Le secteur de l’économie solidaire revêt donc une énorme diversité. Un nouveau secteur émergent aujourd’hui est
notamment celui des technologies de l’information. Au Céarà, par exemple, se développe actuellement une
expérience avec des jeunes sortis récemment des écoles techniques fédérales qui ont construit un projet dans la favela
de Pirambu, « Pirambu Digital ». Sans le moindre investissement financier au départ, ils ont commencé à récupérer
des ordinateurs inutilisés et ont monté un réseau de technologie de l’information pour le quartier. Ils ont notamment
mis en place un projet de « bibliothèque virtuelle » appelé « Bila ». Parallèlement à l’accès à internet, l’idée est aussi
d’encourager les enfants à la lecture. Ils empruntent un magazine, et le temps qu’ils consacrent à lire, ils l’échangent
en temps à utiliser l’ordinateur. Tu lis une demi heure, tu as accès une demie heure à Internet. Ce type d’expériences
fait également partie du secteur de l’économie solidaire au Brésil aujourd’hui.
Le Croco : L’économie solidaire continue cependant à relever de l’économie informelle …?
E.X. : Oui. En fait, il existe une reconnaissance formelle de la part de l’État brésilien, qui a créé un Secrétariat
national de l’Économie Solidaire, mais il manque la reconnaissance législative de ces expériences, il manque une loi
qui protège l’économie solidaire. Cela manque et cela constitue une limite à son développement. Car s’il existe 3
millions de personnes employées dans ce secteur au sein de diverses institutions, coopératives, associations
entreprises autogérées, pourquoi n’avons-nous pas une loi qui le régit? C’est un obstacle au soutien effectif des
initiatives. L’état reconnait l’économie solidaire en créant un Secrétariat au sein du Ministère du Travail, mais ne
l’appuie pas formellement. C’est donc notre travail au niveau du front parlementaire de l’économie solidaire de
tenter de remédier à cette situation. Autre limite à l’évolution de cette sphère économique: le problème d’échelle.
Nous vivons au sein d’une économie capitaliste; comment développer un texte de loi qui puisse se concilier avec
l’économie capitaliste ? Il faut bien avouer que sur les cinq cent treize membres de la Chambre fédérale des députés
de Brasilia, ce thème de l’économie solidaire reste périphérique. Notamment aussi parce que la plupart d’entre eux
sont liés aux grands groupes économiques qui les soutiennent au moment des élections… Et c’est généralement le
parti qui a le plus d’argent qui récolte le plus grand nombre de sièges au Parlement brésilien, malheureusement. Le
dilemme est donc aussi celui-là : il nous faut donc articuler et organiser l’économie solidaire dans le vieux système
capitaliste.
Le Croco : Quelles formes de limitations identifiez-vous par rapport à l’essor de l’économie solidaire ?
E.X. : Premièrement, elle ne fonctionne pas en circuit fermé. Par exemple les entreprises coopératives de confection
sont quand même bien obligées d’acheter le fil et le tissu sur le marché capitaliste. Deuxièmement, si ces entreprises
d’économie solidaire ne reçoivent pas de crédit, un crédit orienté, évalué et solidaire, elles perdent leur capacité de
concurrence sur le marché capitaliste. Troisièmement, du côté de la production, si l’entreprise n’a pas de crédit, elle
ne peut pas avoir de production de large échelle car elle ne disposera pas de la technologie nécessaire.
Quatrièmement, l’aspect de la commercialisation : nos expériences d’économie solidaire ne peuvent pas fonctionner
comme des îlots; elles doivent disposer de réseaux nationaux, régionaux, et internationaux. Il n’est possible d’ouvrir
des brèches dans l’économie productive capitaliste que si nous constituons des réseaux d’économie solidaire.
Un facteur essentiel, c’est l’organisation politique. Les expériences d’économie solidaire ne peuvent jamais perdre le
lien avec les mouvements sociaux. Par exemple, c’est très important pour nous au Brésil qu’une expérience comme
celle du quartier du Dendê à Fortaleza, ou la Banque Palmas du quartier Palmeiras, dans la périphérie de la ville, se
maintienne en relation avec le Mouvement des Sans-Terre, avec la CUT, avec le mouvement écologique, avec le
mouvement des femmes, les organisations des jeunes. D’autres mouvements aussi qui s’étendent aujourd’hui au
Brésil comme, par exemple, le mouvement des populations afro-brésiliennes, ou celui qui défend la reconnaissance
de la diversité sexuelle … L’économie solidaire revêt une dimension de mouvement social. Cet aspect est en rapport
direct avec la méthodologie de l’éducation populaire. En tant que mouvement social, nous devons retourner à la
source de la structuration du mouvement social, dans les années 60-70 et à l’éducation populaire qui a permis aux
mouvements populaires de devenir ce qu’ils sont et qui nous ramène toujours aux mêmes questions : pour qui, par
qui, pourquoi cette économie alternative ? Dans le Brésil d’aujourd’hui, pour les brésiliens il ne s’agit pas d’une
économie de la défaite, au contraire …
Le Brésil actuellement, du point de vue brésilien en tout cas, ne peut pas représenter un échec économique, bien au
contraire… Il possède la plus grande compagnie de production et raffinerie de pétrole au monde, la Petrobrás, la
quatrième compagnie d’aviation civile, l’EMBRAER, les plus grandes quantités de terres pour la production
céréalière au monde. En outre il produit d’énormes quantités d’acier, de soja, etc. Un pays de cette taille et disposant
d’autant de richesses n’est pas un pays pauvre. Cependant, une part majoritaire de sa population se trouve appauvrie,
à cause de la mauvaise gestion de plusieurs générations de gouvernements successifs.
Pourtant, au cours de la période 2003-2009, sous la présidence de Lula, le pouvoir d’achat du salaire minimum des
travailleurs s’est élevé de 46%, un indice supérieur à l’indice d’inflation. La base de la consommation générale a
aussi augmenté au Brésil; les programmes de transfert de revenus ont eu un impact à la hausse sur la consommation
interne de biens auxquels, il ya 10-20 ans, la population brésilienne n’avait pas accès. C’est sûr qu’il ya encore
beaucoup à faire, mais les avancées sont là.