L’ÉCONOMIE SOLIDAIRE AU BRÉSIL
Eudes Xavier est Député fédéral brésilien (Parti des Travailleurs) et coordinateur
du Front Parlementaire pour l’Économie solidaire. Le Croco l’a interviewé.
Le Croco : Quels facteurs expliquent l’émergence d’un foisonnement d’expériences d’économie solidaire au
Brésil ?
Eudes Xavier : Dans les années 60-70 le Brésil a connu la dictature de GOUVERNEMENTS militaires successifs.
Ce fut donc un moment de grande répression des mouvements sociaux aussi bien ouvriers qu’étudiants. L’activité
syndicale était pratiquement paralysée. Et s’il arrivait qu’un dirigeant syndical s’exprime contre le gouvernement, on
le destituait et il était remplacé par un représentant qui avait la confiance du régime militaire. Durant cette période
60-70, des syndicalistes de gauche ont du prendre le chemin de l’exil et la Belgique en a d’ailleurs accueilli certains.
C’est au terme de cette décennie qu’on assiste à une explosion de la société civile organisée. Et c’est à ce moment
que se développent les embryons tant de la CUT que du PT au sein du mouvement ANAMPOS (Articulation
Nationale des Mouvements Populaires et Syndicaux). Notons qu’à cette époque, on n’a pas encore de grands
syndicats aux mains de la gauche brésilienne. Il faudra attendre la lutte des oppositions syndicales pour aller dans ce
sens. Cette dernière débouchera sur la fondation du Parti des Travailleurs en 1980 et de la Centrale Unique des
Travailleurs CUT en 83. A cette époque on commence donc à percevoir le renforcement du mouvement ouvrier et
de ce nouveau syndicalisme notamment autour de la lutte contre le chômage et l’inflation. L’Église, je veux dire par
la Théologie de la Libération, avait déjà initié un travail qu’on n’appelait pas encore « économie solidaire » mais
de « création demploi et de revenus » dans les quartiers populaires. Le PT et la CUT, eux, se mobilisaient sur la lutte
pour le travail salarié dans le secteur formel. Et c’est dans les années 90 que survient la grande convergence entre
Église et syndicats. Pourquoi les années 90 ? Quand nous évoquons ces années-là au Brésil, nous parlons de la « la
décade perdue ». Perdue car, tandis que la Grande Bretagne était dirigée par Margaret Thatcher et les USA par
Ronald Reagan, nous avons également connu un gouvernement néolibéral qui était dans la logique de l’État
minimum en ce qui concernait la population et les droits sociaux, et lÉtat maximum en ce qui concernait les groupes
financiers libéraux. Durant ces années-là, au Brésil, le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso a privatisé tout
le secteur électrique et les télécommunications y compris dans l’État du Céara, dont je suis originaire, gouverné
alors pas le PSDB (Parti de la Sociale Démocratie Brésilienne) où les compagnies de téléphone et d’électrici ont été
privatisées. On assiste donc au cours de ces 10 années, à une croissance élevée du chômage et à la hausse effrénée de
l’inflation. Mais, parallèlement, c’est aussi à ce moment que surgissent diverses organisations de travailleurs centrées
sur l’économie solidaire.
Le Croco : Sous quelle forme apparaissent-elles ?
E.X. : Dès les années 70, un certain nombre d’initiatives avaient vu le jour, mais dans la décade de 90, et à partir de
ce taux élevé de chômage, elles se présentent en tant qu’alternative économique. Des entreprises sont récupérées et
autogérées, notamment via l’agence de développement solidaire de la CUT pour aider à fomenter les projets
d’économie des ouvriers métallurgistes ou d’autres secteurs; et c’est à ce moment que débute lexpérience du réseau
d’économie solidaire qui deviendra plus tard, en 2004, le Forum brésilien d’économie solidaire. On n’initie pas des
projets d’économie solidaire « parce que c’est joli »…, par idéalisme, ou par compassion, dans une démarche
assistancialiste; on les entreprend parce qu’une réelle nécessité de création d’emploi et de revenu se fait sentir. Mais
cette démarche se focalise sur l’associativisme et la coopération. Ce nouveau concept traduit la conception d’un
nouveau mode de vie. Un nouveau modèle qui se rapporte à l’être humain dans son intégralité. On ne peut pas voir
l’ouvrier travailleur comme un simple rouage de la production; il a une vie propre, une famille, un quartier, des amis;
il appartient à une communauté, un quartier. On a affaire à une vision humaine du point de vue du développement
des personnes. Elle se centre sur le travail, un travail qui génère des revenus, mais pas un travail aliéné desti
uniquement à créer de la plus value.
Le Croco : Quand peut-on parler d’une reconnaissance du secteur de l’économie sociale et solidaire au Brésil ?
E.X. : C’est en 2003 que le Brésil fait un premier grand pas dans le sens de la reconnaissance des expériences
d’économie solidaire. Après l’élection à la présidence de la République de Lula Inacio da Silva et la victoire du PT et
des partis de gauche un Secrétariat national de l’économie solidaire est créé par décret au sein du Ministère du
Travail. Ce décret donne pour la première fois à l’État-nation brésilien une légitimation aux expériences d’économie
solidaire. Il faut dire que dans ce pays de 190 millions d’habitants, environ 3 millions de personnes qui travaillent,
qui vivent ou survivent de l’économie solidaire. C’est donc un phénomène relativement important, et qui s’exprime
dans des secteurs très divers : métallurgie, banques communautaires, projets sociaux, marchés de la périphérie
urbaine, coopérative de femmes, monnaies solidaires, etc.
Le secteur de l’économie solidaire revêt donc une énorme diversité. Un nouveau secteur émergent aujourd’hui est
notamment celui des technologies de l’information. Au Céarà, par exemple, se veloppe actuellement une
expérience avec des jeunes sortis récemment des écoles techniques fédérales qui ont construit un projet dans la favela
de Pirambu, « Pirambu Digital ». Sans le moindre investissement financier au départ, ils ont commencé à récupérer
des ordinateurs inutilisés et ont monté un réseau de technologie de l’information pour le quartier. Ils ont notamment
mis en place un projet de « bibliothèque virtuelle » appelé « Bila ». Parallèlement à l’accès à internet, l’idée est aussi
d’encourager les enfants à la lecture. Ils empruntent un magazine, et le temps qu’ils consacrent à lire, ils l’échangent
en temps à utiliser l’ordinateur. Tu lis une demi heure, tu as accès une demie heure à Internet. Ce type dexpériences
fait également partie du secteur de l’économie solidaire au Brésil aujourd’hui.
Le Croco : L’économie solidaire continue cependant à relever de l’économie informelle ?
E.X. : Oui. En fait, il existe une reconnaissance formelle de la part de l’État brésilien, qui a créé un Secrétariat
national de l’Économie Solidaire, mais il manque la reconnaissance législative de ces expériences, il manque une loi
qui protège l’économie solidaire. Cela manque et cela constitue une limite à son développement. Car s’il existe 3
millions de personnes employées dans ce secteur au sein de diverses institutions, coopératives, associations
entreprises autogérées, pourquoi n’avons-nous pas une loi qui le git? C’est un obstacle au soutien effectif des
initiatives. L’état reconnait l’économie solidaire en créant un Secrétariat au sein du Ministère du Travail, mais ne
l’appuie pas formellement. C’est donc notre travail au niveau du front parlementaire de l’économie solidaire de
tenter de remédier à cette situation. Autre limite à l’évolution de cette sphère économique: le problème d’échelle.
Nous vivons au sein d’une économie capitaliste; comment développer un texte de loi qui puisse se concilier avec
l’économie capitaliste ? Il faut bien avouer que sur les cinq cent treize membres de la Chambre fédérale des députés
de Brasilia, ce thème de l’économie solidaire reste périphérique. Notamment aussi parce que la plupart d’entre eux
sont liés aux grands groupes économiques qui les soutiennent au moment des électionsEt c’est généralement le
parti qui a le plus d’argent qui récolte le plus grand nombre de sièges au Parlement brésilien, malheureusement. Le
dilemme est donc aussi celui- : il nous faut donc articuler et organiser l’économie solidaire dans le vieux système
capitaliste.
Le Croco : Quelles formes de limitations identifiez-vous par rapport à l’essor de l’économie solidaire ?
E.X. : Premièrement, elle ne fonctionne pas en circuit fer. Par exemple les entreprises coopératives de confection
sont quand même bien obligées d’acheter le fil et le tissu sur le marché capitaliste. Deuxièmement, si ces entreprises
d’économie solidaire ne reçoivent pas de crédit, un crédit orienté, évalué et solidaire, elles perdent leur capacité de
concurrence sur le marché capitaliste. Troisièmement, du côté de la production, si l’entreprise n’a pas de crédit, elle
ne peut pas avoir de production de large échelle car elle ne disposera pas de la technologie nécessaire.
Quatrmement, l’aspect de la commercialisation : nos expériences d’économie solidaire ne peuvent pas fonctionner
comme des îlots; elles doivent disposer de réseaux nationaux, régionaux, et internationaux. Il n’est possible d’ouvrir
des brèches dans l’économie productive capitaliste que si nous constituons des réseaux d’économie solidaire.
Un facteur essentiel, c’est l’organisation politique. Les expériences d’économie solidaire ne peuvent jamais perdre le
lien avec les mouvements sociaux. Par exemple, c’est très important pour nous au Brésil qu’une expérience comme
celle du quartier du Dendê à Fortaleza, ou la Banque Palmas du quartier Palmeiras, dans la périphérie de la ville, se
maintienne en relation avec le Mouvement des Sans-Terre, avec la CUT, avec le mouvement écologique, avec le
mouvement des femmes, les organisations des jeunes. D’autres mouvements aussi qui s’étendent aujourd’hui au
Brésil comme, par exemple, le mouvement des populations afro-brésiliennes, ou celui qui défend la reconnaissance
de la diversité sexuelle L’économie solidaire revêt une dimension de mouvement social. Cet aspect est en rapport
direct avec la méthodologie de l’éducation populaire. En tant que mouvement social, nous devons retourner à la
source de la structuration du mouvement social, dans les années 60-70 et à l’éducation populaire qui a permis aux
mouvements populaires de devenir ce qu’ils sont et qui nous ramène toujours aux mêmes questions : pour qui, par
qui, pourquoi cette économie alternative ? Dans le Brésil d’aujourd’hui, pour les brésiliens il ne s’agit pas dune
économie de la défaite, au contraire
Le Brésil actuellement, du point de vue brésilien en tout cas, ne peut pas représenter un échec économique, bien au
contraire Il possède la plus grande compagnie de production et raffinerie de pétrole au monde, la Petrobrás, la
quatrième compagnie d’aviation civile, l’EMBRAER, les plus grandes quantités de terres pour la production
céréalière au monde. En outre il produit d’énormes quantités d’acier, de soja, etc. Un pays de cette taille et disposant
d’autant de richesses n’est pas un pays pauvre. Cependant, une part majoritaire de sa population se trouve appauvrie,
à cause de la mauvaise gestion de plusieurs générations de gouvernements successifs.
Pourtant, au cours de la période 2003-2009, sous la présidence de Lula, le pouvoir d’achat du salaire minimum des
travailleurs s’est élevé de 46%, un indice supérieur à l’indice d’inflation. La base de la consommation générale a
aussi augmenté au Brésil; les programmes de transfert de revenus ont eu un impact à la hausse sur la consommation
interne de biens auxquels, il ya 10-20 ans, la population brésilienne n’avait pas accès. C’est sûr qu’il ya encore
beaucoup à faire, mais les avancées sont là.
Et avec la crise du système capitaliste mondial, c’est l’État en tant que Nation qui a besoin d’être fort. Chaque
expérience d’économie solidaire des groupes encourage la réflexion et l’action au plan personnel. L’expérience de la
communauté du Dendê, que nous avons eu l’occasion d’accompagner à Fortaleza, nous a permis d’observer à quel
point elle a pu favoriser le développement humain des personnes en tant qu’individus. Elles commencent à travailler
en groupe, à s’organiser, à se réunir pour réfléchir, même si parfois leurs avis divergent. Il n’existe malheureusement
pas vraiment d’indicateur de mesure de la croissance de cette conscience. On peut mesurer l’inflation, l’indice de
pauvreté, ou de satisfaction; mais ce processus à la base de l’organisation d’alternatives, peut-être subjectif du point
de vue de la pensée, constitue un acquis essentiel pour les travailleurs de l'économie solidaire. Discuter de la
production, de la commercialisation et des stratégies pour affronter le marché suppose qu’on soit organisés. Aucune
expérience organisée ne peut se discuter uniquement sur internet. Il faut s’asseoir, se parler, débattre et puis enfin
exécuter un projet Et à ce niveau les échanges d’expériences entre régions et pays permettent de faire avancer les
unes et les autres. Par exemple, si au Brésil, les initiatives bénéficient d’une reconnaissance partielle, au Venezuela
elle est nettement supérieure grâce à l’encouragement des politiques publiques. Au Venezuela, on a créé un Ministère
de l’Économie solidaire à part entière, et non pas un Secrétariat au sein d’un Ministère du Travail.
Le Croco : Vous insistez beaucoup sur le lien entre économie solidaire et idéologie. Pouvez-vous nous expliquer
pourquoi ?
E.X. : Un mouvement sans idéologie, une pratique sans théorie est une pratique aveugle. On peut créer un groupe
pour confectionner des chemises, des casquettes, des pantalons, mais il peut s’agir d’un groupe productif sans aucune
perspective en tant que projet de transformation. Dans l’économie solidaire, la base idéologique est nécessaire. En
tant que mouvement social, nous revendiquons un projet de société différent; donc dans les groupes d’économie
solidaire, il est nécessaire de discuter pour comprendre comment fonctionne l’économie capitaliste. C’est
incontournable si l’on veut créer une nouvelle économie sans plus-value, sans détruire l’environnement, dans le
respect les relations de genre, de génération, de race, d'ethnie, etc. Sans idéologie, on ne crée pas d’économie
solidaire, à mon avis. Car il s’agit d’un mouvement anti capitaliste. Sinon, il n’y a pas de différence entre ce type
d’initiative et une corporation ou un mouvement social démocrate, et alors cela n’ira pas plus loin dans la lutte anti
capitaliste. La formation des groupes d’économie solidaire, des coopératives, doit aller dans ce sens, combinée avec
une formation technique. Un ingénieur civil, c’est plus cher pour nous. Car il ne va pas seulement apporter les
calculs et la construction, il doit le faire dans un sens idéologique, le sens de la construction dun autre monde,
l’utopie sociale. Le référentiel, non pas le rêve coupé de la réalité, mais notre référence socialiste doit être présente
dans chaque lutte, dans tout ce que nous organisons : les fêtes d’anniversaire par exemple. Avant, j’utilisais des
verres jetables. Après avoir été sensibilisé par l’économie solidaire, je me suis dit « Tiens, si on écrivait son nom sur
les verres pour les réutiliser; ou alors utilisons des verres en verre …. Oui mais cela consomme plus d’eau car il faut
les laver … » On commence à se poser des questions sur nos pratiques quotidiennes. On peut apporter des
modifications. L’individu doit être pris en compte dans une nouvelle vision du monde, sinon on va revenir aux
dérives des régimes de L’Europe de l’Est, où on a méprisé la capacité des gens, le regard vers l’autre, la diversité.
L’être humain est multiple : on ne peut pas mettre tous les ingrédients dans une machine et le fabriquer en série. Il
faut avoir une vision d’un nouveau monde. C’est ce qui nous anime.
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