Conférence prononcée à l’Université de Chypre par l’archéologue Jacqueline Karageorghis,
28 mars2011, dans le cadre des manifestations de la Francophonie 2011.
L’helléniste Jacqueline de Romilly
Je suis très honorée que l’on m’ait demandé de parler de la grande helléniste française Jacqueline de Romilly,
car je lui voue depuis longtemps une grande admiration pour tout ce qu’elle nous a apporté de nouveau dans la
connaissance de la pensée grecque et pour son combat courageux en faveur de l’enseignement du grec ancien.
Nous la connaissions, mon mari et moi, nous échangions des lettres et la rencontrions parfois à Paris. Je suis
heureuse de pouvoir lui rendre hommage.
Son nom, Jacqueline de Romilly, est connu, non seulement en France, mais en Europe, comme celui d’une
personnalité admirée, respectée et même entourée d’affection, au point que beaucoup se sont sentis émus à
l’annonce de sa mort à un âge avancé, 97 ans, le 18 décembre 2010. Elle laisse le souvenir d’une grande dame,
aux yeux bleus, aux cheveux blancs depuis longtemps et au langage élégant, teinté de ce bel accent parisien des
beaux quartiers. Jacqueline de Romilly qui avait débuté comme professeur de grec ancien dans les lycées a
terminé sa carrière dans les plus glorieuses institutions françaises, dont l’Académie française, tout en poursuivant
une oeuvre de recherche sur les textes grecs. Elle a voulu en faire connaître à un large public la signification
profonde pour montrer comment la pensée grecque du Ve siècle av. J.-C. est à l’origine de notre culture même et
peut encore nous éclairer.
Mais voyons d’abord comment lui était venu l’amour du grec. Elle est née à Chartres en 1913 sous le nom de
Jacqueline David. Son père, Maxime David, d’origine juive, fils de professeur, est un brillant professeur de
philosophie. Sa mère, Jeanne Malvoisin, fille de professeur, est elle-même très cultivée.
Jacqueline David n’a qu’un an lorsqu’elle perd son père, tué au front en 1914 dans les premiers jours de la guerre.
Sa mère, veuve, seule et pauvre, mais intelligente et élégante, se veut ambitieuse pour sa fille. Elle vivra de sa
plume. Sous le nom de Jeanne Maxime-David, elle écrit des romans et des pièces de théâtre avec un succès
grandissant. Elle fait tout pour assurer à sa fille une enfance heureuse dans des conditions délicieuses, dira plus
tard Jacqueline de Romilly, ainsi qu’une éducation efficace. D’ailleurs, Jacqueline de Romilly lui vouera un
amour fervent toute sa vie. Malgré la mort de son père et son enfance solitaire, elle n’a pas le souvenir d’avoir été
malheureuse, de quoi désespérer les psychologues, dit-elle. Certes, son père lui a manqué, car il l’aurait guidée,
mais elle marchera sur ses traces.
Vivant à Paris avec sa mère, elle fait de solides études classiques au Lycée Molière, où elle commence à
apprendre le latin et le grec, la première année ces études sont ouvertes aux filles. Ainsi qu’elle le dira,
simplement elle a eu de la chance, les portes s’ouvraient pour elle au bon moment. Ses études avaient été si
fructueuses qu’elle était à 17 ans, en 1930, lauréate au Concours général avec un premier prix de latin et un
second prix de grec, précisément l’année où ces concours étaient ouverts aux filles, toujours sa chance, disait-elle.
La presse cite son succès comme une victoire du féminisme. C’est juste après avoir obtenu son baccalauréat
qu’elle choisit sa voie, un peu par hasard. Sa mère lui offre pour son succès une belle édition de Thucydide en
grec ancien et en latin, avec une reliure en parchemin. Bonne élève, elle samuse pendant les vacances à lire un
peu de Thucydide, couchée dans l’herbe, dans un pré à la campagne.
Thucydide est un auteur très difficile, concis et abstrait. Mais elle s’enthousiasme. Elle dit : c’est tellement beau,
c’est tellement intelligent. Avec Thucydide, on comprend le pourquoi des guerres, comment les gens réagissent,
quelles sont les forces en présence
1
. Elle dit avoir été saisie par la lucidité de cet historien et, en effet, elle
l’étudiera toute sa vie. Après son baccalauréat, elle suit la voie classique des bons élèves d’autrefois. Elle entre au
Lycée Louis-le-Grand pour faire deux ans de préparation aux Grandes Ecoles et elle est reçue à la prestigieuse
Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm qui formait les professeurs de l’enseignement secondaire et n’acceptait
les filles que depuis peu d’années. Elle suit les cours du grand helléniste Paul Mazon, qui, dit-elle, lui a fait aimer
le grec pour la vie et elle obtient son agrégation fort jeune, à 23 ans. Elle est donc professeur de français, grec et
latin et commence une carrière d’enseignante qui durera plus de cinquante ans, pendant laquelle elle a enseigné,
1
J. de Romilly, professeur dans l’âme, A voix nue : grands entretiens d’hier et d’aujourd’hui, France Culture,
septembre 2000, CD1.4
dit-elle, à tous les niveaux et à tous les publics et qui a été sa raison de vivre. Fille, petite-fille et arrière-petite-
fille de professeur, elle a été professeur dans l’âme, ainsi qu’elle se finissait, et avoue que l’enseignement lui a
donné ses plus grandes joies
2
. Agrégée, elle est nommée au lycée de Bordeaux.
C’est à Bordeaux qu’elle se marie en 1940 à Michel Worms de Romilly, d’origine juive, le jeune et charmant
héritier d’une fortune de presse, éditeur de son métier et qui travaillait à la fameuse maison d’édition Les Belles-
Lettres. De Bordeaux, elle est nommée au lycée de jeunes filles de Tournon, puis de Montpellier. Mais en 1941,
après la promulgation du statut des juifs par l’état français, elle est suspendue de ses fonctions et son mari perd
son travail. Ils quittent Paris et sont obligés de se cacher dans la campagne d’Aix en Provence. Ils vivent avec
mère et belle famille et changent souvent d’endroit. Mais, elle dit qu’elle a alors découvert la sympathie, la
solidarité, la chaleur et la générosité des gens. Elle divorcera beaucoup plus tard dans les années 1970, mais elle
gardera le nom de son mari de Romilly, ainsi qu’une maison de famille en Provence, au pied de la Montagne
Sainte-Victoire, qu’elle adorera toute sa vie et qui l’inspirera.
Pendant les années d’occupation, sans poste, vivant plus ou moins cachée, elle retourne à son cher Thucydide
et à l’histoire de la Guerre du Péloponnèse, cette guerre implacable de trente ans entre Athènes, Sparte et leurs
alliés respectifs, qui s’est terminée par la défaite d’Athènes. Elle choisit donc Thucydide comme sujet de sa thèse
d’Etat. Ce qui la subjuguait chez Thucydide, c’était la recherche de l’objectivité et la justesse de l’analyse. J’étais
éblouie, dit-elle, par la fermeté de pensée, l’intelligence voulant conquérir le réel, la volonté de faire une oeuvre
qui soit un trésor pour toujours, κτήμα ες αεí, et apprenne aux hommes à voir clair, το σαφές σκοπεíν, comme il le
dit lui-même, c’est-à-dire qui sera utile à bien d’autres générations d’hommes, car il était persuadé que les mêmes
causes produiront les mêmes effets dans les affaires humaines. En ai-je passé des heures de ma jeunesse ou de ma
maturité à peiner sur ce texte, dira-t-elle... Mais je voulais comprendre et faire comprendre... Mais aussi la
pensée de Thucydide rejoignait mon époque et mon temps ; et elle venait jeter une lumière sur ce qui faisait ma
vie. Je travaillais à ma thèse pendant la guerre et je lisais les textes ou s’inscrit clairement le danger que court un
conquérant qui, en accumulant les conquêtes, accumule les hostilités qui, pour finir, auront raison de lui...
Comment avait-il fait, ce diable d’homme, pour atteindre ainsi une vérité qui soit encore la nôtre ?
La guerre finie, Jacqueline de Romilly reprend un poste au lycée de jeunes filles de Versailles. Elle présente
bientôt, en 1947, sa thèse d’Etat (les thèses d’Etat qui n’existent plus dans le cursus universitaire étaient des
monuments de science) sous le titre Thucydide et l’impérialisme athénien. La pensée de l’historien et la genèse de
l’oeuvre. Elle n’a que 34 ans, un âge très jeune pour un docteur d’Etat. Un de ses amis peintre, présent à la
soutenance de sa thèse, fait d’elle une esquisse avec la légende A Thucy pour la vie ! Et elle dit elle-même :
personne n’ignore que Thucydide est l’homme de ma vie. Sa thèse est publiée aussitôt en 1947, republiée en 1961,
à présent épuisée en français, mais heureusement traduite en grec comme la plupart de ses livres.
Docteur d’état en lettres classiques, elle est nommée maître de conférences en 1949, puis professeur de langue et
littérature grecque à l’Université de Lille pour huit ans, de 1949 à 1957. Elle enseigne en même temps à l’Ecole
normale de Sèvres de 1953 à 1960. Elle n’en continue pas moins à travailler sur Thucydide. Elle s’attaque à
l’édition et à la traduction de La Guerre du Péloponnèse. Elle considère comme un honneur de pouvoir collaborer
à l’édition officielle de son auteur favori. Elle entreprend à son tour, d’abord seule, à partir des travaux de
l’helléniste Louis Bodin qui lui avait légué sa bibliothèque et ses papiers, puis avec la collaboration de Raymond
Weil, l’édition et la traduction des huit livres de La Guerre du Péloponnèse, qui l’occuperont pendant près de 20
ans. Elle dit avoir passé beaucoup de temps à l’établissement du texte à partir d’une longue chaîne de manuscrits
et d’éditions successives depuis l’antiquité, ainsi qu’à la traduction, car le style de Thucydide est particulièrement
abstrait et concis, avec des figures de style. Elle cite comme un exemple de cette concision admirable cette belle
expression tirée de l’oraison funèbre prononcée par Périclès que rapporte Thucydide, Histoire de la Guerre du
Péloponnèse, II.40 : φιλοκαλούμε γαρ μετ’ευτελεíας, και φιλοσοφούμε άνευ μαλακíας, nous cultivons le beau avec
simplicité et les choses de l’esprit sans manquer de fermeté.
La traduction de La Guerre du Péloponnèse par Jacqueline de Romilly est justement célèbre, elle rend compte des
moindres nuances de la pensée et de l’expression, elle rend admirablement le fameux discours de Périclès où il
exalte la démocratie athénienne, définissant un idéal politique et humain en montrant qu’Athènes doit sa réussite à
son régime démocratique, à son respect de la liberté et des lois, à son respect de l’homme, au droit à la parole pour
tous, à la pratique de la tolérance, à la participation à la vie publique, à la célébration de la fête et de la beauté, un
discours qui a ému des générations d’hommes. Ce qu’elle admire en Thucydide, c’est qu’il analyse objectivement
au long des 30 années de l’histoire de cette guerre les causes de la grandeur d’Athènes et de son empire, puis de sa
2
. ibid., CD 1:3
chute, en cherchant toujours, dans la causalité multiple, la cause la plus vraie, την αληθέστατη. Lucide sur la
nature humaine, qui comporte sa part de désordres, de passions, d’égoïsme et de paresse, il exalte l’élan moral qui
pousse certains hommes comme Périclès à atteindre un niveau supérieur, à oeuvrer pour le bien public et à laisser
un nom et un exemple à la postérité. Elle publiera donc à partir de 1953 en 5 volumes successifs la Guerre du
Péloponnèse dans la prestigieuse collection des Universités de France que l’on appelle couramment Collection
Budé ou Belles-Lettres. Mais cette édition de Thucydide qui lui avait coûté tant d’années de travail et qui l’avait,
dit-elle, arrachée à tant de devoirs familiaux et de distractions légitimes,
3
a brûlé dans l’incendie qui a détruit tout
le stock des éditions des Belles Lettres. Elle sera heureusement réimprimée, dans la collection Bouquins, chez
Laffont, en 1990. Il y avait de quoi être découragée, avouait-elle. Elle publiera encore trois livres sur son historien
favori, Histoire et raison chez Thucydide en 1956, La construction de la vérité chez Thucydide en 1990 et dans ses
dernières années, à l’âge de 92 ans, en 2005, L’invention de l’histoire politique chez Thucydide.
Jacqueline de Romilly a été éblouie par ce Ve s. av. J.-C. qui a vu l’invention de la démocratie, mocratie
directe, invention à la fois du mot qu’on trouve pour la première fois chez Hérodote, et du régime politique qui
marque l’originalité fondamentale de la civilisation grecque. Les Grecs qui connurent au temps des Guerres
Médiques les despotes orientaux avaient pris conscience de leur amour de la liberté. Les Athéniens ne sont
esclaves ni sujets de personne, dit Eschyle dans les Perses, 242. Jacqueline de Romilly remarquait qu’une même
démarcation géographique séparait encore les peuples qu’Hérodote considérait comme représentant l’idéal des
Grecs et ceux qu’il considérait soumis à l’autoritarisme oriental. Les heurts à notre époque, entre les pays
occidentaux et des chefs comme Kadhafi ou Khomeyni, Assad ou Sadam Hussein, en sont d’autant d’illustrations,
disait-elle
4
.
Mais l’on voit que la force de la démocratie est telle qu’elle gagne actuellement même ces peuples encore
récemment soumis et Jacqueline de Romilly ne pourrait que s’émerveiller de la vigueur de cette invention toute
grecque d’il y a 25 siècles qui conquiert en ce "printemps arabe" de nouveaux pays. La mocratie directe a jailli
du fond de la réflexion de ces Grecs qui ont essayé depuis Solon de mettre en pratique le principe du
gouvernement de tous par tous, basé sur la possibilité que donne le tirage au sort à chacun des citoyens de plus de
18 ans de siéger à l’Assemblée du peuple, l’Εκκλησία, et au tribunal et dont les deux principes fondamentaux sont
le respect des lois et le droit à la parole : Qui veut prendre la parole ? La liberté, elle est dans ces mots : Qui veut,
qui peut donner un avis utile à la cité. Alors celui qui veut parle, et l’autre se tait. Est-il plus belle égalité ? dit
Euripide dans Les Suppliantes, 437-441. Thucydide a vanté aussi la sagesse, la mesure, le respect et l’ouverture
aux autres, la douceur et la clémence de la démocratie athénienne, par opposition au régime autoritaire et fermé en
vigueur à Sparte. Jacqueline de Romilly gardera cet émerveillement devant la démocratie athénienne qu’elle a
puisé dans son cher Thucydide.
Pour en revenir à sa carrière, elle a désormais acquis par ses travaux ardus de recherche et de publication un
solide renom scientifique qui la fait nommer professeur à l’âge de 44 ans, en 1957, à la Sorbonne où elle enseigne
plus de quinze ans, jusqu’en 1983. Son parcours exceptionnel a réussi à entamer la citadelle de la misogynie, a-t-
on dit. Elle est élue au Collège de France l’année de ses 60 ans, en 1973, première femme à obtenir cette
consécration. Elle y occupe de 1973 à 1984 la chaire qu’elle choisit de consacrer à la Grèce et à la formation de la
pensée morale et politique. Elle se trouve aussi être la première femme à siéger à l’Académie des Inscriptions et
Belles Lettres à 62 ans en 1975.
Elle entre enfin à 76 ans, en 1989, à l’Académie Française. Elle est la deuxième femme à y être reçue après
Marguerite Yourcenar, dont l’élection avait été un événement sensationnel. Elle avoue que les honneurs l’ont
amusée et lui ont fait plaisir, mais elle ne se glorifiait pas spécialement de ces titres, ne revendiquant que la
chance d’être de la génération de celles pour qui tout s’ouvrait et s’en réjouissait dans la mesure où elle espérait
que l’autorité de si beaux titres l’aiderait dans le combat qu’elle avait entrepris pour la sauvegarde de
l’enseignement des humanités.
Elle enseigne aussi à l’étranger, à Oxford et Cambridge et différentes universités des Etats-Unis. Elle est membre
correspondant ou étranger de plusieurs académies européennes et Docteur honoris causa des universités d’Oxford,
d’Athènes, de Dublin, de Heidelberg, de Montréal et de Yale University. Et il va de soi qu’elle donne de
nombreuses conférences en Grèce qu’elle visite aussi chaque année en compagnie de ses amis Kakridis.
Elle avait donc choisi comme titre à son enseignement au Collège de France la Grèce et la formation de la
pensée morale et politique. Durant toutes ces années de maturité, elle publie des études sur l’origine et le
développement des grandes idées de la civilisation grecque, d’Homère à Plutarque, la démocratie athénienne, les
Tragiques, quelques figures marquantes de la Grèce ancienne, l’aspect civilisateur de l’esprit grec. De plus en plus
elle écrira pour un plus large public afin de faire connaître la civilisation grecque à laquelle nous devons tant. Les
événements de son temps donnent aussi un sens actuel à ses études de la Grèce ancienne dont les idées peuvent
encore nous aider dans nos problèmes actuels.
Toujours fascinée par ce Ve siècle d’avant notre ère et par l’invention de la démocratie, Jacqueline de Romilly
consacre tout un livre à cerner la notion de loi si importante dans la démocratie d’Athènes, puisque Socrate
acceptera de mourir pour ne pas désobéir aux lois de la cité. Les Grecs avaient pris conscience de leur amour de
la liberté et de leur refus à servir un tyran en se comparant aux souverains absolus orientaux qu’ils vinrent à
connaître aux temps des guerres médiques. Cependant, si les Grecs sont libres, c’est Hérodote qui le dit le
premier : ils ne sont pas libres en tout : ils ont un maître, qu’ils redoutent encore bien plus qu’un tyran, et ce
maître, c’est la loi (Histoires, VII.102).
Mais les Grecs se sont bientôt posé la question de savoir pourquoi il faut obéir à la loi et donc, d’où vient la loi.
Son livre reprend les discussions serrées des Grecs sur l’origine de la loi, la loi est-elle d’origine humaine ou
d’origine divine, car il y a aussi les lois non écrites. Si elle est faite par les hommes, est-elle infaillible ? Doit-on
lui obéir ? Finalement les Grecs ont reconnu l’utilité de la loi pour le bon ordre de la cité et pour le bien commun
de tous les citoyens, car elle protège les faibles contre les forts, garantit la liberet la justice et impose, par une
obéissance consentie pour le bien commun, le respect des institutions de la cité et des personnes. Ce livre, publié
en 1970, a pour titre : La loi dans la pensée grecque des origines à Aristote.
Toujours passionnée par cette création grecque qu’est la démocratie, elle ne peut pas ne pas approfondir la
question des problèmes de la démocratie que Thucydide avait déjà exposés lorsque la période après Périclès vit se
dégrader la démocratie aussi bien par la faute de ses hommes politiques que par celle du peuple. Les événements
de mai 1968 étaient entre-temps survenus. Ce n’est sans doute pas un hasard si elle publie en 1975 Problèmes de
la démocratie grecque dans laquelle elle restitue la série des découvertes faites par les Grecs eux-mêmes qui ont
vu les difficultés de la démocratie, dont les dangers sont l’anarchie, la démagogie et la tyrannie. Mais un autre
ouvrage suivra attribuant l’origine de la mocratie à ce goût de la liberté inhérent à l’esprit grec et il en vante les
aspects positifs et les bienfaits. Elle publie donc en 1989 La Grèce à la découverte de la liberté.
Elle étudie encore l’importance du débat dans la vie grecque au Ve siècle avant J.-C., une époque l’on
discutait beaucoup. On discutait à l’assemblée du peuple, au tribunal, dans la rue. La discussion est un élément
inséparable de la démocratie. C’est une mise en commun des problèmes, un effort pour les comprendre, une
recherche des solutions. L’art du débat a été perfectionné dans la seconde moitié du Ve siècle par les sophistes,
professeurs itinérants, qui n’étaient pas athéniens, mais enseignaient à Athènes, l’art de penser et de parler. C’est
l’époque s’est installée l’habitude de mettre en question tous les aspects de la vie politique. Cette pratique du
débat avec thèse et antithèse apparaît jusque dans l’histoire de Thucydide qui attribue des discours opposés à des
personnages-clés. Et même les Tragiques font entrer le débat sur les grandes questions morales et politiques dans
les tragédies. Le débat est comme le ferment de la pensée qui dit et contredit, s’aiguise, progresse et cerne les
problèmes, préparant ainsi la réflexion politique, la prise de décision et l’action Les sophistes ont été dénigrés par
Platon, mais Jacqueline de Romilly consacrera un gros ouvrage aux Grands sophistes dans l’Athènes de Périclès
en 1988, mal connus et dont si peu de textes ont survécu, qui enseignaient l’art de la discussion et ont joun
grand rôle dans le progrès de l’art de la parole et de la pensée.
Jacqueline de Romilly étendit son intérêt aux autres domaines de la création qui fructifièrent si
miraculeusement en ce Ve siècle avant J.-C. Elle chercha alors dans la tragédie qui venait aussi de naître en ce
siècle, ce qu’avaient voulu exprimer les Tragiques. La représentation des tragédies faisait l’objet d’une
manifestation collective d’un caractère sacré organisée par l’état, à laquelle tout le peuple assistait. Destinée à un
vaste public, il fallait que la tragédie intéresse, touche, émeuve.
Mais autant la démocratie athénienne illustre la Grèce de la raison conquérante et de la mesure, autant la tragédie
représente, à première vue, la Grèce de la violence, du meurtre, de la démesure et des passions. Les Tragiques
choisissent de situer la tragédie au niveau des mythes qui sont connus de tous par les épopées antérieures en
montrant des héros mythiques aux prises avec les dieux dans un monde mythique, qui leur donne de la grandeur.
Ces héros sont Oedipe surtout, Agamemnon, Ajax, et des femmes aussi, Antigone, Electre, Médée, Iphigénie. Les
héros de la tragédie grecque sont plus grands que l’homme ordinaire, leurs malheurs sont plus atroces, leur perte
est plus cruelle. Leurs crimes, leurs souffrances, leur violence, la cruauté des guerres commentés par le choeur,
provoquent chez le spectateur des réactions d’horreur et surtout de pitié pour les malheurs des héros. La tragédie
où règne l’angoisse exprimée par le choeur met en scène des désastres et des crimes extrêmes, en fait elle rappelle
la menace qui pèse sur tous, exprimant la conscience de la condition de l’homme soumis aux volontés des dieux.
La tragédie projette avec force le malheur de la condition humaine. Homère disait déjà dans l’Iliade : Rien n’est
plus misérable que l’homme entre tous les êtres qui respirent et qui marchent sur la terre. Hérodote disait: A bien
des hommes le ciel a montré le bonheur pour ensuite les anéantir tout entiers (Histoires, I.32), ce qui est la
définition même de la tragédie. Sophocle dira : Pauvres générations humaines, je ne vois en vous qu’un néant
(Œdipe Roi, 1186).
Mais alors se pose la question : pourquoi ? A laquelle les Tragiques ont tenté de répondre, portés par ce désir de
comprendre, comme l’est Thucydide devant l’histoire. Jacqueline de Romilly étudie Eschyle, dont le théâtre est
particulièrement angoissant. L’homme s’attend à des malheurs envoyés mystérieusement par les dieux dont la
volonté est insondable. De cette étude, Jacqueline de Romilly fait un livre publié en 1958, La crainte et l’angoisse
dans le théâtre d’Eschyle. Puis elle étend sa recherche aux autres Tragiques et publie trois ans après, en 1961,
L’évolution du pathétique d’Eschyle à Euripide. Elle étudie comment l’analyse des situations dramatiques des
héros, souvent les mêmes héros repris par les trois Tragiques, Oedipe en particulier, montre une évolution dans la
conception des rapports de l’homme et des dieux. Pour Eschyle, si les désastres s’abattent sur les hommes, c’est
que les dieux l’ont voulu, par un effet d’une justice divine qui punit des crimes lointains.
Pour Sophocle, la volonté des dieux est impénétrable et les malheurs frappent l’homme sans raison. Mais
l’homme réfléchit sur son sort. Sa grandeur est d’accepter son destin et d’aller jusqu’au bout de sa souffrance.
Enfin, chez Euripide le pourquoi est à chercher dans le coeur des hommes, leurs désastres sont causés par leurs
passions. S’ils ont gagné en liberté par rapport aux dieux, ils sont victimes de leur propre liberté, un sort peut-être
encore plus tragique. Les Tragiques montrent le malheur de l’homme, mais aussi sa grandeur dans sa lutte et sa
lucidité. En apparence si différents de Thucydide, ils le rejoignent pourtant dans leur désir de décrire la condition
humaine universelle. Jacqueline de Romilly continuera d’approfondir l’oeuvre des Tragiques en publiant en 1970
La tragédie grecque, en 1971, Le temps dans la tragédie grecque, et plus tard, en 1986, La Modernité d’Euripide
elle montre que l’homme pour Euripide, libéré des dieux, est l’outil de sa propre perte, ce en quoi il rejoint
l’homme moderne. Elle publiera encore, en 1995, Tragédies grecques au fil des ans, ainsi qu’en 2000, Héros
tragiques, héros lyriques.
Jacqueline de Romilly, élargissant encore son champ de recherche resté longtemps ce Ve s. tant vanté,
remonte à Homère et publie en 1985 un livre sur Homère dans la collection Que sais-je. Elle trouve chez Homère
l’origine des grands aspects de la pensée grecque, dont son humanité. Quand elle a expliqué Homère au Collège
de France, dit-elle, elle voulait être sérieuse, et elle s’est obligée à lire les épopées conservées des autres cultures.
Elle s’est aperçue que la différence est stupéfiante. Les autres épopées se placent dans un merveilleux bizarre
alors que l’Iliade, et encore plus l’Odyssée, le placent le plus possible au niveau humain. Les dieux sont présents
auprès des hommes pour les aider, parfois pour les leurrer ou les perdre, mais la place du merveilleux est limitée.
Les dieux sont comme des humains supérieurs.
Elle décèle dans Homère l’origine des composantes de l’esprit grec qui va s’épanouir au Ve s. Déjà, les chefs ont
des débats sur les actions à prendre. Déjà Homère montre le tragique de la condition de l’homme, où la mort est
toujours présente, mais les maux des hommes ont une double causalité, à la fois divine et humaine. Les hommes
sont poursuivis par les dieux, mais par leurs erreurs favorisent leur propre perte, cependant ils ont de la grandeur
et une profonde humanité. Homère décrit des personnages universels, caractères vrais pour tous les temps et les
lieux. Andromaque est l’épouse et la mère incarnée dans laquelle se reconnaîtront des millions de femmes disant
l’au revoir ultime à leurs époux, Nausicaa dont Homère dit seulement qu’elle était comme un jeune palmier est
l’image de la jeune fille dans la fleur de l’âge. Achille est l’image de l’ami fidèle.
Enfin, Homère montre déjà toute la douceur du caractère grec, insistant plus sur la cruauté de la guerre et les
deuils qu’elle entraîne que sur l’éclat des victoires et traitant les ennemis Troyens avec autant de compréhension
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