LA PASSION
I ] INTRODUCTION
Etymologiquement le mot passion trouve sa racine dans le mot latin ‘pati’ qui signifie
supporter, souffrir. Ainsi, la passion a t’elle une connotation de passivité. Elle semblerait
désigner un phénomène passif de l’âme
1) DEFINITIONS
La difficulté de cette notion réside dans l’acception du concept. Le sens du mot a évolué dans le temps, aussi
faut-il s’entendre sur sa définition quand il s’agit de l’évoquer.
a) Définition classique.
En son sens classique et aristotélicien, la passion évoque tout ce qui est passif dans la
vie intérieure du vivant. Tout ce qui est causé dans l’âme - comprise comme principe de
vie - par l’action du corps et du monde extérieur.
En définitive, la passion selon cette acception, est tout ce que le sujet subit, un
mouvement de l’appétit sensitif. Pour l’homme, la passion est donc ce qu’il subit de par
l’union du corps et de l’âme.(A1 ; T30 p.198)
Il est à remarquer que Descartes l’entendait aussi de la sorte.
Ainsi, la passion exclurait-elle donc toute liberté et toute volonté au sujet ? Ne serait-
elle donc qu’un phénomène étranger à notre vouloir ?
b) Définition moderne.
En son sens moderne : la passion est le mobile de l’activité. C’est une tendance
dominatrice qui capte de manière exclusive toute l’énergie de l’individu concentrant ses
forces sur une fin. Elle est donc une inclination vers un objet poursuivi, et se caractérise
par son énergie et sa vivacité. Elle apparaît comme un moyen efficace d’atteindre un
but. Dès lors, pourquoi certains voudraient-ils blâmer une telle puissance ? A moins
qu’en réalité, la passion soit un mode d’existence dans lequel je suis comme écrasé ?
(T.2 p251)
Sans encore approfondir la pensée thomiste de la passion, il faut tout de suite constater la dérive principale
qui a conduit à la définition moderne.
C’est d’être tombé dans le volontarisme, en se refusant de distinguer :
- le désir découlant des sens et de la connaissance sensible.
- et le désir suivant l’intelligence et la connaissance intellectuelle.
Une telle philosophie laisse l’affectivité humaine à la seule vie émotionnelle et sensible. D’où est une
conséquence irrémédiable : placer le siège des passions soit dans le corps seul, soit dans l’âme seule.
2) DISTINCTIONS
La passion serait-elle l’émotion, le sentiment ou le désir ? En essayant de faire la synthèse des deux
définitions qui s’offrent à nous, la passion apparaît comme une affection, un état affectif.
L’émotion, quant à elle, est un trouble affectif soudain. Elle se caractérise par son intensité,
son état passager aussi brutal que brusque.
Le sentiment est un état affectif durable, stable et plutôt équilibré, moins démesuré. C’est la
fixation d’une tendance sur un objet, laquelle suscite l’amour (si nous sommes attirés par
l’objet) ou la haine (si nous le fuyons.) Par lui, le monde prend une signification, une valeur.
Ainsi sans sentiment, l’homme serait une sorte d’absent, d’étranger : attitude des sceptiques ?
Le sentiment semble donc assez régulateur de nos actions.
Où donc placer la passion dans tout cela ? Est-elle une sorte d’émotion prolongée ? Un sentiment déréglé ?
Parce que la passion est plus organisée, plus cohérente et systématique que l’émotion, les philosophes
contemporains préfèrent rattacher la passion au sentiment et l’exclure de l’émotion. « L’émotion agit comme une
eau qui rompt la digue ; la passion comme un torrent qui creuse un lit de plus en plus profond », Kant. Ainsi la
philosophie moderne tend à décrire la passion comme un sentiment devenu tyrannique, et exclusif. Une sorte de
polarisation de tout le psychisme sur un objet qui devient le centre de tout, qui se montre indifférent à tout ce qui
n’est pas lui.
Dès lors, la passion est-elle une rupture de l’équilibre ? De la sagesse ? Serait-elle la perte de la paix de l’âme ?
Est-elle contraire à la raison, c’est à dire à cette partie de l’âme où s’accomplit la pensée ?
3) PREMIERES PROBLEMATIQUES
A ce stade de l’enquête, quelques questions commencent à se dégager.
- Quant à son essence. Est-elle passive : La subissons-nous ? Ou au contraire
serait-elle active, une sorte de moteur puissant qui conduit l’homme à
réaliser de grands projets ?
- Quant à ses effets. Est-elle source de bien ou de mal pour l’homme ?
- Quant à ses rapports avec les facultés de l’homme ? Y a t’il une guerre
permanente entre elle et la raison ? Est-ce simplement un dérèglement dont
la raison doit se rendre maîtresse ?
II ] LA PASSION EN ELLE-MEME
1) L’IMAGINATION ET LA RAISON
a) L’ambiguïté de la passion.
La passion étant comme une protubérance du désir, elle dérive, elle aussi de la connaissance. La
passion suit la connaissance, et ce, quelle que soit la définition entendue.
Quelle est donc la place de l’imagination dans la passion ? Est-ce qu’elle transforme l’objet ai ?
La passion est-elle fille de l’imagination, laquelle ornerait l’objet de la convoitise ?
Telle est la position de Stendhal à travers sa célèbre image de la cristallisation. Ainsi, l’imagination
ne va pas se contenter de représenter l’objet, mais elle va le déformer et de ce fait le rendre plus
attrayant. Cette déformation opérée par l’imagination est ce qui caractérise la passion pour
Stendhal.
Cette cristallisation qui a séduit tant de philosophes modernes, fait reposer la passion sur une
double illusion : - Elle valorise de façon extrême et démesurée l’objet sur lequel elle se porte.
Et ce, de façon très subjective. En effet cet objet n’est revêtu d’ornements
imaginaires que pour le passionné, qui d’ailleurs passe pour un fou aux yeux
du monde extérieur. (T.4 p.129)
- Elle entraîne une injuste dévalorisation de qui n’est pas son objet. En effet,
aux yeux de la passion, tout ce qui n’est pas son objet n’a aucune valeur et se
trouve méprisé et méprisable. Tout le reste de l’univers se trouve dévalué
Cette double illusion entraîne une caractéristique ambiguë de la passion :
- Elle enrichit grandement l’affectivité du sujet, qui se montre d’une très
grande sensibilité pour tout ce qui a un rapport avec l’objet visé par sa
passion. Ce rapport peut même être très lointain, conduisant le passionné à
voir le monde qui l’entoure à travers sa passion.
- Elle dessèche tout en même temps l’affectivité du sujet qui se montre
insensible à tout ce qui est étranger à sa passion.
Dès lors, comment oser croire que le passionné puisse être libre ?
b) La passion et la raison.
Après tout ce qui a été dit plus haut, la passion semble s’opposer à la raison, puisqu’elle engendre des
illusions et la perte de la maîtrise de soi.
Ainsi, la passion est apparue pour certains philosophes et moralistes, comme une maladie de l’âme, un
phénomène monstrueux marqué par le dérèglement et la démesure. Démesure forcément contraire à la
sagesse en tant qu’elle s’oppose à la paix de l’âme et à la sérénité. Telle pourrait être la première cause
d’opposition entre raison et passion, en vertu du travail de l’imagination. Et dans ce cas de figure, ne serait-
il pas juste d’admettre une définition de la passion selon la passivité, comme le fit Aristote ?
Mais la passion semble entrer en contradiction avec la raison au nom du raisonnement en tant que tel.
En effet, la passion paraît fausser l’exercice normal du jugement. C’est ce que certains ont appelé, la
« logique passionnelle. »
En effet, la passion mobilisant tout le dynamisme psychologique, elle fausserait le jugement. Le passionné
est quelqu’un qui raisonne énormément, mais … souvent à faux. D’ailleurs, selon la théorie de la ‘logique
passionnelle’, le passionné aurait un raisonnement rigoureux mais les prémices en seraient fausses. En tous
cas, le passionné se montre imperméable à toutes réfutations, et s’il se montre impossible à raisonner.
Pourquoi ? Parce qu’en réalité, ses conclusions sont les postulats de son raisonnement, lequel n’est que la
justification de sa passion.
Ici, la passion retrouve son essence active, et donc son acception moderne. Mais survient alors une autre
difficulté : le passionné est-il conscient de cette passion qui l’habite ? Si oui, est-il pleinement conscient de
tout son mécanisme. C’est en répondant par la négative que les psychanalystes ont opposé la passion à la
raison.
2) LES SOURCES DE LA PASSION.
D’où vient la passion ?
a) Descartes
Descartes établit une distinction stricte :
- Les actions de l’âme sont les volontés. Ces dernières viennent donc
directement de l’âme et ne dépendent que d’elle.
- Les passions sont toutes les pensées excitées dans l’âme sans le secours de la
volonté. Les passions sont tout ce qui n’est pas la manifestation de l’activité
volontaire (perception, sentiment, émotion, …)
Descartes a ainsi établit 6 passions fondamentales (admiration, amour, haine, désir, joie, tristesse.) La
passion est la réaction affective de l’individu qui renvoie aux besoins et aux tendances.
Pour Descartes la passion vient de l’action des « esprits animaux », qui n’est autre qu’un mécanisme
neurophysiologique. Mais l’intérêt d’une telle théorie repose sur cet esclavage de notre âme vis-à-vis du
corps. Il est évident que la passion dérive de la tendance, laquelle dérive elle-même du besoin, d’où une base
biologique nécessaire à la passion. (T.31 p.198)
Mais si l’être désincarné est donc dénué de passion, l’animal complètement dépendant du corps serait
sujet aux passions, ce qui est refusé par beaucoup de philosophes. Ainsi ne faudrait-il pas attribuer une
origine purement mécanique aux passions. Il faut en effet pouvoir expliquer l’individualisation élective de la
passion, et le concours de l’intelligence et de la volonté qu’elle nécessite.
En réalité, Descartes (et toute la philosophie de la Renaissance dans son ensemble) subit là une
influence volontariste et stoïcienne qui s’est répandu depuis dans toute la pensée occidentale, ce qui n’a
facilité les recherches de la psychologie et de la morale. Il faudra attendre la psychanalyse freudienne pour
voir se mettre en place une réaction anti-cartésienne et anti-stoïcienne.
b) La psychanalyse
Bien souvent on simplifie à outrance la théorie psychanalytique en se contentant de présenter la source
de la passion dans l’inconscient. Et plus précisément dans l’enfance oubliée où résiderait tous les complexes
dont nous souffrons ! Ainsi la passion nous conduirait à la répétition des mêmes gestes pour recommencer
toujours la même histoire, comme pour apaiser ce complexe, guérir cette blessure qui sommeille en nous. La
passion ne serait que l’expression des transferts, compensations ou sublimations que nous opérons.
Il faut reconnaître un certain paradoxe assez complexe dans la psychanalyse freudienne, d’une part les
vrais causes de la passion seraient donc en nous et non dans les objets ; et d’autre part, Freud réintroduit le
rôle de la finalité dans le monde des pulsions et de la vie psychique.
III ] LA VALEUR DE LA PASSION
Comme pour le désir, se pose la question de l’attitude face aux passions.
1) LA PASSION CONDAMNEE
Au risque de réduire faussement une telle position, les philosophes modernes accusent les adversaires des
passions de réduire cette notion à son acception passive.
A Les Stoïciens et les Epicuriens.
Ces philosophes considéraient la passion comme un ébranlement contre-nature de l’âme, et prônaient une
indifférence totale afin de se dénuer de toute passion. En effet, ils étaient convaincus que la passion était une
maladie de l’âme de par son aspect de démesure. Dès lors, la passion s’opposait nécessairement à la sagesse,
laquelle se caractérise par une paix de l’âme.(A.2)
Il faut reconnaître que les Pères de l’Eglise sous l’influence de Platon et de la philosophie stoïcienne
partagèrent souvent une telle position (à des degrés moindres.) Il faudra donc attendre St. Thomas d’Aquin
pour être éclairé précisément sur ce point.
B Kant.
Il s’est montré le grand ‘anti-passion’ moderne, et ce, au nom de plusieurs motifs :
- La passion dénature la raison. Pire encore, elle fait croire qu’elle est raison.
Kant l’accuse donc d’être un vernis de la raison, une sorte de perversion
détournant la raison de ses fins raisonnables.
- La passion est toujours exclusive, jamais mesurée, jamais raisonnée. Elle est
trop totale.
Ainsi, la passion corrompt l’intelligence parce qu’elle l’utilise ; l’homme devenant l’outil des passions.
Il serait naïf de distinguer de bonnes ou de mauvaises passions pour Kant, il ne faut pas les classer. Elles
introduisent en nous le désordre, le déséquilibre car c’est un excès du sentiment.(T.33 p.304)
Kant pousse la critique en affirmant que la passion dessert, dénature l’objet sur lequel elle porte. Ainsi,
la passion amoureuse n’est pas l’amour bien qu’elle y fasse croire. L’objet n’est qu’un moyen, un prétexte.
La passion prive les hommes de leur liberté qui ne peuvent plus s’en affranchir car c’est une maladie
dont on ne veut pas être guéri et qui conduit nécessairement au malheur. La passion appauvrit et réduit
l’homme. Elle le retranche du réel, lui faisant perdre le sens du temps, de l’espace, et des conséquences de
ses actes.
Si l’homme kantien, ce héros du devoir, agit en fonction de sa personnalité tout entière, hiérarchisant
ses tendances, tenant compte de tous ces instants, et demeure conscient, lucide et maître de lui-même ; au
contraire l’homme passionné est l’homme d’un seul instinct, aveuglé par un seul objet.
Enfin, Kant soulève le penchant inexorable de la passion : l’égoïsme. En effet, la passion est
indifférente à tout ce qui n’est pas elle. Et elle exerce un besoin tyrannique sur l’objet.
2) POUR UN COMPROMIS
A Descartes
La passion est le signe de l’emprise du corps sur l’âme. Mais Descartes ne veut pas totalement
condamner les passions. En soi la passion n’est ni bonne, ni mauvaise. Elle est ce qu’en fait notre volonté.
Ainsi les passions peuvent être bonnes si elle dispose l’âme, 1° ) à vouloir ce que la nature nous dicte
d’utile, 2°) à persister en cette volonté.
Il faut donc pouvoir les orienter : c’est la « générosité » cartésienne (i.e : la connaissance du sujet de son
libre arbitre), ainsi la volonté peut toujours dominer la passion. La volonté apparaît donc comme le remède
des passions.(T.32 p.199)
B Spinoza
La passion n’est pas un vice mais une propriété de la nature humaine. Aussi refuse t’il de poser tout
jugement normatif, tout point de vue moral. Il faut connaître et distinguer les passions, dès lors que la
passion est connue, elle perd toute sa force. Ici, c’est la connaissance qui est le remède des passions.(T.8 p.219
& T.12 p.223)
3) LA PASSION MAGNIFIEE
A partir 17ème et 18ème siècle la passion apparaît comme le moteur de nos actions. On veut y trouver une
énergie.
A Hegel
Le plus célèbre défenseur des passions ! La passion mobilise la pensée et la volonté. Elle soulève
l’homme et lui inspire de vastes projets, c’est elle qui fait l’Histoire ! (T19 p.325)
Mais en réalité, la passion est dirigée par la Raison Universelle. La passion est une ruse de cette Raison
Universelle qui s’en sert comme d’une énergie spirituelle, une puissance du vouloir qui fait tendre l’activité
de l’homme vers un but, vers un intérêt particulier, et qui en réalité fait l’histoire ! (T.20 p.326)
B Kierkegaard
A contrario de Hegel, il voit plus la passion sous un angle personnel et individuel. La passion donne du
prix à l’existence. Elle n’a pas d’intérêt comme source de l’histoire, mais en tant qu’elle permet d’exister
individuellement.
C Les Romantiques
Pour eux la passion est avant tout une puissance émotionnelle. Elle permet de rompre avec la monotonie
de la vie quotidienne. Elle est la preuve que nous ne pouvons nous contenter de la réalité, mais que nous
sommes en quête d’un autre monde. La passion est donc l’expression du refus de l’ordinaire. Elle ne peut
même pas se contenter de son objet, elle doit le dépasser, le transcender. Ils refusent donc toute critique de la
passion au nom de la raison. La passion est le refus du temps ! C’est une recherche d’Eternité, une quête de
l’absolu.
La passion est donc un élan vers l’inconnu, le divin, l’infini. La passion complètement idéalisée, est
l’expression de l’insatisfaction de la condition humaine sur terre. L’aspiration vers l’au-delà. La passion
élargit donc la vie pour les romantiques.
IV ] LA POSITION THOMISTE
1) LA THESE HYLEMORPHISTE
L’agir humain a cette particularité de se mesurer à l’autonomie de la personne et à sa capacité de
décider d’elle-même de ses amours intelligents.
L’homme n’est pas seulement une intelligence, mais il est aussi un animal. Animal raisonnable certes,
mais il a en commun avec les animaux tout ce qui l’habite et s’agite dans son corps. S. Thomas est étranger
à la dichotomie de l’âme et du corps qui fausse toute l’anthropologie occidentale actuelle (sous l’influence
de Platon et de Descartes).
Par la défense de la thèse hylémorphiste, St Thomas ne considère l’homme que comme un « composé »
d’une âme et d’un corps. Et ce composé forme une unité fondamentale. Chez l’homme, l’âme (principe de
vie) est capable d’intelligence rationnelle, mais elle n’en reste pas moins présente dans son animalité
corporelle.
S. Thomas se refuse donc à reconnaître dans le corps et l’âme, deux réalités hétérogènes. Dichotomie
cartésienne dans laquelle le corps ne serait qu’une machine reliée à l’âme grâce à un organe cérébral.
Théorie qui a conduit Descartes à distinguer les passions de l’âme de celles du corps (Cf. ci-dessus : II-2-a.)
Cette même dichotomie a influencé la philosophie idéaliste de Spinoza, pour qui le corps est le siège des
affections, et l’âme celui des idées : dès lors, une affection qui est une passion cesse de l’être sitôt que nous
en formons une idée claire et distincte.
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