96 ko - Ambassade de France à Chypre

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Conférence prononcée à l’Université de Chypre par l’archéologue Jacqueline Karageorghis,
28 mars2011, dans le cadre des manifestations de la Francophonie 2011.
L’helléniste Jacqueline de Romilly
Je suis très honorée que l’on m’ait demandé de parler de la grande helléniste française Jacqueline de Romilly,
car je lui voue depuis longtemps une grande admiration pour tout ce qu’elle nous a apporté de nouveau dans la
connaissance de la pensée grecque et pour son combat courageux en faveur de l’enseignement du grec ancien.
Nous la connaissions, mon mari et moi, nous échangions des lettres et la rencontrions parfois à Paris. Je suis
heureuse de pouvoir lui rendre hommage.
Son nom, Jacqueline de Romilly, est connu, non seulement en France, mais en Europe, comme celui d’une
personnalité admirée, respectée et même entourée d’affection, au point que beaucoup se sont sentis émus à
l’annonce de sa mort à un âge avancé, 97 ans, le 18 décembre 2010. Elle laisse le souvenir d’une grande dame,
aux yeux bleus, aux cheveux blancs depuis longtemps et au langage élégant, teinté de ce bel accent parisien des
beaux quartiers. Jacqueline de Romilly qui avait débuté comme professeur de grec ancien dans les lycées a
terminé sa carrière dans les plus glorieuses institutions françaises, dont l’Académie française, tout en poursuivant
une oeuvre de recherche sur les textes grecs. Elle a voulu en faire connaître à un large public la signification
profonde pour montrer comment la pensée grecque du Ve siècle av. J.-C. est à l’origine de notre culture même et
peut encore nous éclairer.
Mais voyons d’abord comment lui était venu l’amour du grec. Elle est née à Chartres en 1913 sous le nom de
Jacqueline David. Son père, Maxime David, d’origine juive, fils de professeur, est un brillant professeur de
philosophie. Sa mère, Jeanne Malvoisin, fille de professeur, est elle-même très cultivée.
Jacqueline David n’a qu’un an lorsqu’elle perd son père, tué au front en 1914 dans les premiers jours de la guerre.
Sa mère, veuve, seule et pauvre, mais intelligente et élégante, se veut ambitieuse pour sa fille. Elle vivra de sa
plume. Sous le nom de Jeanne Maxime-David, elle écrit des romans et des pièces de théâtre avec un succès
grandissant. Elle fait tout pour assurer à sa fille une enfance heureuse dans des conditions délicieuses, dira plus
tard Jacqueline de Romilly, ainsi qu’une éducation efficace. D’ailleurs, Jacqueline de Romilly lui vouera un
amour fervent toute sa vie. Malgré la mort de son père et son enfance solitaire, elle n’a pas le souvenir d’avoir été
malheureuse, de quoi désespérer les psychologues, dit-elle. Certes, son père lui a manqué, car il l’aurait guidée,
mais elle marchera sur ses traces.
Vivant à Paris avec sa mère, elle fait de solides études classiques au Lycée Molière, où elle commence à
apprendre le latin et le grec, la première année où ces études sont ouvertes aux filles. Ainsi qu’elle le dira,
simplement elle a eu de la chance, les portes s’ouvraient pour elle au bon moment. Ses études avaient été si
fructueuses qu’elle était à 17 ans, en 1930, lauréate au Concours général avec un premier prix de latin et un
second prix de grec, précisément l’année où ces concours étaient ouverts aux filles, toujours sa chance, disait-elle.
La presse cite son succès comme une victoire du féminisme. C’est juste après avoir obtenu son baccalauréat
qu’elle choisit sa voie, un peu par hasard. Sa mère lui offre pour son succès une belle édition de Thucydide en
grec ancien et en latin, avec une reliure en parchemin. Bonne élève, elle s’amuse pendant les vacances à lire un
peu de Thucydide, couchée dans l’herbe, dans un pré à la campagne.
Thucydide est un auteur très difficile, concis et abstrait. Mais elle s’enthousiasme. Elle dit : c’est tellement beau,
c’est tellement intelligent. Avec Thucydide, on comprend le pourquoi des guerres, comment les gens réagissent,
quelles sont les forces en présence1. Elle dit avoir été saisie par la lucidité de cet historien et, en effet, elle
l’étudiera toute sa vie. Après son baccalauréat, elle suit la voie classique des bons élèves d’autrefois. Elle entre au
Lycée Louis-le-Grand pour faire deux ans de préparation aux Grandes Ecoles et elle est reçue à la prestigieuse
Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm qui formait les professeurs de l’enseignement secondaire et n’acceptait
les filles que depuis peu d’années. Elle suit les cours du grand helléniste Paul Mazon, qui, dit-elle, lui a fait aimer
le grec pour la vie et elle obtient son agrégation fort jeune, à 23 ans. Elle est donc professeur de français, grec et
latin et commence une carrière d’enseignante qui durera plus de cinquante ans, pendant laquelle elle a enseigné,
J. de Romilly, professeur dans l’âme, A voix nue : grands entretiens d’hier et d’aujourd’hui, France Culture,
septembre 2000, CD1.4
1
dit-elle, à tous les niveaux et à tous les publics et qui a été sa raison de vivre. Fille, petite-fille et arrière-petitefille de professeur, elle a été professeur dans l’âme, ainsi qu’elle se définissait, et avoue que l’enseignement lui a
donné ses plus grandes joies2. Agrégée, elle est nommée au lycée de Bordeaux.
C’est à Bordeaux qu’elle se marie en 1940 à Michel Worms de Romilly, d’origine juive, le jeune et charmant
héritier d’une fortune de presse, éditeur de son métier et qui travaillait à la fameuse maison d’édition Les BellesLettres. De Bordeaux, elle est nommée au lycée de jeunes filles de Tournon, puis de Montpellier. Mais en 1941,
après la promulgation du statut des juifs par l’état français, elle est suspendue de ses fonctions et son mari perd
son travail. Ils quittent Paris et sont obligés de se cacher dans la campagne d’Aix en Provence. Ils vivent avec
mère et belle famille et changent souvent d’endroit. Mais, elle dit qu’elle a alors découvert la sympathie, la
solidarité, la chaleur et la générosité des gens. Elle divorcera beaucoup plus tard dans les années 1970, mais elle
gardera le nom de son mari de Romilly, ainsi qu’une maison de famille en Provence, au pied de la Montagne
Sainte-Victoire, qu’elle adorera toute sa vie et qui l’inspirera.
Pendant les années d’occupation, sans poste, vivant plus ou moins cachée, elle retourne à son cher Thucydide
et à l’histoire de la Guerre du Péloponnèse, cette guerre implacable de trente ans entre Athènes, Sparte et leurs
alliés respectifs, qui s’est terminée par la défaite d’Athènes. Elle choisit donc Thucydide comme sujet de sa thèse
d’Etat. Ce qui la subjuguait chez Thucydide, c’était la recherche de l’objectivité et la justesse de l’analyse. J’étais
éblouie, dit-elle, par la fermeté de pensée, l’intelligence voulant conquérir le réel, la volonté de faire une oeuvre
qui soit un trésor pour toujours, κτήμα ες αεí, et apprenne aux hommes à voir clair, το σαφές σκοπεíν, comme il le
dit lui-même, c’est-à-dire qui sera utile à bien d’autres générations d’hommes, car il était persuadé que les mêmes
causes produiront les mêmes effets dans les affaires humaines. En ai-je passé des heures de ma jeunesse ou de ma
maturité à peiner sur ce texte, dira-t-elle... Mais je voulais comprendre et faire comprendre... Mais aussi la
pensée de Thucydide rejoignait mon époque et mon temps ; et elle venait jeter une lumière sur ce qui faisait ma
vie. Je travaillais à ma thèse pendant la guerre et je lisais les textes ou s’inscrit clairement le danger que court un
conquérant qui, en accumulant les conquêtes, accumule les hostilités qui, pour finir, auront raison de lui...
Comment avait-il fait, ce diable d’homme, pour atteindre ainsi une vérité qui soit encore la nôtre ?
La guerre finie, Jacqueline de Romilly reprend un poste au lycée de jeunes filles de Versailles. Elle présente
bientôt, en 1947, sa thèse d’Etat (les thèses d’Etat qui n’existent plus dans le cursus universitaire étaient des
monuments de science) sous le titre Thucydide et l’impérialisme athénien. La pensée de l’historien et la genèse de
l’oeuvre. Elle n’a que 34 ans, un âge très jeune pour un docteur d’Etat. Un de ses amis peintre, présent à la
soutenance de sa thèse, fait d’elle une esquisse avec la légende A Thucy pour la vie ! Et elle dit elle-même :
personne n’ignore que Thucydide est l’homme de ma vie. Sa thèse est publiée aussitôt en 1947, republiée en 1961,
à présent épuisée en français, mais heureusement traduite en grec comme la plupart de ses livres.
Docteur d’état en lettres classiques, elle est nommée maître de conférences en 1949, puis professeur de langue et
littérature grecque à l’Université de Lille pour huit ans, de 1949 à 1957. Elle enseigne en même temps à l’Ecole
normale de Sèvres de 1953 à 1960. Elle n’en continue pas moins à travailler sur Thucydide. Elle s’attaque à
l’édition et à la traduction de La Guerre du Péloponnèse. Elle considère comme un honneur de pouvoir collaborer
à l’édition officielle de son auteur favori. Elle entreprend à son tour, d’abord seule, à partir des travaux de
l’helléniste Louis Bodin qui lui avait légué sa bibliothèque et ses papiers, puis avec la collaboration de Raymond
Weil, l’édition et la traduction des huit livres de La Guerre du Péloponnèse, qui l’occuperont pendant près de 20
ans. Elle dit avoir passé beaucoup de temps à l’établissement du texte à partir d’une longue chaîne de manuscrits
et d’éditions successives depuis l’antiquité, ainsi qu’à la traduction, car le style de Thucydide est particulièrement
abstrait et concis, avec des figures de style. Elle cite comme un exemple de cette concision admirable cette belle
expression tirée de l’oraison funèbre prononcée par Périclès que rapporte Thucydide, Histoire de la Guerre du
Péloponnèse, II.40 : φιλοκαλούμε γαρ μετ’ευτελεíας, και φιλοσοφούμε άνευ μαλακíας, nous cultivons le beau avec
simplicité et les choses de l’esprit sans manquer de fermeté.
La traduction de La Guerre du Péloponnèse par Jacqueline de Romilly est justement célèbre, elle rend compte des
moindres nuances de la pensée et de l’expression, elle rend admirablement le fameux discours de Périclès où il
exalte la démocratie athénienne, définissant un idéal politique et humain en montrant qu’Athènes doit sa réussite à
son régime démocratique, à son respect de la liberté et des lois, à son respect de l’homme, au droit à la parole pour
tous, à la pratique de la tolérance, à la participation à la vie publique, à la célébration de la fête et de la beauté, un
discours qui a ému des générations d’hommes. Ce qu’elle admire en Thucydide, c’est qu’il analyse objectivement
au long des 30 années de l’histoire de cette guerre les causes de la grandeur d’Athènes et de son empire, puis de sa
2
. ibid., CD 1:3
chute, en cherchant toujours, dans la causalité multiple, la cause la plus vraie, την αληθέστατη. Lucide sur la
nature humaine, qui comporte sa part de désordres, de passions, d’égoïsme et de paresse, il exalte l’élan moral qui
pousse certains hommes comme Périclès à atteindre un niveau supérieur, à oeuvrer pour le bien public et à laisser
un nom et un exemple à la postérité. Elle publiera donc à partir de 1953 en 5 volumes successifs la Guerre du
Péloponnèse dans la prestigieuse collection des Universités de France que l’on appelle couramment Collection
Budé ou Belles-Lettres. Mais cette édition de Thucydide qui lui avait coûté tant d’années de travail et qui l’avait,
dit-elle, arrachée à tant de devoirs familiaux et de distractions légitimes,3 a brûlé dans l’incendie qui a détruit tout
le stock des éditions des Belles Lettres. Elle sera heureusement réimprimée, dans la collection Bouquins, chez
Laffont, en 1990. Il y avait de quoi être découragée, avouait-elle. Elle publiera encore trois livres sur son historien
favori, Histoire et raison chez Thucydide en 1956, La construction de la vérité chez Thucydide en 1990 et dans ses
dernières années, à l’âge de 92 ans, en 2005, L’invention de l’histoire politique chez Thucydide.
Jacqueline de Romilly a été éblouie par ce Ve s. av. J.-C. qui a vu l’invention de la démocratie, démocratie
directe, invention à la fois du mot qu’on trouve pour la première fois chez Hérodote, et du régime politique qui
marque l’originalité fondamentale de la civilisation grecque. Les Grecs qui connurent au temps des Guerres
Médiques les despotes orientaux avaient pris conscience de leur amour de la liberté. Les Athéniens ne sont
esclaves ni sujets de personne, dit Eschyle dans les Perses, 242. Jacqueline de Romilly remarquait qu’une même
démarcation géographique séparait encore les peuples qu’Hérodote considérait comme représentant l’idéal des
Grecs et ceux qu’il considérait soumis à l’autoritarisme oriental. Les heurts à notre époque, entre les pays
occidentaux et des chefs comme Kadhafi ou Khomeyni, Assad ou Sadam Hussein, en sont d’autant d’illustrations,
disait-elle4.
Mais l’on voit que la force de la démocratie est telle qu’elle gagne actuellement même ces peuples encore
récemment soumis et Jacqueline de Romilly ne pourrait que s’émerveiller de la vigueur de cette invention toute
grecque d’il y a 25 siècles qui conquiert en ce "printemps arabe" de nouveaux pays. La démocratie directe a jailli
du fond de la réflexion de ces Grecs qui ont essayé depuis Solon de mettre en pratique le principe du
gouvernement de tous par tous, basé sur la possibilité que donne le tirage au sort à chacun des citoyens de plus de
18 ans de siéger à l’Assemblée du peuple, l’Εκκλησία, et au tribunal et dont les deux principes fondamentaux sont
le respect des lois et le droit à la parole : Qui veut prendre la parole ? La liberté, elle est dans ces mots : Qui veut,
qui peut donner un avis utile à la cité. Alors celui qui veut parle, et l’autre se tait. Est-il plus belle égalité ? dit
Euripide dans Les Suppliantes, 437-441. Thucydide a vanté aussi la sagesse, la mesure, le respect et l’ouverture
aux autres, la douceur et la clémence de la démocratie athénienne, par opposition au régime autoritaire et fermé en
vigueur à Sparte. Jacqueline de Romilly gardera cet émerveillement devant la démocratie athénienne qu’elle a
puisé dans son cher Thucydide.
Pour en revenir à sa carrière, elle a désormais acquis par ses travaux ardus de recherche et de publication un
solide renom scientifique qui la fait nommer professeur à l’âge de 44 ans, en 1957, à la Sorbonne où elle enseigne
plus de quinze ans, jusqu’en 1983. Son parcours exceptionnel a réussi à entamer la citadelle de la misogynie, a-ton dit. Elle est élue au Collège de France l’année de ses 60 ans, en 1973, première femme à obtenir cette
consécration. Elle y occupe de 1973 à 1984 la chaire qu’elle choisit de consacrer à la Grèce et à la formation de la
pensée morale et politique. Elle se trouve aussi être la première femme à siéger à l’Académie des Inscriptions et
Belles Lettres à 62 ans en 1975.
Elle entre enfin à 76 ans, en 1989, à l’Académie Française. Elle est la deuxième femme à y être reçue après
Marguerite Yourcenar, dont l’élection avait été un événement sensationnel. Elle avoue que les honneurs l’ont
amusée et lui ont fait plaisir, mais elle ne se glorifiait pas spécialement de ces titres, ne revendiquant que la
chance d’être de la génération de celles pour qui tout s’ouvrait et s’en réjouissait dans la mesure où elle espérait
que l’autorité de si beaux titres l’aiderait dans le combat qu’elle avait entrepris pour la sauvegarde de
l’enseignement des humanités.
Elle enseigne aussi à l’étranger, à Oxford et Cambridge et différentes universités des Etats-Unis. Elle est membre
correspondant ou étranger de plusieurs académies européennes et Docteur honoris causa des universités d’Oxford,
d’Athènes, de Dublin, de Heidelberg, de Montréal et de Yale University. Et il va de soi qu’elle donne de
nombreuses conférences en Grèce qu’elle visite aussi chaque année en compagnie de ses amis Kakridis.
Elle avait donc choisi comme titre à son enseignement au Collège de France la Grèce et la formation de la
pensée morale et politique. Durant toutes ces années de maturité, elle publie des études sur l’origine et le
développement des grandes idées de la civilisation grecque, d’Homère à Plutarque, la démocratie athénienne, les
Tragiques, quelques figures marquantes de la Grèce ancienne, l’aspect civilisateur de l’esprit grec. De plus en plus
elle écrira pour un plus large public afin de faire connaître la civilisation grecque à laquelle nous devons tant. Les
événements de son temps donnent aussi un sens actuel à ses études de la Grèce ancienne dont les idées peuvent
encore nous aider dans nos problèmes actuels.
Toujours fascinée par ce Ve siècle d’avant notre ère et par l’invention de la démocratie, Jacqueline de Romilly
consacre tout un livre à cerner la notion de loi si importante dans la démocratie d’Athènes, puisque Socrate
acceptera de mourir pour ne pas désobéir aux lois de la cité. Les Grecs avaient pris conscience de leur amour de
la liberté et de leur refus à servir un tyran en se comparant aux souverains absolus orientaux qu’ils vinrent à
connaître aux temps des guerres médiques. Cependant, si les Grecs sont libres, c’est Hérodote qui le dit le
premier : ils ne sont pas libres en tout : ils ont un maître, qu’ils redoutent encore bien plus qu’un tyran, et ce
maître, c’est la loi (Histoires, VII.102).
Mais les Grecs se sont bientôt posé la question de savoir pourquoi il faut obéir à la loi et donc, d’où vient la loi.
Son livre reprend les discussions serrées des Grecs sur l’origine de la loi, la loi est-elle d’origine humaine ou
d’origine divine, car il y a aussi les lois non écrites. Si elle est faite par les hommes, est-elle infaillible ? Doit-on
lui obéir ? Finalement les Grecs ont reconnu l’utilité de la loi pour le bon ordre de la cité et pour le bien commun
de tous les citoyens, car elle protège les faibles contre les forts, garantit la liberté et la justice et impose, par une
obéissance consentie pour le bien commun, le respect des institutions de la cité et des personnes. Ce livre, publié
en 1970, a pour titre : La loi dans la pensée grecque des origines à Aristote.
Toujours passionnée par cette création grecque qu’est la démocratie, elle ne peut pas ne pas approfondir la
question des problèmes de la démocratie que Thucydide avait déjà exposés lorsque la période après Périclès vit se
dégrader la démocratie aussi bien par la faute de ses hommes politiques que par celle du peuple. Les événements
de mai 1968 étaient entre-temps survenus. Ce n’est sans doute pas un hasard si elle publie en 1975 Problèmes de
la démocratie grecque dans laquelle elle restitue la série des découvertes faites par les Grecs eux-mêmes qui ont
vu les difficultés de la démocratie, dont les dangers sont l’anarchie, la démagogie et la tyrannie. Mais un autre
ouvrage suivra attribuant l’origine de la démocratie à ce goût de la liberté inhérent à l’esprit grec et il en vante les
aspects positifs et les bienfaits. Elle publie donc en 1989 La Grèce à la découverte de la liberté.
Elle étudie encore l’importance du débat dans la vie grecque au Ve siècle avant J.-C., une époque où l’on
discutait beaucoup. On discutait à l’assemblée du peuple, au tribunal, dans la rue. La discussion est un élément
inséparable de la démocratie. C’est une mise en commun des problèmes, un effort pour les comprendre, une
recherche des solutions. L’art du débat a été perfectionné dans la seconde moitié du Ve siècle par les sophistes,
professeurs itinérants, qui n’étaient pas athéniens, mais enseignaient à Athènes, l’art de penser et de parler. C’est
l’époque où s’est installée l’habitude de mettre en question tous les aspects de la vie politique. Cette pratique du
débat avec thèse et antithèse apparaît jusque dans l’histoire de Thucydide qui attribue des discours opposés à des
personnages-clés. Et même les Tragiques font entrer le débat sur les grandes questions morales et politiques dans
les tragédies. Le débat est comme le ferment de la pensée qui dit et contredit, s’aiguise, progresse et cerne les
problèmes, préparant ainsi la réflexion politique, la prise de décision et l’action Les sophistes ont été dénigrés par
Platon, mais Jacqueline de Romilly consacrera un gros ouvrage aux Grands sophistes dans l’Athènes de Périclès
en 1988, mal connus et dont si peu de textes ont survécu, qui enseignaient l’art de la discussion et ont joué un
grand rôle dans le progrès de l’art de la parole et de la pensée.
Jacqueline de Romilly étendit son intérêt aux autres domaines de la création qui fructifièrent si
miraculeusement en ce Ve siècle avant J.-C. Elle chercha alors dans la tragédie qui venait aussi de naître en ce
siècle, ce qu’avaient voulu exprimer les Tragiques. La représentation des tragédies faisait l’objet d’une
manifestation collective d’un caractère sacré organisée par l’état, à laquelle tout le peuple assistait. Destinée à un
vaste public, il fallait que la tragédie intéresse, touche, émeuve.
Mais autant la démocratie athénienne illustre la Grèce de la raison conquérante et de la mesure, autant la tragédie
représente, à première vue, la Grèce de la violence, du meurtre, de la démesure et des passions. Les Tragiques
choisissent de situer la tragédie au niveau des mythes qui sont connus de tous par les épopées antérieures en
montrant des héros mythiques aux prises avec les dieux dans un monde mythique, qui leur donne de la grandeur.
Ces héros sont Oedipe surtout, Agamemnon, Ajax, et des femmes aussi, Antigone, Electre, Médée, Iphigénie. Les
héros de la tragédie grecque sont plus grands que l’homme ordinaire, leurs malheurs sont plus atroces, leur perte
est plus cruelle. Leurs crimes, leurs souffrances, leur violence, la cruauté des guerres commentés par le choeur,
provoquent chez le spectateur des réactions d’horreur et surtout de pitié pour les malheurs des héros. La tragédie
où règne l’angoisse exprimée par le choeur met en scène des désastres et des crimes extrêmes, en fait elle rappelle
la menace qui pèse sur tous, exprimant la conscience de la condition de l’homme soumis aux volontés des dieux.
La tragédie projette avec force le malheur de la condition humaine. Homère disait déjà dans l’Iliade : Rien n’est
plus misérable que l’homme entre tous les êtres qui respirent et qui marchent sur la terre. Hérodote disait: A bien
des hommes le ciel a montré le bonheur pour ensuite les anéantir tout entiers (Histoires, I.32), ce qui est la
définition même de la tragédie. Sophocle dira : Pauvres générations humaines, je ne vois en vous qu’un néant
(Œdipe Roi, 1186).
Mais alors se pose la question : pourquoi ? A laquelle les Tragiques ont tenté de répondre, portés par ce désir de
comprendre, comme l’est Thucydide devant l’histoire. Jacqueline de Romilly étudie Eschyle, dont le théâtre est
particulièrement angoissant. L’homme s’attend à des malheurs envoyés mystérieusement par les dieux dont la
volonté est insondable. De cette étude, Jacqueline de Romilly fait un livre publié en 1958, La crainte et l’angoisse
dans le théâtre d’Eschyle. Puis elle étend sa recherche aux autres Tragiques et publie trois ans après, en 1961,
L’évolution du pathétique d’Eschyle à Euripide. Elle étudie comment l’analyse des situations dramatiques des
héros, souvent les mêmes héros repris par les trois Tragiques, Oedipe en particulier, montre une évolution dans la
conception des rapports de l’homme et des dieux. Pour Eschyle, si les désastres s’abattent sur les hommes, c’est
que les dieux l’ont voulu, par un effet d’une justice divine qui punit des crimes lointains.
Pour Sophocle, la volonté des dieux est impénétrable et les malheurs frappent l’homme sans raison. Mais
l’homme réfléchit sur son sort. Sa grandeur est d’accepter son destin et d’aller jusqu’au bout de sa souffrance.
Enfin, chez Euripide le pourquoi est à chercher dans le coeur des hommes, leurs désastres sont causés par leurs
passions. S’ils ont gagné en liberté par rapport aux dieux, ils sont victimes de leur propre liberté, un sort peut-être
encore plus tragique. Les Tragiques montrent le malheur de l’homme, mais aussi sa grandeur dans sa lutte et sa
lucidité. En apparence si différents de Thucydide, ils le rejoignent pourtant dans leur désir de décrire la condition
humaine universelle. Jacqueline de Romilly continuera d’approfondir l’oeuvre des Tragiques en publiant en 1970
La tragédie grecque, en 1971, Le temps dans la tragédie grecque, et plus tard, en 1986, La Modernité d’Euripide
où elle montre que l’homme pour Euripide, libéré des dieux, est l’outil de sa propre perte, ce en quoi il rejoint
l’homme moderne. Elle publiera encore, en 1995, Tragédies grecques au fil des ans, ainsi qu’en 2000, Héros
tragiques, héros lyriques.
Jacqueline de Romilly, élargissant encore son champ de recherche resté longtemps ce Ve s. tant vanté,
remonte à Homère et publie en 1985 un livre sur Homère dans la collection Que sais-je. Elle trouve chez Homère
l’origine des grands aspects de la pensée grecque, dont son humanité. Quand elle a expliqué Homère au Collège
de France, dit-elle, elle voulait être sérieuse, et elle s’est obligée à lire les épopées conservées des autres cultures.
Elle s’est aperçue que la différence est stupéfiante. Les autres épopées se placent dans un merveilleux bizarre
alors que l’Iliade, et encore plus l’Odyssée, le placent le plus possible au niveau humain. Les dieux sont présents
auprès des hommes pour les aider, parfois pour les leurrer ou les perdre, mais la place du merveilleux est limitée.
Les dieux sont comme des humains supérieurs.
Elle décèle dans Homère l’origine des composantes de l’esprit grec qui va s’épanouir au Ve s. Déjà, les chefs ont
des débats sur les actions à prendre. Déjà Homère montre le tragique de la condition de l’homme, où la mort est
toujours présente, mais les maux des hommes ont une double causalité, à la fois divine et humaine. Les hommes
sont poursuivis par les dieux, mais par leurs erreurs favorisent leur propre perte, cependant ils ont de la grandeur
et une profonde humanité. Homère décrit des personnages universels, caractères vrais pour tous les temps et les
lieux. Andromaque est l’épouse et la mère incarnée dans laquelle se reconnaîtront des millions de femmes disant
l’au revoir ultime à leurs époux, Nausicaa dont Homère dit seulement qu’elle était comme un jeune palmier est
l’image de la jeune fille dans la fleur de l’âge. Achille est l’image de l’ami fidèle.
Enfin, Homère montre déjà toute la douceur du caractère grec, insistant plus sur la cruauté de la guerre et les
deuils qu’elle entraîne que sur l’éclat des victoires et traitant les ennemis Troyens avec autant de compréhension
et de pitié que les Grecs. Jacqueline de Romilly y retrouve surtout cette universalité des héros et des situations qui
donne à Homère déjà cet aspect universel et humain valable pour l’homme en général.
Intéressée par l’analyse des sentiments humains depuis qu’elle a étudié les Tragiques, elle consacre une étude
entière à l’évolution de l’expression des sentiments dans la littérature grecque depuis Homère. Et elle donne ce
beau titre à cet ouvrage Patience, mon coeur, τéταθλι δη κραδíη, publié en 1984, qui est une phrase que se dit
Ulysse à lui-même, comme un premier exemple du débat intérieur. Elle décèle de brèves touches d’étude des
sentiments chez Homère qui décrit plus les actions que les états d’âme. C’est au Ve s. av. J.-C. que la description
psychologique prend son essor quand on s’interroge sur les conduites humaines.
Chez les Tragiques, d’Eschyle à Euripide, en l’espace de moins d’un siècle, la progression dans la connaissance
de l’homme est fulgurante, à mesure que l’on rattache moins les conduites humaines à la volonté des dieux. Si
Sophocle insiste plus sur les mobiles humains que sur l’action des dieux dans les actes des hommes, il n’a pas
encore appris à regarder au dedans de l’homme. C’est Euripide qui progresse à pas de géants dans l’analyse
psychologique de ses héros. Il décèle les mobiles des actions des hommes avec une lucidité cruelle. Un des
sentiments auquel Euripide donne beaucoup d’importance est l’amour et il entreprend de l’étudier. Il s’interroge
aussi sur une grande question éthique : fait-on le mal en vertu d’une force plus puissante que le jugement, le
θυμóς, ou fait-on le mal parce qu’on juge mal, comme dit Socrate.
Dans ce même livre, J. de Romilly montre encore comment le progrès de l’analyse psychologique chez les
historiens a été considérable entre Hérodote qui n’explique les comportements que par une psychologie primaire
et anecdotique et Thucydide qui étudie la psychologie des peuples et des cités.
Thucydide a cherché les bases d’une science de l’homme, comme Hippocrate à la même époque posait les bases
scientifiques de la médecine. Il cherche à établir les lois psychologiques et les forces en cause déterminant les
comportements humains, mais s’il décèle des sentiments négatifs comme l’orgueil, l’ambition, la peur, le désir de
sécurité, il décèle aussi des valeurs positives, le sens de la justice, le respect des règles divines et humaines, le
civisme, la bienveillance, la générosité, le goût du beau.
La philosophie reflète aussi les progrès de la psychologie. Dès Anaxagore, on cherche à discerner ce qu’est l’âme.
Puis la philosophie est devenue moraliste. Socrate explique comment il faut bien vivre, cultiver son âme,
l’améliorer, la libérer, acquérir la maîtrise de soi. Platon donne à l’âme une complexité subtile comme lorsqu’il
décrit le caractère d’Alcibiade. Il décèle dans l’âme trois parties, illustrées par l’image du char attelé de deux
chevaux et de son aurige (Phèdre. 246.a). Les progrès de la psychologie ont été foudroyants, mais il ne s’agit pas
d’une littérature psychologique où on analyse les sentiments pour les sentiments. L’analyse psychologique est au
service de l’exégèse de l’action, de l’histoire et de la philosophie.
Avant même d’avoir écrit Patience mon coeur et d’avoir survolé l’ensemble de la psychologie grecque,
Jacqueline de Romilly avait innové en abordant l’étude de certains aspects de l’esprit grec, comme ce qu’elle a
appelé la douceur, qui n’a rien a voir avec la douceur de vivre, mais relève du domaine de l’éthique et se réfère à
une attitude de l’homme vis-à-vis des autres hommes. Dans La douceur dans la pensée grecque publié en 1979,
elle recherche cet aspect des relations humaines au Ve s et IVe s. et remarque que le mot pour la douceur πράος
revient de plus en plus souvent dans les textes de Platon à Aristote et Plutarque. Mais elle a déjà discerné cette
douceur dans Homère, lorsque par exemple, Achille communie avec la douleur de Priam venu lui demander le
corps de son fils. L’Iliade, certes, est une immense tuerie, mais Homère la déplore Et les héros homériques
s’abordent avec courtoisie, la loi de l’hospitalité est sacrée aussi bien du côté grec que troyen, la douceur des
femmes et des mères est marquée, Priam n’accuse pas Hélène des maux de Troie, mais l’excuse. Homère montre
la même compassion pour les Troyens et les Grecs. Cette douceur grecque que l’on doit prendre au sens large
d’indulgence, de tolérance, de pitié, de pardon, d’amour des hommes, caractérise les relations entre les hommes
qui se traitent avec civilité et sympathie, συμπονια, et pratiquent aussi le pardon συγγνωμη. Elle caractérise la
société athénienne du Ve siècle, par opposition à la dureté des moeurs à Sparte. Elle est décrite par Thucydide
dans l’oraison funèbre prononcée par Périclès. Nous pratiquons la liberté, nous n’avons pas de colère envers
notre prochain s’il agit à sa fantaisie et nous ne recourons pas à des vexations qui même sans causer de
dommage se présentent au dehors comme blessantes. Nous avons assuré à l’esprit les délassements les plus
nombreux... Notre ville est ouverte à tous et il n’arrive jamais que par des expulsions d’étrangers, nous
interdisions à quiconque une étude ou un spectacle... (Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, II. 40).
Cette douceur d’Athènes sera de plus en plus vantée avec fierté, par Isocrate et jusqu’à Plutarque comme l’une des
valeurs fondamentales et une des caractéristiques de l’idéal grec, même si dans les pratiques de la Guerre du
Péloponnèse les Athéniens ont fait preuve de cruauté, ce qui a sans doute été une des causes de leur défaite. La
douceur ne s’appliquait pas à la politique internationale.
Comme une suite à cette étude, mais vingt ans plus tard, J. de Romilly publie en 2000 un ouvrage intitulé La
Grèce antique contre la violence en réponse à un livre d’André Bernand Guerre et violence dans la Grèce
antique, qui fait un tableau accablant et avec une certaine complaisance, de la violence en Grèce à partir
d’exemples dont l’histoire grecque certes ne manque pas. Jacqueline de Romilly remet les choses au point en
montrant que si la Grèce ancienne a connu la violence, elle l’a toujours condamnée avec plus de force que
quiconque. La culture grecque se définit comme une recherche passionnée de tout ce qui peut mettre fin à cette
violence considérée comme bestiale et indigne de l’homme, dit-elle.
Homère a décrit des combats sanglants et des morts horribles, mais il a toujours ajouté la pitié et l’horreur de la
mort. Si Thucydide a raconté l’histoire de La Guerre du Péloponnèse, c’est aussi pour montrer que la violence
exercée par les Athéniens sur les autres cités a contribué à détruire leur propre démocratie. Si les lois d’Athènes
ont condamné à mort Socrate, Platon s’est élevé contre cette condamnation. Contre la violence, Athènes a
invoqué deux forces, la justice et la douceur. La justice est le point de départ de toute civilisation.
C’est ce que dit Platon dans le mythe que développe Protagoras, montrant que les hommes qui s’adonnent à la
violence entre eux, sont voués à leur perte. Platon, Démosthène, Aristote reprendront inlassablement ce plaidoyer
en faveur de la justice, qui applique ses règles pour résoudre les différends sans violence. La préférence donnée à
la justice et à la loi plutôt qu’à la force et la violence est considérée comme la marque spécifique des Grecs.
Jacqueline de Romilly certes présente ici d’autres aspects de la culture grecque d’où la violence n’est pas absente.
La Tragédie puise ses sujets dans la violence même. Il s’agit toujours de meurtres horribles, mais dont la tragédie
dénonce toujours le caractère odieux. La guerre est aussi très présente dans la tragédie grecque avec son cortège
d’horreurs et de souffrances. Mais c’est pour mieux la dénoncer et montrer une grande pitié pour ses victimes. En
somme la tragédie montre la violence dans toute sa force pour mieux la condamner et inspire une immense pitié
pour les hommes jetés dans un monde cruel. Cette morale de la douceur contre la violence des dieux ou du monde
dérive donc de la conscience qu’à l’homme de sa faiblesse, mais qui lui donne sa grandeur. Un aspect nouveau de
la pensée de J. de Romilly apparaît dans cette étude.
Ce livre lui avait été inspiré par la constatation de la violence pour la violence qui sévit dans le monde actuel. De
plus en plus elle voudra montrer combien la pensée grecque peut encore aujourd’hui nous aider. Violence il y
avait certes dans le monde grec, vol, meurtre, pirateries. Mais il ne s’agissait pas de crime organisé ou de violence
pour la violence. Il y avait aussi deux remparts contre la violence telle que nous la vivons aujourd’hui. Il y avait la
loi, la loi écrite de la cité respectée et il y avait aussi les lois non écrites. Il y avait aussi une confiance dans les
possibilités de l’homme et une certaine joie de vivre, le goût du beau et l’amour de la vie, du soleil, de la lumière,
alors que la jeunesse actuelle semble souvent possédée d’une totale absence de civisme, d’un désespoir cynique,
d’un désamour de la vie dans ce qu’elle a de simple, d’ordonné, de naturel.
J. de Romilly dans cette période si féconde de son étude de la Grèce fera revivre pour nous deux figures
inoubliables du monde grec, Alcibiade et Hector, qui seront parmi ses livres les plus populaires. Alcibiade est
publié en 1995 et Hector en 1997. Thucydide avait fait d’Alcibiade un portrait impartial dans la Guerre du
Péloponnèse où il a joué un rôle plutôt funeste. Platon le présente aussi dans un de ses dialogues. Le nom
d’Alcibiade est associé à l’ambition politique et à l’impérialisme athénien qu’il a poussé. Par l’un et par l’autre, il
a contribué à la perte d’Athènes et a eu une fin tragique. J. de Romilly campe le personnage avec une telle
présence qu’il nous paraît vivant. Elle montre de lui tout le charme, l’intelligence, mais aussi l’individualisme,
l’ambition, le manque du sens du bien commun. Il a traversé une époque tragique doué des dons les plus
prestigieux, dit-elle, mais il a été vite saisi par les intrigues, les querelles. Il y a contribué avec légèreté et
hardiesse, inconscience et imagination. Il aurait pu faire beaucoup de bien à Athènes et à la Grèce. Sa vie nous
révèle comment il lui a fait tant de mal sans parler du mal qu’il s’est fait à lui-même. Or les réactions de ses
lecteurs avaient été enthousiastes. Ils y avaient trouvé des ressemblances avec la politique actuelle dans ce qu’elle
avait de moins flatteur, la corruption, les trahisons. Alcibiade valait tout de même plus que cela, dit-elle. Ce n’était
pas ce qu’elle avait voulu montrer. Elle a donc choisi d’étudier Hector parce qu’il correspondait au plaidoyer
qu’elle voulait présenter sur les valeurs morales en Grèce. Hector est un héros plus humain qu’aucun autre, pour
lequel Homère montre toute sa tendresse. Il n’est connu que par l’Iliade qui ne raconte pas sa vie, mais sa mort,
qui a ému des générations de lecteurs. Bien que l’ennemi des Grecs, Homère le montre non pas haïssable comme
un ennemi, mais humain, entouré d’un père et d’une mère, d’une épouse et d’un fils. Il va au combat, et sait
bientôt qu’il est trahi par Athéna qui l’a leurré et qu’il va à la mort, mais il y va lucide et conscient de son devoir à
accomplir. Après sa mort, son cadavre est l’objet d’une cruauté sans pitié de la part d’Achille. Mais c’est sur son
cadavre que pleureront ensemble Priam, son père et Achille qui l’a tué, dans une scène inoubliable d’humanité. Sa
mort devient emblématique de toutes les morts injustes et cruelles des guerres. Homère était déjà capable de ce
dépassement qui considère dans une guerre l’ennemi comme aussi humain que le proche. Alors, a-t-on dit à
Jacqueline de Romilly, encore un essai pour faire aimer la littérature grecque. Eh bien oui, je l’avoue. Toute ma
vie je n’ai cessé de servir cette cause.
Entre-temps elle sent que son étude obstinée de la pensée grecque aboutit à une vue d’ensemble, plus profonde.
Il arrive que l’on perçoive à l’extrême fin de sa vie, ce que l’on a instinctivement cherché tout au long des années,
dit-elle. C’est le sens du livre qu’elle intitule Pourquoi la Grèce, publié en 1992, qui est un de ses livres préférés.
Comment peut-on expliquer que ces oeuvres grecques d’il y a 20 ou 30 siècles nous donnent avec tant de force, ce
sentiment d’être encore actuelles et d’être faites pour tous les temps ? On constate, dit-elle, que la langue
grecque, les mots grecs, la pensée grecque ont eu une influence incroyable. La Grèce, un petit pays qui n’était
même pas unifiée avant Alexandre, n’a conquis aucun peuple, n’a imposé sa langue à aucun, n’a donné ses
institutions à aucun et a été finalement vaincue par les Macédoniens et les Romains, n’avait aucune chance de
répandre sa culture. Et pourtant, le grec a été adopté par les Romains, leurs vainqueurs, les oeuvres grecques ont
nourri les Romains, puis la Renaissance et au-delà, l’Europe des temps modernes.
La démocratie créée par la Grèce est encore considérée comme le régime le meilleur possible On connaît partout
les héros de sa mythologie et de ses tragédies, nous employons des mots grecs quand nous parlons, nous respirons
l’air de la Grèce à tout instant. Or presque toutes les oeuvres grecques appartiennent à l’Athènes du Ve s. Que
s’est-il donc passé là et alors ? Il y a que le Ve s. athénien a inventé la démocratie et la réflexion politique. Il a
crée la tragédie et la comédie, il a inventé l’histoire et la médecine raisonnées, il a produit les constructions de
l’acropole et les statues de Phidias. Il a été le siècle de Socrate. Et presque tous les auteurs de ces oeuvres étaient
athéniens. La question que se posait J. de Romilly était double. Il fallait se demander ce qu’il pouvait y avoir eu
en Grèce dès l’origine et jusqu’à la fin qui mette ainsi à part la civilisation grecque et lui assure ce rayonnement et
il fallait se demander ce qui s’était passé à Athènes au Ve s. qui avait accéléré brusquement le mûrissement des
idées. Il s’est passé quelque chose en ce Ve s., dit-elle, qui allait au devant de l’intelligence et de la sensibilité
humaines et prédisposait la Grèce ancienne à jouer le rôle qu’elle a joué, en lui assurant un rayonnement sans
pareil. C’est que la Grèce et Athènes surtout, ont eu pour désir de créer pour l’homme universel le régime idéal où
il peut vivre dans un état de justice et de liberté. Dans ce livre, elle développe donc clairement et avec une
lucidité accrue, tous les acquis de la civilisation grecque du Ve s., le droit à la liberté et à la démocratie et les
devoirs inhérents, dont le civisme, la compréhension raisonnée des événements par l’histoire, la réflexion sur la
place de l’homme dans le monde par la tragédie et la philosophie, l’exigence morale, le désir d’un idéal de beauté
et de grandeur.
Elle complètera plus tard cette vision d’ensemble sur sa vie et son travail dans des entretiens qu’elle a donnés à
Alexandre Grandazzi, son collègue latiniste à la Sorbonne, où elle fait le bilan de sa recherche et de ses combats,
en affinant encore sa pensée et se livrant à des confidences plus personnelles sur son oeuvre, souvent avec
humour, dans un très beau livre intitulé Une certaine idée de la Grèce, publié en 2003, où elle reprend les thèmes
qu’elle avait précédemment développés en les enrichissant. Elle y raconte son parcours et tout en exprimant le
sacrifice qu’elle a fait d’une vie plus extravertie pour travailler tant d’années sur les textes grecs, elle a ce cri :
Non je ne regrette rien. Parlant de son dévouement à l’enseignement du grec et voyant qu’il est rejeté de notre
monde moderne, elle se sent parfois découragée d’avoir mené en vain tant de combats pour la culture et la langue
grecques. Mais elle continue à écrire et publie aux éditions d’art Fata Morgana de beaux livres inspirés sur la
Grèce pour la faire aimer, comme Jeux de lumière sur l’Hellade en 1996 et De la flûte à la lyre en 2004.
Jacqueline de Romilly a en effet mené des combats très actuels. Elle est mêlée aux événements de son temps et
ne vit pas dans une tour d’ivoire. Professeur à la Sorbonne, elle assiste de près à la révolte des étudiants de mai
1968 et elle, professeur dans l’âme et qui plus est, professeur de grec, n’a pas pu ne pas réagir devant l’ampleur
du changement des mentalités. La révolte de mai 1968, si elle a apporté un changement d’esprit en partie
bénéfique, a voulu faire table rase du passé, rejeter l’enseignement traditionnel en dénonçant les mandarins,
professeurs trop bien établis dans leur autorité, et bien sûr, en considérant comme inutile, bourgeois et élitiste,
l’enseignement des langues mortes et des humanités. Jacqueline de Romilly se sentit profondément blessée et
écrivit derechef un livre pathétique pour défendre la valeur des professeurs dévoués à l’enseignement d’une
culture solide et la valeur de l’enseignement du grec ancien pour sa valeur formatrice de l’esprit et du jugement et
pour les valeurs humaines qu’il transmet. A quoi ça sert le grec, est une question qu’elle entend répéter et qui
l’exaspère. Elle répond : le grec ne sert à rien, donc à tout. L’enseignement du grec est le type même
d’enseignement dont l’utilisation pratique est nulle, mais dont la valeur de formation est la plus ample et la plus
complexe. Le grec développe l’attention, l’esprit d’analyse, le goût de l’effort pour découvrir le sens et la beauté
des textes. Il apprend à raisonner, à juger, à s’élever au-dessus de soi-même au contact du bel idéal grec. Il
apprend à devenir un homme. On peut dire aussi que le grec se retrouve partout dans la vie moderne, dans les
mots que nous utilisons tous les jours ou que nous inventons encore à partir du grec, dans les institutions dont la
démocratie, dans le monde symbolique des héros et des mythes grecs encore connus et signifiants. Mais encore
plus, les Grecs sont les inventeurs d’une civilisation qui vise à l’universel, dont les valeurs s’appliquent à tous les
hommes. Ce livre est Nous autres, professeurs, publié en octobre 1969 et il a fait un certain bruit. Elle se lance
dès lors dans l’action pour la défense de l’enseignement du grec dans les lycées, non pas qu’elle veuille imposer
l’enseignement du grec à tous, mais elle ne veut pas qu’on décourage ceux des élèves qui s’y intéressent.
En 1984, elle pousse un cri d’alarme en publiant L’enseignement en détresse, effrayée par l’ampleur des dégâts
dans le système éducatif instauré par des mesures gouvernementales qui ont visé a établir un égalitarisme par le
bas dans la formation des professeurs et celle des élèves en supprimant la sélection et les incitations à l’émulation
avec le résultat que l’ignorance va en augmentant, mesures dictées par l’utilitarisme à courte vue dont on veut
doter les études qui ne servent plus qu’à survivre dans le monde actuel, sans regard sur le passé. Pour pouvoir
protester ouvertement, elle a attendu d’être à la retraite, elle quitte en effet la Sorbonne et le Collège de France en
1983. Il vient un temps où on sent le péril trop grand pour ne pas réagir, dit-elle. Quand on voit craquer de
partout une institution à laquelle on a consacré sa vie, on n’a plus que le choix d’une protestation ouverte.
De nouvelles réformes semblent avoir eu pour but de rendre impossible le choix du grec qui est devenu à partir
des années 1990 une matière à option si difficile à intégrer dans les programmes que les élèves y renoncent. Si
10 % des élèves apprenaient le grec en 1950, 1 % l’apprennent à présent. Elle remarque pourtant que, si le grec a
presque disparu de l’enseignement, la culture grecque a gagné le grand public dans ces mêmes années. Car on n’a
jamais tant publié de textes grecs dans des éditions de poche et joué de pièces inspirées de l’antiquité. Elle passe à
Apostrophes, l’émission célèbre de Bernard Pivot, et y gagne une grande popularité. En 1992, elle fonde avec
Marc Fumaroli une association appelée SEL (Sauvegarde des enseignements littéraires). Le SEL est un organisme
de combat qui lutte pour le maintien des études classiques, grec, latin et littérature en essayant d’intervenir au
niveau gouvernemental. Elle en est restée la présidente honoraire jusqu’à la fin de sa vie.
Elle publie encore Lettre aux parents pour les choix scolaires et, en 2000, Pour l’amour du grec avec Jean-Pierre
Vernant, un livre adorable, qui rassemble les témoignages divers de lycéens, étudiants, professeurs, philosophes,
artistes, qui ont accepté de citer le texte grec ancien qui les a marqués pendant leurs études, un passage d’Homère,
de Platon, de Sophocle, d’Hippocrate et d’autres. En 2008, elle publiera encore Petites leçons sur le grec ancien.
Ce livre, c’est le combat de toute ma vie, écrit-elle en exergue. Elle y montre toute la vigueur, la rigueur, la
créativité du grec ancien qui est le substrat de nombreuses langues européennes.
Cherchant toujours à approfondir l’apport de la culture à chacun, elle avait précédemment écrit un livre intitulé
Le trésor des savoirs oubliés – elle avait écrit ce livre juste après avoir perdu la vue en 1998, quand elle avait
commencé à prêter plus d’attention à la vie intérieure – où elle montre qu’on n’oublie pas tout de ce qu’on
apprend à l’école comme beaucoup le prétendent. Même si l’on a oublié les détails précis, il nous reste un
entraînement de l’esprit comparable à l’entraînement du corps par le sport, une formation intellectuelle, affective
et morale produite par tout ce qu’on a lu qui continue à vivre en nous même quand nous n’y pensons plus et qui
nous laisse des repères, ce qu’elle appelle la vie secrète des souvenirs oubliés.
Jacqueline de Romilly à cet âge de sa vie, elle a 85 ans, s’évade de l’exégèse savante des textes anciens pour
nous livrer son expérience de la vie. Si l’on imaginait telle un pur esprit, uniquement préoccupée de travaux de
recherche intellectuelle, elle se révèle à nous comme profondément sensible et humaine. D’ailleurs elle avait
publié en 1987, à la surprise générale et avec la timidité d’une débutante, un livre intitulé Sur les chemins de
Sainte Victoire où elle nous parle de cette montagne nommée Sainte Victoire, peinte par Cézanne, qui s’élève
grandiose et sauvage dans la Provence et au pied de laquelle elle avait une maison qu’elle adorait. On la découvre
sous un jour entièrement différent, sensible à la nature, vibrant à son contact, et avouant n’être heureuse qu’en ce
lieu. Elle dit avoir conscience de devoir perdre bientôt le bonheur de grimper dans la montagne dans
l’éblouissement du soleil, la fraîcheur du vent et les couleurs luxueuses de ses rochers rouges, ocre et blancs.
Cette conscience d’une beauté qui va d’un moment à l’autre lui échapper l’a incitée plus que tout à écrire.
A cette époque elle se lance aussi dans l’écriture d’un roman qu’elle intitule Ouverture à coeur, qui, en fait,
décrit comment une femme qui s’est en somme protégée toute sa vie d’ouverture aux autres, rencontre un
homme d’exception qui lui ouvre la réalité d’un monde qu’elle ne voyait pas auparavant. Elle a toujours été très
discrète sur sa vie personnelle. Mais dans ce roman on devine beaucoup de ses préoccupations intimes, ses
origines juives, les plaies profondes laissées par les années de guerre et d’occupation, où sa famille, son mari et
elle-même ont été pourchassés et traqués, on devine encore beaucoup sur ses relations avec sa mère. On est
étonné et troublé par la sensibilité aiguë de cette femme qui, toute une vie, n’a montré que son intelligence et son
esprit.
Pourquoi donc s’est-elle mise à écrire des romans ? D’une part, dit-elle, c’est qu’elle perdait la vue et ne
pouvait faire de recherches aussi poussées qu’auparavant, car il faut trop lire pour étudier un sujet. Sa mère
écrivait. Et elle-même lisait beaucoup. A force de s’intéresser à la littérature, elle voulait elle aussi s’essayer à
exprimer son imaginaire. Mais elle avoue qu’elle ne se sent pas particulièrement douée. C’est le seul roman
qu’elle ait écrit. Par la suite elle écrira des nouvelles. En 1993, elle publie son premier recueil de nouvelles
qu’elle intitule Les oeufs de Pâques qu’on ne trouve plus aujourd’hui en librairie. En 1999 elle publie un second
recueil de nouvelles intitulé Laisse flotter les rubans, les rubans de la mémoire. Chaque nouvelle est comme un
petit roman concis autour d’un petit événement ou d’un souvenir réapparu qui trouble l’existence. Elle écrit
encore un autre recueil de nouvelles en 2002 intitulé Sous des dehors si calmes qui met en scène une femme
Anne, dans sa maison du Lubéron, loin de sa vie trépidante de Paris, dans le silence et la paix de la campagne, où
elle s’ouvre aux méandres et aux surprises de sa vie intérieure. Certes ce n’est pas elle, précise-t-elle. Mais on
trouve dans le caractère et l’expérience de cette Anne bien des éléments qu’elle nous livre sur elle-même. Elle qui
a été si secrète, se laisse découvrir a travers les discrètes confidences de ses personnages.
Puis elle abandonne le genre impersonnel des nouvelles pour livrer des souvenirs, des impressions de sa vie,
absolument personnels, dans de petits ouvrages de confidences écrits ou plutôt dictés, dans les cinq dernières
années de sa vie, où presque complètement, aveugle elle se concentre sur sa vie intérieure. Dans Les roses de la
solitude, publiée en 2006 elle évoque des objets qui lui rappellent avec intensité des souvenirs heureux, des
personnes aimées, de beaux textes de notre littérature, improvisations souriantes sur fond de mélancolie. Dans le
Jardin des mots, publié en 2007, elle s’émerveille de la vie des mots qui comme des personnes ont une vie
propre. .Dans Le Sourire innombrable publié en 2008, elle raconte quelques épisodes drôles de sa vie. On sait
qu’elle était de naturel gai comme sa mère et qu’elles avaient souvent ri ensemble de choses et d’autres. Elle
considère ces moments comme de petits trésors lumineux, comme des jeux de lumière sur la mer, les sourires
innombrables de la mer, disait Eschyle. Dans Les révélations de la mémoire qu’elle écrit un an avant de mourir,
publié en 2009, elle nous parle d’une découverte qu’elle vient de faire. Trois au quatre moments de sa vie resurgis
du fond de sa mémoire avec une telle présence ont provoqué en elle un éblouissement comme si elle avait eu
accès à un autre monde. Elle dit avoir cru toute sa vie qu’il y a autre chose. On découvre qu’il y a autre chose que
de vivre pour rien : il y a la possibilité d’obéir à cet élan intérieur tourné vers un monde entrevu, lumineux,
durable...qui échappe au temps, se situe hors du temps, comment l’appeler d’un autre nom que de celui
d’éternité... On sait que Jacqueline de Romilly dans les dernières années de sa vie s’était convertie au
catholicisme melkite de rite byzantin. Enfin, un livre posthume d’elle vient d’être publié le 23 ce mois-ci, le chef
d’oeuvre caché de J. de Romilly, dit un journaliste. C’est un livre qu’elle avait écrit sur sa mère l’année après sa
mort, mais elle avait prié son éditeur de ne le publier qu’après sa mort à elle. Un livre, intitulé Jeanne simplement,
qui retrace la vie de cette mère qu’elle avait adorée, romancière célèbre à son époque, femme moderne,
intelligente et élégante, qui avait voulu malgré les malheurs rendre sa fille heureuse, admirable portrait d’une
femme adorable.
Certes, Jacqueline de Romilly, dans les dix dernières années de sa vie, s’est livrée à nous dans des confidences
qui nous l’ont rendue proche. Mais elle n’a pas cessé durant ces années de travailler encore sur ses chers textes
grecs. Elle ne pouvait plus ni lire écrire, à cause de sa cécité. Elle dictait ses textes. Elle publie en 2005 L’élan
démocratique dans la Grèce ancienne où elle montre encore une fois à partir de l’analyse des textes que les
Athéniens ont inventé la démocratie directe au Ve s. av. notre ère à partir du désir de liberté et d’égalité.
L’exercice de ces libertés a produit la forme la plus parfaite de la démocratie qui a à son tour favorisé la plus
brillante production intellectuelle et artistique connue en l’espace de moins d’un siècle. A partir des données
anciennes elle oriente la discussion vers les problèmes modernes et c’est ce qu’elle fera dans son dernier livre
d’analyse politique Actualité de la Démocratie athénienne, publié en 2009, où, dans une série d’entretiens avec
un jeune journaliste du Figaro, Fabrice Amedeo, elle s’adresse plus précisément aux jeunes d’aujourd’hui atteints
d’une sorte de désespérance.
Certes, elle dit bien que les démocraties actuelles indirectes diffèrent de la démocratie athénienne directe du Ve
siècle avant notre ère. Il lui faut aussi repréciser certaines notions. Ainsi le principe de liberté qui est essentiel à la
démocratie athénienne, n’était pas le droit à la liberté individuelle, au droit pour chacun d’agir à sa guise. Le droit
à la liberté des Athéniens était leur droit à se gouverner eux-mêmes dans un état non soumis à un tyran, le droit de
prendre la parole en ce qui concerne les affaires de l’Etat, mais aussi le droit de vivre libre dans la société, à
condition de respecter les autres. La loi, un des principes fondateurs de la démocratie athénienne, qui paraît
aujourd’hui restrictive aux jeunes, était alors la garantie du traitement juste de tous les citoyens, la défense contre
tout arbitraire, la protection du faible et du pauvre contre le fort et le riche, la garantie de la justice et de la liberté.
Elle donne en exemple le civisme des Athéniens qui considéraient comme normal de faire passer le bien public
avant le profit individuel, leur confiance et leur fierté en leur démocratie et leurs réalisations, leur méfiance à
l’égard de la démagogie, la volonté d’éviter les discordes, la tolérance et la douceur dans les relations, l’horreur de
la violence, la confiance en l’homme en général, alors que les démocraties actuelles sont menacées précisément
par le manque de civisme des citoyens, leur individualisme sans pitié, leur désintérêt pour la vie politique, la
dureté des clivages politiques, l’agressivité. Elle donne son avis sur des éléments très actuels de la vie moderne,
le syndicalisme, les partis politiques, la violence et la drogue, l’Europe. Elle reconnaît qu’il est difficile d’être
jeune à notre époque et de croire en un monde où il n’y a que des crises. C’est pour les jeunes générations qu’elle
a écrit ce livre avec fougue et une grande jeunesse de coeur. Elle s’efforce de leur donner une perspective et des
éléments de pensée qui leur permettront de choisir leur rôle dans la société future. Elle voudrait leur inspirer par la
connaissance de la Grèce ancienne, la confiance en l’idéal de la démocratie qui engage la participation et la
responsabilité de tous pour le bien commun, l’élan créateur qui pousse chacun à s’efforcer de faire mieux dans son
domaine, la confiance en l’homme et le goût de la beauté.
Enfin, je vanterai plus que tous les autres son dernier livre publié quelques mois avant sa mort, véritable testament
spirituel, La grandeur de la Grèce au siècle de Périclès. Si de jeunes touristes comme il y en a tant partent visiter
la Grèce sans rien connaître au grec, ils ne peuvent pas ne pas être gagnés par ce sentiment de confiance en la
grandeur de l’homme qu l’on éprouve devant les restes de tant de temples et lieux fameux et de tant d’art laissés
par cette Grèce ancienne et en particulier devant ces statues qui exaltent l’homme. Dans ce petit livre qu’elle a
dicté, elle définit avec une clarté jamais atteinte le caractère spécifique de cette civilisation grecque du Ve s. av.
notre ère où l’homme a éprouvé le besoin de s’élever au-dessus de sa nature imparfaite par un élan intérieur animé
par la raison et le désir du bien commun et de se vouer à un idéal supérieur qui serait quelque chose de durable et
de beau. Elle termine ainsi son dernier livre :
Il m’a semblé que c’était une dette de reconnaissance après avoir vécu au contact de ces textes pour en dire
les merveilles et pour souhaiter que dans notre époque de tensions, de doutes et de découragement on se tourne
vers l’étude de la littérature et de la langue qui a si bien transmis ces grands textes et des grands moments de
l’humanité pour préparer l’homme de demain. Je ne sais si on m’entendra. J’aurais du moins essayé et c’est
comme si le dernier mot que j’écrivais était pour dire merci.
Jacqueline de Romilly s’est tant battue pour la Grèce, pour faire connaître sa culture, pour défendre
l’enseignement du grec ancien qu’il n’était que justice que la Grèce lui témoigne sa reconnaissance Et la Grèce la
lui a témoignée chaleureusement. Elue à l’Académie d’Athènes, elle a reçu de la Grèce reconnaissante la
citoyenneté grecque en 1995 et a été déclarée citoyenne d’honneur d’Athènes. On l’a nommée ambassadrice de
l’hellénisme. en 2000. On lui a décerné le Prix Onassis en 1995. La cérémonie eut lieu sur la Pnyx par un beau
soir de juin et elle y fit un superbe discours :
Je voudrais vous dire ma vive gratitude et ma joie et je pourrais même parler d’émerveillement. Toute ma
vie j’ai puisé du bonheur dans un contact de chaque moment avec les oeuvres de la Grèce antique et je me sentais
pour cela une dette envers votre pays. Or voici que la Grèce, aujourd’hui, me fait le plus généreux des cadeaux.
Ici sur la Pnyx, se tenaient les assemblées du peuple. Ici battait le coeur de la démocratie. Elle était née en cette
ville à la veille du Ve s. av. J.-C. . . .
Nous y étions, mon mari et moi. Par la suite, nous l’avons invitée à venir à Chypre où elle n’était jamais
venue. Elle nous répondit par cette carte dans laquelle elle se plaignait de sa mauvaise vue qui l’empêchait de
voyager.
Certes, on a pu dire que Jacqueline de Romilly livrait à notre époque des combats d’arrière-garde. Elle a lutté
vaillamment, jusqu’à épuisement, pour faire connaître la Grèce antique, sauver les études classiques et redonner
par la culture un idéal à une jeunesse désabusée. On ose espérer que ses efforts n’auront pas été tout à fait vains.
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