dit-elle, à tous les niveaux et à tous les publics et qui a été sa raison de vivre. Fille, petite-fille et arrière-petite-
fille de professeur, elle a été professeur dans l’âme, ainsi qu’elle se définissait, et avoue que l’enseignement lui a
donné ses plus grandes joies
. Agrégée, elle est nommée au lycée de Bordeaux.
C’est à Bordeaux qu’elle se marie en 1940 à Michel Worms de Romilly, d’origine juive, le jeune et charmant
héritier d’une fortune de presse, éditeur de son métier et qui travaillait à la fameuse maison d’édition Les Belles-
Lettres. De Bordeaux, elle est nommée au lycée de jeunes filles de Tournon, puis de Montpellier. Mais en 1941,
après la promulgation du statut des juifs par l’état français, elle est suspendue de ses fonctions et son mari perd
son travail. Ils quittent Paris et sont obligés de se cacher dans la campagne d’Aix en Provence. Ils vivent avec
mère et belle famille et changent souvent d’endroit. Mais, elle dit qu’elle a alors découvert la sympathie, la
solidarité, la chaleur et la générosité des gens. Elle divorcera beaucoup plus tard dans les années 1970, mais elle
gardera le nom de son mari de Romilly, ainsi qu’une maison de famille en Provence, au pied de la Montagne
Sainte-Victoire, qu’elle adorera toute sa vie et qui l’inspirera.
Pendant les années d’occupation, sans poste, vivant plus ou moins cachée, elle retourne à son cher Thucydide
et à l’histoire de la Guerre du Péloponnèse, cette guerre implacable de trente ans entre Athènes, Sparte et leurs
alliés respectifs, qui s’est terminée par la défaite d’Athènes. Elle choisit donc Thucydide comme sujet de sa thèse
d’Etat. Ce qui la subjuguait chez Thucydide, c’était la recherche de l’objectivité et la justesse de l’analyse. J’étais
éblouie, dit-elle, par la fermeté de pensée, l’intelligence voulant conquérir le réel, la volonté de faire une oeuvre
qui soit un trésor pour toujours, κτήμα ες αεí, et apprenne aux hommes à voir clair, το σαφές σκοπεíν, comme il le
dit lui-même, c’est-à-dire qui sera utile à bien d’autres générations d’hommes, car il était persuadé que les mêmes
causes produiront les mêmes effets dans les affaires humaines. En ai-je passé des heures de ma jeunesse ou de ma
maturité à peiner sur ce texte, dira-t-elle... Mais je voulais comprendre et faire comprendre... Mais aussi la
pensée de Thucydide rejoignait mon époque et mon temps ; et elle venait jeter une lumière sur ce qui faisait ma
vie. Je travaillais à ma thèse pendant la guerre et je lisais les textes ou s’inscrit clairement le danger que court un
conquérant qui, en accumulant les conquêtes, accumule les hostilités qui, pour finir, auront raison de lui...
Comment avait-il fait, ce diable d’homme, pour atteindre ainsi une vérité qui soit encore la nôtre ?
La guerre finie, Jacqueline de Romilly reprend un poste au lycée de jeunes filles de Versailles. Elle présente
bientôt, en 1947, sa thèse d’Etat (les thèses d’Etat qui n’existent plus dans le cursus universitaire étaient des
monuments de science) sous le titre Thucydide et l’impérialisme athénien. La pensée de l’historien et la genèse de
l’oeuvre. Elle n’a que 34 ans, un âge très jeune pour un docteur d’Etat. Un de ses amis peintre, présent à la
soutenance de sa thèse, fait d’elle une esquisse avec la légende A Thucy pour la vie ! Et elle dit elle-même :
personne n’ignore que Thucydide est l’homme de ma vie. Sa thèse est publiée aussitôt en 1947, republiée en 1961,
à présent épuisée en français, mais heureusement traduite en grec comme la plupart de ses livres.
Docteur d’état en lettres classiques, elle est nommée maître de conférences en 1949, puis professeur de langue et
littérature grecque à l’Université de Lille pour huit ans, de 1949 à 1957. Elle enseigne en même temps à l’Ecole
normale de Sèvres de 1953 à 1960. Elle n’en continue pas moins à travailler sur Thucydide. Elle s’attaque à
l’édition et à la traduction de La Guerre du Péloponnèse. Elle considère comme un honneur de pouvoir collaborer
à l’édition officielle de son auteur favori. Elle entreprend à son tour, d’abord seule, à partir des travaux de
l’helléniste Louis Bodin qui lui avait légué sa bibliothèque et ses papiers, puis avec la collaboration de Raymond
Weil, l’édition et la traduction des huit livres de La Guerre du Péloponnèse, qui l’occuperont pendant près de 20
ans. Elle dit avoir passé beaucoup de temps à l’établissement du texte à partir d’une longue chaîne de manuscrits
et d’éditions successives depuis l’antiquité, ainsi qu’à la traduction, car le style de Thucydide est particulièrement
abstrait et concis, avec des figures de style. Elle cite comme un exemple de cette concision admirable cette belle
expression tirée de l’oraison funèbre prononcée par Périclès que rapporte Thucydide, Histoire de la Guerre du
Péloponnèse, II.40 : φιλοκαλούμε γαρ μετ’ευτελεíας, και φιλοσοφούμε άνευ μαλακíας, nous cultivons le beau avec
simplicité et les choses de l’esprit sans manquer de fermeté.
La traduction de La Guerre du Péloponnèse par Jacqueline de Romilly est justement célèbre, elle rend compte des
moindres nuances de la pensée et de l’expression, elle rend admirablement le fameux discours de Périclès où il
exalte la démocratie athénienne, définissant un idéal politique et humain en montrant qu’Athènes doit sa réussite à
son régime démocratique, à son respect de la liberté et des lois, à son respect de l’homme, au droit à la parole pour
tous, à la pratique de la tolérance, à la participation à la vie publique, à la célébration de la fête et de la beauté, un
discours qui a ému des générations d’hommes. Ce qu’elle admire en Thucydide, c’est qu’il analyse objectivement
au long des 30 années de l’histoire de cette guerre les causes de la grandeur d’Athènes et de son empire, puis de sa
. ibid., CD 1:3