance entre « nous » et notre corps. Cela nous conduit à
nous demander si le corps n’est pas plutôt du registre de l’être. Que signifie l’expression
« je suis un corps » ?
C. Rappel
Il convient ici de rappeler brièvement le chemin parcouru. Dans un premier temps,
nous nous sommes interrogés quelle était l’anthropologie sous-jacente à la pratique
médicale. Nous avons vu qu’elle reposait sur une anthropologie dualiste qui l’amenait
souvent à réduire l’homme à son corps. En effet, elle privilégie un regard objectivant sur le
corps atteint par la maladie et par là même néglige le sujet et son histoire pour ne considérer
que le mécanisme corporel. Cette réification du corps a été inaugurée, selon nous, par la
médecine anatomiste et s’est perpétrée au fil des siècles. Le monde médical occidental nous
a donc accoutumés à une approche scientifique et objective qui tend même à s’imposer
aujourd’hui comme seule pertinente pour parler du corps humain comme tel. C’est ainsi que
certaines personnes se placent eux-mêmes en position d’objet. Nous pensons
particulièrement à celles pour lesquelles leur subjectivité apparaît considérablement altérée
comme c’est le cas dans les assuétudes, les maladies, la fin de vie,...
Ces quelques exemples nous font prendre conscience que, si le dualisme a été un
moteur pendant tout un temps pour le développement de la médecine, il devient très vite un
frein et parfois même une impasse. En effet, il y a une insatisfaction intellectuelle à
176
MERLEAU-PONTY, M., Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, Coll. « Tel », 2006 (1945),
p. 119.
91
concevoir le corps séparé du sujet tout simplement parce que cette vision théorique ne
correspond pas au vécu que nous avons de notre corps : il semble que je suis mon corps plus
que je n’ai mon corps. Je ne peux donc le considérer comme un objet ordinaire ni comme
une machine. Et, le succès des médecines parallèles est souvent interprété comme un appel
ou une invitation adressée à la médecine occidentale à revoir ce modèle mécanique du
corps. Ces médecines parallèles rappellent au médecin classique qu’il ne doit pas oublier
que cet homme sur lequel son regard scientifique se pose n’est pas quelque chose mais
quelqu’un. Et ce quelqu’un mérite donc d’être traité en son corps non plus comme un objet,
qui n’a qu’un prix, mais comme un sujet, qui a une dignité.
De plus, nous l’avons vu, il est ressorti de notre analyse de l’expression « avoir un
corps », que ce dernier ne présentait pas les propriétés d’un objet ordinaire. Loin de là. Tout
paraît confirmer le fait que la pratique médicale ait fondée son savoir et sa pratique sur une
anthropologie incorrecte et irréelle. Or, la logique élémentaire ne voudrait-elle pas qu’une
discipline qui a choisit de s’occuper de l’homme se comporte de manière humaine ?
Conséquemment, le corps ne doit-il pas être compris dans sa dimension subjective, le plus
loin possible de toute objectivation ? Précisons que cette perspective ne mène en rien à
condamner la pratique médicale dans son ensemble. Au contraire, s’il est nécessaire de
penser le corps comme sujet, la médecine acquiert une valeur inédite. Il s’agit donc à
présent de s’interroger sur l’expression « je suis un corps ».
D. « Je suis un corps » : le corps-sujet
Nous sommes confrontés aujourd’hui, selon Hervé Juvin, auteur d’un ouvrage intitulé
« L’avènement du corps », 177 à une nouvelle perception-conception du corps. Celui-ci
bénéficierait d’un nouveau statut qui ne pourrait plus être appréhendé comme un poids, une
contrainte mais bien comme le lieu du sujet et de son épanouissement. Selon Hervé
Juvin, pour la première fois, dans l’histoire d’un Occident soumis à l’affrontement du bien
et du mal, de l’âme et du corps, la bonne vie est la vie consacrée au plaisir. Etre quelqu’un
de bien, ce n’est plus humilier ce corps voué au péché et s’exercer par la prière à quitter
cette vie ici-bas, c’est bien vivre. Ces quelques éléments nous indiquent que c’est bien le
177
JUVIN, H., L’avènement du corps, Paris, Gallimard, 2005.
92
corps qui est devenu le destinataire et le lieu de la vie bonne, le lieu du sujet au détriment
d’un certain rapport au monde et au temps. Comme s’il fallait soigner le corps pour que
l’esprit se porte bien. Le corps est survalorisé et identifié comme lieu du bonheur
subjectif. 178 Dès lors, il se doit d’être ce que le sujet veut qu’il soit : porteur de santé,
d’épanouissement, de bien-être, de bonheur. Est heureux celui qui n’est ni malade, ni altéré,
ni dépendant. Le corps, s’il est le lieu de l’identité du sujet, devra correspondre aux visées
du sujet individuel. Il devra être ce que le sujet veuille qu’il soit et devra sans cesse
correspondre à ce que le sujet imagine. Bref, le corps est assimilé au sujet. Autrement dit, le
sujet s’identifie à son corps. C’est cela que nous entendons quand nous disons « je suis mon
corps » : Nous posons une équivalence entre le corps et nous-mêmes, de sorte qu’ils se
recouvrent et coïncident.
1. La dignité du corps-sujet
Cette conception du corps a des répercussions sur notre problématique de la dignité.
En effet, si le sujet est son corps, la notion de dignité est réduite à cette seule dimension
subjective et individuelle, bref au corps. L’indissociabilité du corps et de la personne fait
que c’est dans le corps que s’exprime le respect de la dignité de la personne humaine. La
dignité du sujet sera celle de son corps. Ainsi, s’il arrive que le sujet ait honte de son corps,
il aura alors honte de sa propre personne puisqu’il s’est identifié à lui. Car, la conception
que nous nous faisons du corps, de notre corps, pour penser notre rapport personnel,
individuel à la notion de dignité consiste souvent en une non altération du corps.179 Dans
cette dynamique, on assistera assez rapidement à une équivalence entre altération du corps
et altération-négation du sujet, vie de malheur, existence indigne. L’altération du corps
entraîne une altération du sujet. Et si altération du sujet il y a, ne vaut-il pas alors mieux
mourir ?
Cette approche n’est pas non plus sans conséquences pour la médecine et ce qu’on
peut en espérer en termes de dignité. Elle se devra, en effet, de supporter le sujet dans son
178
Dans le cas du body building ou de la chirurgie esthétique, le corps est également considéré comme le lieu
du sujet et de son épanouissement personnel. En effet, ceux-ci poussent l’homme à s’identifier à son corps,
mais seulement après l’avoir remodelé.
179
Selon l’A.D.M.D., la dignité consiste entre autre en effet à garder une belle apparence du corps, c’est-à-dire
à montrer de lui une image non altérée. Voir le premier chapitre.
93
rapport au corps construit, c’est-à-dire relu comme « celui » qui porte mon bonheur, tant
dans une appréciation personnelle que dans le regard des autres : « je me sens bien et les
autres me voient bien »180. Il s’en suivra également, socialement et de plus en plus au cœur
de la médecine, d’un accroissement de la responsabilité du sujet à l’égard de son propre
corps. Avec la capacité de le produire, la responsabilité de chacun à l’égard de son corps, de
sa séduction, de sa performance ne fait qu’augmenter. Chacun est responsable de son corps.
Corps valorisé, idéalisé, de plus en plus protégé par un ensemble législatif, il semble
souvent devenir, grâce à la médiation de la médecine, l’objet d’une requête sociale de plus
en plus forte, au risque cependant de désapproprier le sujet de sa propre subjectivité ou de
lui imposer une excessive responsabilité.181
Nous pouvons donc conclure que ce déplacement anthropologique, évoqué par Hervé
Juvin, est important au regard d’une pratique professionnelle et à l’appréciation individuelle
et collective de la notion de dignité. En effet, quel est ce corps dont le soignant prend soin,
surtout si ce corps, en sa dimension charnelle, risque de dire l’adéquation de la personne à
sa propre dignité ? D’une manière plus large, cette approche du corps n’est pas sans
qualifier la pratique des soins palliatifs dans leur mandat de soutien et de restauration de la
dignité des plus fragiles. En effet, même si ce lien sujet-corps peut poser question lorsqu’il
est mis en adéquation avec la réalité de la personne, le soin du corps prendrait ici encore
davantage d’importance en atteignant le sujet dans ce qui serait devenu son identité, c’est-àdire son corps. Mais il est un revers à la médaille : l’altération du corps singulier
deviendrait peut-être un obstacle à la solidarité sociale dans la mesure où l’individu pensé
en son corps comme lieu du bien-être, du bonheur deviendrait la seule motivation de
l’engagement et de l’action bonne.
VIII. Conclusion : être ou ne pas être (son corps), telle n’est pas la question
L’homme a-t-il ou est-il un corps ? Et, quelle dignité est accordée à l’homme, selon
qu’il considère son corps soit comme objet soit comme sujet ? Telles sont les questions
180
Pensons ici à nos regards spontanés sur la personne altérée, handicapée.
Peut-être serait-il possible, dans ce même état d’esprit, d’appréhender les corpus législatifs, qui se
développent actuellement, dans la visée, certes légitime mais ambiguë, de protéger le sujet dans l’individualité
de son propre rapport au corps ?
181
94
auxquelles nous avons tenté de répondre. Cependant, il semble que la véritable interrogation
n’est pas d’avoir ou d’être un corps, car c’est toujours dire trop peu ou trop. Dans le premier
cas, on donne trop peu au corps. En effet, si l’avoir s’entend, comme nous l’avons vu, de la
prise de possession et donc de la mainmise, affirmer « j’ai un corps », c’est entrer dans la
représentation du corps mécanique, du corps objet, autrement dit du dualisme. La dignité du
corps objet est alors, en quelque sorte, réduite à néant car peut-on encore appeler digne
l’existence d’un objet ? Le corps ne semble donc pas réductible à l’instrument extérieur
d’un sujet. Dans le second cas, on donne trop au corps, en lui attribuant tout l’être, tant il est
vrai que le sujet qui le pense le transcende nécessairement. En effet, ce que nous pourrions
appeler la perspective matérialiste soutient, nous l’avons vu, que la dignité du sujet n’est
rien d’autre que celle de son corps puisque le sujet s’identifie sans distance à celui-ci.182
Mais là aussi, le risque est grand de voir disparaître la dignité de l’homme car la moindre
altération du corps entraîne celle du sujet dans sa totalité. Toute vision crûment dualiste ou
matérialiste nie donc la dignité de l’homme, nous le voyons de plus en plus nettement.183
Que le sujet considère son corps soit tantôt comme un objet tantôt comme identifié à lui,
dans les deux cas, sa dignité de personne en ressort meurtrie. De plus, ces conceptions
dualistes nous semblent d’autant plus inadmissibles qu’elles ne résistent pas un instant à la
constatation empirique de la venue au monde ordinaire de chacun et chacune d’entre nous.
La personne humaine est le tout humain, corps et esprit, et non quelque substance séparée.
Il s’agit donc d’éviter ces deux extrêmes : d’une part, la séparation radicale du sujet et de
son corps (« j’ai un corps »), d’autre part leur confusion (« je suis un corps »). Par
conséquent, il semble vain de poser la question : « sommes-nous ou avons-nous un
corps ? », tant que nous n’aurons pas au préalable élucidé la nature de ce « nous ».
182
Nous soutenons la thèse selon laquelle le matérialisme est enfant du dualisme.
Thomas de Koninck ne dit pas autre chose. Voir DE KONINCK, Th., De la dignité humaine, Paris, PUF,
1995.
183
95
Chapitre quatrième
Dignité et sentiment de dignité
« Tout homme devient mystère lorsqu’il est interrogé par la souffrance. » Malraux
I. Deux manières de penser l’unité de l’homme
A. Le dualisme : une mauvaise position du problème
Dans le chapitre précédent, nous avons développé la thèse selon laquelle l’A.D.M.D.
défendait une conception dualiste de l’homme. En effet, d’une part, celle-ci exaltait la
raison en l’homme et semblait ériger celle-ci en source absolue de la dignité mais d’autre
part, cette réduction de l’homme à sa raison avait pour conséquence de négliger l’homme
dans son corps. Nous en avons donc conclu que cette perception dualiste de l’homme ne
rendait pas compte de la complexité et de la totalité de l’homme. Nous pourrions formuler
cela autrement. Selon nous, l’A.D.M.D. ne nie pas, dans l’expérience, que l’homme soit un.
L’expérience quotidienne la plus évidente ne nous présente pas un corps séparé du sujet.
Mais la philosophie sous-jacente à l’Association ne pense pas correctement cette unité de
l’homme. Elle la conçoit à partir de la séparation entre le sujet (assimilé à l’esprit) et son
corps. Cela signifie qu’elle conçoit l’homme à partir de ses composantes séparées. Il semble
donc qu’elle mette trop l’accent sur les éléments de cette unité, à savoir le corps et l’esprit.
Il s’ensuit qu’elle occulte l’unité de fait de l’homme pour ne plus voir que son corps, d’un
côté, et son esprit de l’autre. La dignité de l’homme n’est alors plus celle de son être
considéré dans son entièreté mais celle tantôt de son corps, tantôt de son esprit. Pouvonsnous encore, dans ce cas-là, parler de dignité humaine ?
Nous l’avons compris, ce n’est pas ainsi qu’il faut procéder. Quiconque procède ainsi
pense l’union à partir de la distinction de fait et se heurte immanquablement, d’une part, au
problème de l’interaction entre une substance étendue et une substance inétendue, d’autre
part au problème de l’unité des deux entités séparées. Ce problème de l’unité surgit, il nous
semble, du fait que la question est mal posée dès le départ, en vertu d’une erreur de
principe. Il importe, en effet, de ne pas se tromper de notion primitive, car toutes les
96
connaissances qui en dérivent seront formées sur un patron erroné. Pour concevoir l’unité, il
ne faut pas se fonder sur la connaissance de la nature du sujet seul ou du corps seul, mais
sur celle du sujet et du corps ensemble. Autrement dit, il faut écarter les notions primitives
de l’esprit et du corps, pour ne retenir que celle de l’unité. 184 Descartes l’affirme
ouvertement : « Dans les Méditations, (…) j’ai tâché de faire concevoir les notions qui
appartiennent à l’âme seule, les distinguant de celles qui appartiennent au corps seul, la
première chose que je dois expliquer ensuite, est la façon de concevoir celles qui
appartiennent à l’union de l’âme avec le corps, sans celles qui appartiennent au corps seul
ou à l’âme seule. » 185 Penser l’homme qui est unité ce n’est donc pas s’interroger, en
premier lieu, sur les rapports entre une substance pensante et une substance étendue, mais
c’est faire l’économie de ces catégories inappropriées, sous peine de confusion et d’erreur.
Descartes prend soin de rappeler que « toute la science des hommes ne consiste qu’à bien
distinguer ces notions, et à n’attribuer chacune d’elles qu’aux choses auxquelles elles
appartiennent. Car lorsque nous voulons expliquer quelque difficulté par le moyen d’une
notion qui ne lui appartient pas, nous ne pouvons manquer de nous méprendre ; comme
aussi lorsque nous voulons expliquer une de ces notions par une autre ; car étant primitive,
chacune d’elle ne peut être entendue que par elle-même.186 » Ainsi, selon Descartes, l’unité
ne saurait donc être conçue à partir des notions de pensée et d’étendue, elle est inintelligible
par elle-même et se fait connaître par les sens. La confusion à son sujet résulte donc d’une
mauvaise position du problème, à partir de notions qui n’appartiennent pas à sa sphère.
Ainsi, le problème de l’unité a paru insoluble pour Descartes parce qu’il est mal posé.
Le rapport entre l’esprit (assimilé au sujet) et le corps ne doit donc pas être pensé en termes
de confrontation entre deux êtres indépendants dont l’un serait matériel et l’autre
immatériel. Car, penser l’homme de manière dualiste, c’est en quelque sorte procéder à une
réification de ses composantes. Et, ce présupposé, selon lequel l’esprit et le corps sont des
choses complètement différentes l’une de l’autre, conduit à des difficultés insurmontables et
constitue un obstacle pour comprendre la véritable nature de leur relation. C’est donc cette
Nous privilégions le terme « unité » au terme « union ». Nous désirons, en effet, mettre l’accent sur
l’intégrité de la personne et non sur l’interaction entre l’âme et le corps.
185
DESCARTES, Lettre du 21 mai 1643, A.T., III, p. 666.
186
DESCARTES, Lettre du 21 mai 1643, A.T., III, pp. 665-666.
184
97
substantialisation qui est à l’origine du faux problème de l’unité. Tant que l’esprit et le
corps sont conçus comme des êtres subsistants par soi, leur unité demeure incompréhensible
et leur relation réciproque prend la forme d’une influence occulte, d’une harmonie
préétablie. 187 Conjoints de fait et disjoints de droit, ils sont posés face à face dans leurs
différences de manière figée de sorte que leur communauté devient inintelligible.
B. Penser la distinction sans la séparation
Il faut donc changer de logique et abandonner des catégories inappropriées pour
penser le rapport du sujet et de son corps, autrement dit pour penser l’homme dans son
unité. Mais comment penser correctement l’homme dans la complexité qui est la sienne ?
Comment traduire cette unité fondamentale qui lie l’esprit et le corps sans pour autant nier
leurs différences et les réduire l’un à l’autre ? Car, notre objectif est bien celui de maintenir
l’unité de l’homme tout en affirmant que l’esprit et le corps présentent quand même des
divergences l’un par rapport à l’autre. Il s’agirait en fait de penser la distinction sans la
séparation. Et c’est justement dans cette expression « distinction sans séparation » que l’on
pourrait trouver une piste de réponse à la problématique qui nous occupe. En effet, par cette
expression, nous désirons signifier que ce n’est que par un artifice de l’esprit que l’on peut,
il nous semble, établir une distinction entre le sujet et le corps. En fait, le sujet et le corps
vivant ne sont pas deux choses séparées, et en aucun cas ces deux termes ne peuvent être
séparés l’un de l’autre. Il n’y a pas de corps et de sujet mais seulement une coexistence des
deux, comme celle de la cire et de la boule qui en est formée. 188 Dans la vie concrète, le
corps et le sujet sont inséparables. Et même s’il est possible par voie d’abstraction, de les
distinguer l’un de l’autre, dans l’être vivant, ils forment ensemble une seule et même
réalité.189 C’est ainsi que nous pouvons maintenir la distinction conceptuelle entre le corps
Cependant, pour équilibrée qu’elle soit, cette position de Descartes n’a pas été considérée comme
satisfaisante car elle revient à limiter notre entendement, à entériner le fait que l’expérience est réfractaire à la
pensée, bref à refuser la possibilité même d’une philosophie de l’union vécue. Or, comme Merleau-Ponty
l’affirme fortement, « nous sommes le composé d’âme et de corps, il faut donc qu’il y en ait une pensée : c’est
à ce savoir de situation ou de position que Descartes doit ce qu’il en dit » (MERLEAU-PONTY, M., L’œil et
l’esprit, Paris, Gallimard, Coll. « Folio Essais », 2006 (1964), p.58) Telle est la contradiction du
cartésianisme, selon Merleau-Ponty : décréter l’union impensable, c’est déjà y avoir accès de quelque façon.
188
ARISTOTE, De anima (trad. BODEUS R.), Paris, Garnier-Flammarion, 1993, II, I, 412b, 6-9, pp. 138-139.
189
ARISTOTE, De anima (trad. BODEUS R.), Paris, Garnier-Flammarion, 1993, II, I, 412b, 6-9, pp. 138-139.
187
98
et le sujet sans toutefois affirmer leur séparation de fait.190 Nous nous vivons donc sur un
mode profondément unitaire et la différence de l’âme et du corps est une différence sans
dualité, « différence des identiques », que l’on peut « comprendre comme lien du convexe et
du concave, de la voûte solide et du creux qu’elle ménage. »191
Il semble donc qu’il y ait deux manières différentes de penser l’homme : soit on pense
l’union à partir de la séparation de fait entre le sujet et son corps (c’est la démarche qui
caractérise le dualisme) soit on part de l’unité qui englobe le sujet et son corps (c’est la
démarche que nous proposons de suivre). Autrement dit, la séparation part d’un dualisme
tandis que la distinction part de l’unité. Nous avons déjà suffisamment mis en lumière les
difficultés que posaient les conceptions dualistes et matérialistes de l’homme. Il s’agit à
présent de réfléchir à une troisième voie. Notre objectif consistera à prendre l’unité de
l’homme comme point de départ. Car tant que ce dernier est formé de deux substances
séparées, tant qu’il n’y a pas d’unité à la base, l’unité restera, selon nous, artificielle et la
dignité de l’homme résiduelle. C’est pourquoi, nous tenterons de montrer ici que seule une
vision fondamentalement unitaire de l’homme permet de conférer à celui-ci sa véritable
dignité. Or, cette conception unitaire de l’homme semble avoir trouvé son porte-parole dans
la philosophie des soins palliatifs. Il s’avère donc intéressant pour notre propos présent
d’approfondir quelque peu cette philosophie des soins palliatifs et de voir en quoi leur
conception de la dignité et de l’homme diffère de celle soutenue par l’A.D.M.D.
190
Il serait intéressant de creuser la signification des termes « distinction » et « séparation ». La distinction est,
selon nous, de l’ordre du conceptuel, de la pensée tandis que la séparation est de l’ordre du factuel, de la
réalité. Or, comment avons-nous défini le dualisme ? Nous avons dit qu’il consistait en une séparation radicale
de l’âme et du corps humain. Chez Descartes, nous trouvons également ce que nous appelons distinction
conceptuelle et séparation de fait. En effet, la tension issue de l’expérience, entre l’union de l’âme et du corps
et de leur distinction n’est pas ignorée par Descartes mais référée au contraire à une dualité de point de vue :
celle de l’entendement et celle de la vie. Pour l’entendement, il y a séparation réelle de la pensée et de
l’étendue mais cela ne signifie pas que l’union véritable doive être récusée puisqu’elle est au contraire ce qui
s’atteste constamment dans la vie.
191
MERLEAU-PONTY, M., Le visible et l’invisible, France, Gallimard, Coll. « Bibliothèque des idées »,
1964, p.286.
99
II. La philosophie des soins palliatifs : redécouverte d’une vision plus unitaire
de l’homme
A. Une alternative à l’euthanasie
Nous avons vu au chapitre précédent que c’est précisément au moment où le corps
malade est sans espoir de guérison, que la médecine hospitalière de pointe ne parvient pas à
identifier son rôle face au malade192 et que le modèle dualiste fait le plus cruellement sentir
sa limite. Mais l’euthanasie n’est pas la seule et unique réponse possible au droit de mourir
dans la dignité. Ainsi, pour la plupart des unités de soins palliatifs, l’euthanasie est
considérée comme étrangère à la dignité de l’homme. En effet, les soins palliatifs naissent
de l’aveu d’impuissance à guérir, du consentement à la finitude humaine et de l’humilité
devant le tragique de la mort. Mais, cela ne signifie pas pour autant qu’ils considèrent
l’euthanasie comme unique solution pour mourir dans la dignité. Selon eux, il est possible
de mourir dans la dignité sans pour autant demander l’euthanasie. La définition que Jaques
Ricot donne des soins palliatifs peut nous éclairer sur ce point : « Les soins palliatifs, c’est
tout ce qu’il faut faire quand il n’y a plus rien à faire, autrement dit quand la guérison n’est
plus l’horizon raisonnable du soin. »193
Cela ne signifie pas que l’on ne soigne plus les personnes. Bien au contraire, en plus
des soins traditionnels du corps, les soins palliatifs ajoutent des soins permettant de traiter la
douleur physique. En effet, leur objectif consiste à accompagner un malade jusque dans sa
demande, qui n’est pas toujours une demande d’aide à mourir. Bien souvent, elle consiste
plutôt en une demande de soulagement de sa douleur physique afin d’être apaisé dans son
esprit.194
Qui de nous n’a pas entendu le désarroi d’un médecin qui, renonçant à toute intervention supplémentaire
parce que la situation est sans espoir, espace ses visites ou disparaît de la scène en laissant volontiers la place
au « psy » ou à l’aumônier, comme s’il n’avait plus sa place auprès du patient ?
193
RICOT J., Philosophie et fin de vie, Rennes, Ed. de l’école nationale de la santé publique, 2003, p.9.
194
Les unités de soins palliatifs n’excluent pas le recours à l’euthanasie mais privilégient avant tout d’autres
alternatives afin de soulager la souffrance physique et psychique. Ainsi, l’utilisation de pompes à morphine
permet de soulager la douleur mais a pour effet indirect de hâter la mort. Cependant, le sommeil induit ne vise
aucunement à en « finir », à l’inverse du cocktail lytique ou de l’euthanasie, ce qui le rend éthiquement
parfaitement acceptable. Toute la différence est donc dans l’intention.
192
100
B. Un accompagnement et une relation
Mais les soins palliatifs ne s’occupent pas seulement de soulager la douleur physique.
Ils constituent une prise en charge active et globale du patient. Cette prise en charge
comprend non seulement un contrôle de la douleur mais aussi des autres symptômes
physiques, sociaux, psychologiques ou spirituels.195 Car, quand ses jours sont comptés, le
patient n’a pas seulement besoin de soins, mais aussi et surtout de relation, d’écoute et de
présence de la part des soignants et de ses proches. Cette relation est d’autant plus
importante qu’elle permet de rompre l’isolement du malade et de ses proches du à la
maladie grave. L’accompagnement des soins palliatifs, en permettant au malade ainsi qu’à
ses proches, de trouver des mots pour dire et partager leur souffrance rend celle-ci moins
accablante. C’est ainsi que les soins palliatifs s’efforcent d’offrir à la fin de vie le réconfort
en apaisant les peurs et en restaurant l’estime de soi. La relation semble donc faire partie
intégrante du soin et contribue à sa qualité. Des personnes ayant cottoyé le Foyer Saint
François à Namur196 témoignent de cette écoute attentive consacrée aux malades : « Ici, on
ne doit pas se sentir indispensable. On apprend l’humilité. »197 « Durant son séjour vécu
chez vous, mon père a gardé conscience jusqu’au bout et n’a jamais eu le sentiment de la
moindre dégradation, chose qui lui faisait le plus peur. »198
En effet, la maladie et la proximité de la mort font craindre, il est vrai, la dégradation,
le morcellement du corps et l’effondrement de soi. Cependant, le fait de voir le corps
humain, non pas comme une entité atomistique isolée mais essentiellement en relation, aide
Voir la définition de l’Association Européenne de Soins palliatifs : « Les soins palliatifs sont la prise en
charge active et globale de patients dont la maladie ne répond plus aux traitements curatifs et pour lesquels le
contrôle de la douleur et des autres symptômes physiques, sociaux, psychologiques ou spirituels, est le plus
important. Les soins palliatifs soutiennent la vie et considèrent la mort comme un processus normal ; ils ne
hâtent ni ne postposent la mort. Les soins palliatifs sont multi et interdisciplinaires. Ils comprennent le
patient, sa famille ou ses proches, les soignants et la communauté. » (cette définition est citée dans une
conférence de VERMEER, E., Les soins palliatifs : un autre regard, donnée en 2000 aux cliniques
universitaires de Mont-Godinne)
196
Foyer Saint François, rue Louis Loiseau 39, 5000 Namur. Téléphone : 081 74 13 00
197
Témoignages figurant sur le dépliant informatif du Foyer Saint François à Namur.
198
Témoignages figurant sur le dépliant informatif du Foyer Saint François à Namur. Un infirmier en soins
palliatifs nous a témoigné d’autres exemples édifiants : un homme portugais de 35 ans, atteint d’un cancer du
périnée, rêvait de retourner dans son pays natal afin de revoir une dernière fois sa maison et sa famille. Les
soignants des soins palliatifs ont tout mis en œuvre afin de réaliser ce vœu si cher et le patient est décédé
paisiblement quelque temps après être revenu de son voyage au Portugal. Ou encore, un homme, atteint d’un
cancer du larynx, ne savait plus rien avaler. Il refusait d’être nourri par sonde gastrique. Le seul plaisir qui lui
restait était de goûter et ensuite de recracher son vin préféré. Son désir a été respecté et il est décédé
dignement, avec le goût de vin en bouche.
195
101
à le maintenir en relation jusqu’au bout par des gestes ou des paroles vraies qui restent
possibles et réconfortantes malgré la dégradation physique et la mort proche. Ainsi, la
relation semble prendre en compte la personne dans son ensemble et respecter sa
singularité. Elle restaure l’unité du malade qu’elle apaise. Car, dans la mesure où l’on
considère la personne dans son unité, corps et âme, on peut jusqu’au bout accompagner
celle-ci, la soulager physiquement bien sûr mais aussi lui permettre de parler de sa vie, de sa
mort ou de ses angoisses, et cela même lorsque la mort est inéluctable et qu’aucune
intervention ne peut la faire reculer. L’accent mis sur le corps en relation et sur la personne
dans sa globalité constituent donc deux aspects qui gagneraient à être exportés au-delà de la
porte du service des soins palliatifs.199
Il semble donc que la grande redécouverte de la médecine palliative telle qu’elle nous
est décrite avec ses richesses mais aussi ses écueils, 200 est certainement une vision plus
unitaire de l’homme. En effet, les soins palliatifs restaurent, en quelque sorte, l’unité de
l’homme, perdue dans le contexte d’une techno-médecine. Ils mettent l’accent sur la
globalité et sur l’unité de la personne en fin de vie. Comment ? En intégrant la relation
personnelle aux soins corporels. En ne soignant pas seulement une maladie mais une
personne malade, et cela, en lui procurant des soins physiques mais aussi et surtout des
soins psychologiques, sociologiques et spirituels.201 Ainsi, en restaurant l’unité de l’homme,
ils proclament par là même sa suprême dignité. Tout se passe donc comme si la médecine
palliative avait redécouvert les leçons de l’histoire et qu’elle était en mesure actuellement
de procurer à la médecine en général un nouveau paradigme anthropologique mettant
l’accent plus sur la relation, relation aux autres et relation au milieu, que sur l’esprit et les
éléments du corps, isolés et objectivés, en dehors de tout contexte.
On nous fera remarquer que bien des médecins spécialisés, bien avant que l’on ne parle de soins palliatifs,
ont accompagnés humainement leurs patients jusqu’à la mort, répondant à une demande de relation d’un corps
resté sujet jusqu’au bout. Nous ne voulons pas tomber dans la caricature. Nous avons seulement voulu ici, en
opposant euthanasie et soins palliatifs, mettre en évidence ce dont une anthropologie particulière est porteuse.
200
Il est, en effet, à déplorer le manque cruel de places et de moyens financiers octroyés aux unités de soins
palliatifs.
201
Par «spirituel », nous n’entendons pas seulement ce qui est de l’ordre du religieux, mais essentiellement
tout ce qui a trait à la question du sens : sens de la vie, sens de la mort,…
199
102
C. La dignité en soins palliatifs
Si les soins palliatifs soutiennent une conception unitaire de l’homme, il en découle
qu’ils considèrent la dignité comme une valeur intrinsèque à la personne, comme
ontologique. L’Association Québécoise des Soins Palliatifs le dit explicitement dans sa
description des valeurs défendues par les soins palliatifs : « La valeur intrinsèque de chaque
personne comme individu unique ; la très grande valeur de la vie de la personne comme
l’élément moteur des soins ; la dignité de chaque personne et son droit d’être soulagée et
respectée dans son identité, son intégrité, son intimité et son autonomie,… »202 Ainsi, « Si
l’homme aspire à être seulement esprit et qu’il veut refuser la chair comme étant un
héritage simplement animal, alors l’esprit et le corps perdent leur dignité »203 La dignité
ontologique nécessite donc l’unité d’essence et donc l’unité d’âme et de corps.
III. Une troisième voie
A. Le paradoxe de la dignité
Nous avons vu que les divers usages du substantif «dignité» révèlent des perspectives
anthropologiques différentes. En effet, la dignité comprise en un sens ontologique relève
d’une conception fondamentalement unitaire de l’homme tandis que la dignité entendue en
un sens plutôt subjectif, comme le fait l’A.D.M.D., se rapporte à une vision
anthropologique dualiste. Nous pourrions en rester là. Mais alors nous n’aurions fait que
décrire deux conceptions diverses de la dignité sans chercher à comprendre les liens qui les
unissent. C’est pourquoi, nous nous proposons ici d’orienter notre développement vers une
troisième voie. Celle-ci consiste essentiellement à considérer que ces différents usages du
terme « dignité » n’expriment pas seulement des perspectives anthropologiques différentes
mais aussi et surtout des sollicitations diversifiées nous conduisant à ne pas séparer ni
opposer celles-ci mais bien plutôt à les articuler entre elles.
« … les derniers moments de la vie comme une étape de la vie où le potentiel de réalisation de chacun doit
être soutenu et valorisé ; le droit du patient d’être informé selon ses besoins et ses désirs sur tout ce qui le
concerne ; l’autorité du patient en regard de la divulgation à des tiers de toute information le concernant ; la
compassion des intervenants comme attitude essentielle à la présence, à l’écoute et à l’action en communion à
la souffrance d’un patient ; la solidarité devant la souffrance comme élément rassembleur d’une
communauté. » (cette définition est citée dans une conférence de VERMEER, E., Les soins palliatifs : un
autre regard, donnée en 2000 aux cliniques universitaire de Mont-Godinne)
203
Voir BENOIT XVI, Encyclique Deus Caritas est, n. 5
202
103
Plus précisément, l’analyse de la complexité de l’être humain nous amène à
reconnaître non pas deux dignités différentes et indifférentes l’une par rapport à l’autre mais
deux « niveaux » de compréhension de la dignité, inextricablement liés et en interaction
systémique : 204 d’une part, une dignité ontologique, inaliénable, liée à l’appartenance à
l’ordre humain et d’autre part, une dignité subjective ressentie. C’est en cela, selon nous,
que l’on peut voir le paradoxe de la dignité : en effet, d’une part, la dignité existe même si
elle est ignorée (dignité ontologique telle qu’elle est présentée dans la Déclaration
Universelle des Droits de l’Homme et telle qu’elle est vécue dans les unités de soins
palliatifs) et d’autre part, la dignité ne se réalise pleinement que si elle est reconnue
(sentiment de dignité ou dignité subjective telle qu’elle est comprise par l’A.D.M.D.). Cette
thèse lourde de conséquences mérite qu’on s’y arrête plus longuement. Nous
commencerons par rappeler ce que nous entendons par dignité ontologique et dignité
subjective. Nous ferons ensuite apparaître l’articulation qui existe entre cette dignité
ontologique et le sentiment subjectif de dignité. Il s’agira plus précisément de montrer que
la dignité a quelque chose de dynamique, qu’elle résulte d’un mouvement, d’une circulation
entre ses deux « niveaux ».
B. La dignité ontologique
La conception de la dignité comme une dignité ontologique relève entre autre de la
perspective du judéo-christianisme quand il relie la dignité à la création de l’être humain à
l’image de Dieu. C’est aussi celle de la Déclaration universelle des droits de l’homme. En
effet, la dignité y est considérée comme un don fait à tout être humain, quels que soient sa
pathologie, son handicap, son âge, ses ressources. C’est pourquoi, elle ne se prouve pas.
Elle ne se possède pas non plus comme un bien auquel on s’agrippe mais elle s’accueille.
Dans cette perspective, le fait de ne plus être « présentable » n’entraîne en aucune
façon une perte de dignité lorsque celle-ci est comprise comme dignité ontologique. En
effet, manquer de décence n'est pas pour autant quitter l'humanité. Ainsi, voir véritablement
c’est ne jamais s’arrêter à un aspect : « Voir un être humain, c’est bien sûr ne pas le limiter
Par « niveau », nous ne voulons nullement sous-entendre le fait qu’il puisse y avoir des degrés dans la
dignité humaine. Nous désirons simplement faire percevoir qu’il y a, d’une part, la dignité ontologique et,
d’autre part, le sentiment subjectif de dignité.
204
104
ni le réduire jamais à ce qu’il nous montre, mais d’emblée prendre conscience du fait que,
au-delà de ce qui se présente, ce qui le constitue s’y dérobe sans pour autant cesser d’être
là. »205 Jaques Ricot établit également un rapport entre dignité et regard quand il définit la
dignité comme ce qui est « invisible aux yeux du corps. »206 De son côté, la personne qui
souhaite disparaître, ce qui doit toujours s’interpréter avec circonspection, peut juger que sa
vie ne vaut plus d’être vécue, peut ne plus apercevoir sa propre dignité. Cela ne veut pas
dire qu’elle a perdu sa dignité puisque celle-ci est inaliénable. Cela ne signifie rien d’autre
que la personne n’a plus confiance en elle, qu’elle ne voit pas où est sa dignité, qu’elle a
perdu l’estime de soi, bref qu’elle ne se sent plus digne. De même, le regard de l’autre peut
nier la dignité, l’énigme inaliénable qu’est un être humain. Mais en aucune façon, cette
négation qui est une occultation peut l’abolir en son principe même. Traiter autrui de
manière indigne, ce n’est pas lui ôter sa dignité, c’est seulement ne pas la lui reconnaître.
Ainsi, nous voyons combien la confusion est énorme : quand un malade se plaint d’avoir
perdu sa dignité, il ne s’agit pas ici de sa dignité intrinsèque mais bien plutôt de son
sentiment subjectif de dignité. En effet, c’est bien uniquement le sentiment de dignité qui
peut se perdre si la dignité n’est pas reconnue.
Ainsi, la dignité comprise comme dignité ontologique existe et existera toujours
même si elle est ignorée, bafouée ou piétinée, etc. Elle est inaliénable, quelles qu’en soient
les circonstances. Cependant, il convient ici de se poser la question : si la dignité
ontologique existe même si elle se voit ignorée, pourquoi alors s’est fait ressentir, au
lendemain de la seconde guerre mondiale, ce besoin urgent de la faire figurer dans la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, et, par après, dans de nombreuses
constitutions nationales et internationales ? Cela signifierait-il que, bien qu’elle soit le
fondement des droits de l’homme, elle ne puisse, malgré tout, se suffire à elle-même ?
Faut-il alors se sentir digne pour être digne ? Ces interpellations nous invitent, il nous
semble, à compléter la dignité ontologique, commune à tous les humains, par un sentiment
de dignité subjective. En effet, si «la» dignité ontologique est un «principe» donc, en
première approximation, une catégorie abstraite qui vaut pour tout être humain, qu’en est-il
205
MOYSE, D., Question de regard, in Revue bimestrielle Médecine, éthique, santé, Paris, Laënnec, n° 2,
2000, p. 64-75.
206
RICOT J., Philosophie et fin de vie, Rennes, Ed. de l’école nationale de la santé publique, 2003, p. 15.
105
de «ma» dignité ? Quelle peut être l’incidence de ce principe, conçu semble-t-il comme une
abstraction, sur le sentiment très spécifique que j’ai de ma propre valeur ? Quel rapport un
«principe» peut-il entretenir avec le sens et l’exigence d’un respect ou d’une considération
qui me sont dus à moi (à moi en particulier) et qui semblent devoir inclure la prise en
compte de ma personne considérée dans sa singularité ? Nous l’avons compris, il s’agit à
présent de penser en quoi consiste le sentiment de dignité.
C. Le sentiment de dignité
Quelques exemples peuvent nous aider à cerner en quoi consiste ce sentiment
subjectif de dignité : Quand le patient se sent utile ou a pu apporter son aide ou donner un
conseil à quelqu’un, il a alors le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait et se sent digne… A
l’inverse, certains jours, en particulier quand le malade a mal vécu une rencontre ou quand
il a eu besoin d’autrui pour des gestes banals du quotidien, il peut avoir parfois le sentiment
d’une certaine déchéance de son corps, et partant de son existence. 207 Et certains
ressentiront alors d’un sentiment d’indignité.208 Or, ces personnes-là se situent dans le seul
registre de la dignité subjective ou ressentie et omettent l’autre type de dignité : la dignité
ontologique. Sans doute parce qu’ils ne perçoivent plus cette dernière. Pourtant elle est là,
elle existe et ne saurait disparaître. Mais elle n’est pas reconnue. Et cette non-
Un infirmier travaillant dans les soins palliatifs nous a témoigné de ce sentiment d’indignité que plusieurs
patients ressentent. Pour n’en citer que quelques-uns : une dame de 45 ans, atteinte d’un cancer du sein
métastasé, ayant subi opérations, chimiothérapies,… dit à l’infirmière lors de sa toilette : « Je ne sais plus me
regarder dans un miroir, je ne me sens plus une femme digne avec un sein en moins. » D’autre part, un jeune
homme de 23 ans, ancien paracommando qui mettait tout son sentiment de dignité dans sa force physique,
paralysé dans un lit, témoigne de son sentiment d’indignité du fait qu’il ne sait même plus soulever son fils de
3 ans.
208
On sait combien les sentiments personnels et représentations de soi se nourrissent des représentations
collectives, à l’aune de l’idéal lentement mûri au contact des diverses cultures et religions d’appartenance. Le
sentiment de dignité s’y affine tout en se jouant dans l’échange des regards, la confrontation des apparences,
la comparaison des attitudes et des manières d’agir. L’idéal personnel de dignité se forge ainsi au gré des
événements de la vie et se déploie comme le fruit d’une lente et longue croissance à la fois en conformité et à
distance de l’idéal social. Le sentiment de dignité (ou d’indignité) résulte donc de la perception à la fois
personnelle et sociale de sa valeur individuelle ou de sa médiocrité. Paul Ricoeur parle en ce sens d’estime de
soi et montre qu’il dépend aussi du regard de l’autre : « l’estime de soi ne se réduit pas à une simple relation
de soi à soi-même. Ce sentiment inclut en outre une demande adressée aux autres. Il inclut l’attente d’une
approbation venant de ces autres. En ce sens l’estime de soi est à la fois un phénomène réflexif et un
phénomène relationnel, et la notion de dignité réunit les deux faces de cette reconnaissance. » (RICOEUR, P.,
La différence entre le normal et le pathologique comme source de respect, in RICOEUR, P., Le juste 2, Paris,
Ed. Esprit, 2001, pp. 225.)
207
106
reconnaissance entraîne un sentiment d’indignité et par conséquent la volonté de mourir.209
Ainsi, nous comprenons combien la reconnaissance d’autrui dans sa dignité constitutive
nourrit le sentiment subjectif de dignité et contribue énormément par là au désir de vivre.
1. La relation et la reconnaissance, sources du sentiment de dignité
C’est ici qu’on comprend le rôle fondamental que joue la relation et le regard d’autrui.
Il y a, en effet, des regards qui tuent et d’autres qui font vivre. Il y a des apparences qui
trompent et d’autres qui révèlent. Il y a des attitudes qui font perdre la face, et d’autres qui
ennoblissent, qui permettent de tenir debout. Il y a des personnes qui, par leur humour et
leurs ressources spirituelles, savent ne pas se crisper sur les «pertes» de l’âge, sur leur
handicap, et d’autres qui se dévalorisent elles-mêmes, etc. Autrement dit, si la personne
âgée se croit et se voit seulement marquée par la déchéance, si le professionnel imagine
consciemment ou inconsciemment que sa tâche est superflue, si le visiteur s’oblige à des
visites de courtoisie par pure abnégation, sans accepter d’y trouver la moindre gratification,
cette relation est vouée à l’échec. Par conséquent, le malade éprouvera alors un sentiment
d’indignité puisque le sentiment de dignité puise une grande partie de son sens dans la
relation interpersonnelle. C’est dire l’importance capitale de la relation à autrui dans le fait
d’enlever ou de restituer le sentiment de dignité au malade : en situation, l’homme n’a
jamais conscience de sa propre dignité que par l’action de l’autre homme et son interaction
avec lui.
Nous le voyons de plus en plus, tout est une question de relation, de reconnaissance et
de regard. Le regard de l’autre sur moi mais aussi mon regard sur l’autre homme. En effet,
nul ne saurait être reconnu dans sa propre dignité, nul ne saurait poser celle-ci comme
exigence pour tout autrui, sans reconnaître dans le même temps la dignité d’autrui. 210 Cette
question du regard porté sur l’autre est développée par Levinas. Selon lui, la dignité de
l’homme vient du souci qu’il manifeste pour l’autre. De même, Eric Weil écrit : « Je peux
exiger le respect de ma dignité d’homme, non parce que c’est moi qui l’exige, mais parce
Nous tenons à préciser que nous ne banalisons pas ici le sentiment d’indignité que certaines personnes
peuvent éprouver. Au contraire, nous désirons insister sur l’importance d’entendre et d’accueillir celui-ci.
210
L’impératif kantien précisait en ce sens qu’il fallait traiter dignement l’humanité aussi bien dans sa
personne que dans la personne de tout autre.
209
107
que je ne peux pas l’exiger de moi sans l’exiger pour tout être humain, donc également
pour moi. »211 Ainsi, la dignité ontologique, pour qu’elle soit vécue en acte, semble s’offrir
comme un visage à la reconnaissance de l’autre autant qu’à celle de soi à travers cet autre.
Elle appelle donc une responsabilité coextensive. Ne pas reconnaître la dignité ontologique
d’autrui, ce serait aussi, en un certain sens, renier la mienne. En d’autres termes, poursuit
Paul Valadier, « le sens de notre dignité serait à ce point affecté qu’en posant certains
gestes négateurs de la dignité d’autrui, ce serait en quelque sorte un désaveu d’humanité
que nous nous serions portés, une forme d’irrespect à notre endroit. Que nous puissions
accepter de renier notre humanité et de vivre avec cet assassin ou cet indifférent que nous
sommes, certes et malheureusement, mais alors nous étouffons notre propre humanité, et
comme homme conscient de soi, nous ne pouvons et nous ne devons pas le vouloir. »212
Hannah Arendt, quant à elle, évoque les régimes de terreur dans lesquels certains ont choisi
de mourir à partir du moment où on les a obligés à participer. «Pour le dire de manière
brutale, écrit-elle, s’ils ont refusé de commettre des meurtres, ce n’est pas tant qu’ils
tenaient à observer le commandement « tu ne tueras point », mais c’est qu’ils n’étaient pas
disposés à vivre avec un assassin: leur propre personne.» Or, ajoute-t-elle, nous savons
que, «quoi qu’il arrive par ailleurs, nous sommes condamnés, aussi longtemps que nous
vivons, à demeurer en compagnie de nous-mêmes. »213
Au niveau médical, cela apparaît particulièrement prégnant. Par exemple, refuser des
soins primaires au vieillard (ce qui est d’ailleurs légalement interdit) simplement parce qu’il
est entré en phase de dépendance, c’est manquer de respect à son égard. Mais c’est aussi,
pour ce médecin, manquer de respect vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de la société qui l’a
mandaté dans cette fonction. De même, décider que des vieillards ne méritent plus de vivre
parce qu’ils sont vieux, dépendants, parce qu’ils coûtent chers à la société, serait donc
négateur et de leur dignité et de la nôtre. Ce serait en quelque sorte se montrer indigne de
son humanité indissociablement liée à celle de l’autre.
211
WEIL E., Philosophie morale, Paris, Ed. Vrin, Coll. « Problèmes et controverses », 1992, p.131.
« La dignité de l’homme, fondement des Droits de l’homme », Conférence au colloque Droits de l’Homme.
Quelles contributions des chrétiens ?, organisé par Justice et Paix (France) et la Faculté des Sciences Sociales
et Economiques de l’Institut Catholique de Paris, les 30-31 janvier 1998.
213
ARENDT, H., Penser l’événement, Belin, Coll. « Littérature et politique », 1989, pp. 102-103.
212
108
Ainsi, notre sentiment de dignité se révèle ou se réveille quand nous sommes les
gardiens les uns des autres. Il repose sur la solidarité humaine, il s’éclaire dans la relation.
C’est donc aussi notre dignité à nous qui se joue dans la façon dont nous reconnaissons ou
non les personnes atteintes et handicapées, dont nous affirmons la dignité pleine et entière,
et dont nous leur sommes présents. En conclusion, la dignité humaine (idée, principe,
exigence) qui est souvent occultée dans la vie quotidienne de nombreux individus, se
manifeste concrètement dans toute relation humaine dès le premier regard, la première
parole, la première rencontre comme reconnaissance réciproque de l’un et de l’autre.214
2. Une conception individualiste de la dignité
Nous comprenons mieux à présent pourquoi la plupart des membres de l’A.D.M.D.
éprouvent ce sentiment d’indignité et en viennent à demander une « mort douce ». En effet,
pour la plupart d’entre eux, le terme « dignité », nous l’avons développé, est synonyme
d’autonomie, ou, pourrait-on dire, d’individualisme.215 Est autonome celui qui se suffit à
lui-même, qui n’est pas dépendant d’autrui, ou, pour le dire dans un langage plus courant,
qui n’a pas besoin d’autrui.216 Mais il en résulte que cette autonomie enferme le sujet dans
une solitude radicale. Elle ne permet pas d’accéder à la réciprocité des sujets, à la présence
vitale des autres. Le sujet se retrouve seul : seul face à lui-même, seul face à son corps. Le
corps est, en effet, l’unique partenaire qui lui reste. Il est là en face de moi, je lui parle et il
me parle. Entre lui et moi, c’est un peu « à nous deux ». Une sorte de corps à corps de
l’individu avec lui-même. Il faut alors le satisfaire, en respecter les droits, l’écouter le
servir. En tirer le maximum aussi. Il devient l’objet de négociations intimes. On le force, on
le dope, on l’assouplit, on le gâte,… On croirait presque à un dédoublement, à une mise en
perspective. Cette relation dualiste du sujet avec son corps se passerait presque, pourrait-on
dire, de l’autre humain (homme ou femme) puisque l’autre est là en face, dans le corps
objectivé, dans le corps pris pour objectif qui me parle, qui demande son dû. Le sujet en sort
évidemment amoindri dans sa relation au monde et aux autres. Il se retrouve dans une
214
Nous préciserons dans les lignes qui suivent que même un Robinson Crusoé, seul sur son île, reste digne.
Même les personnes qui ne sont pas regardées, qui n’ont aucune relation avec d’autres ne perdent pas pour
autant leur dignité.
215
Voir chapitre deuxième. Cette autonomie est en effet considérée comme la valeur suprême. Gare à celui qui
ose la contredire, la modifier ou la diminuer de quelque façon !
216
L’autonomie pouvant être comprise, comme nous l’avons vu précédemment, comme une autonomie
physique ou mentale.
109
profonde solitude avec lui-même, avec son corps. David le Breton a d’ailleurs très bien
perçu ce lien qui existait entre l’individualisme naissant et la conception dualiste de
l’homme. En effet, selon lui, c’est la montée de l’individualisme occidental qui va peu à peu
faire aboutir à discerner sur un mode dualiste l’homme de son corps.217
Ainsi, pour rendre à l’homme sa véritable dignité, il s’agit donc de se défaire de cette
conception trop individualiste de la dignité. En ce sens, la dignité ontologique apparaît
comme une réalité relationnelle que nous devons expérimenter, c’est-à-dire vivre de
l’intérieur, pour la comprendre. Si je suis seul, sans autrui en face de moi, j’aurai bien du
mal à éprouver ce qu’est la dignité, tant la sienne que la mienne. Ainsi le mot dignité, nous
le voyons de mieux en mieux, ne trouve son sens plénier qu’à l’intérieur de la relation à
autrui. Nous commençons à percevoir avec d’autant plus de clarté l’orientation que prend
notre développement. Il consiste, en effet, à nous acheminer petit à petit vers cette
conception relationnelle et dynamique de la dignité.
3. Objections possibles
Cependant, et c’est là une objection qui pourrait nous être adressée, si la dignité ne
peut se comprendre en dehors d’une relation, qu’en serait-il au demeurant de la dignité d’un
homme seul, d’un homme que personne ne verrait ? Peut-on penser la dignité en dehors
d’un regard ? Or, c’est pour éviter ce genre d’objections que nous avons distingué, dès le
départ, deux « niveaux » de dignité : d’une part, une dignité ontologique, absolue et, d’autre
part, un sentiment de dignité relatif au regard des autres. C’est ainsi que nous pouvons
affirmer que la dignité ontologique de l’homme est radicalement autonome par rapport à
tout ressenti ou sentiment de dignité. Ce n’est pas parce que l’on ne se sent plus digne que
l’on n’est effectivement plus digne. On ne peut donc pas nier ce que l’on peut appeler la
dignité absolue (dignité ontologique) en ramenant celle-ci à une dignité relative ou
subjective (sentiment de dignité ou dignité ressentie), elle-même prétendument diminuée.
Cette distinction dignité absolue/dignité relative permet donc de réfuter le paralogisme de la
perte de dignité de l’homme en fin de vie. En effet, l’altération de la dignité relative
LE BRETON, D., Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, Coll. « Sociologie d’aujourd’hui »,
1992.
217
110
n’entame pas la dignité absolue et ne saurait donc légitimer une dévalorisation du mourant
en l’assimilant à un sous-homme. D’autre part, cette distinction entre dignité absolue et
dignité relative permet également d’affirmer que la dignité première existe même si celle-ci
n’est pas reconnue. En effet, il nous semble que c’est une aberration barbare de faire
dépendre l’existence même de la personne et de sa dignité, de sa reconnaissance par autrui.
Ainsi a-t-on pu dire et écrire que l’enfant à naître n’est vraiment personne pour autant qu’il
est voulu et aimé par ses parents. De même, pendant la seconde guerre mondiale, tout était
mis en œuvre pour ne pas considérer les juifs comme des interlocuteurs : ils se voyaient, en
effet, interdire l’accès aux trottoirs et risquaient d’être fusillé s’ils osaient regarder les
allemands dans les yeux. Cela s’oppose directement à la dignité, définie par Kant, comme
attestant la valeur absolue de la personne. En effet, si celle-ci est création d’autrui, elle n’est
plus, elle est une chose. Nous voyons bien ici que le regard de l’autre peut être parfois
aliénant. Certes, nous avons besoin d’être reconnu pour nous sentir dignes, mais nous ne
devons pas devenir dépendant du regard d’autrui. Il s’agit de trouver un juste milieu.
4. Dignité et liberté du sujet
Ainsi, la dignité ontologique constitue une valeur en soi. Cela signifie que nous ne
sommes pas libre de dire ce qu’est cette dignité puisqu’elle est absolue. Cela signifie
également que nous ne pouvons rien dire sur notre propre dignité ontologique. Mais
comment peut-on soutenir une pareille thèse ? L’homme est ainsi fait qu’il est des choses de
lui-même auxquelles il n’a jamais accès. Un symbole suffira : nous ne voyons jamais notre
visage. Le miroir ne nous renvoie qu’une image symétrique, et ce n’est pas la même. Ceci
n’est d’ailleurs pas seulement négatif : c’est ce qui fait que nous avons une identité. Tout
l’univers est en effet accessible à nos yeux. Tout sauf une petite partie : le moi. Moi, par
définition, c’est le point aveugle, c’est cette partie de l’univers qui nous sera à tout jamais
inaccessible parce que, quoique nous fassions, elle sera toujours derrière nos yeux. De ce
point de vue, nous sommes, et nous ne sommes que ce qui pour nous ne peut faire l’objet
d’aucune connaissance.218
Cela signifierait-il que l’autre puisse me connaître et décider de ma dignité ontologique ? Non, même pour
l’autre, je reste un mystère qui lui sera à jamais inaccessible.
218
111
Par contre, la situation est différente lorsqu’il s’agit de notre sentiment de dignité. En
effet, si chaque être humain est digne en soi donc indépendant du regard des autres, il
demeure qu’en son fond, la question de son sentiment de dignité, est de son ressort et de
celui qui le regarde. En effet, son sentiment de dignité peut varier selon les évènements de
sa vie, selon les circonstances, selon le regard des autres et les relations qu’il entretient avec
eux.
D. Circulations au cœur de la dignité
Ainsi, nous avons jusqu’à présent distingué la dignité ontologique du sentiment
subjectif de dignité. Mais ces deux « niveaux » de dignité ne sont pas aussi éloignés l’un de
l’autre comme on pourrait le croire. Au contraire, ils dépendent étroitement l’un de l’autre.
Nous pourrions présenter la chose de la manière suivante : la dignité ontologique serait le
fondement théorique qui tendrait à s’accomplir concrètement dans le sentiment de dignité.
Ainsi, la dignité ontologique serait bien sûr un don inné offert à chaque être humain mais il
nous semble qu’elle constitue également une tâche à accomplir (et c’est là qu’intervient le
sentiment de dignité). C’est sans doute la raison pour laquelle celle-ci a été inscrite dans la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948. En effet, après les barbaries de la
seconde guerre mondiale, il est apparu avec une évidence certaine que la dignité exigeait un
engagement concret. La dignité ontologique constituait certes le fondement théorique des
droits de l’homme mais nécessitait sans doute, pour sa réalisation concrète, une
reconnaissance universelle. Sans reconnaissance de la part d'autrui, cette dignité
ontologique ne perdait pas son sens mais elle semblait n’être plus qu’un principe abstrait.
Ainsi, la dignité ontologique n’existe réellement que si elle participe à un sentiment de
dignité. Et, c’est ce sentiment de dignité qui requiert dans son essence même une
reconnaissance de la part d’autrui et de soi-même. Ainsi, la dignité ontologique semble
s’offrir comme un visage à la reconnaissance de l’autre autant qu’à celle de soi à travers cet
autre. Nous voyons apparaître ici une dynamique au sein même des deux « niveaux » de
dignité. Il s’agit de circuler en permanence entre, d’une part, la dignité ontologique et,
d’autre part, le sentiment de dignité. Afin de mieux percevoir ce mouvement perpétuel qui
les lie, nous pourrions utiliser la métaphore de la source.
112
1. La métaphore de la source
La dignité ontologique pourrait être comparée à une source, à un jaillissement
d’humanité qui ne peut être asséché. Car, même entravée, la source n’en reste pas moins
présente. Elle est enfouie dans les profondeurs de l’être, non immédiatement visible et
tangible. Elle peut être, toutefois, obstruée de pierres, et, par conséquent, irriguer de moins
en moins l’existence. Ces pierres qui obstruent ce jaillissement de dignité seraient le
symbole du sentiment d’indignité éprouvé par certaines personnes en fin de vie. En effet, si
la dignité ontologique est comme une eau jaillissante qui irrigue l’être humain, celui-ci la
ressent et la laisse surgir avec plus ou moins de succès, désireux de s’en imprégner ou, à
l’inverse, d’en transgresser certaines exigences, convaincu de la « posséder » ou d’être
exclu de sa dynamique, de force ou de fait. Il en récolte des sentiments variables : sentiment
de dignité ou, au contraire, sentiment d’indignité (impression de ne pas être capable de faire
« son devoir humain », sentiment d’en être indigne).
Cependant, la dignité ontologique, même si elle n’est pas vécue et ressentie par le
sujet, demeure néanmoins prête à réimprégner et à réengager l’être dans le procès
d’humanisation qu’elle appelle. Pour voir la dignité ontologique et en puiser l’eau, il faut et
« il suffit » de la désencombrer des cailloux meurtrissants que constitue le sentiment
d’indignité.219 Pour entendre son clapotis et bénéficier de son pouvoir vivifiant, il faut et il
suffit de la désensabler des couches de détritus que la vie se charge de déposer à travers ses
aléas. Ainsi, ce serait à la source de la dignité ontologique que l’on viendrait puiser le
sentiment de dignité. Car, c’est à la source que l’on se ressource !
2. La nécessaire articulation des deux pôles
Ces deux perspectives (dignité ontologique comprise comme source à laquelle
viendrait se ressourcer le sentiment subjectif de dignité) représentent deux pôles de
compréhension possible de la dignité dont la richesse se situe dans leur articulation.
Détachés de cette régulation systémique, déniés dans leurs liens réciproques, ces deux
niveaux se dystrophient et ouvrent la porte à toutes les dérives.
Nous sommes conscients qu’il ne « suffit » pas de désencombrer les cailloux meurtrissants pour rendre à
l’homme son sentiment de dignité. C’est un long travail, c’est un défi sociétal.
219
113
En effet, d’une part, le sentiment de dignité laissé à lui-même s’avère particulièrement
fragile, en raison de sa dimension psycho-émotionnelle et en phase avec l’enflure
émotionnelle caractérisant la société occidentale contemporaine quand elle privilégie les
images et les impressions fortes au travail de la raison. Déconnecté de la dignité
ontologique en tant que pôle de résistance 220 et de régulation à son égard, il se laisse
submerger par le trouble suscité par la souffrance d’un être cher, par l’angoisse de n’être
plus « conforme » à l’idéal social de dignité, par la honte d’avoir failli,… Il confirme l’autre
dans son « indignité » et le précipite dans un sentiment de néant, d’autant plus si celui-ci est
partagé par l’entourage : «C’est vrai, tu as raison de penser que ta vie ne vaut plus la peine
d’être vécue. Il vaut mieux en finir.» 221 L’acte euthanasique trouve presque toujours sa
motivation dans un tel engluement de détresse et de pitié. Ainsi, mourir dans la dignité
semble signifier ici exactement le contraire de ce que l’A.D.M.D. fait dire à l’expression,
puisqu’en provoquant la mort d’une personne qui estime qu’elle a perdu sa dignité, on la
conforte dans la dépréciation d’elle-même et l’on nie sa dignité ontologique au nom de
l’altération de son image normativement définie. Alors qu’il «suffirait» d’un regard
reconnaissant véritablement la dignité inaliénable de ce proche pour que cette source
jaillissante imprègne à nouveau son sentiment de dignité et lui donne de tenir debout dans
l’épreuve qu’il traverse.
D’autre part, la dignité ontologique s’avère plus robuste, mais dévoile néanmoins
aussi une certaine vulnérabilité quand elle est laissée à elle-même. En effet, à l’instar des
droits de l’homme qu’elle fonde, elle revêt en elle-même un caractère formel ou quasi
formel qui lui confère sa force, mais aussi une certaine faiblesse. Elle justifie certes le
respect inconditionnel de tout être humain quel qu’il soit. Impossible d’y soustraire autrui.
Impossible de s’y dérober personnellement. Mais déliée d’une anthropologie élaborée de la
personne appuyant ce caractère formel de la dignité ontologique, asseyant ses principes
matriciels et nourrissant le sentiment de dignité, elle demeure abstraite, théorique. Le sujet
humain n’y a plus accès par son corps. Plus exactement, il y a toujours accès car nul
n’appréhende le réel, l’agir, le soi en dehors des représentations qu’il en a, mais il n’a plus
220
Cette résistance tient au caractère formel de la dignité, à son caractère inconditionnel, non négociable.
Entendons-nous bien : le regard de l’autre vient confirmer le sentiment d’indignité ressenti d’abord par le
malade lui-même.
221
114
le pouvoir de vérifier la pertinence de cette anthropologie (qui fonctionne alors malgré lui)
dans la mesure où il ne la reconnaît pas. Le caractère formel laissé à lui-même s’avère ainsi
plus théorique que pratiquement efficient, spécialement au niveau des seuils (de la vie, de la
mort) ou dans les marges (de pauvreté, d’exclusion) ou dans l’excès (de souffrance, de
haine). L’être humain a donc besoin de sentir cette dignité ontologique à travers son corps
cherchant à s’effectuer et de la vérifier objectivement par ses actes. Ainsi, sans
reconnaissance de la part d'autrui, la dignité ontologique ne perd pas son sens mais elle
semble n’être plus qu’un principe abstrait et c'est ce qui, selon Hegel, explique que ce désir
de reconnaissance puisse aller jusqu'à l'exposition à la mort.
Nous percevons de plus en plus combien une déconnexion totale permanente de ces
deux niveaux n’est pas pensable. Car, l’être humain n’a pas une appréhension directe et
immédiate de sa dignité ontologique. Il ne peut la recueillir qu’à travers des médiations
culturelles, essentiellement les relations à autrui, qui déterminent le sentiment de dignité. En
temps normal, dans un état de bonne santé, cet horizon culturel « fonctionne » le plus
souvent harmonieusement et sans faire de bruit. C’est l’expérience de la crise qui éprouve la
force et la fécondité du lien qui unit ces deux niveaux de la dignité.222 Et quand bien même
certains seront toujours tentés de disjoindre ces deux niveaux, portés par des idéologies ou
des anthropologies souvent peu respectueuses de la complexité humaine, une dignité
ontologique articulée demeurera encore une butée sérieuse, inamissible et mystérieuse à
l’encontre de ces pièges, appelant chacun à un devoir de respect et d’attestation d’autrui, un
devoir qui détermine celui qu’il peut lui-même attendre.
Ainsi, c’est au coeur d’une articulation systémique forte que la dignité ontologique
donne toute sa mesure, nourrissant le sentiment de dignité qui permet de reconnaître
toujours davantage la source ontologique de dignité et de laisser celle-ci humaniser plus
encore la personne dans son advenir. Dans cette perspective systémique, la dignité
ontologique ne devient pas « plus » grande. La source ne grossit pas quand son eau vivifie
C’est en effet, quand l’homme se dévoile faible, pauvre, en fin de vie que la relation entre la dignité
ontologique et le sentiment de dignité doit être d’autant plus renforcé. Car c’est surtout dans ces moments-là
que le lien a tendance à se dissoudre. Mais c’est aussi au cœur de cette faiblesse que peut se révéler toute la
richesse d’une telle relation.
222
115
davantage. C’est la liberté du sujet qui use plus et mieux de ce jaillissement. A l’inverse, la
liberté peut aussi contrevenir à cette invitation de ses profondeurs, la source n’en disparaît
pas pour autant, mais, obstruée par les pierres, elle contribue de moins en moins à
l’humanisation de son mandataire. Plus encore, quand le sentiment de dignité décline, par
exemple, en raison d’une impression de décalage avec les représentations idéales de la
dignité (l’on peut songer à la vieillesse, à une affection invalidante, à certains handicaps
physiques ou mentaux…), la source ontologique de dignité permet de nourrir ce sentiment
de dignité en rappelant son caractère inamissible.
C’est donc au cœur d’une articulation systémique que ces deux niveaux de
compréhension de la dignité donnent toute leur mesure. Et la société n’est pas quitte de ce
travail au service du respect de ses membres. Le sentiment de dignité dépend aussi d’elle.
Elle doit donc assumer ses responsabilités dans la reconnaissance de cette dignité
ontologique et des repères pratiques qui en émanent et contribuent à sa mise en oeuvre. Car
ce qui vaut pour l’individu vaut aussi pour elle… Sa propre dignité est liée à sa capacité de
connaître celle de chacun de ses membres et à sa volonté de la mettre en oeuvre
concrètement, à travers les positions qu’elle tient, les actes qu’elle pose, et finalement
l’idéal qu’elle contribue ainsi peu à peu à forger… Sa propre dignité permet de reconnaître
celle du malade qui doute, du sujet souffrant et angoissé, et de le fortifier dans son propre
sentiment de dignité. Elle a donc un devoir et une responsabilité qui engage sa propre
reconnaissance et celle de la dignité de chaque citoyen(ne).
3. La dignité comme don mais aussi comme tâche
C’est ainsi que nous pouvons dire que la dignité est don autant que tâche. Elle est
devoir et charge, ce qui est d’ailleurs son sens premier.223 Ricoeur précise que cette charge
est confiée à chaque homme : « L’humanité de l’homme est assimilable à une charge
confiée. »224 Elle est donc une convocation à la mettre en oeuvre à travers nos actes et nos
attitudes les uns par rapport aux autres. Plus précisément, c’est à travers cette « mission »
En effet, le sens premier du concept de dignité consistait en une fonction ou charge qui donne à quelqu’un
un rang éminent. Il ne s’agit certes plus ici d’une fonction sociale ou politique mais plutôt d’un devoir moral
mutuel.
224
RICOEUR P., Ethique et philosophie de la biologie chez Hans Jonas, in RICOEUR, P., Lectures 2 : La
contrée des philosophes, Paris, Seuil Coll. « Essais », 1999, p.314.
223
116
ou ce « devoir » engagé au nom de l’appartenance humaine, dans son déploiement subjectif,
que chacun donne à voir à travers les médiations culturelles qui sont les siennes, l’impact de
la dignité ontologique dans son existence.
Une telle perspective systémique de la dignité n’est cependant pas innée. Elle est le
fruit de l’éducation qui doit nommer et confirmer ce sentiment moral qui s’éveille au
contact de l’autre quand il est affecté dans sa dignité afin que chacun vérifie, dans sa vie, la
dignité dont on l’assure.
Ces quelques réflexion nous ont donc donné de nous rendre compte que, de nos jours,
le concept et la réalité de la dignité au cœur de la maladie, de l’expérience souffrante, de la
dégradation physique et psychique, du mourir, ne sont plus spontanés et sollicitent un
engagement éthique, un tiers restaurateur de ce qui en soi n’a jamais été perdu mais est
devenu de moins en moins lisible, dicible, attesté. Le regard et la parole d’autrui (le
sentiment de dignité) font revivre l’homme dans l’homme (dignité ontologique). Cette
conception de la dignité est importante à considérer car elle semble renvoyer à une sorte de
pari éthique qui consisterait à pouvoir aller au-delà de la seule image de soi-même ou de
l’autre altéré, ce que nous nommerions volontiers ici l’autre comme idole de soi (le point de
vue idéalisé que nous aurions de nous-même) ou comme idole de moi (l’autre qui ne
pourrait que nous renvoyer une image valorisante de nous-même ou porteuse du risque de
notre propre altération). S’il est ici question de parler de dignité en termes d’engagement
éthique, ce serait pour souligner la dimension active, engageante que ce concept et cette
reconnaissance doivent acquérir en amont de toute rencontre clinique pour affirmer que la
dignité de la personne en fin de vie est inaliénable. En ce sens, parler de dignité de la mort
au cœur de la médecine contemporaine ne pourrait, à nos yeux, ne pouvoir être affirmé que
comme une visée pratique toujours à réassumer dans une dynamique inter-individuelle et
sociale. Comme l’affirme bien Michel Dupuis : « La dignité ne se chosifie pas. Elle est de
l’ordre d’un processus d’entretien, au sens d’une conversation, d’une relation
117
intersubjective, au sens aussi d’un travail que je sois à l’autre pour entretenir sa dignité.
Ce travail n’est jamais achevé, jamais acquis. »225
DUPUIS, M., Aux extrémités de l’humain : questions de biotechnologie médicale, in TRIEST (dir.), Revue
Perso, Regards personnalistes, n°1, octobre 2003, p.8.
225
118
Conclusion
Au terme de ce parcours, nous pouvons conclure que notre point de départ consistait à
opposer deux conceptions diverses de la dignité humaine. En effet, il s’agissait alors, soit de
reconnaître à l’homme une dignité inconditionnée du seul fait qu’il est un homme, qu’il
relève de l’ordre de l’humain (dignité ontologique telle qu’elle est présentée dans la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et dans la philosophie des soins
palliatifs), soit de faire dépendre cette dignité, et donc la valeur humaine de l’homme, de
certaines conditions qui relèvent d’un choix normatif avec tout ce qu’il a de relatif et
d’incomplet (conception existentialiste de la dignité telle qu’elle est soutenue par
l’A.D.M.D.).226 En un mot le problème était de savoir si nous étions prêts à considérer que
la dignité de la personne constituait un fondement ontologique et un principe éthique
déterminant, ou bien si la dignité était simplement renvoyée à une origine qu’il appartenait
à l’homme d’arrêter dans la contingence. Dans ce dernier cas, il aurait alors été question de
fixer un seuil à partir duquel l’homme deviendrait digne ou ne serait plus considéré comme
digne.
Mais il est rapidement apparu à nos yeux que cette dernière position, que nous avons
appelée « subjectiviste » ou « existentialiste », ne rendait pas compte de la totalité de l’être
humain et donc par-là même de sa dignité. En effet, nous avons défendu la thèse selon
laquelle la philosophie de l’A.D.M.D., mais également la médecine classique en général,
reposait sur un certain dualisme anthropologique. Il nous semblait que, d’une part,
l’Association exaltait la raison en l’homme et, d’autre part, elle prônait une « libération du
corps »227 ou un mépris de celui-ci quand il ne présentait plus une apparence convenable et
acceptable. Le corps se trouvait ainsi ontologiquement séparé du sujet. Or, cette réduction
du corps à un objet révélait, selon nous, un fantasme implicite sous-jacent : celui non pas
tant de mépriser le corps mais de l’abolir, de l’effacer purement et simplement en lui
226
Car après tout, pourquoi ne pas étendre toujours davantage la liste des caractéristiques méritoires, ellesmêmes déterminées au moins en partie par la pression d’une certaine conception de l’homme dans une culture
donnée, à une époque donnée.
227
Cette notion est, semble-t-il, typiquement dualiste. Voir LE BRETON D., L’adieu au corps, Paris, Ed.
Métailié, 1999.
119
substituant une machine d’une plus haute perfection. Cette lutte contre le corps semblait
dévoiler ainsi toujours plus le mobile qui la soutenait : la peur de la mort. Corriger le corps,
en faire une mécanique, l’associer à l’idée de la machine ou le coupler avec elle, c’est tenter
d’échapper à cette échéance. Or, comme le rappelle à bon titre le docteur Renée SebagLanoe, « la mort est justement perte de maîtrise… »228. On ne pourrait y échapper.
Ainsi, nous pouvons affirmer que l’A.D.M.D. a perçu que le principe de dignité
implique de ne pas réduire l’homme à son corps,229 mais elle voit moins que ce principe
exige également de ne pas traiter l’homme comme un pur esprit, en oubliant de s’occuper
de son corps. L’idée de Pascal selon laquelle « toute notre dignité consiste en la pensée »
semble être restée fermement ancrée dans les mentalités. Le corps est pourtant la dimension
physique de la personne, et traiter celle-ci avec dignité impose aussi de traiter le corps
dignement. Notre objectif consistait donc à montrer, d’une part, que la conception dualiste
de l’homme soutenue par l’A.D.M.D. oubliait quelque peu la condition corporelle de
l’homme et, d’autre part, combien la dignité humaine n’existe qu’en prenant pleinement en
compte la réalité corporelle de celui-ci. En effet, la dignité s’exprime aussi, et peut-être
même essentiellement, par et dans la dignité du corps de l’homme. Toute notre expérience
historique manifeste que le mépris de l’homme et le refus de sa dignité se sont exprimés
dans l’acharnement à détruire et réduire son corps jusqu’à l’avilir. Pourquoi une telle
tentation aurait-elle été sans cesse répétée s’il suffisait de s’en prendre aux intelligences ?
Cela nous montre bien que, la personne humaine étant incarnée, le corps est central dans la
mise en œuvre du principe de dignité.
Il s’est donc révélé intéressant de repartir du corps puisqu’il est le lieu d’expression
de la maladie mais aussi de la dignité. Cela a été également l’occasion de mettre en
évidence le fait que nous avons une pensée du corps mais que nous oublions souvent que la
pensée n’est rien sans ce corps. Toute représentation de la dignité passe obligatoirement par
228
SEBAG-LANOE R., Le concept de dignité humaine, un aiguillon pour les professions de santé ? in
Dignité, Perte de dignité. Accueillir tout humain, Paris, Revue Laennec, n°3-4, mars 1993, p.6.
229
L’A.D.M.D., de par son exaltation de la raison humaine, reconnaît que la dignité de l’homme ne se réduit
pas à son corps. Mais, en ce qui concerne la réduction du corps à un objet, cela est beaucoup moins évident.
Voir chapitre troisième.
120
une pensée, explicite ou implicite, du corps. En effet, le corps est une réalité physique mais
aussi une représentation, et la mise en mots par la parole semble introduire une distance
entre le corps et l’esprit, autrement dit entre la personne et son corps. Cela expliquerait le
fait que nous puissions entretenir l’illusion qu’ils seraient séparables. Mais il n’y a pas de
traitement indigne du corps qui ne soit indissociablement traitement indigne de l’esprit :
lorsqu’un être humain est mis en esclavage, ce n’est pas le corps isolément qui souffre, mais
la personne dans sa totalité. Traiter la personne dignement suppose ainsi de prendre
conscience de ce que le corps et l’esprit étant indissociables, c’est tous les deux
indissociablement qui doivent être traités dignement. Il nous semble donc qu’il faut penser
la dignité de l’être humain en tant qu’il est indissociablement corps et esprit, chair et raison,
c’est-à-dire en ayant une représentation de la vie et du corps qui fasse droit au fait que le
corps s’use, se défait et meurt, et que la mort fait partie d’une existence qui se sait et se veut
humaine. Le principe de dignité, compris au sein d’une anthropologie intégrale, semble
ainsi permettre, d’une part, de tenir ensemble la réalité du corps et sa représentation et,
d’autre part, de lier et de réconcilier, dans toute la mesure du possible, la personne avec son
corps.230
Cette anthropologie intégrale est celle précisément que soutient la philosophie des
soins palliatifs. En effet, cette dernière, en mettant l’accent plus sur la relation, (relation aux
autres et relation au milieu) que sur l’esprit et les éléments du corps, isolés et objectivés, en
dehors de tout contexte, semble avoir redécouvert cette vision unitaire de l’homme perdue
dans le contexte d’une techno-médecine.231 De plus, cette conception unitaire de l’homme
n’est pas restée sans implication quant à leur compréhension de la dignité humaine. En
effet, les soins palliatifs distinguent sans les confondre, d’une part, le fait que l’homme en
tant qu’humain possède la valeur de personne, et, d’autre part, l’actualisation des capacités
qu’une personne est susceptible de développer dans des conditions normales d’existence.
Aussi la conscience de soi, l’accès à la connaissance de soi, l’ouverture à l’altérité sur le
mode de la rationalité par le biais du langage articulé, qui permettent à la personne de
230
Dans la mesure du possible et jamais totalement, puisque le drame de la condition humaine réside
précisément dans le décalage entre le corps qui limite et l’esprit qui au contraire peut penser l’infini.
231
Il nous semble donc que l’A.D.M.D., en mettant l’accent quasi exclusif sur l’autonomie des personnes,
rend la tâche difficile lorsqu’il s’agit de fonder en raison le devoir de solidarité interhumaine.
121
mener effectivement une existence personnelle et de pouvoir la revendiquer comme telle, ne
constituent cependant pas les conditions en l’absence desquelles un homme cesserait d’être
digne. En effet, même dans des conditions matérielles jugées dégradantes pour l’individu, la
dignité de la personne humaine, une et indivisible, demeure intacte. Car respectée ou violée,
la dignité de l’homme n’est pas tant un droit mais le fondement des droits ; elle est
intrinsèque à la personne ; en raison de quoi elle ne peut pas lui être attribuée ou retirée
selon les circonstances. L’altération de la dignité relative (dignité existentialiste) n’entame
donc pas la dignité absolue (dignité ontologique) et ne saurait donc légitimer une
dévalorisation du mourant en l’assimilant à un sous-homme. Il en résulte que la
revendication du bien fondé de l’euthanasie au nom du respect de la dignité humaine
semble constituer une réduction sémantique du concept philosophique de dignité
puisqu’elle ne tient compte que de l’aspect et des aptitudes de la personne (dignité
existentialiste) et non de son entité humaine (dignité ontologique).
N’y a-t-il pas une alternative à l’euthanasie ? N’y a-t-il pas un moyen pour rendre à la
dignité sa valeur absolue au lieu d’en faire une valeur au rabais que seule la mort par
euthanasie pourrait renchérir ? Une fois de plus, la philosophie des soins palliatifs mérite
d’être exportée au-delà de ses portes. Car, elle ne nous enseigne pas seulement à
différencier sans les opposer dignité ontologique et dignité existentialiste, elle met
également en lumière une autre distinction fondamentale : celle qui sépare la dignité
(entendue comme dignité ontologique, objective) du sentiment de dignité qui, lui, est
subjectif. L’être humain est digne et il reste digne parce qu’il reste un être humain, quoi
qu’il arrive. Et si justement il lui arrive de se sentir indigne, le rôle premier et symbolique
de la société n’est peut-être pas de l’exclure davantage en lui donnant les moyens de
disparaître mais, au contraire, de lui redonner un sentiment de dignité par un regard
bienveillant, une parole réconfortante,… Cette distinction dignité/sentiment de dignité
permet donc d’éviter l’affirmation selon laquelle certaines personnes peuvent perdre leur
dignité. En effet, dans cette perspective, ce ne serait pas la dignité que perdraient certaines
personnes, mais le sentiment de leur dignité. Ce dernier est bien une notion subjective qui
dépend de chaque individu, de sa perception des choses. Mais la sociologie a largement
démontré que le sentiment prend également racine dans les représentations des autres et de
122
la société en général. Notre sentiment personnel de dignité résulte autant de notre « propre »
impression que de l’intégration de l’image renvoyée par le regard des autres. C’est ainsi que
les sentiments des soignants, des médecins et des proches peuvent renforcer l’image
négative qu’a le malade de lui-même. Voilà comment peuvent naître parfois le sentiment
d’indignité et les revendications d’euthanasie qui s’ensuivent : s’auto-exclure parce qu’on a
intériorisé l’exclusion sociale, se sentir déchu de son rang parmi les autres hommes parce
que l’on est affaibli. 232 Ce sentiment d’indignité doit être entendu et compris, mais y
répondre par l’euthanasie, nous semblerait avoir pour conséquence de cautionner le rejet
social des plus faibles. Au contraire, le regard des soignants, des médecins et des proches
peut envoyer au malade des messages de respect, de tendresse et d’amour, pour lui dire que,
malgré les altérations physiques, il peut encore inspirer des sentiments positifs. Les déficits
sont certes, en un certain sens, des obstacles à la relation, mais doivent être considérés
comme des obstacles à surmonter, dans toute la mesure du possible. Le malade défiguré
n’est pas pour autant irrémédiablement déchu. Un regard bienveillant et une parole
réconfortante peuvent faire revivre l’homme en l’homme.233
Mourir dans la dignité, selon les soins palliatifs, c’est donc être reconnu comme digne
de considération dans le regard des proches et de la société eu égard au parcours de vie,
même souffrant, même dégradé, même mourant. On en saurait oublier ici de rappeler la
pensée de Lévinas. En effet, comme il le dit lui-même, chaque visage (ou regard) est tout à
la fois le signe de la vulnérabilité (puisque le visage est nu et livré à une exposition dont on
peut vouloir se défendre en le masquant, surtout quand il est altéré par la maladie), et de
l’irréductibilité (puisque tout visage nous rappelle à l’ordre de l’humain), c’est-à-dire à ce
qui vaut par soi et pour soi, au-delà de tout ce qui peut le voiler, comme la fonction
sociale,… Chaque visage est « l’incontenable », il est toujours en excès par rapport à tous
En ce sens, la demande euthanasique n’est-elle pas plutôt le signe d’un échec à accompagner
convenablement et jusqu’au bout la dignité de la personne ? D’où la nécessité, il nous semble, de soutenir le
développement des soins palliatifs qui offrent une assistance intégrale et fournissent aux malades incurables le
soutien humain et l’accompagnement spirituel dont ils ont fortement besoin.
233
« Le regard et la parole font revivre l’homme dans l’homme (…). La dignité se comprend alors dans une
relation humaine, produite par la reconnaissance de l’autre. » voir MARIN I., La dignité humaine, un
consensus ? in Esprit, n° 169, Février 1991, p.99, cité dans VERSPIEREN P., Dignité, perte de dignité,
déchéance, in Dignité, Perte de dignité. Accueillir tout humain, Paris, Revue Laennec, n°3-4, mars 1993, p.
11.
232
123
les assauts réducteurs, et même par rapport à toutes les catégories de la pensée logique,
conceptuelle. Mais quelle est la signification de cet excès du visage ? Nous répondrons :
une signification qui est richesse, débordement, et que nous avons nommé dignité. Cette
dignité nous précède et nous interpelle. Elle est une injonction offerte à notre responsabilité,
à laquelle nous avons à répondre, à laquelle nous ne saurions en conscience nous dérober.
C’est pourquoi l’éthique, dira Lévinas, qui n’est essentiellement rien d’autre que la
découverte éblouie et exigeante de cette requête, est justement entendue comme
responsabilité.234
Ainsi, savoir que cette dignité ontologique ne peut « se perdre », c’est aussi être
convoqué à mettre en œuvre ce don à travers les actes et les attitudes qui caractérisent le
vivre-au-monde et la détermination de soi. Une mise en acte qui ne fera que renforcer cette
dignité ontologique comme source où se puise le sentiment de dignité. La dignité humaine
se rapporte donc à un agir, à un engagement pratique. Elle constitue un concept, certes,
mais qui « ne sera jamais un objet de musée : c’est un mouvement, une tendance, un
dynamisme incarné, mis en corps, un impératif à faire vivre. »235 Elle est essentiellement de
l’ordre du don (dignité ontologique) du fait que tout homme est digne du simple fait d’être
homme mais, en ce qu’elle est étroitement liée à un sentiment de dignité, elle représente
également une visée pratique sollicitant de nos jours l’engagement éthique de chacun
d’entre nous. La dignité nous ordonne de circuler en permanence entre dignité ontologique,
dignité existentialiste et sentiment de dignité.
C’est ainsi que, en dépassant la conception individualiste de la dignité défendue par
l’A.D.M.D. et en insérant la dignité au sein d’une dynamique relationnelle, nous pouvons
dire que nous avons dépassé l’opposition initiale entre dignité absolue (dignité ontologique)
et dignité relative ou subjective (dignité existentialiste et sentiment de dignité). En effet, il
ne s’agit pas d’opposer purement et simplement dignité ontologique et dignité
existentialiste associée au sentiment de dignité mais bien plutôt de concevoir la dignité
comme un mouvement sans cesse en circulation entre elles.
234
LEVINAS, E, Ethique et Infini , Paris, Bayard, 1982.
SEBAG-LANOE R., Le concept de dignité humaine, un aiguillon pour les professions de santé ? in
Dignité, Perte de dignité. Accueillir tout humain, Paris, Revue Laennec, n°3-4, mars 1993, p.8.
235
124
Ces réflexions et les perspectives tracées ont surtout tenté de démontrer que les choses
sont plus complexes que nous le croyons. Invoquer le respect de la dignité ou l’ouverture
d’un droit ne suffit pas. Longuement et maladroitement, nous avons essayé de donner du
sens aux mots, de comprendre les nécessités et les limites d’un choix difficile. Nous l’avons
fait de façon forcément subjective et partielle, mais en invitant chacun à pousser la
réflexion, comme on dit. Car, nous ne cherchons pas à avoir le dernier mot : il serait pour le
moins paradoxal de conclure un débat que nous souhaitons nourrir. Nous n’avons d’ailleurs
pas épuisé ce vaste de sujet qu’est la dignité humaine. Il y aurait encore de nombreuses
pistes à explorer. Nous pensons notamment au rapport qui existe entre dignité et
vulnérabilité, entre dignité et fragilité ou encore entre dignité et humiliation. Plus
précisément, ne pourrait-on pas se demander si le fait que le désir de mort prenne parfois le
pas sur la vie (c’est-à-dire contredise la tendance naturelle à se conserver, à persévérer dans
son être) ne traduit pas aussi la difficulté avec laquelle une société sait faire une place à la
personne fragilisée par la souffrance ? Cela nous interroge sur notre capacité à intégrer la
mort comme figure de la finitude et le mourrant comme celui qui en est le rappel vivant et
signifiant pour ses semblables. En effet, il demeure que le « corps est le signe de notre
finitude. Il est ce qui, d’une certaine façon, nous renvoie à tout ce qu’on ne voudrait pas
être : notre fragilité, nos faiblesses, nos limites, nos maladies, notre mort… »236 Et pourtant,
n’est-ce pas justement dans cette extrême fragilité et vulnérabilité qu’on peut voir la trace
par excellence de la dignité ontologique de l’homme ? Jean Rostand, biologiste athée, a
admirablement perçu l’enjeu sous-jacent à la place que la société d’aujourd’hui accorde à la
fragilité de l’homme. Nous aimerions, pour conclure, lui laisser la parole : « Je pense qu'il
n'est aucune vie, si dégradée, si détériorée, si abaissée, si appauvrie soit-elle, qui ne mérite
le respect et ne vaille qu'on la défende avec zèle. J'ai la faiblesse de penser que c'est
l'honneur d'une société que d'assumer, que de vouloir ce luxe pesant que représente pour
elle la charge des incurables, des inutiles, des incapables. Et je mesurerais presque son
degré de civilisation à la quantité de peine et de vigilance qu'elle s'impose par respect pour
la vie...Quand l'habitude serait prise d'éliminer les monstres, de moindres tares feraient
figure de monstruosité. De la suppression de l'horrible à celle de l'indésirable, il n'y a qu'un
pas...Cette société nettoyée et assainie, cette société où la pitié n'aurait plus d'emploi, cette
236
MARZANO PARISOLI M.M., Philosophie du corps, p. 89.
125
société sans déchets, sans bavures, où les normaux et les forts bénéficieraient de toutes les
ressources qu'absorbent jusqu'ici les anormaux et les faibles, cette société qui renouerait
avec Sparte et ravirait les disciples de Nietzsche, je ne suis pas sûr qu'elle mériterait encore
d'être appelée une société humaine. »237
237
ROSTAND, J., Courrier d’un biologiste, Gallimard, 1970.
126
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Conférences :
Session théologique organisée par l’Ecole des sciences philosophiques et religieuses,
Dignité humaine, dignité de Dieu, Jeudi 15 février 2007, de 9h30 à 17h, Facultés
universitaires Saint Louis.
Leçons publiques organisée par l’Ecole des sciences philosophiques et religieuses, La
dignité, une valeur fluctuante ? , Vendredi 9 mars 2007 de 9h30 à 17h, Facultés
universitaires Saint Louis.
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