Comprendre l`homme pour penser Dieu

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PRESENTATION
MONOTHEISMES RELIGIEUX
ET PENSEE RATIONNELLE
Imaginez ce qui suit.
Une grande maison d’édition s’est spécialisée dans la
publication d’ouvrages de philosophie, de théologie et d’histoire
des religions. Elle organise, pour les auteurs de ses collections et
leurs lecteurs, une croisière en Méditerranée... ou ailleurs à votre
choix !
À bord quelques conférences sont au programme sur le thème
très ouvert de « L’avenir des religions » ; des visites de villes
sont proposées aux escales. Mais le but essentiel de cette
croisière culturelle est de favoriser les échanges d’opinions, de
susciter la recherche interdisciplinaire, de constituer des groupes
de réflexion, dont les travaux pourraient ensuite être publiés.
Aussi de nombreux moments de loisirs doivent permettre aux
participants de se rencontrer librement selon leurs centres
d’intérêts ou leurs goûts de la controverse...
Dans son allocution d’accueil le Directeur de cette croisière
culturelle avait suggéré différents thèmes :
Les organisations sociales des religions.
Les mythologies religieuses anciennes et modernes.
L’archéologie religieuse autour de la Méditerranée.
Les sources égyptiennes et mésopotamiennes de la Bible.
La formation du christianisme et du judaïsme rabbinique.
Les religions du Livre ! « de quel livre ? ».
Les religions dans le monde scientifique et technique.
Les morales religieuses et celle des « droits de l’homme ».
L’homme responsable de ses religions.
Les religions et Dieu.
Raison et révélation. Leur essence et leur historicité.
[...]
Les participants peuvent aussi proposer d’autres sujets,
souligna le Directeur de la croisière... Il fit toutefois remarquer
que certains thèmes se recoupent et peuvent fusionner. Aux
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COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
participants est laissé le soin de se grouper librement... Ils
peuvent aussi participer à un ou plusieurs ateliers selon les
possibilités...
Dans la grande salle d’accueil du paquebot, les échanges
informels allèrent bon train, animés discrètement par des promoteurs de groupes. Une telle pédagogie non directive aurait
conduit au fiasco le plus complet si les participants avaient
manqué ou de culture ou de motivation. Mais ce n’était pas le
cas...
LE FAIT DE TROIS RELIGIONS MONOTHEISTES
EST UN SCANDALE RATIONNEL PUR
Un premier groupe s’est donc formé pour réfléchir critiquement sur les idées de foi et de révélation dans les religions
monothéistes. Celles-ci en appellent par leur fondateur respectif
à un même archétype ancestral de croyant : Abraham. Le
judaïsme le revendique par Moïse, le christianisme par Jésus et
l’islam par Mahomet. Ce raccourci historique pose, à celui qui ne
s’enferme pas d’emblée dans les croyances de son groupe, de
redoutables questions philosophiques sur :
1°) l’unicité de Dieu et celle de l’idéal du croyant,
2°) la diversité des révélations : trois — avec de multiples
ramifications antagonistes —touchant la nature de Dieu et
l’existence humaine,
3°) la prétention de chacune à l’universalité.
En raison de sa contradiction interne, ce fait religieux
historique massif invite la raison humaine, désireuse de
cohérence, à une triple réflexion. Elle portera 1°) sur la foi,
attitude que les religions rendent palpable dans le personnage
d’Abraham ; 2°) sur la révélation, que les religions concrétisent
diversement : a) dans les textes bibliques pour le judaïsme, b)
dans une personne connue par les témoignages évangéliques
pour le christianisme, c) dans une dictée récitée « le Coran »
pour l’islam, 3°) ainsi que sur une analyse de l’universalité du
message qu’elles proposent.
Mais face à la diversité choquante des monothéismes la raison
humaine philosophique elle-même n’est pas cohérente. Elle est
diffractée en une pluralité de « philosophies ». Cette incohérence
interne ne peut qu’amplifier son désarroi devant l’incohérence
engendrée par la diversité des monothéismes.
Certes, tous les hommes ne sont pas sensibles à cette double
incohérence. D’abord, il y a ceux qui sont rendus insensibles à
une recherche de vérité sur la nature de la foi, de la révélation
divine et de leurs universalités respectives, parce qu’ils sont
MONOTHEISMES RELIGIEUX ET PENSEE RATIONNELLE
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entièrement bornés et limités aux croyances de leur groupe. Ce
qu’il y aurait de vrai dans leurs croyances n’est pas formellement
reconnu comme vérité, ni discerné d’avec ce qu’il y a d’erroné.
La totalité de leurs croyances est affirmée par eux comme vérité,
y compris les erreurs. Ensuite, il y a ceux qui y sont insensibles
par absence d’éducation ou manque d’aptitude à la réflexion
philosophique. Celle-ci est, en effet, très exigeante intellectuellement, et grosse consommatrice de temps. On ne peut donc
reprocher à personne de ne pas y progresser suffisamment, tout
comme on ne peut tenir pour faute l’emprisonnement intellectuel, inaperçu et même douillet, dans les croyances d’un
groupe. On ne peut que regretter ces réalités ou les déplorer et
offrir une aide souvent bien dérisoire à qui voudrait l’accepter...
CE SCANDALE PEUT ETRE SURMONTE
PAR UNE CRITIQUE DE LA RAISON PURE CROYANTE
Le premier groupe qui s’est ainsi constitué se place donc
devant un double défi : rechercher, en priorité logique, une
cohérence philosophique réflexive et, consécutivement, une
cohérence épistémologique interprétative des trois religions
monothéistes considérées dans leurs réalités objectives.
Qu’est-ce que croire ? Pourquoi et comment ? Croire quoi ?
Est-ce un simple phénomène culturel ? Son niveau de réalité estil comparable à une mode littéraire, à une langue, au langage
humain comme tel ou à la pensée même ?
L’homme est un « vivant politique » et un « vivant familial »,
disait Aristote. Mais ses organisations économiques et politiques
ainsi que les modalités de sa vie de famille sont souvent loin de
répondre à ses désirs. Les conflits qui y naissent sont multiples.
Ils avivent ses aspirations au lieu de les supprimer. En va-t-il de
même des religions, ces « formes de foi » du « vivant religieux »
que nous sommes ? L’homme religieux croit-il toujours de façon
authentique ? Certes pas ! Les guerres religieuses, prétendument
saintes, ou antireligieuses le prouvent à l’évidence. Pourtant, ce
zèle dévoyé ne montre-il pas aussi que les hommes portent au
fond d’eux-mêmes, un certain « idéal de foi » qui doit trouver ses
racines au plus profond de leur être véritable et inaltérable ? Bien
croire est aussi essentiel que bien se nourrir.
En son être essentiel l’homme n’est-il pas constitutivement
« un croyant » « un vivant fiducial » ? Croire n’est-il pas le
propre de l’homme ? Assurément, autant que faire des mathématiques, que rechercher les lois de la matière et de la vie, que
s’interroger de mille façons sur son existence ! Si donc « croire »
est une activité vitale de la conscience humaine, il doit y avoir
10
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
alors une méthodologie rationnelle normative de la « foi ».
L’homme a donc le pouvoir de juger de l’authenticité ou de la
déviance, ainsi que des améliorations possibles de ses croyances.
Encore faut-il en prendre conscience ! Ce qui ne signifie pas que
chacun le fasse. Hélas ! Mais cette insuffisance est aussi
humaine...
Une analyse philosophique des formes biblique, évangélique
et coranique de sa « foi humaine » est alors possible. Le
dynamisme des formes de foi biblique et évangélique l’exige
même. Leur histoire s’y est déjà ouverte. Semblable démarche
méthodologique peut aussi s’appliquer à l’islam. Mais son
histoire y est bien moins réceptive. L’islam craint la recherche
historique et la critique philosophique. Il fréquente plus
volontiers les formes de pensée qui ne se prononcent pas sur la
dimension religieuse de l’homme, comme les mathématiques ou
les sciences de la matière. Toutefois l’homme musulman est
d’abord un « homme » et les exigences de sa raison humaine ne
manqueront pas de se faire valoir un jour.
Un deuxième groupe est tenté par le thème : « Les religions et
Dieu ». Ses membres souhaiteraient toutefois en préciser quelque
peu l’intitulé, par exemple : « Le Dieu révélateur et la formation
historique des doctrines religieuses ».
D’autres groupes se sont formés selon des optiques plus
psychologiques et sociologiques. Toutefois toutes ces options
sont complémentaires entre elles. Elles peuvent s’enrichir
réciproquement. Aussi les participants de ces différents groupes
peuvent-ils intervenir les uns chez les autres, suivant l’évolution
des discussions.
Une seule chose compte dans ce débat général : l’ouverture
d’esprit dans la recherche de la vérité. Les idées seules doivent
retenir notre attention.
Bonne lecture.
PREMIERE RENCONTRE
BESOINS SPIRITUELS D’UNE ANALYSE
REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
Après avoir superficiellement fait connaissance, décliné leurs
identités et activités professionnelles, les participants du premier
groupe avaient pris place autour d’une grande table… des
chrétiens, en majorité catholiques, quelques protestants, une
juive, mais pas de musulman dans ce groupe... (On invitera ceux
qui sont dans d’autres groupes...)
Une petite conférence a servi d’introduction. Devant cet
auditoire, petit mais très varié, un sociologue vient de brosser
avec humour un tableau assez pertinent des difficultés que
rencontre l’Église catholique. Parmi les assistants, les uns y
voient un diagnostic assez sombre, secrètement approuvé, mais
aussi partiellement récusé ou nuancé dans l’intime des
consciences. D’autres y discernent une promesse d’espoir, avec
beaucoup d’ambiguïtés cependant : espoir de restauration d’une
vie de foi à l’ancienne ou d’un approfondissement novateur du
message évangélique ?
Le promoteur de la rencontre remercie le conférencier, avant
de passer la responsabilité des débats au doyen d’âge du groupe :
un professeur émérite à la fois discret et connu pour ses travaux
érudits sur les grands philosophes de l’histoire.
« Vos compétences vous désignent tout naturellement pour
être le modérateur de ce groupe. »
Il sollicite ensuite les participants à intervenir :
« N’hésitez pas, non seulement à poser vos questions, mais à
confronter vos opinions, afin que les diverses conceptions
s’éclairent les unes les autres. Notre croisière ne fait que
commencer... La prochaine rencontre aura lieu cet après-midi
dans cette même salle... Pour les jours suivants, vous organiserez
vous-mêmes les horaires… Je vous laisse entre vous... Bonne
discussion... »
Après le départ du promoteur, le MODERATEUR, un professeur
émérite d’histoire de la philosophie, s’adresse au groupe.
12
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
– Mesdames et Messieurs, la parole est à vous... Vous
connaissez le thème très ouvert de notre séminaire : « Foi, raison
et révélation ». Faut-il écrire ces mots au singulier ou au pluriel ?
Ont-ils pour vous la même signification ? Quel genre de réalités
recouvrent-ils ? Comment ces réalités s’inscrivent-elles dans
notre existence humaine, dans nos familles et dans la société ?
Bien d’autres questions peuvent encore surgir...
LE CATECHISME DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE
ET LA RECHERCHE THEOLOGIQUE
UN PARTICIPANT ANONYME rompt un moment de silence...
– Je suis architecte. J’aimerais savoir ce qu’il faut penser du
nouveau « Catéchisme de l’Église Catholique ». C’est le livre de
référence, me semble-t-il, pour la foi des catholiques ? Je l’ai
bien acheté, mais j’avoue ne pas l’avoir encore lu..., seulement
feuilleté. Je ne suis sans doute pas le seul en ce cas ! J’attends
qu’on en fasse une présentation plus populaire... Pourquoi pas
une « bande dessinée » !... Comme ce n’est pas un livre que
l’actualité démode, je peux encore laisser passer quelques
années... J’ai toutefois entendu, lors de sa parution en 1992, de
nombreux commentaires à la Radio et à la Télévision. Selon les
titres du quotidien « Le Journal », il est apparu à l’époque qu’il
était très discuté, voire controversé, même dans les milieux
ecclésiastiques ! Qu’est-ce que vous en pensez ?
LE SOCIOLOGUE, après avoir jeté un coup d’œil interrogateur
à ses collègues historiens, philosophes et théologiens...
– J’ai une secrète envie de laisser un des prêtres présents
autour de la table  j’en compte quatre  répondre à cette
question. En effet, comme sociologue je ne puis, comme vous,
que constater la diversité des réactions que ce document a
provoquées. Je l’ai cité dans mon exposé introductif en tant qu’il
est un effort pour centrer et cadrer l’essentiel de la foi des
Catholiques. Je puis tenter d’apprécier d’une part la nature et
l’importance des avis favorables et mesurer d’autre part
l’intensité de l’opposition. Mais je ne puis, excusez-moi, me
prononcer sur le fond du document, sur sa valeur théologique et
sur sa cohérence philosophique.
Je ferai seulement la constatation suivante. Elle n’est pas
neuve d’ailleurs et ce qui s’est passé lors de la parution du
« Catéchisme de Jean-Paul II » est significatif d’une manière
d’être collective assez typique de l’Église catholique. Nous
avons d’un côté une institution centralisée : la papauté et la curie
romaine ainsi qu’à des degrés divers la hiérarchie épiscopale et
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
13
de l’autre côté des penseurs chrétiens, des intellectuels, des
philosophes et des théologiens à l’originalité très forte. Entre les
deux il y a une tension permanente de sorte que l’autorité
centrale, soucieuse d’une unité doctrinale stricte, ne parvient
jamais à imposer complètement son « magistère ». Sans doute les
organes de l’autorité centrale disposent-ils dans l’Église du
« pouvoir administratif » ! Elle est, face à la masse des fidèles, en
position de force. Et cependant cette position de force est
« fragile »... « fragile », ce n’est peut-être pas tout à fait le mot
juste..., disons « perméable », perméable, non comme une
éponge, certes, mais par « osmose ». Elle est « sensible » au
pouvoir inventif très largement diffusé de la « pensée chrétienne ». Le message évangélique, en effet, est un ferment de
novation intellectuelle et de libération spirituelle.— Je pense que
les historiens ici présents seront d’accord avec moi !
Aussi le pouvoir administratif dans l’Église est-il contraint,
malgré lui, d’évoluer... d’évoluer positivement et de façon
justifiée ? Bien entendu... Il dit alors qu’il veut être docile aux
nouvelles orientations que lui inspire l’Esprit-Saint...
Je vois un froncement de sourcils sur le visage de notre ami
théologien !... Ah le froncement disparaît... C’est maintenant un
sourire bienveillant...
– Est-ce parce que j’ai assimilé l’inspiration du Saint-Esprit
aux idées acceptées de manière durable par les fidèles
catholiques ?
LE PREMIER PRETRE, professeur de théologie dans un Institut
catholique.
– Disons que l’assimilation est un peu rapide... C’est à
nuancer...
LE SOCIOLOGUE, reprenant la parole...
– Il faut, bien entendu, que le pouvoir religieux administratif
— et ceci est constatable dans toute organisation religieuse —
trouve, pour expliquer ses évolutions, la formule adéquate à la
nature religieuse qu’il se donne lui-même, et qu’il souligne donc,
dans le cas de l’autorité catholique, son origine divine directe.
C’est Dieu et personne d’autre, qui doit le guider... Ce ne sont
pas les fidèles qui lui montrent la route... Son pouvoir reçu du
Christ est transmis au sein de la hiérarchie papale et épiscopale.
Il ne peut pas se compromettre avec une conception démocratique... Celle-ci est la marque du « siècle » ou du « monde »...,
c’est-à-dire d’une société qui est différente de l’Église. Le
discours ecclésiastique dit cela d’une façon plus « onctueuse »
que le sociologue que je suis... Toutefois cette explication a le
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COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
mérite de permettre des évolutions doctrinales ou disciplinaires.
Ce n’est pas le cas de l’islam. Pour lui le Coran est intangible et
ce qu’il ordonne ne peut être contesté, sans que soit remise en
cause la révélation dont Mahomet s’est fait le porte-parole... Il ne
peut y avoir que des « interprétations ».
Enfin... Quoi qu’il en soit de la manière dont les choses sont
formulées, le sociologue constate dans l’Église catholique une
dialectique permanente, finalement relativement équilibrée sur le
long terme, entre, d’une part, un pouvoir central organisateur
d’une doctrine et régulateur d’une manière de vivre et d’autre
part, un pouvoir d’innovation qui bourgeonne dans l’ensemble
du corps social de l’Église. Je dirais même, et c’est presque un
paradoxe, que la centralisation, dans le cas de l’Église
catholique, stimule à la périphérie les ressources d’inventivité
des fidèles. Les tentatives pour « immobiliser » le message
chrétien et le figer en formules ne font que le mettre en
mouvement. Pourquoi ? C’est au théologien ou au philosophe de
me l’expliquer, s’il y a du moins une explication... En tout cas,
elle n’est plus de mon domaine sociologique. Mais serait-ce
parce que la tendance de fond du christianisme est tournée vers
le futur et n’est pas seulement un remodelage du passé prétendu
définitif, comme dans l’islam... Mais d’autres feront peut-être un
autre diagnostic... et ils donneront d’autres explications...
Après ce que je viens de dire, je reconnais que je n’ai pas
répondu à votre question, autant que vous le souhaitiez sans
doute... Je vois un ami prêtre qui souhaite intervenir. Je lui passe
la parole. Il voit certainement les choses d’un autre point de vue
que moi.
UN SECOND PRETRE, CHANOINE, membre d’une équipe
paroissiale dans une grande ville, auteur de nombreux ouvrages
de vulgarisation.
– Si mon collègue théologien fronçait les sourcils il y a quelques instants, c’est aussi parce que nous ne sommes pas habitués
à considérer le pouvoir du pape et des évêques comme un
pouvoir administratif. Dans les États démocratiques modernes
nous vivons sous le régime de la séparation des pouvoirs : le
législatif, l’exécutif et le judiciaire. Le pouvoir dit administratif
est généralement un prolongement du pouvoir exécutif. Dans
l’Église catholique nous ne connaissons pas la séparation des
pouvoirs et s’il y a bien des organismes administratifs et une
administration vaticane, elle ne se rattache pas à un exécutif
indépendant. De plus parler d’un « pouvoir administratif », c’est
évoquer une sorte de pouvoir mineur par rapport aux autres,
comme le législatif. La terminologie « séculière » ne se
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
15
superpose pas adéquatement à la terminologie ecclésiastique...
Mais en voilà assez pour ce détail.
Revenons à la question de notre participant : « Que penser du
nouveau catéchisme ? » Je pense que nous pouvons trouver des
éléments de réponse dans le texte même de la Constitution
Apostolique « Fidei depositum » qui accompagne la publication
du catéchisme. J’en ai fait à l’époque une petite plaquette de
présentation.
Qu’y lisons-nous : « Garder le dépôt de la foi, telle est la
mission que le Seigneur a confié à son Église et qu’elle
accomplit en tout temps. » nous dit le pape Jean-Paul II. Au
paragraphe suivant il dit que Jean XXIII avait assigné au Concile
Vatican II « comme tâche principale de mieux garder et de mieux
expliquer le dépôt précieux de la doctrine chrétienne... Le
Concile [...] devait s’attacher à montrer sereinement la force et
la beauté de la doctrine de la foi. » L’intention est donc claire.
Un Synode des évêques, 20 ans après la clôture du Concile,
formula le vœu : « que soit rédigé un catéchisme ou compendium
de toute la doctrine catholique tant sur la foi que sur la morale,
qui serait comme un texte de référence pour les catéchismes ou
compendiums qui sont composés dans les divers pays. »
Permettez-moi une dernière citation : « Le Catéchisme de
l’Église catholique [...] est un exposé de la foi de l’Église et de la
doctrine catholique, attestées ou éclairées par l’Écriture sainte,
la Tradition apostolique et le Magistère ecclésiastique. »
Ces quelques citations redisent au fond la même chose : le
catéchisme est un exposé, approuvé par le Pape, de la doctrine de
la foi de l’Église catholique. Sa valeur est donc très grande.
Voilà ma petite réponse à votre question.
L’ARCHITECTE remercie le chanoine, mais relance sa question.
– Votre réponse, Monsieur l’abbé, me laisse également sur ma
faim. Le sociologue ne peut me livrer qu’une analyse des
opinions et des commentaires que l’ouvrage suscite, mais ne peut
se prononcer sur la valeur du catéchisme. Je comprends sa
réserve et sa retenue de scientifique. Mais vous, Monsieur
l’abbé, vous devriez porter un jugement sur le fond, et vous ne
faites que « répéter » l’opinion du pape qui approuve cet
ouvrage. Peut-être a-t-il raison ! Je ne sais... Cet ouvrage reposet-il sur un soubassement solide ?
Le sociologue reste en quelque sorte « à l’extérieur » du
catéchisme, et vous, Monsieur l’abbé, vous vous enfermez « au
dedans ». Moi je voudrais qu’on teste les fondations, pour parler
comme un architecte... Répéter toujours la même chose ne
16
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
constitue pas une preuve de validité. Les erreurs aussi se
transmettent...
LE CHANOINE, hésitant et quelque peu gêné.
– Vous comprendrez que, comme membre du clergé, en raison
de ma mission pastorale, mon opinion se doit d’être en harmonie
avec celle du pape. Le pape souhaite aussi d’ailleurs dans sa
Constitution Apostolique « que le catéchisme renforce les liens
de l’unité dans la même foi apostolique. »
L’ARCHITECTE reprend alors sa question...
– Vous aussi vous êtes donc tenu à « un devoir de réserve ».
C’est dans votre rôle professionnel, comme le devoir de réserve
d’un militaire, en raison de son incorporation à l’armée. Vous,
vous êtes incorporé à l’Église. La réserve du sociologue est différente. Elle est de nature méthodologique, liée à la pratique d’une
discipline intellectuelle et scientifique. Elle n’est pas dictée par
l’appartenance à un groupement professionnel donné.
Quant à moi, dans mon métier, indépendamment de
l’entreprise qui m’embauche, je ne puis rester « à l’écart » d’un
chantier dont j’ai la responsabilité. Je ne puis davantage me
contenter de m’installer « au-dedans » d’un programme de
construction, sans m’assurer de sa validité... Il faut bien que je
m’interroge sur la résistance des matériaux et sur leur bonne
mise en œuvre, indépendamment même de la notoriété publique
dont mon groupe industriel jouit.
D’où ma question globale : Que faut-il penser du
« Catéchisme de l’Église Catholique » ? Tout y est-il vrai ? Estce vraiment la doctrine catholique et est-elle vraie en soi, du
moins par rapport à la révélation de Jésus ?
AUTORITE DOCTRINALE
ET MEFIANCE A CROIRE
UN AUTRE PARTICIPANT anonyme s’enhardit et prend le relais
de l’architecte.
– Moi aussi je me pose la même question. Je suis catholique
pratiquant et professeur de physique à l’Université. Je ne suis
nullement un spécialiste en théologie. Je réfléchis seulement
comme tout le monde aux problèmes de l’existence. Je tâche de
le faire avec le plus de bon sens possible... Mais quand on est
père de famille et qu’on a de grands enfants, le « bon sens » ne
suffit plus tout à fait, pour leur parler de « religion ». Lorsqu’il
m’arrive d’en discuter avec eux — ça arrive quand même et il ne
faut pas laisser passer l’occasion...— et que je fais référence au
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
17
« catéchisme », je m’attire la réplique : « oui, ça, c’est « ta »
religion, papa ! ». J’ai beau me dire intérieurement que ce qu’ils
appellent « ma » religion n’est pas une invention de ma fantaisie,
mais « la vraie foi » en Dieu, je me sens désarmé... Il me faut
alors changer de discours et chercher d’autres arguments, des
arguments plus souples, susceptibles d’être débattus en quelque
sorte, sans le contrôle d’une autorité extérieure, juge et partie à la
fois. Si mes enfants, surtout ceux qui sont mariés, n’ont pas la
possibilité de discuter, d’analyser, de critiquer mes arguments, ils
les rejettent, les mettent hors-jeu en quelque sorte en les
stigmatisant comme « mon » opinion, alors que ce sont les
arguments de l’Église... Que me faut-il donc penser du catéchisme ? Comment en montrer la valeur, sans que les arguments
viennent de ce catéchisme même ou de ceux qui l’ont fait ? ...
– « Situation intéressante pour la psychanalyse ! » s’exclame
quelqu’un.
– « Que voulez-vous dire ? » reprend
PHYSIQUE.
LE PROFESSEUR DE
– Nous sommes en présence d’un phénomène inconscient
d’identification, poursuit le psychanalyste, non pas
d’identification des enfants au père, mais dans l’inconscient des
enfants, identification du père avec la religion catholique ou
réciproquement. Le meurtre du père n’est pas seulement
œdipien, il est aussi identitaire pour les enfants. Le père doit
mourir pour qu’ils aient enfin toute leur place. Si le père,
identifié à l’Église, ou l’Église identifiée au père, se « campe »
devant eux, ils le « tuent »... Ils mettent votre argument sur le
côté. Et pour eux alors il n’existe plus. Il est mort. Faites avec le
catéchisme comme vous faites avec vos arguments de « bon
sens ». Mettez-le en discussion, ouvrez-le à la critique et
permettez à vos enfants de « juger par eux-mêmes ». Je sais que
les enseignements de l’Église catholique ne se prêtent guère à ce
genre de traitement... Ils sont autoritaires. C’est à prendre ou à
laisser !... Si l’Église, je veux dire, le pouvoir ecclésiastique, ne
veut pas tenir compte de la psychanalyse, sur ce point et sur bien
d’autres encore, c’est l’Église même qu’on « laissera »... Et ses
chefs auront contribué indirectement et contre leur intention à la
faire délaisser... C’est elle qui sera la « délaissée »... Souhaitons
cependant que ce soit la « délaissée » de la Bible... celle qui est
finalement l’élue...
(Isaïe 54, 6 : Oui, comme une femme délaissée et accablée, Yahvé t’a appelée)
18
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
–Effectivement... C’est qu’en même temps mes enfants, les
mêmes, me disent que les curés n’enseignent plus rien..., que du
« socialement correct ». Et ils regrettent cette situation de vide...
Ils ne sont donc pas indifférents à la foi... Aussi je pense qu’ils
ne veulent plus croire sans comprendre,... comme notre génération l’a fait trop souvent par le passé... quand nous pensions à
tort que si nous comprenions il n’y avait plus de place pour la
foi... Du moins c’est ce qu’on nous disait...
LE PSYCHANALYSTE.
– Ce que vous dites est sans doute vrai..., aussi comme mon
collègue sociologue, je ne me prononce pas sur le fond, sur la
valeur intrinsèque du catéchisme. Je ne me pose d’ailleurs pas
vraiment la question de savoir ce qu’il vaut... Mais si le fond
détermine la manière dont il se présente, c’est plutôt mauvais
augure pour la valeur du fond... Ce jugement n’enlève rien au
fait que la foi ou la croyance est un phénomène psychique
universel en toutes les cultures... Et vous le remarquez chez vos
enfants... à leur tour en charge d’éducation... La psychanalyse
ferait d’ailleurs bien de s’intéresser à ce phénomène un peu plus
qu’elle ne le fait... Elle est un peu trop polarisée sur la sexualité.
Il ne faut pas la négliger, bien sûr ; sans elle pas de
psychanalyse ; mais elle veut tout expliquer par la sexualité,
alors que la sexualité doit aussi être expliquée... Celle-ci est
d’ailleurs l’objet de croyances, c’est patent dans les mythes, mais
les croyances agissent aussi sur la sexualité. Que ne nous
révélerait pas l’inconscient du croyant ? N’y aurait-il pas de la
« foi » dans la sexualité ?... Les deux n’auraient-elles pas une
racine commune, des liens secrets ? On peut soulever la
question...
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– Merci pour votre conseil pédagogique. Mais n’est-ce pas
jouer un peu la comédie, voire double jeu ? La foi réclame la
sincérité... Peut-on jouer à en douter ?... Je vais y réfléchir.
Les quelques vingt participants se regardent perplexes.
Apparemment on n’est pas sur le chemin de la réponse.
UN TROISIEME PRETRE, exégète et historien de la théologie
dans un ordre religieux, veut relancer le débat.
– Au fond, quelle est la question ? — Quelques rires discrets
se font juste perceptibles — Je m’explique. J’ai perçu dans les
premières interventions le désir d’une réponse correctement
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
19
fondée... et par conséquent le refus d’une réponse qui laisserait
insatisfaites notre raison et ses exigences intellectuelles. Quand
vous demandez, Messieurs, ce qu’il faut penser du catéchisme de
l’Église catholique, impulsé et approuvé par le pape Jean-Paul II,
dans quelle direction cherchez-vous une réponse ? Quel est le
« sens » de votre question ? De quel point de vue posez-vous la
question ? aiment à dire les philosophes du langage. Je puis me
poser cette question dans les mêmes termes que vous, mais avec
une autre signification.
Pour moi, historien de la théologie, la question reviendrait, par
exemple, à me demander si le Catéchisme tient suffisamment
compte du travail des exégètes depuis la fin de la guerre. Mais je
suppose que le sens de votre question n’est pas celui-là. Je
perçois qu’il est plus profond, plus existentiel, qu’il ne porte pas
sur les contingences d’une époque, sur l’évolution entre autres
des manifestations visibles de la foi catholique, caractérisées par
une faible pratique dominicale et de grands rassemblements
festifs de jeunes gens. Ces circonstances peuvent pourtant jouer
un rôle dans l’éclosion des questions essentielles sur la foi et
la révélation. L’organisation réussie de cette croisière en est
d’ailleurs une autre preuve...
Du côté des philosophes on pouvait remarquer quelques
hochements approbateurs.
LE MODERATEUR, historien de la philosophie vient donc
soutenir la question du théologien.
– Il est judicieux, Père, de s’interroger d’abord sur le sens
d’une question, de préciser le plan intellectuel où on se situe en
la formulant, si l’on veut y répondre correctement. Pour ma part,
je pense que les deux questions de nos amis se complètent. Notre
intervenant architecte se pose la question de la vérité..., du degré
de vérité, disons, de l’enseignement de ce catéchisme à travers
l’image — très cartésienne —de la solidité de ses soubassements
et notre intervenant physicien cherche une vérité qui n’apparaisse
pas comme celle d’un groupe, mais comme une vérité qui, parce
qu’elle peut être discutée, pour de bonnes ou de mauvaises
raisons, peu importe, doit finalement apparaître comme fondée
en raison. La raison fait, en effet, partie de notre triptyque de
réflexion : raison, foi et révélation. Raison d’abord, foi ensuite et
enfin révélation. Tel semble devoir être, aux yeux de l’historien
de la pensée humaine, l’ordre logique progressif de ces concepts.
De par sa formation notre ami physicien cherche donc un
enseignement catéchétique exprimant quelque chose d’universellement valable, et que chacun peut, en principe du moins,
reconnaître en lui-même et par lui-même, grâce à la discussion,
20
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
la critique, la confrontation même. Ce que l’on soustrait à la
discussion, au débat, à la critique est d’emblée soustrait aussi à la
raison. Ce qui ne signifie pas, bien évidemment, que tout ce dont
les hommes discutent soit raisonnable et d’ordre rationnel. Loin
s’en faut !
Et s’adressant au professeur de physique.
– Au fond, vos enfants ont instinctivement une saine réaction,
et leur démarche peut même être interprétée comme le signe
d’une grande exigence rationnelle, d’évidence et de cohérence...
peut-être déçue...
Puis se tournant vers le psychanalyste...
– Pour qu’ils puissent penser par eux-mêmes, il n’est pas
nécessaire qu’ils « tuent le père », au sens où il leur faudrait
penser tout autrement que vous, mais il faut qu’ils « tuent
l’autorité du père », non pas l’autorité propre de la paternité,
mais l’autorité abusive qui prétend décréter la vérité. Il faut — et
au fond, c’est ce qu’ils cherchent — qu’ils découvrent la vérité
de la foi, pour des raisons qui ne sont plus les vôtres, ou du
moins qui ne sont pas seulement les vôtres mais qui seraient, si
pas encore des raisons universelles de croire, du moins des
raisons personnelles valables.
Il n’y a donc pas non plus de double jeu, ni manque de sincérité de votre part à discuter des raisons de croire et des vérités
de la foi. En général les philosophes n’aiment pas non plus
l’argument d’autorité, non seulement parce qu’il n’a pas de
valeur démonstrative en philosophie, mais parce que, comme le
donne à comprendre Spinoza, il stérilise l’intelligence, même à
propos de la foi.
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– Vous me rassurez... J’espère donc que c’est pour parvenir à
une meilleure intelligence de la foi qu’ils me contestent... Dieu
vous entende...
LE CHANOINE, écrivain.
– Les philosophes récusent dans leur discipline l’argument
d’autorité, de même que les scientifiques dans les leurs. C’est
très bien ainsi. Mais il faut remarquer qu’ici nous sommes dans
le domaine de la foi et non dans celui de la raison. « Un
catéchisme doit, comme l’écrit Jean-Paul II, présenter fidèlement
et organiquement l’enseignement de l’Écriture sainte, de la
Tradition vivante dans l’Église et du Magistère authentique, de
même que l’héritage spirituel des Pères, des saints et des saintes
de l’Église, pour permettre de mieux connaître le mystère
chrétien et de raviver la foi du peuple de Dieu. Il doit tenir
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
21
compte des explications de la doctrine que le Saint-Esprit a
suggérées à l’Église au cours des temps. »
Je sais bien que tout dans cet enseignement n’a pas la même
importance, qu’il y a différentes manières de « sentir » les vérités
de la foi, mais ces vérités comme telles ne dépendent pas de la
raison. Si c’était la raison humaine qui les établissait, comme en
sciences ou en philosophie, alors il n’y aurait plus lieu de les
croire. Le refus de l’argument d’autorité ne peut donc être
général. Dans l’ordre de la foi, il faudrait plutôt parler d’un
« discernement d’autorité » et d’une « reconnaissance de l’autorité authentique, à savoir le Magistère romain ». Bien sûr cette
« autorité enseignante » est elle-même liée à l’Écriture sainte et à
la Tradition de l’Église inspirée par l’Esprit-Saint. L’argument
d’autorité ne supprime pas la raison. Il est même raisonnable d’y
avoir recours. Qu’en pensez-vous ?...
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– Au sujet de quoi ? De l’argument d’autorité ou du
catéchisme ?... En sciences, notre pratique est aux antipodes de
l’argument d’autorité. Dès que des collègues publient un article
sur l’une ou l’autre de leurs découvertes, notre réflexe instinctif
est de vouloir refaire la même expérience, si nous en avons les
moyens, pour contrôler la valeur de leurs résultats. Si nos
expériences concordent, nous exprimons notre accord... jusqu’à
preuve du contraire... Les scientifiques sont beaucoup plus
prudents dans l’affirmation de vérités que le grand public ne le
pense... C’est d’ailleurs pour cela que la science progresse...
Comme il n’y a pas de vérités établies une fois pour toutes... je
veux dire : de théories vraies complètement et définitivement
achevées, on peut toujours les améliorer. En sciences, nous
n’avons de connaissance définitive que celle de nos erreurs, dont
nous devons tirer les leçons...
Que penser maintenant du catéchisme ? Que si j’en parle à
mes enfants comme vous le faites, j’ai tout lieu de penser qu’ils
m’enverront promener... avec un : « C’est là l’opinion du pape...,
mais comme nous, on n’est pas le pape et qu’on n’est pas inspiré
par le Saint-Esprit, ça ne nous intéresse pas... » Encore que...
LE PSYCHANALYSTE, brusquement,
– Le drame se corse ! Ce n’est plus seulement la mort du père,
mais la « mort de Dieu » ! Il n’y a plus pour vous, Monsieur,
qu’une seule issue avec vos enfants : mettez Dieu en
discussion...
Silence dans le groupe...
22
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
VAINCRE LA MEFIANCE A CROIRE PAR UN RECOURS
A UNE DEMARCHE RATIONNELLE INTERPERSONNELLE
LE MODERATEUR, historien de la philosophie.
– Mettre Dieu en discussion... Il n’y a, me semble-t-il, que la
philosophie pour relever le défi... pour l’honneur de Dieu et le
salut du croyant... Je l’espère...
UN PREMIER PHILOSOPHE.
– En général, les philosophes proprement dits ne s’occupent
pas de religions. Il y a des philosophes qui nient l’existence de
Dieu. On les dit athées. D’autres estiment qu’ils ne peuvent se
prononcer sur la question. On les dit agnostiques. D’autres, et ce
sont les plus nombreux, les plus sérieux aussi, affirment son
existence. Mais quand ils parlent de Dieu, leurs conceptions sont
très divergentes.
Notre modérateur, en tant qu’historien de la philosophie,
pourrait nous exposer brillamment la différence entre le Dieu
d’Aristote et celui des Stoïciens. Pour Aristote, Dieu est l’Être
absolu dont toute l’activité est de se penser lui-même et de se
vouloir lui-même selon la plénitude de sa perfection. Il est
totalement séparé du monde. Il ne peut pas s’en préoccuper,
ni même le connaître. En effet, connaître une réalité autre que
lui signifierait qu’il acquiert quelque chose qui lui fait défaut.
Il ne serait donc pas en lui-même la perfection absolue. Il ne
serait pas Dieu. Sans doute pourrait-il alors être un dieu parmi
d’autres, le plus puissant même. Mais ce ne serait pas le Dieu
unique que l’intelligence humaine doit nécessairement affirmer,
parce qu’elle tend nécessairement vers lui. Le Dieu des
Stoïciens, au contraire, s’identifie avec l’ensemble du monde.
Toutes ses parties sont divines, Dieu est le Tout.
On peut dire que Plotin et ses disciples tiennent une position
intermédiaire. Dieu dans son être absolu est l’Un et cette réalité
Une en elle-même se répand cependant par degrés ou hypostases.
La première est appelée Intelligence, la seconde est l’Âme. Cette
dernière se diffracte dans la multiplicité des âmes individuelles
de chacun. Ces hypostases sont des réalités supérieures à celles
de notre expérience. Elles sont consistantes en elles-mêmes, mais
« inférieures à l’Un ». Elles médiatisent l’énergie de l’Un jusque
dans la multiplicité matérielle du monde.
Les théologiens philosophes du Moyen Âge et certains de
leurs successeurs idéalistes transformeront cette conception dite
« émanentiste » en une vision créationniste. Ils ont ainsi accordé
l’idée philosophique ou rationnelle de l’Être absolu avec l’idée
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
23
biblique du Dieu créateur du ciel et de la terre... Une fois cet
accord réalisé, ils se sont arrêtés, car ils ont atteint les limites du
pouvoir de la raison. Et c’est là tout ce que la raison peut dire sur
Dieu. En aucune manière elle ne peut parler du Dieu de la
révélation...
Quant aux philosophies de la religion, elles se contentent de
proposer différentes interprétations comparatives, plus ou moins
systématisées et rationalisées, des croyances et pratiques
religieuses. Ne prétendant pas les fonder en vérité, elles en
montrent l’importance, l’intérêt et leur impact dans la vie des
sociétés.
Personnellement, je ne vois donc pas comment la philosophie
pourrait se faire l’avocate du Dieu de la foi et relever le défi que
lui lance la psychanalyse...
LE CHANOINE, écrivain.
– Je dois donc aussi conclure, de ce que vous venez de dire en
tant que philosophe, que les enseignements de la foi, qui par
définition dépassent la raison, ne peuvent être garantis que par
une autorité de foi. Le pape et les évêques sont donc bien les
garants de la vérité du catéchisme. Il y a bien là un cercle, mais
ce n’est pas un cercle vicieux, dont certains d’entre vous
tenteraient de sortir. Ceux qui veulent des critères de vérité
autres que ceux de l’Église n’en trouveront jamais. Sont-ils
même encore croyants ? Sortir de ce cercle, c’est sortir de
l’Église. Ce que je regrette profondément dans mon ministère
paroissial...
LE MODERATEUR DU GROUPE.
– Chers collègues, j’entends à nouveau votre silence... Que
peut encore ajouter la psychanalyse pour sortir de l’impasse ?
LE PSYCHANALYSTE.
– Rien... Je suis désolé... J’ai simplement dit que l’Église
devrait mieux entendre certaines exigences intellectuelles et
affectives... Comment ?... La question sort du champ de mes
compétences... À tout hasard, je passe la parole à mon voisin qui
est aussi philosophe. Il est plus versé que moi dans les questions
de métaphysique, à ce que j’ai pu comprendre dès nos premières
rencontres sur ce paquebot...
RECHERCHER DE MEILLEURS OUTILS PHILOSOPHIQUES
POUR ELABORER UNE MEILLEURE THEOLOGIE
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Merci de votre amicale introduction...
24
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
J’ai écouté très attentivement toutes vos interventions. Je
comprends surtout la tristesse de Monsieur le chanoine dans son
ministère paroissial, très dur et peu gratifiant. Son souci de
fidélité à l’Église, très louable et hautement méritoire, le marginalise aujourd’hui... Mais ce que je regrette le plus, c’est qu’il
s’appuie sur une philosophie, que je qualifierai de « classique »,
celle dont parle mon collègue. J’aurai sans doute l’occasion plus
tard de m’expliquer sur ce terme de « classique »...
C’est l’influence de cette philosophie dans la lecture des textes
sacrés fondateurs, son adoption par l’Église pour situer la foi et
la révélation par rapport à la raison, et son utilisation par les
théologiens pour rendre rationnellement compte de cette
révélation qui nous ont conduits à l’impasse dans laquelle nous
nous trouvons... Je ne parle pas seulement de l’impasse autour de
cette table... Elle est pourtant révélatrice de l’impasse plus générale de l’Église dans le monde moderne, et du monde moderne
lui-même dans sa reconnaissance d’une Transcendance divine...
Impasse d’une Église vidée du monde et d’un monde privé de
Dieu.
Je n’accuse personne. Peut-on accuser les météorologues des
effets dévastateurs d’un ouragan ? Je fais un constat. Mais ce
constat il faut le faire en météorologue de la pensée humaine. La
faiblesse actuelle de la théologie pour affronter le gros temps
d’une désaffection religieuse est l’aboutissement concret d’une
philosophie qui place la foi hors de son domaine de réflexion et
d’une doctrine de la révélation qui, donnant la main à cette
philosophie, se place au-dessus de la raison... Comprenez-moi
bien. Les théologiens, les prêtres, les pasteurs, les rabbins ne
maîtrisent pas totalement l’évolution des mentalités. L’homme
désarmé et vulnérable devant les forces de la nature était aux
siècles passés plus facilement porté à demander secours au Ciel.
Ce n’était pas de la foi en Dieu, mais de la religion. Cette
psychologie religieuse était socialement plus réceptive à un message qui se présentait comme révélé... Il était perçu comme un
secours permanent venant du Ciel... Dans la mesure où l’homme
prend conscience de plus en plus des moyens d’assurer son
existence, la ferveur de sa prière vers le Ciel s’affaiblit... C’est
du gros temps ou du calme plat, comme vous voulez, pour la
proclamation d’un message révélé. Les messages usurpateurs,
faussement révélés, prospèrent, chavirent et sombrent... Mais les
messages authentiquement révélés souffrent également... Et ils
souffrent en proportion des accointances qui les rapprochent
des révélations mensongères. Et la principale de ces similitudes
compromettantes, c’est de prétendre que la révélation dépasse la
raison et le jugement humain sous prétexte qu’elle vient de Dieu.
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
25
C’est pour cela que je dis que la faiblesse de la théologie
actuelle,  qui ne bénéficie plus de la religiosité sociale comme
dans le passé  c’est d’être « infiltrée, gangrenée, cancérisée,
paralysée »  choisissez l’image que vous voulez...  par
une philosophie incapable de faire une place rationnelle à la
démarche de foi, tant dans son ontologie, que dans son éthique et
sa théorie de la connaissance.
Elle oblige ainsi le message révélé, même authentiquement
révélé, à se soustraire à l’examen d’intelligibilité que réclame
tout naturellement et légitimement une raison qui émerge de sa
religiosité anxieuse et ambiguë...
LE MODERATEUR DE LA RENCONTRE.
– Quelqu’un demande la parole... Vous m’avez dit que vous
étiez rattaché au CERT, comme chercheur indépendant... Je vous
donne la parole.
LE QUATRIEME PRETRE.
– Oui, je suis membre du « Comité Épiscopal pour la
Recherche Théologique », en tant que chercheur indépendant.
C’est une mission très particulière que mon évêque m’a confiée.
Aussi le titre de théologien ne me convient-il pas tout à fait. Il a
un petit air « institutionnel » Je préfèrerais celui de théologien
scientifique ou « théologue ».
LE MODERATEUR.
– Si je comprends bien, vous êtes alors un peu « la tête
chercheuse » secrète de votre évêque...
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Mes propres recherches m’ont sensibilisé à ce que vient de
dire notre dernier intervenant. On ne peut accuser l’Église
d’avoir perdu d’abord l’élite intellectuelle au XVIIIe et XIXe siècle,
puis la classe ouvrière au XXe, puis de perdre maintenant le
monde scientifique et technique, et de voir les réseaux de
communications se désintéresser d’elle. Cette désaffection est un
constat, le résultat d’un processus dont l’Église n’est pas seule
responsable. Ma préoccupation est de savoir comment elle peut
retrouver une initiative novatrice, en profondeur, donc capable
d’animer tous les aspects de l’existence humaine. Sous ce point
de vue, les dernières considérations philosophiques sont
intéressantes.
Permettez-moi aussi de dire que j’ai pris connaissance du livre
de Monsieur Debruquel. C’est un fort volume présentant une
ontologie vraiment novatrice, qui organise un certain nombre
26
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
d’intuitions modernes sur l’altérité, un thème porteur
aujourd’hui.
À partir de là, il propose une vision nouvelle assez séduisante
du message biblique et évangélique. Aussi je voudrais lui
demander de préciser sa pensée sur une philosophie qui
accorderait toute sa place à la foi.
PENSER LE STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ALTERITE
POUR MIEUX PENSER LES AFFIRMATIONS THEOLOGIQUES
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Très sincèrement je vous remercie... et j’aimerais après cette
rencontre prendre plus personnellement contact avec vous. Mais
pour le moment, je me replace dans la perspective du présent
débat.
Et d’abord, quelle est cette philosophie qui ne fait pas de place
à la foi ? Il est facile de la désigner ; il est beaucoup plus difficile
de l’analyser sous cet angle... C’est celle que l’historien expose
depuis Parménide et Héraclite jusqu’à l’apparition relativement
récente de la problématique de l’altérité, avec Martin Buber, par
exemple, et Emmanuel Lévinas. Deux philosophes nourris de la
spiritualité juive. Ou encore avec Maurice Nédoncelle, dans une
ambiance chrétienne.
On a dit, comme Aubenque, que Thomas d’Aquin avait
christianisé Aristote... On peut aussi faire remarquer l’inverse :
Platon et Aristote, bien que morts, ont hellénisé la Bible et
l’Évangile... Phénomène historique évident qui a permis à
Nietzche de dire que le « Christianisme était un platonisme pour
le peuple... » Demi-vérité de la part de Nietzche, bien sûr...
L’évangile est ailleurs... et Nietzche est passé à côté, sans le
voir...
LE PREMIER THEOLOGIEN, enseignant en théologie.
– En bref, vous voulez dire que la théologie catholique a été
paganisée et qu’elle est pour cela aujourd’hui à bout de souffle...
Ce n’est pas mon avis, en tous cas...
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je dirais : pas seulement la théologie catholique, mais les
autres théologies chrétiennes aussi. Je ne dis pas que la capacité
humaine de « penser théologiquement » est à bout de souffle.
Elle demeure intacte et même elle progressera. Mais si vous
parlez des systèmes de théologie dogmatique classiques, je
répondrai en vous disant qu’ils sont en train de s’essouffler.
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
27
Vous-même vous constatez le peu d’écho qu’ils reçoivent
encore. Pourquoi ? Je réponds, quitte à me répéter...
L’impasse de leur présentation « autoritaire », écartant toute
discussion critique, provient non de ce qu’ils véhiculent un
message révélé, mais de l’usage que la pensée théologique fait
traditionnellement de systèmes philosophiques qui mettent la foi
en dehors de leur domaine de réflexion. Ce qui les met par le fait
même hors de portée de toute critique rationnelle, sauf celle,
irrationnelle, du rejet total...
Or cet usage théologique entraîne ou implique, entre autres,
une certaine idée de Dieu, autorité suprême, une certaine idée de
l’autorité dans l’Église, une certaine idée de l’autorité dans la
famille. Et c’est le terme « père » qui véhicule ces idées... Le
père de famille, le Saint-Père, Dieu, le Père tout-puissant... Et
c’est cette forme de « paternalisme » dans le témoignage de foi
qui « coince » dans son « splendide isolement ».
D’où la question : « Qu’est-ce que la vraie « paternité » ? Celle
que l’on peut concevoir dans une philosophie qui fait une place
rationnelle à la « foi », à « l’acte de foi », non à une doctrine de
foi. Une paternité en dialogue,... en dialogue non seulement
réciproque, à deux, mais circulaire, à trois...
Au fond et en un immense raccourci : le Dieu Père est en
dialogue éternel avec son Autre, le Dieu Verbe... Et à deux ils
sont en dialogue avec l’Esprit-Saint, formant à Trois un seul
Dieu. Dialogue interpersonnel qui est Communication d’être et
de conscience et pas seulement échange de paroles, ni trois
modalités du rapport de Dieu aux hommes...
LE CHANOINE, écrivain.
– Mais le monde entier sait ce que signifie ce terme : père ! Le
théologien n’a pas besoin de la philosophie pour pouvoir
l’utiliser.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est pourquoi ce théologien l’utilise, sans le savoir, dans le
sens philosophique classique,... c’est-à-dire incomplet. Et
aujourd’hui l’observation psychologique et psychanalytique
constate qu’on est dans l’impasse... Que les comportements
« paternalistes » sont rejetés... Une certaine idée solipsiste du
« père » est donc moribonde... Avec la conséquence extrême
opposée que même la paternité biologique est contestée... Ce qui
est un comble... Il est insatisfaisant de comprendre la relation
père-fils, comme une relation binaire réciproque.
Ce n’est qu’avec la mise en question de cette idée incomplète
du père, comme seule autorité, détenteur exclusif du pouvoir
28
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
fût-il pensé comme bienveillant  et de celle d’une certaine
idée également déficiente de Dieu, comme Solitaire tout-puissant
 même s’il s’incline vers sa créature humaine, que la
discussion peut, je pense, effectivement commencer...
Discussion entre nous, sans doute, mais surtout discussion
dans l’Église, responsable de la révélation évangélique, avec les
hommes, constitués en leur nature pour croire au Dieu qui en son
être même est « révélation et foi » en perfection infinie...
Encore faut-il inventer quelque chose pour remplacer ces idées
agonisantes qui occultent l’évangile... et pour donner aux mots
traditionnels incontournables, puisés dans la réalité familiale
pour le véhiculer, une signification nouvelle plus profonde, plus
noble, plus vraie... et par conséquent plus attractive à l’avenir...
C’est là un « grand labeur », mais la crise ou les difficultés que
traversent les religions l’exigent. Si cette crise est surtout, me
semble-t-il, ressentie dans le christianisme, c’est aussi lui qui en
sortira le premier avec une vigueur nouvelle, avec une foi plus
authentique peut-être... car il porte en lui le ferment de son
renouvellement... dans ses dogmes essentiels...
LE MODERATEUR, historien de la philosophie.
– « Un grand labeur » ? Diable ! Vous frappez fort ! Dans
l’histoire de la philosophie, je connais de grands négateurs de
Dieu... Je connais aussi des philosophes qui, comme Platon et
Aristote et tant d’autres, ont affirmé un Dieu unique. Votre
collègue et vous-même l’avez rappelé. Auraient-ils mal affirmé
Dieu ? En disant que la raison humaine peut affirmer que Dieu
existe, mais ne peut rien dire de ce qu’il est, les philosophes
depuis le Moyen Âge auraient-ils bloqué tout effort de réflexion
sur Dieu même et son action créatrice ? Vous semblez aller dans
ce sens, si je ne me trompe...
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Oui avec nuances,... et surtout exception faite des œuvres les
plus personnelles et les plus originales de Thomas d’Aquin...
lorsqu’il se démarque nettement des positions métaphysiques
d’Aristote sur le problème de l’unité et de la multiplicité et qu’il
reconnaît à « l’actus essendi », c’est-à-dire à l’Être considéré en
sa perfection l’activité de se communiquer selon toute la mesure
de son pouvoir actif. Excusez l’emploi d’un terme technique
latin : actus essendi... J’aurai peut-être l’occasion plus tard de
l’expliquer...
L’UNIQUE VERITE EN SOI D’UNE REVELATION DIVINE
ET LA DIVERSITE HISTORIQUE DE SES EXPRESSIONS HUMAINES
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
29
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE, aux positions plutôt classiques.
– Je vois que la position théologique de Monsieur le Chanoine
est plutôt malmenée... Je voudrais cependant en montrer l’intérêt,
quitte à revenir un peu en arrière dans le débat... On pourra
ensuite mieux repartir de l’avant...
En citant quelques passages significatifs de la constitution
« Fidei depositum » il répondait, me semble-t-il, non à la
question de la vérité en soi de ce que ce catéchisme enseigne,
mais plutôt à celle de sa représentativité doctrinale : « Est-il bien
un exposé satisfaisant de la doctrine catholique ? » Certains
confrères théologiens l’approuvent, d’autres nuancent leurs
appréciations. D’autres encore le regrettent... Des considérations
multiples liées aux divers courants de théologie ou même à des
intrigues internes à l’Église catholique influencent ces différents
jugements. Le philosophe, pas plus que le sociologue ou le
psychanalyste  quelles que soient leurs positions  non seulement n’ont pas à prendre parti dans ces rivalités d’influence,
mais ils sont incompétents pour donner leur avis sur le plan de la
détermination de « l’orthodoxie catholique ». Cette orthodoxie
est « décidée », je dis bien « décidée » par les instances
dirigeantes de l’Église catholique. Elle décide « blanc », elle
décide « noir », elle décide « gris ». Peu importe. L’orthodoxie,
c’est ce qu’elle décide. Il n’y a pas à s’offusquer de cela. C’est
normal. Il s’agit de son organisation interne, comme pour les
clubs de football. Les règles du jeu sont celles que décident les
fédérations nationales et internationales. Un point c’est tout.
Ainsi en va-t-il également pour les régimes politiques dans les
États. De même qu’on peut se demander si telle ou telle action
gouvernementale est conforme au droit constitutionnel de cet
État, ainsi on peut se poser la question de savoir si le catéchisme
de Jean Paul II est conforme à la doctrine de l’Église catholique.
Des spécialistes du droit constitutionnel peuvent être d’avis
différents. De même des théologiens peuvent faire des analyses
différentes. La bonne lecture du droit constitutionnel sera celle
qui sera « décidée » par l’instance compétente pour interpréter
les textes constitutionnels. Ici, le catéchisme exposant la doctrine
catholique est approuvé par une instance compétente : le pape.
C’est donc bien la « doctrine catholique » que nous y lisons.
C’est ainsi que j’ai compris l’intervention de Monsieur le
chanoine. Dans cette optique il ne faut pas lui reprocher de
s’inscrire dans un cercle vicieux. Le catéchisme est bien
représentatif de la doctrine catholique.
Mais la question de nos intervenants est vite devenue, voire a
été d’emblée perçue dans le sens : « Que vaut cette doctrine ? »,
30
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
ou « Comment en établir la vérité et la manifester ? » Il y a, on le
voit, changement de plans. On ne reste plus dans un débat
interne entre théologiens du « dogme » au sens large du terme
d’opinion enseignée ayant valeur de norme, c’est-à-dire d’une
orthodoxie pour ceux qui se disent « catholiques ».
Toutefois avant de poser la question de la vérité en soi du
catéchisme, il convient de préciser le point de doctrine qui est
visé. Est-ce une affirmation centrale ou au contraire un corollaire
éloigné de celle-ci, corollaire précisément en discussion parmi
les théologiens. Sur de tels points discutés, voire controversés,
la décision des auteurs du catéchisme peut n’être que circonstancielle, susceptible d’évoluer à l’avenir.
Pourtant il n’est pas encore suffisant de bien circonscrire les
questions et de dire : « De telle ou telle affirmation du
catéchisme, centrale ou périphérique, que faut-il penser ? Quelle
est sa valeur de vérité en soi ? » Il faut encore distinguer entre la
valeur de vérité de l’intention révélatrice et la valeur de vérité de
son expression humaine. Ceci est important mais assez difficile à
comprendre. Une fois compris, c’est vite admis...
Il existe et existera, en effet, à travers le temps et l’espace de
nombreux systèmes culturels de significations. L’histoire des
civilisations s’y intéresse tout particulièrement . Or le langage
théologique utilise nécessairement l’un ou l’autre de ces systèmes pour exprimer le sens unique de la révélation. L’expression
de la révélation variera donc en fonction de chacun. A la limite,
une affirmation théologique sensée et cohérente relativement à
un système peut ne pas l’être dans un autre système de référence.
Les mathématiciens savent que certaines démonstrations sont
possibles dans tel système d’axiomes et impossibles dans
d’autres. En théologie il en va de même, analogiquement, toutes
proportions gardées... Il faut donc interpréter... voire traduire un
certain discours dans un autre discours aux références différentes. Faisons donc une hypothèse : les références classiques,
celles de la culture gréco-latine, ne permettent pas aux gardiens
de la foi d’exprimer adéquatement la totalité de la révélation.
Dans ce cas ils sont obligés  pour ne pas réduire la vérité de la
révélation évangélique  de dire que le sens de la révélation
dépasse la raison qui a produit ces références.
Une question se pose. Cette raison gréco-latine, qui s’exprime
essentiellement dans la philosophie classique spiritualiste, estelle l’expression historique achevée de la raison humaine en tant
que telle ? Si oui, comme je le pense, tout en ajoutant : « jusqu’à
preuve du contraire », alors il faut admettre l’affirmation théologique du Chanoine que l’autorité qui décide de l’orthodoxie,
décide aussi de sa vérité en soi, puisque la raison classique,
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
31
forme achevée de la raison, ne peut accéder à l’intelligibilité de
la révélation. C’est par impuissance de la raison que le Magistère
doit prendre le relais...
En termes d’informatique on pourrait dire que le logiciel
rationnel que l’Humanité a donné à l’Église pour « traiter » la
Révélation n’est pas assez puissant..., pas assez performant...
Étant donné les progrès que la raison a faits en sciences, en
mathématiques et en philosophie, pourrait-elle mettre au point un
logiciel plus performant et le proposer à l’Église ?
A priori on ne peut exclure l’hypothèse. En attendant la
position de Monsieur le Chanoine est fondée...
LE THEOLOGIEN, exégète et historien du dogme.
– Comme historien, je ne puis qu’approuver la sagesse très
classique de mon collègue...
Nous constatons un progrès théologique en fonction des
progrès de la philosophie. L’effort pour comprendre la révélation
incite d’ailleurs les croyants à participer activement à ce progrès
philosophique et à le prendre en charge. Ce qui fut vrai dans le
passé pourrait se continuer dans l’avenir... Mais cette évolution
ne fut jamais sans tensions... parfois violentes.
Nous le constatons dans le passage de l’Évangile du milieu
juif au milieu grec, dans les tensions entre le milieu des Synoptiques et celui de la Communauté johannique, dans l’évolution
de la théologie des Pères de l’Église passant d’une influence
d’abord stoïcienne, ensuite platonisante, puis aristotélisante. Ce
fut également le cas entre l’école théologique d’Antioche et celle
d’Alexandrie..., conflit violent au sujet de la Trinité et de la
double nature du Christ..., comme l’a montré le théologien
allemand Grillmeier, fait cardinal à la fin de sa vie... Il faut
aujourd’hui faire le même constat quand on parle de
« l’inculturation » ou de la « germination » de l’Évangile dans
une culture différente de l’occidentale, aux Indes par exemple...
Je ne fais que mentionner ces exemples en passant... rapidement.
Il est donc tout à fait pertinent de se demander d’abord si
toutes les affirmations dogmatiques sont « sensées », c’est-à-dire
ont une signification compréhensible, et si elles sont compatibles
entre elles et forment une doctrine logiquement cohérente
relativement à un système donné de significations .
Ensuite il faut examiner si ces affirmations dogmatiques ne
sont pas en opposition massive avec une rationalité scientifique
éprouvée. Si oui, il faut conclure que ces affirmations s’écartent
du domaine de la foi. Il convient de les bannir de l’expression du
message révélé, par exemple le décor des 7 jours pour la création
ou le péché originel au paradis.
32
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Enfin, si les affirmations dites de foi sont sensées, cohérentes
et ne contredisent pas l’expérimentation scientifique, on peut
avec opportunité se demander si elles sont « vraies » par rapport
à leur objet réel, c’est-à-dire une « révélation de Dieu ». Pour la
connaissance de cette révélation il faut faire confiance aux
témoins responsables de cette révélation : les témoins bibliques,
puis, Jésus lui-même, ses disciples et ses autres relations
humaines, leurs héritiers, la communauté humaine qui en assure
la transmission, principalement l’Église.
Mais alors dans le discours théologique de l’Église il faut
opérer une distinction, comme mon collègue l’indique, entre la
valeur de vérité de la Révélation et la vérité de son expression
dans un système donné de significations. Toute la difficulté
réside dans la mise en œuvre de cette distinction, car ces deux
valeurs de vérité sont « matériellement, au plan du langage »
indiscernables. Le sens de la « révélation » n’est perçu qu’au
travers du système de significations qui permet de l’exprimer.
On tourne en rond... Acceptons toutefois d’être enfermés dans ce
« cercle herméneutique ». Il est assez grand pour ne pas y
étouffer...
Du moins pouvons-nous énoncer une double règle de bon
sens. Lorsque l’autorité responsable de la transmission de la
Révélation est obligée de se démarquer de la rationalité culturelle
dans laquelle elle s’exprime  en disant par exemple qu’il s’agit
d’un mystère incompréhensible  il faut premièrement
s’interroger sur la capacité de cette rationalité particulière à
représenter toutes les capacités d’intelligibilité de la raison
humaine  je fais donc une plus grande place au discernement
rationnel que mon collègue  et deuxièmement il faut que
l’autorité de foi dans l’Église ne se laisse pas alors entraîner à
garantir la vérité en soi de cette rationalité culturelle historique...
C’est ce que l’histoire enseigne.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vous parlez comme un théologien qui tire des leçons de
l’histoire... Vous me direz que c’est naturel, car il doit tenir
compte de la tradition... C’est exact... Vous êtes aussi d’accord
avec les remarques méthodologiques de votre confrère. Moi
aussi. Elles sont « classiques ». Mais elles sont incomplètes, me
semble-t-il, car elles ne considèrent que le « contenu exprimé de
la révélation » déjà confronté, comme vous le dites, à la logique,
aux sciences et aux systèmes culturels et philosophiques
utilisés...
Or l’objet de cette expression théologique, la réalité de la
révélation, n’a de sens et de possibilité que par rapport à un acte
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
33
de foi concret de l’homme, en lequel se déploie sa capacité
constitutive de croire. Il est « capax fidei ». L’expression est
classique en théologie. Reconnaître que cette capacité est
constitutive de son être comme tel, qu’elle ne lui est pas
surajoutée, qu’elle se rattache à ce qu’il y a de perfection en
l’homme et non aux limites de sa nature, voilà l’enjeu nouveau
de l’analyse philosophique.
Le philosophe ne peut ignorer les richesses de l’herméneutique
des textes sacrés, mais ne peut s’en contenter. Il est de son devoir
de s’interroger sur toutes les activités humaines, y compris sur
l’activité de « croire », sur la « foi » en tant que démarche
spécifique de la conscience humaine... C’est donc au niveau
même de la possibilité et de la structure de l’acte de foi qu’il faut
s’interroger sur la valeur de vérité du système des significations
utilisé par la théologie traditionnelle... Et par conséquent il faut
confronter les énoncés de la révélation à cette nouvelle analyse.
L’ANALYSE RATIONNELLE DE L’ACTE DE FOI
CONTESTEE PAR L’AFFIRMATION QUE LA FOI EST UN DON
LE CHANOINE interrompant l’exposé du deuxième philosophe.
– Mais la foi en Dieu est aussi un don de Dieu. Elle n’est pas
du ressort de la philosophie. Si vous ne recevez pas la grâce de
croire, vous êtes incapable de croire en l’Évangile...
LE THEOLOGIEN HISTORIEN, interrompant à son tour le
chanoine.
– Personnellement je souhaiterais entendre ce que la
philosophie peut dire de l’acte de croire. Mais si la philosophie
doit répondre à votre objection, Monsieur le Chanoine, je crains
que votre « orthodoxie » ne soit à nouveau battue en brèche.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Que dois-je faire ? Je m’en réfère à notre doyen d’âge et
modérateur. Dois-je négliger l’objection de Monsieur l’abbé et
poursuivre ou y répondre et poursuivre ensuite ?
LE MODERATEUR.
– Je pense qu’il faut y répondre, si du moins le moment est
opportun et peut s’insérer dans votre exposé.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Certes, je ne puis faire pour le moment une réponse
complète à cette objection. Je me situerai au premier niveau
seulement de l’analyse en validité d’une affirmation théologique.
34
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Celui de la cohérence, comme l’ont indiqué les deux théologiens.
S’il faut une « grâce spéciale » pour croire, cela veut dire que
l’homme, « en sa nature créée », n’est pas capable de croire en
Dieu. Si par nature l’homme n’est pas capable de croire, alors
nous sommes devant un dilemme : ou Dieu respecte sa créature
et toute révélation de Dieu est impossible, ou Dieu violente sa
créature et son œuvre et se met en contradiction avec lui-même.
Ou ce que vous nommez « une grâce spéciale » fait partie de la
nature humaine et est un aspect tout spécialement noble de son
être créé, créé gracieusement par Dieu bien sûr, et alors la
philosophie peut s’interroger à son sujet et en admirer la réalité.
LE CHANOINE.
– Justement, l’homme a perdu cet ornement de sa nature par le
péché originel...
LE THEOLOGIEN HISTORIEN ET EXEGETE.
– Cher confrère, je vous en prie, n’invoquez pas ici les thèses
désuètes de la catéchèse populaire... Elles ne cadrent ni avec la
science, ni avec les exigences de cohérence logique de la
théologie. Elles apaisaient ou angoissaient les esprits autrefois,
plus maintenant... Une exégèse éclairée des textes les a
définitivement écartées...
Revenons, si vous le voulez, à l’analyse de la valeur de vérité
de la théologie en fonction de la possibilité même de l’acte de foi
et de sa nature.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Bien que l’histoire montre combien l’effort théologique a été
à la source de plusieurs progrès philosophiques, Monsieur le
chanoine donne l’impression d’interdire à la philosophie de
réfléchir sur l’acte de croire. En fait, c’est l’inverse qui s’est produit. C’est l’absence d’une philosophie de la conduite humaine
de foi qui a conduit les théologiens à se résigner à un statut de la
révélation et de la foi indépendant de la philosophie. Pourquoi
dis-je « se résigner » ? Parce qu’il ne fallait pas seulement
« améliorer » les philosophies grecques existantes, il fallait en
« refaire les fondations ». Les théologiens ne l’ont pas encore
fait... Ils ont érigé inconsciemment un défaut de la pensée, en une
qualité de la révélation, et ont transformé toujours inconsciemment un manque supposé de capacité en l’homme en une
aptitude divine. Il ont fait cela pour rendre compte a posteriori
de la réalité concrète de la foi des Chrétiens en la révélation
évangélique. Or il fallait une analyse a priori de la capacité de
croire.
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
35
LE PSYCHANALYSTE.
– Voilà une forme de transfert qui pourrait intéresser la
psychanalyse... On connaît la projection classique de qualités
humaines sur le divin : Dieu serait l’image sublimée du père... du
père le plus sublime des sublimes... Mais ici il s’agit de renvoyer
à Dieu, son fournisseur, les vêtements que l’homme n’a pas
encore su porter avec élégance... Vous connaissez l’histoire de ce
pauvre Adam à qui Dieu coud des vêtements pour remplacer la
malheureuse feuille de vigne qu’il s’était mise après sa faute...
Rires amusés autour de la table...
– On pourrait en tout cas psychanalyser cette manie de certains
religieux de déprécier l’homme et de le culpabiliser... Son
Créateur ne sort pas grandi de cette entreprise... Qui abaisse
l’homme abaisse aussi son auteur…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vous estimez donc que la foi est une partie essentielle de la
psychologie humaine ?
LE PSYCHANALYSTE.
– Essentielle ? Je ne sais. Je soigne seulement les névroses du
comportement religieux et de ses croyances irrationnelles... C’est
à vous le philosophe de vous prononcer sur le caractère
constitutif d’une conscience de foi...
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Elle fait effectivement partie de la nature humaine. Ce n’est
pas parce que la philosophie classique n’en parle pas qu’elle
n’est pas réelle. Pour l’analyser le philosophe doit s’astreindre à
toute la rigueur de la méthode philosophique transcendantale,
comme Kant en a formulé la mise en œuvre : « chercher les
conditions a priori de possibilité et d’intelligibilité de toute
action en tant que telle ». Kant ne l’a pourtant pas appliquée avec
assez d’audace, voulant rester pour son analyse de la religion
« dans les limite de la raison naturelle ». Aux « Critiques de la
Raison Pure Théorique et de la Raison Pure Pratique », il aurait
dû ajouter une « Critique de la Raison Pure Croyante » ou tout
simplement « Critique de la Raison Fiduciale ». Cette
« Critique » aurait été en même temps une « ontologie
intégrale ». Sa méthode revient à « rechercher réflexivement les
nécessités constitutives de la conscience de foi en tant qu’elle est
réelle », c’est-à-dire « sur le plan de l’être en tant qu’être »,
comme l’avait déjà formulé Aristote dans son traité dit de
« métaphysique ».
Voilà pourquoi donc c’est par rapport à la possibilité même et
au fondement ontologique de l’acte de foi que, comme
36
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
philosophe, je suis tenu de m’interroger sur la valeur de vérité du
système de significations que le théologien va utiliser pour
traduire le message évangélique.
En bref, il faut poser la question radicale à partir de la possibilité et de la nature de l’acte de foi : « La philosophie classique
dont se sert l’Église est-elle compatible avec la révélation
évangélique et en permet-elle une expression adéquate ? » Si
l’intelligibilité de l’acte de croire n’est pas manifeste en la
conscience, comment pourrait-il y avoir conscience d’une
intelligibilité de la révélation ? S’il n’y a pas en Dieu une
structure interpersonnelle de communication d’être en absolue
perfection, comment pourrait-on reconnaître intelligiblement
qu’Il est capable de créer et de se révéler ? Comment pourrait-il
y avoir aussi, sans répondre à ces questions, une présentation
pastorale authentiquement féconde ?
LE MODERATEUR, historien de la philosophie.
– Vous me semblez à la fois très sévère pour la philosophie
classique et très optimiste pour la révélation. Aussi, je me
demande si le théologien se sentira ébranlé parce qu’il apprend
qu’il se sert d’une philosophie inadéquate ou au contraire sera
réconforté parce qu’il pourra témoigner de la révélation avec une
philosophie plus appropriée...
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je pense, pour ma part, que les deux théologies doivent
cohabiter aussi longtemps qu’elles peuvent témoigner de la
révélation selon qu’elles s’adressent à des fidèles qui se situent
dans un système de significations classique où la raison prétend
ignorer la nature croyante de l’esprit humain, ou au contraire se
situeront dans une perspective philosophique « fiduciale », parce
qu’elle prend en compte la capacité de « croire », constitutive de
la nature humaine. Souhaitons aussi que cette nouvelle perspective soit plus attractive pour ceux qui se détournent, sans savoir
très bien pourquoi, de l’enseignement catéchétique classique.
LE CHANOINE.
– Il n’était pas dans ma pensée de dire que le « catéchisme »
est seulement une bonne formulation de l’orthodoxie catholique.
Il nous dit ce qu’est la vraie foi dans les vérités de la révélation
de Dieu. Est-ce que ces vérités de la révélation sont « bien
formulées » ? On peut en discuter. Certes, des améliorations sont
possibles ! Les évêques du Synode de 1985 souhaitaient
d’ailleurs que « la présentation de la doctrine devait être
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
37
biblique et liturgique, exposant une doctrine sûre et en même
temps adaptée à la vie actuelle des Chrétiens. »
En citant le pape, j’entendais implicitement répondre à la
question de la vérité des affirmations du Catéchisme. D’ailleurs
il me semble bien difficile d’apprécier la « vérité » du catéchisme
en le comparant à la « réalité » d’une révélation, puisque celle-ci
n’est connue que par l’Écriture et la Tradition sous la conduite
de l’Esprit-Saint, c’est-à-dire par la « foi de l’Église ».
La doctrine catholique n’est pas comparable à une théorie
scientifique. En sciences les théories sont confrontées aux faits.
Les théories sont de plus en plus vraies lorsqu’elles expliquent
de mieux en mieux les faits. Ici la connaissance des faits de
révélation, c’est en quelque sorte l’Église elle-même. Il n’y a
donc de connaissance vraie, pleine et entière de la révélation
qu’en communion avec l’Église catholique.
Je pourrais encore citer un passage de « Fidei depositum » : Le
pape demande « aux pasteurs et aux fidèles de recevoir ce Catéchisme dans un esprit de communion et de l’utiliser assidûment
en accomplissant leur mission d’annoncer la foi et d’appeler à
la vie évangélique. Ce Catéchisme leur est donné afin de servir
de texte de référence sûr et authentique pour l’enseignement de
la doctrine catholique, et tout particulièrement pour la
composition des catéchismes locaux. Il est aussi offert à tous les
fidèles qui désirent mieux connaître les richesses inépuisables du
salut.
Il veut apporter un soutien aux efforts œcuméniques animés
par le saint désir de l’unité de tous les Chrétiens en montrant
avec exactitude le contenu et la cohérence harmonieuse de la foi
catholique.
Le Catéchisme de l’Église Catholique est enfin offert à tout
homme qui nous demande raison de l’espérance qui est en nous
et qui voudrait connaître ce que croit l’Église catholique. »
Devant cette réponse les autres participants restent silencieux.
Ils ont l’impression que le chanoine ne tient pas compte des
remarques méthodologiques précédentes.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE, pour tempérer quelque peu les
propos de son collègue dans le sacerdoce.
– Il ne faudrait toutefois pas penser que mon confrère prétend
que toutes les affirmations du Catéchisme doivent faire l’objet
d’une même adhésion de foi... Il y a des « degrés » dans les
définitions de foi... Le Saint-Esprit ne souffle pas de façon
uniforme... si vous voulez... De plus à côté des « articles de foi »,
il y a surtout les personnes en qui nous croyons, Jésus-Christ et
Dieu. Les articles de foi ne font qu’expliciter cette relation de
38
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
foi. Ce serait une grave erreur de ramener la foi catholique à une
adhésion à des « dogmes » seulement. Toute la vie de l’Église
démentirait, s’il le fallait, une telle interprétation, même s’il est
vrai que l’Église catholique, plus que d’autres confessions chrétiennes et d’autres religions, s’est attachée depuis des siècles à
préciser en formules « ce qui était de foi ». Ces définitions
dogmatiques, d’ailleurs, si on veut bien en comprendre l’esprit,
doivent permettre au contraire d’avoir une conscience plus claire
de notre relation de foi envers Dieu et Jésus-Christ, foi en Dieu
par Jésus-Christ, et donc de la vivre plus authentiquement, avec
plus de liberté. En effet, grâce à ces définitions, la foi peut être
vécue de façon plus indépendante à l’égard des tendances de la
religiosité humaine et des évolutions sectaires. Le « je crois
que... » est entièrement subordonné donc au « je crois en... ». Il
ne faut jamais l’oublier.
Au début d’un débat sur la foi, comme celui qui s’engage entre
nous autour de cette table, il serait bon, je pense, de préciser
quelque peu la position du « théologien » dans l’Église catholique et dans son rapport avec le « monde ». Le théologien est
d’abord un croyant. Ensuite, il est en communion de foi avec
l’Église et sa tradition. Enfin, il use de toutes les ressources de la
raison que sont la philosophie et les sciences, particulièrement
les sciences humaines, pour, d’une part, mieux connaître les
sources de sa foi et leurs significations et pour, d’autre part, en
proposer une expression et une pratique appropriées au monde
qui est le sien.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vous avez dit, Père, qu’il fallait distinguer le « ce que je
crois » et le « je crois en... ». La distinction est valable dans
l’unité de ces deux aspects de la foi. Les « articles du dogme »
explicitent la richesse existentielle de la « relation de foi ». Cette
explicitation peut, bien entendu, être très éclairante pour la foi
vécue de chaque croyant, lorsqu’il est soucieux de « croire en
Dieu et en Jésus-Christ » selon l’orthodoxie catholique et
seulement selon cette orthodoxie.
Mais deux autres cas peuvent être logiquement envisagés.
Celui de l’homme qui a le souci de croire en Dieu par JésusChrist, en dehors de l’orthodoxie catholique et celui qui n’a pas
seulement le souci de croire selon l’orthodoxie catholique, mais
qui a en outre le souci que cette orthodoxie soit la plus fidèle
possible à la réalité d’une révélation de Dieu par Jésus-Christ.
Voilà pourquoi il convient encore de faire une distinction entre
« la foi catholique enseignée » et « la révélation de Dieu par
Jésus-Christ ».
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
39
Je prends aussi en compte que votre collègue a bien expliqué
que la Révélation ne nous était accessible que dans ses
expressions d’Églises. Et pourtant la vérité de la Révélation ne se
réduit pas à ses expressions dogmatiques. La pensée théologique,
a-t-il dit, se meut là dans un cercle herméneutique.
Or, toute herméneutique se développe en référence à une
conception de l’être, du réel, de ce qu’est l’homme et de ce
qu’on pense de Dieu. Bref, toute théologie s’élabore par rapport
à une ontologie, ou une métaphysique, qu’elle le veuille ou non,
qu’elle le reconnaisse ou non. Et la pire des situations, c’est de
ne pas le reconnaître et de ne pas avoir une connaissance lucide
de l’ontologie que la théologie utilise...
De plus, il n’est pas possible de formuler la vérité de la
révélation en s’assurant de la vérité de son expression par
confrontation objective à la réalité même de la révélation. Cela
supposerait en effet que les croyants (ou certains privilégiés
d’entre eux) aient une connaissance directe de Dieu même. Ce
qui est impossible, même sous la forme négative de ne pas se
tromper, tout en laissant la place à l’impossibilité de tout
comprendre... Socrate, selon Platon, évoquait déjà cette sorte de
« guidage » de la part de son « esprit protecteur », son
« daimôn ». Mais ce n’était là qu’une sorte de « dédoublement »
imaginatif pour traduire une conduite intellectuelle normale.
On doit donc juger de la vérité de son expression en fonction
de la vérité de la philosophie employée. Mais ici encore la
philosophie en tant que telle, même la plus parfaite et la plus
achevée, ne peut juger elle-même de son adéquation à la
révélation de Dieu. Le philosophe sait, en effet, qu’il n’a pas de
connaissance directe de Dieu. Aucun homme ne peut y prétendre
sous aucune forme, ni même en vertu d’une faveur de Dieu, car
Dieu n’agit pas de manière fantaisiste, en marge de son activité
créatrice universelle permanente. En outre, il n’existe aucune
autorité de foi pour le faire en se plaçant en une position
privilégiée permettant une comparaison d’un système
philosophique avec la réalité de la révélation.
La philosophie ne peut donc juger de son adéquation à une
révélation, qu’en analysant avec rigueur le pouvoir de croire
constitutif de la conscience humaine. À partir de là seulement le
théologien peut, avec les services du philosophe, marcher dans la
voie d’une expression adaptée à la réalité de la révélation. Tout
homme est croyant en situation de contingence historique, et
philosophe par nature. Donc, tout homme vraiment croyant et
vraiment philosophe par aptitude personnelle, sans schizophrénie
intellectuelle, est automatiquement « théologien ». Il est un
« théologien » spontané, au sens « méthodologique » que nous
40
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
donnons à ce terme, sans être pour autant « théologien officiel ou
institutionnel », comme tout homme peut être philosophe
intuitivement et spontanément sans être pour autant officiellement « docteur en philosophie ».
Par le fait même, le croyant théologien peut en principe juger
de la vérité en soi d’une révélation, sans avoir de connaissance
directe ou privilégiée de cette révélation. Il le fera valablement
dans la mesure même où sa « révélation » se laissera correctement exprimer par une philosophie doublement capable, et
d’analyser avec rigueur l’acte de croire, et d’élaborer une ontologie qui assure les conditions de possibilité de cet acte de foi en
l’homme et de la révélation en Dieu.
En présentant une ontologie interpersonnelle faisant place
à la dimension « fiduciale » de la conscience humaine, la
philosophie peut donc déterminer les conditions d’intelligibilité
et de possibilité d’une révélation authentique. Elle le fait non par
connaissance réflexive, et encore moins expérimentale, de cette
révélation de Dieu ; ce qui est radicalement impossible ; mais par
analyse réflexive de la réceptivité constitutive envers cette
révélation, réceptivité créée nécessairement telle par un Créateur
dont l’essence est de se révéler personnellement.
L’INTELLIGIBILITE D’UNE REVELATION
REQUIERT LA RATIONALITE DE L’ACTE DE FOI
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Pour raisonner comme vous le faites, vous devez, Monsieur,
poser le postulat d’une parfaite cohérence de l’action de Dieu,
d’une continuité entre l’acte divin de création et l’acte divin de
révélation. Ou plus radicalement encore, la distinction entre
création et révélation n’a de sens que du point de vue humain. En
Dieu, création et révélation sont une seule et même activité. De
telle sorte qu’on peut dire que la création est déjà une révélation
et que la révélation en Jésus, l’incarnation du Verbe de Dieu, est
dans le droit fil de sa création. Pouvez-vous justifier ce postulat,
puisque, comme vous le dites, aucun homme ne peut faire
l’expérience de Dieu, ni en avoir une connaissance directe ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est exact. Ce que je dis implique le postulat dont vous
parlez. Un postulat de connaturalité entre création et révélation.
Comment le justifier ? En raison des exigences d’intelligibilité
de l’esprit humain. En vertu du principe d’universelle intelligibilité. Celui-ci peut prendre différentes formes selon les
méthodes de connaissance. En sciences, il se présente sous la
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
41
forme du principe du déterminisme ; en mathématique(s) et en
logique(s)  au singulier ou au pluriel  sous la forme d’une
constructivité cohérente ; en philosophie, sous la forme du
principe de raison suffisante, formulée par Leibniz, ou sous sa
forme classique, aristotélicienne et thomiste, du principe
d’intelligibilité de tout ce qui est. Omne ens est intelligibile. Et
Dieu est l’intelligible suprême.  Vous voyez, tout n’est pas à
rejeter dans la philosophie classique... Il faut simplement
compléter ce qu’elle a omis d’analyser et refaire une synthèse
plus englobante, sur d’autres fondations... Ce qui ne manquera
pas, certes, de modifier le sens de ce qu’elle a déjà systématisé.
En effet, une affirmation dans un système philosophique n’a son
sens plénier que par rapport à la totalité de ce système...
LE CHANOINE.
– Et ce principe, vous pouvez le justifier ?
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Il s’agit ici d’un principe premier, ou ultime, si vous
préférez. C’est le principe de la possibilité même de toute
connaissance et de toute démonstration. L’esprit humain en a une
connaissance intuitive et immédiate dans la conscience qu’il a de
sa propre réalité. La philosophie, d’ailleurs, n’est pas autre chose
que l’explicitation de cette intuition...
LE CHANOINE.
– Si je comprends bien, la philosophie revendique une position
dominante, quand il s’agit de juger la doctrine de foi catholique...
Agit-elle de même envers les autres religions ? Cette servante de
la théologie fait payer bien cher ses services... On devrait plutôt
parler d’une « maîtresse »...
LE MODERATEUR.
– Pourquoi pas ? Il y a des maîtresses qui sont charmantes... si
en plus c’est l’épouse légitime exclusive... il ne faudrait pas se
plaindre...
(Quelques rires amusés... pour mieux se concentrer ensuite sur
le sujet...)
LE THEOLOGIEN EXEGETE ET HISTORIEN.
– C’est que ces servantes au cours de l’histoire n’ont pas
toujours été aussi commodes que cela... À cause de leurs incapacités, elles furent à l’origine de plusieurs conflits théologiques...
Ceux d’Arius et de Nestorius notamment...
En 1985, les évêques du Synode donnèrent une consigne 
vous l’avez rappelée, Monsieur le chanoine : « La présentation
de la doctrine devait être biblique et liturgique, exposant une
42
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
doctrine sûre et en même temps adaptée à la vie actuelle des
Chrétiens. ». On peut penser qu’ils donnaient là quelques signes
pour reconnaître parmi toutes ces servantes, celle qui mériterait
le titre envié d’épouse. « Biblique et liturgique... »
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Effectivement ! Cette bonne servante élevée en dignité
d’épouse serait une philosophie qui rendrait compte du fait
de l’expérience de foi biblique et liturgique et en exprimerait
l’intelligibilité. Une véritable épouse respecte la « réalité » de
son époux révélateur et en acquiert une connaissance adéquate.
La réalité de la révélation, c’est Jésus-Christ, médiatisé par le
témoignage des Églises. Une adhésion de foi éclairée par une
philosophie intégrale, et donc aussi « fiduciale »  je reprends la
terminologie de Monsieur Debruquel  en acquiert une connaissance adéquate, bien qu’inachevée. Nous sommes en plein
symbolisme biblique et évangélique : Israël épouse de l’Éternel,
l’Église épouse du Christ... L’ordre du réel et celui de la connaissance se rejoignent ici en étant constitutifs, en une sorte
d’identité, d’une relation de révélation et de foi, d’une relation
interpersonnelle du révélateur et du croyant. Encore faut-il une
philosophie susceptible d’exprimer l’intelligibilité de cette
relation, pour que la relation de l’épouse à son Époux divin soit
authentique !
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Cette façon de voir les choses n’est pas pour déplaire au
philosophe classique.
C’est un principe d’épistémologie générale ou de théorie
générale de la connaissance que de distinguer nettement l’ordre
du réel et l’ordre du connaître. Il y a, d’une part, la vérité
ontologique, c’est-à-dire la réalité en tant qu’elle est intelligible
et, d’autre part, la vérité logique, c’est-à-dire l’intelligence plus
ou moins adéquate que nous avons de cette réalité. C’est vrai en
sciences, en mathématiques et même dans notre discipline, la
philosophie. Cette distinction n’exclut pas le fait que parfois,
même souvent, le sujet connaissant fasse partie, du moins
partiellement, de son objet connu.
Mais est-ce exactement pareil dans le cas d’une foi en une
révélation ? S’il y a « révélation », ne se trouve-t-on pas déjà
dans l’ordre de la parole, du discours et donc directement dans
l’ordre d’une vérité « logique » ? Est-ce que la révélation —
posons, en effet, qu’il y a une révélation de Dieu par Jésus-Christ
et que cette révélation n’est pas du domaine du philosophe —
n’est pas déjà une « parole » qui nous dit la « vérité » sur une
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
43
« réalité » ? Nous serions donc moins dans une situation de
recherche de vérité sur une réalité distincte, que dans une
situation d’interprétation d’une vérité déjà exprimée ? Il y a là
une sorte d’identité de l’être et du connaître qui ne requiert pas
une ontologie de la relation de foi, mais seulement une
« interprétation », comme beaucoup d’exégètes ont l’habitude de
faire dans les milieux juifs, sur le texte biblique.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– À moins que cette « parole de révélation » soit plus qu’une
parole, et soit en elle-même une « réalité vivante » ! C’est un
anthropomorphisme, qu’il faut décoder et expliquer, que
s’imaginer un Dieu influençant l’homme sur le plan du langage...
Prendre cet anthropomorphisme dans son littéralisme psychologique, c’est assurément s’égarer... Et alors ma distinction entre
une réalité de révélation et la recherche de son sens à l’aide
d’une philosophie appropriée reste valable. Je sais qu’il y a
aujourd’hui une certaine tendance à vouloir tout « interpréter »,
non pas au sens de « juger subjectivement », mais en ce sens
qu’on veut traiter toute forme de connaissance, y compris la
connaissance scientifique, sur le mode de « l’interprétation ». Je
préfère, pour ma part, considérer que la connaissance, ou plutôt
que toute forme de connaissance consiste à inventer en
permanence, selon la méthode propre à chacune, une
intelligibilité spécifique, dont on apprécie constamment la
conformité à la réalité. L’intelligence d’une révélation
n’échappe pas à cette conduite fondamentale de la raison. Ma
réponse est un peu rapide. Je m’en excuse, mais s’il fallait la
développer, cela nous entraînerait dans une multitude de débats
sur la nature de la connaissance. Sans doute, il faudra bien à un
moment ou à un autre de nos entretiens sur la foi que nous les
abordions... notamment pour déterminer la nature de la
révélation formulée dans l’Ancien Testament et celle formulée
dans le Nouveau Testament.
Aussi je remercie mon collègue de son intervention, car elle
attire en effet l’attention sur l’existence de certains présupposés
inaperçus mais déterminants pour notre discussion.
LE CHANOINE.
– Mais si les philosophes posent que toute connaissance est
une invention, alors nous ne sommes plus dans l’ordre de la foi.
La foi reçoit, elle n’invente pas la révélation.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Bien sûr, Monsieur le Chanoine, une révélation « se reçoit »
dans la foi. Loin de moi de contester une pareille évidence.
44
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Encore conviendrait-il de déterminer la « recevabilité » d’une
affirmation de révélation. Les concepts de ces réalités ne sont pas
si clairs qu’il ne paraît à première vue. Si donc une « révélation »
se reçoit, et se reçoit même avec gratitude et reconnaissance —
car il y a gratitude, dans la foi ; je dis gratitude et non pas
gratuité — il faut cependant inventer son intelligibilité, une
intelligibilité cohérente d’abord en elle-même, bien entendu, et
confronter ensuite cette « invention » à la « réalité de la
révélation » effectivement reçue en un « acte de foi » qui, lui, est
préformé par le Créateur Révélateur.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE
– Vos argumentations sont bien celles de philosophes ! Vous
voulez aller au fond des choses et tout traduire en concepts
clairs. Il faut aussi tenir compte de la pensée symbolique, qui est
très riche de significations. Elle est très importante dans le
langage de la foi. Elle ouvre un large champ à l’interprétation,
effectivement ! Les documents ecclésiastiques sont là, entre
autres, pour réguler cette pensée et ils en font eux-mêmes un
large usage. Le souci de clarté des philosophes y trouvera donc
toujours quelque chose à redire...
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Vous n’allez pas nous reprocher de vouloir être rigoureux
dans nos propos !
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Certainement pas, non, non ! Mon propos n’est pas là...
LE MODERATEUR.
– Le temps de notre première rencontre touche à sa fin.
Pourriez-vous répondre brièvement et faire comme un petit
résumé des principales idées débattues. Je vous remercie...
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Oui,... je vais m’y employer... La tâche que vous vous
assignez, comme philosophes, c’est d’aller au fond des choses. Il
le faut. Et si vous, les philosophes, ne le faites pas ! Qui le fera ?
Tous approuvent donc votre souci de rigueur, car le théologien
sera le premier à en bénéficier... Vous voyez bien que, nous
théologiens, nous n’écartons pas la philosophie... Nous nous en
servons. Mais nous ne « faisons » pas de philosophie..., je veux
dire que nous, en tant que théologiens, ne « construisons » pas de
systèmes philosophiques, mais nous utilisons ceux que nous
trouvons, pourvu qu’ils aient, bien entendu, une suffisante
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
45
consistance humaine, pour permettre de traduire auprès de ceux
qui en sont nourris, les vérités de la Bible, du Nouveau et de
l’Ancien testament. Bien entendu, l’homme qui est théologien
peut aussi se faire « philosophe », si les philosophies existantes
qui s’offrent à lui ne lui conviennent pas entièrement. Nous
avons l’exemple des théologiens philosophes du Moyen Âge. Ce
n’est pas le seul.
C’est ainsi que les premiers Pères de l’Église ont beaucoup
puisé dans les idées stoïciennes, parce qu’elles étaient les plus
répandues. Mon collègue historien a fait ensuite remarquer que
les théologiens, notamment saint Augustin, s’inspirèrent des
conceptions platoniciennes. Plus riches, celles-ci convenaient
mieux aux idées théologiques qui s’étaient développées. Assez
tardivement, au Moyen Âge, ils eurent recours, surtout avec
Thomas d’Aquin, aux argumentations aristotéliciennes. Un souci
de rigueur plus grand encore dans la compréhension de la foi
chrétienne se faisait jour. Thomas a même perfectionné le
système d’Aristote. Aujourd’hui, des théologiens se laissent
encore inspirer par des auteurs modernes, au moins
partiellement... C’est ce que nous appelons « inculturation » ou
adaptation de l’enseignement de l’Église au monde dans lequel
nous vivons. Ceci est vrai, non seulement pour le monde
occidental, mais aussi pour les grandes cultures asiatiques,
chinoise, japonaise et indienne. La théologie catholique en
Afrique recourt aussi aux compétences et aux sagesses des
Anciens... Le message chrétien, biblique et évangélique, ne
change pas pour autant. Mais il se présente différemment, en
fonction des peuples et des cultures, afin qu’ils puissent entrer
dans une réponse la foi, sans qu’ils aient à renier leurs propres
richesses humaines. En principe la théologie n’est pas liée à une
philosophie particulière. Il faut bien entendu que ces
philosophies ne soient pas radicalement et en trop de points en
opposition avec les grandes idées du message chrétien. Un
minimum de convergence est bien entendu requis.
Le théologien ne fait donc pas exactement la même distinction
que vous, philosophes, entre le réel et son intelligibilité. Il
rapportera moins le texte à une donnée ontologique, qu’à une
donnée culturelle historique. Il sait toutefois que toute culture
vise une « donnée ontologique » et que tout effort pour prendre
conscience de cette réalité ontologique donne lieu à une forme de
culture particulière et se développe en elle. Aussi ne peut-il
considérer que favorablement tout effort philosophique.
À côté du théologien enseignant, comme moi, chargé de transmettre un enseignement de tradition, il y a le théologien exégète
et historien, chargé des sources de la révélation, le théologien
46
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
pastoral et missionnaire traduisant le sens de la révélation en
d’autres cultures. Il y a aussi le théologien plus spécialisé et en
charge, comme mon autre confrère, d’une compréhension en
profondeur de la révélation. Lui s’intéresse plus spécialement
aux recherches philosophiques novatrices qui lui permettront cet
approfondissement. Peut-être trouvera-t-il le chemin pour
répondre à des attentes nouvelles de la part des croyants. Il sera
alors sensible aux perspectives pastorales et exégétiques. Et si ce
renouvellement rencontrait un large écho parmi les fidèles, sa
réflexion théologique trouverait sa place dans l’enseignement
usuel de la foi.
La question de nos amis nous a donc conduits sur de rudes
chemins... Foi et révélation, foi et raison, foi et culture, foi et
théologie, foi et connaissance, foi et liberté, foi et nature
humaine, foi et histoire, bref, « la foi, les hommes et Dieu... ».
Peut-être faut-il relever le défi de tous ces mystères !
UNE PREMIERE FEMME.
– Il faudrait ajouter à votre liste : « la foi et les religions ».
Comme historienne, je constate que la foi des hommes ne se
manifeste pas sous une forme unique, mais dans le cadre de plusieurs religions. Non seulement ce qui est proposé à la croyance
des gens varie, mais leurs conduites subjectives de foi varient.
Cela va des sacrifices humains à la divinité jusqu’aux extases
mystiques et autres phénomènes paranormaux. Ceux-ci se mêlent
d’autant plus facilement aux croyances et à la religion en général
qu’ils sont plus impressionnants pour des gens simples.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
La question de nos amis sur le catéchisme de Rome n’est donc
que l’amorce de problématiques qui dépassent le cadre du
catholicisme et qui s’appliquent à n’importe quelle religion.
UNE DEUXIEME FEMME.
– Je suis protestante de confession et avocate de métier. Je
suis ici avec deux amies, dont une est pasteur en une grande ville
de province. Puisque nos discussions sur la foi semblent aussi
devoir concerner d’autres religions que le catholicisme, est-ce
que je puis demander s’il y a dans notre groupe des hommes ou
des femmes d’autres religions, juive, par exemple, ou musulmane ? Dans nos rencontres œcuméniques avec les catholiques,
nous sommes très sensibles à tout ce qui pourrait dépasser les
clivages institutionnels. Votre avis m’intéresse donc.
UNE TROISIEME FEMME.
NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI
47
– Mon mari et moi sommes juifs. Il est médecin cardiologue,
et moi médecin gynécologue. Il participe en ce moment à un
autre colloque sur « la pratique médicale et l’éthique ». Comme
les questions religieuses l’intéressent aussi et que pour moi les
questions éthiques sont importantes, on s’est partagé le travail...
Chacun va à un colloque différent. Je l’informerai ensuite du
travail de ce groupe et lui me fera un compte rendu du sien. Je
puis lui en parler... On changerait éventuellement de groupe...
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Et un représentant de l’islam ? Personne parmi nous !
J’inviterai donc un ami, si je le vois, pour cet après-midi.
LE MODERATEUR.
– Je constate que l’heure est venue de terminer cette première
rencontre.
Remercions-nous les uns les autres pour cet échange
fructueux. Nous nous retrouvons donc cet après-midi à 16 heures
dans cette salle.
DEUXIEME RENCONTRE
LA REVELATION COMPRISE
COMME DISCOURS DIVIN
LE MODERATEUR.
– Je salue les nouveaux arrivants. Qu’ils soient tous les
bienvenus ! Quelques mots pour les mettre au courant de nos
premiers débats. La question récapitulative a été « Comment
juger de la valeur de vérité d’une doctrine de foi ? » Le terme
« doctrine de foi » était entendu comme synonyme de « contenu,
objet, message, enseignement d’une révélation » pour autant
qu’on adhère à cette révélation. Le terme « foi » était en général
entendu par les intervenants comme synonyme d’« acte, de
démarche, de conduite, d’adhésion de foi » au révélateur et à sa
révélation. Les termes « foi » et « révélation » sont corrélatifs et
si étroitement liés que le langage improvisé de la conversation
les permute et les substitue l’un à l’autre. Mais les ambiguïtés
qui peuvent en résulter sont alors rapidement levées.
Notre première rencontre n’a pas apporté de réponse complète
à la question de la vérité ou de fausseté d’une révélation. Une
tendance se dégage cependant. On ne peut y répondre que par
des raisons extérieures à cette révélation ; raisons d’ordre de
cohérence logique, de non-contradiction scientifique et de
compatibilité philosophique, principalement avec une analyse
réflexive de l’acte humain de croire.
Si nous voulons donc répondre à la question « Comment juger
de la valeur de vérité d’une doctrine de révélation ? », il nous
faut examiner les doctrines qui se présentent à nous comme telles
et construire cette analyse de l’acte de foi.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
–J’ai eu la chance de rencontrer mon ami musulman,
professeur de langue arabe au lycée. Il a accepté pour cet aprèsmidi de laisser son colloque sur « Les influences orientales dans
les littératures d’Occident ». Je l’en remercie. Je souhaiterais
50
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
qu’il nous expose la conception que le Musulman se fait de la
révélation
et ce qu’est pour lui la « foi », puisque les Musulmans se
définissent essentiellement comme des « croyants ». Je l’ai
informé que l’auditoire était très critique... Il m’a répondu que
cela ne lui faisait pas peur... et que la Lecture (ou Coran, Qor’ân)
avait prévu toutes les objections possibles et y avait répondu.
LE MODERATEUR.
–Je vous passe la parole, car nous aimerions bien savoir ce
qu’un Musulman cultivé entend par « révélation de Dieu » et par
« croire en cette révélation ». Les questions viendront par la
suite.
LA CONCEPTION CORANIQUEDE LA REVELATION
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– D’abord, voyons ce que la révélation n’est pas. Voici à ce
sujet, une traduction française de la Sourate 42, dite « la
consultation », versets 51 et 52 :
51  « Quoi [c.-à-d. Quelle capacité] l’homme a-t-il pour que
Dieu lui parle ? A moins que [ce ne soit] par révélation, ou de
derrière un voile, ou qu’Il envoie un ange, lequel révèle ensuite,
sur son ordre, ce qu’Il veut. Il est sublime, sage. C’est vérité !
52  Et c’est ainsi que par Notre vouloir, Nous t’avons révélé
un esprit [c.-à-d. l’essentiel de la religion]. Tu ne connaissais ni le
Livre ni la foi. Nous en avons fait une lumière par laquelle nous
guidons qui nous voulons, de Nos esclaves. Toi aussi tu guides
dans un chemin droit.
Dieu est transcendant. Jamais de relations directes, ni de
l’homme vers Dieu, ni de Dieu vers l’homme ; mais seulement
par intermédiaire. Pourtant Dieu est plus près de l’homme que sa
veine jugulaire, comme le dit la sourate Câf — Câf est une lettre
de l’alphabet arabe — c’est la cinquantième sourate, au verset
16.
« Et très certainement Nous avons créé l’homme, et Nous
savons ce que son âme lui suggère à l’oreille. Nous sommes plus
près de lui que sa veine jugulaire ».
Depuis toujours Dieu choisit chez tous les peuples des
hommes qui devront recevoir ses messages divins. Dieu charge
alors des intermédiaires célestes, les anges, surtout l’archange
Gabriel (étymologiquement : « puissance de Dieu ») de
transmettre son message à ces hommes. Ceux-ci, ensuite,
communiquent ces messages à leurs peuples. Ils sont ainsi les
prophètes de Dieu.
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
51
Muhammad a dit que, dans son cas, la révélation du message
pouvait se faire de plusieurs façons. Tantôt, l’ange Gabriel
prenait la forme d’un homme et il lui parlait, comme parle un
homme à un autre homme. Tantôt, il avait une forme particulière, dotée d’ailes. Il retenait toutes les paroles qu’il lui
adressait. Tantôt, dans un vacarme extatique à ses oreilles, des
paroles s’imprimaient en sa mémoire. Après, il se souvenait de
tout.
Des compagnons de Muhammad ont témoigné que « lorsque la
révélation se faisait au Prophète, il transpirait, même au jour
le plus froid ». D’autres rapportent que, lors de révélations,
« le prophète devenait si pesant que sa chamelle préférait
s’agenouiller. Si elle s’obstinait, ses jambes alors se courbaient,
et l’on craignait qu’elles n’aillent craquer ». Un autre compagnon
raconte qu’un jour, dans une salle, l’affluence avait contraint
le Prophète à s’asseoir sur sa cuisse. Tout à coup, l’état de
révélation saisit Muhammad et son compagnon sentit sur lui un
poids écrasant à lui rompre le fémur. S’il ne s’était pas agi du
messager de Dieu, il avoue qu’il aurait poussé des cris de
douleur et retiré sa jambe.
Khadija, la première épouse du Prophète, s’assura de façon
bien féminine de l’authenticité de la révélation. Un jour que
Muhammad voyait l’ange, elle s’approcha de son mari et tandis
qu’elle restait respectueusement à côté de lui, Muhammad voyait
toujours l’ange. Mais quand elle se saisit amoureusement de lui,
l’ange disparut. Elle conclut que c’était bien un ange, car le
Diable n’aurait pas eu la délicatesse de se retirer en ce moment
d’intimité conjugale.
Les Musulmans considèrent donc le « Qor’ân » comme « la
parole incréée de Dieu ». Muhammad « ne dit rien de son propre
mouvement », comme le dit le Qor’ân, sourate 53, dite
« l’étoile », verset 3 et suivants ». C’est une sourate d’avant
l’Hégire ou « Émigration » de Muhammad et de ses premiers
compagnons de La Mecque à Médine. Je traduis en explicitant
ici ou là le texte, souvent elliptique, pour que vous puissiez
comprendre. C’est l’ange qui parle :
« En premier, le nom de Dieu, l’Infiniment Miséricordieux, le
Tout Miséricorde.
1  (Je le jure) Par l’étoile quand elle descend (à l’horizon) !
2  Votre camarade [c.-à-d. Muhammad] ne s’égare ni n’erre ;
3  et il ne parle pas non plus par impulsion (psychologique) :
4  ce n’est là que révélation révélée.
5  Un fort (doué) de puissance [l’ange Gabriel] l’a enseigné,
6  lequel, plein de bile [c.-à-d. à l’allure noble] alla se camper,
52
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
7  alors qu’il [c.-à-d. Muhammad] était à l’horizon supérieur
[c.-à-d. regardait vers un point élevé du ciel] ;
8  puis il [c.-à-d. l’ange Gabriel] s’est rapproché (en descendant),
puis (resta) suspendu
9  Il [c.-à-d. Muhammad] fut donc à deux portées d’arc ou plus
près encore.
10  Et il [c.-à-d. l’ange Gabriel] révéla donc à Son [de Dieu]
esclave ce qu’il révéla.
11  Le cœur (de Muhammad) n’a pas menti touchant ce qu’il a
vu.
12  Est-ce vous qui allez creuser pour lui [c.-à-d. mettre en
doute] ce qu’il voyait ?
13  Et très certainement, il [c.-à-d. Muhammad] l’avait déjà vu
[l’ange Gabriel] à l’occasion d’une autre descente [de l’ange Gabriel],
14  près du Jujubier de la Limite extrême, [c.-à-d. près d’un
arbuste épineux qui subsiste à la limite ultime du monde végétal,
symbole du monde humain, et du désert qui par son immensité
inconnaissable et impénétrable symbolise le divin. La vision de
Muhammad est la limite extrême accordée à l’homme pour
s’approcher de Dieu.]
15  près de là est le Paradis de Refuge :
16  au moment où le jujubier était couvert (d’ombre ?)...
17  Le regard (de Muhammad) ne chavira pas, et ne se rebiffa
pas non plus.
18  Très certainement, il a vu certains des plus merveilleux
signes de son Seigneur. »
Cette relation de la vision de Muhammad reprend celle de la
sourate 17 : Le voyage nocturne.
« En premier, le nom de Dieu, l’Infiniment Miséricordieux, le
Tout Miséricorde.
1  Pureté (Louange) à Celui qui, une nuit, fit voyager Son
esclave, de la Sainte Mosquée [c.-à-d. la Kaaba] à la très lointaine
Mosquée, (Jérusalem ou plutôt une Mosquée au ciel, car, à la
sourate 30 verset 3, la Palestine est appelée « la terre proche ».
De plus, il s’agit ici du « Mî`râj ». Muhammad se voit en vision
transporté au ciel et introduit en présence de Dieu. En vision, il
voit le Paradis, l’Enfer et les autres merveilles célestes.) dont
nous avons béni l’enceinte, afin de lui faire voir certaines de nos
merveilles. C’est Lui (Dieu), vraiment, qui entend et observe
tout. »
Le Prophète Muhammad a donc approché Dieu autant
qu’il est possible à un être humain : « jusqu’au jujubier de
l’Extrémité », jusqu’au point où un homme peut encore subsister
devant Allah... Mais il ne nous donne aucune connaissance
de Dieu. Il n’a fait que « transmettre » ce que l’Ange lui dictait
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
53
« de la part de Dieu » sans rien ajouter, sans rien retrancher. Ce
livre est le « message » révélé par Dieu, par son intermédiaire
angélique. Muhammad n’est donc pas l’auteur de ce livre. Le
prétendre, c’est offenser le Musulman.
Le Qor’ân ne fut pas révélé en une seule fois, mais au cours
d’une période de vingt-trois ans, chaque fois qu’on avait besoin
d’une révélation appropriée pour résoudre un problème concret.
Révélation de lois pénales, à l’occasion de crimes ; révélation de
lois sur l’héritage, à l’occasion de décès.
Voilà pour l’essentiel la conception musulmane de la
révélation. Je n’exposerai pas les péripéties de la codification des
sourates et leur mise en ordre qui a abouti au texte du Qor’ân, tel
qu’il est. Muhammad retenait en mémoire les paroles de l’ange
qu’il distinguait soigneusement de ses propres paroles (groupées
plus tard en Hadith (paroles ou dits) du Prophète). Il ne voulait
pas qu’on confonde ses opinions personnelles avec les paroles
divines. Il les écrivait ensuite lui-même, ou les faisait écrire
sous sa dictée. Il en faisait aussi apprendre par cœur à ses
compagnons qui les ont aussi mises par écrit.
Les supports matériels de ces écritures étaient assez variés,
comme des omoplates de chameaux par exemple. Il y avait donc
toute une collection d’écrits de révélation. Ce sont ces écrits qui
ont été, après la mort du Prophète, recueillis et mis en ordre pour
être lus et « déclamés ». D’où le nom du livre : « le Qor’ân, alqor’ân », c’est-à-dire la lecture.
Le Qor’ân ne contient donc que des paroles de révélation.
Dans le livre, les sourates sont classées d’après leur longueur,
sauf pour la première, fâtihat al-kitab : c’est-à-dire qui « ouvre le
livre ». Cet ordre n’est pas celui selon lequel les révélations ont
été faites. Cela est d’ailleurs sans importance, puisque c’est la
révélation de Dieu dont la vérité ne dépend pas des circonstances
humaines. Seule la communication des parties de cette révélation
s’est adaptée aux contingences historiques. Toutes les sourates,
sauf la neuvième, sont introduites par une invocation que je
traduis ainsi : « En premier, le nom de Dieu, l’Infiniment
Miséricordieux, le Tout Miséricorde ».
Croire pour un Musulman, c’est donc lire le Qor’ân en étant
conscient qu’il lit les paroles de Dieu, et mettre en pratique tout
ce qu’il lit dans le Qor’ân. Ce sont les lois de Dieu qu’il y lit et
qui le concernent au moment où il les lit. Mais le Qor’ân ne
demande pas que l’on croie seulement ; il invite à la réflexion, à
la méditation, au raisonnement, à la recherche de la vérité, même
en matière de foi, comme, par exemple, au sujet de l’existence de
Dieu, de l’au-delà et de la résurrection des morts le jour de la
54
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
rétribution. J’espère avoir répondu à votre attente. S’il y a des
questions, je tâcherai d’y répondre.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Je remercie mon ami qui a bien voulu nous résumer
l’essentiel de la conception musulmane de la révélation. Je sais
qu’il s’attend à un certain nombre d’objections de la part
d’intellectuels qui ne sont pas musulmans.
INTERROGATION SUR LES FACTEURS PSYCHOLOGIQUES
DE LA FOI MUSULMANE
LE PSYCHANALYSTE.
– Notre intervenant musulman a dit que ce serait offenser un
Musulman que de dire que Mahomet « est » l’auteur du Coran et
non Dieu. Je me garderai donc de l’offenser... Mais une telle
prise de position ferme la porte à toute discussion !
Je pense toutefois que la psychanalyse aurait peut-être des
choses à dire sur le psychisme de Mahomet et ses états
mystiques. L’étonnante pesanteur du corps de Mahomet est-elle
un signe d’authenticité de ses révélations ? Je me permets d’en
douter. Il faudrait d’abord établir qu’il y a un lien entre les
deux, plutôt qu’un phénomène paranormal dans une petite
communauté religieusement très motivée... Dans d’autres
contextes religieux que celui de Mahomet, c’est dans la légèreté
et la lévitation qu’on prétend voir des signes d’action divine...
Les hommes ont beaucoup d’imagination et leurs visions du
« monde sublime » peuvent les rendre très efficaces et les
conduire à réaliser de grandes choses dans l’histoire. Proclamer
qu’on a reçu une mission de Dieu et en convaincre ses
partenaires est un très grand moyen d’action sur les masses
humaines. Je pense que Mahomet en était très sincèrement
convaincu et qu’il a magnifiquement convaincu ses compagnons.
Il est ainsi le fondateur d’une religion nouvelle à partir
d’éléments puisés dans le judaïsme, le christianisme et les coutumes religieuses de l’Arabie. Non, il n’a pas joué double jeu. Il
manquait d’esprit critique spéculatif, mais était sincère. C’était
en plus un habile commerçant, un politique avisé et un bon
stratège militaire. C’était un Alexandre ou un César, avec une
dimension religieuse en plus.
Une telle conduite me pose question. Quel est ce « phénomène
de foi », cette « pulsion inconsciente à croire, à s’inventer des
révélations » ? Qu’est-ce qui dans le psychisme humain, celui de
Mahomet, bien sûr, mais aussi celui de tous ses compagnons et
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
55
des hommes en général, rend possible de telles croyances et leur
diffusion dans l’empire religieux islamique ?
L’HISTORIENNE.
– Je partage votre question, car, comme historienne, je
retrouve les grandes lignes de ce phénomène dans les autres
religions. En accord avec une sorte de « standard religieux »
 inconscient ou délibéré  Mahomet cadre dans un même
moule tous les prophètes antérieurs, Abraham, Moïse, Jésus...
C’est à peine si leurs qualités humaines sont différentes... Ce
n’est pas un phénomène spécifique seulement des religions
monothéistes.
S’il ne se manifeste pas avec le même succès que dans l’islam,
c’est parce qu’il se développe soit à partir d’un psychisme
humain collectif plus complexe, soit dans un cadre culturel
religieux moins propice, ou encore dans un contexte géopolitique
moins favorable... Les historiens ont déjà assez bien analysé les
raisons du succès de l’expansion de l’islam, mais pas le
phénomène de son apparition.
Je sais donc que si mes connaissances historiques me
conduisent à m’interroger sur son apparition, ce n’est pas
l’histoire qui y répondra... Est-ce que la psychanalyse peut y
répondre ? Est-ce que les croyants eux-mêmes peuvent y
répondre ?
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Comme musulman, je ne me pose pas ce genre de questions.
Je pense même que si je me posais ces questions, je ne serais
plus musulman. Je suis certain que l’ange Gabriel, envoyé par
Dieu, a répété à Muhammad ce que Dieu lui avait dit de dire,
sans rien ajouter, sans rien retrancher. Je crois aussi que
Muhammad a redit fidèlement à ses compagnons, sans mentir,
les paroles de l’ange. J’accepte de faire ce qu’il est dit de faire
dans le Qor’ân, car ce sont les lois de Dieu et ses prescriptions
pour toujours.
Je sais pourtant que les choses ne sont pas aussi simples que le
code de la route et qu’une lecture superficielle ne suffit pas pour
tout clarifier dans nos actions. Il faut pour cela des études
spéciales du texte. Il y a plusieurs interprétations. Si Muhammad
a redit fidèlement les paroles de l’Ange, il n’est pas absolument
sûr que les Musulmans qui les écoutent  ulémas, imâms ou
non  les écoutent correctement. Il n’y a pas d’erreurs dans le
Qor’ân, mais il y en a sans doute chez ceux qui le lisent.
56
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
LE PSYCHANALYSTE.
– Vous ne répondez pas à ma question. Ce n’est pas un
reproche ! Non, une simple constatation. Vous me dites même
que vous ne vous posez pas « ce genre de questions ». Comme
vous ne vous les posez pas, vous ne pouvez bien entendu pas
répondre à mes questions. Mais, en même temps, vous illustrez
de façon vivante, par votre personne et vos propos, le
« phénomène de pulsion de croire » dont je viens de parler. Sans
doute, vous n’inventez pas le Coran comme Mahomet, et vous
n’imaginez pas que l’ange Gabriel vous parle, mais vous entrez
totalement dans la pulsion de foi de Mahomet et de ses
imaginations, tout comme ses compagnons. Est-ce un phénomène de bourrage de crâne par l’éducation ? « Pourquoi faitesvous cela, vous et les autres ? » Voilà la question que je me pose.
Est-ce que vous pouvez sincèrement vous poser à vous-même
cette question ? Cette question que je vous pose, je pourrais la
poser à d’autres croyants, juifs ou chrétiens. Certes, vous êtes
musulman, mais les autres pourraient bien être à votre place ; je
leur poserais la même question... : Pourquoi cette pulsion de
croire et toute cette fantasmagorie imaginative ?
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Je ne sais si ces autres croyants pourraient mieux que moi se
poser à eux-mêmes votre question et donc mieux vous répondre.
Pourquoi est-ce que je crois ? Pourquoi est-ce que je
m’abandonne à une « pulsion de foi », comme vous dites ? Je
comprends bien que vous ne me demandez pas pourquoi, moi
Malik, je suis musulman. Car alors je vous répondrais que je suis
né dans une famille musulmane croyante, que j’ai été élevé dans
la religion musulmane, et que j’ai épousé une musulmane, etc...
C’est comme ça : Malik est croyant musulman par éducation.
Mais alors votre question reviendrait : « Comment une éducation
« par pulsion de foi » et à « la pulsion de foi » est-elle possible ?
Drôle de question !
LE PSYCHANALYSTE.
– Oui, vous saisissez intellectuellement très bien ma question.
Est-ce que vous pouvez vous la poser affectivement, la ressentir
en quelque sorte « corporellement » ?
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Je ne sais pas... Je n’ai pas d’angoisses psychanalytiques... Il
me semble que céder à ma pulsion de foi, comme vous dites,
c’est dans mon cas une bonne chose. Est-ce que j’ai besoin de
me poser personnellement cette question ? ... Je ne vois pas.
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
57
LE PSYCHANALYSTE.
– Et si vous vous posiez quand même cette question, est-ce
que vous auriez l’impression de commencer à mettre en doute
votre foi musulmane ?
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Je ne sais pas... Pour vous, psychanalystes, la pulsion
sexuelle est éducable et elle est forcément éduquée ! En bien ou
en mal d’ailleurs ! Disons alors que ma « pulsion de croire » a
été éduquée dans la religion musulmane. Mais est-ce que vous
vous demandez, vous autres psychanalystes, pourquoi il y a une
pulsion sexuelle dans les formes que vous lui connaissez ? Il me
semble que vous constatez son existence et que vous la prenez
comme un tout pour analyser le reste du psychisme humain. Pour
moi, ma « pulsion de croire » est musulmane. C’est un tout et...
LE PSYCHANALYSTE.
– Vous avez raison de parler comme vous le faites... Il faudrait
sans doute se poser la question : « Pourquoi y a-t-il une pulsion
sexuelle ? » tout comme il faut se poser la question : « Pourquoi
y a-t-il une pulsion à croire ? » Et répondre à ces « pourquoi »
aiderait sans doute à répondre aux questions du « comment »
dans les deux cas. « Comment sexualiser humainement ? ».
« Comment croire humainement ? » Je me demande même s’il
n’y a pas un rapport entre les deux ? Je l’ai déjà dit. Votre
pulsion de croire a été éduquée « à la manière musulmane ». En
ayant été éduquée de la sorte a-t-elle été bien ou mal éduquée ?
Je vous retourne la question que vous posiez pour la pulsion
sexuelle. Bon ! Je m’arrête. Place à d’autres questions. Mais mes
questions restent posées...
DES VERITES DONNEES POUR REVELEES PEUVENT-ELLES
CONTREDIRE DES VERITES HISTORIQUES OU SCIENTIFIQUES
L’HISTORIENNE.
– Ma question est d’un autre genre. Lorsque dans le Coran
Dieu raconte par l’intermédiaire de l’Ange l’histoire passée des
hommes, ou fait allusion à des événements historiques, est-ce
qu’il peut se tromper ou déformer les faits, ou omettre des
périodes entières de l’histoire ?
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Non, Dieu ne peut se tromper et il ne ment pas. Vous me
direz alors que le texte du Qor’ân comporte des inexactitudes
58
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
historiques... C’est sans doute parce que les auteurs antérieurs
ont mal raconté l’histoire ou l’ont délibérément faussée, comme
la Bible des Juifs qui ment à propos d’Ismaël et d’Isaac, ou les
évangiles qui racontent faussement que Isâ, Jésus, est mort sur
une croix, alors qu’Allah l’a soustrait à ses ennemis et l’a fait
monter directement au ciel.
L’HISTORIENNE.
– Et vous pouvez dire cela, sans même vous poser aucune
question de critique historique ? Ce serait une attitude légère !
Est-ce que les spécialistes du texte, les imâms ou les oulémas,
pourraient contester les preuves apportées par les historiens
spécialistes, surtout lorsqu’on dispose d’autres sources que celles
des textes, qu’on peut toujours accuser d’avoir été falsifiés ?
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Je ne sais pas... Le Qor’ân devant la critique historique ? Il
faudrait interroger les islamologues. Je pense que plusieurs
contestent la valeur des récits historiques du Qor’ân. Ça pose
certainement des problèmes.
L’HISTORIENNE.
– Il y aurait donc des conflits entre les révélations
« historiques » de Dieu dans le Coran et les récits des historiens ?
Les historiens suivront plutôt la méthode historique que des
révélations soi-disant divines. Et s’il y avait aussi des erreurs
scientifiques dans le Coran ? J’ai lu que, dans une sourate, l’ange
Gabriel raconte la conception et la formation de l’enfant dans le
sein maternel. Cela ne correspond pas du tout avec les
connaissances de la biologie actuelle. Est-ce que Dieu a donné de
mauvaises informations ? Ou bien Dieu dans le Coran s’est-il
contenté d’exprimer le savoir dont disposait Mahomet à son
époque et dans son milieu ?
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Il faudrait voir le texte de plus près. S’il y a des désaccords
avec la science, ils ne sont qu’apparents, résultant d’une
mauvaise interprétation. Dieu parle à chaque fois le langage de
l’époque. Et il parle pour des situations concrètes. Il faut tenir
compte du contexte historique. C’est très important.
L’HISTORIENNE.
– Mais alors le Coran n’est plus « la parole incréée de Dieu »
puisque certains de ses versets sont de la seule époque de
Mahomet.
LE PROFESSEUR D’ARABE.
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
59
– Il est toujours « la parole incréée de Dieu », car ces versets
sont écrits de toute éternité pour le moment où la révélation est
faite à Muhammad.
L’HISTORIENNE.
– Mais si tous les versets sont ainsi prévus de toute éternité,
toutes les lois et règles que l’Ange prescrit à Mahomet le sont
aussi. Ces lois ne peuvent donc pas changer, même celles qui
sont de pure circonstance.
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Il faut nuancer. Certains versets ont été abolis et remplacés
par d’autres au cours de la révélation.
L’HISTORIENNE.
– Soit ! Ce sont alors ces nouveaux versets qui sont définitifs
de toute éternité, bien que liés aux circonstances de la vie de
Mahomet ou aux coutumes de son temps. Cela signifie qu’il n’y
a plus de possibilité d’adaptation pour l’histoire future. Le Coran
fige l’histoire. Dans ce cas, le Coran n’empêche-t-il pas les
Musulmans de participer activement à l’évolution de l’humanité ?
Si, en revanche, ils veulent s’approprier les progrès de la
civilisation, ne sont-ils pas obligés de renoncer à un certain
nombre de versets du Coran ?... Dans ce cas, il n’est plus
intégralement la « parole incréée de Dieu ».
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Je comprends vos objections... Personnellement, je ne pense
pas que les versets qui font difficulté à l’historien, au
psychanalyste et aux scientifiques appartiennent à l’essentiel de
la foi musulmane ! Sans doute qu’en matière scientifique, les
Musulmans, du moins s’ils sont instruits en ces disciplines,
penseront comme tous les scientifiques du monde. Pour les
versets du Qor’ân qui disent autre chose que les sciences... eh
bien ! ils ne les liront pas...
Rires amusés dans le groupe.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Je pense que votre humour vous sauve, non seulement par
rapport aux objections qu’on vous fait, mais par rapport à une
conception religieuse « cadenassée » de la révélation. Vous faites
bien de laisser au croyant la possibilité de ne pas tout
« entendre » de ce qu’on lui dit être la parole de Dieu. L’humour
peut à l’occasion n’être pas dépourvu d’esprit critique... On ne
retranche rien au texte, mais on se bouche les oreilles au bon
60
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
moment pour ne pas entendre... C’est une manière de ne pas
tomber dans le fanatisme religieux et de ne pas nous mutiler en
rejetant les connaissances humaines autres que religieuses. C’est
aussi une façon de ne pas devenir athée, en n’acceptant comme
vérité que les sciences de la matière et de l’observation
empirique. Ces dernières ne peuvent rien dire sur Dieu. Elles ne
peuvent en rien répondre à notre « pulsion à croire ».
L’INTERROGATION PHILOSOPHIQUE
SUR LA NATUREDE LA REVELATION
CONCERNE TOUTES LES CONCEPTIONS RELIGIEUSES
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Toute cette discussion est très intéressante. Elle montre bien
que ce qui est en question, c’est la notion même de révélation.
Quelle peut être la réalité en laquelle doit consister une
révélation qui soit œuvre de Dieu ? Est-ce la dictée d’un texte, et
son résultat : « le texte dicté », voire dicté à un seul homme
comme dans l’islam ? Est-ce une inspiration à l’intime de
l’intelligence humaine des prophètes bibliques ou des apôtres
évangélistes ; inspiration qui se glisse dans leurs textes humains
et son résultat « les textes inspirés » comme dans le
christianisme ? Est-ce les deux à la fois, dictée et inspiration,
comme dans le judaïsme ? Tantôt une « dictée » ou un texte
remis par Dieu à Moïse par exemple, tantôt une « inspiration »,
en fonction des divers livres bibliques. En fin de compte, ne
considère-t-on pas, au moins au niveau de la croyance populaire,
que la révélation se réduit à « un texte écrit » épaulé d’une
« tradition orale », ou à « un texte mémorisé », donnant lieu tous
deux à des interprétations multiples, et pour ainsi dire
« indéfinies » comme dans le judaïsme, selon certains rabbins ?
Est-ce en plus, comme la tradition chrétienne l’affirme de Jésus,
Dieu lui-même parlant et agissant par la bouche d’un homme ?
Mais comme il n’a laissé aucun document personnellement
identifié, il n’est connu que par des textes humains qu’on recevra
comme « inspirés ». Nous sommes donc là aussi ramenés à un
« texte ». Et qui dit « texte », dit gardiens du texte et interprètes
autorisés du texte. Ces interprètes sont éventuellement aussi
« inspirés » par Dieu, dans leurs interprétations des textes sacrés.
La réalité d’une révélation de Dieu n’est-elle pas aussi autre
chose que des textes, et la foi autre chose qu’une adhésion à des
textes, pour parler d’une façon un peu simplificatrice ? La notion
même de « parole incréée » n’est-elle pas une contradiction dans
les termes, puisqu’une révélation s’opère nécessairement dans
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
61
l’ordre de la création ? Ou alors une « parole incréée » est autre
chose qu’une révélation dictée en langage humain !
Et l’on en revient à la question initiale de nos amis « Que
valent ces textes, tous ces textes sacrés, par rapport à ce que peut
et doit être une « révélation de Dieu » aux hommes ? Cela pose à
nouveau la question de la nature de la foi et celle de l’authenticité d’une révélation.
Cette question peut paraître présomptueuse, surtout si on y
voit le désir d’obtenir en réponse une « description psychologique ». Elle ne l’est pas, si l’on s’interroge sur le « statut
ontologique » de la foi et de la révélation. Je peux par exemple
me poser la question : « Que doivent être les paroles de mon père
ou de ma mère ? ». Et je réponds : « Elles doivent ne pas être
contradictoires ni en elles-mêmes, ni avec leur rôle de père et de
mère ». Je me suis interrogé sur leurs propriétés logiques. Je n’en
ai pas cherché une description ou une mise en scène, ni ne me
suis efforcé de deviner ce qu’ils pourraient bien me dire…
En outre, on ne peut échapper « culturellement » à cette
question, étant donné que nous nous trouvons devant au moins
trois prétentions religieuses à être la révélation de Dieu. Laquelle
est la bonne ? Le judaïsme, le christianisme, l’islam ? Faut-il
choisir entre elles ? Faut-il ne conserver que ce qu’elles ont en
commun ? Faut-il les hiérarchiser les unes par rapport aux autres
selon le nombre de leurs fidèles, selon leur arrivée dans le
temps ? Faut-il nécessairement ratifier la forme de croyance
reçue après notre naissance ? Toute sympathie pour une autre
forme de foi que celle culturellement héritée est-elle une trahison
rampante, avant la trahison consommée que serait une
conversion ?
Sur quelle base de vérité se déterminer pour répondre à ces
questions ? Quelle est la valeur de chacune de ces formes de foi,
par rapport à un « idéal » de foi ? Comment déterminer un pareil
« idéal » ?
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– La réponse à vos questions principales se trouve pour le
Musulman au début de la deuxième sourate. Écrite après
l’Hégire, cette sourate  littéralement « sourate » signifie : murs
ou demeure  est comme un résumé de la doctrine islamique. Je
vous donne une traduction pour le début... Mieux vaudrait,
pourtant, la lire en arabe…
1  En premier, le nom de Dieu, l’Infiniment Miséricordieux,
le Tout Miséricorde.
2  Ce livre, [cela ne fait] aucun doute, est le guide guidant les
pieux ;
62
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
3  qui croient aux choses invisibles et pratiquent l’Office de
la prière et dépensent (en charité) [c.-à-d. font des aumônes ; ce qui est
différent de « dépenser en justice », c’est-à-dire de payer l’impôt] des biens
que nous leur avons accordés.
4  et qui croient à ce qu’on a fait descendre [c.-à-d. la
révélation] vers toi et à ce qu’on a fait descendre avant toi [avant
Muhammad, c’est-à-dire la Bible. Il est écrit : « vers toi » et non pas « vers
moi », car Muhammad transcrit matériellement les paroles que l’Ange lui
adresse]. Et ceux-là croient ferme à l’Au-delà.
5  Eux seuls sont guidés par leur Seigneur ; eux seuls sont
les gagnants.
6  Pour ceux qui ne croient pas, oui, il leur est égal que tu
les avertisses ou ne les avertisses pas ; ils ne croiront pas (tes
paroles).
7  Dieu a mis un sceau sur leurs cœurs et leurs oreilles, et
sur leurs yeux un bandeau ; et pour eux il y a un grand
châtiment.
8  Parmi les gens, il y a ceux qui disent : « nous croyons en
Dieu et au dernier jour » ! Et pourtant ils ne sont pas croyants.
9  Ils cherchent à tromper Dieu et ceux qui ont cru ; mais
ils ne trompent qu’eux-mêmes et n’en ont pas conscience.
10  Il y a dans leurs cœurs une maladie [c.-à-d. hypocrisie et foi
sceptique] : Dieu donc ne fait que l’accroître. Pour eux, donc, un
châtiment douloureux pour avoir menti !
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Quand Allah-Dieu menace, quels sont les hommes qui sont
visés ?
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Il y a trois catégories d’hommes par rapport à la foi : les
vrais croyants, c’est-à-dire ceux qui croient que le Qor’an est la
révélation, les incroyants polythéistes, les croyants mal croyants,
Juifs et Chrétiens.
Suivent justement dans la sourate plusieurs versets qui
décrivent la conduite de ces mal croyants « dont le cœur est
malade » de doutes et de duplicité entre ce qu’ils disent et ce
qu’ils pensent au fond d’eux-mêmes. Ils veulent « tricher » avec
Dieu en ne croyant pas à la révélation faite à Muhammad. Un
terrible châtiment leur est réservé pour ne pas voir et entendre la
vérité. Si Dieu voulait, il leur enlèverait la vue et l’ouïe, car il est
tout-puissant. Mais Muhammad voudrait les convaincre...
Nous arrivons ainsi aux versets 21 et suivants :
21  Hommes ! adorez votre Seigneur, qui vous a créés vous
et ceux qui vous ont précédés,  ainsi serez-vous pieux 
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
63
22  Lui qui a fait pour vous la terre comme un lit et le ciel
comme une tente ; et qui du ciel fait descendre l’eau ; et qui par
elle fait sortir des fruits, votre part (de nourriture). Ne donnez donc
pas de rivaux à Dieu. Vous le savez bien.
23  Et si vous avez des doutes sur ce que Nous avons fait
descendre sur Notre Esclave, venez donc avec une sourate
semblable (à celles que Nous descendons), et si vous êtes véridiques,
appelez vos témoins [que vous invoquez] en dehors [c.-à-d. rivaux] de
Dieu !
Cette dernière sourate formule un défi : Si vous doutez de la
révélation écrite dans le Qor’ân, essayez d’en faire autant, d’en
parler comme Dieu en parle à Muhammad par l’Ange. Vous ne
pourrez dire que mensonges et incohérences. Cet argument sera
souvent repris dans le Qor’ân. Il est à la fois étrange pour les
Occidentaux, mais très convaincant pour les Musulmans.
Puis vient l’annonce du châtiment et la promesse de
récompense.
24  Puis, si vous ne le faites pas,  et jamais ne le ferez 
redoutez le feu alimenté d’hommes et [d’idoles] de pierre préparé
pour les malcroyants.
25  Et annonce à ceux qui ont cru et fait de bonnes œuvres,
qu’il y a pour eux des jardins où coulent des ruisseaux. Toutes
les fois qu’ils auront du fruit comme part (de nourriture),
ils diront : « C’est bien ce qui était servi autrefois comme
portion ! » Or c’est quelque chose de semblable [mais de meilleur]
qu’on leur servira. Et ils auront des épouses pures. Et là ils
demeureront éternellement.
Dans d’autres sourates, l’Ange reprend souvent les mêmes
affirmations et parfois les développe, afin qu’il n’y ait pas
d’hésitation sur le sens de la révélation, « qui descend » de Dieu.
Mes citations du Qor’ân ont été un peu longues... Difficile de
faire autrement... Je peux maintenant répondre à vos objections.
Je le ferai en tant que croyant... et sans doute peu en tant que
philosophe. C’est paraît-il une faiblesse que me reproche mon
ami chrétien, qui lui est philosophe. C’est peut-être une faiblesse
congénitale de l’islam... Il faut faire avec...
LA SUPERIORITE AUTOPROCLAMEE DE L’ISLAM
SUR LES AUTRES FORMES DE RELIGION
LE CHANOINE, écrivain.
– Je sais que, lorsque Chrétiens et Musulmans essaient de
propager pacifiquement leur foi, les Chrétiens se servent du
Coran pour convaincre les Musulmans de croire à l’Évangile et
que les Musulmans se servent des Évangiles pour convaincre les
64
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Chrétiens de croire au Coran. Personne ne peut convertir
personne et chacun reste sur ses positions.
Dans le cadre du dialogue interreligieux qui est aujourd’hui à
la mode, on veille à ne plus parler des divergences, voire des
incompatibilités, pour insister sur les ressemblances  plus
nominales que réelles, plus superficielles que profondes... Ce
sont surtout les Chrétiens qui dans ce dialogue adoptent un
« profil bas », plutôt que les Musulmans qui ne craignent pas de
proclamer fortement leurs convictions... Je pense qu’il y a un
célèbre hadith de Mahomet qui dit « l’Islam doit dominer et ne
saurait être dominé ».
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– C’est exact. Mais ce n’est pas nous qui voulons dominer par
je ne sais quelle volonté impérialiste... C’est Dieu qui dit dans la
sourate 3, dite « la famille d’Amram » verset 110 :
« Vous êtes la meilleure communauté qu’on ait fait se lever
parmi les hommes. Vous ordonnez ce qui est bon et vous
interdisez ce qui est mauvais, et vous croyez en Dieu. Si les gens
du Livre croyaient, ce serait tout avantage pour eux [...] »
Si les Musulmans doivent dominer, c’est pour que toute
l’humanité bénéficie des avantages de la communauté la
meilleure, grâce à la Révélation du Coran.
LE CHANOINE.
– Je constate que vous êtes très assuré sur le plan religieux...
Je n’en doutais pas... Peut-on cependant envisager de dialoguer,
en faisant abstraction totale des questions religieuses, pour rester
sur le plan d’une éthique humaine universelle ? On peut tenter
l’expérience. Les difficultés sont énormes, tant les notions de
personne humaine, de droits et de devoirs, de société, de rapports
entre l’homme et la femme sont différentes...
L’HISTORIENNE.
– Lorsque Mahomet proposait l’argument de la qualité
inimitable du Coran, pour prouver son origine divine, je pense
qu’il s’adressait aux représentants crédules de la culture
polythéiste dans la péninsule arabique, ou à ceux d’un
christianisme et d’un judaïsme local relativement médiocres.
Lui-même n’était d’ailleurs pas capable d’aller aux sources de
la brillante culture méditerranéenne. Il avait recueilli ses
connaissances religieuses dans des milieux chrétiens
« subordinationistes » ainsi que dans les communautés juives où
circulaient des commentaires « haggadiques » de la Torah des
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
65
plus fantaisistes, comme le montre la sourate 27 à propos du
« buisson du Sinaï ».
Mahomet n’était pas en mesure de juger ses propres écrits en
les comparant critiquement aux grandes œuvres philosophiques
et théologiques des siècles précédents. Il aurait sans doute été
moins convaincu, si...
En revanche, il était pénétré d’une conviction mystique qui
devait en imposer énormément à son entourage. Cette conviction
validait ses arguments aux yeux de ses compagnons. Leur
conviction était effectivement celle d’être la « plus excellente
communauté des hommes ». Cela lui assurait les appuis décisifs
contre ses détracteurs et ennemis. Une telle conviction n’est pas
chose négligeable dans le destin d’un homme.
LE CHANOINE.
– A propos de conviction mystique, je voudrais rapprocher le
début de la sourate 53, qui nous a été traduit, d’une confidence
de Paul dans la 2e lettre aux Corinthiens au chapitre 12. Je cite...
C’est Paul qui parle de lui..
« Je connais un homme en Christ qui,  était-ce dans son
corps ? je ne sais ; était-ce hors de son corps ? je ne sais, Dieu
seul le sait  , cet homme-là fut enlevé jusqu’au troisième ciel.
Et je sais que cet homme,  était-ce dans son corps ? était-ce
sans son corps ? je ne sais, Dieu le sait  cet homme fut enlevé
jusqu’au paradis et entendit des paroles inexprimables qu’il
n’est pas permis à l’homme de redire ».
Les expressions : « enlevé jusqu’au troisième ciel... » et
« enlevé jusqu’au paradis... » me font penser à votre traduction :
« Muhammad L’a vu en une autre occasion, près du jujubier de
la limite extrême, près de là est le paradis... »
Il y a chez ces deux hommes la confidence d’une expérience
spirituelle particulière. Mahomet proteste qu’il ne ment pas. Sur
ce point il n’y a pas de raison de ne pas le croire. Paul ne
dévalorise pas cette expérience... mais il n’identifie pas son
existence humaine et sa prédication de l’Évangile avec elle. Elle
n’est pas la source du message qu’il enseigne...
En revanche, il semble que Mahomet ait puisé dans une
ou plusieurs expériences de ce genre la « sacralisation » de ses
connaissances religieuses recueillies chez les Juifs et les
Chrétiens d’Arabie. De telles expériences et leurs souvenirs,
ravivés pour les besoins des circonstances, lui ont permis de
« transmuter » ces connaissances en révélation continue de la
part de Dieu.
La sincérité de Mahomet, quant à la vérité de son expérience
subjective d’une certaine Transcendance divine, a érigé en
66
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
vérités objectives « descendant de cette Transcendance », ses
connaissances religieuses très fragmentaires. Son expérience en
était la garantie absolue. Leur organisation en divers écrits s’est
faite sous le signe d’une sincérité équivalant vérité. Elle s’est
développée en dehors de toute considération rationnelle, voire en
prenant appui sur une certaine méfiance populaire, juive et
chrétienne, envers les raisonnements philosophiques.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– C’est pour cela que mon ami n’accorde aucun intérêt à la
philosophie. C’est une position modérée de sa part envers la
philosophie, alors que beaucoup de religieux musulmans lui
vouent une haine franche et affichée... Les hommes qui ont voulu
faire de la philosophie en milieu d’islam, l’ont souvent payé très
cher... même Averroès en Espagne... Disciple d’Aristote, qu’il
commenta avec notoriété, il estimait que la philosophie devait
s’interroger sur tous les sujets de l’existence humaine,
notamment en matière d’éthique et de droits. Ce qui lui valut la
haine des juristes malékites.
Il chercha à développer la raison au maximum pour en
connaître les limites. Cette recherche lui fit comprendre que pour
les questions de Dieu, de la création et de l’immortalité de l’âme,
la raison n’était pas à la hauteur et qu’il fallait alors se tourner
vers la Révélation. Pour lui aussi la révélation est au-delà de la
raison. Celle-ci n’a donc aucun contrôle sur elle. Beaucoup de
théologiens catholiques ont eu une position semblable. Elle a
l’avantage d’être simple et tranchée…
L’AUTRE PHILOSOPHE, intervenant rapidement...
– Disons qu’Averroès s’approcha des limites de la raison
aristotélicienne, mais non de la Raison humaine en tant que telle.
À moins que de vouloir ramener toute la capacité philosophique
de l’Homme à ses seuls développements historiques classiques,
essentiellement gréco-latins. Ceux-ci sont principalement centrés
sur les objets matériels perçus et cernés en leur entité massive
de « choses » et ils ont considéré les personnes humaines sous
l’angle de leur seule identité individuelle « objective », en
laquelle ils faisaient consister toute leur perfection et valeur.
C’est pourquoi, même si Mahomet avait eu une aussi bonne
connaissance de la philosophie antique qu’Averroès, il n’aurait
pas pu analyser critiquement ce qu’il estimait très sincèrement
être une révélation descendue du Ciel. Certes, s’il avait été
disciple de Platon et d’Aristote, il se serait gardé de donner à
ses connaissances personnelles un caractère sacré, religieux,
réceptionné directement de Dieu. S’il n’avait pas été
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
67
psychologiquement doué pour des expériences, disons,
« mystiques », il n’aurait pas « transféré » ses connaissances
religieuses de l’ordre du culturel à l’ordre du révélé. Il les a fait
passer par une « mutation » ontologique. Un abus inconscient de
sa part.
LE PSYCHANALYSTE.
– En me gardant de voir trop rapidement dans cette conduite
une forme de pathologie, je dirai que le fait de changer les
niveaux de réalité des choses et leurs significations suggère une
forme de délire... En l’occurrence un délire religieux...
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Pour un Musulman, un discours philosophique qui permet
un tel jugement psychanalytique est celui d’un athée. Et c’est par
politesse que je l’écoute...
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je vous remercie de votre courtoisie. Je sais que vous ne
pouvez absolument pas être d’accord avec moi... Je ne vous
demande pas de cesser d’être musulman... Mais contrairement à
ce que vous pensez, mon discours n’est pas athée. Je récuse aussi
ce mot. Si vous me disiez que mon discours n’est pas
« religieux », j’accepterais le constat... Il n’est ni juif, ni chrétien,
ni islamique. Il n’existe pas de « discours philosophique
religieux », pas plus qu’il n’existe de « mathématique musulmane ». Ce qui n’empêche pas que des Musulmans puissent être
d’excellents mathématiciens... Quand je parle en philosophe, je
ne parle pas non plus en croyant. Pourtant je suis croyant. Et le
philosophe qui est en moi justifie le croyant que je suis de croire
comme il le fait. Non seulement je crois au Dieu révélateur et à
sa révélation, mais je respecte aussi le Dieu créateur et la Raison
qu’Il crée en l’homme.
C’est le même Dieu, et son action est une même action ou
plutôt les étapes de son action sont en parfaite cohérence avec
son être divin. Le Dieu créateur a créé l’homme doué de raison
en son être même, de telle sorte qu’il puisse recevoir sa
révélation en son être aussi. En sa raison, l’homme peut donc se
découvrir créé d’une manière telle qu’en son être il est
naturellement croyant. En comprenant donc réflexivement son
« être humain » dans sa dimension de croyant, il découvre en
quelque sorte, en la réceptivité programmée par le Créateur en
son être, la forme que prendra nécessairement la Révélation,
réelle depuis toute éternité auprès de Dieu, en tant qu’elle
« descend » vraiment de Lui.
68
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Cette prise de conscience réflexive de son être et de son
activité essentielle de foi est proprement philosophique. Elle
s’accomplit dans le temps, progressivement, avec tâtonnements,
erreurs, rectifications, et enfin compréhension fondée et assurée.
Dans cette optique, on peut déceler la part de vérité pressentie
dans les affirmations bibliques d’une « Torah du Ciel », d’une
« Sagesse éternelle auprès de Dieu », ou dans l’idée coranique
d’une « parole incréée de Dieu ». Mais on voit aussi qu’elles
n’ont pas de sens, si on les situe sur le plan de la psychologie
empirique humaine.
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Mais alors vous admettez aussi la vérité du Qor’ân !
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Le tout est de savoir quel genre de vérités on peut y
discerner...
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– La Révélation elle-même.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Certainement pas, du moins au sens où je pressens que vous
l’entendez.
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Pourquoi ? Je suppose que vous n’allez pas me citer les
versets du Qor’ân qui commandent de tuer les infidèles, à moins
qu’ils ne se convertissent…
EN QUEL SENS DES EXPERIENCES RELIGIEUSES HUMAINES
PEUVENT OU NE PEUVENT PAS ETRE REVELATION DE DIEU
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Nullement… Ces versets existent,… mais je me place sur un
autre plan… Mahomet ne respecte pas assez la raison créée de
l’homme. Il n’y a eu pas faute de sa part. Historiquement il ne
pouvait pas... Toutes ses pensées se développent sur le plan de la
psychologie humaine. Lui et ses compatriotes communiaient en
une même psychologie religieuse. Elle est assez largement
répandue, semblable à elle-même dans le polythéisme ou les
monothéismes... Et les concepts et conduites de cette
psychologie religieuse sont loin, très loin, de correspondre à la
conscience ontologique humaine préformée à une Révélation
venant vraiment de Dieu. Il appartient à la philosophie, d’une
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
69
part, d’en faire la critique et, d’autre part, de découvrir la
structure de...
LE CHANOINE, plutôt impatient.
– Mais si le philosophe a la prétention de dire ce que peut et ce
que doit être la révélation de Dieu, il impose des limites à la
liberté de Dieu et il cherche à imposer sa propre volonté à Dieu,
plutôt que de se soumettre à la volonté de Dieu. C’est le monde à
l’envers ! Est-ce que saint Paul ne disait pas que la croix du
Christ est un scandale pour les Juifs, une folie pour les Païens,
mais une sagesse aux yeux de Dieu ? Ce n’est pas au philosophe,
tout de même ! de dire ce qu’il y a dans une révélation !
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je pense qu’il y a un malentendu, peut-être plusieurs !...
Établir des critères ou normes de vérité, que nos affirmations
doivent respecter sous peine d’être fausses, ne signifie pas que
l’on énonce les vérités de ces affirmations. Énoncer en mathématiques les règles de l’addition ne signifie pas que je puisse à
l’avance connaître le montant de mes achats chez l’épicier de
mon quartier. Mais grâce à ces règles je pourrai m’assurer que la
note à payer est exacte.
Ces règles de l’addition ne limitent pas non plus ma liberté, ni
celle de mon épicier,... à moins que l’un ou l’autre ne veuille
tricher sur le prix des marchandises... et ne rage de ne pouvoir
faire ce qui lui « plaît ». La liberté ne me donne pas la possibilité
de « tricher », c’est son imperfection, au niveau des choix que
j’opère, qui le permet... En conséquence la « triche » mutile en
moi la vraie liberté...
Mais le fait que vous me posiez cette objection, Monsieur
l’abbé, montre que vous prêtez à Dieu une forme de liberté bien
médiocre. Ce sont les aspects d’imperfection de la liberté
humaine que vous prêtez à Dieu... C’est un comble... et vous ne
vous dédouanez pas de ces imperfections en les envisageant chez
Dieu en une mesure sans limite. Comme si la liberté de Dieu
consistait à pouvoir choisir n’importe quoi, sans limitation...
Vous avez sur ce point la même conception que Mahomet...
lorsqu’il dit que si Dieu le voulait, Il ôterait la vue et l’ouïe à
ceux qui refusent de croire au Coran, car Il est tout-puissant...
Et nous voilà retombés dans des catégories conceptuelles
propres à la psychologie religieuse populaire... Elles nous
donnent de Dieu une idée radicalement fausse...
LE CHANOINE.
– Vous n’allez pas nous accuser de...
70
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je ne vous accuse de rien... Vous n’êtes en rien coupables...
Vous et Mahomet, vous êtes tous deux victimes de la mentalité
classique, pour laquelle la liberté c’est « choisir ». Sur ce point,
elle ne dépasse pas le sens populaire... Et pour une multitude
d’hommes, cette signification populaire tient lieu de
philosophie...
Mais même dans le contexte de cette erreur, ce n’est pas
imposer notre volonté à Dieu que de chercher à comprendre
comment Il se révèle lui-même. Il nous en donne les indices
nécessaires en notre être créé selon que celui-ci est son
« image », en cela et dans la mesure où cette image est à sa
« ressemblance ». Déjà en notre être créé, qui est son image,
façonnée en certains de ses traits à sa ressemblance, il doit donc
y avoir quelque chose qui est à la ressemblance du Dieu capable
de Se révéler.
En revanche, c’est faire violence à la compréhension de son
œuvre que d’accepter pour soi  voire d’imposer aux autres,
lesquels sont prompts à les accepter d’ailleurs  des manières
de voir et de penser qui mutilent ou occultent les points de
ressemblance de l’Homme à son Créateur. C’est là tout le
problème de la théologie ou des théologies monothéistes...
Quand tous les esprits se meuvent dans l’espace intellectuel de la
philosophie classique, ce problème n’apparaît guère... Et s’il y a
cependant ici ou là des pierres d’achoppement, les responsables
religieux les évacuent. Ils dénoncent l’impertinence et
l’arrogance de la critique  Qui peut oser me creuser... ! dit
Mahomet  ou ils se retranchent derrière la présence de
mystères insondables, dont on ne peut connaître ni l’existence ni
la nature, dit un dogme catholique... Mais je pense que le
moment est venu, dans l’histoire de la pensée, de prendre
conscience des insuffisances de la philosophie classique...
LE CHANOINE, plutôt irrité...
– Mais, Monsieur, l’apôtre Paul l’a dit bien avant vous... Je
citais ces paroles à l’instant : le message de la croix est scandale
pour les Juifs, folie pour les Grecs, mais sagesse aux yeux de
Dieu... Que signifient toutes ces déclarations... toutes ces...
Envers notre intervenant musulman... Il n’est pas possible...
L’AUTRE PHILOSOPHE, simultanément...
– Monsieur l’abbé... Monsieur l’abbé... Je vous prie...
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
71
LE MODERATEUR.
– Allons, allons... Nous confrontons des idées et non des
sensibilités... Ne gâchons pas le débat par nos susceptibilités...
Monsieur le Chanoine, que vouliez-vous ajouter ?
LE CHANOINE.
– Non, non... rien, rien...
LE MODERATEUR.
– Monsieur, si vous le voulez, vous pouvez répondre...
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Monsieur l’abbé, votre citation de Paul était tout à fait
pertinente. Il faudrait toutefois bien lire le début de la première
lettre de Paul aux Corinthiens et se demander ce que Paul entend
par « la sagesse des Grecs ». Qui nous autorise à identifier « la
sagesse des Grecs » avec la sagesse humaine comme telle ? La
sagesse des Grecs est une forme de sagesse, certes, mais incomplète, et ses lacunes entraînent en théologie des incohérences. En
raison de ses insuffisances, la sagesse grecque juge le
témoignage rendu à Dieu, donc révélateur pour nous, par un
homme crucifié comme une folie, alors que ce témoignage est
sagesse selon Dieu. Il y a donc là un « déphasage ». Puisque ce
témoignage est sagesse pour Dieu, le théologien devrait plutôt
conclure qu’il doit aussi être sagesse pour l’homme, si du moins
l’homme cherche à être sage d’une véritable sagesse humaine.
Sagesse cohérente, complète, fidèle à toutes les exigences de sa
Raison. Aux théologiens de parler... La balle est dans le camp de
la théologie...
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– C’est surtout la prédication de la résurrection du Christ par
Paul qui est une folie pour les Grecs, ainsi que le montre la
réaction des Athéniens de l’Aréopage au discours de Paul,
discours recomposé par Luc dans les Actes des Apôtres, à la fin
du chapitre 17. Personnellement je ne vois pas comment une
« nouvelle philosophie », une anthropologie d’un genre nouveau,
 que je me représente mal d’ailleurs  pourrait « réfléchir »
sur un événement singulier comme la résurrection du Christ.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Professeur ! Excusez-moi... Votre question comporte trop de
sous-entendus pour pouvoir en quelques mots y répondre
complètement... Je dirais seulement qu’aucune philosophie,
qu’elle soit classique avec une ontologie individualiste, ou non
72
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
classique avec une ontologie interpersonnelle, contradictoire
logique de la précédente, ne peut établir par la méthode réflexive
aucune vérité qui s’adresse à la foi de l’homme. Elle permet
seulement, si elle est interpersonnelle,... ou ne permet pas si elle
est individualiste, d’accueillir une révélation humaine ou divine
en une intelligibilité qui lui soit adéquate. Toute proportion
gardée, on peut dire que la mathématique ne permettra jamais
d’établir un fait expérimental dans les sciences. Elle permet
seulement de traiter intelligiblement les données expérimentales
observées et à partir d’elles d’induire des lois. Ce faisant, on
admet qu’il y a une sorte d’accord préformé entre les
mathématiques hautement développées et le monde matériel.
Semblablement, il faut admettre qu’il y a une sorte d’harmonie
préétablie  pour reprendre une expression de Leibniz  entre
la philosophie, en sa forme ontologique intégrale et interpersonnelle et ce qu’il y a d’authentique dans les révélations.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Merci de votre réponse... J’attendrai pour en apprendre
plus... Toutefois permettez-moi une remarque. Dans votre
comparaison entre les rapports de la mathématique et des
sciences d’une part et les rapports entre la philosophie et les
révélations d’autre part, il y a une différence importante. Dans
les sciences nous sommes dans le domaine du déterminisme,
tandis que dans l’ordre des révélations nous sommes dans un
domaine de liberté...
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Entièrement d’accord.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Votre intervention, cher collègue, montre que les questions
posées sur la révélation impliquent des questions sur la liberté
humaine et aussi sur la liberté de Dieu. La manière de concevoir
la liberté détermine ainsi notre manière de concevoir la
révélation.
Or est-ce la révélation qui se prononce sur la liberté ? Non.
C’est bien une idée philosophique. Il faut donc recourir à la
raison philosophique pour éclairer nos conceptions de la
révélation. Nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir, si nos
entretiens continuent d’approfondir le sujet.
Je voudrais relayer ou poursuivre ici la réflexion
philosophique. D’autant plus que le langage des religieux, qu’ils
soient juifs, chrétiens, ou musulmans, présente souvent la foi en
une révélation, la leur, comme une condition du salut, comme
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
73
condition d’une réussite complète de l’existence humaine après
la mort... « Si vous croyez, vous serez sauvés,... vous serez
gagnants, ai-je entendu dans la traduction du Coran,... si vous ne
croyez pas, ce sera pour vous le châtiment... »
Mon confère le chanoine pensait que les normes de vérité
formulées par la réflexion philosophique pour juger de
l’authenticité d’une révélation limitait la liberté de Dieu. En fait
ces normes, parfaitement fondées en une réflexion métaphysique,
ne limitent que l’imagination religieuse bien souvent délirante en
la matière. En revanche une présentation de la révélation comme
condition du salut, voilà une conception qui limite
singulièrement notre intelligence de la liberté de Dieu. Une
nouvelle fois notre idée de Dieu est asservie à nos catégories
psychologiques humaines.
En revanche, le philosophe, lorsqu’il reconnaît les nécessités
constitutives de son être interpersonnel  c’est-à-dire de sa
relation nécessaire avec autrui comme une perfection ontologique et pas seulement comme une donnée phénoménale  peut
à partir de l’intelligence de ces nécessités, définir les normes
d’une relation interpersonnelle de révélation et de foi. Cette
démarche méthodologique me semble claire et cohérente, même
s’il n’est pas donné à tout le monde de s’y engager aisément...
La rigueur philosophique n’impose aucune contrainte à Dieu.
Lorsque l’homme reconnaît les nécessités de son être, il
reconnaît par le fait même les normes qui s’imposent à ses
actions ; donc celles aussi qui pourraient s’imposer à une
démarche de foi en une révélation, en vertu de la structure de son
être interpersonnel.
Prenons une comparaison dans le cadre de la philosophie
classique, avec des nécessités constitutives qu’une analyse
individualiste peut cependant déjà reconnaître.
Lorsque le philosophe classique reconnaît, par exemple, que le
principe d’identité et celui de non-contradiction s’imposent à sa
pensée et à son discours, il en conclut qu’ils s’imposent aussi à
un langage de révélation. Donc, si Dieu veut se faire comprendre
de l’homme, il faut que son langage respecte ces principes
logiques.
Est-ce que par là le philosophe prétend imposer à Dieu ses
principes logiques, comme s’il s’agissait d’une décision qui
ne dépendait que de lui ? Nullement. Et si Dieu se révèle en
respectant de tels principes, Dieu ne fait tout simplement pas
autre chose qu’être fidèle à lui-même et en accord avec son
activité créatrice. Et c’est là précisément la « liberté de Dieu ».
C’est donc, en reconnaissant les nécessités ontologiques selon
lesquelles une révélation de Dieu peut et doit se faire, si elle se
74
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
fait, que l’homme, grâce à une réflexion philosophique
appropriée reconnaît vraiment ce qu’est la liberté de Dieu. C’est
par là aussi qu’il peut reconnaître, en outre, que Dieu se révèle
effectivement en toute liberté. Sa réponse de foi pourra alors
aussi être pleinement libre...
Considérer que Dieu se révèle autant de fois qu’il veut, quand
il veut, à qui il veut, pour révéler ce qu’il veut  à la limite, agir
immoralement sous prétexte que c’est lui qui décide
arbitrairement du bien et du mal , c’est évidemment concevoir
la possibilité d’une révélation sur le modèle le plus anthropomorphique qui soit. L’invocation de Dieu peut parfois
recouvrir de bien bas instincts en l’homme... Cela se constate...
LE SOCIOLOGUE.
– Effectivement... Le sociologue des religions constate un peu
partout de semblables conduites. Lorsque des hommes se
présentent comme les bénéficiaires de semblables révélations,
leurs auditeurs n’ont aucune difficulté à « s’y reconnaître »,
c’est-à-dire à « se trouver comme en pays connu ». Ils prennent
alors inconsciemment ces ressemblances pour des signes
d’authenticité et se précipitent pour les croire.
Cette adhésion est d’autant plus enthousiaste que le détenteur
autoproclamé de la révélation leur promet des récompenses
éternelles dont ils sont friands et leur en garantit déjà des avantgoûts dès maintenant, sous forme d’avantages matériels à
prélever par la force sur les biens des incroyants. Ceux-ci, par
contre, sont menacés de châtiments éternels déjà anticipés dans
les vexations qu’on leur fait subir. Puisqu’ils sont rejetés de
Dieu, la curée sur eux est légitime...
Je dirais ici à notre ami psychanalyste que notre « pulsion de
croire » est dans ce cas « narcissique » jusqu’à la négation
d’autrui. Ce « narcissisme » est un retournement, une inversion
du « désir »... Comment expliquez-vous cela ?
LE PSYCHANALYSTE.
– Sans doute, mais le « narcissisme », bien qu’étant une
perversion du désir témoigne de l’existence du désir. Encore une
fois, j’y perçois une analogie avec le désir sexuel. Celui-ci dans
son développement normal jouit du plaisir de l’autre. Il est le
véhicule sensible de l’amour qui veut le bonheur de l’autre et est
heureux de le réaliser. Il s’invertit lorsqu’il devient possessif,
dominateur. Il peut se pervertir jusqu’au viol et au crime.
Comment vous l’expliquer ? Je ne le sais... Du moins je ne
connais pas de réponse psychanalytique. Comment le désir de
jouissance, comme disait Freud, peut-il s’autodétruire en
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
75
détruisant ce qui lui permet de se réaliser ? Je ne le sais... C’est
pour moi une énigme... Comme homme, je pense que c’est une
forme du mal... En disant cela, je quitte le domaine de la
psychanalyse... Il faudrait que je devienne philosophe... Mais
c’est trop tard...
LE MODERATEUR, historien de la philosophie et doyen d’âge.
– Il n’est jamais trop tard pour bien faire...
LE PSYCHANALYSTE.
– Vous croyez... Vous n’abusez pas de ma pulsion de foi ?...
Après quelques rires sympathiques des participants....
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Votre comparaison entre la pulsion sexuelle et le dynamisme
de foi est recevable sous cet aspect... L’égarement de notre
adhésion de foi dans un simulacre humain de révélation
témoigne de son existence. Les millions d’hommes qui croient
aux révélations de Mahomet témoignent en vérité, non pas de la
réalité d’une révélation de Dieu faite à Mahomet, mais de la
vérité que l’homme est un « croyant » par nature. Il faudrait que
les hommes prennent conscience, selon une démarche réflexive
rigoureuse, de ce qu’est cette disposition naturelle constitutive de
croire. Disposition éminemment respectable... Immense défi…
LA TENDANCE PSYCHOLOGIQUE DE LA CONSCIENCE CROYANTE
A SE DONNER DE PSEUDOREVELATIONS EN PAROLES HUMAINES
L’AVOCATE.
– Et que faites-vous alors des athées ? Ce sont quand même
des hommes. Je tiens à les défendre...
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est que l’athéisme peut être une réaction saine de
l’homme constitutivement croyant contre le « narcissisme » de sa
pulsion de foi. Les athées sont très utiles à leurs frères croyants.
Mais cette réaction est insuffisante. Car sous le « narcissisme »
du croyant, qui se piège inconsciemment, il y a bel et bien la
réalité de la « capacité active de foi », d’un « dynamisme à
croire ». Faut-il lui refuser toute réalisation, comme le voudrait
l’athée ? Et devant les difficultés à lui donner une réalisation
authentique, faut-il lui refuser des réalisations incomplètes ?
Sous prétexte qu’un parfait amour entre l’homme et la femme est
impossible, faut-il supprimer le mariage ? Tout le problème des
76
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
religions et des rapports entre les religions est là... surtout le
problème des rapports entre « religions » et foi.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Mais alors, lorsque l’homme se piège comme Narcisse en
projetant sa « pulsion de foi » dans une révélation qui lui renvoie
l’image de sa « psychologie religieuse », que va-t-il se donner
effectivement comme « révélation de Dieu » ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– En posant la question, vous donnez presque la réponse. Il va
se projeter lui-même, ses convictions, ses lois morales, son droit,
son sens de la vie, ses solutions existentielles, ses rites, etc.
Toutes ses façons de penser et de faire, touchant la vie et la mort,
le monde de son expérience et ce qu’il pressent comme réalités
au-delà de son expérience, son idée de Dieu notamment, tout
cela est susceptible de lui « redescendre comme révélation ». La
valeur humaine, je ne dis pas la valeur divine, de ce qu’il se
donne comme « révélation » dépend bien entendu de la valeur de
ce qu’il projette ainsi de lui-même. Le contenu des révélations
est donc à juger selon l’idéal rationnel qu’il est capable de se
donner. L’homme est capable de projeter comme « pensées de
Dieu »  pensées prêtées à Dieu  et de se faire « revenir
comme révélation » des valeurs humaines très nobles et très
élevées, peut-être les plus nobles et les plus élevées qu’il peut
concevoir. Cela ne fait aucun doute. Mais cela ne signifie pas
qu’en telle ou telle « révélation » au cours de l’histoire, il se soit
déjà donné effectivement ses plus hautes valeurs. Des progrès
sont encore possibles sans doute... Surtout, s’il prend conscience
de ce miroir narcissique de lui-même dans les révélations qu’il se
donne. Il progressera s’il comprend mieux la nature de son
aptitude à croire et en conséquence s’il comprend mieux ce que
Dieu peut être et comment Dieu peut en une véritable révélation
non-narcissique, le rencontrer en son humanité.
Tout ceci pourrait encore être développé et illustré dans le
détail par une analyse des principaux messages religieux qui se
donnent pour « révélés ». Mais je tiens encore à préciser ceci.
Cette projection par « pulsion de foi » que l’homme fait de luimême en une « révélation » qu’il se donne « comme la recevant
de Dieu » n’est pas une conduite immorale, ni irrationnelle. Ce
qui est « pathologique » dans le phénomène religieux, c’est que
l’homme n’en prenne pas « conscience », que cela reste inconscient et que cela entraîne des « troubles ». Cette pulsion de foi
doit être éduquée, cultivée, civilisée « réfléchie rationnellement »... Elle ne doit pas être « refoulée » par un censeur
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
77
« réductionniste », sinon elle revient sous formes de croyances
« déguisées » en des « rationalités scientistes partielles », en des
« techniques idolâtres ». Elle ne doit pas être abandonnée non
plus à sa « licence » propre et se « défouler » en toutes sortes de
mysticismes et délires religieux. Elle doit être vécue dans la
rectitude et la clarté.
C’est ainsi qu’elle peut se disposer à accueillir ce qui pourrait
être une « véritable révélation de Dieu ». L’homme aurait alors
pris conscience des conditions de possibilité et d’intelligibilité
d’une telle révélation. Il aurait répondu rationnellement à la
question : « Que peut être et que doit être une véritable révélation
de Dieu ? » Il serait capable d’apprécier correctement la nature
de sa foi et de reconnaître la part d’authenticité des révélations et
leur nature.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Alors vous ne croyez pas que Dieu a parlé à Abraham, à
Moïse et aux autres prophètes, et si j’étais musulman j’ajouterais
et : à Muhammad ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Excusez-moi ! Je ne comprends pas bien votre question.
Quel sens donnez-vous au mot « croire » ? Est-ce que vous me
demandez si « j’ai la foi » que Dieu a parlé... ? Ou bien si mon
opinion, ma conviction est que Dieu aurait parlé... ou n’aurait
pas parlé... Ma demande de précision ne porte pas d’abord sur le
fait que Dieu a parlé ou n’a pas parlé, mais sur le sens du mot
« croire ».
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– J’entendais le terme « croire » au sens impropre, mais
courant de « être d’avis, estimer, penser que... ». Je sais très bien
que si je l’entendais au sens de « avoir la foi », vous me diriez
qu’en pareil cas il n’y a pas de raison d’utiliser le terme « croire avoir la foi », tout comme il n’y a pas lieu de se demander quelle
est la couleur du point d’intersection de deux droites...
Par rapport à des événements, on ne peut que considérer les
témoignages, les accepter ou les refuser. On y ajoute « foi » ou
non, selon l’expression habituelle ; disons plutôt « crédit » ; on
fait « crédit » ou non à une tradition. Dans ce cas, il ne peut
s’agir en effet que d’une sorte de « foi humaine ». Bien entendu,
lorsqu’on est éduqué dans une semblable conviction, on y reste
naturellement attaché, comme à sa langue maternelle.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Suis-je donc d’avis que Dieu a parlé aux prophètes...? Je
réponds. Si l’on se représente une parole adressée comme celles
78
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
que nous nous adressons mutuellement en ce colloque, je
répondrai par la négative, quel que soit le merveilleux
imaginatif : anges, voix célestes, apparitions, motions purement
spirituelles directement en l’intelligence, dont on entourerait une
telle parole pour montrer sa différence d’avec les nôtres. Ce
merveilleux imaginatif n’est pas suffisant aux yeux du
philosophe pour vraiment reconnaître et respecter la
Transcendance de Dieu. Ces imaginations « visent » bien sûr à
affirmer une Transcendance. Elles ne sont donc pas dépourvues
de sens. Il faut les comprendre comme le vêtement de « notre
pulsion de foi », comme ses atours — je reprends pour le
moment l’expression de notre ami psychanalyste ; quitte à
revenir encore par la suite sur cette formule et à nous demander
quelle est sa vraie nature. Ces imaginations, plus ou moins
féeriques, sont adaptées surtout à notre condition corporelle. Et
dans la mesure où elles marquent par le truchement de
différences visuelles, auditives, tactiles, un certain décalage
d’avec notre conscience empirique, elles visent effectivement
l’affirmation d’une Transcendance.
Cette affirmation n’est que psychologique, même si elle peut
être d’une qualité psychologique très spirituelle, comme dans le
cas des visions de Paul et de Mahomet  Monsieur le chanoine
l’a fait remarquer  et de tant d’autres au cours de l’histoire
religieuse des hommes. Le danger, le piège, l’auto-illusion ou
l’abus de confiance, c’est de prendre ou de faire prendre cet
habillement —habillement ambigu, car il est pour une part un
« déguisement » —, de notre « pulsion de foi » pour la réalité
objective d’une révélation engagée de Dieu, par Dieu.
Je ne dis donc pas qu’il ne peut pas y avoir quelque chose qui
soit de l’ordre de la « révélation de Dieu » sous une telle
présentation imaginative. La question est de savoir reconnaître
rationnellement ce donné révélé. D’abord en le distinguant de
son emballage imaginatif ; ensuite en se demandant si tout ce qui
se présente sous ce « déguisement » est entièrement de l’ordre
d’une révélation. Reconnaître qu’il y a là un déguisement de la
pulsion de foi, c’est se libérer de ce déguisement qui est un piège
à double détente : il piège les « censeurs » de la pulsion de foi,
mais il piège aussi la pulsion de foi elle-même si l’on estime que
ce déguisement est la réalité même d’une révélation.
Qui pourrait prendre sans dommage le rêve flou d’une union
sexuelle pour la réalité d’une étreinte conjugale avec son
ouverture sur la vie et son épanouissement familial pour
l’éternité ? D’un côté nous avons une conscience claire d’un
idéal humain, de l’autre une imagination onirique en rapport
ambigu avec cet idéal.
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
79
LE CHANOINE.
– Vous voulez dire alors que les croyants sont des « rêveurs » !
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vu l’ambiguïté du terme « rêveur » et donc toutes les possibilités de mal comprendre votre affirmation, je dirais : non.
Mais si vous développez le rapport comparatif, car ce sont deux
rapports qu’il faut comparer et non deux états psychiques
isolément considérés, et si vous dites : « le croyant religieux se
situe par rapport à la réalité, rationnellement reconnue, d’une
révélation de Dieu, comme l’homme qui rêve par rapport à la
réalité du monde reconnue par l’homme éveillé et attentif » ;
alors je suis d’accord.
Mais vous comprenez bien que cette comparaison entre ces
deux rapports n’est pas satisfaisante. Comment bien situer le
« croyant religieux » par rapport au « croyant authentiquement
croyant » ? Il ne s’agit pas en effet de distinguer deux individus,
ou communautés d’individus. Il ne s’agit pas non plus de priver
le « croyant croyant » d’une extériorisation religieuse de sa foi.
Un amour conjugal qui se veut être un amour d’éternité ne se
prive pas de l’étreinte sexuelle, au contraire il lui donne toute sa
plénitude...
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Vous situez donc la religion dans des comportements
extérieurs, dans des « rites », gestes et paroles, et la foi dans des
dispositions de l’intelligence et du cœur ?
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Dans votre rapport de proportions, quel est, dans l’ordre de
la foi, le correspondant de ce qu’est l’homme éveillé et attentif
par rapport au monde extérieur ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Voilà deux questions ! Mais au fond elles attendent une
même réponse. Considérons-la comme l’inconnue « x = a » du
rapport a/b = c/d, si vous voulez ! Dans l’ordre de la foi,
l’équivalent de l’homme éveillé au monde (c) par rapport au
rêveur (d), serait l’homme qui a une intelligence rationnelle,
claire, complète, cohérente de sa foi, c’est-à-dire du lien vivant
personnel avec un autre (avec d’autres au pluriel) qui se
révèle(nt) à lui et s’engage(nt) pour lui (a). Appelons-le « le
croyant fiducial », « l’homme fiducial » par rapport au « croyant
religieux », ou plutôt au « croyant qui n’est que religieux »(b).
Le « croyant fiducial » n’est jamais seul, il est toujours en
relation interpersonnelle consciente avec « son » révélateur en
80
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
vis-à-vis. Ce qui peut se traduire en certains moments privilégiés
par une conscience exceptionnelle, entièrement humaine, de la
« proximité » ou « présence » divine. La conscience fiduciale,
selon sa relation à Dieu, est ouverte à Dieu et Dieu lui est
créativement présent. Il en est de même de la fiducialité entre les
personnes humaines, selon ses modalités propres.
Par rapport à Dieu, l’homme fiducial, d’une part, peut très bien
aussi exprimer religieusement sa foi en une révélation
authentique, rationnellement reconnue comme telle. Étant donné
que la relation de l’homme à Dieu est universellement singulière,
en ce sens que chacun en sa singularité personnelle est en
relation à Dieu, l’expression religieuse de la foi, expression qui
rassemble des individualités croyantes, considérées usuellement
comme juxtaposées, comme le sont les objets du monde
matériel, sera collective, communautaire, ecclésiale. La
fiducialité intrahumaine, en revanche, s’actualisera en un réseau
de structures semblables de relations. C’est le cas d’un
« peuple », qui est une « société structurée de familles ».
D’autre part, le croyant religieux, sincère dans sa foi religieuse, à condition de la mettre en harmonie avec les exigences
éthiques de sa conscience, actualise valablement, bien que
maladroitement, un dynamisme de foi qui le dispose à rencontrer,
peut-être de son vivant, mais assurément dans sa mort le Dieu
qui se révèle.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Excusez-moi ! Mon intervention n’est qu’une parenthèse
que je refermerai de suite… Il me semble qu’il y a là dans votre
distinction de « collection d’individus » et de « société de
familles », l’esquisse de deux conceptions de l’Église » : une
communauté d’individus croyants, ou une communion de
familles, en réciprocité de foi entre ses membres, et croyantes. Je
ferme la parenthèse, mais je voudrais vous entretenir
personnellement à ce sujet… Je ferme ma parenthèse.
L’AVOCATE.
– Vous venez de parler de « révélation authentique, rationnellement reconnue comme telle ». Mais comment peut-on
distinguer rationnellement, c’est-à-dire visiblement pour un
avocat, dans un message ou une suite de messages révélés, ce qui
est de Dieu de ce qui ne l’est pas, ce qui est de Dieu et ce qui est
le « déguisement de la pulsion de foi », comme vous dites ?
L’historienne.
– Bonne question ! S’il y avait des critères précis, ce serait, en
effet, intéressant pour l’historien.
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
81
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Justement ! Muhammad distingue très nettement entre
ce qui lui est transmis par l’ange Gabriel de la part de Dieu et
ses propres opinions personnelles. Celles-ci sont quand même
importantes pour le Musulman, car elles sont précisément celles
d’un prophète, c’est-à-dire d’un homme qui est certes le mieux à
même de juger de la conformité de sa conduite aux volontés de
Dieu, Seigneur des mondes, l’Infiniment Miséricordieux, le Tout
Miséricorde. Muhammad ne... rêvait pas... Le Qor’ân le dit. « Il
ne s’égare, ni n’erre, ni ne parle par impulsion propre... »
Sourate 53 versets 2,3
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je ne pense pas qu’il s’agit, selon Madame l’avocate, d’une
distinction entre ce qui est affirmé venir de Dieu et ce qui est
attribué à l’homme. N’importe qui peut faire une telle
différenciation, qu’il se dise inspiré, ou prophète, ou l’élu d’une
institution religieuse. L’analyse que je fais, je l’applique à toute
religion, ou plutôt à toute doctrine religieuse qui prétend se
fonder sur une révélation ou qui est son véhicule. Il s’agit d’une
distinction ou plutôt d’un discernement à faire à propos de ce qui
est présenté explicitement comme « paroles ou textes révélés ».
C’est à cette question de Madame l’avocate qu’il me faut
répondre.
UNE REVELATION VENANT DE DIEU REQUIERT
UNE APTITUDE ONTOLOGIQUE A LA RECEVOIR
Vous posez là, Maître, une question embarrassante... Vous
demandez des critères visibles… Je crains aussi de décevoir tout
historien ou sociologue... Il n’est pas possible de distinguer dans
un message qui se donne comme révélé, oral ou écrit, ce qui
serait vraiment révélé de ce qui ne le serait pas, comme on
distinguerait dans un texte les phrases bien construites de celles
qui le sont mal, la bonne orthographe de la mauvaise. Il n’existe
pas de « grammaire du discours révélé ».
Je veux dire qu’il n’existe pas de « critères » objectifs,
sensibles, extérieurs, observables, pour faire une telle distinction.
La raison en est que nous ne sommes pas, quand il s’agit de la
foi, dans un domaine d’expérience sensible, empirique ou
scientifiquement élaboré.
Le penser, ou penser qu’il puisse exister semblables critères,
ce serait une nouvelle façon de « se déguiser » pour notre
« pulsion de foi ». Par exemple, lorsqu’on soumet à enquête
médicale des guérisons extraordinaires, afin de déterminer si
82
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
elles sont de « vrais » miracles ou non, s’il faut y voir une action
de Dieu ou pas.
Dans semblables situations notre « pulsion de croire » cherche
à se protéger d’un « censeur » sceptique. Ce faisant, elle se piège
elle-même et ne se reconnaît pas vraiment elle-même selon sa
dimension constitutive de notre être.
L’homme qui rêve prend ses fantasmes oniriques pour la
réalité, même s’il rêve qu’il s’élève dans les airs et qu’il y flotte.
Il s’étonnera même, dans son rêve, de planer... Il peut même
s’interroger pour tester s’il plane vraiment ou pas. Que vaudraient pour lui les critères expérimentaux qui lui prouveraient
en rêve qu’il plane ? Le croyant qui n’est que religieux ou son
prophète qui n’en appelle qu’à sa révélation pour authentifier sa
révélation est semblable à ce « rêveur ».
Lorsque l’homme se réveille et qu’il est attentif au monde et à
ses occupations, il jugera que son rêve n’est que « du rêve », que
ce n’est pas la même réalité que son contact avec les choses et
ses rencontres avec autrui. Pour apprécier son rêve, le rêveur doit
sortir de son rêve. Pour apprécier sa « révélation », le croyant
religieux ou le prophète illuminé doit sortir de sa « révélation »,
de son « illumination », pour apprécier sa réalité et sa valeur de
vérité.
Et cette sortie se fait par la réflexion philosophique sur son
activité consciente et son pouvoir constitutif de croire. Je me
répète une nouvelle fois... Mais il n’y a pas d’autre issue vers une
vérité de révélation pour mon dynamisme de foi.
Je termine l’explication de ma comparaison... Sorti de son
sommeil, l’homme peut aussi s’interroger sur ses rêves. Peut-être
ont-ils un sens ? Rêver est une réalité pour l’homme. Et ce n’est
pas parce que cela se passe pendant son sommeil que son activité
onirique est dépourvue de finalité physiologique et qu’il n’y a
pas dans leur contenu quelque reflet de sa vie psychologique.
Ainsi, les révélations que les hommes se donnent comme
venant de Dieu, obligatoirement, ne sont pas pour autant privées
de significations ou un pur assemblage d’erreurs. Elles sont une
concrétisation culturelle de ce « dynamisme à croire » inné au
fond de l’être humain. Leur conscience fiduciale se donne un
objet. Et en tant que telles ces révélations autoproduites sont
respectables... Cela ne fait aucun doute. La question sur ce point
est de savoir quel objet de révélation la conscience fiduciale peut
reconnaître dans l’ordre de son activité naturelle en tant que
révélation immanente en son être, et quel objet de révélation
transcendante elle est capable d’accueillir, sans pouvoir en
décider en aucune manière.
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
83
L’étude de ces révélations autoproduites peut même être une
sorte de propédeutique à une réflexion philosophique sur
l’activité de croire. La détection d’indices de déviations de foi et
d’illusions de révélation, en des points tangents à d’autres
activités humaines avec lesquelles elles entreraient en
opposition, peut nous mettre sur la piste d’une recherche de
vérité.
Enfin, après être sorti de l’illusion des soi-disant révélations
transcendantes par le doute et l’érudition, on peut aussi se poser
des questions plus pertinentes. Que nous disent de tels faits de
révélations et de croyances sur la réalité ontologique de notre
relation à la Transcendance ? Qu’est-ce que leur contenu nous
« dévoile » de cette relation à la Transcendance ? Qu’est-ce qui
en eux est, à un certain niveau, « révélation » non pas
transcendante de Dieu, mais manifestation immanente,
dévoilement de la relation de l’homme à Dieu sur un mode
relationnel interpersonnel et donc fiducial.
À partir de là et avec l’appui de la réflexion philosophique, on
peut accéder à un discernement rationnel de ce qui est vraiment
révélation, manifestation transcendante de Dieu, parce qu’on
perçoit son accord avec notre disposition ontologique à croire,
disposition créée par Dieu même comme le « berceau » de sa
révélation prévue de toute éternité.
Je prends une autre comparaison... En faisant la distinction
entre une caisse, un panier, et un berceau, on peut juger si ce qui
y sera déposé est bien ce qui convient... Allons-nous nous
contenter de bûches ou de boîtes de conserve dans un berceau ?
Si j’ai déçu l’avocat ou l’historien, j’espère avoir quand même
éclairé un peu ...(interruption sur intervention...) le croyant qui y
cohabite aussi...
LE PROFESSEUR D’ARABE, sur un ton de protestation...
– Voulez-vous dire alors que l’islam c’est des boîtes de
conserves ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Pardon, Monsieur, je n’ai jamais dit cela... Ce serait vous
manquer de respect... mais avec de pareilles falsifications de ma
pensée vous m’attireriez une « fatwa » de mort.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Oh ! Nous n’en sommes pas là... Mon ami musulman n’est
pas un fanatique de la « guerre sainte »... Je sais personnellement
qu’il est ouvert à la réflexion... Mais comme professeur de
littérature il n’est pas familiarisé avec ce genre de raisonnement,
84
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
qu’est la comparaison de rapports. La métaphore en poésie est
plus directe, plus simple... Les affirmations religieuses de l’islam
sont elles aussi très simples... Il faut comprendre sa réaction...
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Je vous entends... Mais la simplicité dans notre débat n’est pas
une donnée de départ, sous peine de verser immédiatement dans
le simplisme des opinions et la mutilation de la réalité. Elle est le
résultat d’une unification de la complexité de l’existence...
Platon le montre bien dans l’allégorie de la caverne et le
symbolisme du segment de ligne divisé, selon une proportion
donnée a /b, en quatre parties dont deux sont égales entre elles et
trois inégales l’une par rapport aux deux autres... Platon a besoin
de symbolismes pour organiser entre elles les différentes formes
de la connaissance humaine. Or avec la conscience croyante
 que Platon ignore  nous sommes aussi en présence d’une
forme particulière de connaissance... Il faut en faire la
méthodologie...
Je faisais donc une comparaison de deux rapports et non
une comparaison de quatre choses deux à deux. Je développe
cette comparaison : la révélation coranique est à la conscience
fiduciale ontologique de l’homme musulman (ou non-musulman), ce que tout objet autre qu’un bébé (boites de conserve ou
chat qui se prélasse sur le duvet ou n’importe quoi d’autre,
comme le châle de sa mère) est au berceau préparé par les
parents.
Vous comprenez que le « berceau préparé par les parents » est
l’image de la « conscience fiduciale » créée par Dieu, préformée
à sa révélation transcendante, mais déjà révélation immanente de
lui en sa création. S’il y a des versets du Coran qui énoncent des
vérités, qui méritent d’être comprises comme révélées, et il y en
a, je l’affirme, elles se rattachent à la structure de la conscience
fiduciale humaine. Elles correspondent, je parle par comparaison, à certaines parties du berceau… Elles relèvent d’une
conscience-de-foi naturelle en l’homme… Mais il n’y a aucune
révélation transcendante de Dieu qui puisse être transmise par les
paroles d’un ange…
Comme l’homme musulman est d’abord un homme avant
d’être musulman, c’est à lui de s’interroger sur le degré de
conformité de sa manière musulmane, culturelle et historique, de
croire avec les propriétés constitutives de sa conscience fiduciale
humaine. Cette interrogation je ne peux la conduire à sa place...
Maintenant je sais aussi, par mon étude personnelle du Coran,
que tout est fait, en milieu d’islam, pour bloquer cette
interrogation, notamment en inculquant que l’homme est créé
« musulman », qu’Adam est le premier musulman, et que tous
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
85
les autres, juifs et chrétiens, ont été des traîtres à cette révélation
musulmane initiale.
Mais laissons ces remarques et les polémiques qu’elles
soulèvent, pour revenir à l’essentiel du différend entre la
philosophie et la vision religieuse de la révélation... dans l’islam,
mais pas seulement dans l’islam.
Vous avez dit au début de votre intervention qu’il n’y a
aucune capacité en l’homme pour recevoir une révélation...
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Le Qor’ân dit : « Quoi l’homme a-t-il, (c’est-à-dire, que
possède l’homme pour) que Dieu lui parle ?
La réponse est, bien sûr, négative. Il ne possède rien. Il n’a
aucun pouvoir, aucune capacité pour que Dieu lui parle.
A moins que par révélation : ou de derrière un voile, ou qu’Il
envoie un ange, lequel révèle ensuite, sur son ordre, ce qu’Il
veut.
Donc, comme cela s’est passé pour Muhammad, l’homme
peut recevoir une révélation par l’intermédiaire de l’ange. Mais il
n’est pas capable d’entendre Dieu lui parler directement, car
Allah  béni soit son nom  est infiniment haut.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Cette réponse est facilement reçue par notre imagination
religieuse... Les réminiscences sont bibliques... Dieu est caché
derrière le « voile du Temple »... Un ange, créature qui fait le
« messager » téléphonique entre Dieu et l’homme, transmet le
message... C’est psychologiquement simple et immédiatement
acceptable... On est porté à croire… On croit...
Mais voilà ! Pour la raison, c’est moins simple, car Dieu ne
parle pas, même à l’ange... Il faudrait que l’ange soit non
seulement un messager du « Monarque invisible », mais encore
un « décodeur et un recodeur » décodant la pensée divine qui lui
est manifestée et la recodant dans un langage humain, l’arabe en
l’occurrence, pour que Mahomet puisse comprendre… Les
historiens des religions savent que Gabriel est polyglotte... Mais
si Gabriel pouvait parler à Mahomet ou à tout autre, il ne
pourrait révéler que ce que lui Gabriel « est » et ce que lui,
Gabriel, aurait comme projet avec les humains. La révélation que
Dieu peut faire à Gabriel n’est autre que « Gabriel » lui-même.
En effet, lorsque Dieu « parle », il crée. Les « paroles de Dieu »
sont des êtres réels, et pas seulement des « pensées humaines
ou... angéliques ».
Et ce n’est pas en multipliant les intermédiaires qu’on
échapperait à l’anthropomorphisme psychologique à propos de
86
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Dieu. Ce n’est pas en ajoutant indéfiniment des barreaux à une
échelle, qu’on finirait par sortir de l’espace... L’homme doit
respecter la Transcendance divine d’une autre façon qu’en
imagination... Il doit le faire... « en raison ». Toutefois, son
respect en imagination n’est pas sans valeur. Il reflète cette
exigence rationnelle radicale de respect, même si l’imagination
est en elle-même une erreur… À moins qu’elle ne soit que
symbolique, allégorique…
Si donc Dieu a le projet de se révéler à l’homme, il le crée en
conséquence en vue de ce projet. Il ne recourt pas à des
expédients pour le réaliser envers un homme qui serait incapable
à l’origine de recevoir sa révélation. Or, le refus séculaire de
l’islam de considérer d’autres formes de révélation que celle faite
à Mahomet et sur le schéma duquel sont présentés tous les
prophètes antérieurs y compris Jésus, montre bien le sens du
verset coranique : « L’homme n’a pas en lui la capacité de
recevoir une révélation de Dieu, sauf… », mais seulement la
possibilité d’entendre dans sa langue un discours émanant
prétendument de Dieu, avec à la clef des récompenses s’il
l’accepte, des châtiments s’il refuse...
Pour le philosophe, la conception que l’islam a de la révélation
est une conception incompatible avec l’être créé de l’homme et
la nature de Dieu. Elle emprisonne Dieu et toutes ses actions
dans une représentation psychologique humaine. Il y a là une
opposition conceptuelle irréductible, parce que ces
représentations imaginatives sont prises pour la réalité ellemême et « absolutisées ».
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Pour que notre intervenant musulman n’interprète pas
l’analyse de Monsieur Debruquel, comme une opposition du
chrétien à l’islam, sachez que je fais comme théologien la même
remarque au « christianisme-du-péché-originel ». C’est là une
théologie très classique, basée sur une psychologie humaine,
malheureusement plus classique encore...
Dans ce cas, pour reprendre les termes de votre comparaison,
je dirais que cette théologie postulant une faute originelle (a) est
à la conscience fiduciale (b) ce qu’un chat ou un tas de boites de
conserve (c) est au berceau (d), et comme théologien j’ajoute :
qui contient le bébé... Le chat est en train d’étouffer le bébé... ou
les boites de conserve de le dissimuler... Heureusement le bébé
est robuste... L’intelligence de la Révélation évangélique de Dieu
à la sauce « péché originel et son rachat par la mort en croix du
Fils de Dieu » occulte et étouffe la réalité et le sens véritable de
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
87
cette révélation en Jésus, en sa vie, en sa mort sur une croix et en
sa résurrection.
La théologie aujourd’hui insiste de plus en plus sur la
personne en qui le Chrétien croit. Il croit en Dieu. Il croit en
Jésus. En ce sens, le christianisme n’est pas une « religion du
Livre », comme le dit le Coran. En revanche, cette dénomination
raccourcie conviendrait à l’islam. Dans le christianisme, la
relation de foi à Jésus-Christ et à Dieu est première. Je ne dirais
pas qu’elle l’emporte sur le « je crois que Dieu…, que Jésus…,
que... » Mais la formulation « je « crois que… » ne fait qu’expliciter de manière fragmentée l’unité de la relation vivante de foi
entre le chrétien et le Dieu qui se révèle personnellement en
l’homme Jésus. Une autre théologie que celle du péché originel
et de son rachat par le sacrifice de la croix est en train de se
mettre en place. Ce qui explique le flottement de la théologie
actuelle...
LE THEOLOGIEN PROFESSEUR.
– Après ce que vient de dire mon collègue, on comprend
encore mieux qu’il n’existe pas de « grammaire de révélation ».
Il n’existe de grammaires que des diverses croyances ou
doctrines de foi, comme par exemple le « Catéchisme de l’Église
Catholique ». Pourtant, les définitions dogmatiques sont indispensables. Elles énoncent l’orthodoxie d’une foi envers Dieu en
une situation où le croyant ne peut plus rencontrer personnellement le Révélateur. Il ne peut plus le rejoindre qu’à partir de la
transmission de son message révélé dans la communauté des
hommes, en l’occurrence l’Église.
Il faut donc que les propositions énoncées après un « je crois
que... » deviennent les propriétés de sa relation de foi envers
Dieu et son révélateur. Cela n’est possible que parce que Dieu
n’est pas un être du passé, mais du présent du croyant. La
tradition dans la communauté ecclésiale peut même enrichir
l’intelligence que le croyant peut avoir de sa relation de foi.
Cette théologie ecclésiale très classique peut aussi, je pense,
s’accorder avec les exigences du philosophe. La conscience
ecclésiale de foi, qui se formule dans les dogmes, peut très bien
dialoguer et se confronter avec l’analyse philosophique de la
conscience fiduciale. Je pense qu’elles peuvent se servir
réciproquement de miroir, jusqu’à se rejoindre entièrement. Je
veux dire que toutes les exigences ontologiques de la conscience
fiduciale  je reprends aussi ce terme  peuvent s’actualiser
peu à peu dans les modalités historiques de la conscience
ecclésiale...
88
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Au début j’étais réservé, en voyant les attaques violentes
contre la philosophie classique qui est traditionnellement notre
outil, mais maintenant je pense qu’il y a un avenir pour une
nouvelle réflexion. Elle nous permettrait peut-être de sortir d’un
certain nombre d’impasses actuelles.
J’aimerais, comme mon collègue, qui a une grande liberté de
recherche, en apprendre davantage sur l’usage d’une référence
fiduciale comme principe de discernement de la révélation. Il
faut en effet discerner d’abord entre différentes prétentions à la
Révélation, ensuite  et je suppose que la révélation
évangélique réussira ce terrible examen  il faut apprécier les
différentes formes d’intelligence théologique que nous en avons.
Il me semble qu’il faut pour cette tâche creuser profondément
jusqu’aux raisons premières ou dernières de l’existence.
Comment faire cela ? Je me tourne vers la philosophie pour
apprendre comment est fait le « berceau » que nous sommes,
pour accueillir une révélation transcendante…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Combien de temps me reste-t-il pour répondre, car le
problème est assez complexe ?
LE MODERATEUR.
– Je pense qu’il est temps de conclure... Comme pour notre
première rencontre, je vois que notre professeur de théologie a
eu, sans que je le lui demande cette fois, le mot de la fin. Je l’en
remercie…
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Il est heureux, effectivement, de terminer plutôt sur une
perspective de collaboration dans la recherche, que sur un
affrontement...
LE MODERATEUR.
– Je propose de nous retrouver demain pour une autre séance
de notre colloque sur la foi.
Et s’adressant au professeur d’arabe.
Puis-je vous demander si vous serez présent parmi nous
demain ?
LE PROFESSEUR D’ARABE.
– Cela m’aurait vivement intéressé. Le cadre de cette
discussion est pour moi nouveau. Habituellement ce sont des
théologiens chrétiens qui critiquent l’islam et l’islam en appelle à
la raison humaine contre leurs arguties byzantines sur le Dieutrois-en-un et sur l’homme-Dieu.
LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN
89
Cette fois, l’opposition vient de la philosophie et c’est
Monsieur le chanoine qui défend l’expérience religieuse de
Muhammad… Aussi, je serais désireux de voir comment vous
allez continuer vos argumentations… Mais malheureusement,
demain je dois faire dans mon groupe un petit exposé sur « Le
syncrétisme poétique à Bagdad aux IIIe et IVe siècles de
l’Hégire », c’est-à-dire aux IXe et Xe siècles de votre ère
occidentale. Je ne pourrai donc pas, à mon grand regret, suivre
vos débats.
LE MODERATEUR.
– Nous aussi, nous le regrettons. Mais nous demanderons à
notre avocate de défendre vos intérêts... Nous vous souhaitons
un auditoire attentif. Remercions-nous les uns les autres de nos
incitations à une commune recherche. À demain donc.
TROISIEME RENCONTRE
NECESSITE PHILOSOPHIQUE D’UNE ANALYSE
DE L’ACTE DE CROIRE
L’AVOCATE à l’historienne en a parte…
– Comment avez-vous trouvé le documentaire sur Bénarès
animé par le promoteur de notre groupe hier soir ?
L’HISTORIENNE.
– Vraiment instructif ! C’est très impressionnant de voir toutes
ces foules en pèlerinage ! Et cette multitude de temples ! Ils
avaient presque tous été détruits par les Musulmans au cours de
leur longue occupation de la ville, du XIIe au XVIIe siècle.
Depuis lors, les Hindous les ont reconstruits.
L’AVOCATE.
– J’ai remarqué une vision plus intellectuelle de « l’ordre
universel » chez les brahmanes, une piété plus dévotionnelle
chez les autres. Est-ce vraiment de la foi ? Une conviction
profonde assurément ! Tous tiennent les livres sacrés des Védas
pour révélés et intangibles. Pourtant, les interprétations sont très
variées... mais elles se tolèrent. C’est appréciable.
LE MODERATEUR.
Bonjour à tous ! Je vois que nous sommes tous là. Nous
pouvons donc reprendre nos débats. Comment allez-vous faire,
cher collègue, pour nous exposer les critères de discernement
d’une véritable révélation ?
LA RAISON PHILOSOPHIQUE PEUT-ELLE JUGER
DE L’AUTHENTICITE D’UNE REVELATION
LE CHANOINE, écrivain.
– Permettez-moi de revenir sur la question préalable que
j’avais déjà soulevée hier. L’homme « croyant », chrétien ou
92
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
autre, peut-il accepter que la raison humaine juge sa foi pour la
déclarer... valable, moins valable, ou sans valeur ? Que le
croyant cherche, lui, à discerner dans les outils rationnels et dans
l’ensemble des connaissances naturelles, ce qui peut lui faire
mieux comprendre sa foi et la justifier devant les non-croyants,
c’est normal. C’est le fameux « fides quaerens intellectum ».
« La foi cherche l’intelligence » ! Oui ! La foi cherche l’intelligence « de la foi ». Il ne s’agit pas d’une soumission de la foi au
jugement de l’intelligence humaine et d’une attente de son
verdict d’authenticité. Par la foi, nous sommes introduits par
grâce divine en des vérités qui dépassent la « nature », en « des
vérités surnaturelles ». Je ne vois pas comment la raison pourrait
se prononcer sur elles. Elles sont « sur-rationnelles ». La raison
peut s’en apercevoir elle-même. Si je peux lever un poids de 50
kg, je peux de suite, en constatant que je suis déjà à la limite de
mes forces, dire que je ne peux lever un poids de 100 kg. C’est
aussi simple que ça…
LE MODERATEUR, s’adressant aux philosophes.
– Il me semble que l’objection a déjà été faite à propos de
l’islam. Peut-être que la réponse n’a pas été suffisante. Voulezvous y revenir, si vous avez, l’un ou l’autre, quelque chose à
ajouter ?
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Je crains que Monsieur le chanoine ne juge, comme
beaucoup d’écrivains de spiritualité, qu’à partir d’une
comparaison matérielle… D’abord, sa comparaison ne vaudrait
que pour ses propres aptitudes musculaires. D’autres hommes
peuvent lever des poids supérieurs à 100 kg. Si les aptitudes
musculaires varient d’un homme à l’autre, il peut, certes, en être
de même sur le plan intellectuel, et cela dans toutes les
disciplines. En sciences physiques, tout le monde n’est pas un
« Einstein ». Il en va de même en mathématiques, en philosophie
et en théologie…
Il est normal que quelqu’un qui ne se sait pas assez compétent
en ces matières fasse crédit à plus sages que lui… sans abdiquer
pourtant son jugement personnel, surtout lorsque sa responsabilité est engagée… comme dans les questions de sa santé…,
de sa conduite morale…, et de sa foi… En ces questions, il doit
pourtant apprendre à « juger par lui-même, selon sa raison…
autant que possible « intégrale et universelle »…
Aussi, en matière de philosophie, il ne faudrait pas prendre
une difficulté personnelle à comprendre sa propre foi pour une
limite constitutive de la raison humaine en tant que telle. Hélas,
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
93
c’est souvent ce que beaucoup font… alors qu’ils sont plus sages
en d’autres disciplines…
Mais mon collègue va encore plus loin, puisqu’il prétend que
même les formes rationnelles les plus élaborées de la philosophie
classique ne doivent pas être prises pour la réalisation accomplie
et donc unique de la raison humaine… Peut-être a-t-il raison ? Je
ne le sais pas encore…
Mais même pour la philosophie classique le champ du
jugement de la raison est sans limite. C’est l’être en tant qu’être,
comme le dit Aristote. Les vérités de la révélation en tant
qu’elles sont réelles s’inscrivent dans ce champ. On ne peut donc
les soustraire à la raison. Prétendre les soustraire à la raison, c’est
dire implicitement qu’elles sont « irréelles ». Ce n’est pas, je
pense, votre intention, Monsieur le chanoine…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Certes, ce n’est pas la pensée de Monsieur le chanoine…
Mais je suis d’accord avec vous, cher collègue, pour déduire
qu’une révélation conçue, même partiellement, en dehors du
champ de la raison ne serait qu’irréalité. Une telle conception du
statut de la révélation ne pourrait que comporter aussi des
contradictions internes, signes supplémentaires de son irréalité,
malgré l’apparence d’évidence que pourrait lui donner toute
comparaison matérielle avec des degrés d’aptitudes humaines…
Premièrement, j’insisterai à nouveau sur la nécessité impérieuse d’éviter deux confusions : la première entre les concepts
de « révélation » et de « foi » ; la seconde entre les concepts de
« raison humaine en tant que telle » et de « raison humaine en sa
forme grecque ». Ces concepts sont en rapport entre eux, bien
entendu, mais ils n’ont pas même sens et les réalités qu’ils visent
ne coïncident pas nécessairement totalement..., partiellement
peut-être. Il faut voir selon les différents problèmes abordés.
Nous le verrons sans doute au cours de nos débats.
Deuxièmement, je pense discerner dans l’objection plusieurs
incohérences internes. Ce jugement que la raison humaine ne
peut pas discerner l’authenticité d’une révélation, est-elle une
affirmation révélée ? Est-ce au contraire une affirmation de
raison que ce jugement : « la raison est incapable de ce
discernement » ? Il n’y a pas que je sache, selon l’objection, de
troisième possibilité.
Examinons-les l’une et l’autre. Dans l’hypothèse où ce
jugement est considérée comme une affirmation révélée, il a
comme objet une première révélation dans son rapport avec la
raison. Il est donc une révélation au second degré. La raison
pourra-t-elle ici en apprécier l’authenticité ? Si oui, alors cette
94
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
possibilité dément en acte ce qu’elle affirme dans les termes.
Elle est donc fausse. Sinon, il faut alors une révélation au
troisième degré pour confirmer la vérité de ce jugement révélé en
second sur l’incapacité de la raison. Nous sommes ainsi engagés
dans un processus indéfini de confirmation d’une première
révélation par une infinité d’autres à venir... et qui ne viendront
jamais. On dira que la révélation « se justifie elle-même » et qu’il
n’y a pas ainsi de remontée absurde dans un processus sans fin.
Cette autojustification est impossible en la conscience humaine,
car la révélation par définition « vient de l’extérieur » et ne peut
comme la conscience rationnelle se saisir elle-même dans sa
propre réalité et ainsi s’authentifier elle-même rationnellement.
Si maintenant l’impossibilité d’apprécier la vérité d’une
révélation par la raison est une affirmation de raison, alors elle
peut être elle-même discutée rationnellement. Car la raison se
sait capable d’erreurs et capable de se libérer de ses erreurs, en
fournissant les efforts nécessaires, bien entendu... Nous serions
devant une affirmation « réformable ». Et on peut très raisonnablement penser que ceux qui la partagent « se réformeront ».
Si quelqu’un cependant prétendait, au nom de la raison, que
cette affirmation : « la raison ne peut pas se prononcer sur la
vérité et la réalité d’une révélation » est une vérité rationnelle
irréformable, alors la raison de cette personne serait incohérente
avec elle-même. En effet, pour prétendre son affirmation comme
irréformable, il faut bien qu’elle affirme en soi et a priori son
incapacité en soi et a priori à discerner la vérité ou l’erreur
d’une « affirmation de révélation ». Cela reviendrait à ce que
cette personne dise qu’il n’y a pas pour elle d’intelligibilité dans
des affirmations de révélation.
Mais il se peut que le « délire religieux » soit tel qu’il aille
jusqu’à dire que les « vérités de révélation sont des vérités
absurdes ».
S’il s’agit, au contraire, de reconnaître a posteriori une
incapacité a posteriori, il se peut que nous nous trouvions face à
une situation culturelle circonstancielle. Et c’est précisément le
cas de la philosophie classique face à la révélation évangélique
en la personne de Jésus.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Mais ne pourrait-on pas concevoir deux autres possibilités, à
savoir : une reconnaissance a posteriori d’une incapacité a priori
ou une reconnaissance a priori d’une incapacité a posteriori ?
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Selon un calcul combinatoire, il est possible, certes, de
formuler ces deux autres possibilités. Mais je pense qu’elles sont
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
95
superflues. S’il y a reconnaissance a priori, la réalité reconnue
n’est pas seulement une donnée a posteriori, sans présence d’une
nécessité a priori en elle. Nier cette présence c’est ériger en
absolu ce qui ne serait que contingent. Et une reconnaissance a
posteriori de ce qui est a priori peut représenter une prise de
conscience circonstancielle, concrète, conduisant à une reconnaissance a priori ou être le cadre psychosociologique et
historique d’une reconnaissance a priori. Ainsi on ne peut nier
que la foi chrétienne de Thomas d’Aquin lui a permis de
construire une démarche rationnelle affirmant l’existence d’un
Dieu cause première du monde et donc créateur de ce monde. Il
est indéniable que la foi chrétienne a souvent aidé les
philosophes dans leur découverte, donc a posteriori, de certaines
nécessités premières, donc a priori, de l’existence ; sans
empêcher que leur reconnaissance philosophique soit a priori.
C’est une position très classique…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– La remarque de mon collègue permet de reconnaître la part
de vérité qu’il y a dans une attitude de réserve ou de suspicion
envers la raison qui veut apprécier la révélation. Quelle part ? La
raison, je veux dire : l’homme doué de raison, peut constater a
posteriori que tel ou tel effort rationnel pour comprendre ce qui
se donne pour révélation a échoué. Cela est normal. Mais il n’y a
pas là de jugement irréformable. Et si cet effort rationnel, qui
n’est autre que l’effort du théologien « scientifique », n’a pas
réussi, cela peut être dû, soit à la révélation qui est déficiente,
donc inauthentique, soit aux propres limites historiques contingentes, mais non constitutives de sa raison. Or c’est bien le cas
lorsque la révélation biblique et évangélique se voit confrontée à
la « raison grecque ». Nous y reviendrons très certainement.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Toute cette argumentation fut un peu abstraite…, mais elle
était nécessaire, je pense, pour lever un empêchement de départ.
Toutefois, le fait d’enlever un obstacle sur la route, ne signifie
pas que nous ayons progressé en chemin. Il faudrait maintenant
qu’on se mette en route pour comprendre qu’une révélation
authentique est aussi pleinement rationnelle en elle-même.
Comment pourrait-il en être autrement, puisque c’est le même
Dieu qui est le créateur de notre raison et l’auteur de sa
révélation ?
96
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
LE CHANOINE, écrivain.
– Oui, mais notre raison humaine depuis et à cause du « péché
originel » ne dispose plus de toutes ses possibilités. C’est pour
cela qu’elle n’est plus capable d’apprécier l’authenticité de la
révélation. Ce que vous dites serait vrai d’une raison idéale, mais
nous n’avons plus qu’une « raison déchue ».
LE THEOLOGIEN EXEGETE, qui était resté silencieux jusque
maintenant.
– Encore ce « péché originel »… ! Le Nouveau Testament
n’en parle jamais, l’Ancien non plus… Il y a du « péché » depuis
l’origine, c’est bien clair… Donc bien avant que ne se produise
ce macabre « péché originel » avec le fruit défendu… Cet
archétype culturel du mal est un mauvais guide, un perturbateur
du sens des textes…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Il est bon pourtant de formuler toutes les objections
possibles... Il ne faut pas traîner derrière nous des boulets… Je
laisserai aux théologiens du dogme et aux exégètes le soin de
déterminer dans quelle mesure la doctrine du « péché originel »
fait partie de la révélation chrétienne. Les idées sur ce point
semblent avoir beaucoup évolué...
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Quelques remarques sur cette doctrine… Il ne suffit pas
d’invoquer la présence du mal dans le monde et dans l’homme
pour justifier cette théorie. Elle n’est pas non plus une simple
constatation du mal depuis que l’homme existe.
Le récit de la Genèse, auquel elle se réfère, peut être considéré
comme une tentative archaïque de rendre raison de
la présence du mal. Est-ce une tentative réussie ou non ? À ce
mythe d’une désobéissance originelle, la philosophie pourrait
formuler plusieurs objections sérieuses et imparables… Cela
mériterait une étude plus pointue.
Dans le cadre de la théologie chrétienne, cette théorie du
« péché originel » a surtout comme fonction de donner une
raison, apparemment rationnelle mais seulement psychologique,
à l’œuvre de salut accomplie en Jésus Christ.
On disait : s’il y a un Sauveur, il faut bien qu’il nous sauve de
quelque chose. Par souci de vraisemblance on a donc supposé
l’existence d’une faute. S’il doit sauver tous les hommes, il faut
bien que cette faute soit une faute de l’origine et héréditaire en
plus… afin qu’aucun homme ne puisse être dispensé ni tenu à
l’écart de ce salut...
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
97
Est-ce une « raison » valable pour faire admettre le sacrifice
rédempteur du Christ ? La mort du Christ est-elle d’ailleurs
un sacrifice de rachat ? Le vocabulaire juridique de « dettes,
de rachat, de remise de dettes » n’est-il pas « symbolique » ?
Beaucoup de questions d’interprétations théologiques se posent.
Mais toutes s’inscrivent dans le cadre d’une révélation admise
pour authentique. Il me semble assez maladroit d’invoquer une
théorie particulière, mise d’ailleurs en question dans le cadre de
cette révélation, pour contester le bien fondé d’une recherche en
authenticité de l’ensemble de cette révélation. Cette théorie ne
résistera d’ailleurs pas à une recherche générale d’authenticité.
Enfin, en guise d’argument ad hominem — donc non
démonstratif — on peut s’étonner qu’après avoir déclaré la
raison déchue et amoindrie dans ses possibilités, une doctrine
religieuse se donnant comme révélée ait recours à cette raison
déchue pour se rendre compréhensible. C’est pour le moins
étrange dans le cadre du catholicisme…, on dit alors qu’elle n’est
pas entièrement pervertie… Mais ce dernier jugement ne serait-il
pas alors aussi un peu « perverti » ?
Pour être cohérente avec elle-même, une telle « doctrine
révélée » ne devrait-elle pas soutenir que la « lumière de la
révélation » doit se suffire à elle-même... et qu’elle n’a en aucun
cas besoin de faire appel à la raison humaine pour quoi que ce
soit... comme dans le protestantisme… On connaît le mot de
Luther : « la raison ! cette putain du diable... » C’est là une forme
de scepticisme religieux… À partir d’un présupposé faux (le
péché originel), on fait un raisonnement cohérent pour mettre la
raison hors jeu.
L’AUTRE PHILOSOPHE, en plaisantant.
– Je me ferais volontiers l’avocat de Luther, en disant que la
raison dont il parle, c’est la raison « gréco-latine »,… la seule
qu’il connaissait… Mais je ne connais pas bien son dossier… et
je ne veux pas m’en charger…
Le professeur de physique.
– Une enquête en authenticité de la foi chrétienne me semble
maintenant entièrement fondée et nécessaire. Mais faut-il que
chacun la mène pour son propre compte ? Je fais un parallèle
avec mon enseignement. Devant mon auditoire, je fais mon
cours. Les étudiants prennent des notes et passent leurs examens.
Ils me font confiance et avec leur bagage universitaire, ils
pourront être physiciens, ingénieurs en n’importe quel pays…
Certains seront chercheurs, mais pas tous…
98
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
N’est-il pas normal et légitime que la plupart des chrétiens
fassent confiance à leurs autorités ecclésiastiques ?
AVOIR LA FOI, REVELER, CROIRE, SE REVELER : AMBIGUÏTE
DE CES TERMES QUANT A LEURS SENS ET LEURS APPLICATIONS
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– C’est sagesse humaine que de reconnaître qu’on n’est pas
compétent en tout domaine. Si je suis malade et que je ne sais
pas comment me guérir, je vais chez le médecin. Je recours à ses
soins. Je lui fais confiance et j’espère qu’il fera un bon
diagnostic et me donnera les remèdes adéquats pour guérir le
mieux possible. Mais cette confiance dans mon médecin n’est
pas un « acte de foi » en son « ordonnance ».
Je ne puis dire, au sens propre ou spécifique du terme, qu’il
me « révèle » sa science médicale. Il m’en parle. Et s’il
m’informe de ma maladie, il ne me la « révèle » pas au sens
propre du terme non plus, même si dans le langage courant nous
disons qu’il nous a « révélé » la maladie dont nous souffrons.
Lorsqu’il m’explique ma maladie et mon traitement, il me
communique seulement un savoir qu’il possède et que je dois
comprendre. Et si je ne comprends pas, je reconnais mon
ignorance, et je suppose que mon médecin maîtrise bien le savoir
médical et le met bien en pratique. Des signes extérieurs de
diplômes et de notoriété me confirment dans cette supposition.
Mais jamais, à aucun moment, le médecin ne « se révèle » à nous
et nous n’avons jamais à lui accorder notre « foi », comme
lorsqu’il s’agit de Dieu. C’est ainsi non pas parce qu’entre mon
médecin et Dieu il y a une infinie distance. Distance qui serait
comblée par la foi, alors que je resterais comme malade au
niveau de la raison médicale. Il y a différence, parce que ma
démarche personnelle de conscience et de liberté n’est pas la
même dans l’un et l’autre cas.
La seule similitude consisterait en ceci que je « crois » en mon
médecin, lorsqu’il me dit, parlant de lui : « je vais tout faire pour
vous guérir ». En cela je le crois.
Il en est de même dans votre enseignement. Vous transmettez
un savoir de physicien. Vous ne révélez pas la physique aux
étudiants. Vos étudiants n’ont pas à croire en votre cours.
Et si vous veniez à vous tromper dans un problème ou une
expérimentation, les meilleurs d’entre eux pourraient éventuellement vous le faire remarquer.
Il en va de même avec les théologiens qui nous expliquent ce
qu’est une révélation et ce qu’elle nous « révèle » ; cette fois
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
99
au sens propre du terme. Mais nous ne donnons pas notre
« foi » aux théologiens. Si nous les comprenons bien et que nous
comprenons la « révélation » qu’ils nous transmettent, nous
« croyons alors en Dieu ». Nous reconnaissons la compétence
des théologiens et nous devons nous efforcer de comprendre ce
qu’ils nous disent de la « révélation ». Ils peuvent se tromper,
comme les médecins peuvent se tromper. Mais malgré ce risque
d’erreur, et conscients de notre ignorance, nous leur faisons
confiance.
Cela suppose cependant un minimum de conscience et de
connaissance. Malade, je prends conscience que je dois me soigner et bien me soigner. Homme, je perçois, confusément au
moins, que je dois « croire » et « bien croire ». De là la nécessité
de tirer au clair ce que notre ami psychanalyste appelait « une
pulsion de foi ». C’est, je pense, ce que nous cherchons tous à
faire en ce colloque.
Mais le recours à la compétence d’autrui, parce que nous
sommes conscients de notre ignorance et aussi parce que
certaines connaissances nous sont nécessairement médiatisées
par autrui, c’est-à-dire par une communauté d’hommes, est une
démarche de nature très différente de la démarche de foi en Dieu.
Prenons garde ! Le langage courant nous induit en erreur.
Lorsqu’un magazine porte à la connaissance du public des
secrets de la vie sentimentale ou politique de certaines
personnes, il dit qu’il « fait des révélations » et s’il présente un
documentaire sur les océans, il nous dit « qu’il révèle les secrets
de la nature ».
De telles expressions donnent à penser que le verbe révéler
signifie « manifester des choses cachées, ou jusque là inconnues,
ou inaccessibles à la découverte humaine ». Ces significations
pourraient tout au plus s’appliquer aux circonstances humaines,
ou à certains conditionnements historiques de la révélation
divine. Elles n’expriment pas son essence ou sa nature.
L’AVOCATE.
– Pour penser correctement : « Dieu se révèle aux hommes »
que faut-il penser ? Ou plutôt que il ne faut-il pas penser ?
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Que faut-il encore éliminer comme mauvaises compréhensions du verbe révéler lorsqu’on l’applique à Dieu ? Toutes
les significations par lesquelles Dieu est appelé en garantie ou en
caution de ce que les hommes décident ou enseignent.
Des hommes ont pu penser autrefois, il y a deux, trois ou
quatre millénaires, qu’étant donné leur peu de connaissances, il
100
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
fallait que des divinités leur révèlent les secrets de la vie, de la
nature et de l’au-delà. Ils estimaient aussi qu’il fallait des
révélations divines pour faire accepter à tous les hommes des lois
communes — c’était là une opinion qu’on prêtait à Zoroastre, un
sage iranien —, étant donné leur penchant pour les querelles et
les guerres.
Aussi les hommes qui ont écrit sur ces sujets ont mis leurs
propres discours sur les lèvres de divinités. Et leurs livres ont été
reçus et transmis avec la conviction de plus en plus forte qu’ils
étaient effectivement « dictés » « révélés » par les divinités ou
Dieu lui-même. On peut citer comme exemples les Védas de
l’Inde.
Dans un cadre monothéiste, ces dispositions psychologiques
ne sont pas absentes de la rédaction des livres de la Bible. Mais
l’idée monothéiste en transforme profondément la signification,
notamment dans le livre de l’Exode et la proclamation des
commandements de Dieu.
En Grande Grèce, le philosophe Parménide place aussi son
enseignement sur les lèvres d’une déesse. Mais il n’est pas dupe
de son procédé littéraire. De telles dispositions sont toujours
sous-jacentes au fond de la psychologie religieuse des hommes.
C’est aux philosophes et aux théologiens « scientifiques »
qu’il appartient de réfléchir sur ce qu’est une authentique
démarche de foi adulte, arrivée à maturité, et de la distinguer de
ses ébauches pour ainsi dire enfantines et adolescentes, ainsi que
de ses perversions ou déviations ou tout simplement de ses
pathologies les plus habituelles...
L’HISTORIENNE.
– Alors il n’est pas facile de croire véritablement, s’il faut
prendre tant de précautions !
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Je ne le pense pas. Il suffit d’être naturel. Il n’est pas
nécessaire de connaître la médecine pour être en bonne santé, ni
de connaître la psychologie pour entretenir des relations
normales avec notre entourage.
Ma définition de la foi est pour moi très simple : croire c’est se
savoir aimé de quelqu’un, entre autres... de Dieu. Dieu me « dit »
 sans parler  « à moi », aux miens, aux hommes, qu’il
m’aime et les aime. Mais comment m’aime-il, nous aime-t-il ?
Il me le dit de deux façons, ou à deux niveaux, en mon être
créé « au milieu » de sa création et en la personne de Jésus
« du milieu » de sa divinité même… Sa première et ancienne
révélation toujours permanente nous est accessible à tous en
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
101
principe. Comme exégète, je dirai que les hommes en ont donné
une expression dans l’Ancien Testament. Sa seconde et nouvelle
révélation, opérée pour l’éternité en un court instant de notre
immense temporalité en la personne de Jésus, ne nous est accessible aujourd’hui que par sa transmission en la communauté des
hommes. Une telle révélation nous vient donc de l’extérieur, par
définition. Il faut donc apprécier ce que l’on reçoit.
Je prendrai pour ma part une comparaison alimentaire. Nous
savons tous porter la nourriture à notre bouche et la manger. Cela
nous est naturel. Et nous avons des sens, odorat et goût
principalement, pour en apprécier la qualité. Mais nous pouvons
nous tromper et absorber des aliments indigestes, avariés, voire
certains qui sont des poisons pour l’homme…, alors qu’ils sont
des mets délicieux pour d’autres animaux, comme l’amanite
phalloïde dont les chèvres se régalent.
Les hommes sont responsables, doivent être responsables
de ce qu’ils mangent. Ils doivent être responsables de ce qu’ils
acceptent comme « révélation » pour leur « pulsion de foi ».
Je veux bien accepter l’expression de notre intervenant
psychanalyste « pulsion de foi », quoique ce soit la première
fois que je l’entende... Mais après tout, pourquoi pas ? Cela
montrerait combien l’initiative éternelle de révélation de Dieu est
profondément inscrite en notre nature...
LE CHANOINE.
– Nous avons donc une « pulsion de foi », comme nous avons
de l’appétit. Admettons ce rapprochement ! Mais vers quoi nous
porte-t-elle ? Vers une bonne nourriture ou vers du poison, ou
vers des aliments frelatés ? ...
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Oui ! Je reprends et je développe ma comparaison.
Pour la nourriture qui est directement à notre portée… je veux
dire, pour la première révélation de Dieu, laquelle est « dans sa
création » directement à notre portée, nous sommes seuls et
directement responsables… Notre philosophie et notre foi
spontanée sont seules ici en jugement devant la Raison. Quand je
parle de « foi spontanée », je ne parle pas de crédulité naïve. Je
parle de la « foi du Psalmiste », de cette foi profonde qui
s’exprime dans les Psaumes. Je dirais « foi naturelle », naturelle
et co-naturelle à la création, lorsque celle-ci est comprise comme
« manifestation » de Dieu, et perçue comme le « visage en miroir
seulement et en plus en un miroir voilé » de l’Éternel
Pour la nourriture que nous recevons, produite et conditionnée
par d’autres, nous sommes toujours responsables directement,
102
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
par mise en comparaison des aliments conditionnés avec les
aliments naturels, et indirectement par l’appréciation de notre foi
ou confiance envers ceux qui nous les distribuent.
Je veux dire que pour notre foi en la révélation de Dieu au
second degré, laquelle est une nouveauté éminente en la
personne de Jésus, nous sommes responsables directement par
comparaison avec notre foi spontanée, laquelle se doit d’être
aussi conforme que possible aux propriétés de notre conscience
croyante, en prenant exemple sur le Psalmiste, et nous sommes
responsables indirectement par l’appréciation de foi envers ceux
qui nous en apportent le témoignage évangélique.
Comme chacun de vous dit : « je crois en mon médecin,
lorsqu’il m’assure implicitement qu’il va tout faire pour me
guérir » ; je dis comme vous : « je crois en mon épicier lorsqu’il
m’assure implicitement qu’il fait tout pour me vendre de la
bonne nourriture ». De même « je crois en » ma communauté
ecclésiale, lorsqu’elle m’assure implicitement : « je fais tout pour
vous transmettre de la meilleure façon la révélation nouvelle et
éternelle de Dieu en Jésus ».
C’est à ce niveau que se situe ma foi en l’Église. Mais comme
mon médecin peut se tromper ou même être trompé dans son
savoir et comme mon épicier peut être trompé par des
fournisseurs, sans que je mette en doute l’honnêteté de mon
médecin ou de mon épicier, ainsi mon Église peut se tromper et
même être trompée, notamment par les philosophies auxquelles
elles recourt, par les transferts de son enseignement d’une langue
dans une autre, d’une culture dans une autre, etc…
Les causes d’erreurs dans la transmission de la révélation
de Dieu en Jésus peuvent être multiples, sans que je remette
en cause ma foi en l’honnêteté foncière de nos pasteurs, à
commencer par les auteurs du Nouveau Testament…
Aussi malgré mon silence un peu réticent, du moins réservé du
début, je pense qu’il faut effectivement poser très sérieusement
la question de savoir ce que doit être une « véritable révélation
de Dieu », ou pour employer une formule moins ambitieuse,
« savoir ce qu’une véritable révélation ne peut pas être ».
LE CHANOINE.
– Comment allez-vous vous y prendre pour répondre à
cette question ? Ce n’est plus, cher confrère, votre travail de
théologien exégète... Et si une réponse critiquement fondée à
cette question remettait en cause un certain nombre d’analyses
exégétiques, que diriez-vous ? Comment vous défendrez-vous
contre les attaques philosophiques ?
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
103
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– D’abord, si la critique philosophique est vraiment fondée, je
ne la considérerai pas comme une attaque. Ensuite, comme la
théologie exégétique n’est pas figée et que de multiples interprétations sont possibles, une telle critique philosophique permettrait peut-être d’en valoriser certaines plus que d’autres. Enfin,
si certaines interprétations, même des miennes, devaient être
remises en question, voire abandonnées, je les abandonnerais.
Maintenant, le théologien que je suis est aussi un « homme »
comme les autres. Je suis donc capable de faire un peu de
physique, d’histoire, et même un peu de philosophie... Même si
je ne suis pas, précisément parlant, un « spécialiste » en la
matière. Mais un des avantages de l’exégète, c’est d’être proche
des textes.
Et comme dans ces textes c’est la vie concrète des hommes de
chair et de sang qui s’exprime, l’exégète reste proche de
l’expérience humaine… proche donc de la foi vécue…, donc
proche de cette réalité que le philosophe essaie de rejoindre à sa
manière avec la rigueur qui doit être la sienne… Il peut y avoir
des convergences fructueuses…
Une femme, intervenant pour la première fois…
– Comment voyez-vous alors la foi dans le concret de la vie ?
PAS DE REVELATEUR CREDIBLE S’IL NE S’ENGAGE PAS
A RENDRE L’HOMME MEILLEUR ET PLUS HEUREUX
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– « Croire, c’est se savoir aimé de Dieu », ai-je dit. La
question est donc, de savoir de quel amour nous sommes aimés.
Quelle sorte d’amour de Dieu pour nous, les « révélations » nous
proposent-elles ? C’est me semble-t-il dans cette voie qu’il faut
orienter nos réflexions. Le meilleur de la Bible et des évangiles
nous présente un Dieu à l’amour prévenant, généreux, patient,
compatissant, tendre même… toujours à l’image de ce qu’il y a
de meilleur en l’homme…, en l’homme et la femme, bien
entendu… Vous me direz alors que ce sont des projections
psychologiques sur Dieu… Soit ! Pour plus de rigueur je laisse la
parole aux philosophes... J’ai assez parlé…
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– À vrai dire, les philosophes n’ont pas tellement réfléchi à
l’amour de Dieu pour les hommes. Ils ont surtout réfléchi à
l’amour de l’homme pour Dieu ou du moins pour des réalités
104
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
supérieures. C’est ce qu’indiquent les mouvements de l’âme vers
le Bien en soi, dans les dialogues de Platon, et l’effort de
contemplation de l’être en acte pur, selon Aristote. Cet être qui
est pure activité est le « Principe Moteur » de toutes choses
imparfaites et en mouvement. Mais lui-même est immobile parce
que parfait.
L’amour est dans l’ensemble considéré comme un « désir » de
quelque chose d’aimable en soi et donc de bon pour nous. Mais
l’existence d’un « amour » en Dieu pour l’homme ne paraît pas
envisageable. Il semble même impossible. Peut-être y a-t-il là un
manque qu’il faudrait combler dans la philosophie !
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Mais ce n’est pas un chapitre supplémentaire qu’il faudrait
ajouter à ceux de la philosophie classique, c’est une révision
complète de la conception même de l’amour en l’homme, de
l’amour de « l’autre humain » et de l’amour envers Dieu.
LE PSYCHANALYSTE.
– La psychanalyse connaît la « libido », qui est un désir de
plaisir. À ce désir de plaisir s’oppose la « fonction de réalité ».
Entre les deux il y a tension. Lorsque la fonction de réalité
domine et empêche la libido de se réaliser, celle-ci se voit
« refoulée ». De là la constitution d’un inconscient fait de tous
ces « refoulements ». La libido, marquée ou modelée en quelque
sorte par ces refoulements, cherche à se réaliser alors par des
voies détournées en lesquelles ce qui a été refoulé trouve une
certaine réalisation en une situation de « compromis ». Celle-ci
n’est pas toujours heureuse, souvent elle est même pathologique,
parce qu’elle n’est pas en accord conscient avec la fonction de
réalité. De là la nécessité de la cure psychanalytique pour amener
les refoulements inconscients à la conscience, et ensuite, et c’est
le plus difficile dans la thérapeutique, pour les accorder à la
réalité en une réalisation saine, socialement intégrée ou les
« réprimer » consciemment et librement.
Mais la pratique psychanalytique, montre que toutes les
pathologies psychiques ne se laissent pas traiter selon les
méthodes classiques de la tradition freudienne. De là, les autres
tentatives d’explications du psychisme inconscient, comme celle
de Jung. Mais toutes semblent considérer la force psychique sous
la forme générale d’un « désir qui va vers quelque chose » et qui
serait à « sens unique ».
Or j’ai constaté que cette « unidirectionnalité » dans le désir
est elle aussi cause de névroses. Il y a névrose, non seulement
parce que l’objet du désir n’est pas atteint, mais parce que le
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
105
désir est à sens unique, comme si la voix ne recevait jamais son
écho…, comme si le « parleur » ne s’entendait jamais… N’y
aurait-il donc pas aussi une autre dimension de la force
psychique sous la forme d’une « aspiration à ce qui vient de
quelque chose ». Le désir est « à deux sens », parce que le désir
n’est pas de nature solitaire. Il y a à la fois « désir vers... » et
« attente de... ».
La sexualité non plus n’est pas solitaire, ni par définition ni en
réalité. On ne peut donc pas considérer la « libido » selon une
seule direction : vers la possession de son fantasme, selon les
différents stades de son développement. Si la libido tend dans sa
première dimension à la possession réelle de ses fantasmes à
l’extérieur d’elle-même; dans sa deuxième dimension elle serait
désir « d’être désiré », attente d’une réception des fantasmes
extérieurs qui la prennent pour objet. La « pulsion de foi » se
rattacherait au désir considéré dans sa deuxième dimension. Le
désir de ce qui vient de..., l’attente de... Croire que quelque chose
ou quelqu’un vient pour moi...
La crainte et l’angoisse du délaissement en sont des expressions négatives. C’est ce que traduisent aussi des expressions
telles que celles où l’homme se croit le « jouet des dieux ou du
destin », « prédestiné au bonheur ou au malheur », « programmé
par les astres à tel succès ou échec ». Les croyances religieuses si
généralisées et diversifiées ne se comprennent psychiquement
que comme cela. Elles sont remèdes à la frustration d’abandon…
Si la libido, d’un côté, connaît des « refoulements du désir »,
de l’autre, elle est sujette à des « refoulements d’attente », c’està-dire des « réceptions » négatives, rejetées inconsciemment,
comme sont rejetées les réalisations de fantasmes réprouvés et
censurés. Si le sadisme est une perversion du premier
mouvement de la libido, le masochisme relèverait de la
perversion du second mouvement.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Dans cette conception analytique du psychisme humain
avons-nous vraiment un fondement pour la « pulsion de foi » que
vous supposez en attente d’une révélation ? Est-ce que la
deuxième direction de la libido n’est pas tout simplement un
effet de miroir opérant sur le premier mouvement ? N’y aurait-il
pas là une déviation narcissique du premier mouvement, une
inversion du désir vers ? Auquel cas, cela en serait une
perversion et cela empêcherait de tendre vers ce qui est
« aimable » en soi. La conception philosophique de Platon et
d’Aristote sur le plan de l’être, et son écho dans la psychanalyse,
106
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
au niveau du psychisme ne sont-il pas plus justes et plus
conformes à l’expérience commune ?
LE PSYCHANALYSTE.
– Je comprends vos objections. Je me les fais aussi, de par ma
formation classique. Mais il me semble que les analyses
traditionnelles sont insuffisantes. Alors je cherche autre chose...
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Personnellement, je suis très intéressé par cette tentative
psychanalytique. Je pense qu’il faut surtout la conduire à son
terme et ne pas revenir en arrière, comme le suggérerait mon
collègue. Elle me semble avoir quitté une rive et se diriger vers
l’autre. Elle ne doit pas maintenant rester au milieu du gué...
LE PSYCHANALYSTE.
– Que proposez-vous alors pour achever le passage vers une
rive plus favorable ?...
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je ferai d’abord remarquer que je ne suis pas psychanalyste.
Toutefois, je peux, dans une certaine mesure, décoder votre
langage, en rechercher et en découvrir les présupposés. Car,
qu’on le veuille ou non, la psychanalyse présuppose, même de
façon inaperçue, une certaine conception de l’homme. Certaines
conceptions philosophiques s’y retrouvent « en écho », comme le
disait mon collègue. Je vous répondrai donc en philosophe, en
vous laissant la charge de « décoder » dans l’autre sens et de
trier, dans mon discours de philosophe, ce qui pourrait vous être
utile en psychanalyse. S’il n’est pas possible de faire le travail de
l’autre, il est sans doute possible de tirer réciproquement
bénéfice du travail que chacun fait.
J’ai donc à répondre à la fois, à un psychanalyste, à un
collègue philosophe et à un théologien. Cela fait beaucoup, mais
en fait tout est lié. Comment est-ce que, comme philosophe, je
comprends le désir ? Comment est-ce que, comme philosophe, je
comprends l’amour ?
D’abord conceptuellement l’un n’est pas l’autre. Non
seulement parce que tout désir n’est pas un désir d’amour. C’est
une banalité de copie d’étudiant qui aurait comme contrepartie
que l’amour est cependant un désir. Et l’on appliquera à nouveau
à l’amour les caractéristiques génériques du désir que l’on se
chargera ensuite de spécifier, pour le faire rejoindre le moins mal
possible notre intuition confuse de ce qu’est l’amour. Et comme
cet effort ne sera pas concluant, on se chargera encore d’établir
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
107
des « variétés » d’amour, comme dans une même espèce : amour
de bienveillance..., amour de concupiscence..., amour sensible...,
amour intellectuel..., amour oblatif... etc...
Si le désir n’est pas l’amour, c’est parce que le désir et
l’amour n’ont pas le même fondement, la même racine dans la
réalité d’un être. Bien entendu, chez l’homme il n’y pas d’amour
sans désir, comme il n’y a pas de connaissance sans désir. Mais
l’amour, la connaissance, la conscience et la liberté sont des
propriétés transcendantales de l’être, c’est-à-dire des propriétés
de l’être en tant qu’être. En l’homme, ce sont des qualités qui
relèvent de l’aspect de « perfection » de son être. Ces qualités
sont, par le fait, même prédicables de Dieu, ou attribuables
analogiquement à Dieu. En revanche, le désir, la tendance, le
dynamisme, le progrès, le développement sont des qualités
propres à un être fini en tant que fini. Elles sont caractéristiques
d’un être qui est « en devenir », qui n’est pas « acte pur », ou
activité pure pour reprendre ici des termes aristotéliciens qui sont
adéquats pour notre analyse.
Il faut donc dire que l’amour en tant que propriété de la
perfection d’un être n’est pas un désir. En même temps il faut
dire que l’homme, comme être en devenir, « désire aimer », non
que l’amour soit l’objet d’un désir, mais que l’homme « aime »
tout en progressant dans son amour. Il aime « en désirant » aimer
plus et mieux. Il y a nécessairement du « désir » dans l’amour
dont l’homme est capable en tant qu’être, parce que l’homme est
un être fini et un être en devenir de lui-même. L’homme « désire
aimer » parce qu’il est engagé en un processus de réalisation de
lui-même. Aimer sans ce désir-là, ce serait pour l’homme ne pas
exister.
En revanche, Dieu aime d’une façon parfaite, et donc sans
désir d’atteindre une perfection supérieure. Sinon, ce ne serait
plus Dieu. Lorsque saint Jean nous dit que Dieu est amour, il
énonce une vérité philosophique sublime, mais c’est une vérité
philosophique. Ce n’est pas une « révélation », même si elle est
énoncée par un croyant. Et il est naturel et tout à fait logique
qu’un croyant l’énonce, car il a conscience d’être l’objet de cet
amour. Mais, en disant « Dieu est amour », le croyant n’énonce
pas une vérité qui lui est extérieure, mais une vérité dans laquelle
il existe. Pour l’homme philosophe, dire « Dieu est amour »
signifie, au moins et sans doute plus, : « Dieu m’aime » ou « je
suis aimé de Dieu ». Acceptant cet amour, il devient par le fait
même « croyant », car Dieu se révèle à lui « comme quelqu’un
qui l’aime ».
108
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
J’ose supposer que cette distinction entre « désir » et
« amour » n’est pas trop difficile à comprendre et que vous la
trouvez justifiée.
L’AVOCATE.
– Vous reprenez et vous poursuivez sur l’idée de la Bible,
comme… Monsieur vient de l’exposer…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Tout a fait ! J’ai simplement voulu lever une confusion entre
désir et amour. Cette confusion est entretenue par le sens
commun, la littérature romanesque et la philosophie classique.
On y conçoit l’amour comme une « fusion ». Et en effet, le désir,
lui, est homogène en ses différents moments. Sa réalisation
finale fusionne avec son manque initial. Il fallait lever cette
confusion, car elle est une cause importante de myopie
intellectuelle. J’ai aussi esquissé brièvement une articulation
entre la raison philosophique et la raison croyante.
Mais il faut poursuivre… Si nous avons dit que l’amour se
rapporte à la dimension de perfection de l’être conscient et libre,
il faut se demander maintenant comment concevoir la perfection
de l’être, ou de façon plus concrète : « Comment l’Être parfait,
c’est-à-dire Dieu, existe-t-il ? » Il ne s’agit pas de savoir ce qui
ferait exister l’Être parfait ? Ce serait une question contradictoire.
Si quelque chose devait le faire exister, alors « ce dieu qui
serait rendu existant » ne serait pas parfait et infini. Ce serait cet
« autre quelque chose » qui serait Dieu-Être parfait, l’Acte pur
comme dit Aristote.
La question est donc : « Comment Dieu est-il en lui-même en
vertu de sa perfection ? » Cette question est une façon concrète
de s’interroger sur la nature de la « perfection » en l’être de
l’homme. Certes, le philosophe sait que c’est en s’interrogeant
réflexivement sur l’homme qu’il est, qu’il répond à cette question
et non pas en examinant Dieu à la loupe !
Comment donc Platon, Aristote, et toute la tradition occidentale qui est leur héritière, conçoivent-ils la perfection de
l’être, ou l’Être en sa perfection ? Je réponds : Comme un être
clos sur lui-même dans son individualité solitaire. Voilà ! Mon
collègue ne me démentira pas !
UNE INTERVENANTE ANONYME, prenant la parole pour la
deuxième fois.
Pardonnez-moi, mais maintenant je ne comprends plus rien…
Excusez-moi… Je me présente d’abord un peu… Mon mari est
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
109
médecin généraliste dans un bourg de province et moi infirmière
dans un service de « soins palliatifs »... Nous avons élevé cinq
enfants, trois filles et deux garçons… Nous ne sommes pas
habitués aux discussions théologiques… et nous ressentons la
vie directement, en quelque sorte « à fleur de peau ».
Je ne comprends donc pas comment vous pouvez dire que
Dieu est l’amour et en faire ensuite une sorte de Superinfini de
solitude. Pour aimer il faut être au moins deux et quand on
s’aime vraiment à deux, on ne s’aime pas qu’à deux… Il y a nos
enfants… et nous puisons aussi dans notre couple de quoi donner
un peu de tendresse à nos patients, surtout à ceux qui justement
souffrent de solitude…
Alors expliquez-moi comment Dieu est solitaire et aimant à la
fois,… je ne comprends pas…
Beaucoup de signes d’approbations et même quelques
applaudissements… mesurés, comme il se doit …
LE MODERATEUR.
– Madame, je pense que vous avez traduit les sentiments de
beaucoup ici présents… Comme quoi le débat philosophique ne
supprime pas les élans du cœur !
LA PHILOSOPHIE CLASSIQUE PERMET-ELLE DE COMPRENDRE
QUE DIEU S’ENGAGE POUR LE BONHEUR DE L’HUMANITE
?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Madame, après ce que vous venez de dire, je n’ai plus
besoin de réfuter la philosophie classique et sa conception
individualiste de l’amour. Amour et solitude sont totalement
incompatibles. Là où il y a amour, il ne peut y avoir de solitude,
ni d’être solitaire. Là où il y a solitude, il y a déficience d’amour,
appel d’amour… amour souffrant, amour à sauver…
Pour étayer votre remarque, il convient cependant de voir
comment la philosophie classique a réussi le tour de force de
faire consister la perfection d’amour avec la solitude la plus
complète.
Je brosse à grands traits son raisonnement… Pour la
philosophie grecque antique, « aimer c’est désirer posséder ce
qui est aimable en soi » et le parfait amour est de désirer
posséder ce qui est parfaitement aimable, c’est-à-dire l’Être
parfait. Tendre et désirer posséder des êtres imparfaits, cela n’est
le propre que d’un amour imparfait. De même la connaissance
parfaite, c’est la connaissance de l’Objet qui est parfait en soi. La
110
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
connaissance d’objets imparfaits ne peut être jamais qu’une
connaissance imparfaite.
Les hommes ont donc le pouvoir de désirer et de tendre « par
besoin, en raison d’un manque, de connaissance et d’amour »
vers l’Être parfait : le Bien en soi de Platon ou l’Acte pur
d’Aristote. Ils peuvent aimer et connaître quelque chose ou
quelqu’un de distinct d’eux, parce qu’ils sont des êtres finis et
imparfaits. C’est leur imperfection qui les distingue de ce qui est
parfait et c’est cette imperfection qui leur permet de désirer plus
que ce qu’ils ont et de tendre vers ce qui est parfait et distinct
d’eux.
Leur imperfection leur permet de tendre aussi vers d’autres
êtres finis, tous également imparfaits. Ceux-ci viennent alors
compenser proportionnellement leur imperfection initiale. Les
êtres finis sont « complémentaires » pour d’autres êtres finis, en
proportion de leur « amabilité » et de leur « compréhensibilité ».
De l’Être parfait, en revanche, on ne peut pas dire qu’il désire
et tende vers quelque chose qui serait distinct de lui et parfait,
puisque c’est lui la perfection de l’être. Et comme il est parfait,
sa connaissance et son amour sont parfaits et ils sont parfaits en
tant qu’il se connaît et s’aime lui-même comme étant la
perfection de l’être.
L’être parfait ou l’Acte pur, selon Aristote, est « pensée de sa
pensée, volonté de sa volonté ». Ce que l’on peut comprendre
ainsi : « il est pensée-pensée de sa pensée-pensante et volonté
voulue de sa volonté voulante ». Autrement dit « Sa réalité
parfaite unique comme Sujet connaissant et aimant est également
Son Objet parfait unique connu et aimé. Je précise donc : il n’est
pensée que de sa pensée, et volonté que de sa volonté. C’est cette
identité exclusive qui est la caractéristique de la conception
classique et non l’affirmation de la présence de la conscience à
elle-même et de son initiative de liberté d’être soi.
Aristote précise alors, en effet, que si l’Acte pur (Dieu)
connaissait et aimait autre chose que lui, il connaîtrait et aimerait
quelque chose de moins parfait que lui. Et comme dans la
connaissance et l’amour s’opère une « identification » entre le
sujet connaissant et aimant et l’objet connu et aimé, il faudrait
conclure que Dieu deviendrait lui-même imparfait. Ce qui ne se
peut. Il ne peut pas non plus connaître quelque chose de distinct
de lui et qui serait également parfait, car leur distinction
signifierait qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre parfaits. On voit que
ce qui distingue un être d’un autre, c’est une différence de
qualité d’être. L’être parfait étant l’unique être parfait, les autres
ne peuvent se distinguer de lui que par leur moindre perfection
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
111
d’être. Spinoza formulera ce postulat, « faussement évident » à
nos yeux, en trois mots : « omnis distinctio imperfectio ».
L’amour absolument parfait pour la philosophie classique ne
peut donc être qu’amour de soi et non de quelqu’un d’autre. Être
constitutivement nécessité à « aimer un autre que soi » ne peut
qu’être le signe d’un être fini et donc d’un amour imparfait.
L’amour de l’homme envers l’Être parfait (Dieu) est certes
l’amour le plus parfait que l’homme puisse entretenir dans les
limites de son imperfection naturelle. Mais l’identité entre le
sujet humain aimant et l’objet divin aimé ne peut jamais se
réaliser. Un tel amour ne peut jamais aboutir. Il reste toujours un
désir qui n’est jamais comblé…
LE CHANOINE.
– Dans l’ordre naturel dont parle Aristote, il en est bien ainsi.
Mais dans l’ordre surnaturel, Dieu peut faire aboutir un tel désir
d’amour. C’est la « vision de Dieu qui remplit de bonheur les
élus du Paradis ». C’est la vision béatifique qui est une pure
grâce de Dieu. Saint Jean dit qu’après la mort « nous verrons
Dieu et que nous lui serons semblables ».
Les grands saints mystiques de l’Église, comme Jean de la
Croix et Thérèse d’Avila, ont éprouvé ce désir immense de Dieu.
Désir qui les rendait à la fois heureux, parce qu’ils éprouvaient
un commencement de sa réalisation et qu’ils en espéraient
l’accomplissement… Désir qui les rendait aussi malheureux en
leur rendant plus sensible leur insatisfaction présente ici sur cette
terre…
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Personnellement je ne lis pas le verset 2 du chapitre 3 de la
1re lettre de Jean dans le sens « hellénique » d’un
accomplissement fusionnel avec Dieu, comme vous le faites.
Jean parle plutôt d’une vision du Christ ressuscité dans sa gloire
auprès du Père. Nous serons aussi semblables à lui, au Christ…,
pas au Père... En quoi consistera cette similitude, Jean ne le dit
pas.
À partir de ce texte et dans le contexte conceptuel de
l’hellénisme  qu’on vient de rappeler  on a imaginé le
bonheur du croyant en Jésus, comme la réalisation d’un désir de
connaissance de la Perfection divine en soi. Et ce que les
philosophes grecs avaient déclaré irréalisable, en complète
cohérence avec leurs principes, des théologiens l’ont déclaré
réalisable par grâce divine… Comment ? Ils ne donnent pas de
réponse… C’est un mystère… Et abusivement ils en ont fait
presque un mystère de la foi chrétienne.
112
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vous pouvez ainsi constater que ces théologiens d’autrefois
se sont servis d’une philosophie inadéquate ! Cette philosophie
grecque ignore, en effet, la raison croyante constitutive de la
conscience humaine et, par conséquent, elle ne convient pas à la
révélation évangélique. Ce faisant, ces théologiens d’autrefois
ont identifié une idée philosophique (la possession du Bien en
soi) avec une affirmation de foi (la rencontre dans la gloire avec
le Christ ressuscité).
Et persuadés que la foi dépasse la raison, que le Dieu de la
révélation surclasse le Dieu de la création, et que la puissance de
la grâce l’emporte sur le pouvoir de la nature, ils ont déclaré
réalisable surnaturellement ce qui ne l’était pas naturellement.
Dans cette démarche intellectuelle, il leur était presque évident
que cette œuvre de grâce était une vérité de révélation, qu’elle
dépassait mystérieusement ce que notre raison pouvait
comprendre et qu’elle s’adressait à notre foi comme une pure
lumière.
Personnellement, je me sens toujours mal à l’aise, lorsque
j’entends chanter, au cours de célébrations religieuses, que la
« foi est notre lumière… », que « la parole de Dieu nous arrache
à nos ténèbres… » alors que ces chants ne nous expliquent
jamais rien… Mais passons ! En entendant l’objection de
Monsieur le chanoine, j’éprouve un sentiment plus grave qu’une
déception dans l’annonce liturgique de l’Évangile. Son objection
implique une incompatibilité dans l’ordre de l’être entre ce qui
relève de l’ordre naturel de la création et ce qui se revendique de
l’ordre de la révélation. C’est très grave…
Si l’on reste dans les termes de cette problématique, il
résultera, par hypothèse, que le bon sens se rangera du côté
de l’ordre naturel de la création et balancera par-dessus bord
l’ordre de la révélation en le laissant aux gens crédules et
superstitieux…
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– Comment échapper alors à un tel désastre ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– En ayant le courage de reconnaître que la philosophie
classique ne nous donne pas de la réalité dans son ensemble
une ontologie correctement fondée ! Le terme erroné de la
contradiction, impliquée dans la position de Monsieur le
chanoine, n’est pas celui de la révélation évangélique, mais celui
de la philosophie à laquelle il confronte cette révélation…
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
113
Comme philosophe, c’est cette philosophie que j’entends réfuter,
et les positions théologiques qu’elle entraîne, et non la révélation
en Jésus-Christ. L’insuffisance de cette philosophie apparaît, non
seulement dans la conception de l’amour parfait en Dieu, comme
nous venons de le montrer, mais dans la conception de l’amour
interpersonnel humain.
En effet, selon elle, la relation avec un être distinct de soi
implique toujours une imperfection dans l’être qui entre en
relation avec cet autre. « Aimer » pour l’être fini qu’est l’homme
apporte une « augmentation » de perfection. Il est préférable
d’aimer autrui et d’avoir des amis que de ne pas en avoir.
L’amitié est pour Aristote une grande richesse. Et il a écrit à ce
sujet de très belles pages. Mieux vaut un manque comblé et un
besoin satisfait que de rester dans l’indigence.
Mais une semblable perfection n’est pas une perfection simple
et pure. Elle est mitigée d’imperfection. Toute cette conception
est cohérente. Platon et Aristote savaient raisonner juste. Mais
leurs conclusions sont-elles bien vraies ? La cohérence logique
est une condition nécessaire de la vérité, mais ce n’est pas une
condition suffisante. Il faut aussi que les prémisses d’un
raisonnement correct soient vraies pour que la conclusion le soit
aussi. Cette conception philosophique est-elle en accord avec la
réalité sur le plan de la raison, je dis bien « sur le plan de la
raison » ? Voilà la question qu’il convient de se poser. Il faut en
avoir le courage.
L’HISTORIENNE.
– Et pourquoi n’a-t-on pas posé plus tôt cette question ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Parce que la méthode philosophique n’était pas suffisamment au point. Jusqu’à Descartes — en simplifiant beaucoup —
les philosophes recherchaient la vérité de l’être, dans les êtres qui
leur « faisaient face » et qui leur étaient « extérieurs », c’est-àdire dans les « objets ». S’ils la recherchaient en eux-mêmes,
c’était pour autant qu’ils se donnaient une représentation
objectivée d’eux-mêmes. Il était donc normal que Platon et
Aristote aient apprécié la valeur de la connaissance et de
l’amour, en fonction de la valeur et de la perfection de l’objet
connu et aimé et en tant que « connaître et aimer » sont les
activités respectives des facultés d’intelligence et de volonté,
déterminées par leurs objets : le vrai et le bon.
Descartes a orienté la pensée philosophique vers le Cogito, le
« Je pense », vers le Sujet. Il y a passage d’une pensée philosophique centrée sur l’Objet, vers une pensée centrée sur le Sujet.
114
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Notre compréhension de l’être s’en trouve modifiée. Une pensée
qui se centre sur le Sujet ne peut pas se centrer seulement sur le
Sujet, alors qu’une philosophie de l’Objet peut effectivement se
centrer seulement sur l’Objet.
En effet, la pensée qui se centre sur l’Objet ne verra jamais
dans l’Objet une quelconque relation nécessaire et constitutive
avec le Sujet. L’Objet peut être pensé comme « clos sur luimême » et la perfection de son être sera conçue comme « une
unité dans l’unicité, fermée sur elle-même ». Une pensée du
Sujet, en revanche, ne peut se fermer sur le seul Sujet. Sans
doute en un premier temps — car des évolutions aussi profondes
ne se font que lentement — le sujet peut se considérer lui-même
comme s’il était un « objet » devant lui-même.
Mais dans la mesure où le sujet étudie ses propres activités de
connaissance et de volonté, il se rend compte qu’il doit se penser
lui-même nécessairement en relation avec autre chose que lui.
Kant affine la méthode cartésienne et met définitivement au
point la méthode philosophique. Il s’agit de rechercher les
conditions a priori de possibilité de toute action du sujet en tant
que telle, de tout sujet en tant que tel. Il n’est dès lors plus
possible de considérer l’action d’un sujet en fermant ce sujet sur
lui-même, comme lorsque l’on pense un Objet qui serait un Sujet
en lui seul, à la manière de la tradition platonicienne ou
aristotélicienne. Il n’est plus possible non plus de penser un Sujet
seul et comme en statut d’Objet pour le sujet lui-même, ainsi que
le font certains commentateurs de Descartes, parce qu’ils
n’achèvent pas la « conversion cartésienne ». En revanche, le
Sujet qui se saisit lui-même réflexivement dans l’exercice de son
activité de conscience se comprend nécessairement en relation
avec autre chose que lui : le monde et d’autres sujets. Cherchant
les conditions a priori de telles activités et se posant la question
de savoir si de telles relations sont fondées sur la perfection ou
sur l’imperfection de son être, il arrive finalement à reconnaître
que sa relation à autrui, sans être une relation parfaite
absolument, est cependant fondée, en tant que réelle, dans la
perfection de son être.
On aboutit ainsi à une conclusion nouvelle strictement
contradictoire avec la conception grecque et classique. La relation de connaissance et d’amour envers un être distinct de soi
relève de ce qu’il y a de perfection en l’être. L’amour ne peut
donc plus être assimilé à un désir et à une volonté de posséder ce
qui est « aimable en soi ». L’amour est un vouloir, certes, mais
un vouloir que l’autre soit lui-même en sa perfection propre,
même si elle est par nature limitée.
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
115
Le « désir » proprement humain n’est pas de tendre vers un
Objet parfait, mais vers la perfection de sa propre activité en tant
qu’elle est « vouloir que l’autre soit parfait en lui-même selon sa
nature et parfaitement distinct de moi », autant que cela est
possible à l’homme.
Cette formidable évolution de la pensée n’a pu se faire du jour
au lendemain. Cela se comprend. Il faut une lente maturation.
Ensuite lorsque la vérité émerge, elle doit prendre racine et
progressivement se faire partager. Il lui faut beaucoup de temps...
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Les premiers théologiens chrétiens ont rencontré une difficulté parallèle à celle que vous exprimez. En effet, comment
expliquer l’idée de création à des hommes qui considéraient
d’une part, que le monde était éternel et, d’autre part, qu’un être
parfait ne pouvait avoir la moindre relation avec un monde
imparfait.
La double conception d’une matière éternelle et d’un être que
sa perfection isole de tout, en le fermant complètement
en lui-même, s’oppose à l’idée de création selon laquelle
précisément, un être parfait entre en relation étroite avec les
choses de ce monde, puisqu’il les fait, puisqu’il les « crée ».
Il y a différentes raisons psychologiques et intellectuelles qui
expliquent que les hommes se représentaient le monde comme
« éternel », ou plutôt comme « perpétuel », sans commencement
et sans fin dans le temps.
L’absence de l’idée de « commencement » traduit l’impossibilité de concevoir une « création » par un Être absolu, dont
l’existence aurait été pensée comme éternelle, au sens véritable,
c’est-à-dire « au-delà » du temps, et pour lequel la question
d’une absence de commencement dans le temps ne se pose
même pas, puisqu’il n’existe pas dans le temps. Il est faux de
dire qu’il existerait pendant tout le temps, depuis toujours et pour
toujours, puisqu’il est en dehors de ce temps qui s’écoule et qui
est un aspect de sa création. L’éternité n’est pas un « écoulement
sans fin ».
Ce fut donc une des difficultés majeures de l’évangélisation
que d’éveiller et de couler, dans une telle conception du monde
et de l’homme, la foi en un Dieu qui est créateur, qui prend part à
l’histoire des hommes en se choisissant un peuple, en passant
alliance avec lui, en lui promettant de perpétuer son avenir, en
échange du respect par ce peuple de ses commandements, et qui
finalement, comme le dit saint Jean, vient lui-même « habiter »
chez ce peuple, se choisir des disciples, annoncer le salut qu’il
apporte aux hommes et le prouver dans sa mort sur une croix.
116
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Comme le dit très justement Paul de Tarse, une telle
conception des relations entre Dieu et les hommes est une
« folie », une vue tout à fait « insensée » et « irrationnelle »,
opposée au bon sens le plus élémentaire de la culture grecque.
Aussi ce que vous déduisez sur le plan logique, à savoir une
incompatibilité stricte, touchant la nature de la relation à autrui,
entre la conception grecque et celle d’une philosophie transcendantale réflexive, s’est d’abord vérifié en quelque sorte dans
l’histoire à propos des deux conceptions grecque et biblique touchant les relations entre Dieu et les hommes. Je vous le dis, il y a
là un parallélisme qui mériterait d’être approfondi. Un telle
déduction est en quelque sorte éclairante aussi pour le théologien
et plus particulièrement pour l’historien du dogme.
Ce que les Chrétiens ont trouvé comme conceptions les plus
voisines de leur pensée de Dieu, ce sont l’Idée platonicienne du
Bien ou l’hypostase de l’Un de Plotin, ou encore le Moteur
immobile des sphères célestes selon Aristote. Mais voilà ! ces
conceptions de l’Être absolu ne semblent pas permettre à cet
« être absolu », en raison même de la nature de la perfection
qu’elles lui attribuent, de pouvoir entrer en une quelconque
relation avec le monde et l’homme, encore moins de pouvoir les
créer, c’est-à-dire de les faire exister à partir de rien, « ex
nihilo ». Je partage donc sur ce point vos analyses critiques de
philosophe.
Ces réalités transcendantes selon la pensée grecque sont en
effet l’objet seulement d’un désir de l’homme, désir intellectuel,
désir de contemplation. Toutefois, c’est sur le plan de son
devenir et de son accomplissement, qu’il y a un rapprochement
possible entre le « désir grec du Bien en soi » et le « désir
chrétien du royaume de Dieu et de sa justice ». Mais, si Dieu
reste assimilé à l’idée du Bien en soi, il y a alors une grave
confusion qui s’installe entre l’idée de « Dieu » et l’idée du
« royaume de Dieu ».
Le royaume de Dieu, c’est l’homme réalisé en sa perfection ;
c’est le bonheur de l’homme, le bonheur de toute l’humanité. En
identifiant le Royaume de Dieu avec Dieu, comme s’ils n’étaient
que le même objet d’un même désir, alors le soi-disant « désir de
Dieu » devient, au moins théoriquement et parfois affectivement
aussi, hostile au désir de bonheur de l’homme.
Se développe ainsi une idée de Dieu plus ou moins jalouse ou
concurrente du bonheur des hommes. Le bonheur que les
hommes peuvent goûter en étant vraiment hommes, doit être
« sacrifié » au désir de Dieu. Il est alors logique de penser que
Dieu récompensera particulièrement ceux qui auront suivi ce
« désir de Lui, Dieu », plutôt que le désir « d’être homme autant
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
117
que possible ». Et c’est d’autant plus logique que ce « désir
d’être homme autant que possible » ne peut alors être compris
que de façon individualiste et égoïste ». Dieu est censé
dédommager le choix de ce « désir de Lui », en accordant un
bonheur particulier à ceux qui l’auront préféré à tout autre
bonheur, notamment au bonheur conjugal et familial.
S’il fallait établir une équivalence entre une formulation
grecque du « désir » humain et une formulation juive de ce désir,
il faudrait l’établir entre le « désir d’être homme autant que
possible » et le « désir du Royaume de Dieu et de sa justice ».
Mais cela requiert l’adoption d’une autre conception philosophique de la perfection de l’homme, une conception relationnelle
et interpersonnelle et l’abandon de la conception individualiste.
Des considérations grecques de ce genre ou voisines ne sont
pas absentes d’une certaine doctrine et pratique de la sainteté
chrétienne, notamment dans la manière de concevoir la vie
religieuse consacrée. Il convient de le reconnaître, en espérant
qu’il y sera porté remède.
La vie religieuse consacrée doit à coup sûr être fondée sur un
autre genre de considérations, plus en accord avec la révélation
évangélique et moins tributaire des conceptions païennes du
divin. Celles-ci oscillent entre deux extrêmes d’un même genre :
conduites magiques de prise en possession des forces divines, et
conduites de soumission et d’esclave devant une toute-puissance
arbitraire. Ces deux conceptions sont logiquement « contraires
entre elles ». Elles ne peuvent être vraies ensemble, mais peuvent
être fausses toutes les deux. On n’échappe pas à un désir de
possession de Dieu par des comportements de soumission. Le
désir de possession est indigne de l’homme, les prostrations de
soumission donnent une image de Dieu indigne de Lui.
Fonder la vie religieuse sur l’imitation de Jésus, homme
individuel parfait, tout obéissant à la volonté de son Père,
impliquerait aussi une confusion entre un idéal philosophique
unitaire et narcissique et l’idéal évangélique du « Royaume et de
sa justice ». Ce serait une confusion semblable aux assimilations
que nous avons évoquées à l’instant…
Il conviendrait que les théologiens et les penseurs chrétiens
mettent mieux en valeur les fondements évangéliques de la
vie chrétienne, en libérant leurs significations des influences
païennes. Celles-ci, par ailleurs, ne sont pas dépourvues d’une
certaine noblesse et élévation de pensée. J’estime qu’il y a là un
immense champ de recherche spirituelle et un profond besoin de
« conversion éthique ».
118
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
LE MODERATEUR, historien de la philosophie.
– Les premiers Chrétiens ont pourtant été bien obligés
d’exprimer la révélation évangélique dans le contexte culturel et
philosophique, que vous condamnez au nom de la raison. Ce
faisant, ils n’ont pas trahi pour autant l’évangile…
UNE PHILOSOPHIE DE LA RATIONALITE DE L’ACTE DE FOI
POUR UNE MEILLEURE INTELLIGENCE DE L’EVANGELISATION
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Paradoxalement, cette difficulté de dire le sens de la
révélation évangélique dans les termes de la pensée grecque
stimula le zèle des premiers Chrétiens. En effet, bien que très
peu nombreux dans l’immense empire romain, ils avaient en
revanche une forte conscience de leur originalité, de leur
« incroyable » différence. Et ils avaient le souci de la faire
partager par le plus grand nombre possible. Leur foi était
enthousiaste. Ils avaient « foi » dans leur « foi », s’il m’est
permis de jouer sur deux sens du mot « foi » : la foi théologale
d’une part et l’ardeur psychologique d’autre part. Ils y
« croyaient » (sens psychologique) à leur « foi » (sens
théologique). Leur foi au Dieu créateur et au Christ mort en croix
et ressuscité, sauveur des hommes, faisait « choc » dans le
monde païen.
Aujourd’hui, les Chrétiens n’ont plus assez conscience d’une
telle différence valorisante. Ils sont « indifférents », ou plutôt ils
se sentent trop « indifférenciés », trop « homogénéisés » avec le
monde dans lequel ils vivent et avec lequel ils font masse. Ils ne
« provoquent » plus et ne veulent plus « provoquer », faire
« choc ». Ou alors ils se solidarisent avec les « petits chocs à la
mode » : écologie, droits de l’immigré, combat contre la guerre,
ouverture aux cultures étrangères, droit au logement pour tous,
droit des femmes, etc…
Ils ne se sentent plus porteurs d’un message nouveau
par rapport à leur environnement culturel... Leurs convictions
leur paraissent usées, limées. Et c’est vrai : 20 siècles de
christianisme ont émoussé la « nouveauté » évangélique, du
moins une certaine « nouveauté », celle qui a vieilli précisément,
et qui était d’ordre culturel.
Cela ne veut pas dire que l’Évangile a perdu sa valeur. loin de
moi cette idée ! L’Évangile reste toujours une « nouveauté », une
nouveauté ontologique par rapport à notre existence humaine en
cette histoire. Il est la « Bonne Nouvelle » permanente de notre
divinisation par-delà notre vie présente… Cette Bonne
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
119
Nouvelle-là et les raisons de cette bonne nouvelle sont peut-être
encore un message culturellement nouveau pour notre monde
actuel. Peut-être y a-t-il encore dans l’Évangile quelque chose de
« neuf » culturellement, qui reste à découvrir et qui
« renouvellera » la nouveauté initiale qui est devenue
traditionnelle.
Si la conscience chrétienne de cette « différence » ontologique
s’est affaiblie, ou du moins est devenue moins sensible
aujourd’hui, est-ce parce que les Chrétiens ont cessé d’être
chrétiens pour redevenir païens comme autrefois ? ou est-ce
parce que les « nouveaux » païens d’aujourd’hui sont, même sans
le savoir, tellement imprégnés de culture chrétienne que les
signes extérieurs du christianisme sont comparativement moins
significatifs ou moins attrayants ?
Faut-il alors conclure que le besoin de conversion et
d’attachement à l’idéal chrétien n’est plus aussi enrichissant pour
les esprits et les cœurs ? En effet, certains idéaux modernes, du
moins dans le monde occidental, tels que le vrai sens des droits
de l’homme, l’exigence de plus de justice vraie dans le monde,
ont par bien des égards des allures chrétiennes qui s’ignorent.
Alors pour quel bien et pour quelle raison s’afficher comme
« chrétien », puisque dans la vie quotidienne, être chrétien ou ne
pas l’être, cela revient au même ?
N’y aurait-il alors de « différence motivante » que dans
l’opposition culturelle aux opinions régnantes ? Est-ce seulement
parce que des idéaux modernes ont voulu ignorer par
ingratitude, leurs sources juives et chrétiennes, qu’ils ont été —
phénomène étrange — peu estimés, voire condamnés par des
institutions ecclésiastiques qui s’estimaient spoliées de leurs
biens spirituels ? Faut-il désigner un adversaire ou un terrain de
conquête, même spirituel, tel que « sauver les âmes de l’enfer »,
pour motiver le Chrétien ? Faut-il interpréter selon un contexte
d’angoisse pour soi, pour ses proches et pour la société tout
entière, l’affirmation qu’en dehors de l’Église il n’y a pas de
salut ? Ce serait conditionner la ferveur du chrétien comme on
chauffe celle d’un militant de parti politique ! Non ! La
« différence chrétienne » n’est pas de cette nature. Elle n’est pas
de nature culturelle. Elle est radicalement autre. Elle est de
nature ontologique, même si elle « fait différence » sur le plan
culturel.
Aujourd’hui, heureusement, l’Église retrouve en quelque sorte
« son bien » et son héritage biblique, en reconnaissant dans
certains idéaux du monde le reflet de la tradition biblique.
Réjouissons-nous de ce dialogue entre l’Église et le monde, loin
des conflits d’intégrismes. Toutefois, ce nouveau dialogue ne
120
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
risque-t-il pas de se dérouler un peu trop dans un « consensus
mou », dans le « semblable et l’homogène », avec ce monde de
« dilutions chrétiennes » ou de « petits chocs à la mode » comme
je disais ? Les Chrétiens ont-ils suffisamment conscience d’une
« nouveauté ontologique » motivante qu’ils puiseraient une
nouvelle fois en l’histoire dans le fait de « croire de manière
originale » dans le Christ, en accord plus profond cette fois avec
la nouveauté ontologique de Sa révélation ?
LE CHANOINE.
– Vous vous inscrivez alors dans le projet de nouvelle
évangélisation du Pape Jean-Paul II ?
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
Certainement ! Sinon je n’aurais pas la mission de rechercher
cette voie nouvelle… En effet, il ne faut pas comprendre cette
nouvelle évangélisation comme une réédition de l’ancienne, ainsi
qu’on le voit pour les manuels scolaires… « Nouvelle édition
revue et corrigée… » Il ne s’agit pas de ça !
Le problème est de savoir reconnaître aujourd’hui où sont les
caractéristiques de cette nouvelle évangélisation. D’abord, elle
ne peut plus être conflictuelle avec elle-même, comme
l’ancienne. Ensuite, elle ne peut plus aborder en un même type
de relation conflictuelle le monde qu’elle doit à nouveau
transformer. L’ancienne évangélisation avait transformé un
monde avec lequel elle était entrée en conflit. Dans ce conflit,
elle était entrée sur le terrain de ce monde, avait parlé son
langage et lui avait imposé au nom de l’Évangile des convictions
qui lui étaient opposées ou « contraires ».
Ce faisant, la révélation évangélique s’est vue comprise en
relation de contrariété avec les conceptions que le monde païen
ancien avait de lui-même. L’Évangile n’était pas compris selon
son intelligibilité propre, mais selon l’intelligibilité du monde
grec et en opposition de contrariété avec cette dernière. Dans
cette situation ambiguë d’opposition explicite des convictions
(ex. la création contre l’idée d’une éternité du monde) sur la base
d’un consentement implicite aux concepts (ex. Dieu assimilé au
Bien en soi, à l’Un, à l’Acte pur), on ne pouvait échapper à une
certaine déformation du sens de la révélation.
Quant au monde à évangéliser, il n’est plus le même. Sous un
certain aspect, les Chrétiens d’aujourd’hui et de demain ne
devraient-il pas se considérer comme des « envoyés » dans un
« nouveau monde païen », dans un monde païen, non pas revenu
à son état ancien, mais profondément modifié par les valeurs
morales impliquées dans les livres bibliques juifs et les écrits
évangéliques.
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
121
Dans un paganisme polythéiste, comme autrefois, on honorait
certaines divinités, et on était indifférent à d’autres ou en conflit
avec leurs adeptes. Dans un paganisme « monothéiste », comme
aujourd’hui, ou bien on adore encore le Dieu unique ou bien on
est indifférent à son égard ou en conflit avec ses fidèles… Quant
aux valeurs morales, soit elles se situent au niveau terre à terre
de la multiplicité des « divinités », soit elles s’élèvent en
noblesse selon l’unicité du divin.
Le monde païen actuel « monothéiste » reconnaît, en effet, des
exigences morales plus élevées que celui de l’antiquité. Ce n’est
donc plus par contraste avec une faible compréhension éthique et
une pratique médiocre de la loi morale, comme jadis, ni face à
l’idée que Dieu ne peut s’occuper des hommes, que les Chrétiens
doivent chercher aujourd’hui la « différence ontologique » qui
les motivera et leur permettra une conduite morale plus digne.
Encore que le thème du « silence de Dieu » devant les
abominations des massacres modernes pose question pour tous
ceux qui croient que la « Parole de Dieu » a transformé le monde
païen d’autrefois.
Devant un nouveau monde païen, les Chrétiens doivent donc
chercher quelle est cette « différence ontologique », et cette
« nouveauté permanente », fondée bien entendu dans l’Évangile.
Ils feront par là apparaître l’Évangile sous un angle nouveau, ce
qui permettra cette « nouvelle évangélisation ».
LE CHANOINE, écrivain.
– C’est très bien tout ce que vous dites… Mais comment vaisje écrire pour la grande masse des fidèles sur cette « différence
ontologique et nouveauté permanente… » par rapport à ce
monde ?
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Ce n’est pas facile, je le sais… Il faut pour cela, d’abord
bien analyser la situation religieuse de notre monde actuel : celle
d’un paganisme éthique individualiste. Il faut ensuite bien
comprendre la nouveauté évangélique : celle d’une révélation
interpersonnelle et d’une éthique de communion. Je m’explique.
Le monde païen antique ignorait l’éthique biblique et
évangélique et le Dieu qui s’y révèle. Il a donc accueilli leur
prédication comme une nouveauté culturelle. Le monde païen
moderne, qui a été christianisé, est dans une situation différente.
Il a gardé de l’éthique évangélique et biblique, ainsi que du Dieu
de Jésus-Christ, des images fortes mais ambiguës qui résultent
de la façon dont le monde antique les a reçues. Ces images
aujourd’hui apportent toujours le message évangélique, mais
122
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
elles masquent aussi le vrai visage de la révélation de Dieu en
Jésus et le vrai sens de l’éthique biblique qui lui est attachée.
Aussi, lorsque les Chrétiens ne parviennent pas à dépasser
dans leur rapport avec le monde le stade d’un consensus mou,
et ont tendance à se contenter de ses valeurs — ou de s’y opposer
en les dépréciant —, cela signifie qu’eux-mêmes, individuellement et collectivement, n’ont pas encore rejoint l’originalité
ultime de l’évangile. Quelque chose leur échappe encore dans le
message de Jésus. Quelque chose encore de la révélation de Dieu
en Jésus nous reste inaperçu. Non que Dieu ait caché quoi que ce
soit, mais nous n’avons pas encore sans doute « tout » vu de ce
qu’il nous a montré, ou, si nous l’avons vu, nous ne l’avons pas
compris. Il nous faut donc inventer un « sens » pour ce qu’Il nous
a déjà montré, et il faut que ce sens s’accorde avec les faits de sa
révélation.
Une « nouvelle évangélisation » ne peut être une répétition de
l’ancienne. Ce serait, par parenthèses, une très mauvaise
interprétation de la pensée du Pape Jean-Paul II, que de penser
que, sous ce vocable, l’Église romaine tenterait de reconquérir
des positions sociales et politiques du passé. Non. Il s’agit d’un
nouveau dynamisme spirituel. Mais celui-ci ne peut être une
réédition du zèle religieux d’autrefois. Nous nous trouvons, en
effet, dans un monde païen nouveau ; nouveau, répétons-le pour
ne pas tomber dans des simplifications réductrices, parce qu’il
est un monde christianisé, non pas en retournant au paganisme
ancien, mais en engendrant son « propre » paganisme, c’est-àdire un paganisme qui reste marqué, surtout au niveau des
valeurs morales, par sa christianisation. Pour qu’il y ait une
nouvelle évangélisation, il faut que les Chrétiens se présentent à
lui avec une conscience claire de la « différence ontologique »
révélée en Jésus. Et cette conscience nouvelle ne peut venir que
d’une nouvelle compréhension de l’évangile, non d’un nouvel
évangile, comprenez-moi bien. Et ce sera cette nouvelle
compréhension de l’évangile qui fera la nouvelle différence
culturelle chrétienne par rapport à ce nouveau monde païen.
Cette nouvelle différence chrétienne ou cette nouvelle compréhension de l’évangile doit donc aller au-delà de la première
différence culturelle et de la première compréhension de
l’évangile.
En effet, notre nouveau monde païen garde encore la marque
de la première évangélisation, mais il ne la comprend plus
comme messagère de la révélation de Dieu et de sa nouveauté
radicale et permanente par rapport à l’expérience de cette vie
présente.
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
123
Cette nouvelle différence est à partager en Église, en une
nouvelle conscience que l’Église aurait d’elle-même. Une
nouvelle compréhension de l’évangile et de Jésus entraînerait
nécessairement une nouvelle compréhension de l’Église par ellemême.
Réciproquement et en stricte logique, sans une nouvelle
compréhension de l’Église par elle-même, pas de nouvelle
compréhension de l’Évangile, pas de nouvelle différence pour un
monde nouveau et pas de « nouvelle évangélisation ».
Un nouveau retour aux sources pour une nouvelle évangélisation requiert donc un nouvel approfondissement de celles-ci.
Ce doit être un approfondissement qui « renouvelle » notre compréhension de l’évangile et qui marque sa différence par rapport
à ce qui fut présenté et surtout « reçu culturellement » comme
évangile par le premier monde païen, celui de la culture grecque.
Une meilleure compréhension de l’évangile pour une meilleure
évangélisation, telle est aujourd’hui la tâche des théologiens
chrétiens, afin de retrouver une motivation missionnaire et
d’annoncer aux hommes un message d’espérance.
LE PSYCHANALYSTE.
– Je vois que les problèmes de théologie sont presque aussi
complexes que les problèmes de psychanalyse... et presque aussi
confus pour les non-spécialistes...
Quelques rires dans le groupe et quelques signes réservés
d’approbation....
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– J’en conviens volontiers... et je pense même qu’il est plus
difficile à des non-spécialistes de se familiariser avec ces
questions philosophiques et théologiques qu’à dénouer les
intrigues qui se nouent dans leur inconscient...
LE CHANOINE.
– Pourtant « croire » est une chose simple. Et les enfants
croient sans devoir y réfléchir...
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Heureusement... Ils ne réfléchissent pas non plus lorsqu’ils
apprennent à parler... Cela ne les dispense pas d’apprendre à
parler correctement leur langue maternelle durant de longues
années à l’école. Quels sont ceux qui consacrent autant de temps
pour apprendre à « croire » correctement, que les enfants pour
apprendre leur langue ?
124
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
En outre, les enfants courent et ils tombent aussi
naturellement, je veux dire « selon la nature des choses », mais
ils ne connaissent pas encore la loi de la « chute des corps » de
Galilée, ni celle de « l’attraction universelle » de Newton. Or,
sans la connaissance de ces lois, nous ne pourrions pas nous
doter de satellites artificiels, conquérir l’espace ni aller sur la
lune… Mais spontanément ils tirent de leurs bévues des
« leçons » qu’ils savent « généraliser », en les appliquant à
d’autres situations semblables.
De plus, les enfants ont aussi un sens intuitif des principes
logiques d’identité, de non-contradiction et du raisonnement
déductif, ainsi que des premières lois morales, sans encore
réfléchir et sans en avoir une connaissance systématisée.
Pourtant, ce n’est que par l’étude qu’ils apprendront à les
reconnaître comme normes de leurs pensées et de leurs actes.
LE CHANOINE, écrivain.
– Pourtant Jésus a dit « Si vous ne devenez semblables à des
enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. »
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Sans doute, parce qu’il considérait leur rectitude intellectuelle et morale spontanée. En outre, il s’adressait à des adultes
et il supposait qu’ils savaient ce que c’est qu’être enfant, afin de
comprendre le sens symbolique de sa comparaison. Or, il n’est
pas sûr qu’ils le savaient... Car savoir ce que c’est qu’être enfant,
ce n’est pas jouer à l’enfant ou rester infantile. Et, de plus, il y a
plusieurs niveaux de réponse à cette question, comme il doit
certainement y avoir plusieurs niveaux de réponse à la question
« Qu’est-ce que croire ? »
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Pourriez-vous précisément nous éclairer sur cette question ?
Cela pourrait peut-être ouvrir une perspective sur cette
compréhension nouvelle de l’évangile qui est absolument
nécessaire à l’action de l’Église dans le futur.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Il s’agit là d’une réflexion philosophique sur l’acte de croire.
Or, la philosophie classique ne m’ouvre pas de perspectives
nouvelles en la matière. Je préférerais que ce soit mon collègue.
Il me semble être plus inventif que moi en la matière...
NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE
125
LE MODERATEUR, historien de la philosophie.
– En effet, je ne connais pas de philosophes qui se soient
vraiment interrogés à ce sujet..
Pourriez-vous donc, cher collègue, nous préparer pour notre
prochaine rencontre quelques idées sur le sujet. Vous avez
déjà, en effet, parlé plus d’une fois de la nécessité d’une analyse
réflexive de la conscience croyante. Je voudrais bien personnellement savoir en quoi elle consiste…
Pour ce matin, l’heure est déjà bien avancée. Cet après-midi,
nous faisons escale à Naples, et demain une possibilité est offerte
d’aller visiter les ruines de Pompéi, ou autre chose, au goût de
chacun. Notre promoteur ne manquera pas de nous donner une
nouvelle preuve de ses compétences touristiques. Nous nous
retrouverons donc après-demain ? Qu’en pensent les membres du
groupe ?
La plupart des participants marquent leur accord.
L’AUTRE PHILOSOPHE, s’adressant à son collègue.
– Comme vous m’obligez à choisir entre l’archéologie à
Pompéi et la philosophie, je choisirai la philosophie... Les questions y sont plus urgentes, même aux yeux de la « philosophia
perennis » que vous cultivez avec brio...
L’archéologie attendra... C’est dans ses habitudes... D’accord
donc pour rassembler quelques idées sur la foi pour notre
prochaine rencontre.
LE MODERATEUR, à toute l’assistance.
– Bonne visite de Naples, cet après-midi, et beaucoup
d’émotion à Pompéi et à Herculanum, demain…
QUATRIEME RENCONTRE
STATUT ONTOLOGIQUE
DE L’ACTE DE CROIRE
LE MODERATEUR.
– Je suppose que vous êtes tous très satisfaits de votre visite
aux ruines de Pompéi et d’Herculanum... Après cette journée de
détente en quelque sorte, nous allons consacrer notre rencontre
de ce matin à débattre d’une analyse de l’acte de croire... « Une
telle analyse est-elle possible ? Qui la souhaite ? Qui la rejette ?
Quelle est l’essence de la foi ? Quelles sont ses malfaçons ?
Pourquoi croire et comment ? Faut-il croire ou non ? Et que fautil croire et qui croire ?» Les questions ne manquent pas ! Comme
les jours précédents vos questions spontanées traceront la
route…
PAS DE FOI SANS REVELATION OU
PAS DE REVELATION SANS FOI ?
LE CHANOINE.
– Une question préalable sur l’objet de cette analyse ! L’acte
de croire suppose une révélation de Dieu. Impossible de croire si
rien n’est révélé. Quelle révélation allez-vous admettre comme
point de départ, la musulmane ou la chrétienne ?
LE THEOLOGIEN EXEGETE, interrompant.
– Il y a aussi la révélation biblique, celle du judaïsme ancien,
dans laquelle la révélation évangélique et la religion musulmane
vont puiser à profusion… et que le judaïsme moderne maintient
de façon vivante…
LE CHANOINE, reprenant.
De plus, Monsieur Debruquel a dit, devant le professeur
de langue arabe, que si Gabriel devait révéler quelque chose à
Mahomet, il n’aurait pu révéler que ce que Gabriel était luimême et les projets qu’il aurait lui-même pu avoir pour
128
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Mahomet. Cela semble écarter la possibilité d’une révélation
angélique, comme celle de l’Ange à Marie de Nazareth.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Nous voilà au centre du sujet, avant même de l’avoir
abordé !… Je réponds à Monsieur le Chanoine…
L’analyse philosophique de la conscience croyante n’est
soumise à aucun choix entre plusieurs révélations. La conscience
croyante est une donnée première. Son analyse n’est donc pas
dépendante de telle révélation plutôt que de telle autre. Cette
analyse ne requiert même pas l’existence actuelle d’une révélation qui s’adresserait de l’extérieur à la conscience croyante.
En revanche, la reconnaissance d’une révélation extérieure
présuppose notre capacité actuelle de croire. En conséquence,
passant d’un a priori du connaître à l’ordre de l’être, je puis dire
que la possibilité qu’il y ait pour l’homme une révélation
présuppose en lui la capacité actuelle de croire. S’il n’y avait pas
en l’homme la capacité actuelle de croire, il n’y aurait pas de
possibilité de révélation.
Faites-vous, Monsieur le Chanoine, des révélations aux arbres
de votre jardin ? Non, bien sûr ! Dieu est aussi raisonnable que
vous ! Vous savez que les arbres de votre jardin sont incapables
de vous accorder une quelconque forme de foi. Et ils ne le
peuvent pas, car ils ne sont pas capables de faire de la
philosophie… Un arbre capable de faire de la philosophie pourrait aussi croire… Mais ce ne serait plus un « arbre », ce serait un
homme… Et à un homme constitutivement incapable de croire,
Dieu ne se révèlerait pas… Ce ne serait plus un « homme ».
LE CHANOINE.
– Vous contournez ma question préalable avec une comparaison plaisante et des raisonnements subtils… Pourtant, vous
savez qu’il n’y a pas de philosophies des mathématiques, sans
l’existence des mathématiques, pas de philosophies des sciences
sans l’existence des sciences, donc pas de philosophies de la foi
sans révélation.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vous posez maintenant une autre question, Monsieur le
Chanoine. Vous êtes passé d’une question que je supposais
relever de la philosophie réflexive, à une question d’ordre
épistémologique ou herméneutique. Il n’existe pas de
philosophie de l’histoire sans l’histoire ; pas de philosophie ou,
plus exactement, pas d’épistémologie des sciences sans une
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
129
histoire des sciences ; pas d’épistémologie des mathématiques
sans une histoire des mathématiques. Je suis d’accord.
Cela revient à dire qu’il n’y a pas d’épistémologie des révélations religieuses sans l’existence historique de ces révélations.
Plus particulièrement, il n’y a pas de « théologie chrétienne »,
sans révélation évangélique. Je suis pleinement d’accord. Vous
voyez… Les mots sont trompeurs. Chacun est un masque, en
plusieurs exemplaires, qui s’applique identique sur plusieurs
visages différents. Il faut regarder autour du masque, reconnaître
l’habit et la prestance du personnage pour savoir avec qui on a
affaire.
Le terme « philosophie des sciences… » signifie qu’on
« interprète » le développement des sciences à partir d’une
certaine métaphysique du réel et d’une certaine méthodologie de
la connaissance scientifique, illustrée éventuellement par
quelques exemples de sa mise en œuvre. Il y a des interprétations
des sciences qui sont spiritualistes et d’autres qui sont
matérialistes. Cela dépend de la philosophie de l’être et de la
connaissance que l’épistémologue (ou le philosophe au sens
large) adopte… De même, il peut y avoir différentes théologies
de l’Évangile, selon la métaphysique ou la philosophie adoptées
pour son interprétation.
Selon l’ordre logique et méthodologique, la philosophie
proprement dite, au sens strict, de nature « réflexive », précède
ses « utilisations », en tant que fonction de référence, dans
l’ordre herméneutique, celui des « interprétations ».
Étant donné que j’avais compris votre question sur le plan
a priori de la réflexion métaphysique, je vous avais répondu que
si l’homme était constitutivement incapable de croire, Dieu ne
se serait jamais engagé à se révéler en personne à lui. Pour la
simple raison qu’il n’aurait pas eu en face de lui un « être
humain ».
En revanche, pour que je puisse effectivement croire en une
révélation au cours de ma vie, il est bien entendu nécessaire que
j’entende au préalable parler d’une révélation. Mais ce n’est pas
l’enseignement, qui m’est fait de cette révélation, qui me rend
capable d’y croire. Pour qu’un enfant apprenne sa langue
maternelle, il faut qu’il entende son entourage parler en cette
langue. Mais ce n’est pas le bavardage de son entourage qui rend
l’enfant capable de langage. Il est capable par nature, mais cette
capacité doit s’exercer. S’il est sourd de naissance, il pourra
apprendre le langage des signes.
Généralisons ces exemple. Sur le plan a posteriori des actions
humaines, dans le cours de l’histoire, il faut qu’il y ait une
révélation qui se présente comme telle aux hommes pour qu’ils
130
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
puissent croire effectivement en une révélation. C’est presque
une tautologie de dire cela. Dans votre jardin, vous ne pouvez
pas voir un arbre s’il n’y a pas d’arbres. Mais l’absence d’arbres
ne vous prive pas de la vue.
La foi d’un homme en une révélation de Dieu présuppose non
seulement la capacité humaine de croire, mais aussi la
connaissance philosophique, au moins implicite ou acceptée
collectivement, de l’existence de Dieu et même la conscience,
souvent imaginative, que Dieu a en lui-même la capacité de se
révéler, je vous l’accorde de surcroît.
LE CHANOINE.
– Soit ! Je constate que je ne maîtrise pas comme vous
l’argumentation philosophique… On ne me l’a d’ailleurs pas
suffisamment enseignée autrefois… Mais ça, c’est un autre
problème…Pourtant je reviens à mon affirmation. L’acte de foi
présuppose la révélation, car avec la révélation est donnée la
grâce de la foi. La foi est un don, un don pour accueillir la
révélation qui est déjà accomplie.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE
– La foi est effectivement un « don ». C’est ce que j’enseigne
aux futurs prêtres de mon diocèse. Comment, en effet,
comprendre que devant la même annonce de l’Évangile, les uns
croient et les autres ne croient pas, si ce n’est parce que les uns
ont reçu la grâce de croire et les autres pas ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je ne sais par où commencer ma réponse !… Il y a en effet
tellement de présupposés implicites, inaperçus dans ce genre de
questions… J’ai l’impression de jouer à cache-cache avec eux. Je
pense les avoir débusqués… et éliminés… et ils ressurgissent
d’un autre côté…
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Vous parlez de présupposés… Ce sont plutôt des préjugés…
et ils témoignent tous d’une méconnaissance ou d’une ignorance
grave de la conscience naturelle de foi, de la fiducialité humaine,
comme vous dites. Lorsqu’on ignore et sa réalité dans le cadre
de la philosophie classique et sa nature dans le cadre de la
théologie, on est bien obligé de recourir à de pseudo-explications
comme lorsque l’on dit que la « foi est un don ». Et sur ces
explications qui n’en sont pas, viennent se greffer des déviations
de sens empiriques ou psychologiques… Il n’est pas aisé de
sortir de situations intellectuellement aussi confuses.
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
131
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Permettez, Monsieur le Chanoine, que je mette momentanément « entre parenthèses », selon l’expression de Husserl,
l’affirmation : « la foi est un don ». Je vous promets d’y revenir.
C’est d’ailleurs une obligation intellectuelle…
Revenons à votre question. Je la formule plus ouverte… De la
révélation ou de la foi, laquelle est la première ?
Votre position est : la révélation est première, la foi seconde.
Votre affirmation est vraie, si vous considérez la conduite
contingente d’un homme dans le temps, qui prend connaissance
de cette révélation, soit directement d’un révélateur, soit
indirectement par ses témoins. Nous sommes dans l’ordre des
jugements a posteriori, concernant une activité de connaissance.
Cette affirmation est fausse, dans l’ordre des jugements
a priori, si on considère la possibilité pour un sujet connaissant
de reconnaître un message ou autre chose comme révélé. Dans
ce cas, la capacité de croire est première et la révélation est
seconde. C’est parce que l’homme est constitutivement capable de
croire qu’il va reconnaître une « information » comme révélée.
Autre signe encore de cette antériorité de la conscience
fiduciale : la possibilité de la méprise fiduciale. Cette capacité
humaine et naturelle de croire est, lorsqu’elle s’égare, capable de
transformer en « révélation » ce qui ne l’est pas et d’entraîner de
graves erreurs. D’où la nécessité d’en élaborer une méthodologie
rigoureuse et de bien déterminer ses relations avec les autres
modes de connaissance. On passe ainsi à une troisième
hypothèse, la première sur le plan ontologique…
Ce que je viens de dire ici sur la foi, en tant que mode de
connaissance, est valable de toutes les formes de foi…
LE CHANOINE.
– Ah ! Il existe plusieurs formes de foi ?… J’ignorais…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Mais bien sûr ! La fiducialité humaine est structurée selon
les relations ontologiques constitutives de l’être humain. Il y a la
foi théologale, dont nous parlons, mais aussi la foi conjugale, la
diversité des fois amicales, et l’énorme variété des fois sociales.
Une bonne compréhension de la foi théologale requiert aussi que
nous analysions ses rapports avec les autres formes de foi.
L’AVOCATE.
– Alors on n’est pas au bout de nos peines !… Mais si
c’est pour apprendre des choses intéressantes… sur la « foi
conjugale » par exemple…, pourquoi pas ?
132
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Maintenant, il faut considérer qui est première, la foi ou la
révélation, sur le plan ontologique.
Deux points de vue sont ici à envisager : le point de vue de
l’homme croyant et le point de vue de Dieu qui se révèle.
Dans le cadre d’une ontologie de la connaissance humaine,
c’est la réalité de la conscience fiduciale qui est première. C’est
son analyse qui nous permet d’obtenir les critères pour discerner
radicalement entre la vérité ou la fausseté d’une révélation. À ces
critères radicaux viennent s’ajouter les critères secondaires issus
de la comparaison du message révélé avec les vérités acquises
par d’autres formes de connaissance : philosophie et sciences.
Allons plus loin encore… Du point de vue de Dieu…, si
c’est permis,… car maintenant je ne parle plus en considérant
l’activité consciente de l’homme du point de vue de la
connaissance, mais je considère l’action divine par rapport à
l’homme, non que je prétende lire dans l’intimité de la
conscience divine, mais d’après ce que je peux déduire de la
constitution ontologique de la conscience humaine en tant
qu’elle est créée.
Une connaissance a priori de ces dispositions requiert qu’on
ne lui cherche pas de fondements logiques dans une révélation
accomplie dans l’histoire, même si on en a une connaissance
a posteriori par érudition. On ne peut fonder une affirmation
comme nécessaire et a priori sur une connaissance a posteriori.
Mais inversement, on peut inférer de l’actualité de la structure
fiduciale théologale qu’une révélation lui est donnée dans l’ordre
permanent de la création même.
On peut ensuite inférer du développement de la conscience
fiduciale théologale, en fonction de l’idée de Dieu que construit
la réflexion philosophique, qu’une révélation transcendante en
l’histoire est possible. C’est sur un pareil développement de la
conscience croyante que se fonde le « désir d’une parole de
Dieu ».
« L’attente messianique » dans la Bible en est une forme
historique. Celle-ci est une forme a posteriori de la fiducialité
éclairée par la réflexion. À la conscience fiduciale incombe
l’obligation de se développer correctement, conformément à sa
constitution ontologique. Pour le savoir, ici aussi, il faut recourir
à la réflexion métaphysique transcendantale.
Dernière déduction : Si Dieu a créé l’homme en tant que
croyant et croyant théologal, c’est parce que son dessein est de se
révéler à lui en plénitude et pas seulement en miroir dans sa
création. J’espère, Monsieur le Chanoine, avoir répondu à votre
question principale.
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
133
Quant à ce que j’ai dit de Gabriel et que vous rappeliez, c’était
une application à cette figure angélique d’une caractéristique
essentielle de toute conduite de révélation : à savoir que le
révélateur se révèle lui-même, ne révèle que lui-même et la
relation qu’il engage avec celui qui va lui accorder sa foi.
Personnellement, je préfère déduire que si Dieu se révèle, il doit
le faire directement, car c’est l’essence même de son être divin.
Nous y reviendrons certainement.
Quant au personnage de Gabriel, est-ce plus qu’un être
d’imagination, personnifiant des aspects de la relation en
laquelle des hommes se conçoivent par rapport à Dieu ? C’est le
symbolisme du messager du « Grand Roi », le « Basileus » perse,
que le petit peuple ne peut pas approcher… Schéma populaire,
passablement enfantin, pour exprimer la transcendance de
Dieu… Sa valeur est toutefois très respectable étant donné son
intention…
Gardons l’intention, éliminons l’imagination pour mieux
approcher lucidement la réalité. Elle est bien plus belle. Le
philosophe que je suis l’a rencontrée dans l’incarnation du Verbe
et il y croit.
LE MODERATEUR.
Vous terminez par un témoignage personnel. Ce qui montre
que votre rigueur philosophique peut vous conduire très loin,
sans avoir besoin d’un « merveilleux » imaginaire.
LE CHANOINE.
– Je vous remercie de votre réponse. Mais je reste troublé…
Mes maîtres spirituels me disaient que le trouble vient du
diable… Je plaisante un peu… Mais enfin, si vous changez toute
la philosophie, vous changez aussi toute la théologie…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Sans doute, mais je ne change pas la révélation, au contraire.
Elle devient plus intelligible grâce à une meilleure philosophie.
LE CHANOINE.
– Il faudrait alors un petit abécédaire pour décoder la
révélation comprise selon l’ancienne philosophie et la recoder
selon une philosophie fiduciale.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Non, non !… n’employez pas ce terme. Il n’y a pas de
philosophie fiduciale ; c’est impossible. Il y a une philosophie de
la fiducialité de la conscience. Et c’est une philosophie réflexive,
exclusivement rationnelle. Ce qu’il faut souhaiter à l’avenir pour
les théologiens, c’est de disposer d’une philosophie réflexive
134
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
intégrale, méthodologiquement indépendante de toute référence
à une révélation.
Sur le plan de la connaissance, elle aura intégré la dimension
fiduciale de la conscience ; et sur le plan de l’ontologie elle aura
compris que la relation interpersonnelle est une relation de
perfection de l’être. Elle aura aussi établi que l’unité de l’être
en Dieu n’est pas une « unité d’indivision ». Celle-ci est un
décalque de l’unité mathématique. L’unité de l’être de Dieu est
une unité vivante interpersonnelle de communication d’être.
Cette philosophie relationnelle, nouvelle mais bien plus
rigoureuse que la philosophie classique, peut seule ouvrir
la raison à l’intelligence des deux vérités centrales du
christianisme : l’incarnation du Verbe et la structure trinitaire
interpersonnelle de Dieu. L’homme pourra dire avec dignité : je
comprends que c’est là la révélation transcendante qui
correspond à ce qui est préformé en ma conscience de foi créée.
Donc j’y crois et fermement. Le combat pour l’intelligence de la
foi se livre en philosophie…
LE MODERATEUR.
– Je constate que vous faites bien votre plaidoyer, en même
temps que vous exposez vos thèses philosophiques…
L’idée d’un abécédaire de Monsieur le Chanoine est à retenir :
mettre en parallèle les rapports entre la raison et la foi selon la
conception classique et selon une conception relationnelle
comme vous le préconisez. Qu’en pensez-vous ?
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– L’idée n’est pas mauvaise… Mais il n’y a pas, à mon avis,
de correspondance biunivoque entre les deux systèmes. Je pense
qu’il faut avoir pour le moment une ambition plus modeste et
clarifier encore un certain nombre de concepts. On vient de voir
que les ambiguïtés de vocabulaire nous font partir par la
tangente. Certes, ce sont des digressions intéressantes, mais
parfois difficiles à suivre. Ils risquent aussi de nous entraîner trop
vite, trop loin…
LA FIDUCIALITE CONSTITUTIVE EN
SES FORMES ESSENTIELLES
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Effectivement ! Dans mes réponses j’ai parfois pris des
positions trop avancées, sans avoir assuré toutes les étapes
démonstratives. Je reviens donc un peu en arrière…
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
135
D’abord, il nous faut écarter des significations du terme
« croire » qui sont étrangères à notre sujet, mais qui interfèrent
avec lui quand nous en débattons. Je voudrais donc reprendre,
avec une petite nuance, une distinction de vocabulaire que vous
faisiez, à la fin de notre précédente rencontre : celle entre le sens
psychologique et le sens théologal du terme « foi ».
En effet, sur le plan du langage courant, le terme « croire »
laisse entendre — d’après le ton et le contexte — deux attitudes
psychologiques de « certitude » se répartissant graduellement
entre deux extrêmes incompatibles.
Tantôt, il peut signifier que l’on ne « sait » pas vraiment, que
l’on n’a qu’une « opinion », que nos certitudes ne sont pas
absolues, ou que nous refusons de nous engager en exprimant ce
que nous pensons. Tantôt, il peut exprimer tout le contraire : que
nous sommes vraiment convaincus de ce que nous affirmons, et
que nous tirons pour nos actions les conséquences pratiques de
jugements assurés.
Ces significations psychologiques étaient celles dont vous
parliez, lorsque vous disiez que les premiers Chrétiens
« croyaient » en leur « foi », tandis qu’aujourd’hui trop de
Chrétiens ne « croient » plus que mollement en leur « foi ».
L’adhésion de foi peut, en effet, être plus ou moins vivante.
Ceux qui prient avec ferveur : « Seigneur, je crois, mais
augmente ma foi » ne sont probablement pas conscients des
confusions possibles que recouvre cette invocation… Il pourrait
s’agir d’un désir de plus grande ferveur en une foi éventuellement erronée… Un peu comme si on désirait un plus grand
appétit pour manger un plat de champignons vénéneux… Mieux
vaudrait désirer une meilleure intelligence de foi en celui qui se
révèle… , et exprimer ce désir-là dans la prière. La ferveur serait
alors mieux ordonnée… et affermie du même coup…
Les deux significations psychologiques du terme « croire »,
traduisant les intensités minimale et maximale de nos certitudes,
sont extérieures à l’essence de l’acte de foi. Leur étude ne nous
permet pas de comprendre ce qu’est la foi. En effet, selon
ces significations psychologiques, le verbe « croire » peut être
associé à différentes démarches de conscience. Par exemple, s’il
a comme objet des affirmations philosophiques, il traduit alors
l’assurance propre de la « conscience réflexive » selon qu’elle est
convaincue ou incertaine. Le savant peut « croire » en son
expérimentation ou pas… L’industriel peut « croire » ou non en
la réussite de son projet…
Mais il est fréquent que le verbe « croire » — plus souvent en
son sens fort qu’en son sens faible — ait comme « objet » des
vérités qui disent la « foi du sujet (ou de plusieurs sujets
136
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
ensemble) en quelqu’un ». Il est alors « associé » à une démarche
de pensée différente de celles de la science ou de la philosophie.
Il traduit alors l’action propre de la « conscience fiduciale » selon
qu’elle est fervente plutôt que tiède. En un sens propre et
méthodologique, que j’appelle « fiducial », le verbe « croire »
peut donc traduire cette attitude, cette conduite, cette vie
spécifique de la conscience personnelle dans sa « foi en
quelqu’un ».
Le terme « foi » peut à son tour désigner tantôt la relation
directe de la foi vécue (fervente ou tiède) envers quelqu’un,
tantôt l’explicitation, en un discours « second et réflexe », de ce
qu’est et de ce qu’implique en elle cette relation vécue. – Je ne
dis pas ici « réflexif », car ce terme « réflexif » s’applique à une
conscience « première et immédiate » – Cette explicitation dans
le cadre des religions se fait par la formulation plus ou moins
précise d’un « corps de doctrine », par des « articles de foi », car
la relation de foi envers l’être divin est alors commune à
plusieurs croyants et doit s’imposer comme telle aux membres
de ce groupe de croyants. Il s’agit alors de ce qu’on nomme « la
doctrine de la foi » : doctrine chrétienne de la foi chrétienne ;
doctrine catholique de la foi catholique ; doctrine juive de la foi
juive ; doctrine musulmane de la foi musulmane. Ces
expressions de la « doctrine de foi » sont différentes selon les
religions, mais elles existent, même quand ce vocabulaire n’est
pas employé, voire récusé, comme dans le judaïsme.
L’HISTORIENNE.
– Pour clarifier la question de la foi, vous employez depuis un
certain temps un terme qui ne nous était pas familier. C’est dans
ce séminaire, dans nos rencontres précédentes, que je l’ai
entendu pour la première fois. L’adjectif « fiducial » semble
correspondre au terme « théologal » dans le vocabulaire
classique du théologien. Certes, je comprends qu’un terme qui
doit clarifier le débat ne nous soit pas immédiatement familier.
S’il nous était, en effet, connu par avance, il ne faudrait sans
doute pas tant d’efforts pour y voir clair... Pourriez-vous
cependant nous rendre son sens plus familier et sa « clarté »
psychologiquement plus abordable...
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Bien volontiers ! Disons que la foi théologale est une forme
de la fiducialité humaine, c’est-à-dire de la capacité et de
l’exercice de croire, constitutif de la conscience humaine. Elle
n’est pas la seule. Il y a aussi la « foi conjugale », la « foi
sociale » Je les ai mentionnées il y a quelques instants et cela a
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
137
surpris Monsieur le Chanoine… Nous y reviendrons... Oui, sur
les différentes formes de la fiducialité…, pas sur la surprise de
Monsieur le Chanoine !… Mais j’explique d’abord le terme.
Le terme « fiducial » vient du mot latin « fiducia » qui signifie
la confiance qu’on place en quelqu’un. Et l’adjectif latin
« fidus » qualifie la personne en laquelle on a confiance. La
« fidissima uxor », par exemple, est l’épouse qui « mérite » ou
plutôt qui « produit en son époux » une très grande confiance en
elle. La racine du verbe latin « fidêre » permet des concepts qui
s’appliquent à la source de la relation de foi ainsi qu’à son
terme ; au sujet qui croit et à la personne en qui on croit. Dieu est
l’être « fidissime » par excellence, et l’homme qui trahit la
confiance qu’on met en lui est un « per-fide ». Bien qu’employé
aujourd’hui au sens péjoratif de complice fiable, un « af-fidé »
est celui en qui on peut avoir confiance.
Cette racine « fid » traduit aussi une nuance de persévérance
dans la foi. On y est fidèle. La « fidélité » est la qualité, non de
celui qui croit en une parole momentanée, donc en une relation
éphémère par nature, mais de celui qui persiste dans son
adhésion, car pour lui la « révélation » qui lui est faite et son
engagement de foi sont réciproquement permanents. Ainsi en
est-il, quand on parle de « fidélité conjugale » ou de la « fidélité
de Dieu à son peuple dans l’Ancien Testament.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Pourquoi formez-vous un néologisme sur une racine, par
ailleurs, pleine de significations : fiducialité, fiducial. Excusezmoi, mais cela me fait penser au langage des banquiers lorsqu’ils
parlent de l’argent « fiduciaire »… C’est la même racine, j’en
conviens…
L’AUTRE PHILOSOPHE, lui coupant la parole…
– Parce que l’usage de la monnaie est aussi une forme de foi,
de « foi sociale »…
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Je veux bien… Mais les contextes sont très différents : d’un
côté des rapports entre des personnes, de l’autre une référence à
la monnaie et aux billets de banque. Vous ne l’employez pas non
plus par goût de l’hermétisme, puisque vous voulez par ces
termes clarifier une analyse classique que vous estimez
insuffisante…
138
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Comme vous le dites, je n’ai aucun goût pour l’hermétisme.
Je n’aime pas non plus les simplifications, apparemment claires
parce que, hélas, elles ne sont que familières. Elles rendent
confuse et obscure la complexité des choses, au lieu de l’éclairer.
Disons que j’ai l’espoir que l’usage d’un mot nouveau et de ses
dérivés nous permettra de reprendre l’analyse de cette « activité
de foi », constitutive de la nature humaine, sans nous laisser
enfermer dans les limites des problématiques classiques. J’espère
que ces termes, certes nouveaux, nous permettront de développer
certaines implications de notre existence humaine. Celles-ci se
trouvaient malheureusement « bloquées », dans la tradition
classique, pour diverses raisons philosophiques, sociales et
religieuses, psychologiques et affectives.
LE CHANOINE.
– Comme on parle pour le moment de « vocabulaire », je place
ici ma remarque. J’entends les expressions : « pulsion de foi »,
« activité ou exercice de foi constitutif de la nature
humaine… » ! Vous employez souvent cette formule ou d’autres
approchantes. Mais vous n’expliquez guère ce que cette formule
recouvre comme réalité… On reste sur sa faim, voyez-vous…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– S’il ne tenait qu’à moi, je vous aurais déjà donné depuis
longtemps un substantiel « plat de rouge », c’est-à-dire de
« lentilles », comme Jacob à son frère aîné Ésaü, dans la Bible…
LE CHANOINE.
– Oh !
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Par ces néologismes, j’entends signifier la réalité de la
personne humaine en une activité authentique de foi, c’est-à-dire
lorsqu’elle « croit » conformément aux exigences constitutives
de sa nature spirituelle. L’homme « croit » authentiquement à
trois conditions : premièrement, lorsqu’il a une conscience,
réflexive si possible, du « pourquoi et du comment » d’un
engagement de foi ; deuxièmement, lorsqu’il se donne en conséquence une intelligence critique de la révélation qui sollicite son
adhésion de foi, et troisièmement, lorsqu’il s’épanouit en une
dimension spécifique de sa liberté personnelle, suscitée par
l’initiative libre du révélateur envers lui. Je résume tout cela en
disant que l’homme est et doit se réaliser en « être fiducial »
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
139
Et pour aller jusqu’au bout de l’audace, je dirai que cette
dimension fiduciale de l’être de l’homme est une « perfection
simple » et qu’elle a son fondement en Dieu même.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Suggérez-vous que des relations en Dieu seraient aussi de
type fiducial ? C’est pour le moins très… J’en reste interloqué…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Oui…, mais, je n’aurais pas dû m’avancer une nouvelle fois
à ce point pour le moment… Ne mettons pas la charrue avant les
bœufs… et restons pour le moment au stade du « vocabulaire » et
de ses raisons…
Nous parlerons de « fiducialité de la conscience humaine », de
« liberté fiduciale », de « se fiducier à celui qui se révèle à
nous », de « lien fiducial entre le révélateur et le croyant », de
« structure fiduciale de l’existence », etc…
Nous parlerons même de « croyant fiducial » et de « croire
fiducialement » tout en sachant que ces deux expressions ne
seraient que des pléonasmes si les mots « croyant » et « croire »
étaient saisis dans leur pleine intelligibilité réflexive. Mais ils ne
le sont pas… Le terme « croyant fiducial » sera alors synonyme
de « croyant authentique », mais il aura l’avantage de préciser la
nature de cette authenticité.
Si nous parlons ainsi, ce n’est pas pour reprendre les solutions
traditionnelles aux questions que pose le fait humain religieux de
pouvoir croire et de croire effectivement. Et ces questions se
posent d’autant plus que ce pouvoir de croire s’actualise d’une
part avec maladresse en balbutiant, et d’autre part se pervertit —
malheureusement ! — en des doctrines et des conduites indignes.
C’est là une forme du mal et peut-être sommes-nous là à la
racine du mal… Et si la racine du mal se logeait dans le domaine
de la foi !… dans la relation fiduciale !…
LE MODERATEUR, historien de la philosophie.
– Je dois constater que plusieurs d’entre vous ont par leurs
questions fait progresser le débat plus vite que je ne le pensais,...
ou du moins ont lancé notre collègue philosophe dans des raids
en profondeur, loin de nos bases…
Personnellement, je souhaite encore,  mais je ne veux forcer
personne  qu’on fasse le point sur les rapports entre raison et
foi selon la conception classique. Cela afin de mieux nous situer
dans la confrontation entre une philosophie classique, c’est-àdire, de la substance centrée sur elle-même et une philosophie
interpersonnelle, c’est-à-dire, de la relation entre les substances
140
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
spirituelles, si vous permettez à l’historien que je suis de
s’exprimer ainsi… C’est une autre façon, pour moi, de reprendre
l’idée de l’abécédaire de Monsieur le chanoine, compte tenu
cependant de la restriction apportée par notre ami théologien.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je comprends votre demande…Je résume donc l’attitude du
croyant religieux dont nous avons déjà beaucoup parlé. Il place
la foi au-dessus de la raison. Comme elle n’appartient pas à la
nature de l’homme, il doit la recevoir de Dieu en association
avec la révélation. La foi est pour lui une « grâce ». Nous
sommes là en plein brouillard. J’ai promis à Monsieur le
Chanoine de revenir sur cette dernière affirmation : « la foi est
une grâce ».
Il faut aussi considérer l’attitude antagoniste du rationaliste
non religieux qui met, lui, la foi en dessous de la raison, en tant
que croyances irrationnelles. Paradoxalement ce rationaliste-là
s’accorde avec le croyant religieux pour « refuser à la raison le
pouvoir naturel de croire ». Grandit-on la raison en la privant
d’un pouvoir qui lui est aussi naturel que la respiration pour un
organisme vivant ?
Ces deux attitudes sont caractéristiques des philosophies
classiques de la substance, car leur « ontologie » se limite à
l’être individuel considéré seulement dans son individualité. La
relation aux autres substances n’est, pour elles, qu’une qualité
accidentelle, greffée sur les substances et nullement constitutives
de leur essence considérée sous l’angle de leur perfection.
L’AVOCATE.
– Vous parlez là entre philosophes… et, semble-t-il, vous vous
comprenez avec plaisir, mais nous… les gens de la base !… On
se demande comment ces différences d’attitude peuvent nous
être perceptibles dans des questions, des remarques, ou des
conduites ordinaires et quotidiennes ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Par exemple, en pensant qu’on ne peut pas connaître et
croire en même temps ; que connaître et croire ne sont pas
compatibles en un même acte de conscience. Ou encore, qu’il
faut croire pour aller « au-delà » de ce qu’on peut connaître. « Il
faut bien écouter le maître d’école, pour devenir savant… »
disent les mères à leurs enfants. Sage conseil, mais qui, par la
suite, trottine mal dans les cerveaux… Ou encore, que l’on cesse
de croire lorsqu’on arrive à la connaissance, comme le
prétendent certaines sectes, qu’on appelle pour cette raison
« gnostiques », à moins que ce ne soit là un reproche que les
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
141
« orthodoxes » leur font... Ou encore que celui qui a vu, ne croit
plus. Et on transforme un demi-verset de l’évangile de Jean :
« Bienheureux, ceux qui ont cru sans avoir vu », en un adage
contraire à sa signification contextuelle. En effet, juste avant
Jésus dit : « Parce que tu m’as vu, tu as cru. » Comme quoi, voir
et connaître ne supprime pas la foi…
Autre remarque qui trahit une méconnaissance de ce qu’est la
foi : penser que la foi disparaît dans la perfection d’une relation
d’amour. Sur le plan humain la « foi » serait la vertu des
« fiancés », mais elle disparaîtrait dans l’amour conjugal. Envers
Dieu, beaucoup de chrétiens pensent que, pour le moment ils
vivent « dans la foi », mais qu’après la mort ils « verront » ce à
quoi ils auront cru. Après la mort, la « foi » serait dépassée… Et
alors on interprète de travers les louanges de Paul sur la charité
en la Première lettre aux Corinthiens, chapitre 13 . On fait de la
foi une sorte de connaissance limitée et confuse, comme à travers
un miroir… Mais quand viendra la perfection après la mort, ce
qui est limité sera aboli, tandis que l’amour ne disparaît jamais.
L’INFIRMIERE D’UN SERVICE DE SOINS PALLIATIFS.
– Effectivement, vous me permettez maintenant de prendre
conscience de ces types de langage… Je les entends souvent
auprès de nos patients en fin de vie… Je ne me rendais pas
compte de leurs insuffisances… Mais je pense aussi que les
maladresses, ou les erreurs de ces langages troublent moins nos
mourants que les incertitudes et les craintes de l’au-delà… Je
pense pourtant quand même que celles-ci sont liées à une
mauvaise compréhension de la foi en Dieu… Avec une croyance
en un Dieu justicier, il leur est difficile d’être serein, et
l’évocation de sa miséricorde n’est souvent, elle aussi, qu’un
palliatif… Excusez-moi, mais les expériences de vie sont parfois
cruelles…
LE MODERATEUR, après un moment de silence…
– Votre intervention, Madame, bouscule en moi plusieurs
idées. Celle de la distance entre une discussion ici, bien
confortable, et les souffrances de l’existence ; celle de la
stagnation ou de l’absence de maturation de nos relations de foi
au cours de nos vies ; celle finalement de la nécessité de nos
discussions présentes pour faire évoluer les mentalités et enrichir
notre intelligence de la révélation et de la foi. J’espère que nos
discussions vous permettront de mieux aider vos patients…
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
142
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
– Malgré les efforts de l’exégèse pour expliquer correctement
les textes, je dois bien aussi constater que subsistent beaucoup
d’interprétations erronées. Pourquoi ? Certes, les textes ne sont
pas toujours d’une intelligibilité claire et limpide… Et tout ce
qu’on y lit n’est pas vérité éternelle, ni même vérité tout court…
Ils ne sont pas pour autant responsables des déformations
systématiques dont ils sont l’objet. Il doit y avoir dans l’esprit
des lecteurs, peut-être des exégètes aussi, des schémas
d’errements, des processus de falsifications inconscients qui
conduisent à des contresens sur le message, voire à des non-sens
ou à des fantaisies plus ou moins délirantes…
LE MODERATEUR.
– Le dépistage de ces voies d’erreurs, relèvent plus de la
psychanalyse ou de la critique philosophique que de l’étude des
textes eux-mêmes.
FORMES DE CONNAISSANCE
TRADITIONNELLEMENT RECONNUES
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je souscris à votre diagnostic d’exégète. Il faut même
considérer que ces « schémas d’errements » peuvent aussi se
rencontrer dans les textes mêmes que vous étudiez. Leurs auteurs
étaient, en effet, de simples humains et ils n’étaient pas protégés
automatiquement contre les faiblesses de l’intelligence humaine.
Pour les dépister et s’en protéger, il faut d’abord avoir quelques
notions claires sur la connaissance humaine en général et sur les
règles du « bien connaître ».
Lorsque l’on parle de « connaissance », les hommes entendent
spontanément et en premier lieu la connaissance du monde des
choses et des corps : la connaissance empirique d’abord, qui
s’efforce de décrire le plus précisément possible nos perceptions
de ce monde extérieur et la connaissance scientifique ensuite,
méthodologiquement élaborée, qui s’actualise dans toutes les
sciences modernes de la matière inanimée, de la matière vivante,
et dans les sciences de l’homme en ses conduites observables.
Après cette forme de connaissance objective et expérimentale,
dont les applications techniques s’affirment massivement et
merveilleusement devant nos yeux, les hommes retiennent en
second lieu la « connaissance formelle », la logique et la
mathématique, et en troisième lieu la « connaissance philosophique ». Cette dernière est d’essence réflexive. Nous y
cherchons obstinément à nous connaître nous-mêmes comme
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
143
« sujets de nos actes », sujets donc aussi et auteurs de nos savoirs
objectifs et formels. Mais n’y a-t-il que ces …
LE PREMIER PHILOSOPHE, intervenant...
– Les trois formes de connaissance que vous énumérez sont
très classiques.
Platon les expose dans l’étude des trois sections « réalistes »
de la ligne divisée : la doxa (l’opinion), la dianoia (la pensée
raisonnante) et la noèsis (l’intelligence), à la fin du livre VI de la
République et dans l’allégorie de la caverne.
Aristote les distingue d’après les niveaux de « généralité
discursive » de leurs discours, selon trois degrés d’abstraction :
1) l’abstraction empirique de la forme sensible des choses,
2) l’abstraction mathématique et enfin,
3) l’abstraction du troisième degré, l’abstraction philosophique, métaphysique dans l’étude de l’être en tant que tel.
Pendant près de 20 siècles ensuite, et aujourd’hui encore,
platoniciens et aristotéliciens s’y référeront et discuteront des
propriétés de ces trois formes de connaissances. Descartes les
passera en revue, les soumettant à l’épreuve de son doute, afin de
parvenir à une vérité première, « ferme et assurée » en l’intuition
que nous avons de notre être personnel conscient. « Je pense, je
suis »
Kant reprendra aussi cette division tripartite à son compte. Il a
eu, en plus, le souci de montrer la différence de nature entre les
sciences, qui étudient les phénomènes qui nous connaissons par
notre sensibilité, d’une part, et la philosophie, d’autre part,
préoccupée de l’être de l’homme et de ses implications. Il réservera, avec insistance, le terme de « connaissance » pour les
sciences expérimentales et les sciences formelles. Afin que les
vérités philosophiques ne soient pas calquées sur le type des
affirmations scientifiques et que la méthode philosophique ne
soit pas placée dans le « prolongement » et en un « au-delà
extrapolé » de la connaissance expérimentale, il refusa de parler
de « connaissance philosophique ».
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Excellente remarque ! Comme dans les interprétations
erronées des textes, il y avait dans cette sorte d’« assimilation »
un processus d’errement ! Kant craignait, je pense, à juste titre
que les caractères de la connaissance expérimentale ne soient
simplement projetés jusque sur le plan transcendantal de l’être
en tant qu’être, c’est-à-dire sur le plan de l’universalité de pensée
la plus générale qui soit. Cette funeste « projection » pouvait se
faire de deux façons : ou par généralisation conceptuelle selon
144
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
une vue aristotélicienne, ou par assimilation réductrice du mode
d’affirmation philosophique au mode d’affirmation expérimental, en raison de l’usage forcé d’un même langage.
Quand nous parlons de science ou de philosophie, nous
conversons en utilisant une même langue et une même
grammaire… Or comme le remarquait aussi Bergson, le langage
est essentiellement adapté à la connaissance et à la manipulation
des objets matériels et aux sentiments que nous éprouvons. Nos
langues humaines décrivent avec aisance trois domaines de
relations : celui des relations des objets entre eux, celui des
relations observables des hommes avec les objets et enfin celui
des relations des hommes entre eux, lorsqu’ils sont objectivement considérés. Le langage exprime moins bien les relations
du sujet humain, en tant que sujet, aux objets et des sujets
humains en tant que sujets entre eux. Il ne dispose pas de
conjugaisons ou de formes verbales appropriées à la structure
ontologique permanente de l’activité consciente.
Et cela se comprend ! Comme cette structure est la même pour
chaque être humain, elle reste toujours implicite. Et pour cause !
Comme elle n’introduit pas de différences entre nous pour nous
entretenir de ce qui nous préoccupe, le langage ne l’exprime pas.
Le langage, en effet, n’exprime pas tout ce dont nous sommes
conscients. Petit exemple très maladroit : Un homme ment. Ce
qu’il dit n’exprime pas la conscience qu’il a de mentir… Autre
exemple : je vous parle. Ce que je dis n’exprime pas la
conscience que j’ai de vous parler, ni la conscience que j’ai que
vous n’êtes pas moi. Le langage que je vous tiens, en ces
minutes, exprime seulement mes « opinions » sur les analyses
philosophiques de Kant.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– On comprend donc pourquoi, selon Kant, la philosophie
n’est pas « un savoir », si par « savoir » nous comprenons une
connaissance a posteriori du même type que celle que nous
avons des choses qui nous « apparaissent », mais qui serait
supposée aller prétendument au-delà de ces apparences. Cette
manière de connaître propre à notre « connaissance des phénomènes » du monde ne peut en aucune façon nous conduire
jusqu’à la connaissance de leur « être » et donc de l’être en tant
que tel. La vérité philosophique n’est pas une vérité cachée
derrière des apparences…
Pour la « pensée philosophique » qui ne peut en aucun cas
fonctionner selon le modèle de la connaissance des phénomènes,
Kant parlera de « foi rationnelle ». Foi, parce que la pensée
philosophique ne se fonde pas sur une expérience des sens ;
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
145
rationnelle, parce qu’elle ne dépend pas d’une adhésion à une
révélation, et donc foi rationnelle au sens d’une « certitude de
pensée et de conscience » envers les « conditions a priori » de
notre existence et de notre activité.
On comprend fort bien cette précaution de vocabulaire sous la
plume de Kant, dans son effort pour orienter définitivement la
philosophie vers son objet propre. Celui-ci n’est pas l’ensemble
des choses « objectivement » extérieures, car au-delà d’elles
mais dans leur prolongement, il n’y a pas d’accès à l’être. L’objet
d’étude de la philosophie, c’est le « sujet conscient » lui-même
en sa réalité intérieure en laquelle les propriétés de l’être se
dévoilent sous la forme de « conditions a priori de ses actions ».
En termes techniques, on dira que ces conditions a priori sont
formulées en des jugements « synthétiques a priori », c’est-à-dire
des jugements ou des « propositions », dont le sujet grammatical
n’est pas seulement explicité par une « analyse » de sa
signification, comme dans le cas d’une définition, mais qui est
véritablement « enrichi » par des qualificatifs qui ne proviennent
pas d’une expérience particulière en un lieu et un temps donnés.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Voilà donc un autre sens du mot « foi » ! Il ne faudrait pas
qu’il nous fasse oublier la réalité de la conscience fiduciale, ou la
confondre avec la conscience réflexive. Cette assimilation en
effet est souvent la première réaction de mes collègues dans
l’enseignement… Personnellement, nous garderons le terme de
« connaissance » pour parler du « savoir philosophique ». Kant
était soucieux, dites-vous, de montrer la différence radicale entre
la connaissance expérimentale et la connaissance philosophique.
Je suis entièrement d’accord avec vous sur ce point.
Mais en plus de ce que Kant a dit, et à l’exemple de sa
démarche précédente, nous sommes soucieux personnellement
d’établir la réalité de la « connaissance fiduciale », et de garantir
son caractère rationnel. Ce faisant, nous montrons aussi la différence radicale et la complémentarité tout aussi radicale entre la
« connaissance philosophique » et cette « connaissance fiduciale ».
Mon vocabulaire est donc nécessairement différent de celui de
Kant, puisque je m’avance sur un terrain qu’il n’a pas prospecté.
Toutefois sa méthode de réflexion est totalement la mienne. Et
lorsque Kant dit que l’homme ne peut « connaître » la réalité
nouménale des choses, les vérités métaphysiques, il entend parler
de la connaissance expérimentale et scientifique des choses. Il
rejette donc par avance la prétention de certains « scientifiques »
à se prononcer sur Dieu et sur la structure de la conscience
humaine.
146
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
La « foi » en des vérités révélées échappe donc à la
connaissance « expérimentale », mais pas à la « connaissance »
philosophique. Une philosophie intégrale  qui ne se limite pas
aux ouvrages de Kant  établit la rationalité de la conduite
fiduciale, mais elle ne produit aucune vérité de révélation
s’adressant à ma « foi ». Elle établit seulement les critères de leur
discernement.
Dans l’unité infrangible de la conscience humaine, il revient à
l’initiative fiduciale, guidée par la réflexion philosophique, de
s’engager elle-même jusqu’en son être le plus profond. On ne
peut invoquer Kant et sa « Critique de la Raison pure spéculative », fixant les limites de la « connaissance » aux phénomènes, pour interdire une « critique de la raison pure croyante ».
Celle-ci se situerait d’ailleurs dans la ligne de la « Critique de la
Raison pure pratique ». Dans cette deuxième Critique, Kant
rejoint le plan de l’être d’Aristote et de Thomas d’Aquin.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Nous nous rejoignons entièrement dans notre appréciation
de la méthode philosophique, particulièrement selon sa présentation kantienne. Il ne faut pas dépouiller la philosophie
transcendantale de ses visées ontologiques, du fait qu’elle nous
ait avec pertinence mis en garde de ne pas « ontologiser » ce qui
relève de notre perception des phénomènes ! Comme le fait de
penser, par exemple, que tout ce qui existe, existe dans l’espace
et le temps. Elle récuse, non une connaissance réflexive de l’être
en ses propriétés ultimes, mais l’illusion d’une visée prétendument ontologique du réel, par projection, au-delà des phénomènes du monde, de notre façon de connaître ces phénomènes.
Aujourd’hui, le passage d’une philosophie de « l’Objet » à une
philosophie du « Sujet », commencé avec Descartes et affermi
par Kant, est un acquis définitif de la réflexion philosophique. Il
est donc permis, comme vous le faites, de reprendre le terme
« connaissance » en tant que terme générique pour signifier toute
forme de conscience de la réalité, sans que les spécificités de
notre conscience risquent de se voir homogénéisées au profit du
seul mode expérimental du « connaître ». La pensée réflexive,
philosophique, est bien une méthode propre de connaissance, tout
autant que la connaissance formelle ou la connaissance
expérimentale, mais d’une nature différente. Quand on parle des
relations entre la foi et la raison, c’est par rapport à ces trois
modes de connaissance qu’il faut raisonner…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Il est en effet traditionnellement « classique » de reconnaître
ces trois formes de connaissance comme rationnelles :
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
147
connaissance philosophique, logico-mathématique et scientifique. La « raison humaine » y est à l’œuvre. C’est une évidence
au-delà de tout doute. N’est-elle à l’œuvre qu’en ces trois formes
? Pourquoi ne pas poser la question ? Ne serait-elle pas aussi à
l’œuvre en une quatrième forme de connaissance ? Dans la
« connaissance de foi » ? Pourquoi pas ?
Entendons-nous bien ! Il ne s’agit pas d’une connaissance des
croyances auxquelles des hommes croient — ce qui relèverait
d’une connaissance objective, de nature scientifique, comme
dans la sociologie ou l’histoire des religions — mais d’une
connaissance dans « l’activité de foi elle-même ». La conscience
authentiquement croyante n’est-elle pas aussi assurée de
connaître, selon un mode propre, en un mot « de connaître
fiducialement » ? Et cette forme de connaissance, qui a donc son
objet propre, ne serait-elle pas aussi « rationnelle » ?
Il faut ici s’entendre sur l’usage du mot « raison ». Pour
certains, l’activité de la raison connaissante se limiterait aux
connaissances expérimentale et formelle ; autrement dit, à la
logico-mathématique et aux sciences objectives. Ils reprennent le
sens kantien en en faisant un absolu, exclusif de toute autre
forme de connaissance. Ils se mettent en opposition totale avec
l’intention de Kant. Et là est l’erreur. C’est une tendance
« réductionniste ». Réductionnisme spéculatif et explicite chez
plusieurs, réductionnisme pratique et implicite chez un grand
nombre : empirisme, positivisme, néopositivisme, relativisme
psychologique.
Beaucoup d’autres estiment que la raison s’épanouit tout
entière, et donc seulement, dans les trois branches du connaître
explorées par la pensée grecque, et dont la pensée moderne a
développé les multiples ramifications : les sciences, la logique et
la mathématique, mais aussi la « philosophie ». Mon collègue
vient de les rappeler. C’est ce que nous considérons précisément
comme la « conception classique » de la connaissance. Nous
l’avons aussi déjà appelée : conception « grecque » en fonction
de son origine.
À cette conception classique de la connaissance correspond
une conception de la réalité, une compréhension de l’être qui
lui est proportionnée, c’est-à-dire une ontologie. Cette ontologie
nous la considérons aussi comme « classique ». Dans cette
ontologie, l’idée de l’unité, comprise comme une « indivision en
soi », exerce un primat conceptuel absolu.
Ainsi définie, cette l’idée exerce une fonction régulatrice
exclusive sur tous les autres concepts. Elle est dite, une
« propriété transcendantale de l’être ». Et elle l’est assurément.
Mais elle est conçue traditionnellement comme la forme
148
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
rationnelle unique de l’unité de l’être. En raison de cette
définition de l’unité, nous appellerons cette ontologie et cette
philosophie traditionnelles : « unitaires », philosophie de l’unité
indivise, de « l’un indivis ».
Pensez-vous que ces précisions de vocabulaire et ces
appellations sont ou ne sont pas appropriées ?
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Je pense qu’elles peuvent convenir. Elles sont neutres et ne
sont pas choquantes.
LE CHANOINE.
– Tout dépendra de la valeur qu’on attachera à ces termes.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Ils me semblent correspondre à la réalité de ce qu’on nomme
aussi la philosophia perennis. Sauf que, pour Monsieur
Debruquel, elle n’est pas la seule forme d’unité de l’être en sa
perfection…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Assurément ! Mais ces termes n’entendent pas à mes yeux
dévaloriser la philosophie classique. Ce qu’elle dit est un
prodigieux acquis de notre culture. Mais elle ne dit pas tout. Ses
analyses de la réalité humaine laisse voir de graves lacunes. Il
faudra les combler. Quelle place fait-elle, en effet à la « foi » ?
En rigueur de termes : aucune. C’est clair, pour les croyants
autant que pour les incroyants. Voilà une première lacune.
Et pourtant le fait qu’il y ait de la « foi », dans l’existence
humaine est évident aussi. Alors la foi se situera donc « en
dehors » de la raison et de sa structure tripartite. Elle est qualifiée
d’irrationnelle ; d’infra-rationnelle par ceux qui ne croient
pas ou veulent y voir seulement une attitude sentimentale
existentielle, et de supra-rationnelle par ceux qui adhèrent à une
révélation d’origine divine qu’ils estiment leur avoir été faite.
Sur la base de ces présupposés (disons : classiques, grecs et/ou
unitaires) surgissent les problèmes traditionnels bien connus des
rapports entre la « foi » et la « raison », problèmes modulés, bien
entendu, selon chaque foyer culturel de croyances, comme nos
rencontres précédentes l’ont montré.
Il est, en effet, impossible que ces problèmes ne se posent pas,
parce que d’une part, « rationalistes » et « croyants » se
rencontrent forcément dans la vie sociale et ne peuvent s’ignorer
totalement et parce que, d’autre part, au fond de chacun,
réfléchir, déduire et calculer, expérimenter et aussi croire sont
des pouvoirs et des activités de conscience que nous mettons en
œuvre avec plus ou moins de succès, mais nécessairement.
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
149
Il est impossible aussi de ne pas leur chercher une solution. Le
fait de l’unité de la personne avec elle-même et le fait d’une
certaine unité de la société imposent aux hommes de trouver un
accord entre la « raison », différenciée en « raison scientifique »
et « raison philosophique », d’une part, et d’autre part, la « foi »
comme mon collègue vient de le rappeler. Ce n’est pas une
raison unidimensionnelle qui chemine avec.., qui se confronte
à… et qui peut collaborer avec la foi.
LE MODERATEUR.
– Je pense que vous avez bien dessiné devant nos participants
les grandes lignes de la philosophie classique, au sens très large
du terme. Il serait bon maintenant de camper également la
situation de la foi par rapport à cette philosophie, qui
spéculativement ne fait pas de place à la connaissance de foi,
laquelle est pourtant une réalité. Vous venez de le soulignez.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– La situation est paradoxale. L’homme croyant se meut dans
un univers extérieur, conceptuel et mental, qui lui impose des
exigences rationnelles, mais qui en même temps veut ignorer
qu’il existe comme croyant et ce qu’il est en tant que croyant. Il
est comme un agriculteur qui vivrait dans un contexte industriel
qui ignore totalement que l’agriculture existe et ce qu’elle
est. Comment voulez-vous que cet agriculteur soit un bon
agriculteur, s’il n’a pas la possibilité d’avoir d’autres normes que
des normes industrielles auxquelles il est contraint de se plier.
Qu’adviendra-t-il de cet agriculteur ? Ou bien, sous peine de
devenir fou, il enverra promener les contrôleurs industriels (tous
les préjugés classiques) pour rester agriculteur et vivre en
relation directe à sa terre. Mais il sera alors privé des moyens
d’action industriels qui pourraient lui être adéquats (certaines
méthodes, techniques et vérités de la philosophie classique et des
sciences).
Ou bien, sous la pression industrielle globale, il fera de la
mauvaise agriculture, voire ne produira plus que des produits
frelatés et finalement il mourra. Situation peu enviable et qui ne
peut qu’éveiller la pitié.
Il en est de même du croyant religieux standard.
Comment, en une semblable situation, dis-je, ces croyants
pourraient-ils alors apprécier la vérité de leurs croyances ? Ils les
estiment vraies et les mettent en pratique avec conviction ; mais
ils ne peuvent, au double sens du mot, en donner aucune
justification, à la manière dont la raison in-croyante ou nonfiduciale le réclame.
150
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
En effet, ils en sont incapables, car ils n’ont pas d’arguments
entrant dans les catégories restrictives préalablement définies par
cette raison qui ignore leur « foi », qui méconnaît leur « pulsion
de foi », bref, qui rejette l’épanouissement de leur conscience
fiduciale spontanée. Et même s’ils avaient des arguments, ils ne
se sentiraient pas autorisés à les utiliser, sous peine d’être
illogiques avec eux-mêmes. En effet, pourquoi recourir à cette
raison incroyante, à laquelle ils refusent tout crédit du fait qu’elle
les ignore comme croyants ? J’ai déjà cité le mot de Luther : « la
raison, cette putain du diable ! »
Mais en rejetant la raison in-croyante, qui est en fait une raison
mutilée, comme l’est la raison « classique » limitée à deux ou à
trois méthodes de connaissance : math., sciences, philo., ces
croyants confirment la raison in-croyante dans sa « suffisance ».
Ils la confirment encore plus en s’accommodant avec elle, en
subissant sa prétention à exprimer seule la totalité de la
rationalité humaine. C’est la position de ceux qui veulent se
servir de la rationalité classique et grecque comme « ancilla
theologiae », servante de la théologie.
Ici se passe un phénomène étrange… Le croyant religieux, au
lieu de rester alors à l’intérieur de sa foi, et de laisser la science
et la philosophie en dehors de son discours, se met, comme pour
compenser une sorte de frustration des autres modes de
connaissance qu’il ne maîtrise pas, à s’aventurer sur leur terrain.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Il y a donc deux terrains sur lesquels le croyant ne devrait
pas s’aventurer, celui de la science et celui de la philosophie.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Exactement..
LES AFFIRMATIONS RELIGIEUSES DANS LEURS
CONFRONTATIONS AVEC LES AFFIRMATIONS SCIENTIFIQUES
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Pourtant, vous qui êtes croyant, vous vous êtes considérablement aventuré sur le terrain de la philosophie, puisque vous
contestez le fondement de l’ontologie classique de l’unité et la
conception grecque du savoir. N’y a-t-il pas là une apparence de
contradiction ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Ce n’est qu’une « apparence » de contradiction, car ce n’est
pas en tant que croyant, mais en tant que philosophe que je
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
151
débats avec la philosophie classique. Je ne confonds nullement
les méthodes de connaissance. C’est aussi en tant que philosophe
que je reconnais l’existence et la nature de la conscience
fiduciale.
En revanche, c’est bien parce qu’il ne respecte pas cette
distinction, du fait de son ignorance, que le croyant religieux
s’aventure à ses frais dans le domaine des sciences. Par
ignorance de la distinction des méthodes de connaissance, il
pense que la révélation divine peut lui apporter des
connaissances scientifiques. Ce qui est une grave erreur. Vous le
reconnaissez bien…
Étant donné que la distinction des méthodes de connaissance
est la première évidence de la méthodologie du connaître, une
révélation qui ne la respecterait pas, ne saurait être sur ce point
de nature divine. À moins de prétendre encore une fois que Dieu
comme Révélateur se moque de la manière dont, en tant que
Créateur, il structure l’intelligence humaine.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– La théologie catholique sait aujourd’hui se garder de cette
erreur. Si dans les écrits de révélation, comme la Bible et le
Nouveau Testament, il y a des références à la science de
l’époque, cela ne signifie pas que ces références sont révélées.
Elles ne sont que le cadre ou le contexte qui habille une
signification révélée. Ainsi l’idée de la création du monde est
habillée selon une chronologie de 7 jours dans le premier
chapitre de la Genèse.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Heureusement pour la théologie catholique ! Car dans les
situations de conflits entre doctrines religieuses et sciences —
que chacun appréciera en fonction de ses connaissances
historiques —, les croyances religieuses sur la nature physique
du monde matériel sont condamnées à la défaite intellectuelle.
Cette situation engendre alors deux types de comportement.
Ou bien le croyant, constatant sa défaite, accepte de se réformer,
ou bien refusant l’évidence, il s’enferme dans son texte ou sa
tradition. On dit aujourd’hui que c’est du fondamentalisme.
Si les croyants veulent se réformer, le font-ils en restant
croyants, ou au contraire rejettent-ils leur « foi » en bloc avec
leurs croyances erronées ?
Rejeter sa foi en bloc  fût-elle entachée de nombreuses
erreurs  serait une conduite insensée. Parce que l’on s’est un
jour fourvoyé, faut-il renoncer à marcher ? Parce que l’on s’est
trompé et que nous avons pris l’erreur pour vérité, faut-il ne plus
se servir de notre intelligence ? Parce que nous avons mal
152
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
« cru », parce que notre conscience croyante, c’est-à-dire notre
« raison fiduciale », s’est mal développée ou a été mal éduquée,
faut-il y renoncer ?
Sans doute, il faut reconnaître qu’entre la « raison
scientifique » et la « foi » — nous préférerions dire ici « entre la
raison scientifique et la raison fiduciale » —, il y a une différence
spécifique, mais cette différence spécifique n’a de consistance
qu’en l’unité de la conscience, en la réalité « une », « organisée »
mais non pas « uniforme et homogène », de la raison humaine
personnelle.
En l’unité de sa réalité personnelle, les diverses aptitudes de la
raison humaine sont complémentaires et ne peuvent pas se
rejeter l’une l’autre. Ne pas comprendre leur accord, constitutif
aussi de ce qu’elles sont chacune, nuit à une construction
harmonieuse de soi-même. Cela peut même nous faire courir le
risque de nous « mutiler » nous-mêmes intellectuellement et
affectivement, en une sorte de schizophrénie intellectuelle.
Les croyants qui veulent se réformer, tout en restant croyants,
ont aujourd’hui, en général, la sagesse de n’accepter en principe
comme objet de leur foi aucune croyance qui impliquerait des
prises de positions proprement scientifiques.
Mais comme cela leur est cependant arrivé et que la science a
manifesté la fausseté d’une ou plusieurs de leurs « croyances »,
ils se sont résignés à les « éliminer » progressivement du champ
de leur foi.
C’est parfois dramatique, mais l’habitude se prend au fur et à
mesure des progrès de la science expérimentale... L’abandon de
la doctrine du « péché originel qui doit être réparé par la mort en
croix du fils de Dieu » illustre cette évolution.
De plus ces croyants admettent en général que, lorsqu’il y a
accord entre leur foi et la science, les vérités, que la science
expérimentale établit, ne peuvent être revendiquées — en dehors
de situations polémiques ou apologétiques et comme arguments
ad hominem — comme une « justification » de telle ou telle de
leurs croyances en tant que croyances.
Bien plus, ce qui était l’objet d’une telle « croyance » cesse au
contraire immédiatement de relever du corps des vérités
auxquelles ils croient, précisément parce que ce qu’elle affir-mait
est devenu une vérité scientifique. Ils évitent tout « concordisme », simpliste ou subtil, entre le texte sacré et les
conclusions scientifiques.
Non que ce qui était d’abord leur « croyance » soit réputé
désormais faux, parce que c’est maintenant une vérité
expérimentale — ce qui serait absurde, car la vérité n’est pas
d’un côté et l’erreur nécessairement dans l’autre camp —mais
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
153
parce que le domaine des vérités de foi est a priori distinct et
différent des vérités scientifiques. L’accord entre la foi et la
science ne se fait pas par « superposition adéquate » de leurs
affirmations respectives, mais par complémentarité de leurs
autonomies méthodologiques propres et de leurs vérités
différentes.
Ces croyants peuvent même reconnaître leur dette envers les
scientifiques, non seulement lorsque apparaît une incompatibilité
entre telle conclusion scientifique définitive et telle croyance
désormais irrecevable, parce qu’elle énonce une « fausseté
scientifique », mais surtout lorsqu’au contraire il y a une adéquation entre l’une et l’autre, enlevant par là le label « révélation » à
la croyance devenue « scientifiquement vraie ». Ainsi les
scientifiques conduisent alors indirectement les croyants à une
foi déjà plus authentique, parce que plus « dépouillée » de vérités
étrangères qui la parasitent.
Un tel service indirect de la science envers la foi n’est possible
que parce que le même homme qui est croyant peut aussi être un
scientifique et que le scientifique est capable aussi de croire, non
en tant que scientifique, mais en tant qu’homme. L’homme, qui
est doué de vision grâce à ses yeux, est aussi capable d’entendre,
sans pour cela que l’œil soit jamais l’oreille. Le savant peut être
croyant sans pour cela que jamais la science ne soit la foi, ni
réciproquement. Qui pour mieux entendre se crèverait les yeux,
ou pour mieux voir se rendrait sourd ?
LE MODERATEUR.
– Vous venez de rassembler les principales idées que nous
avions déjà échangées entre nous sur les rapports de la foi avec
la science. Pourriez-vous faire de même pour les rapports entre la
foi et la philosophie ? Ce sera une façon de synthétiser nos
discussions antérieures.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Ces rapports sont autrement plus complexes et plus lourds
de conflits. Travailler à leurs solutions est aussi plus exaltant.
Si en face des sciences le croyant religieux peut affirmer avec
quelque vraisemblance que la foi est « supérieure » à la raison
scientifique — sur le domaine de laquelle elle se gardera
toutefois d’empiéter — c’est parce que la foi répond à des
questions que l’homme se pose sur sa propre existence,
questions plus intimes et plus profondes que celles sur
l’organisation de la matière.
En revanche, la pratique de la connaissance scientifique
s’inscrit dans une conception de l’existence. Le scientifique peut
154
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
donc s’accommoder de cette « prétention » du croyant religieux,
d’autant plus facilement que les champs du réel sur lesquels
chacun se prononce sont reconnus comme distincts et différents.
Il n’en va plus de même face à la philosophie ! Pourquoi ?
Parce que le philosophe s’interroge aussi sur son existence et, à
travers elle, sur la totalité du réel et qu’il se donne aussi des
réponses à ces questions. Philosophie et croyances semblent
donc vouloir occuper, au moins partiellement, un même domaine
et répondre à des questions semblables, par exemple sur l’existence du monde et de l’homme, sur le bien et le mal, sur la vie et
la mort... De là les tensions et la contestation par la raison de la
prétention des croyances religieuses à lui être supérieures, et à se
situer au-delà de ses pouvoirs.
Les réponses apportées par les philosophes au cours de
l’histoire sont certes très variées, parfois incompatibles entre
elles, — ce qui implique l’erreur de certaines — mais elles sont
toutes considérées comme fruit d’un effort de la raison humaine.
Les hommes peuvent débattre entre eux de leur valeur et ainsi
progresser vers plus de vérité.
Lorsque le croyant — il s’agit ici, rappelons-le, du type de
croyant qui se place, non contre la raison philosophique, mais
au-dessus d’elle — présente ses réponses aux questions qu’il
pose en commun avec le philosophe, il prétend qu’elles viennent
de Dieu. Selon lui, ces réponses l’emportent donc en vérité sur
les réponses simplement humaines. Sa réponse de croyant se
soustrait par là même à tout débat critique. C’est à prendre ou à
laisser : à croire ou à refuser de croire. La valeur de vérité de ses
affirmations de foi n’est pas discutable.
Le seul effort intellectuel que pense devoir faire ce « type » de
croyant, c’est de s’efforcer de bien comprendre la « révélation »
d’origine divine, pour autant que sa raison le peut avec l’aide
d’une « lumière surnaturelle ». Sinon, si sa raison est incapable
de comprendre cette « révélation », soit par déficience personnelle, soit par insuffisance de nature, son devoir de croyant est de
l’accepter comme telle.
Dans le cas d’une insuffisance de nature, constitutive de
l’intelligence humaine comme telle, cela implique que ce qui est
« révélé » au croyant est incompréhensible en soi pour tout
homme. Quel intérêt une telle révélation présente-t-elle alors
pour lui ? Et quelle idée faut-il avoir de Dieu, pour penser que
Dieu se livre à de telles révélations ?
Et parce que cette soi-disant vérité de foi est déclarée
incompréhensible comme telle, cette incompréhensibilité de la
croyance devient elle-même un objet de foi et une croyance
supplémentaire, surajoutée. Croyance nouvelle, incompréhen-
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
155
sible à son tour, qu’il faut croire aussi sans comprendre. On voit
poindre ici le spectre d’un processus indéfini, signe d’une
absurdité... C’est là un comble pour une vérité qui nous viendrait
de Dieu !
Comme pour le moment nous relevons les problèmes, voire
les incohérences qui naissent d’une rencontre entre la foi et la
raison, comprises toutes deux selon leur conception grecque, il
nous faut aller jusqu’au bout de notre petite analyse.
Si donc la foi, comme ensemble de croyances révélées, est
« extérieure et supérieure » à la raison humaine, non seulement
scientifique, mais philosophique aussi, comment pourrait-elle
être, même partiellement, reconnue comme « révélation » et
comme prenant sa source dans une « révélation » reconnue
comme véritable révélation ? Impossibilité totale ! Si, en
revanche, la révélation est jugée vraie par une telle raison, elle
n’est plus supérieure à la raison. Il n’y a même plus de foi. Si on
la maintient comme foi, elle ne peut être reconnue comme vraie.
L’impasse est sans issue ! Que faire ?
Il faudra faire marche arrière. Ce qui veut dire qu’il faudra
remonter jusqu’en amont des axiomes premiers de la philosophie
occidentale : ceux formulés par les premiers penseurs grecs. Ces
« axiomes » sont, en effet, ceux de la conscience psychologique
spontanée de l’homme et non, malheureusement, de sa conscience réflexive. Ils concernent l’appréciation ontologique que
nous établissons entre l’unité et la multiplicité des choses, ainsi
que les différentes formes de connaissance, comme nous l’avons
déjà dit.
Ces axiomes représentent le premier niveau de compréhension
que l’homme se donne de ses propres activités. Et cette
compréhension de lui-même se fait par analogie avec sa
compréhension des choses et en utilisant un langage approprié en
première instance à l’usage des choses et aux rapports
interhumains touchant ces choses.
Pour croire de façon dignement humaine, c’est-à-dire en
faisant pleinement droit aux requêtes de la conscience réflexive,
il est donc indispensable de s’interroger adéquatement sur les
conditions a priori d’une révélation possible et ses critères de
vérité. La foi n’est dignement humaine que si elle peut être
« réfléchie » philosophiquement. Mais une conception de la
raison qui ne fait pas de place à la « foi » comme activité
rationnelle, c’est-à-dire comme composante « fiduciale » de cette
raison, est-elle en mesure d’assumer cette fonction de réflexion
et d’intelligence du « croire » humain ?
Alors que la philosophie traditionnelle a « réfléchi » sur
la connaissance expérimentale, sur la connaissance formelle,
156
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
logico-mathématique, et sur elle-même bien entendu, elle n’a
pas, que je sache, « réfléchi » sur la connaissance fiduciale.
Les philosophes grecs ont combattu et rejeté le caractère
révélé de la foi juive et de la foi chrétienne. Descartes met le
problème sur le côté. Dans la première partie du Discours, il
nous confie : « Je révérais notre théologie, et prétendais, autant
qu’aucun autre, à gagner le ciel ; mais ayant appris, comme
chose très assurée, que le chemin n’en est pas moins ouvert aux
plus ignorants qu’aux doctes, et que les vérités révélées, qui y
conduisent, sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé
les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais
que, pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était
besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et
d’être plus qu’homme. »
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Ce texte d’un grand homme est bien révélateur des
« préjugés » dont nous débattons. Pourriez-vous après cette
séance nous le communiquer ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je vous en ferai pour chacun une photocopie que je vous
remettrai lors de notre prochaine rencontre…
Kant ose aborder le contenu doctrinal enseigné par les théologiens, mais bien que croyant, il dégage, comme philosophe, le
sens des affirmations religieuses « dans les limites de la simple
raison ».
Par là il ne retient de la révélation chrétienne que les
affirmations éthiques qu’elle entraîne avec elle. Certes, si de
cette analyse on peut conclure que ces affirmations éthiques ne
sont pas en leur essence de l’ordre de la foi, mais sont
impératives en raison, plus précisément, en raison réflexive — ce
qui n’est pas sans intérêt, même pour le croyant, nous l’avons
vu —, on ne peut pas dire que Kant aborde la question de la
nature de la foi et de ses exigences éthiques propres, en tant que
conduite fiduciale.
Beaucoup d’autres philosophes ont parlé de la révélation juive
ou chrétienne et ont inséré, de façon instructive, dans leurs
analyses philosophiques des idées de traditions religieuses, tels
Hegel, Bergson, Blondel, Lavelle, Marcel, Jaspers, Buber,
Lévinas, etc. Ils ont certes créé ainsi un contexte de pensée et de
culture philosophiques en lequel la question des fondements
ontologiques de la foi et celle des conditions de possibilité et
d’intelligibilité d’une révélation divine peuvent enfin être posées.
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
157
Mais, est-ce parce que notre connaissance n’est pas
exhaustive, elle est même très limitée, que nous ne connaissons
pas d’exposés systématiques sur la rationalité de la foi en tant
que foi.
Par de telles analyses, les philosophes classiques ne reconnaissent pas le caractère naturel spécifique de l’acte de foi, de
« l’acte fiducial ». Le peuvent-ils ? Étant donné la manière
« limitée » dont ils conçoivent la « raison », cela leur est
impossible.
Mais cette manière grecque de concevoir la raison est-elle
pleinement « rationnelle » ? La question est très grave. C’est
dans la manière de concevoir la structure de la « raison » qu’il
faut chercher l’explication des diverses convictions incohérentes
de l’irrationalité de la foi, tant chez les croyants que chez les
philosophes classiques.
LE MODERATEUR, historien de la philosophie.
– Comme historien, j’ai été quelque peu surpris lorsque vous
disiez que les croyants qui estiment leur foi supérieure à la raison
n’étaient plus méthodologiquement autorisés à y recourir pour
justifier la révélation qui leur était faite. Or paradoxalement, ce
sont, dans l’histoire, les croyants,  lesquels sont toujours les
fidèles d’une foi déterminée (de forme juive, chrétienne ou
islamique) , qui ont eu recours à des argumentations
rationnelles, pour faire accepter leur foi et/ou pour la défendre
contre d’autres formes de foi, ou contre des philosophes qui
récusaient la valeur de la révélation à laquelle ils croyaient.
De là sont nées les « théologies », apologétiques d’abord et
ensuite spéculatives et plus systématisées, qui se développèrent
dans le contexte des grands courants philosophiques de
l’Antiquité : stoïcisme, platonisme, aristotélisme et de leurs
traditions toujours actuelles.
Certes, ils ne pouvaient pas en appeler à la raison pour justifier
méthodologiquement leur foi, comme, vous, vous en voyez la
nécessité.
Pour l’historien, cette situation paradoxale de croyants qui
recourent à une philosophie historiquement déterminée pour leur
apologétique, alors qu’ils récusent la raison philosophique dans
leur foi pour en apprécier la valeur de vérité, doit avoir une
explication historique aussi.
De votre point de vue de philosophe méthodologique, vous
parlez de « confusion des méthodes » et vous la condamnez.
Vous montrez aussi que ceux qui la pratiquent se mettent en
contradiction ou avec les préjugés de leur foi, ou avec les
principes philosophiques qu’ils invoquent.
158
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
L’historien, lui, voit dans cette situation paradoxale, non
une confusion qui est en train de se faire à partir de deux
connaissances distinctes, comme on mélangerait le lait au café,
liquides d’abord séparés, mais une différenciation qui est en train
de s’opérer, comme lorsque l’on retire la crème du lait pour
obtenir deux éléments séparés : la crème et le lait écrémé. C’est
l’appréciation de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine…
Pour moi c’est la bouteille qui est en train d’être remplie…
Cet usage incohérent  logiquement parlant, j’en conviens
tout à fait de la raison philosophique dans les croyances
religieuses est donc un progrès par rapport à une période antérieure de complète confusion, ou plutôt d’indistinction initiale.
Ainsi en est-il dans le cas de l’embryon dont les membres et les
organes ne sont pas encore formés. C’est une marche vers une
meilleure intelligibilité. C’est pourquoi la « foi » comme
« ensemble de croyances » gagne toujours à se « rationaliser »,
malgré les incohérences de cette démarche...
En effet, l’historien constate que ces croyances ne sont en fait
que des ébauches archaïques de pensées philosophiques
théoriques ou pratiques. Il s’agit là d’une évolution normale,
dans un grand mouvement de différenciation des méthodes de
connaissance. On peut même dire que la pensée philosophique
elle-même a pris naissance dans des croyances et qu’elle s’est
elle-même progressivement élaborée méthodologiquement. Ces
croyances qui autrefois faisaient appel à l’adhésion passive des
hommes, cessent d’être des croyances, lorsque par suite de leur
évolution, elles sollicitent désormais leur intelligence : comme,
par exemple, l’affirmation d’un Dieu, cause créatrice du monde.
Je dirai donc que les religions avec leurs cortèges de croyances et
de pratiques sont le terreau, au terme de ce processus de
différenciation, et de la philosophie et de la foi.
Et je verrais  et ceci vous fera plaisir  qu’une bonne
compréhension de la « raison philosophique réflexive » et de la
« raison fiduciale ouverte à une révélation authentique » serait
l’aboutissement de ce processus historique de différenciation.
CROIRE OU COMPRENDRE ? QUAND Y A-T-IL DILEMME ?
LE CHANOINE.
– À mon tour je suis surpris en entendant ce que notre doyen
de séance vient de dire… Vous semblez réintroduire l’idée que
lorsque l’on comprend, on cesse de croire. Or Monsieur
Debruquel avait dit que c’était là une façon de s’exprimer qui
impliquait une mauvaise compréhension des rapports entre la foi
et de la raison.
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
159
LE MODERATEUR, historien de la philosophie.
– Je n’ai pas parlé de la foi en tant que telle ni de la raison en
tant que telle, mais de certaines croyances qui étaient « crues » à
tort en un premier temps, et qui ensuite cessaient de faire partie
d’un ensemble de croyances, une fois qu’on avait compris
qu’elles étaient en fait des vérités rationnelles de type philosophique. Comprendre qu’une affirmation donnée, comme celle
de l’existence de Dieu, par exemple, ne relève pas d’une
révélation, mais de la recherche intellectuelle humaine ne
signifie pas qu’on affirme que la foi en tant que telle meurt,
lorsque l’intelligence humaine comprend la révélation qui lui est
faite.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Effectivement ! Non seulement les croyances dont la raison
philosophique classique manifeste l’erreur, mais celles dont elle
établit réflexivement la vérité, cessent par le fait même, tout
comme les vérités scientifiques, de relever du domaine d’une
révélation. Comme les sciences, la philosophie peut, lorsqu’elle
arrive selon sa méthode à des vérités fondées, rendre aussi ce
service indirect à la foi : celui de la libérer de vérités qui ne lui
sont pas spécifiques, même si elles lui sont liées, comme sur le
plan éthique par exemple, puisque les exigences éthiques et la
démarche de foi ont un même fondement ontologique.
La philosophie, comme les sciences, peut orienter la foi vers
plus de vérité dans la compréhension de ce qu’elle admet comme
« révélé ». Semblablement, d’ailleurs, les sciences jouent le
même rôle à l’égard de la philosophie. Une vérité expérimentalement établie, que l’on estimait autrefois relever de la
philosophie, cesse d’être une vérité de type philosophique. Les
philosophes continueront de l’admettre comme vérité, bien sûr,
mais non plus en tant qu’elle est philosophique, mais en tant
qu’elle est scientifique. Ils en dégageront alors la valeur
épistémologique.
Mais le croyant qui reconnaît le service que lui rend la philosophie touchant principalement « ce qui est objet » proposé à sa
foi, sera sans doute insatisfait de voir que les philosophies
classiques ne l’éclairent pas– ou très peu – sur la nature de sa
« démarche de foi » et sur son acte de foi en tant qu’acte de vie
spirituelle personnelle.
LE CHANOINE.
160
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
– Comment le philosophe pourrait-il éclairer le croyant, même
le croyant qu’il est, puisque sa « foi » est un « don » ? En tant
que don, sa foi n’est pas un élément de la nature humaine sur
laquelle seule il peut « réfléchir » selon sa méthode rationnelle.
La raison doit accepter ses limites et ne pas se prendre pour
règles de l’action de Dieu.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vous me rappelez, Monsieur le Chanoine, que je vous
devais une réponse à cette objection. Vous m’en fournissez
l’occasion.
En général, voyez-vous, le croyant a été persuadé et se
persuade lui-même que sa foi est un « don de Dieu », une faveur
que d’autres n’ont pas reçue. Si le statut ontologique de sa foi est
compris de la sorte — et ce n’est pas sans confusion —, il n’est
pas possible pour l’homme d’en chercher, en philosophe, les
conditions de possibilité et d’achever son effort pour se rendre sa
foi intelligible.
Mais cette affirmation que la « foi » est un don de Dieu,
relève-t-elle de sa « doctrine de foi » ou lui est-elle extérieure ?
Si cette affirmation fait aussi partie de sa « doctrine de foi », le
fait de croire qu’elle est un don est-il aussi un don, un don
nouveau ? Si oui, alors nous sommes engagés dans un processus
indéfini. Et une absurdité s’attacherait à l’acte de croire. Ce qui
ne se peut, car l’homme est effectivement capable d’adhésion de
foi authentique. C’est donc le discours habituel sur le statut de la
foi qui est à revoir.
Si donc l’affirmation que la foi est un « don » est extérieure à
ce qui est proposé à la foi, alors le croyant peut en débattre critiquement sans risque pour sa foi, si du moins elle est authentique
et fondée sur une révélation rationnellement justifiée.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Et si la conscience, que la foi est un don, était donnée en
même temps que la révélation est reçue, il n’y aurait pas lieu de
parler d’une foi « seconde », revenant à l’infini sur une foi
« première » en un processus absurde !
L’AUTRE PHILOSOPHE
– Sans doute ! Mais alors ! Ou bien, il y aurait une démarche
réflexive au cœur de la foi ; et donc une possibilité de juger
rationnellement de la révélation. Ou bien l’adhésion de foi serait
enveloppée d’une conscience réflexive ; ce qui permettrait un
jugement critique de la révélation qui la sollicite.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
161
– Il convient de distinguer la foi de la révélation. Nous l’avons
fait précédemment, mais peut-être pas de façon assez nette. Il
faut être plus rigoureux dans le vocabulaire…
L’AUTRE PHILOSOPHE
– Justement ! J’aurais dû rappeler clairement cette
distinction… Le « don de Dieu », c’est à proprement parler sa
« révélation ». Ne confondons pas « révélation » qui est œuvre
divine et la foi qui est réponse humaine. La révélation s’offre
comme une initiative divine à la « foi » de l’homme. Certains
hommes acceptent ce don, d’autres le refusent et restent dans la
« non-croyance ». Cette façon de voir les choses ne pose aucun
problème. Et il ne faudrait pas attribuer à un choix de Dieu, le
fait que parmi les hommes, les uns adhérent à sa révélation et
que d’autres la refusent…
Même à l’égard d’une « pseudo-révélation », le croyant qui lui
accorde naïvement sa foi dira qu’elle est un « don de Dieu »,
puisqu’il la considère comme « vraie révélation ».
L’HISTORIENNE.
– Qu’est-ce qui explique cette adhésion naïve aux croyances,
comme si c’était une passion ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– « …comme si c’était une passion. ? » Votre rapprochement
est audacieux, mais il est éclairant… Une passion, c’est quelque
chose que l’on subit… Donc aussi quelque chose qui vous
saisit… On subit ce qui vous saisit… On parle ainsi de l’amour
humain entre l’homme et la femme. C’est quelque chose qui
semble vous « tomber dessus »… Et parfois, c’est pour toute la
vie… Heureusement !… Semblablement pour la foi… Il est vrai,
que parfois la démarche de foi, comme la démarche amoureuse,
semble vous « tomber dessus »… Et comme la révélation vient
de Dieu, par définition, on parlera d’un « don de Dieu ».
L’expression traduit donc une disposition affective, plus marquée chez les uns, moins chez d’autres, presque absente chez
d’autres encore… Elle est une manière psychologique de vivre
une démarche de foi. Cette expression : « la foi est un don » ne
traduit pas un statut ontologique, réflexivement reconnu, de
l’acte de croire. Il en est de même des termes « vocation » et
« appel de Dieu ». Ils traduisent psychologiquement des
mouvements de la conscience fiduciale.
LE PSYCHANALYSTE.
162
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
– Pour expliquer le caractère de naïveté de certaines adhésions
à des croyances religieuses, des psychologues ou anthropologues
invoquent une forme d’atavisme grégaire dans l’espèce humaine.
Ils estiment d’ailleurs que ces dispositions peuvent aussi
fonctionner en sens inverse, en faveur des croyances de
l’athéisme. Il y a des engouements de croyances, comme il y a
des phénomènes de mode.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est sans doute vrai pour les phénomènes religieux de
masse, lors de grands rassemblements ou de pèlerinages. Mais
les « moutons de Panurge » ne se seraient pas précipités par
panique du haut d’une falaise, s’il n’y avait chez le mouton un
psychisme craintif disposé à la fuite devant le prédateur…
Semblablement cette émotivité religieuse crédule, bien que
regrettable par le manque d’intelligence qui la caractérise, ne
serait pas possible s’il n’y avait, en la conscience humaine, une
disposition à croire affectée d’une certaine obligation à se
réaliser… Aussi ne faut-il pas exclure qu’il y ait parmi ces
foules des croyants authentiques et réfléchis… ou qui souhaitent
le devenir…
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Votre comparaison semblerait suggérer qu’il y aurait une
sorte d’instinct à croire, voire un déterminisme de l’adhésion de
foi. Or la foi est une démarche libre. Il n’y aurait plus de foi, si
j’étais suis soumis à une nécessité.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Votre objection est pour moi une source d’arguments. En
affirmant que la foi est une démarche libre  ce dont je suis
entièrement convaincu  vous inscrivez la démarche de foi dans
l’exercice de la liberté constitutive de la personne humaine. La
démarche de foi est donc bien constitutive de la personne
humaine. La fiducialité est même le champ par excellence de la
liberté de l’homme. Et l’acte de croire est la rencontre de deux
libertés, celle du révélateur et celle du croyant. Et dans cette
rencontre ni la liberté du révélateur, ni la liberté du croyant ne
sont soumises à une nécessité extérieure contraignante. Je viens
d’ajouter à votre mot « nécessité » deux adjectifs pour souci de
précision « nécessité extérieure contraignante ».
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– L’homme a donc le choix entre croire et ne pas croire !
L’AUTRE PHILOSOPHE.
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
163
– Cette affirmation est fausse à plus d’un titre, tout en ayant
l’apparence de vérité à la faveur d’un amalgame entre ce que
l’on constate empiriquement et ce qui est vérité constitutive. Je
m’explique.
On constate, dans l’ordre de la connaissance des objets,
appelée « doxa » ou « opinion » par Platon, que des hommes sont
croyants et que d’autres ne le sont pas. Le sociologue pourra en
faire des statistiques, mener des enquêtes sur leurs intentions de
croyants et sur leurs croyances répertoriées selon un certain
nombre de rubriques. On fera de la « sociologie religieuse ». Le
sociologue ne porte aucun jugement sur le bien-fondé de ces
conduites. Il ne pose même pas la question de savoir comment
l’homme en tant qu’être fiducial doit se comporter. Cette
question relève de la réflexion philosophique. Il n’apprécie pas
davantage la conduite de ceux qu’il a observés par rapport à une
norme de conduite fiduciale que la sociologie ne peut lui donner.
Cela le philosophe ne le fait pas non plus, bien qu’il connaisse
cette norme et les diverses conduites qui ne la respectent pas. Un
tel jugement relève de la responsabilité morale de chacun, selon
la conscience qu’il a individuellement de cette norme.
De la constatation sociologique que les uns croient et que les
autres ne croient pas, je ne peux pas conclure que l’homme a le
choix entre croire et ne pas croire. De ce que certains hommes
sont des meurtriers, je ne peux pas conclure que l’homme a le
choix entre tuer et ne pas tuer. Il y a obligation de ne pas tuer
mais de respecter la vie de son prochain.
L’AVOCATE.
– Vous ne pouvez pas mettre sur le même pied les meurtriers
et ceux qui ne croient pas… et assimiler tous les croyants à des
gens honnêtes…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Certes non ! Et je ne le fais pas… Ma comparaison ne visait
pas à rapprocher le non-croyant des meurtriers, mais à
stigmatiser un raisonnement, qui s’appuyant sur l’évidence de
constatations de nature objective, prétend en déduire une
affirmation de nature réflexive. Il y a là une confusion de modes
de connaissance des plus fréquentes et des plus regrettables.
D’une vérité sociologique, je ne puis tirer aucune affirmation
philosophique.
Mais je ne puis remédier en une seule phrase à toutes les
confusions qui sont impliquées dans l’objection qui m’est faite.
Elle relève d’un discours de théologie classique. Mais pour
l’avocate que vous êtes et qui me posez implicitement une
164
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
question, je vais nuancer ma comparaison, sous l’angle où vous
l’avez comprise, et distinguer plusieurs cas ; au moins quatre.
Il y a le croyant sincère adhérant à une révélation véridique.
Il y a le non-croyant sincère refusant une révélation véridique.
Il y a le croyant sincère adhérant à une révélation fallacieuse.
Il y a le non-croyant sincère refusant une révélation fallacieuse.
Dans ces quatre cas, le croyant et le non-croyant, en raison de
leur rectitude foncière de conscience, ne méritent aucun reproche
de faute morale.
Toutefois, dans le premier et dans le quatrième cas, l’homme
est plus proche d’une situation idéale que cherche à définir le
philosophe.
Au premier, il faut demander si, dans sa sincérité, il voit aussi
les raisons de la vérité de la révélation à laquelle il adhère. Et
c’est bien sur ces raisons de vérité que nous nous interrogeons
depuis le début de nos rencontres. Nous constatons aussi la
palette des nuances concrètes de chacun de nous…
Au quatrième, il faut demander si, dans sa sincérité, il voit
aussi les raisons de la fausseté de la révélation qu’il rejette. Et
c’est bien aussi sur ces raisons de fausseté, contradictoires des
raisons de vérité, que nous nous interrogeons aussi.
Quant au deuxième et au troisième cas, il faut d’abord leur
faire comprendre qu’il existe des raisons de vérité et des raisons
de fausseté. Ce qui est beaucoup plus difficile que de demander
si l’on voit ces raisons tandis qu’on en admet implicitement
l’existence. Il s’agit ici de reconnaître des exigences intellectuelles et d’y consentir. C’est un devoir, pour l’intelligence
humaine, avant de parler d’un devoir moral de croire, et de croire
« moralement ».
Vous voyez que je n’assimilerais au meurtrier que l’homme
qui refuserait une révélation véridique en rejetant, en connaissance de cause, les signes de vérité de cette révélation véridique.
Cet homme agirait mal, commettrait une faute qui le détruirait
intérieurement. Agirait également d’une manière indigne celui
qui continuerait à adhérer à une révélation fallacieuse en voyant
en connaissance de cause les signes de fausseté de cette
révélation.
L’AVOCATE.
– Merci de cette explication… presque juridique…
LE MODERATEUR.
– Pourriez-vous revenir à la question sur la liberté de la foi de
notre ami professeur de théologie.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
165
– Bien volontiers ! Vous voulez que je considère à nouveau
l’acte de foi en tant qu’il est un acte libre de la personne, et non
le problème de la liberté religieuse dans l’organisation des
États ?
LE MODERATEUR.
– Exactement. Le problème de la liberté religieuse vise les
conditions socio-politiques collectives qui doivent permettre à
l’homme de croire et de témoigner dignement de sa foi, que ce
soit dans un cadre religieux organisé ou non. Le droit à la liberté
religieuse, en ce sens, s’oppose aux persécutions cherchant à
interdire les pratiques de toute religion, ou de certaines plus
particulièrement, en en imposant une comme exclusive de toutes
les autres.
Notre intervenant théologien se demandait…, mais ai-je bien
compris sa question ? si vous ne passiez pas indûment de la
reconnaissance de la dimension fiduciale de conscience à une
sorte de déterminisme psychique à croire. Déterminisme qui
enlèverait à l’acte de croire sa dignité de liberté, comme la
passion  pour reprendre le terme qui a lancé cette
discussion  peut dans certains cas inhiber notre liberté et nous
faire perdre la raison,… comme on dit communément.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Je commencerai par deux citations latines de Kant, car il ne
m’est pas possible de traiter maintenant dans le détail du
problème de la liberté. « Non datur fatum ; non datur casus » : Il
n’y a pas de destin ; il n’y a pas de hasard ». Mais il y a
« déterminisme ». Sans le principe du déterminisme, il n’y aurait
pas de possibilité d’élaborer les sciences de la matière, de la vie
et de la vie psychique humaine. À l’organisation du monde qui
nous entoure et dont notre corps fait partie correspond en
l’homme comme personne spirituelle les nécessités constitutives
de notre être et de l’être en tant que tel.
Comme l’homme est un être en devenir, il y a pour lui
obligation de se réaliser selon les nécessités de son être. C’est le
fondement philosophique de l’obligation morale. S’accomplir
selon ses propres nécessités intérieures est donc pour l’homme la
forme la plus haute de sa liberté. En cela il ne dépend pas des
influences du monde extérieur. Mais pour s’accomplir ainsi il
utilise les déterminismes du monde, y compris ceux de son
organisme corporel et de sa psychologie.
Aussi, derrière les tendances profondes de la psychologie
humaine, même sous ses formes déviantes, se laisse deviner ce
que la réflexion découvre en profondeur comme « obligations ».
166
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Sous un psychisme « déterminé » pour croire, sans qu’il soit pour
autant « contraignant », n’y a-t-il pas, en raison de la spiritualité
de l’homme, une sorte de « devoir moral de croire », si et
lorsqu’il y a reconnaissance rationnelle d’une révélation
constitutive de notre existence, selon son présent et selon son
avenir ? Cette obligation de croire en initiative libre pour
être soi-même en tant que personne fiduciale, expliquerait,
lorsqu’elle est maladroitement consciente d’elle-même, voire
immature, la propension psychologique à « croire » un peu vite,
sans discernement ; tout comme il est plus facile de se montrer
charitable par bons sentiments et douces émotions, au risque
d’être abusé et complice d’escroqueries, plutôt que de pratiquer
la charité avec réflexion et sens de la justice et de la
responsabilité.
LE PSYCHANALYSTE.
– Cela signifierait-il que sous la pulsion de croire, il y aurait
une « obligation morale » ? Tout comme sous la pulsion
sexuelle, il y a l’obligation de la générosité de la vie… Sous
l’instinct maternel et paternel également, il y a l’obligation
morale de l’amour et de la responsabilité des parents. Le fait que
ces conduites sont reconnues comme spontanées ne signifie pas
qu’elles ne sont pas sous-tendues par une exigence morale. Au
contraire ! On le comprend mieux lorsque ces conduites sont
méconnues ou bafouées. On parlera alors de violation et de
trahison des devoirs les plus élémentaires…
S’il y a une obligation de croire en une révélation que l’on
reconnaît comme valable, c’est donc que la foi n’est pas un don.
On n’est pas obligé, en effet, de recevoir un don, même si cela
peut mécontenter le donateur… lequel a alors des idées derrière
la tête… comme on dit.
Encore deux mots… Je ne voudrais pas être long, mais pour le
moment je voudrais vous faire part de rapprochements qui me
parcourent l’esprit et revenir sur la communication du musulman. L’idée d’obligation est associée à l’idée de punition et
inversement… Or, dans le Coran, Mahomet menace constamment des pires châtiments ceux qui ne veulent pas le croire… Ou
plutôt, car sa formulation est plus perfide… Il menace ceux qui
ne veulent pas croire en Dieu et en son prophète. N’y a-t-il pas
là, comme une conscience confuse de cette obligation de croire
sous-jacente à la pulsion de croire ? Il y a peut-être là une
certaine perception de cette obligation et en même temps un abus
de cette disposition spontanée, en créant une culpabilité factice
chez ceux qui ne se rattachent pas à son groupe religieux.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
167
– Dans cette menace de châtiments, il y a aussi une idée de
Dieu qui est en contradiction avec celle de la réflexion
philosophique. C’est donc un indice que cette révélation n’est
pas authentique. Un véritable discernement chez le croyant lui
enlèverait toute base pour fonder une obligation de foi à son
égard. Il n’y a d’obligation en liberté de croire qu’envers un
révélateur qui s’engage aussi en liberté pour l’accomplissement
de celui dont il sollicite la foi. Mais il faut aussi admettre que sur
le plan moral, un jugement même erroné oblige en conscience,
jusqu’à la découverte de son erreur…
Cela montre encore que la « foi » n’est pas un don de Dieu. À
moins que l’on me dise encore qu’il n’y a que la « foi
chrétienne » qui est un « don de Dieu » ! Je pense qu’il n’est pas
nécessaire d’envisager cette objection…
Quant à la possibilité de croire en ce qui se présente comme
« révélation divine », est-ce un don de Dieu ou pas ? Nous
répondrons par l’affirmative, mais de façon critique. La capacité
de croire et l’acte de foi est un « don de Dieu » au même titre que
la capacité de réfléchir philosophiquement, car elle est
constitutive de notre nature humaine. Elle est « don de Dieu »,
comme l’existence, la liberté et l’obligation morale, y compris
l’obligation de croire, comme nous venons de l’évoquer.
Mais il est faux de dire que la foi est un don, un don
surnaturel préciseront certains théologiens, si nous entendons
que c’est une capacité qui viendrait s’ajouter de l’extérieur à
notre nature et qui accompagnerait la révélation, telle une clef
pour lui ouvrir notre intelligence.
S’il en était ainsi, il serait non seulement irrationnel de croire,
mais ce serait un acte contre nature et non pas « perfectionnant
notre nature ». Si notre nature humaine peut être « ainsi
perfectionnée », c’est une propriété de son être. Elle a donc en
son être l’aptitude naturelle de croire. C’est le problème de la
« capacitas fidei » (aptitude à la foi), de la « potentia
obedientialis » (faculté d’écouter docilement) qu’a rencontré
saint Thomas d’Aquin. Mais en ce domaine aussi, il faut se
souvenir de la règle du rasoir d’Occam. « Entia non sunt
multiplicanda sine necessitate » (Il ne faut pas multiplier les
réalités explicatives sans nécessité).
Ce serait ruiner la possibilité de croire authentiquement que
d’affirmer que la foi est un don que Dieu fait à certains et que
d’autres ne reçoivent pas, restant ainsi dans leur « état naturel »
naturellement incapables de foi.
LA FOI EST-ELLE SUPERIEURE A LA RAISON OU
PARTIE D’UNE RAISON QUI FAIT PLACE A LA FOI ?
168
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
LE CHANOINE.
– En citant Thomas d’Aquin, vous venez de sortir la grosse
artillerie… Mais vous venez aussi de reconnaître qu’il n’y a pas
de foi sans révélateur. Seriez-vous sur le point de reconnaître que
la foi est… Je ne dirai plus : supérieure à la raison, car cela vous
irrite, mais qu’elle est extérieure à la raison…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Cette fois, je suis pour moitié d’accord avec vous. Il est bien
évident, d’une évidence même analytique, que l’homme ne peut
pas par lui seul actualiser son pouvoir de croire, s’il n’y a pas
l’initiative d’un révélateur. Comment « croire », s’il n’y a pas de
révélateur en qui croire et si rien en conséquence ne m’est révélé
? Mais cela ne signifie pas, même lorsque le révélateur est Dieu,
que ce qu’il révèle à l’homme soit incompréhensible par
l’homme lui-même en vertu de ses propres aptitudes naturelles.
En la réalité de celles-ci, d’ailleurs, il est possible de voir
réflexivement une révélation de Dieu et ensuite d’y consentir
fiducialement.
Mais de l’évidence que pour un homme ontologiquement seul
il n’y a pas de possibilité de croire, il ne faut pas tirer de
conclusion hâtive et dire que la foi est extérieure à la raison
humaine. Une telle conclusion ne serait vraie que si elle pouvait
s’appliquer à un homme défini au préalable, dans sa réalité la
plus profonde, comme « enfermé en tant que personne spirituelle
dans sa solitude » et que si la foi n’avait en face d’elle qu’une
raison, restreinte au préalable aux seules activités que l’homme
pourrait accomplir « seul », c’est-à-dire sans que la présence
d’une autre personne ne soit ontologiquement et méthodologiquement requise.
C’est le cas pour la connaissance des objets et de toutes les
autres réalités perceptibles, pour la logique et la mathématique et
pour une réflexion philosophique solipsiste. Mais dans ce cas,
toute révélation serait aussi impossible.
N’est-ce pas dans cette évidence mal comprise et dans tout ce
qu’elle suppose de conception individualiste de la personne
humaine qu’il conviendrait de voir la racine dernière ou
première de l’opposition entre la foi et la raison.
Pour quelles raisons limiter la Raison aux seules activités que
l’homme pourrait accomplir « seul », comme le fait la conception
grecque et classique du connaître ? Pour quelles raisons
admettre, sans s’en apercevoir, que l’homme serait plus parfait
s’il pouvait concentrer en sa seule personne toutes les capacités
humaines et posséder seul tout l’univers ? La perfection de
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
169
l’homme est imaginée selon le modèle de l’unicité divine. Un
mono-anthropisme qui serait le décalque d’un monothéisme
unitaire.
Telle est la conception permanente de l’ontologie classique
depuis Platon et Aristote. Tous les deux ont tranché l’antinomie
entre l’affirmation de l’Unité, chantée par Parménide, et celle du
Multiple, soutenue par Héraclite, au bénéfice de Parménide. Ils
ont résolu cette antinomie au bénéfice de l’unité définie comme
rejet total de toute distinction et de toute relation, dans la forme
absolue de sa perfection unitaire.
Dans une telle conception de la connaissance et de la réalité, il
n’y a pas de place pour la foi en une révélation.
LE CHANOINE.
– Alors les hommes qui ne croient pas, vivraient de manière
plus conforme à la philosophie classique que les autres ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– À partir des présupposés de votre question, la réponse est
« oui ». Mais ils seraient moins bien épanouis comme personnes
humaines, car en conformité avec une philosophie insuffisante.
En revanche, ils vivraient de manière moins conforme par
rapport à une philosophie intégrale et interpersonnelle. En
adoptant cette dernière, ils seraient assurément plus épanouis.
Dans la réalité concrète, il faut juger différemment. Je connais
mal la théorie de la relativité d’Einstein et ne suis pas docteur en
mathématiques. Je suis donc moins épanoui que si je maîtrisais
aussi ces connaissances. Cela ne veut pas dire que je ne suis pas
heureux et épanoui d’être ce que je suis.
Si certains hommes ne croient pas — ce qui est un fait — c’est
parce qu’ils n’ont pas actualisé ou laissé s’épanouir, par rapport à
une « foi ou doctrine de foi » religieuse déterminée, un pouvoir
naturel de croire, qu’ils aient ou non compris l’exigence éthique
de s’engager fiducialement envers une révélation critiquement
discernée comme constitutive de leur existence.
Peut-être ont-ils raison d’être encore non-croyants, — ce qui
ne veut pas dire incapables de croire — s’ils n’ont pas rencontré
de message révélé digne de leur foi humaine ou s’ils se
sont rendu compte que ce qu’on leur avait proposé comme
« révélation divine » n’était pas digne de l’homme, ni compatible
avec une noble idée de Dieu. Pour eux, il y a, dans ces cas, plus
de dignité à ne pas croire. Je reprends ici sous une autre forme,
ce que je disais à notre intervenante avocate…
Certes, des hommes peuvent aussi refuser de croire, par rejet
du « devoir de croire » ou par crainte des exigences spirituelles
170
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
et morales qui découlent d’une telle adhésion. Mais de tels
motifs de refus de croire ne méritent pas de retenir ici notre
attention puisque notre but est de comprendre, sur le plan
ontologique, l’articulation de la foi et de la raison considérée
l’une et l’autre dans leur authenticité humaine intégrale. Il s’agit,
bien sûr, en l’occurrence d’une « idéalité » du réel, que le
philosophe se doit de considérer, afin de mieux apprécier la
réalité effective et contingente. D’un point de vue pastoral, et
médical en quelque sorte, ces motifs psychologiques de refus de
croire ne sont certes pas négligeables.
L’idéal pour l’homme est donc de croire, mais de croire en
conformité à une philosophie, qui fonde dans l’être humain
inaltérable, sa démarche de foi et qui lui fournit par le fait même
le moyen de discerner la vérité de la révélation et celle du
révélateur auquel il accorde sa foi.
LE MODERATEUR.
– Il serait temps maintenant de conclure. Je vous demande
donc de résumer en quelques minutes l’essentiel de votre
plaidoyer pour un pouvoir de croire appuyé sur la pensée
philosophique et pour une philosophie qui fait à la foi toute la
place qui lui revient selon la nature interpersonnelle de l’homme.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je récapitule donc. Le croyant qui veut être pleinement
responsable de son adhésion de foi, ne s’interrogera pas seulement sur la compatibilité entre telles ou telles affirmations de sa
foi et telles ou telles positions philosophiques classiques. Un
accord in terminis entre les deux ne laisserait subsister que la
seule affirmation rationnelle et un vide de foi. Mais il cherchera
le pourquoi et le comment de la possibilité d’une adhésion de foi
et de son effectuation authentique conformément aux nécessités
éthiques de sa conscience et de sa liberté. Il s’efforcera, en outre,
de comprendre l’originalité spécifique d’une vérité de foi. Celleci ne peut se calquer sur le type d’une vérité philosophique, mais
n’en est pas moins pleinement rationnelle, d’une « rationalité
fiduciale » s’harmonisant, sans identification ni empiétement
aucun, avec les trois autres formes de rationalité, en un parfait
accord ontologique.
Pour découvrir cette « rationalité fiduciale » l’homme, comme
croyant, par responsabilité propre, suscitera donc sa réflexion
philosophique sur son pouvoir naturel de croire, remettant en
cause une conception de la foi qui tend à la fermer sur elle-même
en la considérant comme un « univers de faveurs ». Ce qui est
façon bien maladroite d’exprimer au Créateur notre reconnaissance pour une aptitude naturelle de valeur éminente .
STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE
171
Et comme philosophe, en raison de sa propre démarche de foi,
ou devant le témoignage de foi de certains de ses semblables, le
même homme s’interrogera sur la conception traditionnelle
de la raison, qui elle aussi tend à fermer la raison sur elle-même
en l’emprisonnant en un « statut de solitude ». En effet, les
seules trois formes de connaissance en lesquelles on estime
« classiquement » que la raison puisse se déployer, sont des
activités essentiellement « individuelles » de part en part.
Elles sont pensées comme l’apanage ontologique d’un être
humain qui pourrait exister « seul » au monde, même si en fait
elles sont pratiquées empiriquement « en équipe ». Et il est vrai
que les vérités selon ces formes-là de connaissance : doxasciences, dianoia-mathématique et noèsis-philosophie, paraissent
demeurer vraies même pour un homme qui serait « seul au
monde ». Les philosophes classiques estiment aussi qu’il en va
analogiquement de même pour Dieu, qui est pensé, bien évidemment... seul en sa divinité : « Pensée de sa pensée et volonté de
sa volonté » selon l’expression célèbre d’Aristote.
Le croyant et le philosophe, s’ils sont soucieux d’être fidèles
aux exigences de leurs démarches respectives, ne peuvent que
s’accorder pour remettre en cause : a) la conception courante de
la foi chez les croyants, considérée comme supérieure à la raison
et comme don privilégié de Dieu, b) ainsi que la conception
classique de la raison que la philosophie traditionnelle cantonnerait en des activités d’essence solitairement individuelle.
Une meilleure solution consisterait à considérer philosophiquement la démarche de foi comme pleinement rationnelle,
c’est-à-dire comme l’actualisation d’une « rationalité fiduciale »
tout comme il y a une rationalité expérimentale ou scientifique.
De même qu’il est possible en se basant sur l’affirmation
d’une rationalité scientifique de développer une méthodologie de
la science et d’apprécier la valeur expérimentale des recherches
scientifiques en fonction de cette rationalité constitutive de
l’intelligence humaine, ainsi il serait possible sur la base d’une
rationalité fiduciale, constitutive de la conscience, de déterminer
la valeur d’une adhésion de foi et la « crédibilité fiduciale »
d’une révélation qui sollicite une telle adhésion fiduciale. Ce
résumé est aussi un « programme ». Je devrais maintenant étayer
ces affirmations…
LE MODERATEUR.
– La séance est levée. À cet après-midi… D’ici là, nous aurons
bien mérité le bon air que nous respirerons sur le pont…
CINQUIEME RENCONTRE
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR
DE L’UNITE DE L’ETRE
Sur le pont du paquebot, l’avocate demande quelques
explications à l’historienne.
L’AVOCATE.
– Toute l’histoire de la philosophie semble donc, d’après ce
que j’ai entendu ce matin, avoir été conditionnée à l’origine par
la confrontation de deux hommes : Héraclite et Parménide.
L’HISTORIENNE.
– Pourtant, ils ne se sont jamais rencontrés. Parménide vivait à
la fin du VIe siècle, à Élée, une ville fondée sur la côte
occidentale de l’Italie, à une centaine de km au sud de Naples,
par des colons de la ville de Phocée. Au tournant du siècle, il
vint à Athènes et y passa la deuxième moitié de sa vie. Il
s’opposa alors aux disciples d’Héraclite. Celui-ci vécut à Éphèse,
en Asie Mineure. D’une trentaine d’années plus âgé que
Parménide, il affirmait que tout était en perpétuel mouvement et
que les innombrables termes contraires de ces multiples
changements s’opposaient et se suivaient comme le jour et la
nuit. En regard de cette multiplicité d’éléments en constante
instabilité, Parménide affirma l’unité, la stabilité et l’éternité de
l’être. Le changement et la diversité des choses occupent notre
sensibilité, tandis que notre pensée a seule accès à ce qui est
stable, assuré, entièrement encerclé dans les liens de l’unité de
l’être. « Encerclé… » Je me souviens de cette image dans un de
ses vers… Pour le reste… Je ne me souviens plus exactement…
Oh ! je devrais consulter mes documents…
L’AVOCATE.
– Ils me semblent avoir raison tous les deux.
174
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
L’HISTORIENNE.
– C’est ce que les Athéniens ont pensé eux aussi. Et
cependant, leurs deux conceptions ne sont pas compatibles, du
moins à première vue. Platon et Aristote ont hérité de leur
opposition. Ils ont tenté de les concilier. Sur le plan de l’histoire
générale des idées, on estime qu’ils ont rattaché le changement et
la multiplicité des phénomènes à ce qui est matériel, à notre
corps, à notre sensibilité. La compréhension de l’unité, de la
permanence des choses, de l’éternité du monde serait le fait de
notre pensée, de notre intelligence ; bref, de ce qui est spirituel.
Et ainsi, ils ont donné plus de valeur à l’unité qu’à la
multiplicité, plus de valeur à ce qui est stable qu’à ce qui est en
mouvement, plus d’estime à ce qui demeure qu’à ce qui passe,
plus d’admiration pour ce qui est éternel que pour ce qui n’est
que temporaire.
L’AVOCATE.
– Dans cette vision globale, je comprends aussi pourquoi ils
pouvaient penser que l’âme gardait son unité et était immortelle,
alors que le corps, lui, perdait le peu d’unité qu’il avait et se
désagrégeait dans la multiplicité de grains de poussière.
L’HISTORIENNE.
– Je pense effectivement que, pour eux, les considérations
abstraites sur l’unité et la multiplicité des choses étaient
étroitement liées à la condition poignante de notre mort… Nous
allons avoir l’occasion d’interroger nos « philosophes » à ce
sujet… Nos questions leur plaisent…
L’AVOCATE.
– Ce sont des discussions nouvelles pour moi. Aussi,
j’éprouve assez souvent quelque peine à les suivre. Mais ce
débat me plaît. Il y a parfois de l’affrontement, comme au
barreau… J’aime bien leur souci d’exactitude des termes… C’est
très juridique… C’est indispensable pour trancher les différends
dans la clarté…
L’HISTORIENNE.
– C’est exact ! Les historiens, au contraire, pèchent plutôt par
défaut en ce domaine… Mais à l’occasion, l’imprécision peut
être une manière de mieux rejoindre la réalité qu’ils doivent
reconstituer. L’histoire, dit-on, n’est pas une science exacte…
Elle n’est pas toujours non plus une science claire… mais la
réalité l’est-elle ?
L’AVOCATE.
– C’est notre métier aussi de jouer parfois avec l’ambiguïté de
certaines situations… Ah ! Voilà ces « doctes messieurs » qui se
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
175
dirigent vers notre salle de réunion… Allons à leur rencontre…
Avez-vous vu comme ils sont ravis de l’attention que nous leur
prêtons…
L’historienne.
– Il suffit de faire semblant d’être attentives pour qu’ils soient
contents… Ils sont parfois aussi naïfs que leurs abstractions sont
sublimes… Quel contraste avec l’histoire et ses réalités…
LE MODERATEUR.
– Bonjour, Mesdames… Tout le monde est-il là ?… Oui ! Tous
les sièges sont occupés… Bien ! Pensez-vous qu’il faille nous
remettre en mémoire l’essentiel des discussions de ce matin ?
Quelques voix féminines.
– Non… Ce n’est pas nécessaire… Seulement si la discussion
nous y ramène… Je ne pense pas…
LE MODERATEUR.
– Mais peut-être y a-t-il des questions à poser ?
PHILOSOPHIE CLASSIQUE DE L’INDIVIDU OU
PHILOSOPHIE DE LA RELATION INTERPERSONNELLE
L’INFIRMIERE, mère de famille.
– Plutôt qu’une question, je voudrais vous exprimer ma
surprise et mon étonnement… Jamais je n’aurais pensé que la
philosophie grecque ou classique, comme vous l’appelez, était
une philosophie individualiste. Je pensais que l’individualisme
était un phénomène relativement récent, de deux ou trois siècles
seulement…, peut-être depuis la révolution française… et que
les Anciens avaient davantage le sens de la famille, de la
communauté... civile et religieuse.
Autrefois, on mourait le plus souvent « en famille » et non
dans la solitude sur un lit d’hôpital, quelle que puisse être
pourtant la qualité de soins... Les proches visitent, certes, celui
qui est hospitalisé, mais ils ne vivent pas en permanence avec lui
à l’hôpital. C’est d’ailleurs impossible.
Mais il n’y a pas que la vieillesse qui est exposée à la solitude,
l’enfance l’est aussi, lorsque, par exemple, la mère ou le père
doit élever son ou ses enfants seul, ou avec un conjoint de
rechange.
Aujourd’hui l’entraide sociale est peut-être matériellement
plus importante que jadis, mieux organisée collectivement,…
mais aussi, par le fait même elle est dépersonnalisée. Une
allocation versée par un organisme d’État est anonyme… Elle
n’a pas la chaleur de la proximité familiale ni la délicatesse du
176
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
voisinage… Je ne critique pas la Sécurité Sociale, mais la
solidarité qu’elle apporte n’est pas sous-tendue par des relations
affectives de tendresse, d’amitié ou de camaraderie. Et quand de
telles relations existent, elles ne peuvent se concrétiser par une
aide matérielle efficace, car les ressources font défaut… ayant
été absorbées par des organismes officiels… On se trouve devant
une planification du « chacun pour soi, à moi la même chose
qu’à toi ».
Devant une générosité dépersonnalisée, il n’y a plus de place
non plus pour qu’on puisse avoir en retour de la gratitude et de
la reconnaissance… Seulement place pour de la revendication…
Les choses que l’on reçoit ne nous parlent plus de celui qui nous
les donne… Or une tasse de café préparée par quelqu’un qui
nous aime a une autre saveur que le café d’un distributeur
automatique…
Si les choses ne nous parlent pas de ceux qui nous aiment, à
quoi cela sert-il de les posséder ? C’est pour cela que j’ai été
surprise d’entendre que, pour les penseurs classiques, il y avait
plus de perfection à posséder seul les choses qu’à les partager
avec autrui, et plus de perfection à ce qu’on peut connaître seul,
qu’à connaître ce que les choses nous transmettent quand elles
nous viennent d’autrui. Le bouquet de roses que m’offre mon
mari me dit plus de choses que le même bouquet à la vitrine du
fleuriste… même si je peux l’acheter pour décorer le salon…
LE MODERATEUR
– Qui souhaite réagir au témoignage de Madame ?
L’historienne.
– Vos constatations s’expliquent peut-être par l’ampleur que la
solidarité doit prendre aujourd’hui dans les États modernes.
C’est vrai qu’à l’échelle du village ou de la ville d’autrefois,
l’entraide était plus directe et avait un visage. Mais elle restait
aussi plus limitée. Plus elle s’étend à une région, à un État, plus
elle se « mondialise » aussi, plus les rapports interpersonnels se
distendent. C’est inévitable. Faut-il le regretter ? Je ne sais.
L’aide apportée par des organismes officiels nationaux ou
internationaux à des pays en situation de famine ou de misère
est, certes, plus efficace que celle des actions individuelles.
Encore que celles-ci ne soient pas négligeables au travers de
toutes les sollicitations publicitaires lancées par des œuvres de
bienfaisance… Celles-ci s’efforcent d’ailleurs d’établir une relation aussi directe que possible entre leurs « nécessiteux » et leurs
bienfaiteurs… Ce qui confirmerait aussi vos observations…
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
177
L’AVOCATE.
– Sous un autre aspect, l’anonymat de l’entraide n’est pas sans
valeur. Il permet à celui qui est aidé de ne pas se sentir dans la
dépendance vis-à-vis de son bienfaiteur. Cela peut être une
question de dignité personnelle, surtout lorsqu’on ne peut rien
offrir en retour… Il est difficile, je pense, de concevoir un idéal
unique pour toutes les situations où la générosité est un devoir.
Mais, hélas, il n’y a pas que des gens qui s’aiment au monde…
Et si c’était le cas, mon métier d’avocat et celui des juges
n’auraient plus de raison d’être…
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Pour approfondir vos réflexions, Mesdames, il serait
intéressant de voir comment Jésus agit lorsque sa générosité est
sollicitée. Ainsi, une première fois, il envoie le lépreux qu’il
vient de guérir se présenter au prêtre et il lui ordonne d’acquitter
la taxe pour les œuvres de solidarité du Temple. Une autre fois, il
loue le lépreux qui, seul parmi les dix qui avaient été guéris, était
venu le remercier et il le félicite pour sa « foi ». Considérez aussi
quelles attitudes Jésus valorise dans ses propos. Ainsi, dans la
parabole du bon Samaritain, celui-ci reste inconnu de celui qu’il
a secouru. Dans celle du débiteur impitoyable, il condamne
celui-ci parce que, une fois aidé et tiré de la misère par son
créancier, il n’agit pas de même envers les autres… Ce qui
laisserait entendre que la meilleure façon de remercier Dieu de sa
générosité serait de nous montrer généreux à notre tour vis-à-vis
des autres.
Je dirais alors à Madame l’avocate que cette générosité qui
rebondit vers des personnes tierces est la manière de ne pas se
sentir « prisonnier d’une dette » envers qui nous a aidés en
premier. En relayant pour d’autres une générosité dont nous
avons d’abord bénéficié, nous faisons place à la gratitude et à la
reconnaissance. Ce faisant, nous nous libérons également d’un
asservissement aux comportements purement revendicatifs… Il
n’est d’ailleurs pas dans la nature d’un don véritable
d’emprisonner celui qui le reçoit… Au contraire !
LE MODERATEUR.
– Vous me semblez exprimer des réflexions complémentaires.
Si je voulais y voir un fil conducteur, je le chercherais du côté du
rejet ou du refus d’une conception individualiste de l’existence.
C’est très clair pour l’exégèse de l’évangile. Mais c’est
également vrai, lorsque Madame l’avocate parle d’une
« générosité qui est un devoir », et lorsque nos intervenantes sont
sensibles au risque de « dépersonnalisation » des relations
humaines.
178
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Sur le plan de ces réflexions pratiques, on s’éloignerait donc
de la philosophie classique. Elles seraient un environnement
favorable, dirions-nous, à une philosophie de la relation. D’autre
part, les facteurs de dépersonnalisation sont très réels. En
revanche, les relations de foi et de confiance sont les plus
personnelles qui soient. Seraient-elles menacées par cette
distanciation que génère l’anonymat ? Ou au contraire sont-elles
si profondément inscrites en nous qu’elles peuvent donner une
âme à toutes nos relations humaines ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Pour ma part, je ne suis pas surpris de votre étonnement.
Madame. L’individualisme pratique que vous constatez dans
l’exercice de votre métier et le phénomène de « dépersonnalisation » dans la société moderne sont en fait la conséquence de
la philosophie classique et de sa longue imprégnation des esprits,
à la fois en raison des vraies valeurs qui sont les siennes comme
le sens de l’expérimentation et ses applications techniques dans
le travail et aussi de ses carences dans l’analyse de tout ce qui est
« relationnel ». Les erreurs théoriques de nos conceptions de vie
n’apparaissent que tardivement sur le plan pratique, surtout s’il
faut passer par leurs douloureuses conséquences concrètes pour
en apprécier leur fausseté.
Prenons un exemple. La conception marxiste et communiste
de l’existence. Les erreurs théoriques du marxisme furent très
vite reconnues par les philosophes. Cette doctrine s’imposa
pourtant pendant un siècle. Les insuffisances qui la caractérisaient ne pouvaient engendrer que des drames. C’est son échec
sur le plan pratique qui révéla pourtant au grand nombre ses
erreurs théoriques, pourtant déjà diagnostiquées par les esprits
les plus éclairés.
Considérons maintenant l’impact sociologique de la
philosophie classique, celle de l’unité indivise et de la méconnaissance de la dimension relationnelle constitutive de la
personne humaine. On commence à peine à soupçonner ses
déficiences spéculatives. Elle ne règne pas sur les esprits depuis
un siècle, mais depuis un millénaire en Occident… En l’absence
d’un diagnostic intellectuel de ses insuffisances, il faut nécessairement passer par la constatation de ses échecs sur le plan
pratique. Ceux-ci commencent seulement à apparaître.
Ces échecs, vous les percevez autour de vous, Madame. On les
constate aussi en bien d’autres domaines, dans la vie civile
ou dans la vie de l’Église… Nous pourrons en parler plus tard, si
l’occasion s’y prête. Que des générations passées, même contemporaines des premiers développements de cette philosophie, aient
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
179
pu vivre en étant moins affectées de ses insuffisances est tout à
fait normal. Elles n’ont pas non plus bénéficié du développement
positif des valeurs réelles de cette philosophie de l’existence,
notamment sur le plan scientifique et technique, ou dans le
domaine juridique et social.
Ne regrettez pas, Madame, un temps où les générations
vivaient peut-être de façon plus humaine, mais sans le savoir…
et sans pouvoir concrétiser matériellement leurs dispositions
généreuses Il faut plutôt souhaiter construire une conception
nouvelle de vie. Celle-ci remédiera d’abord sur le plan théorique
aux insuffisances classiques et pourra ensuite animer consciemment des comportements plus intégralement humains, en bénéficiant sur le plan pratique de meilleures ressources techniques.
LE CHANOINE.
– « Une nouvelle conception de la vie »… Mais Monsieur, tous
les réformateurs ont dit cela, et même des dictateurs… Hem…
Excusez-moi… Je sais que vous n’avez pas de sympathie pour
les dictateurs… Mais enfin, pour être concret, quels moyens
proposez-vous pour construire cette « nouvelle conception de la
vie » ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Monsieur le Chanoine, je ne suis pas pour la nouveauté à
tout prix, pour la nouveauté comme nouveauté… « pour être de
la nouvelle vague… » ou pour être « dans le vent de la mode ».
Le long des rivages, toutes les vagues sont nouvelles et elles
meurent très vite sur le sable ou les rochers…
Je pensais avoir déjà suffisamment dit qu’il s’agissait d’une
nouveauté qui remédierait aux insuffisances de la philosophie
classique. Il y a, en effet, des courants de philosophie moderne
qu’on peut appeler « nouveaux », sur la crête de la vague, mais
qui ne remédient pas aux carences que j’ai indiquées ; ils les
aggravent même…
LE CHANOINE.
– Mais encore… Quelles voies indiquez-vous ? Car nous
n’avons pas beaucoup de moyens pour transformer le monde…
Nous ne pouvons que formuler quelques idées…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Les voies et les moyens ? Présenter à tous nos collègues en
philosophie et à tous ceux qui ont des responsabilités
d’éducation et d’information, une philosophie qui accorde enfin
aux conduites fiduciales le statut rationnel qui leur sied, tant dans
l’ordre de la connaissance que dans celui de l’être, en ontologie.
180
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Encore faut-il que cette présentation soit solidement construite
et qu’elle puisse résister à toute critique rationnellement
fondée…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Entièrement d’accord, cher collègue… Gardons de la
philosophie classique ce qui est solidement établi ! Ne rejetons
de ses positions que celles qui nous empêcheraient de remédier
à ses lacunes, c’est-à-dire ses tabous spéculatifs qui nous
interdisent de reconnaître rationnellement la réalité de la
conscience fiduciale et ses implications ontologiques. C’est là
tout un programme…
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Pourquoi ne pas commencer modestement et faire
l’hypothèse d’abord que la « foi » est une forme rationnelle de
connaissance. Je parle de la « démarche de foi ». Il ne s’agit pas
d’accorder le label de rationalité à toutes les croyances… Loin,
très loin de là… Cette hypothèse vérifiée, on passerait alors à une
« affirmation de principe » ?
Quelles seraient les conséquences d’une telle hypothèse sur
notre compréhension de la raison ? « L’homme par nature désire
connaître » faisait déjà remarquer Aristote. Et il envisageait les
trois formes de connaissance à la portée de l’homme
« individuel ». Pourquoi ne pas dire : l’homme par nature désire
aussi « croire », c’est-à-dire connaître fiducialement ce qu’un
autre veut lui révéler comme un engagement de sa part envers
lui ? On envisage dans ce cas la foi comme une forme spécifique
de connaissance. Elle est constitutive de la nature humaine
consciente et libre, tout entière en chaque homme. Ce qui
implique que la relation à l’autre, à celui qui est le révélateur, est
constitutive de son être en tant que tel, que cette relation n’est
pas occasionnelle, accessoire, accidentelle. En termes de
philosophie aristotélicienne, la communication entre le révélant
et le croyant relèverait de son essence spirituelle.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Cela, le philosophe classique, que je suis, peut très bien
l’accepter. La foi est un acte intellectuel et volontaire à la fois…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est pour cela qu’il faut ajouter, pour bien saisir la
différence, que si la relation de communication entre le révélant
et le croyant est constitutive de notre essence spirituelle, ce n’est
pas en vertu du principe d’imperfection, de limitation et de
multiplicité de notre être (c’est-à-dire, en vertu de son essence
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
181
« humainement » finie, et « matériellement » multipliée en de
nombreux individus).
Cela, mon collègue classique l’admet, car cet aspect d’imperfection fait aussi partie de notre essence spirituelle en tant
qu’être fini et limité. Ce principe de limitation de la réalité d’un
être, permettant la multiplicité d’êtres distincts semblables à lui,
Aristote l’appelait dunamis, et les théologiens philosophes du
Moyen Âge parlaient de potentia, c’est-à-dire de « puissance ou
potentialité ». La distinction entre des êtres de même nature,
même spirituelle, condition de leur relation, est due à leur
imperfection constitutive.
Contradictoirement à cette position, il faut affirmer que cette
relation est constitutive de notre être en vertu de son principe de
perfection et de son unité, même quand il y en a plusieurs. Cette
relation existe en vertu de son acte, (energeia en grec ou actus en
latin, selon ces mêmes auteurs classiques), principe par lequel il
est… par lequel ils sont, en tant qu’êtres finis relationnels, à
l’image de leur Créateur.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Mais si vous dites que la relation fiduciale entre révélant et
croyant est constitutive de la conscience humaine en raison de sa
perfection et est ainsi à l’image de la perfection absolue de Dieu,
vous devez conclure que cette relation est également constitutive
de l’essence divine… La philosophie classique n’osera jamais
affirmer cela… C’est impossible pour elle…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Sans doute… Et c’est bien là la différence irréductible entre,
d’une part, les philosophies de la « substance », selon lesquelles
la personne spirituelle est considérée idéalement comme parfaite
en sa totalité individuelle unique, et d’autre part, les philosophies
de la « personne », lorsque celle-ci est considérée non seulement
comme substantielle en elle-même, mais aussi, et selon une
même valorisation ontologique, comme relationnelle à une autre,
à d’autres…, en perfection égale et de même nature…
LE CHANOINE.
– Si vos positions philosophiques sont irréductibles, pourquoi
continuez-vous à discuter entre vous ?… Et par rapport à nous,
vous ne nous laissez que le choix entre l’une ou l’autre de vos
deux conceptions : celle du premier, qui est classique et
unicitaire et celle de l’autre, qui est relationnelle et unité de
plusieurs.
182
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– La philosophie classique a pour elle le mérite de
l’ancienneté. Au cours de l’histoire elle a fait ses preuves. Ce
n’est sans doute pas sans raison qu’on parle de « philosophia
perennis ». Sans doute, il y a des problèmes encore sans
réponses… Mais peut-être pas insolubles… Ce qui oblige les
théologiens à parler de « mystères » pour certaines vérités de la
foi catholique.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– En revanche, la philosophie relationnelle a pour elle le
mérite de l’espérance… En s’attaquant aux « problèmes sans
réponses » peut-être pourrait-elle libérer toute la valeur d’intelligibilité de ces « mystères », si malencontreusement appelés
tels ? En réalité, ils sont sources de lumière et non énigmes
obscures… Encore faut-il en extraire leur intelligibilité… Je
pense ici aux deux formes d’aveuglement des prisonniers de la
caverne de Platon : l’aveuglement de ceux qui sont dans l’obscurité, et celui de ceux qui sont éblouis par la lumière du soleil…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je dirais à Monsieur le Chanoine que j’ai parlé d’irréductibilité au sens logique du terme. J’aurais mieux fait de parler d’une
relation de contradiction entre ces deux positions ontologiques
sur la nature de l’être en sa perfection : la classique unicitaire
indivise et la relationnelle selon une structure unifiée de
plusieurs.
Devant deux affirmations en relation de contradiction stricte,
on peut au moins dire que l’une des deux est vraie et que l’autre
est fausse. C’est déjà un progrès, n’est-ce pas ? En ce sens je
veux bien qu’on parle d’espérance… Car si l’on trouve que l’une
est fausse, on peut conclure que l’autre est vraie, même si on ne
comprend pas bien encore la nature de cette vérité et son
intelligibilité positive. On sait au moins dans quelle direction
chercher.
Comme dans notre cas ces deux affirmations contradictoires
sont des systèmes complexes qu’il faut prendre chacun en leur
totalité, il suffit qu’ils diffèrent entre eux sur un seul point et
qu’ils concordent sur tous les autres pour qu’ils soient en relation
de contradiction. Sans doute, si ce point de divergence est en fait
une ligne de force synthétique qui parcourt chacun des deux
systèmes, il y aura des répercussions dans chaque domaine de la
philosophie. Mais cela ne doit pas nous masquer tous les points
d’accord existants.
J’ai déjà dit que la philosophie interpersonnelle ou
relationnelle gardait toutes les valeurs de la philosophie
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
183
classique. Elle remédiait seulement à ses apories logiques.
Celles-ci sont dues à un inventaire partiel de l’expérience
humaine, à des « insuffisances » dans l’analyse réflexive de
l’activité consciente et libre de l’homme.
Le théologien exégète.
– Selon cette manière de voir, il serait alors possible
d’échapper à un choix contraignant et brutal et de passer
progressivement d’une conception classique unitaire et unicitaire
à une conception interpersonnelle par enrichissement progressif
des significations de la première. Cette procédure, qui remédie à
ces « insuffisances », à des « absences », serait une démarche
particulièrement intéressante pour l’exégète. Celui-ci est, en
effet, confronté non seulement à la restitution du sens des textes,
mais aussi à la recherche de l’intention de ceux qui les ont écrits.
L’intuition qui guidait leurs auteurs a pu être inhibée, chez leurs
interlocuteurs, par les contraintes des conceptions ambiantes…
En recherchant le sens profond de leurs intuitions, selon une
contradictoire de ces contraintes, et en tenant compte de
l’intégralité de l’expérience humaine toujours implicitement
présente dans leurs écrits, on pourrait enrichir d’une façon
contrôlée le sens de leurs textes, et éviter les interprétations
fantaisistes ou de circonstances…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Très certainement… Je n’avais pas songé à cette
application… C’est une manière originale de concrétiser, dans
certains cas, la méthode épistémologique. Cette cinquième
méthode de connaissance a précisément comme but de mettre en
évidence l’intérêt humain des connaissances autres que philosophiques, en approfondissant leurs significations à la lumière
d’une philosophie donnée. Pour votre interprétation des textes
religieux, prendriez-vous alors comme référence la philosophie
relationnelle interpersonnelle, pour « enrichir progressivement »
leurs significations ?…
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– Pensez-vous que la philosophie relationnelle permettrait
d’enrichir aussi les connaissances physiques ou biologiques ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je le pense effectivement. La conception « discontinue » de
la matière, constituée de « particules » distinctes, qui sont
organisées en structures unifiées selon différents niveaux de
force, depuis les forces internes aux atomes jusqu’aux forces
gravitationnelles de l’Univers, en passant par toute une série de
forces intermédiaires entre les atomes, les molécules, et les corps
184
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
complexes, présente beaucoup plus d’analogies significatives
avec une ontologie relationnelle, qu’avec une ontologie classique
unitaire et sa conception ancienne de la matière sous la forme
d’un « continuum » indifférencié. Celui-ci est-il d’ailleurs autre
chose qu’une projection « inconsciente » dans la matière de notre
représentation abstraite de l’espace, « forme a priori » de notre
sensibilité, selon Kant ?
Une bonne connaissance des sciences physiques et biologiques
montre l’importance de la « dimension de distinction » et le rôle
du « facteur de différenciation » dans la complexification progressive de la matière. Cela correspond d’ailleurs à l’intelligibilité de la « négation » dans l’ordre logique de la pensée : « une
particule n’est pas une autre ». Plus généralement, sans l’intelligence de la négation, la pensée humaine est impossible. Nous
pouvons même affirmer que la « négation distinctive » est
constitutive de la pensée, constitutive de l’activité de présence de
la pensée à elle-même, donc de l’être même de la conscience
dans sa relation à une autre conscience distincte d’elle. Dans le
cadre de notre discussion, nous dirons que le croyant n’est pas le
révélant et que le révélant n’est pas le croyant. Une intelligence
correcte de la relation fiduciale exigera donc une intelligence
correcte du statut ontologique de la négation distinctive. La
philosophie est-elle capable de lui faire une place dans son
ontologie, et laquelle ? Est-elle capable de reconnaître que cette
négation distinctive est plus fondamentale que celle impliquée
dans la conception « solitaire » de la perfection de l’être selon la
philosophie classique, ou dans les mots « néant » et « vide » du
sens commun ?
LE CHANOINE.
– Mon collègue exégète laisse supposer, à ce sujet, une transition progressive du classique au relationnel... Pourriez-vous,
Monsieur Debruquel nous donner une petite idée de ce passage,
s’il existe, de la philosophie ancienne à votre philosophie
moderne ? Faites-nous faire une petite promenade et pas un
parcours du combattant… Vous comprenez ce que je veux dire…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Oui, je comprends… mais vous êtes quand même un bon
marcheur, Monsieur le chanoine… N’est-ce pas ?… Alors en
marche !
Il est possible en un premier temps « d’induire » — imparfaitement — ou de « postuler », à partir de certaines affirmations
de la philosophie classique et de l’expérience commune,
l’existence d’une forme de connaissance que j’appelle donc
maintenant : « fiduciale ». Mais cette « inférence » n’est pas une
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
185
preuve rigoureuse, car tous les enchaînements de cette inférence
n’ont pas une même valeur transcendantale. Elle peut cependant
ouvrir psychologiquement la voie à une véritable reconnaissance
de la fiducialité de la conscience entre personnes distinctes. En
voici les étapes.
L’activité de connaissance est classiquement conçue comme la
propriété universelle de tout sujet individuel, de sorte que dans
l’hypothèse d’un seul sujet existant, cet unique sujet en aurait la
pleine jouissance. Même en un état — hypothétique, bien
entendu — de solitude ontologique, l’homme conscient disposerait de son entier pouvoir de connaître et pourrait pleinement
l’exercer. Sur la base de ce présupposé, que nous avons
rencontré dans notre discussion ce matin, on interprète souvent,
tendancieusement hélas !, la démarche du doute cartésien et
l’affirmation du « Cogito ».
La conception classique de la connaissance est élaborée donc
comme s’il s’agissait de l’activité d’un sujet seul qui n’aurait en
face de lui que des choses matérielles perçues sensiblement. Elle
est cependant affirmée comme objectivement universelle, c’està-dire comme mise en œuvre intégralement par chacun de tous
ces « sujets seuls ». Concevoir des connaissances comme
« universellement » valables pour tous les sujets, c’est déjà
affirmer une certaine relation nécessaire à autrui… du moins
dans « l’objet » du savoir, mais pas dans son « exercice »…
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Cela pourrait en effet s’expliquer par la limitation de la
nature humaine et sa multiplication consécutive en de nombreux
individus. Quand à l’accord entre les esprits sur un certain
nombre de vérités, il pourrait s’expliquer parce que chacun
observe un même monde et que ce monde obéit à des lois que
chacun peut observer. En voyant la même chose, on est
forcément d’accord avec son voisin…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Parfaitement. C’est l’explication classique. C’est même
l’explication propre à cette tendance, ou « variété », de la
philosophie classique qu’on appelle « philosophie de l’objet ».
Elle est même de nature très objectiviste… Elle contient comme
une pétition de principes et une généralisation indue. Car, qui
pose l’existence de lois dans les phénomènes physiques et autres,
si ce n’est l’esprit lui-même ? L’accord particulier avec mon
voisin particulier dans le cas d’une vision particulière d’un objet
particulier n’est possible que sur l’évidence première, « exercée »
même si elle n’est pas « réfléchie », que nous percevons et
pensons, lui et moi et tous les hommes, selon un certain nombre
186
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
de principes communs. Ils sont « universels » en nous, universellement constitutifs de notre être. De cette évidence première,
nous concluons implicitement, mais correctement qu’il en est de
même de tout ce qui existe, donc de tout phénomène « objectif »
aussi.
Heureusement que la réflexion transcendantale sur l’activité
intellectuelle du sujet lui-même, réflexion menée par Kant et ses
disciples, a déjà mis en évidence les formes a priori de la
connaissance. Il faut alors se poser la question de savoir si ces
formes a priori, sont fondées dans l’être de la conscience… et si
certaines d’entre elles  pas toutes bien évidemment sont
fondées dans la composante de perfection de la conscience. Si
oui, alors on est proche de reconnaître une relationnalité
constitutive de l’être de l’homme…
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Merci de cette précision… Je m’y attendais… C’est vrai que
le caractère « universel » de nos concepts, de tous nos concepts,
des vrais comme des faux, et donc celui aussi de l’universelle
validité pour tous les esprits qui s’interrogent de la même façon,
n’est pas fondé sur la stabilité supposée des « objets ». C’est
effectivement un élément en faveur de la relationnalité… Je
ferme ma parenthèse et vous laisse continuer..
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Oui ! Vous faites bien de citer différentes significations du
terme « universel », quand on parle de la connaissance. Mais
toutes ces significations se fondent sur l’activité « universalisante », nécessaire et permanente, de la conscience. C’est elle qui
est « productrice » du caractère « universel » de tous ses
concepts, dans leur application à ses « objets en général », y
compris à ses « objets réflexifs », c’est-à-dire nos concepts
métaphysiques. Elle est donc fondatrice, en vertu de sa
réflexivité, de l’exigence de validité universelle du savoir pour
tous les sujets. Nos concepts étant ses « contenus » reçoivent sa
« marque », si l’on peut dire. Tous nos contenus de conscience
sont « universalisés », ont donc un caractère « universel », parce
que notre conscience est « universalisante ».
Je passe maintenant à un autre aspect de notre activité
consciente. Sa dimension de liberté considérée par la philosophie
classique. D’une part, ce « sujet seul », ce « Cogito » solitaire se
connaît lui-même, d’une certitude philosophique ou métaphysique, comme un être libre, et, d’autre part, l’expérience
commune lui fait reconnaître, d’une certitude empirique et
psychologique, l’existence d’autres sujets libres. Le philosophe
classique n’a pas, en effet, à partir des présupposés de
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
187
l’ontologie grecque ou unitaire, la possibilité d’établir avec une
certitude métaphysique l’existence d’autrui. Elle est pour lui un
fait objectif avéré, mais elle n’est pas reconnue comme une
nécessité transcendantale de l’être. Sinon, nous serions dans une
philosophie relationnelle.
Ici apparaît à nouveau l’insuffisance de rigueur de notre
tentative de transition pour induire l’existence d’une connaissance fiduciale et reconnaître la fiducialité de la conscience à
partir des thèses classiques. En effet, le degré de certitude de la
conclusion d’un raisonnement ne pourra pas dépasser le degré de
certitude de la plus faible de ses prémisses. De telle sorte que
nous ne pouvons conclure qu’à une certitude empirique de la
possibilité de croire. En quoi nous ne dépassons pas le
témoignage de l’expérience commune. Toutefois cette tentative a
le mérite de situer le « lieu existentiel » de la question de la
fiducialité. Continuons pour cela notre « induction », notre
tentative de transition.
Instruit par son expérience commune, le philosophe classique
reconnaît à tous les hommes individuels les mêmes aptitudes
constitutives qu’il se reconnaît à lui-même. « Les autres, à lui
semblables, sont aussi des êtres libres ». C’est une application
universalisée d’une vérité qu’il découvre en son individualité.
Mais s’est-il jamais posé la question philosophique et réflexive et
pas seulement la question intentionnelle et empirique de savoir
comment il peut connaître ce « semblable individuel » en tant
que libre, qui agit librement envers lui et se fait librement
connaître de lui par et dans son action libre envers lui ?
Se poser cette question, c’est s’engager dans la voie de la
reconnaissance de la fiducialité de la conscience envers un être
libre qui se révèle librement. Quand il s’agit de connaître « autrui
comme sujet libre », le philosophe classique est enfermé dans un
raisonnement par « analogie » avec son expérience individuelle.
Il n’y a pas de possibilité de connaître autrui en tant que libre,
par une démarche expérimentale scientifique. Il n’est connu alors
que dans sa phénoménalité, non dans sa liberté. Or, celle-ci est
postulée par l’universalisation des qualités que le sujet découvre
réflexivement en lui-même. Affirmé comme libre, autrui ne
pourrait-il jamais être connu dans l’exercice de sa liberté envers
moi ? Car c’est moi qui doit connaître cette liberté en acte, donc
en acte envers moi. Et en vertu de la même exigence
d’universalité, il faut aussi postuler qu’autrui doit aussi faire
l’expérience de ma liberté envers lui.
Il ne me suffit pas, pour satisfaire l’exigence d’universalité
reconnue par la philosophie classique, de recourir à une analogie
objectivée entre, d’une part, mes actes libres envers les choses ou
188
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
envers des personnes mises sur le même plan que les choses, et,
d’autre part, les actes d’un autre envers des choses ou d’autres
personnes que lui, mises également sur le plan des choses.
Heureusement, l’expérience humaine est plus riche que ne le
suppose l’analyse de la connaissance faite par la philosophie
classique !
Y A-T-IL UNE PREUVE METAPHYSIQUE DE LA
NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI ?
LE CHANOINE.
– C’est sans doute pour cela que la phénoménologie de Max
Scheler parle d’une intuition de l’existence d’autrui et de sa
personnalité… Il paraît qu’un certain étudiant Karol Wojtyla,
aujourd’hui Jean-Paul II, aimait lire cet auteur…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Rien de plus naturel que cela ! Je pense que ce pape
n’accepterait guère de cantonner sa pensée dans le cadre individualiste de la philosophie classique ! Était-il en train d’opérer
une « transition » vers une conception relationnelle de l’existence ? Comme vous souhaitez que je l’esquisse ? Je ne sais.
De toute façon, pour satisfaire l’exigence classique d’universalité dans l’ordre du connaître, lorsqu’elle est appliquée à la
personnalité d’autrui, il faut assurément que sa liberté s’exerce,
non seulement devant moi envers des choses ou envers d’autres
personnes phénoménalement considérées, mais envers moi en
me permettant d’en prendre conscience, c’est-à-dire en se
révélant de telle manière que je puisse le connaître dans son
action libre envers moi. Et réciproquement. C’est l’expérience de
la foi en autrui. Expérience en laquelle je peux « le croire »,
croire « activement » en lui, me lier à lui en un « lien fiducial »,
lien de révélation de sa part, lien de foi de la mienne.
La révélation, c’est-à-dire la réalité d’une personne libre qui se
révèle à moi dans son engagement pour moi, voilà « l’objet
général » de ma foi, « l’objectum formale intellectus fidei »,
« l’objet formel de la conscience fiduciale », de même que l’être
en général est l’objet formel de « l’intellectus reflexionis »,
l’objet formel de la conscience réflexive.
La révélation, par un autre en tant que sujet libre, de son
engagement à me faire exister en plus grande perfection est à la
« foi fiduciale » — excusez ce pléonasme —, ce que les actions
des choses selon leurs lois naturelles sont à l’expérimentation
et à la connaissance scientifique, et ce que les nécessités
constitutives de la conscience en son être, sont à la conscience
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
189
elle-même en tant que présente à elle-même, c’est-à-dire à la
connaissance réflexive philosophique.
Compléter, comme nous le faisons, la palette de nos modes de
connaissance, en reconnaissant l’existence d’une connaissance
fiduciale, implique d’une certaine façon que nous complétions
aussi notre conception de l’être. De quelle nature est donc
l’ontologie impliquée dans la reconnaissance de la fiducialité ?
La conception classique de la connaissance, qui méconnaît la
fiducialité, étant foncièrement « individualiste », son ontologie
pouvait être « essentiellement » fondée sur l’unité « unicitaire »
de la substance en son individualité et « accidentellement » sur la
multiplicité des relations entre les « substances » en une « unité
par accident ».
Faire ainsi une place à la fiducialité dans l’ordre de la connaissance requiert donc une ontologie qui ne peut plus être seulement
« substantielle », mais substantielle et relationnelle à la fois, sans
que la relationnalité de l’être soit « subordonnée » à sa
substantialité. Substantialité et relationnalité de la personne
consciente et libre y sont indivisiblement liées et s’impliquent
l’une l’autre en même valeur de perfection. La substantialité du
sujet qui se révèle ou du sujet qui croit ne l’emporte pas en
valeur ontologique sur leur relationnalité de révélant ou de
croyant, ni réciproquement.
Une telle ontologie pose donc comme signe de la perfection de
l’être plusieurs formes d’unité : une unité de structure pour la
relation « révélant-croyant », une unité de nature pour l’un et
l’autre et une unité d’identité avec soi pour chacun. L’être, c’està-dire « ce qui existe », est une unité relationnelle d’êtres, uns
avec eux-mêmes en l’unité d’une même nature pour chacun,
intérieurement structurée selon la relationnalité qu’ils ont entre
eux.
Nous inférons ici l’existence d’une ontologie logiquement
contradictoire (tiers exclu) de l’ontologie classique qui ne reconnaît, en la perfection de l’être qu’une seule forme d’unité :
l’unité substantielle d’identité avec soi en la nature du soi. Les
autres formes d’unités dans le réel sont des unités accidentelles,
qui viennent s’ajouter à l’unité substantielle du sujet, et lui sont
donc ontologiquement inférieures et subordonnées.
Si la reconnaissance de la fiducialité de la conscience postule
une ontologie relationnelle et interpersonnelle, la réciproque est
vraie également. Cela veut dire que la preuve d’une telle
ontologie ne repose pas sur le fait d’admettre la fiducialité de la
conscience, encore moins de l’accepter comme une « révélation »
ou une croyance. Une telle ontologie ne peut être fondée que par
la méthode philosophique, c’est-à-dire par une « réflexion » en
190
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
notre être propre, en une recherche transcendantale des
conditions a priori de l’activité consciente.
C’est dans le cadre d’une telle ontologie philosophique que le
pouvoir de croire et l’acte de croire, comme impératif de vie,
prennent toute leur signification pour l’homme. Exister, c’est
exister en relation fiduciale. L’un révèle à l’autre son
engagement à le faire exister. Saint Thomas d’Aquin, dans les
questions disputées du « de potentia », considérait que le propre
de « l’acte d’être », pour un être, était de se communiquer dans
toute la mesure de son pouvoir. C’était là selon lui, et je partage
son jugement, le propre de l’être en sa perfection, le propre de
« l’être en acte ».
LE CHANOINE.
– Je vous écoute attentivement et je me rends compte que vous
ne parlez de relation de foi qu’entre des personnes humaines !
Mais la foi en une autre personne humaine, n’est pas la même
chose que la foi en Dieu. De la part d’autres personnes, je
n’apprends rien de bien nouveau. De Dieu, si ! La bonne
nouvelle de l’Évangile ! Je m’attendais à ce que vous nous
montriez que la foi en Dieu est bien cette connaissance
particulière, spécifique, rationnelle aussi, complémentaire de la
philosophie et des sciences… Je ne vois rien de tout cela… Et
pourtant vous nous l’aviez promis…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je vous ai fait des promesses solides… et j’entends les tenir.
C’est pour cela que je dois d’abord établir la réalité de la
fiducialité dans l’ordre de notre humanité même, tant sur le plan
de la connaissance que sur celui de l’ontologie. Comment établir
la rationalité de la foi en Dieu, si la fiducialité n’est pas une
réalité rationnelle sur le plan humain ?
Après, il faudra aussi se poser la question du fondement
absolu d’une telle réalité relationnelle humaine. Vous comprendrez de suite que ce fondement est en Dieu même, en tant qu’il
est en lui-même une communion de trois personnes infinies et
parfaites, qui « se révèlent » et « se fient » entre elles, les uns aux
autres. Je dis cela en guise de jalon pour baliser notre recherche.
Je ne puis en faire maintenant la démonstration…
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Vous aviez déjà posé un jalon semblable en disant que si
Dieu est créateur et révélateur, il faut que ces deux démarches de
la générosité de Dieu envers nous soient fondées en une
générosité absolue, infinie et parfaite en Dieu même. Cette
générosité est l’essence même de la divinité.
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
191
Comme quoi Dieu n’est pas un être solitaire, mais un être
familial. Dans ce contexte le terme de « révélation » prend une
densité ontologique considérable. « Se révéler » à l’autre, c’est
lui communiquer quelque chose de notre être, sans nous en
dépouiller, pour le faire exister en lui-même en une parfaite
distinction…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est exact. Tout se tient effectivement et tout est simple à
comprendre… Tout est si simple, lorsque l’on se place dans une
perspective relationnelle. Mais c’est une simplicité acquise, car il
s’agit d’embrasser au départ toute la richesse réflexive de
l’expérience de conscience.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Si je comprends bien… la relation fiduciale entre le révélant
et le croyant devient une relation ontologique constitutive de la
perfection de l’être…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Une relation de communication d’être… Oui.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Une relation qui est au cœur de l’ontologie. Une relation qui
donne à l’être sa pleine signification et qui reçoit de l’être sa
pleine réalité.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Très juste. Vous exprimez de façon très forte ma pensée,
lorsque je disais qu’il fallait au christianisme une philosophie de
la connaissance qui fasse à « l’acte de foi » toute sa place, une
place pleinement rationnelle et que la théologie chrétienne devait
exprimer la vérité révélée de l’évangile en se référant à une
ontologie relationnelle, seule accordée à l’action créatrice et
révélatrice de Dieu, parce qu’elle est, précisément, relationnelle
et fondatrice de l’acte de foi .
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Les réflexions que vous venez d’échanger ne peuvent laisser
l’exégète indifférent. J’y vois maintenant une référence positive
pour interpréter les textes. La relation de différenciation
contradictoire par rapport aux idées de la pensée classique était
déjà éclairante. Elle pouvait permettre d’éviter certains pièges
d’interprétation, ou contourner des blocages de lecture. Une
vision relationnelle peut donner une grille de lecture plus riche.
Son intérêt est d’autant plus grand qu’elle couvre tout le champ
de la réalité humaine. Elle n’est pas limitée, comme le sont
192
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
certains critères historiques et littéraires… tous très utiles par
ailleurs, parfois même indispensables.
LE CHANOINE.
– À condition que cette nouvelle ontologie soit non seulement
solidement fondée et mais encore prise en compte par les
nombreux spécialistes de toutes ces disciplines. Personnellement, j’avoue que j’ai quelques réticences à abandonner ma
vision classique et traditionnelle… Et si je voulais me convertir à
cette nouvelle ontologie, je n’y arriverais sans doute pas…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Votre franchise et votre sincérité vous font honneur,
Monsieur le chanoine. D’autres éprouvent les mêmes difficultés
que vous. Ils en éprouvent une sorte de peur paralysante, très
décourageante… On ne peut surmonter un tel handicap, qu’à la
condition d’acquérir une vision claire du bien-fondé d’une
philosophie relationnelle et d’y puiser une conviction forte qui ne
se laisse pas arrêter par les incroyables « inerties molles et
statiques » de la mentalité ambiante. Il faut une « conviction » 
remarquez que je n’emploie pas le mot « foi », qui a pourtant
souvent ce sens…, mais qui introduirait de la confusion dans nos
discussions  il faut, dis-je, une conviction capable de soulever
des montagnes de mollesse, de tiédeur, d’apathie et d’encroûtement intellectuel…
En effet, le conditionnement intellectuel et psychologique des
philosophies substantialistes et unitaires est considérable. Il
imprègne toute nos cultures sous la double forme de l’individualisme et du collectivisme, avec entre les deux toutes les
variantes des « communautarismes ».
Dans toutes ces situations, c’est l’idéal  métaphysiquement
erroné, mais psychologiquement dominant »  de l’unité
indivise qui est appliqué soit sur les personnes individuelles qui
sont alors juxtaposées sans lien véritablement profond, soit sur
les groupes considérés comme des blocs monolithiques, en
lesquels les personnes n’ont pas d’existence véritablement
autonome.
Ces deux conceptions sont logiquement contraires entre elles,
et en confrontations pratiques permanentes  parfois même
belliqueuses  dans les sociétés civiles autant que religieuses.
Formellement parlant, elles ne peuvent être vraies ensemble,
mais peuvent être fausses toutes les deux. Concrètement parlant,
elles sont fausses toutes les deux.
En revanche, la philosophie relationnelle est la contradictoire
logique de l’une et de l’autre. Elle apparaît donc comme la
position vraie, face à deux erreurs contraires entre elles. Elle
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
193
n’est ni individualiste, ni collectiviste. Elle assure, sur le plan
théorique, l’autonomie de chaque personne et la cohésion de la
communauté. Elle le fait, non en équilibrant un rapport
inversement proportionnel entre l’autonomie individuelle et la
cohésion sociale, mais en montrant que plus il y a de véritable
liberté personnelle  relationnelle, bien sûr  plus il y a de
communion, et réciproquement, plus il y a d’unité  relationnellement structurée, cela s’entend  dans la communion des
personnes, plus il y a d’autonomie et de consistance personnelle.
En d’autres termes, il y a un rapport directement proportionnel
entre la réalité individuelle des personnes et la réalité de la
communion des personnes.
Il en est ainsi parce que l’unité ontologique entre les personnes
est de nature fiduciale. Inversement la relation fiduciale est une
relation de communication d’être. Il en résulte, sur le plan de la
vie quotidienne, qu’une société bien construite est une société
construite sur la confiance réciproque. Qui pourrait nier une telle
évidence de bon sens…
LE SOCIOLOGUE.
– On ne peut nier cette évidence, si on y voit un idéal…, mais
dans la réalité que le sociologue observe, on en est très loin…
très très loin…
En vous entendant, j’avais l’impression que vous aviez décollé
de la terre où nous vivons… Mais je constate que vous y
revenez… C’est bien pour moi… Je peux au moins vous faire
prendre conscience de l’écart entre ce qui existe concrètement et
ce que vous rêvez de faire exister…
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– N’ayez pas de crainte pour nous, Monsieur… Tous les
philosophes, classiques et autres, sont conscients de cet écart
entre ce qui est en soi fondamentalement et qui doit être, d’une
part, et ce qui, d’autre part, se fait concrètement et constitue la
réalité observable.
Cet écart est inévitable. Il découle de notre nature d’êtres finis
et limités, en évolution dans le temps et l’espace… Cet effort
pour combler cet écart donne corps à notre histoire, à ses progrès
et à ses échecs. De plus, son déroulement n’est pas et ne saurait
être harmonieux. Un déroulement harmonieux où les échecs sont
progressivement surmontés est aussi un « idéal ». Cela ne se
réalise pas, car, comme notre liberté est une liberté imparfaite,
elle est capable de commettre le mal. L’histoire est donc le lieu
où le mal se réalise nécessairement… Pas que le mal, bien sûr !
Le bien, assurément, y trouve sa place, mais le mal aussi et
194
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
nécessairement… contre lequel il faut lutter. La réflexion sur le
bien et le mal est au cœur de la conscience de tout homme.
C’est d’ailleurs cette conscience morale en vous, qui vous fait
reconnaître un écart entre un idéal et la réalité que vous observez
comme sociologue. L’idéal doit rester idéal, et la réalité observée
doit rester une donnée d’observation. L’une ne peut devenir
l’autre. La fréquence d’une conduite indigne ne la rend pas
moralement bonne. La réalité observée ne peut être prise pour
idéal sous peine de catastrophe… et l’idéal comme idéal ne peut
être tenu pour une réalité accomplie. Il reste toujours à réaliser.
Sinon, nous sommes en pleine illusion. Mais il n’y a pas
d’illusion à se forger un idéal. Et l’on n’est pas guetté par la
désillusion, s’il ne se réalise pas complètement… Un idéal
réalisé en fait resurgir un autre au-delà de lui. C’est comme un
progrès de notre capacité d’inventer de l’idéal.
LE PSYCHANALYSTE.
– Les psychoses sont, comme vous le savez, des
détériorations, voire des délabrements de la personnalité dus à
des déséquilibres organiques graves ou à des malformations
cellulaires ou moléculaires dans nos systèmes hormonaux ou
nerveux. Les névroses sont des troubles de la personnalité dans
nos relations diverses avec les autres personnes. Le
psychanalyste observe les faits psychiques, comme le sociologue
observe les faits sociaux. Mais en plus, il a un rôle thérapeutique,
là où le sociologue passe la main aux politiques et aux agents
économiques. Dans les psychoses, ce sont les anormalités du
corps qui empêchent une présence psychique normale du sujet au
monde et aux autres personnes. La personne est trahie par son
corps, comme l’est le paralysé ou l’amputé. Dans les névroses ce
sont les modalités de nos comportements intérieurs et extérieurs
qui sont affectés. Les névroses peuvent faire l’objet d’une
thérapie psychique, pas les psychoses. La cure psychanalytique
n’a guère d’effet sur ces dernières.
Posons, donc, l’existence d’une pulsion de foi et d’attachement à autrui. Je suppose aussi que les psychanalystes l’interpréteraient, au niveau de l’inconscient, soit dans une perspective
plutôt individualiste, comme l’a fait Freud, soit dans une
perspective plus collective, comme l’a proposé Jung, qui parle
explicitement d’un inconscient collectif.
Ces interprétations psychanalytiques sont donc aussi, sans s’en
apercevoir, tributaires d’un inconscient culturel socialement
dominant. C’est ce que je viens de comprendre en écoutant vos
réflexions et en les appliquant à la situation de la psychanalyse.
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
195
Si les relations psychologiques sont les différentes facettes
d’une relation fiduciale avec au moins deux pôles personnalisés
 je reprends aussi ce terme, bien qu’il n’ait jamais fait partie
de mon vocabulaire technique  relation à la fois de révélation
et de foi, de dévoilement et de réceptivité, de proposition et de
réponse, d’engagements réciproques implicites ou explicitement
contractés, je conclus que les troubles de cette relation
multipolaire ne sont jamais liés à la seule subjectivité
individuelle du patient. Ils sont fonction de l’un ou l’autre rôle
qu’il exécute dans ces relations. Je vais réfléchir aux
conséquences que je dois tirer de cette constatation…
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Permettez-moi une courte remarque, pour laquelle je dois
vous remercier, en vertu du raisonnement que vous venez de
faire.
LE PSYCHANALYSTE.
– Ah !
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Oui. Je reprends la forme de votre raisonnement,… la forme
seulement, et non sa matière. Et je remplace le mot « trouble de
la personnalité » par le terme « faute morale ou péché ». Je parle
donc de tout autre chose. Et il ne faut pas assimiler un trouble de
la personnalité à une faute morale ou faire l’inverse.
Si donc il n’y a pas de personne solitaire en sa seule nature
propre, si la relation fiduciale est une relation ontologique
de communication d’être, et si la liberté humaine personnelle
s’accomplit essentiellement dans cette relation, mais est
imparfaite et finie, même en une telle relation, il faut conclure
que c’est dans l’ordre de la relation fiduciale libre
ontologiquement imparfaite qu’il y a possibilité du mal et du
péché. L’essence du mal est donc une autodestruction de
l’homme en sa relationnalité de révélation et de foi. C’est donc
aussi en cet ordre qu’il peut y avoir un « salut » pour l’homme.
Je termine ma remarque. Et comme vous, je vais réfléchir à
toutes ses implications… Je vous remercie encore une fois de
m’avoir donné, sans le savoir, un modèle de raisonnement
transposable du plan psychologique dans le domaine moral et
éthique.
LE CHANOINE.
– Vous avez l’esprit très rapide… pour raisonner ainsi. Mais
n’oubliez-vous pas que le péché est une désobéissance à Dieu,
comme le raconte le chapitre 3 de la Genèse ?
196
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Et si cette désobéissance n’était pas autre chose qu’une
falsification et une perversion de la relation fiduciale voulue par
Dieu entre les hommes, volonté inscrite au cœur même de son
action créatrice ?
LE CHANOINE.
– Mais Adam et Ève ne commettent pas une faute dans la
relation de l’un envers l’autre, mais tous les deux ensemble
envers Dieu !
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Ne demandez pas à ce texte, déjà si lucide pour l’époque,
d’être animé explicitement par une vision interpersonnelle de
l’existence. Toutefois il ne faudrait pas négliger le défaut de
discernement de foi, dans l’attitude du premier couple. Ils font
davantage crédit à la parole du Serpent qu’à celle de Dieu… Et si
nous comprenons les paroles du Serpent comme une
extériorisation des pensées du couple, c’est bien la relation
fiduciale qui est ébranlée à l’origine de l’humanité… Et ce
Serpent n’est-il pas, dans la tradition, considéré comme le
« menteur » des menteurs ? Et le mensonge n’est-il pas l’opposé
de la parole révélatrice vraie ? La parole mensongère n’abuse-telle pas de la foi spontanée de l’autre ?
LE CHANOINE.
– C’est exact… La fiducialité peut effectivement offrir une
nouvelle grille de compréhension en beaucoup de domaines.
C’est pourquoi il serait intéressant qu’on reprenne l’analyse
philosophique de toutes ces implications. Philosophia ancilla
theologiae ! Peut-être faut-il changer aujourd’hui de servante…
et donner congé à la servante aristotélicienne pour une servante
plus moderne…
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Sans oublier pourtant ses bons et loyaux services… selon la
formule consacrée…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Non, non, il ne faut pas la congédier… Elle a rendu de
grands services à la théologie, et elle peut continuer à en rendre
encore, mais il ne faut pas lui demander de remplir des tâches
pour lesquelles elle n’est pas compétente. Mais suivons-la,
lorsque…
LE CHANOINE.
– Quels sont donc, selon vous, les autres domaines où le
principe d’une relationnalité peut modifier notre façon de voir ?
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
197
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– D’abord, gardons de la philosophie classique son souci de
rigueur et suivons-la lorsqu’il s’agit de penser correctement
selon une méthode bien précise. Celle-ci s’est progressivement
élaborée depuis le « connais-toi toi-même » de Socrate et Platon.
Elle fut élevée par Aristote jusqu’au sommet de l’être en tant
qu’être. La rencontre de cette prise de conscience de soi avec le
plan général et universel de l’être en tant qu’être donna la
« réflexion » au sens thomiste du terme, ainsi que le « cogito » de
type cartésien. Ensuite, l’effort pour expliciter les vérités
impliquées dans cette expérience première irrécusable permit
d’affiner la méthode. Après Leibniz, elle trouva ainsi sa forme
définitive dans l’œuvre de Kant.
Il s’agit donc de « rechercher les conditions a priori de
possibilité de toute action en tant que telle ». Cette méthode peut
s’appliquer en des domaines limités et bien circonscrits de
l’activité humaine. Elle peut aussi s’appliquer sur le plan qui les
englobe toutes, sur le plan où l’universalité de la pensée peut
s’exercer au-delà de toute limite, sur le plan de la généralité
transcendantale, celui de l’être en tant qu’être, non du concept
abstrait de l’être  ce qui serait une impasse où nous serions
prisonniers des insuffisances classiques  mais de l’être concret
que je suis.
C’est alors « une analyse réflexive transcendantale de l’activité
de conscience et de liberté, en tant qu’elle est notre expérience
personnelle et universelle, irrécusable en soi, car identique à
notre propre réalité ». Nier les vérités que cette démarche
réflexive nous montre, serait nous nier nous-mêmes. Ce qui est
impossible. Voire, tout effort de négation nous présenterait à
nouveau ces vérités en pleine activité, pour soutenir l’acte
d’affirmation par lequel nous prétendons sottement les nier.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Et en appliquant cette méthode, vous pensez pouvoir mettre
en évidence des vérités que les philosophes classiques n’auraient
pas vues, ou du moins mal vues et mal appréciées, par défaut de
méthode !
LA NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI
ET LA CONNAISSANCE FIDUCIALE
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Très exactement ! On peut mettre en évidence des a priori
constitutifs qui impliquent l’existence nécessaire d’autrui. Car là
réside l’ultime condition de possibilité de la fiducialité.
198
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
LE CHANOINE.
– Et vous l’avez fait ? Vous en avez donné la preuve ?
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Personnellement, je l’ai lue dans son ouvrage fondamental.
Il y reprend sa thèse de doctorat sur la relationnalité de l’être.
J’estime qu’elle est très valable. Pour l’apprécier, il faut en faire
personnellement la démarche. Elle est ardue, certes, mais on ne
peut atteindre une telle vérité sans s’en donner la peine.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Il s’agit de reconnaître non seulement l’existence de fait
d’autrui  personne ne la nie  mais de percevoir réflexivement, en ma réalité personnelle propre, les marques de son
existence de droit, si je puis dire, notamment par l’analyse de
l’intentionnalité de la conscience et de son pouvoir
universalisant.
Il s’agit de propriétés de l’activité consciente individuelle qui
disent l’existence d’autrui, même en son absence « méthodologique », ou plutôt grâce à cette absence d’un genre spécial. Je
ne puis en effet analyser « réflexivement » la réalité individuelle
de la conscience d’autrui. C’est une impossibilité totale. Et c’est
heureux. Une telle possibilité reviendrait à nier la réalité de la
distinction entre lui et moi, pour l’identifier à moi et refuser par
là son existence. Ce qui serait absurde.
Mais ce serait aussi évacuer toute possibilité de relation
fiduciale de révélation et de foi. Il n’y a pas, logiquement parlant,
de possibilité de révélation et de foi, dans une optique
intellectuelle de fusion entre moi et autrui, comme le réclame
l’idéal classique de l’unité indivise. Posée comme seul idéal de
perfection, elle est rebelle à toute unité de communion
relationnelle. C’est d’ailleurs pour cela que la philosophie
classique de l’unité ne peut faire de place à la connaissance
fiduciale, comme nous le constatons dans l’histoire de la
philosophie.
Il s’agit de marques, en la conscience individuelle, de
l’existence distincte d’autrui, non en vertu d’une imperfection
dans le sujet humain individuel, mais en raison de sa perfection
d’être.
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– Comment peut-on constater la présence d’une chose en son
absence. Cela paraît incongru…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je sais… C’est là une évidence réflexive qu’il est impossible
de se représenter sous une forme objectivée. Je ne connais pas de
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
199
bonne comparaison pour faire comprendre une telle évidence.
Comment traduire en images le fait que plus il y a d’unité entre
deux consciences, plus il y a de distinction entre elles, et que la
connaissance que l’une a de l’autre renforce la distinction de
l’une par rapport à l’autre. Il en va de même dans l’amour. Plus il
y a de communion dans l’amour, plus il y a de distinction entre
les personnes qui s’aiment. L’amour fusionnel est la négation de
l’amour véritable.
J’ai parfois pensé à la comparaison de deux électro-aimants.
Plus on augmente le nombre de leurs spires et donc leur volume,
et donc leur position distincte dans l’espace, plus on augmente
leur puissance d’attraction de l’un par rapport à l’autre… Mais
cette comparaison est mauvaise. Elle ne présente pas de véritable
analogie avec l’évidence réflexive. Sur le plan de la pensée
objective et empirique, les termes d’union et de distinction sont
plutôt antithétiques, en sorte que là où il y a davantage d’union il
y a moins de distinction, et que là où il y a davantage de
distinction il y a moins d’union. Le langage psychologique
n’illustre pas mieux l’évidence réflexive, car il puise ses
métaphores dans l’ordre matériel des choses.
En termes psychologiques, en un langage descriptif et
objectivé, il faudrait dire… vous allez voir combien c’est
compliqué, lourd et maladroit, alors que l’intuition réflexive est
simple et dynamique  qu’il n’est pas possible de se penser soimême comme un « Je » sans comprendre que ce « Je », que je
suis, porte la marque d’un « Toi » que je ne suis pas, et qui est
aussi un « Je » portant également la marque d’un « Toi » qu’il
n’est pas et que je ne suis pas non plus. Sans la marque de ce
« Toi » marqué d’un « Toi » que je ne suis pas, je ne serais pas le
« Je » que je suis.
Quelques sourires et quelques rires contenus accueillent cette
explication…
J’avais pris mes précautions… et je vous avais prévenu… Il
n’est pas possible de ne pas rire d’un langage objectivé qui
tente de traduire une vérité réflexive… Votre rire me confirme
dans ma conviction de bien distinguer les méthodes de
connaissance…
Donc, plus la marque du « Toi » distinct du « Je » est forte
dans le « Je », plus le « Je » est lui-même. Ce n’est pas tout… Il
faut maintenant tenir compte que cette marque du « Toi » dans le
« Je » est une marque dynamique. Elle est un vouloir que l’autre
soit et soit lui-même comme vouloir d’un autre, autre que lui,
autre que moi. Ce qui nous donne une structure ternaire de la
relation de communication de l’être. Nous retrouvons ainsi la
200
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
structure de la famille, telle que l’auteur du chapitre 2 de la
Genèse nous la présente avec beaucoup de poésie, nous
informant en plus qu’elle est l’œuvre de Dieu à son image…
Stupéfiante et extraordinaire plongée dans les profondeurs de
l’expérience humaine authentique… N’est-ce pas ?
Mais la méthode philosophique est bien plus lente. Elle
différencie plus nettement les étapes de son parcours. Nous
venons de reconnaître ce qui n’est en quelque sorte que son point
de départ. À la manière d’Aristote, il nous faut penser à la raison
ultime de toutes choses, à Dieu. Mais l’idée que les philosophes
se font de Dieu est à l’image de leur point de départ. En retour,
l’idée de Dieu va venir conforter le point de départ retenu. Elle
éclairera ou embrouillera, en proportion de sa justesse ou de sa
fausseté, toutes les autres questions de l’existence humaine…
LE CHANOINE.
– Quelle est alors l’idée de Dieu qui correspond à votre point
de départ ?
SI L’EXISTENCE D’AUTRUI EST NECESSAIRE,
ALORS DIEU NE PEUT ETRE PENSE COMME UN ETRE SEUL.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Comme mon point de départ est un sujet personnel en
relation de communication d’être, consciente et libre, à d’autres
sujets semblables, je ne puis penser Dieu que sous la forme d’un
être pluripersonnel. Cela pour deux raisons. La première, par
analogie avec la réalité interpersonnelle de l’homme, la seconde
en raison de l’acte créateur lui-même.
L’Absolu divin, en effet, qui est et parce qu’il est la source
« exemplaire » de notre être relationnel et communicatif, doit
d’être pensé en lui-même comme un absolu de « communication
d’être », communication parfaite et en plénitude, au-delà de toute
imperfection, au-delà de tout étirement de sa relationnalité dans
le multiple, comme c’est le cas de l’humanité de générations en
générations, et au-delà de tout l’écoulement du temps.
Reconnaître, ensuite, Dieu comme créateur, comme capable de
communiquer l’être de telle sorte que sa Création existe distincte
de lui, implique que ce pouvoir de faire être soit parfait en Dieu.
Ce pouvoir de créer, qui est en Dieu, ne peut pas être une simple
possibilité, puisque Dieu est activité pure. De plus, l’actuation de
ce pouvoir ne peut dépendre de la création, c’est-à-dire ne
s’actualiser, pour être communicatif, qu’envers des êtres finis. Il
faut donc que ce pouvoir de faire être que nous pensons, quand
nous pensons Dieu comme notre créateur, soit actualisé en
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
201
perfection en Dieu même et que « Dieu » soit la perfection et la
plénitude en acte de ce pouvoir de communication d’être.
Aristote avait déjà compris qu’il n’y a pas de place en Dieu
pour une quelconque « potentialité » et pour un passage en son
être même à une plus grande perfection. Dieu, disait-il, est « acte
pur », « pure énergie ». Expression qui fut à juste titre reprise par
les théologiens chrétiens. L’insuffisance de la position
d’Aristote, c’est d’avoir pensé cette « activité » sur le mode
d’une « solitude individuelle ».
Quand je pense : « Dieu » en philosophe, je pense : « Cette
réalité transcendante qui existe en perfection absolue comme
Communication d’être interpersonnelle entre plusieurs ». Il est
« L’Un, L’Autre et le Tiers en Relation ».
Penser qu’un être existant en une solitude stricte d’unicité en
sa nature puisse faire être d’autres êtres est une contradiction sur
le plan ontologique, une impossibilité ontologique. Une telle
pensée humaine n’est que de l’anthropomorphisme psychologique, en lequel la contradiction n’est pas perceptible, et par
lequel nous prêtons à Dieu, porté à l’infini (imaginatif) le
pouvoir qu’un humain individuel a de fabriquer empiriquement
des objets matériels.
LE CHANOINE.
– De même que vous estimez pouvoir compléter la
philosophie classique dans l’investigation de notre expérience
initiale de l’être, vous estimez pouvoir compléter l’idée de Dieu
dans sa déduction finale.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Oui, on peut dire cela !
LE CHANOINE.
– Et comme vous pensez qu’il y a comme une « transition »
d’une pensée unitaire et unicitaire à une pensée relationnelle,
pensez-vous aussi qu’il y comme une sorte de transition aussi de
l’idée d’un Dieu solitaire à la manière d’Aristote, vers un Dieu
conçu comme une Communion de Personnes ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Très certainement. D’abord je pense que l’idée de Dieu ou
d’une Transcendance divine a toujours été de type
« monothéiste ». Le polythéisme est en fait un « monothéisme
hiérarchisé ». Les divinités intermédiaires ne font que souligner
la « hauteur », l’élévation du « Dernier » qui est aussi le
« Premier ». Elles sont la « cour » du « Très-Haut », la cohorte du
« Maître du Ciel et de la Terre ». Plus proches des humains, ces
202
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
divinités étaient aussi plus affectivement honorées en des cultes
variés. L’histoire des religions nous les présente à profusion.
En raison du cloisonnement  relatif  des groupes humains
et de l’horizon limité de la mentalité collective de ces groupes,
cette Transcendance était forcément circonscrite à leur univers
culturel. C’était un « monothéisme hiérarchisé national ». La
« cour polythéiste » reflétait la société et sa représentation
religieuse en était un élément culturel.
Le passage à un monothéisme plus strict ne se fit pas par un
progrès dans l’idée de ce que pouvait être en lui-même ce « TrèsHaut », ce Tout-Puissant, mais par un changement ou par une
conception plus nette du statut ontologique de sa « cour
polythéiste ». Cette cohorte de divinités était-elle de « sang
divin » ? Si on l’avait pensé, on changeait progressivement
d’avis. Ces divinités n’avaient pas la même nature que le ToutPuissant. Et si la question se posait seulement maintenant, on
répondait par la négative. Tous les intermédiaires entre le TrèsHaut et les hommes étaient dès lors considérés aussi comme des
« produits » du Tout-Puissant. Ils n’étaient pas de son « sang »,
de sa nature. Ils étaient « de ses œuvres » et non « de sa famille ».
Lui, le « Très-Haut » était « sans famille ». L’idée de Dieu était
« désexualisée » mais nullement « désobjectivée ». Elle se
présentait comme l’idée d’un « superobjet ».
Comme cette évolution se faisait dans des cadres nationaux, la
« discrimination » entre le « Très-Haut » et sa cour, « rétrogradée » en dignité ontologique, se reportait sur les rivalités avec
les groupes voisins. Chaque groupe disait : « Notre Dieu »
 dénommé X ou Y  est le vrai tout-puissant. C’est lui que
nous adorons. Vous, nos ennemis, vous n’êtes que les adorateurs
de ses « productions ». Vous substituez au « Très-Haut » ses
propres œuvres, quand ce ne sont pas purement et simplement
les vôtres, les « images » que vous vous en faites. Vous vous
trompez donc. Ce sont de faux-dieux. Nous serons les vainqueurs
parce que nous nous rangeons au côté du Tout-Puissant. Vous,
vous serez les vaincus, parce que vous n’êtes pas avec lui. »
À l’origine, l’élaboration de l’idée monothéiste est donc liée à
la volonté de puissance d’un peuple par rapport à un autre,
volonté de domination ou du moins d’indépendance. En cette
situation, cette volonté politico-religieuse du monothéisme
national est confortée par le « despotisme » logique de l’idée
d’une unité « exclusive », unicitaire.
LE CHANOINE.
– Mais la sortie du polythéisme, ou du « monothéisme
hiérarchisé », comme vous dites, devait quand même avoir une
répercussion sur la manière de se représenter Dieu !
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
203
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– « Le monothéisme hiérarchisé » et polythéiste recourait
abondamment aux relations familiales et générationnelles, réelles
ou fantaisistes, pour s’organiser. Le passage à un monothéisme
plus strict impliquait donc leur abandon complet et total. Que
restait-il alors comme type de relation pour traduire symboliquement la relation du Tout-Puissant aux hommes ? Je vous
pose la question. Que dites-vous ? …
LE PSYCHANALYSTE.
– Restaient les relations aux objets…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– En effet, il n’y en a pas d’autre… Ou alors il faut passer par
un symbolisme philosophique… Ce qui est beaucoup plus
ardu… effort, dont les religions ne sont pas coutumières…
Le premier moment de cette évolution vers le monothéisme fut
d’affirmer l’existence d’un démiurge organisateur de la matière
chaotique. C’est la situation de l’artisan humain magnifiée autant
que faire se peut.
Le deuxième moment est de considérer que Dieu n’a pas
besoin d’un substrat « objectif », face à lui, pour faire quelque
chose. Il est indépendant de toute chose extérieure pour « créer ».
Il crée ex nihilo. Mais notre « idée » du « sujet agissant divin »
n’a pas changé par rapport à celle du démiurge. Il est un
« individu », un être pensé en son « unité indivise », l’unique
« sans égal », « sans associé », c’est-à-dire qu’il est pensé selon
un concept « objectif et empirique », en tant qu’il est le « premier
d’une série, mais sans suite ».
Quand nous parlons ainsi, nous parlons sans nous interroger
sur la compatibilité ontologique entre sa « situation » —
pensée — de sujet seul et le « pouvoir de faire exister quelque
chose sans rien utiliser », que nous lui reconnaissons. Le pouvoir
de créer est déjà certes rationnellement reconnu dans le « ex
nihilo ». Mais ce pouvoir qui est « sien » pour Dieu n’est pas
encore pensé comme « constitutif » de son être. Il n’est pas intériorisé à notre pensée de l’être de Dieu. Il est simplement constaté « en creux » dans l’absence de choses : « ex nihilo ».
L’homme qui est « potier » n’a en lui-même rien qui
ressemble à la forme d’un « pot ». Il n’y a pas de relation
« personnelle » entre lui et le pot. Il n’en est pas de même avec la
relation familiale du « père » au « fils ». Celle-ci sera réintroduite
plus tard. Par parenthèses, remarquez qu’elle est toujours absente
dans la pensée musulmane. Jamais Dieu n’est appelé « père »
dans le Coran. Dans l’homme qui est « père » il y a quelque
204
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
chose qui ressemble au « fils ». Celui-ci n’est pas « œuvre de ses
mains », mais de son « sang ». Il y a entre eux une identité de
nature compatible avec la distinction des personnes.
Le symbolisme du potier est compatible avec l’idée de
l’unicité personnelle de l’artisan, même si le maître artisan a
plusieurs apprentis. Le symbolisme du père dans son œuvre
paternelle n’est pas compatible avec l’idée d’une unicité
personnelle. Le « pot » quelle que soit l’idéalisation artistique en
laquelle on le glorifie, ne change pas l’humanité du potier. Le
« fils » en revanche accomplit l’humanité du père. Un père ne
peut exister seul. Le Dieu-potier est le grand célibataire des
mondes.
LE CHANOINE.
– Pourquoi l’idée de l’unicité, compatible avec le symbolisme
du potier, ne peut pas être appliquée à Dieu ? Il n’y a qu’un seul
Dieu. Dieu est unique. La raison en est qu’il ne peut y avoir
plusieurs êtres infinis.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Un seul Infini de perfection. Ce qui ne veut pas dire un Infini
individuel. Il n’y a qu’un seul Dieu. Assurément. Mais Dieu
n’est pas seul. Dieu est unique. Assurément. Mais Dieu n’est pas
solitaire.
LE CHANOINE.
– Vous jouez sur les mots…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Ce n’est pas mon genre, Monsieur le chanoine !… C’est
plutôt vous qui confondez deux acceptions d’un même mot,
selon que le mot « unique » est appliqué à l’être de Dieu en luimême, ou à Dieu dans sa relation à l’homme et au monde.
Mais d’abord, que signifie exactement l’idée d’unicité ? Et
quel est son champ d’application propre ?
L’idée d’unicité est propre à la pensée mathématique. Elle
implique la négation d’un indéfini potentiel, sans acquérir pour
autant une « positivité ontologique transcendantale ». Elle ne
peut donc être affirmée comme propriété interne de « l’essence
divine ». Ce serait encore de l’anthropomorphisme. Elle n’est
applicable à Dieu que dans son rapport à la création.
Aussi le troisième moment de notre idée du Dieu-unique-parrapport-à-nous est de le considérer, ainsi que nous le faisons,
comme la Perfection en plusieurs Personnes de ce « pouvoir de
faire exister ». Nous avons dit pourquoi. Parce que ce pouvoir de
faire exister, que Dieu nous manifeste dans sa création, celle du
monde et la nôtre, ne jouit pas d’une perfection absolue, puisque
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
205
son terme : le monde et l’humanité, est imparfait. Ce pouvoir
étant divin doit être parfait en Dieu même. Ce qui implique une
communication d’être entre plusieurs personnes parfaites, unies
parfaitement entre elles par cette communication. Et par la
création, cette perfection divine interpersonnelle se reflète dans
la communication d’être et de vie entre les personnes humaines.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Mais Dieu pour être Dieu, n’avait pas besoin de créer. Il a
créé librement. Il pouvait le faire ou ne pas le faire. Comme la
création est hypothétique, on ne peut pas conclure d’une
hypothèse à une nécessité en Dieu. Si Dieu n’avait pas créé, on
ne pourrait pas conclure à une communication entre plusieurs
personnes en Dieu.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Excusez-moi, mais je ne sais si vous énoncez une
lapalissade ou si vous posez la question de savoir si la Trinité en
Dieu est fonction de « l’économie », c’est-à-dire l’organisation
rationnelle, du salut de l’humanité, donc dépendante de
l’incarnation de Dieu : Trinité « économique » ou si la Trinité
économique avec le Verbe incarné est fonction de la Trinité
ontologique de l’essence divine. Cette question a été l’objet
d’une controverse entre deux grands théologiens : Karl Rahner et
Hans Urs von Balthasar. Vous soulevez également la question de
la liberté de Dieu. Je vais tenter de vous répondre sur ces trois
points, dans la mesure de mes connaissances.
J’écarte d’abord la lapalissade. Ce terme vient, comme vous
savez, de ce que l’on a attribué à Jacques de Chabannes, seigneur
de La Palice, maréchal de France, mort en héros à la bataille de
Pavie, où François Ier fut fait prisonnier de Charles-Quint, un
verset de la chanson que ses soldats avaient composée pour
célébrer sa bravoure. Voici ce verset : « Un quart d’heure avant
sa mort, il était encore en vie ». Vous avez dit : « Si Dieu n’avait
pas créé, on ne pourrait pas conclure à une communication
interpersonnelle en Dieu ». C’est l’évidence même : Si pas de
création, donc pas d’homme, donc pas de conclusion philosophique, donc… pas de séminaire aujourd’hui… C’est une évidence purement formelle, vide de toute réalité.
Vous avez peut-être voulu formuler la question suivante : « Si
Dieu n’avait pas créé, la présence de la Trinité dans l’histoire du
salut de l’humanité, sous la forme : « Dieu le Père, Dieu le Fils,
et Dieu le Saint-Esprit » n’aurait eu aucune consistance. C’est
aussi un truisme. Mais la question peut rebondir. En l’absence de
la Trinité dans l’histoire de la création, Dieu serait-il encore
trinitaire ?
206
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
En d’autres termes, la création est-elle la voie par laquelle
Dieu s’accomplit comme Trinité de personnes ? Dieu aurait-il
besoin de créer un monde et une humanité pour s’y incarner et y
engendrer, comme il le prévoit de toute éternité, son Fils et avec
lui y transmettre son Esprit et être ainsi « Dieu accompli en
Trinité » ? Telle serait la question. Avant de chercher à y
répondre, je me demanderai si elle a un « sens », si elle est
possible effectivement comme question véritable et pas
seulement comme question purement « verbale ».
On peut encore « corser » cette question en lui joignant la
question de Thomas d’Aquin : « Si l’homme n’avait pas péché,
Dieu se serait-il incarné ? » Cette question de Thomas se
comprend, car dans la théologie, on affirme souvent que Dieu
s’est incarné pour sauver l’homme de son péché et de la
damnation qui est sa conséquence, par son sacrifice sur la croix.
Thomas d’Aquin se désolidarise d’une telle conception
« sacrificielle » de l’incarnation. Il répond, en effet, à cette
question  je donne la formule latine, riche dans sa concision 
« Oui, Dieu se serait incarné, même sans le péché de l’homme,
propter Dei bonitatem communicandam ». Ce qu’on peut
traduire littéralement « à cause de la bonté de Dieu ‘‘devant’’
être communiquée ».
L’adjectif verbal « communicandam » marque une obligation,
voire ici une nécessité. Le sens passif de cet adjectif verbal ne
peut indiquer d’autre agent de cette communication que Dieu
même. Donc, le sens passif grammatical prend une tournure
pronominale. On peut donc traduire : « à cause de la bonté de
Dieu, bonté qui se doit de se communiquer » ou « à cause de ce
que Dieu, étant la bonté même, ne peut pas ne pas se
communiquer ».
Si on continue, malgré tout, d’affirmer que le but de
l’incarnation est le salut par le sacrifice de la croix, alors il faut
aussi dire que Dieu avait besoin que l’homme commette le mal
pour s’accomplir comme Dieu Trinité. On verse dans un abîme
d’absurdités…
On ne peut donc souscrire à la célèbre phrase de saint
Augustin : « bienheureuse faute d’Adam, qui nous a valu un tel
rédempteur ». C’est une exclamation d’admiration devant
l’incarnation qui est complètement « déplacée », quand on y
réfléchit. Laissons-là pour ce qu’elle est : un ébahissement
littéraire devant le poupon de la crèche…
Je reviens à votre objection. Plaçons-nous dans l’hypothèse
d’une Trinité économique. Si Dieu a besoin de la création pour
devenir Trinité, vous ne pouvez plus dire que Dieu avait le choix
de créer ou de ne pas créer. C’est une nécessité et même une
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
207
nécessité qui le fait dépendre d’une réalité qui lui est extérieure.
En d’autres termes, la liberté de Dieu n’est plus une liberté
parfaite. Et ce Dieu n’est plus le Dieu qui est Dieu.
Il est donc de loin préférable de dire que la Trinité des
personnes en Dieu est une Trinité constitutive de l’essence
divine : une Trinité ontologique. Dieu ne serait pas Dieu, s’il
n’était pas Trinité de personnes. Reste, bien entendu, à préciser
les rapports entre cette Trinité considérée en sa divinité et
l’œuvre de cette Trinité dans l’histoire et au-delà de l’histoire
pour le salut d’une humanité, sachant que celle-ci est affectée en
son statut de créature de la possibilité de commettre le mal.
Sur ce sujet je dirai que…
LE MODERATEUR.
– Il n’est pas nécessaire, Monsieur, d’aborder maintenant cette
question. Le problème du mal est trop complexe. Mettons-le
pour le moment entre parenthèses. Vous savez que cette
procédure est une exigence méthodologique. On ne peut étudier
la maladie d’un organe qu’à condition de savoir d’abord quel est
son état de bonne santé…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Exactement… Toutefois, je voudrais ajouter quelques
remarques sur la conception de la liberté que mon interlocuteur
prête à Dieu. La perfection de la liberté ne réside pas dans la
possibilité de choisir. Cette possibilité est la forme d’une liberté
imparfaite, celle de l’homme. Mais pour l’homme lui-même, elle
est lié à son aspect d’imperfection, non à son aspect de
perfection. En effet, l’ambiguïté du choix est transcendée par la
liberté de l’exigence éthique qui, ne pouvant faire l’objet
d’aucun choix, ne peut être que « transgressée », dans le cas de la
faute morale, précisément parce que la liberté humaine est
imparfaite.
Il ne convient donc pas de dire que Dieu peut « choisir » de
créer ou de ne pas créer. Ce serait faire dépendre son activité
créatrice, par quoi nous reconnaissons qu’il est transcendant,
d’une forme de liberté uniquement propre à l’être fini en raison
de sa finitude : la liberté de choix. Lorsque je dois choisir, je suis
dans une situation de dépendance vis-à-vis des possibilités de
choix qui me sont extérieures. Ce n’est pas le cas de Dieu. Quant
à l’homme, s’il est évident que sa liberté s’exerce dans le cadre
de choix multiples et hiérarchisés, l’orientation qu’il donne à son
choix transcende la multiplicité des possibilités de choix
lorsqu’elle concrétise, en exigence éthique, la « fidélité » de son
action à son être.
208
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Dieu est libre absolument, car son action ne consiste qu’à être
Dieu. La liberté d’un être, c’est d’être lui-même par lui-même en
sa relationnalité constitutive. Dire que Dieu « choisit » ceci ou
cela, choisit de faire ceci ou de ne pas le faire, créer en
l’occurrence, c’est donc se laisser aller à une nouvelle forme
d’anthropomorphisme psychologique et parler de Dieu en des
termes voués à une impossibilité ontologique.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Il est bien difficile, pourtant, pour l’homme de comprendre
la liberté autrement que sous la forme d’un choix. Il lui est donc
spontané de parler de Dieu de la sorte.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Sans doute, mais il faut que l’homme se rende compte
de cette difficulté... et qu’il se méfie et rectifie son langage
spontané. Ce que l’homme pense spontanément, et qui correspond à sa psychologie et à ses actions humaines, n’est pas
nécessairement transposable à Dieu sans correction…
LE CHANOINE.
– Pourtant toute la Bible parle des choix de Dieu. Il faut alors
tout corriger… ?
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Rien n’est à corriger dans la Bible… Ce qu’il faut sans doute
corriger c’est l’angle de lecture sous lequel on la comprend.
Penser qu’il faut tout corriger, c’est toujours rester dans le même
mauvais angle de lecture, le plan d’une lecture « objectivée »,
selon une mentalité empirique, qu’elle soit recouverte du
manteau de la science historique, ou de celui de la dogmatique
religieuse. La Bible charrie toute une série d’éléments qui
peuvent, bien sûr, faire l’objet de multiples recherches
scientifiques. C’est incontestable. Et ces recherches doivent être
menées et prises en compte dans notre lecture.
Mais la Bible est aussi et surtout le témoignage – un témoignage privilégié parmi d’autres – de la manière dont des hommes
reçoivent, perçoivent, gardent en mémoire, comprennent,
modifient leur compréhension et réinterprètent constamment
l’action créatrice de Dieu envers eux, lorsqu’ils se placent
instinctivement, parfois inconsciemment, sur le plan de cette
conscience croyante, dont nous nous efforçons de comprendre
rationnellement, peut-être pour la première fois, la nature et le
fonctionnement, si je puis dire.
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
209
Dans le cheminement biblique, la conscience fiduciale
humaine se met en place progressivement. Elle naît, se
développe, s’égare, retrouve une bonne orientation, se bloque,
repart et ne cesse de progresser en tâtonnant, puis plus
méthodiquement, comme nous essayons aussi de le faire
présentement.
Nous nous inscrivons donc dans ce mouvement évolutif de la
conscience fiduciale. Nous avons l’avenir devant nous…
Prenons-en conscience… Cherchons à « croire vraiment », avec
une conscience lucide de la bonne manière de « croire » et de la
vérité de ce que nous croyons… ayant reconnu l’authenticité du
Révélateur.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Ce qui veut dire que le développement progressivement
affiné de la conscience de foi et l’évolution de l’idée monothéiste
sont les eaux d’un même fleuve… ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est très exactement cela, cher collègue…
LE CHANOINE.
– Comment l’idée monothéiste continue-t-elle d’évoluer, si on
tient compte maintenant de la conscience fiduciale, selon vos
termes ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Conscience fiduciale et conception relationnelle de l’être ont
aussi partie liée. Leur conjonction nous a aussi obligés à plus de
précision dans l’usage des concepts d’unité et d’unicité. Ils
changent de signification selon le « lieu ontologique » auquel on
les applique.
C’est par l’idée rationnelle de l’unicité de Dieu dans l’unicité
d’une communication d’être entre plusieurs que se voit affirmée
sa transcendance absolue.
Cette transcendance, disais-je, avait d’abord été affirmée, bien
que maladroitement, par des divinités intermédiaires intercalées
entre Dieu et l’humanité Elles signifiaient une « distance » en en
remplissant l’intervalle. Les « anges », messagers entre Dieu et
les hommes, jouent encore ce rôle primitif aujourd’hui dans les
religions monothéistes.
Ensuite, l’idée de création « ex nihilo » affirme encore cette
transcendance par rapport à l’existence d’un « objet primordial
informe » destiné à être façonné par un démiurge. Cette idée est
illustrée par l’exemple d’une parole qui produit la réalité qu’elle
nomme : « Dieu dit « lumière » et la lumière fut ». Cette parole
210
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
inverse, en effet, la relation de l’objet qui s’impose à nos sens et
qui est ensuite nommé et éventuellement utilisé.
Jusqu’à ce jour, et probablement pour le futur aussi, les
hommes ne pourront pas donner de l’action créatrice de Dieu,
une meilleure illustration que celle de cette parole qui fait exister
ce qu’elle nomme. Toutefois, ne pourrait-on pas aller encore plus
loin dans l’affirmation de l’indépendance de Dieu envers le
monde ? Rien n’est plus facile que de parler ou de ne pas parler.
Pour créer, il suffit à Dieu de « parler » ; de parler à sa façon
bien sûr ; mais il pourrait très bien ne pas « parler » ; il pourrait
très bien ne pas créer. La décision de créer ou de ne pas créer ne
dépend que de lui et de personne d’autre. Pourrait-on concevoir
plus haute transcendance que cela ? C’est selon son bon
vouloir… Ainsi raisonne la pensée classique…
Nous sommes là sur la crête des affirmations de la
Transcendance divine que la pensée objective et psychologique
de l’homme peut proposer. Les religions s’arrêtent sur cette
frontière ?… Qu’en pensez-vous ?
LE CHANOINE.
– Vous voulez une réponse ? Eh bien ! Que les religions
affirment la transcendance de Dieu…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Assurément ! Mais comment ? Les affirmations religieuses
de la transcendance de Dieu s’expriment seulement dans la
manière dont elles conçoivent le monde et l’homme, lui faisant
adopter des attitudes de soumission, d’abaissement, de
culpabilité, voire d’angoisse, de néantisation devant Dieu. Si
Dieu le voulait, je disparaîtrais de l’existence, je serais néantisé.
Nous voyons cela dans le Coran. Les ennemis de Dieu sont
menacés d’anéantissement…
Voulant affirmer la transcendance de Dieu en affirmant une
précarité absolue de sa création, on introduit forcément en Dieu
les schémas humains de notre liberté liée à la contingence des
événements. En outre, la liberté de Dieu est souvent conçue
comme un choix sans limite. « Dieu peut faire exister n’importe
quoi, ou ne rien faire exister du tout », imagine-t-on…
Nous sommes alors dans une impasse. La transcendance de
Dieu est affectée des imperfections de la liberté humaine, comme
nous avons eu l’occasion de le dire. Cette contradiction n’existait
pas, lorsqu’on se représentait la transcendance dans des schémas
objectifs de « distance », de « pouvoir absolu » sur les choses
et de paroles souverainement « impératives ». Mais elle apparaît
bel et bien quand la « pensée réflexive » vient se mêler à la
discussion. On comprend que les philosophes ne soient pas
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
211
aimés des responsables religieux bloqués dans leurs représentations objectives…
Dans le christianisme, avec le dogme de la Trinité, la
transcendance de Dieu paraît, au premier abord, encore plus
difficile à affirmer, surtout si, pour expliquer que Dieu est Trinité
de personnes, on conçoit une solution qui contraint Dieu à faire
un détour par la création pour s’accomplir comme Trinité.
Aussi, beaucoup de chrétiens souhaiteraient voir ce dogme
tomber aux oubliettes… Eh bien non ! Car c’est dans une juste
compréhension de ce dogme que réside la véritable et la plus
haute affirmation de la transcendance divine en même temps que
le fondement de notre foi en Dieu et en sa révélation.
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– À ce sujet, je voudrais vous faire part de mon embarras…
Un embarras qui est un écho de l’embarras de mes grands
enfants. Je vous dis d’abord ce qu’ils comprennent de l’enseignement qu’ils reçoivent. Je ne dis pas que c’est ce qu’on leur
enseigne, mais ce qu’ils comprennent dans les aumôneries de
facultés, les cercles bibliques ou cafés théologiques (où ils
s’amusent beaucoup), les homélies, les articles de journaux et
même les formules liturgiques.
Pour eux, Dieu le Père, c’est le Dieu de l’Ancien Testament. Il
est le créateur. Dieu le Fils, c’est le Dieu du Nouveau Testament.
Dieu a investi un homme Jésus, qui est ainsi son fils depuis sa
conception miraculeuse, pour le conduire à la mort. Tantôt sa
mort est présentée comme un sacrifice de rédemption de nos
péchés, tantôt c’est un témoignage de la bonté de ce Dieu qui l’a
investi. On ne sait plus très bien… Et Dieu le Saint-Esprit, c’est
toujours ce même Dieu qui guide, inspire l’Église. Théoriquement on dit qu’il inspire tous les hommes, femmes y compris…,
mais manifestement il inspire surtout le clergé et sa hiérarchie…
Bref pour eux, la Trinité c’est une même personne, Dieu, selon
trois rôles ou trois fonctions successives qui deviennent ensuite
permanentes, l’une à la suite des autres. Ces fonctions, Dieu les
avait programmées depuis toujours dans sa grande sagesse. Dieu
est donc à la fois créateur, puis rédempteur et enfin rassembleur
de l’humanité dans son amour.
Voilà ce que mes enfants comprennent… Ils trouvent en cela
une certaine synthèse pour se situer dans le monde. Ils ne
critiquent pas trop,… sauf mon aîné qui trouve cela un peu
« débile ». Passe encore pour le rôle de Dieu dans la création,
mais pour son rôle de rédempteur et de rassembleur… c’est le
scepticisme… « Si c’est pas raté… il y a encore beaucoup de
chemin à faire… » dit-il.
212
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Personnellement, cela me semble plus une sorte de
philosophie de l’histoire, d’un point de vue théologique, que la
réalité d’une révélation. Mes fils perçoivent ce discours comme
une sorte de « marxisme chrétien », tandis que le marxisme
représente pour eux une sorte de messianisme sans Dieu. Le
« grand soir » avec ou sans Dieu ? Témoigner de l’un ou de
l’autre ? S’engager pour l’un ou pour l’autre, dans des « manifs »
ou dans des processions et cultes religieux… Voilà !
LE MODERATEUR.
– Qui veut réagir à ce témoignage ? Faut-il voir dans cette
simplification du dogme chrétien, une façon de « botter en
touche » de la part d’un certain clergé. Un souci de « dialogue »
avec le judaïsme et l’islam ne les conduit-il pas à éliminer ce
dogme central et celui de l’incarnation ?
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
Si c’était le cas, ce serait une véritable régression théologique… Mais je ne le pense pas. C’est plutôt le résultat d’une
paresse intellectuelle aujourd’hui dans l’Église, ou encore
l’absence d’une véritable recherche théologique par crainte des
tendances conservatrices… Des innovations en ce domaine
risquent de secouer les bases théoriques de l’administration de
l’Église. Celle-ci, qu’on le veuille ou non, est basée sur un
modèle de société inspiré des principes de la philosophie
classique et obéit à l’idéal de l’unité indivise, d’où sa structure
hiérarchique, avec à son sommet une « seule » personne… Une
vision de l’Église témoignant de la Trinité avec une autorité
structurée « relationnellement » n’est pas pour demain.
Pourtant, à en juger d’après le témoignage de Paul, la toute
primitive Église avait à sa tête une triade. Il dit avoir rencontré
les colonnes de l’Église : Jacques, le frère cadet de Jésus, témoin
de sa tradition familiale, Pierre, le chef des Douze, témoin
eschatologique des douze tribus de son peuple, et Jean, ami
personnel et interlocuteur de confiance de Jésus, témoin de sa
« divinité » en raison de ses liens sacerdotaux avec le Temple.
L’histoire politique et religieuse n’a laissé subsister que la
structure « apostolique », organisée selon le schéma unitaire de
l’empire romain, avec ses gouverneurs régionaux et son
empereur à sa tête, à Rome.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Il serait quand même important que la religion chrétienne
parvienne à affirmer clairement et de façon cohérente la
transcendance divine de Dieu, tout en y voyant la possibilité de
son œuvre de création et de salut de l’humanité.
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
213
QUEL MONOTHEISME ? UN DIEU INDIVIDU
OU UN MONOTHEISME INTERPERSONNEL ?
LE CHANOINE.
– Comment ? Je voudrais connaître la fin de la réponse à ma
question sur l’évolution du monothéisme.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– J’y suis tout disposé,… mais vous voyez vous-même que
l’évolution de l’idée monothéiste d’un Dieu créateur soulève
beaucoup de questions latérales… L’idée monothéiste d’un Dieu
non créateur, comme celle d’Aristote, ne soulève pas tant de
problèmes. Mais elle en soulève d’autres quant à la
compréhension de l’homme et du monde. Et ces difficultés nous
ramèneraient nécessairement à celles d’un Dieu créateur. Il nous
faut donc aller jusqu’au bout de notre réflexion…
LE CHANOINE.
– Allez-y…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Il faut donc affirmer que Dieu, pour être Amour, Bonté,
Communication, Don, Élan de vie, Fidélité, Générosité, est en
lui-même indépendant de « l’hypothèse » d’un acte créateur,
qu’il n’est pas tenu de trancher un « choix » entre créer ou ne pas
créer des êtres finis.
De plus, il n’a pas besoin d’un détour dans le devenir de
l’Histoire pour être Dieu Trinité, ainsi que pouvait le concevoir
Hegel, qui voulait synthétiser l’être et le devenir de l’être en une
« unité spéculative » ultime. Cette unité est de nature
ontologique relationnelle. Dieu est en lui-même pouvoir et acte
de faire être de l’Infini à l’Infini et de l’Infini au Fini. Il est en
perfection infinie communication d’être en lui-même.
Communication d’être en un infini de perfection, Dieu est
donc aussi en capacité absolument libre, au-delà de toute
ambivalence d’un choix, de créer en vertu de sa seule fidélité à
lui-même, sans être tenu d’orienter un quelconque choix qui
introduirait en lui une limitation. Dieu est donc un créateur
absolument libre, parce qu’il est Trinité d’amour, de bonté, de
communication d’être, de don de vie. Il est créateur, parce qu’il
existe en lui-même en une unité vivante de relation : l’Un,
l’Autre et le Tiers.
J’espère, Monsieur le Chanoine, que j’ai répondu à votre question et montré que la reconnaissance de la transcendance de Dieu
214
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
ne consiste pas à refuser de parler de lui, en refusant de poser des
questions à son sujet ou en affirmant qu’il est le Tout Autre, dont
on ne peut rien dire… C’est là la conduite du serviteur qui reçoit
un « talent » de son maître et qui va l’enfouir… Ce sont des
attitudes de paresse intellectuelle et de manque de courage… En
affirmant la relationnalité de Dieu, nous reconnaissons aussi
combien il nous est impossible d’en faire une quelconque
expérience, d’en avoir une quelconque forme de connaissance
autre que celle de notre fiducialité entre personnes humaines et
avec Dieu.
LE CHANOINE.
– Merci bien. Je reconsidérerai tout cela avec intérêt…
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Vous avez dit en passant, je pense, que le mystère trinitaire
était aussi le fondement de la foi. Qu’entendez-vous par là ?
Voulez-vous dire que ce dogme est le cœur même de la foi
catholique ? Si on enlevait de la doctrine catholique le dogme de
la Trinité et celui de l’Incarnation, autrement dit, de la divinité de
Jésus, il n’y aurait plus de foi chrétienne. Il y aurait à la limite
une variante du judaïsme, une sorte de judaïsme pour les Païens,
un judaïsme au rabais avec des règles moins exigeantes, comme
le pensent un certain nombre de Juifs, souvent bien disposés par
ailleurs envers les Chrétiens, avec lesquels ils dialoguent. Qu’en
dites-vous ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Il y a plusieurs questions dans votre demande. Je prendrai
d’abord les questions auxquelles je ne veux pas répondre, parce
que ma réponse n’aurait aucune valeur pour ceux qui seraient
concernés. Vous êtes professeur de théologie, professeur en
quelque sorte assermenté de l’Église catholique. À ce titre, vous
pouvez être consultant de différentes commissions qui se
préoccupent des rapports officiels entre l’Église catholique et les
autorités officielles homologues du judaïsme. Aux questions
qu’elles se posent, c’est à leurs membres de répondre.
Personnellement, je suis philosophe et croyant en Dieu tel que
je comprends qu’il se révèle en Jésus, grâce aux témoignages que
je rencontre dans l’Église catholique, dans d’autres Églises aussi
et également en dehors des Églises, témoignages que j’interprète
à la lumière de la philosophie que je m’efforce d’élaborer le plus
rationnellement possible. Vous avez pu le remarquer… Mais je
ne suis en rien assermenté à une quelconque autorité religieuse.
Si la compréhension que j’ai de ma foi concorde avec une
doctrine de foi de tel ou tel groupe, tant mieux. Il n’y aura pas
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
215
tension… Je me sentirai même en « communion de foi ». Mais
ce n’est pas cet accord qui me conforterait dans ma foi, pas plus
que des désaccords ne m’ébranleraient…
Je crois donc en Jésus, qui est né juif, qui était de culture
juive, qui pratiquait le judaïsme selon les modalités de son
temps, qui est mort en juif, à propos duquel les témoignages sont
essentiellement des témoignages de Juifs. Ces témoignages
furent transmis ensuite par des non-Juifs, qui ici ou là y ont
laissé des traces non-juives, qui tombèrent dans le champ
conflictuel des passions humaines. Témoignages qui furent aussi
lus et compris dans une autre culture que leur culture d’origine,
la culture grecque dont nous avons déjà parlé, tandis qu’ils furent
écartés et rejetés des lectures officielles et publiques des Juifs.
Mais, d’après ces témoignages, acceptés, d’une part, et rejetés,
d’autre part, indépendamment des tensions conflictuelles  ce
qui n’est pas indifférent pour leur signification  cet homme
juif n’était pas qu’homme. Et il n’est pas non plus sans
signification que le fait qu’il n’était pas qu’homme se soit
manifesté par rapport à son humanité juive.
Je réponds maintenant à vos autres questions. Sans la Trinité
et sans l’Incarnation il n’y aurait plus de foi chrétienne ? Cela me
paraît évident. C’est l’essentiel. Tout le reste de la doctrine ne
prend son sens que par rapport à ces deux affirmations centrales.
Tout le reste, sans ces deux affirmations centrales ne seraient
plus qu’affaire de goût ou d’options à la carte…, éventuellement
carte d’affiliation à tel ou tel groupe… Nous ne serions plus dans
l’ordre de la foi authentique, de la fiducialité, mais dans l’ordre
d’une appartenance sociale à un groupement religieux. Bref, dans
l’ordre des christianismes sociologiques, si cette expression
pouvait encore avoir un sens…
Mais quand je dis que la Trinité est le fondement de la foi, je
ne reste pas sur le plan de la doctrine de foi. En tant que croyant
rationnel, je me situe sur le plan ontologique de la fiducialité. Le
Dieu trinitaire est la condition absolument requise pour fonder la
réalité des relations fiduciales humaines, autant pour assurer
l’existence d’un Révélateur, que celle d’un Croyant humain.
Si, au début de nos rencontres, je soutenais la priorité de
l’analyse réflexive d’une conscience de foi pour apprécier la
validité d’un discours de révélation et ne pas être dupe d’une
pseudo-révélation, c’est parce que nous étions dans l’ordre de la
connaissance. Maintenant, nous parlons d’un point de vue ontologique. Il s’agit de comprendre ce qui fonde dans l’être cette
conscience fiduciale. Nous sommes dans l’ordre ontologique.
Nous avons fait ce passage d’une analyse de l’ordre du
connaître à une analyse de l’ordre de l’être quand nous nous
216
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
sommes interrogés sur la réalité que pouvait recouvrir notre idée
de Dieu, à travers l’évolution du monothéisme. Nous avons aussi
fait ce passage, rapidement, sans doute, toutes les fois que nous
disions que la structure de l’ordre du connaître devait se fonder
sur la structure de l’ordre de l’être.
LE MODERATEUR.
– Pourriez-vous alors, pour répondre complètement à la
question d’un responsable de la formation du clergé, faire une
petite synthèse de votre conception de la Trinité en tant qu’elle
est le fondement de la capacité naturelle de croire en l’homme ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est, en effet, le concept et l’affirmation d’une
relationnalité interpersonnelle en Dieu qui nous permettent de
comprendre ce qu’est l’acte de révélation et l’acte de foi. Ils sont
identiques dans leur réalité avec l’acte de création et celui-ci
n’est possible que parce que Dieu est en lui-même
Communication d’être.
LE MODERATEUR.
– Pourriez-vous expliquer davantage votre thèse, s’il vous
plaît…
UN MONOTHEISME INTERPERSONNEL POUR COMPRENDRE
LA POSSIBILITE DE LA CREATION ET DE LA REVELATION
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– En créant des êtres conscients dans le monde matériel, Dieu
manifeste en dehors de lui qu’il est en lui-même communication
d’être. Il « se révèle »…, sur un double plan relationnel : a) il
révèle ce qu’il est en lui-même à celui qu’il crée, dans l’acte où il
le crée, et b) en même temps il révèle ce qu’il est pour celui qu’il
crée.
Il ne se manifeste pas à des êtres préexistants. Sa
manifestation en serait dépendante. Il n’est pas un démiurge
révélateur. Cette imagination n’est que la transposition de la
situation humaine de celui qui dit : « À toi, je te dis que… »
Comme il crée « ex nihilo », il se manifeste « ad nihilum ». Cela
signifie qu’il ne se manifeste qu’à son œuvre et qu’en son œuvre
et à « rien d’autre » ni dans rien d’autre, tout comme il n’a besoin
de « rien d’autre » pour son œuvre.
Il s’agit donc d’une révélation immanente en l’être créé, qui
constitue celui-ci, selon sa « qualité de conscience », en « être
fiducial ». Conscient d’être en sa réalité humaine ce que Dieu
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
217
manifeste de lui-même en tant que Dieu, pour lui en tant qu’
homme, l’homme se reçoit en étant par le fait même accueil de
cette révélation qu’il est. Il est donc constitué en « croyant ». Être
créé par un Dieu qui n’est pas un « artisan », mais qui est un
Dieu en une relationnalité « familiale », c’est par le fait même
être créé en statut de fiducialité.
Inversement, si nous reconnaissons notre fiducialité constitutive, nous reconnaissons que nous sommes créés par un Dieu
trinitairement personnel. Nous sommes ainsi en présence d’une
œuvre de transcendance absolue. La « fiducialité » naturelle,
constitutive de la conscience humaine et non un prétendu « don »
surajouté, est l’affirmation en acte de la transcendance absolue
de Dieu, dans son absolue proximité avec l’homme.
LE MODERATEUR, historien de la philosophie.
–Votre analyse étant philosophique, bien que dans un contexte
religieux, serait donc valable pour tout homme, en dehors d’une
adhésion à une religion particulière, le christianisme en
l’occurrence. Vous vous situez donc sur le plan de ce qu’on
pourrait appeler : la religion naturelle.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je pourrais répondre par l’affirmative. Mais je crains qu’il
n’y ait maldonne. Parler de « religion naturelle », c’est se situer,
sur le plan de l’histoire et de la culture. Nous sommes dans un
ordre de phénomènes objectifs. Qu’est-ce qu’une « religion
naturelle » pour les historiens et les sociologues des religions ?
La religiosité ? Je ne sais, sauf qu’ils la cherchent du côté des
religions primitives…
Je ne me situe pas sur le plan de l’étude des religions, ni sur le
plan de la théologie d’une religion particulière, le christianisme
en l’occurrence. Je me situe sur le plan de l’analyse réflexive de
la conscience humaine en tant que telle, dans sa dimension
fiduciale. Que l’homme en tant que fiducial s’exprime, se
développe, évolue, recule, progresse en donnant corps aux
« religions », c’est exact. Vous savez que l’homme en tant qu’il
est naturellement et constitutivement philosophe s’exprime et se
construit de même dans les œuvres et les courants
philosophiques. Les écoles philosophiques sont à la pensée
réflexive ce que les religions sont à la conscience fiduciale.
LE MODERATEUR, historien de la philosophie.
– Mais je peux estimer que tel ou tel philosophe exprime
mieux et avec plus de vérité que tel ou tel autre les réalités
premières et fondamentales de l’existence humaine.
218
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est exact ! Vous êtes alors plus qu’un historien ; vous
devenez philosophe au contact de ceux que vous étudiez…
LE MODERATEUR.
Bien ! Vous êtes philosophe de la conscience fiduciale, ditesvous, et croyant. Bien ! Si vous vous faites, en sens inverse de
moi, un peu historien ou théologien des religions, laquelle
d’après vous, aurait donné la meilleure expression, ou du moins
l’expression la plus proche, de la réalité de la conscience
fiduciale telle que vous la concevez ? En d’autres mots, en quelle
religion reconnaîtriez-vous la concrétisation la plus réussie, si je
puis dire, de votre analyse philosophique ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vous me posez là une question un peu… Comment dire ?
LE MODERATEUR.
– un peu indiscrète ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Non, pas tout à fait… un peu intime… disons,… comme si
vous me demandiez si j’aime mon épouse… Je vous répondrai :
« Bien sûr, je l’aime ». L’amour conjugal est une relation de
fiducialité privilégiée de l’existence humaine, à l’image de la
fiducialité éternelle qui est Dieu même. Je réponds donc à votre
question…
Au niveau de mon analyse de la fiducialité naturelle et
universelle de la conscience, et en me limitant à ce niveau, c’est
le judaïsme qui en est la meilleure réalisation historique. Il l’a été
et il l’est toujours. Voilà ma réponse.
LE MODERATEUR.
– Bien ! Merci ! Ça ne se discute pas. Pas plus que le fait que
vous aimez votre femme…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Oui, mais, je n’ai pas terminé mon analyse de la fiducialité !
Je dois aussi vous dire que ma femme et moi, avons cinq enfants
et qu’ils ont des enfants aussi… Alors, Dieu et le peuple juif qui
s’aiment ont aussi une descendance... Il s’agit de Jésus. Et
comme il est œuvre de Dieu, il est aussi révélation de Dieu et je
suis croyant en cette révélation…
LE PREMIER PHILOSOPHE, questionnant avec stupéfaction…
– Et vous avez aussi une analyse philosophique pour cette
révélation là ?
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
219
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Une analyse philosophique qui me permettrait de croire en
Jésus, cet homme qui vécut il y a deux millénaires ? Non. Je n’en
ai pas… C’est impossible qu’il y en ait une. Le philosophe ne
peut déduire aucun événement de l’histoire à partir des nécessités
constitutives de son être. Mais il peut reconnaître parmi ces
nécessités, un désir qui parcourt tout son être… un désir
permanent et un désir qui est au fond de chaque homme… un
désir qui est une attente interrogative envers Dieu… un désir qui
sourd des insuffisances de son élan fiducial et de la possibilité du
mal qui s’y glisse… oui, un tel désir le philosophe peut le
déceler…
LE PSYCHANALYSTE.
– Un désir de quoi ?
L’EXIGENCE D’UN ACCOMPLISSEMENT PARFAIT
DE L’OBLIGATION MORALEOU LE DESIR MESSIANIQUE
D’ETRE LIBERE DU MAL
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Un désir de vivre sans faute, sans échec, sans sadisme, sans
masochisme, sans trahir, sans être trahi, sans s’entredétruire
réciproquement dans notre relationnalité fiduciale envers autrui
et envers Dieu.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Vous voulez dire vivre une communion de relations parfaites
libérées du mal ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Exactement. Un désir d’être libérés du mal,… du mal
inhérent à notre être fini. Un mal que nous faisons envers les
autres et que nous subissons de leur part. Un mal que nous ne
sommes pas capables, absolument pas capables de rendre
impossible, même quand nous agissons bien, même quand nous
faisons tout notre possible… Je voudrais que vous donniez aux
mots « capable, possible et impossible » toute leur force
philosophique réflexive, et pas seulement une signification
psychologique conventionnelle.
Et pourtant, nous comprenons que, dans la relation fiduciale
de création, le pôle de la perfection fiduciale est du côté de Dieu
et le pôle d’imperfection est du nôtre.
En outre, comme la relation fiduciale requiert en quelque sorte
la plus grande égalité possible entre les « af-fidés », entre les
220
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
êtres en « alliance ontologique fiduciale », nous questionnons
Dieu sur cette inégalité que le mal, interne à sa création, met en
nous… Certes, nous ne reprochons à Dieu aucun mal… C’est
nous qui le faisons… Mais la possibilité de faire le mal, de
« nous mal faire » est bel et bien dans sa création… Dieu peut-il
arrêter son œuvre de don de lui-même à ce stade ?…
LE CHANOINE.
– Mais c’est notre liberté… Dieu nous crée libres… Nous
pouvons choisir de faire le mal ou de faire le bien… Dieu
respecte notre liberté…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Ah… Je ne m’attendais plus à cette objection… Mais elle
revient… Et c’est toujours la même bévue psychologique sur la
liberté, sur la liberté de l’homme et pire encore sur la liberté de
Dieu…
Excusez-moi, Monsieur le Chanoine, mais les hommes
d’Église sont parfois décourageants pour les philosophes…
LE CHANOINE.
– Il y a aussi d’autres philosophes pour vous contester et vous
décourager…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Bon ! Faisons taire nos émotions… Votre dernière remarque
est juste, très juste… puisqu’il y a, pour me décourager, tous les
philosophes classiques… ceux dont l’esprit est dominé par
l’idéal despotique de l’unité indivise… Mais revenons au sujet.
Quant à la liberté… L’homme s’accomplit comme sujet libre
lorsque les possibilités objectives d’un choix le lui permettent,
tantôt plus, tantôt moins. Entre le bien et le mal il n’y a qu’un
choix verbal, pas une alternative réelle, car le mal n’est pas « à
choisir ». Il y a pour l’homme obligation à faire le bien, nécessité
intérieure libre à se bien faire. Il y a d’autant plus de liberté qu’il
y a élan de tout l’être à faire le bien sans la moindre hésitation,
disait pourtant Descartes.
La liberté est parfaite lorsqu’il y a impossibilité de faire le
mal. C’est le cas de Dieu. La finitude de l’homme créé comporte
cette imperfection de la liberté qu’est la possibilité de faire le
mal, malgré l’élan de l’exigence éthique à nous accomplir selon
nos relations constitutives. Toutefois cette possibilité de faire le
mal n’existe qu’en dépendance de l’élan éthique fiducial et
subordonnée à lui. L’élan éthique fiducial, exigence d’amour,
existe par lui-même, si l’on peut dire ; la possibilité du mal
n’existe pas par elle-même. Elle n’est que son « imperfection »
en la création présente.
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
221
L’INFIRMIERE.
– Mais à la présence de ce mal, l’homme ne peut se résigner,
même maintenant, même quand il s’agit d’un mal, disons
« naturel » comme la maladie…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Il est donc logique et naturel que s’éveille en l’humanité, un
désir d’être libérés du mal, d’être libérés des mauvais choix, de
la possibilité de mal choisir… de cette capacité inhérente à notre
statut de créature de se mal faire… ainsi que des obstacles
matériels, corporels à notre liberté… La réalisation de ce désir
nous est, pourtant, radicalement impossible, non par mauvaise
volonté, mais par radicale impuissance de notre bonne volonté en
notre état ontologique présent de créature en ce monde. Il est
donc naturel que dans le dynamisme de notre conscience
fiduciale, nous nous adressions à Dieu. Désir, donc, de salut pour
tous, désir que Dieu soit sauveur de toute l’humanité… C’est
plus qu’un désir psychologique de bonheur, qu’une aspiration
sociale de paix, c’est un désir ontologique qui, sous-tendant ces
désirs partiels et limités, va bien au-delà d’eux.
LE MODERATEUR, historien de la philosophie.
– Je vous pose à nouveau la même question. Quelle est selon
vous la culture qui a le mieux laissé émerger, sous différents
visages, ce désir de libération complète du mal, jusqu’à
l’éradication de la possibilité même de le commettre ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vous en devinez la réponse, puisque ce sera aussi la même
que tout à l’heure. C’est le désir messianique, né dans le
contexte de la foi religieuse juive. L’expression de ce désir est
juive, située dans le temps et l’espace, mais la nature de ce désir
est humaine, universellement humaine, même dans les cultures
où il n’émerge pas, ou plutôt où il n’a pas encore émergé, mais
où il est inscrit au cœur de chaque homme. On en voit même une
trace chez Aristote qui fonde son éthique sur le désir de
bonheur : « Tout homme désire être heureux ».
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Alors comme philosophe, comment concevez-vous la
réalisation de ce désir ? Cette réalisation est impossible par
l’homme, avez-vous dit. Elle ne peut être alors accomplie que
par Dieu. Avez-vous comme philosophe des informations sur la
manière d’agir de Dieu ? J’aimerais savoir…
222
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
POUR UNE REVELATION EN FAVEUR DE SA CREATION
DIEU AGIT EN CONTINUITE AVEC LA MANIERE
DONT IL SE REVELE EN CREANT
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– J’ai les mêmes informations que vous, cher collègue… Elles
sont rationnelles et à votre portée. Je ne vous apprends rien que
vous ne puissiez connaître vous-même. Ce sont celles que Dieu
me donne…, que Dieu vous donne dans l’œuvre révélatrice de sa
création. J’ai essayé de montrer que la première révélation de
Dieu pour l’homme, c’était la réalité même de l’homme en tant
qu’il se reconnaît comme créé par Dieu, Dieu qui ainsi s’engage
librement pour l’homme et son bonheur. Dieu se révèle dans la
réalité de l’homme. L’homme n’est pas un « contenant »
recevant la révélation ; il est par identité cette révélation.
L’information que j’en tire est simple. « Dieu ne se révèle que
par identification de sa révélation avec la réalité d’une
personne ».
Si Dieu répond au désir messianique de l’homme, il ne peut le
faire que selon la manière divine d’agir qui lui est propre : par la
réalité personnelle d’un homme. Son action ne peut être un
discours ni un langage. Elle ne peut être que la réalité d’une
personne et de sa vie. Celle-ci, consciente de sa réalité
personnelle, dit ensuite ce qu’est cette révélation qu’elle est,
selon les conditions spatio-temporelles de l’existence humaine.
L’ordonnancement et l’articulation d’une révélation transcendante est donc dans la ligne de la structure de la créationrévélation.
Tout le reste est imagination psychologique, dont la part de
vérité consiste à être un effort maladroit pour exprimer dans le
cours de l’histoire notre situation ontologique de créature. Effort
maladroit qui devient erreur et mensonge, quand il est pris
littéralement pour notre situation ontologique même. Alors, au
royaume des aveugles, les borgnes sont rois…
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Sans doute,… mais lorsque l’homme prend conscience de ce
désir d’un Dieu sauveur, il n’est plus dans l’instant premier de sa
création, si je puis dire. Bien que la création de Dieu soit
permanente, elle a dépassé le moment de la « mise au point » de
l’homme. Comment Dieu peut-il répondre à un homme qu’il ne
doit plus « ajuster » à l’existence, sans changer quelque chose
dans son acte créateur ou par rapport à lui ?
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
223
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je pense que vous posez maintenant la bonne question ! On
doit, pour être clair, parler maintenant d’une « révélation
transcendante ». Elle s’accomplit par communication d’être,
toujours par « immanence d’une œuvre divine », — au sens actif
du terme, bien entendu, comme pour la création —, mais cette
fois, par communication d’être personnelle en mesure divine, à
un homme conscient, pleinement constitué en fiducialité
humaine créée.
LE MODERATEUR, historien de la philosophie.
– Et cette déduction philosophique a dans l’histoire le visage
concret de la personne de Jésus ! Visage que vous ne pouvez pas
« déduire » bien entendu. Mais vous comprenez ce visage dans la
perspective de votre déduction…Est-ce cela ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est cela. Mais pour qu’il n’y ait pas de méprise, je tiens à
rappeler que dans l’évolution de ma recherche philosophique,
disons, sur le plan psycho-historique, j’ai d’abord été nourri
intellectuellement du catéchisme et de l’enseignement de l’Église
catholique touchant la personne de Jésus. Et c’est en
réfléchissant sur cet enseignement et sur les impasses en
lesquelles je me voyais engagé, que j’ai repris à la base la
question de Jésus.
Il ne faudrait donc pas penser trouver, dans la culture juive
antérieure ou contemporaine de Jésus, les formes d’une analyse
théorique comme celle que je fais en philosophe, en utilisant la
méthode kantienne réflexive et transcendantale, mais après vingt
siècles d’interrogations chrétiennes et trente de judaïsme.
Mais ma réflexion philosophique me permet de reconnaître
que c’est bien un désir messianique de ce genre qui germait, si je
puis dire, et bourgeonnait dans la culture « fiduciale » du peuple
juif, sur le terreau, très agité par ailleurs, de sa vie sociale et
politique.
Je pense aussi qu’il faut une réflexion de ce genre pour
comprendre ce désir profond et sa nature et que si un historien
n’a pas ce fil conducteur, il passe à côté de la réalité profonde du
peuple d’Israël. C’est aussi dans le milieu juif de Jésus que ce
désir approchait au mieux de son essence pure, puisque c’est en
cet homme Jésus que Dieu a donné sa réponse, une réponse dans
la ligne de sa création, une création qui dévoile son intelligibilité
dans la réflexion philosophique.
224
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Vous estimeriez alors que c’est le christianisme qui est la
forme historique de la révélation de Dieu, en réponse au désir
messianique universel ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Votre question m’embarrasse beaucoup… Je ne peux y
répondre, car je ne peux l’accepter…
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Excusez-moi… Mais pourquoi ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je suis embarrassé, mais pas surpris… Vous êtes surpris
mais pas embarrassé… Mais parlons franchement tous les
deux… car nous sommes tous les deux attachés, très attachés à la
personne de Jésus.
Jésus était juif. Il n’a jamais été chrétien, bien qu’il soit à la
source du christianisme. Dans l’histoire, en réponse à un désir
messianique, Dieu ne s’est pas révélé sauveur en un homme
chrétien, mais en un homme juif. La raison en est simple. C’est
dans le judaïsme que ce désir avait trouvé sa forme concrète
« nécessaire et suffisante »  je ne dis pas « parfaite ». Mais
Dieu n’attend pas que nous fassions quelque chose de parfait 
pour que sa réponse à ce désir soit entendue. N’a-t-il pas inscrit
lui-même ce désir dans sa création ou révélation première,
immanente en notre être ?
On peut même imaginer  mais ce n’est que de la
psychologie humaine  qu’il est plus pressé de nous répondre
que nous de trouver la bonne question pour lui exprimer notre
désir d’une délivrance de tout mal… C’est que son intention est
si forte de réaliser la réponse, qu’il passe à l’action avant que
nous ne nous posions correctement la question. Il se contente de
questions maladroites…
Comme un professeur, praticien d’une pédagogie active, qui
cherche à amener ses élèves à poser les bonnes questions en sa
discipline, pour pouvoir leur donner la bonne réponse. Mais qui
parfois est obligé de se contenter de questions approximatives,
mais indispensables, et de passer cependant à l’exposé de la
réponse.
Et la réponse de Dieu fut effectivement entendue par des Juifs.
Elle ne fut pas entendue par tous les Juifs. Pour la plupart, ils
construisent leur identité dans la foi au Créateur, foi qui culmine
dans le désir messianique. Ils continuent donc de témoigner de
cette condition nécessaire et suffisante pour accueillir le Dieu
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
225
sauveur et son salut en une relation fiduciale. Ce témoignage est
important car, malgré sans doute ses propres insuffisances, il
nous met en garde contre des interprétations erronées du salut de
Dieu.
À la suite de ces Juifs qui ont reconnu la révélation du salut de
Dieu, des non-Juifs, en foule considérable, témoignent de la
révélation de ce salut accomplie en la personne de Jésus. Pour
parler objectivement il convient de parler de la « révélation
évangélique » et non de la révélation chrétienne. On peut parler
d’une « foi chrétienne » en la révélation évangélique.
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Puisqu’il y a une telle unité dans l’œuvre de Dieu entre la
fiducialité humaine, en sa forme historique juive et la personne
de Jésus, à la source du christianisme, comment expliquez-vous
l’éclatement, dans l’ordre de la prise de conscience humaine et
historique de l’œuvre de Dieu, entre le judaïsme et le
christianisme ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– La réception humaine de cette révélation transcendante
souffre de la même imperfection que la révélation de Dieu en sa
création. Elle doit donc être aussi libérée de cette imperfection ;
et elle sera selon la manière dont Dieu révèle la réalisation de la
libération de tout mal en la personne de Jésus. En attendant,
demeure présentement l’exigence éthique de chercher la vérité
du Dieu « qui se révèle ». Pour le chrétien, la révélation du salut
en une résurrection justificatrice renforce cette exigence.
Théoriquement à ce sujet, il y a deux questions à poser. Mais
ce n’est pas à moi à les poser en tant que questions existentielles
de fiducialité. Les Juifs ont à en poser une, les Chrétiens l’autre.
Mais elles sont corrélatives l’une de l’autre, puisque la révélation
transcendante de Dieu s’est accomplie en la conscience juive de
sa révélation immanente.
Les Chrétiens : « Est-ce que nous comprenons correctement la
révélation de Dieu en Jésus, en accord avec la foi juive et
son désir messianique, lesquels ont attendu et accueilli sa
révélation ? ». Cette révélation du salut de Dieu est identique
avec la personne de Jésus . En effet, une « parole » révélatrice
de Dieu est une réalité personnelle, une personne dans sa réalité,
comme pour la révélation immanente de Dieu, identique avec la
réalité humaine.
Les Juifs : « Est-ce que notre compréhension de la révélation
de Dieu dans notre existence présente est vraiment correcte et
notre désir messianique est-il suffisamment bien compris
226
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
aujourd’hui, comme il le fut peut-être par certains des nôtres qui
ont accueilli en Jésus une réponse qu’ils estimaient venir de
l’Éternel, et qu’il nous faut examiner sérieusement ?
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– J’avais effectivement mal posé ma question précédente, car
je suis pour l’essentiel d’accord avec vous, y compris pour les
ouvertures méthodologiques antérieures… Je vous l’ai dit.
J’aurais dû formuler ainsi ma question. « Est-ce que le
christianisme est la forme historique de la compréhension
humaine de la révélation de Dieu en Jésus, connue par les
témoignages évangéliques ? »
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Ma réponse sera bien sûr affirmative. Mais comme le
christianisme est une compréhension humaine, notre compréhension chrétienne est susceptible de s’améliorer… Puissent nos
discussions contribuer à ce progrès…
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Quelles réflexions philosophiques faites-vous sur cette
révélation évangélique, qui nous permettraient éventuellement de
mieux comprendre les témoignages du Nouveau Testament, en
orientant la critique des textes ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Ma réponse va mêler un peu philosophie et théologie. J’espère
que vous vous y retrouverez quand même… Je reprends mes
idées quelque peu en amont des dernières interventions… Il est,
en effet, important de bien comprendre qu’une « révélation » de
Dieu est toujours une « réalité » et non un « discours », même si
l’homme traduit le sens de cette réalité en un « discours », qu’il a
tendance à attribuer à Dieu. Le faire et le penser « en
fondamentaliste » est alors une erreur pure et simple.
La création ne serait pas un acte de « révélation » de Dieu, si
Dieu créait seulement des choses matérielles non connaissantes
et non conscientes. Elles ne seraient qu’un « reflet », combien
pâle, de Dieu. Mais pour qui ? Elles seraient sans signification.
C’est comme si l’on pensait, en faisant abstraction de celui qui
pense : « la réalité primordiale ( ?) avant le Big Bang a créé
(produit), en explosant, l’univers ». Donner une valeur
ontologique à une telle affirmation reviendrait à extrapoler
irrationnellement la démarche scientifique expérimentale qui
requiert que le savant ne doit pas interférer dans le phénomène
qu’il étudie.
Mais c’est l’homme qui fait la science de la réalité
phénoménale… Et celle-ci n’est pas la réalité totale. Sur le plan
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
227
de l’être en général, le plan sur lequel se situe le philosophe, il
faut que l’homme soit présent, et il l’est, pour que le monde
matériel puisse être le chantre de la gloire de Dieu…
La création est « révélation » de Dieu en tant qu’il crée des
êtres « à son image », conscients de leur être et capables aussi de
comprendre leur être comme « être créé », comme « être reçu »,
comme « êtres donnés à eux-mêmes ».
Donc, en l’être de tels êtres, Dieu « se manifeste et se rend
visible, c’est-à-dire présent à la conscience » dans la conscience
que l’homme prend de son être en tant que « créé ». L’acte divin
(considéré du point de vue de Dieu) de « révélation-création »
pose, par le fait même, l’homme en une existence fiduciale.
L’homme, lui, a conscience de l’action de Dieu comme
« création-révélation ». Remarquez que j’inverse les termes
« révélation » et « création » lorsque je parle du point de vue de
l’homme.
Dieu ne pose pas l’homme en l’existence comme une
« chose », qui est simplement « là », simplement produite en
statut d’objet portant la trace (les vestigia Dei) de son Auteur,
certes, mais qui n’informerait personne. Un animal passe sur de
la terre molle. Il y laisse une empreinte. Cette empreinte n’est
qu’une modification de la surface du sol. Elle n’est une « trace »
significative que pour le trappeur ou le chasseur. Le chasseur,
lui, sait la signification de la « trace » qu’il laisse aussi sur le
sol…
Dieu crée l’homme. Il le fait « conscient de lui en relation aux
autres dans le monde ». Il en fait donc un sujet capable de se
reconnaître comme « créé » avec les autres dans le monde,
comme étant en son humanité propre « donné à lui-même ».
L’homme se sait ainsi le terme « en personne » d’un engagement
absolu et absolument libre, pris par quelqu’un d’Autre,
absolument transcendant, pour que lui avec les autres puissent
exister. Bref, Dieu crée l’homme comme capable de reconnaître
« réflexivement » la double dimension fiduciale de son être :
envers les autres à « Son image », et avec les autres envers Lui.
Cette reconnaissance réflexive de notre interpersonnalité
fiduciale entraîne une adhésion — en exigence éthique de
consentement à notre être — à cette révélation divine qui est
notre réalité humaine propre. L’acte divin, créateur de notre être
et révélateur de l’être du créateur, nous installe par le fait même
dans le statut ontologique d’un être conscient créé comme
« croyant ». L’homme est ainsi le récepteur conscient de cette
communication d’être révélatrice du « Révélant » absolu.
En me reconnaissant créé de cette manière, je crois « en
Dieu », puisque je comprends que Dieu veut être « Dieu pour
228
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
moi », qu’il veut exister en lui-même pour que nous « soyons
tous » en relation de perfection d’être. « Dieu, Tu veux que nous
existions comme Toi, parce que de tout ton être Tu ne peux que
faire exister du bonheur » Nous existons non par choix divin,
mais par la nécessité intérieure d’absolue liberté en vertu de
laquelle Dieu est Dieu et est en lui-même perfection de
communication d’être.
La création n’est pas l’objet d’une révélation divine, révélation
qui serait ici entendue psychologiquement, comme une
information donnée aux hommes sur l’état des choses du monde,
ni comme une inspiration où le poète, justement admiratif devant
les beautés de la nature, affirme que les cieux chantent la gloire
de Dieu, ni même comme la divulgation d’un secret céleste. La
réalité créée de l’homme est pour l’homme conscient la
« révélation » de Dieu en son être.
Pour l’homme, la capacité de reconnaître, si possible
réflexivement et de façon pleinement rationnelle, que son être
interpersonnel (moi avec autrui) est par identité la « créationrévélation » de Dieu ; capacité jointe à la possibilité d’adhérer,
en impératif éthique de liberté, à son être avec autrui, selon sa
relationnalité propre avec le Créateur-révélateur, c’est, par
identité, la « fiducialité » spécifiquement « théologale » de la
conscience humaine.
Parce que l’homme est conscient de lui en son être créé, il est
créé comme « capable de croire », et, en fidélité éthique à
son être, il s’engage alors en des conduites de foi effectives,
progressivement ajustées, à travers l’histoire, à leur idéal
intelligible. La fiducialité de la conscience doit être découverte
comme la conclusion d’une juste prise de conscience de notre
dépendance ontologique à l’égard de l’Absolu divin.
Elle est en quelque sorte le signe que la « causalité divine » est
comprise, non plus sur un plan cosmologique, mais dans l’ordre
des personnes par une pensée réflexive. Si la révélation divine
est la réalité créée personnelle de l’homme et non « un
discours », il n’est pas possible de croire en des « discours de
révélation », mais seulement au Dieu révélateur-créateur, en une
relation
de
fiducialité,
réflexivement
comprise,
et
psychologiquement extériorisée en des comportements religieux.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Cette forme de foi, dont vous exposez à nouveau l’articulation ontologique correspond-elle à ce que nous pouvons
constater dans les récits bibliques et la foi du peuple de l’Ancien
Testament.
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
229
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Très exactement. Mais la foi de l’homme de l’Ancien
Testament est ouverte à un « surcroît de révélation », parce que
la création est « inachevée ». Dieu sait qu’il n’a pas fini son
œuvre par la création de l’homme en l’histoire. Toute l’histoire,
passé, présent et futur dans le temps, a besoin d’un avenir audelà de l’histoire pour que se réalise l’œuvre unique de
communication d’être de Dieu.
L’homme, en effet, a vu, voit et verra toujours en cette histoire
sa finitude ontologique la plus profonde, à la racine de sa liberté,
dans la possibilité de la faute et dans son péché effectif, tandis
qu’il se comprend comme « obligé et destiné par l’acte créateur »
à exister en une générosité parfaite envers autrui, et en réception
fiduciale pleinement accomplie de la parfaite générosité de Dieu,
manifestée dans l’action du Créateur.
L’homme  pas nécessairement tous les hommes avec la
même lucidité  aspire donc, en une sorte de nouvelle création,
d’une création d’un degré de perfection supérieure en laquelle,
au-delà de la création présente, cet idéal soit accompli, le libérant
par le fait même du pouvoir de pécher encore.
Ce surcroît de révélation, c’est la révélation de Dieu par
l’incarnation du « Verbe divin », deuxième personne de la
Trinité, en Jésus. Il y a cette fois « révélation » par Dieu en
personne du terme ultime et transhistorique de l’acte initial et
permanent de la création dans le temps. Terme ultime que
l’homme percevait sous la forme d’une aspiration dont la
réalisation était requise, mais hors de sa portée.
LE CHANOINE.
– « Hors de sa portée » ? Qu’est-ce à dire ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Que l’homme est d’abord incapable d’en prendre l’initiative et
de se libérer effectivement de cette possibilité de faire le mal,
alors même qu’il fait le plus grand bien qu’il lui est possible de
faire… C’est évident, aux yeux d’une analyse claire. « Hors de sa
portée » signifie aussi que l’homme ne peut pas dans cette
histoire faire l’expérience d’une telle libération… Dieu lui-même
ne peut en cette histoire nous libérer de cette possibilité du mal.
Sinon il l’aurait déjà fait… Sinon, il aurait créé une humanité
sans la présence de cette possibilité du mal en elle… Ne rêvons
pas d’une contradiction… d’un « cercle carré »,… d’une
humanité se développant dans le monde et le temps, sans qu’elle
n’ait en elle la possibilité de faire le mal…
230
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Mais l’aspiration à une libération de la possibilité de faire le
mal implique nécessairement une réalisation au-delà du temps,
car cette libération est « l’à-venir » de toute l’humanité
temporelle et historique. Cette aspiration en l’homme en tant
qu’elle est nécessairement liée à l’obligation de faire le bien et à
l’exigence éthique de progresser toujours plus vers le bien est
une « réalité en l’homme ». Comme « réalité en l’homme » elle
est révélatrice de la volonté de Dieu qu’elle soit réalisée.
Le monde et l’homme ne sont d’ailleurs lancés par Dieu dans
l’existence présente imparfaite qu’en vue d’une perfection
d’existence : à savoir une communication d’être de sa part la
plus généreuse possible. Elle équivaut à une véritable
« divinisation », nous libérant par le fait même, par-delà notre
mort, de la capacité de faire le mal inhérente à notre création
présente, ainsi que l’atteste la « résurrection » de l’homme Jésus.
La résurrection de Jésus est la réalité de la révélation
transcendante de Dieu à l’humanité. La révélation transcendante
de notre existence libérée et divinisée n’est pas un
« programme », ni une épure, ni une projection « virtuelle » de ce
qui nous attend, ni une « vision » de ce que nous serons en cette
nouvelle existence. Elle est une réalité, la réalité d’un « homme
divinisé ». Elle est la réalité d’une divinisation d’un homme qui
est né, qui a vécu, qui a pris conscience de sa destinée, qui est
mort et qui est réellement entré dans cette « divinisation », le
« tout de cette révélation » en vertu de l’action divine en lui, en
vertu d’une présence personnelle de Dieu en lui.
Toute révélation de Dieu aux hommes consiste en une réalité.
La révélation de notre divinisation libératrice est donc aussi une
réalité : celle de la résurrection d’un homme  pas d’une
« vision » de résurrection  manifestant « l’à-venir » de
l’humanité. C’est une « révélation » parce que cet « à-venir » est
accompli en lui. C’est à ce titre seulement qu’il est « révélation
de Dieu » pour nous.
Par cette révélation transcendante s’achève ce que Dieu veut
révéler de lui dans le premier temps de sa générosité communicative, le temps de sa création. En la personne de Jésus, il montre
alors dans sa création ce qu’est l’au-delà de sa création, à savoir
la « résurrection divinisatrice » en vue de laquelle il a commencé
par créer l’homme avec sa capacité de faire le mal et son désir
messianique d’en être libéré.
Cette divinisation œuvre de Dieu  non une déification
et une élévation humaine « sur des autels » qui ne serait que
supercherie  est réelle seulement par-delà la mort, mais elle est
aussi assurée pour nous que notre propre existence présente. Elle
est le deuxième temps de son activité de communication d’être
L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE
231
en dehors de lui. Elle est fondée en perfection en la communication d’être trinitaire, qu’il est en lui-même. Elle est
participation à ses relations trinitaires et pas seulement « à Son
image », pas seulement « à l’image » de ses relations trinitaires.
Parce que la création de l’Humanité par Dieu est à l’image de
ses relations trinitaires, et donc en exigence éthique du bien :
exigence de recherche de vérité, de volonté d’amour et de justes
relations fiduciales, et en même temps parce qu’elle est affectée
de la possibilité de faire le mal, la libération de cette possibilité
du mal requiert une communication d’être de la part de Dieu qui
va au-delà de cette existence « en image »... Elle implique donc
une « intégration », une intronisation en quelque sorte aux
relations trinitaires elles-mêmes. Il est donc naturel que dans la
révélation de notre divinisation en la personne de Jésus, Dieu
opère en vertu de ses relations trinitaires personnelles et non plus
en raison de sa structure trinitaire, et seulement « en image » de
lui-même.
En Jésus la révélation-création de Dieu est parfaite et elle l’est
sur le mode de l’immanence, comme pour l’homme en son statut
d’être créé limité. Accomplie comme immanence en la personne
de Jésus, cette révélation est pour nous une révélation
transcendante, dans l’attente de sa réalisation immanente en
Dieu, en notre résurrection après notre mort. Là est aussi la vraie
signification du mot résurrection. Il faut se libérer d’une
imagination empirique attribuée à ce mot.
Le révélateur divin s’engage toujours pour l’épanouissement
de celui, ou plutôt de ceux dont il sollicite la foi, les ayant créés
nécessairement comme « êtres en fiducialité ». Aussi la conscience fiduciale ne peut concevoir authentiquement de révélation
qu’orientée à son épanouissement personnel et relationnel, ainsi
qu’à celui de tous les hommes, sans exclusive aucune. Le
« salut » de Dieu, c’est-à-dire le « don de la vie parfaite
d’amour » se doit d’atteindre et atteindra tous les hommes ;
aucun n’en sera exclu, et aucun ne pourra s’en exclure...
Le langage psychologique s’accorde ici avec cette analyse
philosophique. On se « fie » à celui qui nous veut du bien ; on se
« méfie » de qui nous menace. La menace prend la conscience
fiduciale « à revers », car elle est la négation d’une
communication d’être. Il y a conduites de révélation entre
conjoints et de la part des parents envers leurs enfants, et
conduites de foi et de confiance entre conjoints et de la part des
enfants envers leurs parents. Ce sont des formes de fiducialité
qu’il faudrait maintenant étudier, car elles sont la structure de
l’acte divin de révélation-création. Dans l’ordre ontologique, la
fiducialité théologale met en valeur la fiducialité familiale, tandis
232
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
que dans l’ordre de la connaissance, c’est la fiducialité
interpersonnelle familiale qui nous rend intelligible la fiducialité
théologale. Ensemble ces deux dimensions fiduciales nous
renvoient aux relations de fiducialité éternelle entre les
personnes divines, à la communication d’être éternelle que Dieu
est en lui-même.
LE MODERATEUR.
– Cher collègue, permettez-moi de vous interrompre ici.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vous ne m’interrompez pas. Je pense avoir fini de répondre
aux questions qui me furent posées…
LE MODERATEUR.
C’est vrai… Mais il me semble aussi que vous venez d’ouvrir
une nouvelle fenêtre… sur d’autres questions. Ce sera pour notre
prochaine rencontre…
La séance est levée… Je vous souhaite une bonne soirée…
À demain…
SIXIEME RENCONTRE
REFLEXION EN NOTRE
INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
Le lendemain…
LE MODERATEUR.
– Bonjour à tous… Voici une petite anecdote pour introduire
cette sixième rencontre… Hier soir au restaurant, je me suis
retrouvé avec quelques amis archéologues. Ils s’entretenaient
naturellement des symboles propres aux anciennes religions.
Pour étayer son interprétation, l’un d’eux me prit à témoin :
« Dans votre atelier sur « la nature de la révélation », il y a un
psychanalyste, paraît-il, qui est partisan de l’existence d’une
« pulsion de foi ». Si c’est vrai, l’existence d’une telle pulsion
pourrait expliquer l’emprise de certains symboles sur le psychisme humain et leur présence en différentes religions, alors
qu’elles n’ont manifestement pas de liens historiques entre
elles. »
Je fus agréablement surpris de voir que les idées de notre ami
psychanalyste avaient déjà franchi le cercle de notre groupe.
« Votre expression retient l’attention, voyez-vous ! »
LE PSYCHANALYSTE.
– Franchement, je n’y suis pour rien… Puissent aussi toutes
nos analyses donner à réfléchir… Je m’en réjouirai encore plus.
L’AVOCATE.
– Mon amie historienne et moi-même souhaiterions qu’on
traite aussi de la foi entre les conjoints. On y a déjà fait allusion
ici plusieurs fois… Nous en avons aussi discuté hier soir entre
nous. Qu’est-elle au juste ?
De par nos métiers, nous sommes surtout en présence d’abus
de confiance et de trahisons en ce domaine… Notre pulsion de
foi ne serait-elle pas alors dépourvue d’efficacité ? Et si elle était
dépourvue d’efficacité sur le plan humain, comment pourrait-elle
234
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
aider à comprendre la foi religieuse ? Quelle place faire dans nos
réflexions à tous les échecs de la vie des couples ?
LE MODERATEUR.
– Ces interrogations ouvrent l’éventail de nos analyses… Qui
veut réagir à ces questions ?
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Permettez-moi, Madame, une petite précision de vocabulaire ! Vous avez parlé de « foi religieuse ». Est-ce que vous
vouliez dire « foi théologale » ou bien entendez-vous garder ce
terme de « foi religieuse » ? Il y a, en effet, deux types de
questions très différents. L’étude des rapports entre les « fois
religieuses » envers Dieu et les institutions matrimoniales qui
leur sont propres relève de l’histoire, de la sociologie, du droit et
d’autres sciences « d’observation », comme la psychologie, par
exemple… Si, au contraire, vous vous interrogez sur la « foi
théologale », comme nous avons tenté de la définir dans son
essence, et sur ses rapports avec la foi conjugale, dont il nous
faut aussi chercher quelle est son essence, alors vous posez une
question réflexive, philosophique.
LES RELIGIONS ET LEURS CONCEPTIONS
DU COUPLE HOMME-FEMME
L’HISTORIENNE.
– Les deux types de questions nous intéressent. Nous ne les
confondons pas. Nous savons aussi que pour juger des rapports
entre les croyances religieuses et leurs conceptions du mariage, il
nous faut des références. À défaut de références philosophiques
indubitables, ou pour ne pas prendre parti,… nous nous
contentons souvent de simples comparaisons entre les différentes
sociétés religieuses et leurs règles matrimoniales. Si nous
participons à ce séminaire, c’est précisément pour clarifier et
ordonner nos références…
L’AVOCATE.
– Nous pouvons, par ailleurs, constater qu’il n’y a pas plus
enclins que les chefs religieux à se mêler des rapports entre les
hommes et les femmes, alors que théoriquement leur office est
de s’occuper des rapports des hommes avec le divin. Pourquoi
cette conduite de leur part ? Est-ce que leur idée de Dieu les
oblige à décider ce que doivent être les relations entre hommes et
femmes ?
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
235
– Je pense pour ma part, Maître, qu’il y a un lien entre l’idée
de Dieu et l’idée du couple humain et de sa famille. Il est donc
normal que les religions définissent les relations, du moins les
relations essentielles entre les hommes et les femmes, en accord
avec l’idée qu’elles se font de Dieu. Cela ne me choque pas. Les
femmes aussi ont un rapport au divin… Le même que celui des
hommes ? Je ne sais… Donc, le couple aussi doit avoir un lien
avec l’idée de Dieu… Pourtant, je pense percevoir dans votre
question un mouvement d’indignation et de contestation. Ce qui
rend mon petit raisonnement très insuffisant…
L’AVOCATE.
– C’est exact… Et vous provoquez encore plus mon
indignation, lorsque vous vous demandez si le rôle des femmes
est le même que celui des hommes ! On voit bien que les
religions n’accordent pas aux femmes la même place qu’aux
hommes… Cette discrimination est-elle constitutive de la foi
religieuse ou seulement un reliquat des sociétés primitives ?
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– Je partagerai, Maître, votre indignation  que je viens
d’aviver, contre mon intention , non quant à l’existence d’un
lien entre l’idée du couple et l’idée de Dieu, mais quant à la
manière de concevoir ce lien ? Il y a peut-être là une erreur de
conception dans les religions monothéistes. Cela expliquerait les
discriminations qui vous révoltent…
Mais en conséquence, plusieurs questions se posent. Il faudrait
alors, me semble-t-il, considérer d’abord le couple en lui-même
et s’en donner une idée indépendamment de toute référence
religieuse.
LE MODERATEUR.
– Ce serait donc une idée philosophique du couple ?
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– Exactement… On peut alors considérer son aspect
psychologique, son aspect éthique et aussi la consistance propre
de sa réalité…
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Vous voulez dire : sa dimension ou son statut ontologique ?
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– Oui. Est-ce que le couple est une simple association ou plus
que cela ? Peut-il rester une union passagère plus ou moins
durable ou devenir un engagement définitif en soi ? Entre-il au
cœur de la personnalité de chacun ou lui demeure-t-il à sa
236
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
périphérie ? Est-ce que la personnalité se construit « en couple »,
ou le couple est-il seulement « un cadre » pour l’individu ?
Ensuite, après avoir élaboré ainsi une certaine idée du couple,
on la mettrait en relation avec l’idée de Dieu, d’abord avec
certaines idées philosophiques de Dieu, puis avec les idées
religieuses de telle ou telle société sur le couple et sur Dieu.
Pour progresser dans la recherche en sciences physiques, on
établit des protocoles d’expérimentation. Ici, semblablement, il
nous faut un protocole.
L’AVOCATE.
– Sur ce point, je suis d’accord avec vous… C’est pour cela
que j’ai demandé qu’on s’interroge aujourd’hui sur ce que peut
être la « foi » dans le couple et si cette foi a quelque chose à voir
avec la foi en Dieu.
LE MODERATEUR.
– On touche, je le vois, à des questions sensibles… Pour les
aborder, on vient aussi de proposer d’établir et de suivre un
protocole. L’idée me semble bonne.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Protocole ou pas…  mais je suis pour…  il faut être
précis dans son vocabulaire. Autres sont les questions réflexives
sur l’essence des choses, autres celles qui portent sur la réalité
constatée de ces mêmes choses. Sans doute, notre intelligence de
l’idéalité de ces choses doit être telle qu’elle nous permette aussi
de comprendre les écarts observés de ces choses par rapport à
leur essence idéale.
C’est tout le problème de l’erreur et du mal dans le monde,
surtout quand il s’agit de l’action des hommes. Une chose est
l’intelligence de l’amour conjugal selon son « idéalité », autre
chose est la vie concrète des couples qui tentent de s’approcher
de cet idéal.
Encore faut-il, pour tenter de s’approcher d’un idéal, que cet
idéal soit correctement pensé. On ne pourra jamais réaliser un
idéal absurde en soi. Il en va de même pour la mise en œuvre
d’un idéal de foi théologale dans les formes religieuses historiques de cette foi. Pour penser correctement un « idéal », il faut
le penser à la fois comme vraiment réalisable et comme
susceptible aussi d’être imparfaitement, voire mal réalisé.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je m’associe pleinement à la remarque de mon collègue.
Penser l’idéal d’une conduite humaine, c’est la penser selon
toutes les caractéristiques qui lui sont nécessaires pour être ce
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
237
qu’elle est en son « essence ». L’absence d’une de ces
caractéristiques, lorsque cette absence est possible, entraînerait la
disparition de cette conduite. Prenons, par exemple, la conduite
du « dialogue ». Elle requiert la présence d’au moins deux
personnes. Seul avec moi-même, je ne puis dialoguer. Tout le
monde comprend que la figure de style « dialogue avec soimême » n’est que littéraire, et que dans un « dialogue solitaire »
je joue au moins deux rôles différents… Ils peuvent être les rôles
de celui qui pose les questions et de celui qui y répond, les rôles
de celui qui expose sa thèse et de celui qui la contredit, etc.
Mais il existe des caractéristiques de nos conduites humaines
qui sont si fondamentales qu’il n’est pas possible de les éliminer.
Leur présence est absolument nécessaire en toute existence
humaine. Les nier en paroles ou en pensées ne peut se faire qu’en
les mettant en œuvre dans l’acte même de parler ou de penser au
moment même où je parle ou pense. Agir à leur encontre, c’est
encore les reconnaître sur le mode du mensonge, de la trahison
ou du crime. Par exemple ; si je dis « que je ne dis rien » ; si je
pense « que je ne pense pas » ; si je juge « que je ne juge pas » ;
si j’affirme comme vrai « qu’il n’y a pas de vérité » ; si je nie
« l’existence de la négation » ou ne pas la comprendre ; si je
rejette contradictoirement la « relation de contradiction » ; si je
rejette universellement pour tous mes concepts, « leur propriété
d’être universellement applicables aux objets qu’ils désignent » ;
si je veux « ne pas vouloir » ; si je choisis « de ne pas choisir » ;
si je prends comme règle de vie « qu’il n’y a pas de règles » ; etc.
LE MODERATEUR.
– Ce genre d’arguments fut en quelque sorte découvert par
Aristote. Il l’appella « èlegchos ». Ce que nous pourrions traduire
par « réfutation par l’absurde ». Le mot vient du verbe
« èlegchô » qui signifie « faire honte à », « convaincre d’une
faute, d’une erreur ». C’est un argument de controverse que le
philosophe utilise envers un contradicteur de mauvaise foi, ou
envers un interlocuteur, plutôt naïf et quelque peu prétentieux,
qui généralise abusivement des vérités négatives partielles. Ce
n’est pas, par exemple, parce qu’il est vrai qu’il y a des erreurs
certaines, qu’on a le droit d’affirmer que « tout est erreur » et
qu’il n’y a pas de vérité. C’est une généralisation indue. Par sa
prétendue valeur absolue, elle met son auteur en contradiction
« exercée » avec lui-même et lui fait affirmer « en exercice » ce
qu’il conteste en paroles ou trahit par ses actions.
Ce genre d’arguments, imparable en soi, a cependant
l’inconvénient d’irriter celui qui ne veut pas voir « la vérité qu’il
porte pourtant en lui », comme le disait Socrate, non pas comme
238
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
un « savoir oublié » dont il faut se ressouvenir, mais en sa propre
réalité humaine consciente et libre. Faire constater « réflexivement » une propriété ontologique qui nous constitue est une
démarche préférable à la réfutation par l’absurde. Pour une
éducation à la « réflexion », il faut du temps et de la patience. Le
succès de cette pédagogie est une rare récompense…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Au désir de rigueur méthodique et de clarté dans le
vocabulaire, je voudrais ajouter une deuxième remarque touchant
le protocole proposé par notre ami physicien. Si nous suivons ce
protocole. et il n’y a pas de raison de ne pas le suivre  nous
changeons complètement l’angle sous lequel nous abordons la
fiducialité de la conscience. Dans nos rencontres précédentes,
nous discutions dans un cadre formé par des croyances religieuses. Pour clarifier les problèmes théologiques, nous allions
puiser concepts et raisonnements, suivant les besoins, dans nos
arsenaux philosophiques respectifs.
Cette rencontre, en revanche, s’est ouverte sur une question
indignée. Elle s’en prend aux croyances religieuses à l’égard des
femmes. Elle ne doit pas être prise à la légère.
Votre protestation, Maître, s’harmonise bien avec votre
métier, et a reçu en plus l’approbation des femmes ici présentes…
LE MODERATEUR.
– Nous ne l’avons pas prise à la légère… Notre ami physicien
a pour cette raison suggéré de suite de mettre entre parenthèses
les croyances religieuses. Il propose que nous fassions une
analyse des relations de foi dans le couple « indépendamment de
toutes références religieuses ». Ce sont ses propres termes… Je
marque aussi mon accord avec lui.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Cela signifie que nous allons faire route en sens inverse…
Nous partirons d’une analyse exclusivement philosophique
pour retrouver ensuite les questions théologiques. Nous les
aborderons sans doute alors avec plus de pertinence critique.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE, sur un ton plaisant…
– Alors nous vous souhaitons « bonne route » et nous n’avons
plus qu’à attendre que vous reveniez en théologie…
LE PREMIER PHILOSOPHE, sur le même ton…
– Les théologiens ne manquent pas d’aptitude à la
philosophie… Alors, prenez le départ avec nous…
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
239
LE COGITO CARTESIEN EST-IL
UN POINT DE DEPART SUFFISANT POUR ACCEDER
A UNE VERITE PHILOSOPHIQUE INTEGRALE
?
LE MODERATEUR, historien de la philosophie.
– Justement ! D’où partez-vous ? Voilà la question maintenant… Descartes, « …ce cavalier français qui partit d’un si bon
pas », comme disait Péguy, se sert du « doute ». La possibilité de
douter est pour lui un instrument de mise à l’épreuve, non de nos
connaissances acquises, mais de nos « modes de connaissance »,
afin de trouver, par élimination, la forme de connaissance qui
nous fera accéder à une forme de vérité absolument indubitable.
Il remarque qu’il peut douter de la valeur de la connaissance
scientifique. Il la met donc sur la touche… Il parvient même à
douter de la connaissance mathématique. Il la met donc aussi sur
la touche… comme s’il s’agissait de connaissances fausses.
C’est là une incroyable ascèse intellectuelle que de se libérer
ainsi l’esprit d’un confinement et d’un enfermement dans les
modes scientifiques et logico-mathématiques du connaître
humain.
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– Où cela le conduit-il ?
LE MODERATEUR.
– À découvrir le mode de connaissance réflexif, c’est-à-dire la
manière proprement philosophique de connaître qui lui permet
d’accéder à des vérités indubitables, absolument nécessaires.
Le texte du Discours de la méthode, quatrième partie, est
limpide : « Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je
voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement
que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que
cette vérité : je pense donc je suis, était si ferme et si assurée, que
toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques
n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la
recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la
philosophie que je cherchais. »
Pour Descartes, le point de départ indubitable de la
philosophie, c’est l’affirmation du « je suis », c’est la
reconnaissance de la personne individuelle consciente et libre.
Descartes en fera découler progressivement toute sa philosophie.
L’INFIRMIERE D’UN SERVICE DE SOINS PALLIATIFS.
– Je veux bien admettre que la vérité du « je suis » soit une
vérité indubitable, mais je ne vois pas qu’elle puisse motiver qui
240
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
que ce soit dans un service hospitalier, ou une mère de famille
dans son ménage.
LE MODERATEUR.
– Il est vrai qu’on a souvent reproché au « je pense-je suis » de
Descartes d’être un sujet individuel seul avec lui-même. Sa
première relation ontologique sera avec Dieu. Et celui-ci ensuite
lui garantira sa connaissance du monde et des autres hommes.
C’est le point faible du cartésianisme. Je le reconnais. On peut
faire le même reproche à Malebranche. On connaît aussi le mot
de Bossuet « moi seul et mon Dieu ».
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Et pourtant la démarche de Descartes est juste. Le chemin
intellectuel parcouru est irréprochable. Descartes s’est malheureusement arrêté à quelques encablures du but. Ou plutôt ayant
touché au but, il n’a pas su l’expliciter pleinement. Voyons cela
dans le texte. Nous le connaissons tous par cœur pour l’avoir
tellement fréquenté… Au moment où Descartes veut penser que
tout est faux, il remarque la nécessité de sa pensée et de son
existence. Il faut nécessairement, en effet, que lui qui le pense,
soit quelque chose. Dans le texte, nous voyons le complément
d’objet direct du verbe « penser » s’effacer progressivement. Il
est d’abord une proposition subordonnée : « que tout était faux ».
Il devient ensuite un simple pronom : « le », et il disparaît
complètement dans la formule : « je pense, donc je suis ».
LE MODERATEUR.
– Comment expliquez-vous que Descartes perde ainsi de vue
que sa pensée a toujours un objet, ainsi que l’ont fait remarquer
Brentano et Husserl ?
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Je suggère de chercher l’explication dans les premiers mots
de la phrase : « Mais, aussitôt après, je pris garde que,… »
Aussitôt après ! Voilà le drame… Après ! c’est trop tard…
Pour saisir par la réflexion les premières nécessités de notre
être, il faut s’installer dans l’acte même de penser, et non dans
son « souvenir », fût-il le plus récent possible. Dès que le
souvenir intervient, nous versons dans l’introspection. Nous
sommes alors en psychologie ; nous ne sommes plus en
philosophie.
Platon avait été sensible à ce problème, bien qu’il n’ait pu le
résoudre. Il parlait de « réminiscence ». Ce n’était pas le souvenir
de quelque chose de passé, d’un événement qui cesse ensuite
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
241
d’exister, mais d’un éveil en l’esprit de quelque chose de
permanent en nous.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je vous rejoins entièrement, cher collègue. La méthode
philosophique, que nous qualifions de réflexive, consiste, en
effet, à saisir les nécessités constitutives de l’acte de conscience
et de liberté, au moment même de cet acte, non dans un éclair
fugitif, mais dans la permanence de cette activité.
Comme l’a bien montré notre président de groupe, il faut,
comme le fait Descartes, ne pas rester confiné, ni dans le champ
objectif de notre pensée, que nous pourrions appeler « le
monde », ni dans le champ logico-mathématique dans lequel
nous « formalisons » notre connaissance de ce monde. Il nous
faut ensuite atteindre l’acte de conscience « de penser sensiblement le monde », ainsi que l’acte de conscience « de penser
formellement ce monde » et tous les autres actes de conscience
dans leur exercice permanent.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– À la suite de Franz Brentano, mais aussi d’autres philosophes, même avant Descartes, il nous faut bien voir que lorsque
nous pensons, nous pensons toujours à quelque chose. C’est ce
que Thomas d’Aquin appelait « l’intentionnalité ».. Ce terme
traduit bien le mouvement de la conscience dirigée vers…,
tendue vers quelque chose. « Toute conscience est conscience de
quelque chose » disait Franz Brentano. N’est-ce pas ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Quant à moi, je préférerais la formule latine d’Edmund
Husserl : « Cogito cogitatum » que je compléterais, pour achever
le parallélisme avec Descartes, d’un « ergo sum cum cogitato ».
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– On peut avoir cette préférence… Les deux formules sont
toutefois équivalentes…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Pardonnez-moi… Les deux formules ne sont pas
équivalentes… et il faut préférer manifestement celle de Husserl
en la complétant comme je le fais. « Cogito cogitatum, ergo sum
cum cogitato existente in re. »
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Je n’en vois pas la raison… Mais j’aimerais la connaître…
242
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Pardonnez-moi encore une fois… Mais je pressens qu’ici
nos routes vont déjà diverger. Vous allez rester dans une analyse
classique substantialiste et individualiste, tandis que moi je vais
déjà commencer à mettre en valeur la relationnalité d’une
conscience personnelle.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– C’est possible…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vous allez me dire que la conscience qui est toujours
« conscience de quelque chose », après avoir affirmé cette autre
chose, « revient » vers elle-même pour s’affirmer elle-même. Et
vous reprendrez la formule latine de la « reditio completa ad
seipsum », c’est-à-dire du « retour complet de la conscience à
elle-même », après s’être dirigée d’abord vers l’objet.
On peut, certes, concevoir la réflexion comme un « retour » de
la conscience à elle-même. Le terme s’y accorde sémantiquement. Mais dans ce cas, ce « détour » par l’objet affirmé fait que
nous arriverons à nouveau trop tard pour saisir l’activité de
conscience en immédiateté avec elle-même, et en expliciter
ensuite toute la richesse.
Avec perspicacité, vous venez de diagnostiquer le détour
introspectif du Cogito cartésien. C’est là la faille ! Il implique un
décalage, en quelque sorte temporel, entre le moment de la
suspension du jugement envers les objets de nos connaissances
scientifiques et logico-mathématiques et le moment de l’intuition
du « je pense, je suis ». Vous en avez conclu très justement qu’il
avait laissé s’échapper la reconnaissance de l’objet du « Je
pense », en l’occurrence le résultat de ses mises en doute, à
savoir : « que tout était faux ».
Mais déjà à ce moment-là, il aurait fallu faire remarquer que
les doutes ne portaient que sur ce que nous affirmons de ces
objets, en quoi il peut y avoir erreur, et non sur l’existence d’une
forme de connaissance « objective », c’est-à-dire d’une activité
de conscience qui vise des « objets », c’est-à-dire des réalités
distinctes du sujet conscient qui les connaît et en reconnaît
l’existence. Voilà pourquoi je préfère la formule de Husserl
« Cogito cogitatum » qu’il faut compléter : « ergo sum cum
cogitato existente in re ».
Au moment même où je suspends mon jugement envers tous
mes savoirs objectifs et formels, je prends conscience de moimême et de mon existence tout en étant en train de mettre en
œuvre des formes de connaissance, l’objective et la formelle, en
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
243
lesquelles je puis rencontrer des motifs de douter et en lesquelles
j’ai le pouvoir de suspendre mon jugement, alors que dans cette
prise de conscience réflexive, à laquelle je n’accède qu’en ayant
eu la force de ne pas rester confiné en elles, il m’est impossible
de douter en aucune manière. Je suis alors nécessairement au
cœur d’une vérité que je puis formuler avec un sentiment de
certitude absolue. L’intuition de la conscience qui est mienne et
de mon existence englobe en une même affirmation de réalité et
mon intentionnalité et l’existence d’un monde « objectif » qui est
sa visée, qui lui est proportionné et qui doit contenir son « objet
adéquat » . Je puis douter de tous mes savoirs objectifs et
formels, je ne puis douter de la réalité de l’intentionnalité
objective et formelle de ma conscience, car cette intentionnalité
est appréhendée intuitivement en un même acte réflexif par
lequel la conscience se saisit elle-même.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Avouez qu’il n’est pas facile de saisir d’un seul coup d’œil
une réalité que vous décrivez en des phrases kilométriques…
Quelques rires et sourires, plutôt sympathiques, dans le
groupe…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je le confesse volontiers… Mais les interventions
précédentes m’obligeaient à tenir compte de la problématique de
Descartes… C’était d’ailleurs une bonne chose que d’avoir
Descartes comme point de gravitation…
Cependant, si vous voulez faire abstraction de toute référence
culturelle, pour décrire l’intuition réflexive fondamentale et
indivisible, que nous vivons tous en permanence, il suffit de
dire… ou plutôt il suffit que chacun puisse dire : « Je suis et je
suis conscient de moi comme étant moi-même nécessairement
conscient d’autre chose que moi en relation d’existence avec
moi ».
L’AVOCATE.
– Ah, c’est déjà beaucoup plus facile à comprendre…
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Et pourquoi dédaignez-vous la formule de Brentano : « toute
conscience est conscience de quelque chose » ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Permettez-moi aussi de la corriger, en l’inversant. « Toute
conscience de quelque chose est conscience de soi ». Par rapport
au Cogito cartésien, cette correction est l’inverse de la correction
apportée par Husserl. Avec Husserl, nous complétions l’affirma-
244
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
tion du Cogito par l’affirmation, en un même niveau
ontologique, de sa relation à une « réalité objective existante ».
En inversant la formule de Brentano, nous complétons l’affirmation d’une réalité objective « phénoménale »,  d’où le nom de
ce courant philosophique : la phénoménologie  par l’affirmation, en un même niveau ontologique, de la conscience de soi.
Il faut, en effet, éviter à tout prix que la conscience de soi ne
soit saisie que comme une sorte de « phénomène » second, à la
suite de la conscience des réalités objectives.
Si la « réflexion » en soi de la conscience n’était que le retour
vers soi,… n’était que la « reditio ad seipsum » d’un mouvement
intentionnel de conscience allant d’abord à l’objet phénoménal,
puis revenant de cet objet vers le sujet conscient, on aurait aussi
perdu, en cours de route, la relation constitutive du sujet
conscient à autre chose que lui. Le sujet serait à nouveau saisi
comme une individualité close sur elle-même, à l’instar de
l’objet, qui est le terme clos de l’intentionnalité de la conscience.
Nous n’aurions plus alors qu’une connaissance « objectivée »
de notre subjectivité consciente. Nous nous connaîtrions à la
manière dont nous connaissons « un objet ». Ce serait une
connaissance « objectiviste » et non plus une connaissance
« réflexive ».
Nous aurions même, dans ce cas, perdu tout le bénéfice de
l’ascèse cartésienne des doutes, qui consistait à nous « déconfiner », à nous « dés-enfermer » de la connaissance objective
intentionnelle. En dépit de toutes nos connaissances scientifiques
de l’univers et des hommes, nous resterions, par rapport à une
juste compréhension de notre propre essence, dans une désolante
pénombre, comme des prisonniers enchaînés dans une Caverne,
selon l’allégorie décrite par Platon.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Si je vous comprends bien…, vous voulez que la relationnalité de la conscience soit reconnue « au commencement » de la
vie de l’esprit, dans notre intuition la plus fondamentale de l’être,
et donc, par conséquent, comme « le premier principe » de la
philosophie que vous proposez…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est exact. J’accepte ce compliment, non pour moi, mais
pour la vérité de l’intuition relationnelle de soi que chacun a de
lui-même.
L’HISTORIENNE.
– Nous voilà rassurées… On ne vit pas dans un monde de
« solitudes juxtaposées »… L’évidence en est établie…
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
245
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– J’ai suivi avec beaucoup d’intérêt votre discussion. Je pense
que l’ontologie de l’unité pure et dure est dépassée… C’est très
important pour la théologie… Toutefois je me demande encore si
cette relationnalité intentionnelle de la conscience, que vous
suggérez, est vraiment une relationnalité interpersonnelle.
Comment faire apparaître dans le sujet individuel cette
dimension interpersonnelle ?
L’évidence objective de la présence d’autrui autour de moi,
depuis ma naissance, et même dès ma conception jusqu’à ma
mort, ne peut être niée… Mais est-elle plus qu’un fait
irrécusable ? Est-elle plus qu’une nécessité biologique comme la
respiration et la nutrition ? Et cette nécessité biologique des
générations et de l’univers des relations familiales est-elle
extérieure à la nature spirituelle des personnes ? Est-elle une
« ruse de la nature », comme disaient les philosophes idéalistes
allemands, pour multiplier des individus,… une sorte de moule à
gaufres ? Faut-il, au contraire, estimer que la structure générationnelle est une certaine expression, dans l’ordre des corps,
d’une structure spirituelle plus fondamentale de l’être humain ?
Vous savez aussi que, selon la théologie classique, dans la
ligne du platonisme et de l’aristotélisme, les parents sont censés
« disposer la matière corporelle » de leurs enfants, tandis que
Dieu crée directement leurs âmes individuelles. Que faut-il en
penser ? Elle a l’avantage de ne pas aborder la difficile
compréhension d’une création par Dieu d’une humanité
spirituellement relationnelle ? Toutefois, les difficultés de
compréhension d’une telle hypothèse doivent-elles nous interdire
de la formuler et de tenter de la rendre intelligible ?
LE MODERATEUR.
– Où nous entraînez-vous par de telles questions ? Ne faudraitil pas refermer ce dossier ?
LE PSYCHANALYSTE.
– En vous entendant, je me suis demandé si je ne devais pas
maintenant envisager une sexualité des esprits,… en dehors des
corps ? Excusez-moi de poser brutalement la question ! Mais
c’est tout comme…
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– J’avais envisagé beaucoup de difficultés intellectuelles, mais
je constate maintenant qu’il y a aussi des difficultés
émotionnelles !… Oui…
LE PREMIER PHILOSOPHE.
246
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
– Je pense qu’il faudrait, pour le sujet, adopter une des règles
de la méthode de Descartes, et décomposer chaque difficulté en
autant de parcelles qu’il est nécessaire pour les résoudre… Qu’en
pensez-vous ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je pense effectivement, qu’il faut en premier lieu montrer
qu’il y a une dimension interpersonnelle à l’intentionnalité de la
conscience.
LA DIMENSION INTERPERSONNELLE
DE L’INTENTIONNALITE DE LA CONSCIENCE
LE MODERATEUR.
– Comment allez-vous procéder ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– En reprenant notre intuition réflexive de nous-mêmes et en
continuant à l’expliciter. Je ne vois pas d’autre chemin possible.
Conscients, donc, de nous-mêmes en relation à autre chose que
nous-mêmes, nous comprenons, pour chacun de nous, que nous
sommes « un » avec nous-mêmes et que nous ne sommes pas ce
avec quoi nous sommes en relation.
Parlons naïvement : Assis devant cette table, j’ai conscience
que je ne suis pas cette table, et que je ne suis pas « vous » qui
m’écoutez. J’ai ainsi l’intuition de la « négation ». Je suis moi et
je ne suis pas toi ; et toi, tu es toi et tu n’es pas moi. La négation
est inscrite au cœur de l’être, en tant que distinction entre des
êtres.
Mon intelligence de la négation n’est pas celle du « non-être ».
le mot « néant » n’est qu’un mot et il n’a aucun sens. Ne me dites
pas que vous ne comprenez pas ce que je dis, car en disant cela,
vous posez implicitement que votre pensée n’est pas la mienne
ou vice-versa, et que vous comprenez votre objection. Ne me
dites pas que vous ne comprenez pas votre objection, car alors je
ne suis plus tenu de vous répondre… Refus et négation que vous
comprendrez alors assurément ! ! !
L’AVOCATE.
– Quelle dialectique ! ! ! Des négations en cascade !…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Justement ! « en cascade »… Vous venez d’expliciter par
cette image le caractère « universalisant » de notre conscience
intentionnelle dont nous avons aussi une intuition réflexive
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
247
immédiate. Tout ce que nous pensons peut être appliqué « en
cascade indéfiniment… »
L’AVOCATE.
– Que voulez vous dire ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– De nouveau, quelque chose de très simple,… mais qu’il est
très compliqué d’expliquer. Voici ! Tout ce que vous pensez est
toujours pensé sur un mode « universel ». Tous nos concepts sont
des « universaux », disent les philosophes. Ce qui signifie qu’ils
sont indéfiniment applicables selon une même signification aux
objets, distincts les uns des autres, qu’ils désignent. Les concepts
s’expriment dans des mots, sans coïncider avec eux.
Parlons naïvement ! Quand je dis « arbre » et que je pense
« arbre », j’ai conscience que ce terme « arbre » que je pense est
valable pour cet arbre-ci, et pour cet arbre-là, et encore pour cet
autre arbre là-bas, et ainsi de suite, indéfiniment.
Ceci est vrai du concept « arbre » et aussi de tous mes autres
concepts… Vous voyez, je viens d’utiliser de façon universalisée
le terme « concept ». Le terme « concept » est un concept
universel.
L’AVOCATE.
– Mais c’est le serpent qui se mort la queue, ce truc-là !…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est très juste. C’est l’image du cercle. Et cette image du
cercle ou de la sphère fut utilisée dès l’aube de la philosophie
grecque par Parménide, pour indiquer l’unité du réel avec luimême. Hegel l’a reprise. La pensée philosophique est un cercle
de cercles, disait-il, voulant signifier qu’elle creuse en spirale
dans la densité du réel.
L’AVOCATE.
– Mais quand je pense quelque chose qui n’existe qu’en un
seul exemplaire, comme par exemple « la lune », ça ne marche
plus. Je ne peux plus l’appliquer indéfiniment…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Justement ! Ça marche encore mieux… En effet, lorsque je
pense « lune », je pense ce concept comme indéfiniment
applicable à toutes les lunes possibles… Mais l’expérience
m’apprend qu’il n’y a qu’une seule lune, qu’il n’y en a pas
plusieurs, qu’il n’y en a pas deux, qu’elle est unique. Pour dire
248
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
qu’elle est unique, je dois d’abord penser qu’il peut y en avoir
plusieurs et ensuite « nier » cette possibilité indéterminée. Je ne
suis capable de dire qu’elle est « unique » qu’à la condition
d’avoir un concept « universel » et ensuite d’user de la
« négation » pour exclure toute pluralité d’applications.
Remarquez en passant que les applications d’un concept, quel
qu’il soit, seront toujours limitées, alors que le concept reste en
tant que concept indéfiniment applicable.
Je ne peux donc avoir l’intelligence de l’unicité qu’à condition
d’avoir au préalable, dans une expérience de conscience plus
fondamentale, l’intuition de mon unité, de ma distinction d’avec
une autre et d’une pluralité d’unités, dont chacune n’est aucune
des autres.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Manifestement il est impossible pour une conscience d’être
seulement conscience d’elle-même en elle seule. Nier sa
relationnalité, c’est se servir de la « négation » dont l’intelligence
m’est donnée dans l’intuition vécue de cette relationnalité même.
C’est la mettre en pratique dans l’acte de la nier.
Ceci étant acquis, je vois qu’il y a une possibilité d’affirmer
qu’autrui existe, mais ce n’est encore qu’une possibilité. Je ne
vois pas encore la nécessité d’affirmer son existence.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Nous sommes près du but. Mais il faut encore enlever
quelques écailles que nous avons sur les yeux… Le caractère
d’universalité est le même pour tous nos concepts, pour tous,
absolument pour tous, quel que soit leur degré de « généralité »,
du plus particulier jusqu’au plus général, comme le concept
« être ».
Encore une fois, parlons naïvement… Le concept « félin » est
un concept générique. Les concepts « chat, tigre, lion, panthère,
jaguar, etc… » sont des concepts spécifiques. Ces concepts sont
entre eux plus ou moins généraux, car leur domaine
d’application est plus ou moins vaste… La généralité d’un
concept est une qualité variable, comme en témoignent toutes les
espèces de classifications scientifiques : géologique, botanique,
zoologique, etc… Les concepts les plus généraux de tous sont
appelés « transcendantaux », parce qu’ils englobent toutes les
différences classificatrices… Ce sont par exemple les concepts :
« être, chose, unité, vérité etc… ».
Le caractère d’universalité de nos concepts, lui, ne varie pas. Il
est le même pour tous nos concepts. Cela signifie que cette
qualité ne dépend pas de ce que nous connaissons mais de notre
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
249
activité consciente elle-même. C’est notre pensée qui est
« universalisante ». Elle universalise tout ce qu’elle conçoit,
imprimant ainsi sa marque à tous nos « concepts ». Nous ne
pouvons pas choisir qu’elle soit « universalisante » ou pas. Elle
l’est. Ce caractère s’impose à nous dans l’exercice même de
notre conscience en tant que présence relationnelle à elle-même.
Remarquons que nous ne faisons aucun raisonnement
déductif, ni aucune expérimentation, mais que nous décrivons
seulement notre activité consciente telle qu’elle s’impose à nous
réflexivement de la façon la plus fondamentale qui soit.
Comment achever notre description, afin de prendre en
compte maintenant l’intégralité de notre activité consciente dans
sa triple dimension réflexive, intentionnelle et universalisante ?
En tant qu’universalisante, notre conscience nous fait voir que
notre intentionnalité est adéquatement humaine, lorsqu’elle est
de même nature dans sa source et dans son terme ainsi que dans
l’ouverture de son terme. Dans sa source : l’homme que je suis,
comme « être ». Et dans son terme : donc un autre « être »
également de nature humaine. L’autre de moi, auquel je dis
« toi ». De plus cette intentionnalité de personne à personne en
humanité est aussi ouverte à d’autres personnes humaines
possibles.
Faisons encore un petit pas, à la manière de Kant, et posons la
question : « À quelle condition notre conscience a-t-elle ce
pouvoir d’universaliser tout ce dont elle est consciente, en tout
premier lieu, d’universaliser sa propre nature personnelle… Cela
va de soi.
Notre activité consciente ne pourrait être universalisante, si la
réalité humaine n’était pas une structure relationnelle entre
plusieurs personnes et si notre intentionnalité en son être n’était
pas totalement humaine. Notre intentionnalité est donc, en son
être, interpersonnelle. Elle est relationnalité entre personnes
humaines. Mon existence consciente implique, par son
architecture ontologique, l’existence nécessaire d’autrui, c’est-àdire une relation à l’autre humain, distinct de moi, ouverte à
d’autres humains, distincts de nous.
LE MODERATEUR.
– Je vois ! Pour en arriver là, il nous a fallu compléter le
Cogito cartésien par le Cogitatum phénoménologique et ensuite
transfigurer les deux dans l’universalité relationnelle de l’esprit.
La méthode employée est empruntée à Kant et appliquée sur le
plan de l’être et pas seulement aux catégories abstraites de la
pensée.
250
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Un petit indice supplémentaire nous montre qu’il est bien
nécessaire de prendre en compte le dynamisme universalisant de
la conscience, c’est qu’il est la condition de possibilité des
mathématiques et de la logique. En posant l’intuition de mon
unité personnelle, je pose l’unité formelle : le « 1 » et je la pose
de façon universalisée : une « indéfinitude de 1 de même nature
que le premier 1, tous distincts entre eux ». En posant la structure
de mon intentionnalité, je pose l’opération « + 1 » et je pose cette
opération de façon universalisée. Cela me permet de construire
des nombres : Je pose « 1 + 1 = », et je saisis ce groupe en son
« unité » propre de « somme » de 2. Comme cette opération est
nécessairement pensée de façon universalisée, je peux la
reproduire pour chaque nombre « 1 + 1 + 1… ». Je peux ainsi
construire la suite des nombres dits « entiers » positifs, et à partir
de là construire toute la mathématique. Je pose en effet, parce
que ma conscience est universalisante, que toute « opération » est
possible. Je déclare donc que l’inverse de l’addition, c’est-à-dire
la soustraction, est toujours possible. Je peux toujours soustraire,
même quand il n’y a plus de nombres positifs… Je construis
ainsi les « entiers négatifs » Et il en est de même pour les autres
opérations et les autres ensembles de nombres. En effet, en
mathématique, mais aussi en logique, je ne considère que la pure
applicabilité de mon activité universalisante et je fais abstraction
des limites de toute application empirique.
De la sorte, on pourrait donc dire que la raison ultime ou la
plus fondamentale de ma capacité à faire des mathématiques,
c’est la structure ontologique de ma conscience relationnelle à
autrui. « Je fais des mathématiques, donc autrui existe ».
Ce n’est pas une déduction, mais l’affirmation, dans l’ordre du
réel tel qu’il est, d’un départ et d’une arrivée. Si, à Paris, je
monte dans un Eurostar « Paris-Londres », je puis dire : « Je
monte à Paris, donc j’arriverai à Londres. » Je le dis, parce que je
connais le trajet et les horaires du train Eurostar tels qu’ils sont.
Si je cherche jusqu’au bout, pourquoi je suis capable de faire des
mathématiques, je remonterai de conditions en conditions
jusqu’à la structure de ma conscience qui me montrera, au terme
de ma recherche, que j’existe nécessairement en relation avec
d’autres personnes que moi.
LE MODERATEUR, sur un ton plaisant..
– Et qui osera, après cela, dire que les mathématiques sont une
science déshumanisante et parler de « froids calculateurs » ?
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
251
L’HISTORIENNE.
– Pourriez-vous parler encore une fois « naïvement », comme
vous dites, pour m’aider à comprendre que quand je pense, je
dois me figurer que je suis en présence de quelqu’un ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est très bien de vivre psychologiquement avec l’idée que
nous sommes en présence d’autrui, pourvu que les sentiments
qui vous animent, soient des sentiments nobles de respect et
d’affection et non de défiance, de jalousie et de haine.
Sur le plan psychologique, notre idée de l’existence d’autrui
peut être ambiguë. Si vous revenez naïvement, c’est-à-dire sans
idée préconçue, vers l’intuition que vous avez de vous-même,
non seulement vous constatez que vous existez, mais que vous
voulez exister, que vous consentez à votre être, que vous voulez
être vous-même de mieux en mieux. Mais comme votre être
personnel est, en sa totalité, nécessairement en relation à autre
chose, non seulement vous constatez que cette autre chose existe,
mais vous voulez aussi qu’elle existe, vous consentez à son être,
vous voulez qu’elle soit de mieux en mieux elle-même.
En outre, vous avez aussi conscience d’être une « conscience
humaine » et cette « nature humaine » dont vous êtes consciente
en vous-même, vous la vivez nécessairement comme pouvant
être aussi celle d’une autre réalité distincte de vous. Votre
conscience est, en effet, une activité « universalisante » de tout
ce dont elle est consciente. Il vous est ainsi impossible de penser
votre « humanité » comme étant la nature exclusive de votre
seule personne. S’il y a pour vous, comme pour moi et pour
tous… (voyez, je suis en train d’universaliser ma réflexion
présente) c’est parce que l’être de votre conscience personnelle
est effectivement, réellement, en relation nécessaire avec
d’autres êtres personnels humains.
Enfin, cette relation nécessaire à une autre, à d’autres
personnes humaines que vous-même, vous ne vous contentez pas
de la constater, vous y consentez, vous la voulez, vous voulez
que cette autre personne soit elle-même, pleinement elle-même,
distincte de vous. Ne pas vouloir l’autre pleinement pour luimême, se serait se détruire soi-même. C’est là une évidence
première, lorsque l’on accède à cette compréhension réflexive de
soi-même. La relation interpersonnelle à l’autre personne n’est
jamais une identification de l’autre à soi, ni de soi à l’autre, ni
une fusion dans un mélange ni une intégration par subordination
ou hiérarchisation dans un ensemble. La négation relative interpersonnelle (entre « toi » et « moi ») est, en effet, inscrite dans
l’être, au même titre de sa perfection que l’identité de soi avec
252
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
soi pour chacune des personnes distinctes en relation nécessaire.
Puis-je me résumer en termes simples ?
PLUSIEURS VOIX.
– Oui,… Assurément,… Bien sûr…
L’AUTRE PHILOSOPHE
– Mais en un enchaînement complexe,… un enchaînement qui
devient de plus en plus complexe ?
LE MODERATEUR.
– Laissez-nous le temps de suivre, au moins…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
« Cogito ». Ergo, je suis moi, tu es toi, je ne suis pas toi, tu
n’es pas moi. Et parce que je suis moi, je veux que tu sois toi et
que tu ne sois pas moi. Parce que je veux être moi le plus
parfaitement possible, je veux que tu sois toi le plus parfaitement
possible aussi, et que tu ne sois pas moi le plus parfaitement
possible. Et comme je veux être le plus pleinement moi-même en
voulant que tu sois pleinement toi-même, je veux que tu sois
pleinement toi-même en voulant un autre parfaitement distinct de
toi, et qui ne soit pas moi, car je veux que tu sois toi-même
pleinement distinct de moi en tant que tu veux être toi en voulant
un autre que toi. Voilà ! Tout est dit.
LE PSYCHANALYSTE.
– Tout cela est apparemment très concret… On entend : Je,
puis Toi, puis encore Je et encore Toi… Ce sont des termes que
tout le monde comprend… Mais l’ensemble me semble encore
très abstrait… Pour affirmer son Cogito, Descartes s’imaginait
qu’il n’avait pas de corps… Est-ce que vous aussi vous adoptez
le même contexte de pensée ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Nullement ! Je ne puis pas plus douter d’être corporel que
d’exister. Mon corps est l’expression même de mon identité avec
moi-même et de mon intentionnalité envers autrui, ensemble
dans le monde des choses. Le corps est à notre réalité humaine
interpersonnelle ce que notre parole est à notre pensée dialogale.
Sans nos conversations, nous ne pourrions pas échanger d’idées.
Mais nos idées ne se réduisent pas à la production vocale de
sons. Les sons de nos voix ne produisent pas nos idées. Mon
corps ne produit pas ma personne, mais ma personne n’est pas
sans corps.
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
253
Toutefois, mon corps n’est pas un simple instrument de ma
conscience, ni son vêtement ou son habitation. Si comme
personnes spirituelles, conscientes et libres, nous ne sommes pas
nos corps, nous sommes corporels. N’hésitons pas à dire que
notre conscience est corporelle, sans qu’elle soit la matérialité de
notre corps. Cette matérialité abandonnée de sa conscience n’est
plus que cadavre, lorsqu’elle n’est plus apte à être son expression
dans le monde matériel.
Nous pourrions aussi dire que nos corps sont la
« manifestation » de nos esprits, je veux dire de nos personnes
spirituelles, et que dans nos corps nous voyons nos personnes,
tout comme dans nos voix nous entendons nos pensées, comme
dans nos gestes nous touchons et ressentons les mouvements des
nos volontés libres. L’intégralité de nos corps est cette
manifestation. Tout corps humain est entièrement pétri de notre
spiritualité consciente et libre, sans qu’elle dépende de lui de
manière subordonnée et vassale, sans qu’elle veuille ou puisse
s’en priver non plus, car elle a l’initiative impérieuse de s’y
manifester.
LE PSYCHANALYSTE.
– Tout ce que vous dites de la spiritualité humaine et du corps
s’applique donc aussi à sa sexualité ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Bien évidemment ! Ce n’est que dans une perspective
philosophique individualiste et solipsiste qu’on néglige la
sexualité et qu’on se rend incapable de comprendre son sens et
son rôle. Mais comme elle s’impose malgré tout, la philosophie
classique la considère, si pas comme une intruse, du moins
comme un lourd héritage de notre parenté avec les animaux…
Elle est perçue en opposition avec la spiritualité de la personne.
Comment intégrer, en effet, dans une conception d’autosuffisance en soi seul, une fonction corporelle dont la relation à
l’autre personne en tant que partenaire est une évidence ?
LE PSYCHANALYSTE.
– Alors tout ce que vous dites de la relationnalité
interpersonnelle des consciences, je peux le traduire dans l’ordre
de la sexualité ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Non seulement on le peut, mais on le doit…
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE
– Si je comprends bien,… vous inversez à nouveau la conception classique. Celle-ci disait que la sexualité est d’ordre
254
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
biologique, et commune avec les animaux et donc, que la
conscience en est affectée « de l’extérieur ». Vous, vous dites
que c’est parce que la conscience spirituelle est ontologiquement
relationnelle en tant que spirituelle qu’elle s’exprime dans une
corporalité sexuée et donc, qu’il y a une exigence spirituelle
« intérieure » que la vie biologique soit sexuée pour que la
relationnalité interpersonnelle humaine puisse s’y exprimer, s’y
manifester, s’y épanouir, bref, s’y réaliser elle-même.
Cela signifierait déjà, pour moi qui suis théologien, que
l’apparition de la sexualité, dans l’évolution du monde, serait la
mise en condition de ce monde par Dieu, en vue de la création de
l’homme.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est là une conséquence logique.
LE PSYCHANALYSTE.
– La relation « homme-femme » est donc en soi une forme
privilégiée de l’intentionnalité interpersonnelle ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Cela me paraît une évidence d’expérience, tant à partir de la
réflexion philosophique, que sur le plan psychologique. C’est
d’ailleurs pour cela que les échecs en ce domaine sont si dramatiques et que la psychanalyse a donc un rôle thérapeutique.
Encore faut-il, pour qu’elle accomplisse bien sa fonction, qu’elle
ait de la sexualité humaine une conception aussi juste que
possible. Permettez-moi de souhaiter que les psychanalystes
aient également une bonne formation philosophique et pas
seulement une formation clinique.
LES IMPLICATIONS ETHIQUES D’UNE INTERPERSONNALITE
DE L’ETRE SELON LA TRIADE FAMILIALE :
PERE-MERE-(FILS-FILLE)
LE PSYCHANALYSTE.
– Je prends acte de votre remarque.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Toutefois la sexualité proprement dite n’est pas la totalité de
notre corporalité. Elle est une fonction de notre corps parmi
d’autres, bien qu’elle le parcoure tout entier. L’homme est tout
entier masculin et la femme tout entière féminine. Si nous
voulons envisager la totalité de la relation interpersonnelle
humaine, il nous faut aussi considérer la relation « hommefemme » sous l’angle « époux-épouse » en tant qu’elle implique
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
255
la relation parentale « Père et mère-enfant ». Ce sont les relations
familiales qui sont l’expression adéquate de la relationnalité
humaine en tant que spirituelle.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Je comprends que la philosophie relationnelle soit l’inverse
de la philosophie classique sur le plan des concepts, mais est-elle
tellement plus performante pour nous faire vivre d’authentiques
relations avec autrui ? Conceptuellement, elle nous fait peut-être
comprendre qu’autrui doit nécessairement exister, que nos
relations familiales ont une dignité insoupçonnée par la tradition
classique, mais elle ne nous donne pas davantage une
« expérience » d’autrui. Pas plus que la philosophie classique,
elle ne nous fait « rencontrer » autrui en personne. Elle n’est
donc pas plus efficace pour notre vie quotidienne.
Notre intervenante qui travaille dans un service de soins
palliatifs nous disait que le Cogito ne pouvait guère la motiver
dans son service de dévouement. Est-ce que, après avoir entendu
notre discussion, elle se trouve plus encouragée ?
L’INFIRMIERE.
– Quand cette croisière sera terminée et que je retrouverai mes
patients… Je ne les retrouverai pas tous, certains seront sûrement
morts… Le Seigneur les aura accueillis auprès de lui… rien ne
sera changé dans mon service… Et pourtant je pense avoir
compris quelque chose de plus au cours de nos entretiens…
C’est que…
LE MODERATEUR.
– Vous pouvez continuer à vous exprimer… N’hésitez pas…
L’INFIRMIERE.
– …Que la douleur des corps manifeste aussi quelque chose
de la souffrances des esprits et des cœurs. Et que la communion
dans la peine fait aussi partie d’une communion dans l’existence.
Elle nous en montre une insuffisance que notre désir de bonheur
ne peut se résoudre à accepter comme définitive… S’il y a une si
forte exigence qu’autrui existe parce que, moi, j’existe, cette
exigence est d’autant plus vraie envers ceux que nous avons
connus et aimés… Donc notre existence qui continue, alors que
des proches sont morts, ne peut supporter qu’ils n’existent plus.
Sinon je ne pourrais plus dire « J’existe, donc tu es, donc ils
sont ». Et notre peine est de ne plus pouvoir contribuer à leur
épanouissement, alors que nous le devons… alors que ce devoir
ne cesse pas… puisque comme vous l’avez dit « en consentant à
256
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
notre existence, nous voulons qu’ils soient eux-mêmes aussi
parfaitement que possible »… Vous avez dit quelque chose
comme çà…
Le modérateur.
– Kant a fait remarquer que l’obligation morale est une
nécessité absolue et que sa réalisation est absolument nécessaire.
Or, si elle ne peut être pleinement remplie en notre existence
présente, elle doit l’être en une existence après la mort. Et Dieu,
qui en est l’auteur, selon Kant, veille à ce que cette réalisation
soit pleinement accomplie.
S’il y a une obligation morale à vouloir qu’autrui existe en luimême, et si vous acceptez le raisonnement de Kant, alors vous
pouvez considérer que la peine spirituelle, que la souffrance
introduit dans notre existence, doit céder devant l’exigence
morale du bonheur partagé.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– C’est là un aspect du salut de l’humanité. Le salut annoncé
en la personne de Jésus, n’est pas un salut individuel, mais un
salut relationnel aussi. Nous ne sommes pas sauvés
« individuellement », pas plus que nous ne sommes créés
« individuellement ». Nous le sommes en relation les uns aux
autres, non selon des liens accessoires et contingents, mais selon
une relationnalité constitutive. Nous pouvons dire « je suis
sauvé, donc tu l’es aussi » Aucun homme ne peut être sauvé sans
que tous ne soient sauvés. C’est là aussi une nouvelle conception
du salut qu’une philosophie relationnelle est susceptible de
mieux nous faire comprendre. Peut-être reviendrons-nous sur le
sujet !
Mais déjà, en universalisant cette vérité de la réflexion, nous
pouvons dire, en l’appliquant à Jésus. « Il est ressuscité, donc
nous sommes ressuscités ». Ce qui ne veut pas dire que cette
vérité ontologique soit déjà accomplie pour nous dans notre
propre durée. Il faut pour cela attendre notre mort, comme ce fut
le cas pour lui.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je vous remercie de me montrer une nouvelle implication,…
oh, combien centrale,… de notre foi chrétienne, selon une
ontologie relationnelle, que nous avons maintenant en commun.
Je voudrais, en plus, répondre à mon collègue sur la question
de la « performance » d’une philosophie relationnelle. Elle ne me
donne pas l’expérience d’autrui en personne, dites-vous… C’est
exact. Elle ne me la donne pas, parce qu’elle ne peut pas me la
donner et elle ne peut pas me la donner parce qu’elle ne doit pas
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
257
me la donner. La réflexion philosophique en ma réalité
personnelle me montre que mon être est préformé, programmé,
structuré en lui-même pour cette rencontre nécessaire, mais elle
ne peut l’accomplir sans se contredire et se nier elle-même. Elle
me montre au contraire que la rencontre avec autrui est
absolument originale.
Elle porte un nom que nous avons déjà rencontré : la
fiducialité. La révélation de soi à l’autre pour que l’autre soit luimême et l’accueil fiducial de cette révélation, la foi en l’autre qui
s’engage pour mon existence et son épanouissement.
La réflexion philosophique, en effet, peut me dire ce qu’est
l’amour humain en son essence. Elle ne peut en aucune manière
produire le « je t’aime » révélateur d’un conjoint qui s’engage
librement. Inversement, combien de « je t’aime » sont prononcés,
même sincèrement, sans véritable connaissance de l’idéal à
réaliser et donc, sans pouvoir bénéficier de l’énergie morale
qu’un juste idéal peut apporter dans la vie quotidienne !…
– L’HISTORIENNE.
Vous avez établi souvent un parallélisme entre la foi dans le
conjoint et la foi en Dieu. Maintenant encore vous invoquez
l’expérience conjugale pour situer les espoirs que nous pouvons
placer dans la philosophie relationnelle. Pourtant, vous ne nous
avez pas encore dit comment vous compreniez la foi entre un
homme et une femme qui s’aiment.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est exact. Veuillez m’en excuser… Un petit retour en
arrière… très bref.
La « fiducialité » est donc cette forme de conscience et de
connaissance
corrélative
d’une
structure
ontologique
relationnelle de communication d’être. Notre fiducialité humaine
se différencie selon différents niveaux de profondeur : fiducialité
sociale, fiducialité amicale, et les plus profondes : la fiducialité
conjugale et la fiducialité filiale. On pourrait en développer toute
une phénoménologie, dans leurs réalisations authentiques ainsi
que dans leurs contrefaçons et leurs perversions. Les
phénoménologues et les romanciers s’y emploient, mais ils en
ignorent le statut ontologique.
Par la foi sociale je fais confiance à ceux qui s’engagent
librement à me rendre de multiples services touchant les choses
du monde : des objets, des connaissances ou des actions. Cellesci comme telles restent extérieures à la relation fiduciale ellemême. Ainsi, je « crois » l’agent de police qui m’indique mon
chemin dans une ville que je connais mal.
258
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Dans la foi amicale nous nouons un rapport personnel
réciproque en vue d’une œuvre à accomplir ensemble, œuvre qui
nous reste cependant encore extérieure, quel que soit l’investissement de nous-mêmes que nous y mettons. Dans la fiducialité
conjugale, révélation et foi ont comme objet la réalité même de
nos personnes en leur totalité, englobant donc aussi les aspects
précédents de la foi sociale et amicale.
« Se révéler conjugalement », c’est pour le sujet aimant se
faire exister en tout son être comme celui qui se place
entièrement dans la relation fiduciale et en souveraine liberté se
veut pour l’autre, pour que l’autre « soit » et en vertu de la seule
raison que lui-même « est ». « Croire conjugalement », c’est
reconnaître la vérité que l’autre fait exister pour moi, non dans
des objets, mais en sa propre personne. La vérité qui se propose à
la foi conjugale n’est plus seulement un « ceci ou un cela pour
toi », mais la vérité de l’être de l’autre, en tant que souverainement libre il se fait exister pour moi, afin que je sois absolument aussi pour un autre que lui, c’est-à-dire pour un « Tiers »
par rapport à moi et par rapport à lui, et que ce Tiers soit.
Cette vérité de l’engagement conjugal n’est ni d’ordre empirique, ou scientifique, ni d’ordre formel, ni d’ordre philosophique. Une réflexion philosophique exigeante est toutefois
nécessaire pour en comprendre la nature. De plus la réalisation
d’un tel engagement met en œuvre une foule de connaissances
d’ordre objectif tirées d’une grande variété de savoirs  et de
savoir-faire en découlant  psychologique, économique, juridique, biologique, physique, sens pratique et esthétique, etc.
Ce n’est pas par analyse réflexive que j’adhère à la révélation
d’un « je t’aime » mais par la foi seule dans l’initiative authentiquement libre de l’autre. Et ce n’est pas par l’emploi plus ou
moins bien réussi de moyens extérieurs (argent, confort, beauté,
santé) ou par l’utilisation de dons plus personnels (savoir-faire et
qualités diverses) ou par une harmonie des tempéraments et des
caractères que l’on peut juger de l’authenticité de l’amour, mais
par la foi seule en l’autre qui librement se veut pour moi, me le
dit et ne se dément pas, même dans les maladresses réciproques.
La « foi conjugale » authentique en une révélation conjugale
authentique ne demande donc pas de « preuves », de signes
objectifs  donc étrangers à la liberté des conjoints  qui
attesteraient la véracité des paroles. Le faire serait rendre
impossible la « foi conjugale » et ramener la rencontre de
l’homme et de la femme à une communauté d’intérêts, parmi
lesquels l’intérêt sexuel, ou à une amitié en vue d’une œuvre :
ménage, soutien réciproque : affectif, économique, professionnel, collaboration dans l’éducation et la procréation. Tout
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
259
cela est intégré,… peut et doit être intégré à la fiducialité
conjugale, mais cela n’en constitue pas l’essence. C’est cette
réalité profonde qu’il faut découvrir.
L’amour conjugal, ce n’est pas : « je t’aime » parce que tu as
ceci ou cela... qui peut m’être avantageux... (niveau de la foi
sociale), ni parce que tu peux faire ceci ou cela avec moi,…
actions qui peuvent nous accomplir grandement (niveau de la foi
amicale).
L’amour conjugal n’est pas non plus  bien que ce soit déjà
mieux  « je t’aime » parce que « c’est toi » qui es aimable et
qui me plais et qui m’attires à toi (conception classique) mais je
t’aime parce que « je suis ». Et c’est en toi que je crois parce que
c’est de toi que je sais avec certitude que je suis aimé, parce que
« Tu es », afin que nous soyons conjugalement pour qu’Il soit
filialement, notre enfant.
L’INFIRMIERE.
– Peut-on avoir une telle intuition de l’amour ? Peut-être dans
l’idéal,… mais elle est si peu apparente,... et si rare… C’est
l’exception !
LE CHANOINE.
– « Je t’aime, parce que je suis », « Tu m’aimes parce que tu
es » ! En vous entendant, j’ai l’impression que vous voulez jouer
votre petit « dieu ». Seul Dieu peut vraiment dire : « Je fais cela
parce que Je suis ». Cela me semble bien prétentieux et peu
réaliste,… donc décourageant…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Pardonnez-moi, Monsieur le chanoine, mais c’est votre
objection qui est décourageante… Dans la philosophie classique,
l’amour est compris comme une attirance irrésistible, venant de
l’extérieur, combler un vide ou un besoin dans l’homme. C’est
l’objet aimable qui prend possession de moi… Et je suis en proie
à un délire…, à une folie… La littérature romanesque y voit une
perte de ma liberté… Ce sont là des intrigues de théâtre, peutêtre aussi des tragédies réelles, mais ce sont des erreurs
philosophiques et des échecs de l’existence.
Remarquez une nouvelle fois que la philosophie relationnelle
inverse les conceptions classiques. Dire : « je t’aime, parce que
je suis », ce n’est nullement se prendre pour Dieu. C’est affirmer
que l’amour ne dépend pas de la présence contingente,
passagère, éventuellement illusoire d’un « objet », fût-il une
« personne ». C’est seulement reconnaître que la raison de
l’amour est identique à la réalité de la personne. Il n’existe pas
de « Je » conscient de lui qui ne soit en même temps vouloir, en
260
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
initiative intérieure, que l’autre, le Toi, existe en lui-même,
comme autre, aimé pour lui-même.
Le chanoine.
Il est classique de dire que le véritable amour, c’est d’être
attiré par l’être parfaitement aimable en lui-même et que cet être,
c’est Dieu. À travers l’amour des êtres finis, nous nous
rapprochons de Dieu.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est effectivement très classique… Par cette affirmation,
vous espérez surmonter l’imperfection de l’amour, lorsqu’on
s’attache à des êtres déficients, comme sont les choses ou les
autres personnes humaines. Et les théoriciens de cette conception
ajoutent que les êtres imparfaits que nous aimons ne sont que des
« relais », ou médiations de notre amour vers Dieu. L’homme
marié, qui ne peut pas aimer Dieu « directement », l’aime à
travers sa femme… On connaît la formule ambiguë : « aimer les
autres pour l’amour de Dieu ». Ce qui revient à dire qu’on ne les
aime pas pour eux-mêmes.
Cela impliquerait ensuite que Dieu aime les hommes, non
pour eux-mêmes, mais pour Lui-même, pour la pure jouissance
de son être propre. On pourrait ainsi compléter  non sans une
certaine incohérence  la formule d’Aristote : « Dieu est la
Pensée de sa Pensée et de toutes ses pensées pour Lui et la
Volonté de sa Volonté et de toutes ses volontés pour Lui.
Dans ce désir individuel de fusionner avec un divin,
puissamment attractif, ou d’être fusionné à lui par lui, il est bien
difficile de reconnaître que nous sommes à l’image de Dieu. Si
Dieu, au contraire, est initiative d’amour envers sa création,
parce qu’il est d’abord initiative d’amour en lui-même entre
plusieurs, c’est la moindre des choses que, s’il nous crée à son
image, il nous crée aussi en initiative d’amour envers l’autre de
nous-mêmes.
Affirmer : « Je t’aime parce que je suis », implique une
conception de l’amour conjugal bien plus exigeante que
lorsqu’on le conçoit à travers la formule : « Je t’aime parce que
c’est toi ». Un contrat conjugal engagé sur les plans d’une
fiducialité sociale et amicale, c’est-à-dire un mariage de convention ou d’intérêts ou de complémentarité purement psychologique, et qui ne dépasserait pas ces niveaux, ne s’inscrit pas
spontanément dans la durée. Il s’inscrit plutôt dans la précarité.
S’il se conclut sur la présence de l’autre et la durée de cette
présence par un « je t’aime parce que c’est toi », alors il s’inscrit
dans la fidélité jusqu’à la mort de l’autre. Sa règle est : « Je te
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
261
serai fidèle jusqu’à ta mort ». Toutefois, l’expérience de l’amour
est alors susceptible de s’approfondir en voulant l’existence de
l’autre par-delà sa mort. L’expérience et la réflexion vécue
peuvent ainsi nous conduire à l’essence véritable de l’amour
humain : « Je t’aime, c’est toi que j’aime, parce que c’est moi ».
Sa maxime est « Je te serai fidèle  fiducialement aimant 
jusqu’à ma mort et au-delà, car notre amour est à l’image
relationnelle de Dieu même, et à ce titre, il est œuvre
d’éternité ». Cet idéal moral transcende l’ordre juridique limité
par nature à l’existence présente. Il n’est donc soumis à aucune
juridiction. Il relève de la seule obligation dont des libertés
humaines conscientes sont capables de se doter en consentant à
leur interpersonnalité constitutive
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Pour que votre critique ne reste pas unilatérale, il faut aussi
dire que, dans la réalité, beaucoup de chrétiens aujourd’hui
s’inspirent plus de l’Évangile et de l’exemple du Christ, que des
positions théologiques tributaires de l’individualisme philosophique classique. Dans la personne de Jésus, le Dieu Trinité
manifeste concrètement  et ce n’est pas seulement une
déduction réflexive  qu’il aime les hommes pour eux-mêmes,
maintenant dans leur vie et pour leur « salut », au sens fort du
terme, c’est-à-dire pour leur accomplissement, en leur
résurrection, en un parfait bonheur selon toutes leurs relations
humaines et ensemble avec lui.
L’INFIRMIERE EN SOINS PALLIATIFS.
– Si l’amour humain peut nous parler de Dieu avec cette
noblesse, pourquoi ne pas l’expliquer davantage aux jeunes
couples, et mieux les accompagner ensuite dans leur existence ?
En fin de vie, cette espérance d’éternité d’un bonheur partagé
peut aussi être pour de vieux couples d’un grand réconfort, me
semble-t-il.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vous avez raison… Sans cesse il faut redire qu’en la foi
conjugale et l’amour familial, c’est l’humanité qui s’accomplit
dans ses relations spirituelles les plus profondes. Par là, elle
s’accomplit comme ouvrage d’éternité : éternelles sont les
personnes, et éternelles la réciprocité de foi et la communication
de l’être et de vie qui est son achèvement. Si leurs relations ont
été forgées comme véritables créations de liberté humaine, elles
sont indéfectiblement inscrites dans l’être.
La foi conjugale a donc un lien tout naturel avec la foi
humaine théologale et avec l’idée de Dieu qui lui est adéquate.
262
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Telle est comprise, dans une culture humaine donnée, la relation
de l’homme à la femme, telle est comprise la relation de Dieu à
l’humanité, et telle est aussi comprise, en conséquence, la
relation de Dieu à lui-même, si je puis m’exprimer ainsi quand il
s’agit de Dieu… En fonction de l’ontologie du couple et de la
famille qu’une culture admet, l’idée culturelle de Dieu acceptera
ou rejettera l’idée d’une relationnalité également fiduciale en
Dieu même.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Vous pouvez aussi renverser l’ordre de vos comparaisons :
telle idée de la famille, telle idée de Dieu. Mais aussi telle idée
de Dieu, telle idée du couple et de la famille. Vous avez, en effet,
suivi, en tant que philosophe, l’ordre propre à une démarche de
connaissance. En passant dans le domaine ontologique, l’ordre
des comparaisons est inversé. C’est souvent l’ordre que suivent
les théologiens qui invoquent une révélation du mystère de Dieu.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est exact. Si une théologie descend alors par paliers
jusqu’à ces « évidences premières » que la philosophie considère
comme son point de départ ferme et assuré, il y a là un signe
certain de l’authenticité de la révélation que cette théologie
présuppose.
Le professeur de théologie.
– Où voyez-vous l’articulation entre la démarche descendante
de la théologie et la démarche ascendante de la philosophie ? Il
faut qu’il y ait une charnière entre les deux. Autrement dit, il faut
qu’après la montée, la descente puisse se faire par le même
chemin. Cette possibilité fait défaut chez Aristote. Il nous montre
une certaine façon de « monter », grâce à sa preuve de l’existence
de Dieu sous la forme d’un « Premier Moteur immobile ». Mais
une fois au sommet, on est aussi frappé d’immobilité. On ne peut
plus « redescendre », c’est-à-dire comprendre, à partir de ce
qu’est ce « moteur », la réalité du monde et de l’humanité dont
on est parti. Sans l’affirmation de ce moteur immobile, le devenir
du monde et de l’homme seraient absurdes et leur possibilité
resterait dépourvue de raisons explicatives. Mais après cette
affirmation, le monde et l’homme ne sont pas plus intelligibles
qu’avant. L’affirmation de Dieu à la manière d’Aristote n’aide
pas davantage l’homme à se mieux comprendre que s’il ne le
connaissait pas.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
263
– Je partage votre question et votre jugement. Les preuves
classiques de l’existence de Dieu, dans la tradition grecque
aristotélicienne, ne sont pas fausses. Conclure de la relativité du
monde à un être absolu, de sa contingence à un être nécessaire,
de son évolutivité à un être immuable, de degrés d’être fini à un
degré de réalité infinie sont des démarches intellectuelles
concluantes. Il n’est pas possible, en effet, que ce qui existe ne
soit que du relatif, que du contingent, que du changement, que du
fini. Ne penser que du relatif, relatif à du relatif…, rien que du
contingent, contingent de contingent…, du changement de
changement, etc…, c’est penser de l’impossible, du rien, c’est ne
rien penser. Si l’on s’interroge sur la possibilité de l’existence
des choses, il faut alors affirmer Dieu sous peine d’absurdité. Il
est bien entendu loisible à des individus de ne pas s’interroger de
la sorte. Nier que Dieu existe revient alors à avouer qu’on se
détourne de la question ultime sur le monde et notre existence.
La faiblesse de ces preuves, c’est leur « formalisme ». Elles
sont « dépersonnalisées ». C’est comme si des parents, face à
leurs enfants, se contentaient pour toutes relations avec eux de
les « compter » sans plus. 1+1+1+1+1 : 5. Ils sont là ! Ce n’est
pas faux, mais c’est bien pauvre…
La preuve de l’existence de Dieu doit être enrichie de notre
expérience du réel, de notre conscience d’être avec autrui au
monde. Être, exister comme personne, c’est dans ma relation aux
autres, connaître et être connu, vouloir et être voulu. Être, c’est
communiquer l’être, c’est faire exister et être fait existant. La
relativité, la contingence, l’évolutivité, la finitude de cette
expérience interpersonnelle de communication d’être me renvoie
à une plénitude de réalité en parfaite communication d’être en
elle-même.
En conséquence, entre notre réalité humaine interpersonnelle
finie et l’infini d’une Réalité transcendante également interpersonnelle, il ne peut y avoir d’autres rapports que des rapports
interpersonnels de communication d’existence. C’est la générosité divine du don de l’être, de l’être en toutes ses propriétés et
qualités relationnelles : création spatio-temporelle, incarnation
révélatrice, surcréation libératrice au-delà de la mort de toutes
imperfections et de toutes formes de mal.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– La charnière entre la montée philosophique vers Dieu et la
descente d’une révélation de Dieu vers l’homme, c’est donc
l’idée de création. Elle manque, en effet, chez Aristote. Mais la
philosophie, en milieu chrétien, ne l’a-t-elle pas introduite par les
principes de causalité efficiente et de causalité finale ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
264
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
– Sans doute, il y a là quelques progrès… Mais on reste dans
un univers de pensée « cosmologique ». L’activité créatrice y est
comparée à celle de l’artisan… Or l’activité professionnelle de
l’artisan ne nous renseigne pas sur la personnalité spirituelle de
l’artisan. Entre une création comprise comme une production
d’objets et une création comprise comme une relation interpersonnelle communicatrice de vie, et donc comme révélation
immanente de soi à l’autre, il y a encore un progrès à faire…
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Et vous pensez que c’est une philosophie et une ontologie
des relations interpersonnelles qui permet ce progrès ?
L’ACTE DE LA CREATION COMPRIS COMME
UN ACTE DE REVELATION DU CREATEUR
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je vous laisse juger par vous-même de cette possibilité…
Mais pour ma part et vis-à-vis de moi-même, j’en suis
convaincu.
Permettez-moi de parler maintenant de l’acte créateur en une
dialectique descendante. L’acte créateur divin interpersonnel est
fondé, au sens philosophique, c’est-à-dire trouve ses conditions
de possibilité en une communication d’être entre plusieurs en
Dieu même. Symétriquement à sa source, il s’accomplit en son
objectif en des êtres, qui « en image » de Dieu sont, selon leur
aspect de perfection, également en communication d’être. Ce
sont les êtres humains en structure de vie familiale : époux-père ;
épouse-mère ; fils et filles.
Cette structure familiale « s’universalise » en l’humanité tout
entière. La structure familiale et ses relations internes sont donc
l’aspect de perfection des rapports humains entre les hommes et
la base d’une fraternité universelle. Ce qui revient à dire que les
« valeurs universelles » de l’homme sont en leur essence des
relations intersingulières et non des qualités « uniformisées » en
commun dénominateur. « Les valeurs universelles », ce sont les
aspects de perfection interpersonnels qui sont « universalisés » et
non des « généralisations » abstraites des bonnes qualités de nos
actions.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Les formes concrètes de la fiducialité humaine peuvent donc
servir de base analogique pour « exprimer » notre compréhension
réflexive de la création en tant qu’elle est une première
« révélation de Dieu » en notre réalité de créature. Cette
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
265
compréhension réflexive  techniquement élaborée, ou
maladroitement intuitive  enclenche donc en nous une
conduite de foi envers le Créateur.
La « foi théologale » recourt alors aux symbolismes de
fiducialité sociale, comme celui de « roi, royauté, royaume »
 symbolismes de fiducialité faible  ou aux symbolismes de
fiducialité forte, en analogie avec la foi conjugale et la foi filiale.
Dieu est dit « père ». Le langage religieux, particulièrement celui
de la Bible, de la Torah et des Évangiles, recourt très
judicieusement à ce fond d’analogies.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Remarquez, en passant, que pour renforcer les symbolismes
de fiducialité faible, le langage recourt aux relations de
fiducialité forte. « On dit du « roi » qu’il est le « père » de son
peuple… Ce qui illustre le phénomène « d’universalisation » de
la fiducialité conjugale et familiale…
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Vous avez dit que cette conception de la création, comme
révélation immanente en notre réalité humaine, pouvait être
maladroitement comprise. Si, en plus, on l’exprime à travers la
psychologie des relations familiales, il y a un grand risque de
verser dans l’anthropomorphisme.
Ce danger n’existe pas avec les preuves cosmologiques de
l’existence de Dieu. Il me semble qu’il faut alors tempérer
l’usage des symboles familiaux par des symbolismes tirés de la
sphère des choses. Les choses sont moins proches de Dieu, si je
puis dire, que les hommes. Il y a donc moins de risque
d’attribuer à Dieu des propriétés qui n’appartiennent qu’à ses
créatures.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Le danger existe effectivement si ces symboles familiaux
sont compris sur le plan psychologique, et interprétés selon
l’ontologie classique de l’unité ; par exemple, si les relations
« époux-épouse » sont comprises selon des schémas hiérarchiques de « subordination » ; ou selon un dualisme de type
platonicien : « corps-esprit », les différences n’étant que corporelles, leur identité de nature uniformisée étant spirituelle.
Comme de telles situations se rencontrent très souvent, il faut
être sur ses gardes. Cela, en raison du manque de culture de
certains auditeurs. Si, en revanche les analogies sont comprises
sur le plan réflexif relationnel, il n’y a alors aucun danger
d’anthropomorphisme. Il est, en outre, très difficile de visualiser
266
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
des relations et de s’en donner des « formes imaginatives » du
divin, en en faisant des « idoles ».
En revanche, il faut bien se rendre compte que les
symbolismes tirés de la nature risquent de masquer ou d’occulter
complètement la dimension relationnelle et interpersonnelle de
l’être humain et de Dieu. Il faut alors « décoder » les symbolismes des choses et retrouver sous leur matérialité les signes
d’une relationnalité spirituelle. Je pense à l’instant aux symbolismes du « pain, de l’eau, de la vigne » dans les évangiles. Je
lance ici une idée à creuser…
Je voudrais faire encore une deuxième remarque sur
l’appréciation des avantages et inconvénients des symbolismes
tirés de la nature comparés aux analogies issues de l’existence
humaine, tout spécialement familiales. Les symbolismes de la
nature sont plutôt neutres : le rocher, l’eau, le feu, la lumière, le
vent… Or les rapports de l’homme avec Dieu se déploient dans
l’histoire. Il y a là mouvement, développement. Les relations
humaines sont, elles aussi, historiques. Les relations de
fiducialité entre personnes humaines sont donc plus en accord
avec les relations de fiducialité à l’égard de Dieu.
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Cette dimension historique intéresse tout particulièrement
l’exégète, lui qui s’efforce de comprendre les textes d’une
« histoire sainte ». L’action créatrice de Dieu, que vous m’invitez
constamment à comprendre comme un mouvement interpersonnel de communication de l’être s’accomplit dans le temps.
Elle peut donc être considérée doublement : d’une part, à partir
de son présent, vécu dans le texte, vers sa source, vers son
origine toujours présente d’ailleurs et, d’autre part, vers son
terme en considérant son présent comme une ouverture nécessaire à son avenir, comme une présence qui n’est pleinement ce
qu’elle est que par sa destination à venir.
Ces deux moments sont indissociables, mais l’accent peut être
mis tantôt plutôt sur l’un, vers l’origine, que sur l’autre, vers son
terme. Je voudrais donc replacer dans cette double perspective
historique ce que nous avons dit jusqu’à maintenant sur la
création de l’humanité par Dieu, sur sa révélation et sur la foi en
ce Dieu, révélateur de lui-même en son activité créatrice.
Dans la religion juive, nous observons une conscience
fiduciale de l’origine. La foi juive se tourne vers le Dieu de la
création pour son action non seulement à l’origine des temps,
mais à l’origine du présent du temps, au moment où le texte est
formé. Cette foi-là en Dieu croit en Dieu en tant qu’« auteur de
l’histoire ».
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
267
Comme, d’une part, nos discussions précédentes nous ont mis
en garde de voir du divin dans le factuel contingent et que,
d’autre part, il est bien clair que la parole de Dieu, c’est notre
réalité humaine concrète, je dirai maintenant que Dieu « se
révèle dans l’être historique des hommes », non dans les
« péripéties » historiques.
Les événements ne prennent de sens pour le croyant qu’en
fonction de notre compréhension de la création de Dieu en
l’histoire. Sens naïfs d’abord et très empiriques et ensuite
progressivement élaborés critiquement. J’estime que je dois
désormais ainsi parler, si, après nos discussions, je ne m’arrête
plus aux formes psychologiques des croyances, mais si je
reconnais à la vie de foi une densité ontologique de
« fiducialité ».
L’histoire sainte, je la comprends dorénavant comme le
déploiement d’une ontologie fiduciale, malgré tous ses
tiraillements internes inhérents à notre finitude, et non plus
comme une « anecdote » sacralisée et absolutisée. Ce qu’il y a de
contingent dans les religions ne se comprend effectivement
qu’en tenant compte de notre nécessaire constitution fiduciale.
LE MODERATEUR.
– Une de nos participantes à nos rencontres désire prendre la
parole... C’est votre première intervention, je pense… Pouvezvous, Madame, vous présenter brièvement…
LA CONSCIENCE BIBLIQUE QUE LA PROMESSE
DE DIEU EN SA CREATION
EST CELLE D’UNE DESCENDANCE POUR LE COUPLE
LA NOUVELLE INTERVENANTE.
Oui,… Je suis gynécologue. Mon mari est cardiologue. Nous
sommes tous deux très attachés à notre judaïsme.
Je n’ai pas l’habitude de raisonner de la manière dont vous le
faites. Nous procédons plutôt par comparaison d’idées, ou
convergence d’images. Nous rapprochons aussi des significations, parfois éloignées entre elles, par l’intermédiaire de leurs
vocables, lorsqu’ils ont, par addition des valeurs chiffrées de
leurs lettres, une même valeur numérique.
En vous écoutant depuis les premières rencontres, je vois donc
certains rapprochements à faire. Cela devient de plus en plus
clair après l’intervention de votre spécialiste de l’Écriture. Vous
comparez la foi en Dieu avec la foi dans le conjoint. Or, la foi
entre les conjoints, c’est une foi dans la promesse que chacun fait
268
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
à l’autre de lui assurer une descendance. Ainsi, la foi d’Abraham
en Dieu est précisément une foi dans la promesse que l’Éternel
lui fait d’avoir une descendance. Dans Genèse, au chapitre 15
verset 6, on peut lire « Et Abraham crut, ou eut foi dans
l’Éternel, et l’Éternel le lui compta pour justice, ou pour
justification, ou encore, selon la traduction du rabbinat, il le lui
compta comme mérite. »
Nos rabbins et spécialistes de l’Écriture discutent beaucoup
sur la manière de traduire ce verset. Et je sais que les premiers
chefs religieux du christianisme, Paul de Tarse et Jacques de
Jérusalem, ont fait de même. Bien sûr, je ne prétends pas
intervenir dans tous ces débats. Je constate seulement que la foi
entre un homme et une femme, scellée sous le dais nuptial, et la
foi d’Abraham envers Dieu, scellée sous la Tente, a comme objet
une naissance, la naissance d’un enfant. Pour les Chrétiens, je
pense qu’il en est de même avec la naissance de Jésus. Est-ce
que la foi peut avoir d’autres objets que des naissances !
Je rapproche aussi les naissances avec l’histoire et donc
l’histoire avec la foi. En hébreu, c’est le même mot « toledot »
qui signifie « générations » et « histoire ». L’histoire pourrait-elle
être autre chose qu’un développement de relations de foi et de
naissances ? Les relations de foi ne sont-elles pas le moteur de
l’histoire à travers une suite de naissances ?
Lorsque, comme médecin, j’aide une femme à accoucher, je
me dis que je participe ou, plus modestement, que j’assiste à la
naissance renouvelée de l’alliance de l’Éternel avec l’humanité.
Malgré le suspens du récit biblique, entretenu par la stérilité de
Sara jusqu’en un âge avancé, la foi d’Abraham en Dieu n’a pas
comme objet l’invraisemblance de la naissance d’un fils, mais la
naissance elle-même dans sa normalité la plus ordinaire. La
précarité de la naissance d’Isaac est seulement le signe de la
précarité de toute l’histoire du peuple d’Israël. Son existence est
précaire dans sa composante humaine depuis son origine.
Le meilleur gage de naissances dans les couples, c’est la foi
entre les conjoints, malgré parfois les défaillances des corps. Le
meilleur gage de la fécondité de l’alliance de l’Éternel avec
Israël _ pour Israël et à travers Israël pour toute l’humanité 
c’est la foi en l’Éternel. Dans ce couple de mon peuple avec
Dieu, ce n’est pas l’Éternel qui risque de faire faux bond. Il est
toujours le « fidèle », comme vous avez expliqué le sens de ce
mot « celui qui croit en permanence en l’autre ». C’est la foi de
l’homme qui est précaire. En insistant sur la difficulté de
concevoir de Sara, le texte montre que la foi d’Abraham était une
foi ferme. Il faut que la foi soit ferme également, quand la
naissance est normale… C’est, malheureusement, quand les
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
269
naissances peuvent être et sont normales que la foi en l’Éternel
risque de devenir précaire et de ne plus être capable de
reconnaître le don de l’Alliance. L’Éternel regrette alors cet
assoupissement de la foi, car sa générosité pour l’homme est
alors comme bridée, freinée, étouffée, mise en faillite. Il ne peut
plus alors, comme pour Abraham, approuver les hommes pour
leur confiance en sa promesse et les féliciter pour la justesse de
leur réponse, pour leur « tsedaka ». Comme mon mari et moi,
nous ne reconnaissons pas vraiment notre pensée dans les
traductions françaises de ce verset, nous le paraphraserions
ainsi : « Abraham accueillit de tout son cœur comme vérité la
promesse de l’Éternel, et l’Éternel le félicita pour sa juste
conduite ».
LE MODERATEUR.
– Je vous remercie, Madame, pour votre témoignage…
Comme les autres intervenantes femmes, dans ce séminaire, vous
apportez à nos débats la richesse de votre expérience concrète de
vie.
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Merci aussi pour votre témoignage. Je pense qu’il me permet
de dire, avec plus de facilité, que les Hébreux et ensuite les Juifs
comprennent leur existence personnelle et celle du peuple tout
entier, parmi les Nations, en dépendance d’une initiative divine.
Dieu passe alliance avec eux. Ils expriment donc, dans les
catégories de la conscience fiduciale, essentiellement dialogale,
leur condition présente de créatures conscientes et historiques.
En ce sens l’expérience religieuse juive est toujours valable
pour nous. Elle a valeur permanente, en tant qu’elle comprend
notre relation à Dieu à partir de son origine, sa création première.
« Au commencement Dieu créa le ciel et la terre…
Dieu dit : « que la lumière soit, et la lumière fut…
Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image… »
Dieu dit à Abraham : « va, pour toi… », c’est-à-dire, en vue de
ton accomplissement… C’est la création qui se poursuit.
Les Juifs lisent le texte. Le texte dit que Dieu parle... et il
décrit cette parole. Le texte qui exprime cette parole n’est donc
pas la parole de Dieu… Si un texte dit : « Il y a un arbre au
milieu du jardin… », le texte n’est pas cet arbre. Si le texte décrit
cet arbre, le texte n’est pas l’arbre décrit. Le texte, qui n’est donc
pas la parole de Dieu, est la compréhension que l’homme a de
cette parole, de même que la description de l’arbre est la
perception que l’homme a de l’arbre…
270
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Dans la réalité objective, la parole de Dieu au peuple juif n’est
pas un assemblage de mots, mais sa propre réalité humaine, pas
seulement « générale », mais historique, en tant qu’il se conçoit
en relation personnelle avec Dieu. Et cette réalité humaine,
comprise en image de Dieu, sera exprimée par des hommes juifs,
scribes anonymes, prophètes, en des « textes », et au travers de
ces textes, en des tournures de pensée, en des situations
relationnelles de la conscience fiduciale humaine universelle.
De là l’origine du caractère, non pas « sacré », mais « saint »
du texte de la Torah, parce que ce texte essaie de dire la sainteté
de « Dieu qui se révèle » , positivement, dans ce qui est saint en
l’homme, et négativement par ce qui est péché en l’homme. Dieu
« dit » de la sorte la sainteté de l’homme et le péché de l’homme
en référence à sa propre sainteté divine (Lv. 19, 2 et sq.)
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– J’apprécie beaucoup votre analyse, et les belles déductions
que vous pouvez comme théologien tirer du texte, lorsque celuici n’est pas pris au pied de la lettre pour « parole prononcée » de
Dieu, mais qu’il est considéré comme une compréhension
humaine de cette parole infiniment plus riche qu’est l’homme
lui-même. Cela permet qu’on puisse l’interpréter et le
réinterpréter sans cesse en scrutant à travers lui l’horizon de la
réalité de la parole créatrice et révélatrice de Dieu, à savoir :
l’homme en son existence historique. Les commentateurs juifs se
montrent experts en réinterprétations.
Cependant toutes n’ont pas la même valeur, car elles ne
s’approchent pas toutes avec le même bonheur de la réalité
humaine en laquelle Dieu se révèle lui-même. Mais il est
également vrai que plus on multiplie les essais, plus on a de
chance de progresser dans la vérité. En revanche, il n’y a rien de
pire que de n’avoir qu’une seule lecture du texte, la plus
mauvaise de surcroît, celle du texte pris au pied de la lettre en un
sens empirique immédiat.
Il est, en effet, bien évident que Dieu ne parle pas au sens
psychologique du terme. Le penser ne serait que de l’empirisme
religieux, une forme d’anthropomorphisme primaire. Car il est
bien évident que parler, comme l’homme parle en ses langues
multiples, est le propre d’un être spirituel certes, mais corporel
aussi. Or Dieu est totalement incorporel. Il ne parle donc pas ; il
ne tient pas de discours, ne nous dicte, ne nous souffle, ne nous
fait réciter aucun texte, ni directement, ni par quelque
intermédiaire « objectif »  ange, par supposition  que ce soit.
Si nous disons que « Dieu parle », il faut penser qu’il « parle
en perfection » et non avec les limites et insuffisances du langage
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
271
humain. En effet, qu’est-ce pour nous une parole adressée à
autrui ? C’est une action par laquelle nous tentons de faire
exister quelque chose pour autrui. Ce peut n’être qu’une simple
information, mais ce peut être beaucoup plus, comme lorsque
nous lui disons, par exemple, que nous l’aimons. Notre parole,
dans ce cas, est réalisatrice. Mais elle est humainement si peu
réalisatrice que les actes doivent suivre et l’accomplir ! Dieu
« parle en perfection », d’une façon pleinement réalisatrice. Sa
parole est « créatrice ».
La « parole de Dieu » ne peut donc être qu’« une réalité » et
non un « langage ». Elle est de l’être, non seulement en tant que
parole réelle, mais en tant que sa réalité de parole est « un être ».
La parole que Dieu adresse à l’homme n’est donc autre chose
que la réalité même de l’homme, réalité donnée à l’homme, pour
l’homme lui-même qui en prend conscience comme lui étant
donnée. L’homme est donc donné à lui-même comme prenant
conscience qu’il est la réalité de cette parole divine et que dans
cette parole, c’est Dieu qui se révèle lui-même à l’homme.
Je puis me dire, au cœur de mon humanité, et non dans un rêve
éveillé ou un délire religieux : « Je suis la réalité de la parole que
Dieu m’adresse, et je suis la réalité de cette parole non pas en
homme solitaire, mais nécessairement avec autrui, dans
l’histoire. Car la parole de Dieu me dit, en une démarche
réflexive, qu’il n’est pas bon que je sois seul et elle fait que je
sois, en mon être, vouloir d’un autre que moi. Nous en avons pris
conscience en une analyse réflexive. Mon accomplissement de
moi-même est alors notre accomplissement à plusieurs. Dès lors
notre avenir est promesse divine. Et la promesse divine assure
notre avenir. Et notre avenir, c’est notre descendance, une
naissance. En nous créant, Dieu nous la promet et nous la
promettant, il nous rend capables de croire en lui, en raison de sa
générosité. Nous accueillons cette vérité en consentant à notre
humanité interpersonnelle. Et Dieu nous loue pour la justesse de
notre foi en lui.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– L’homme peut aussi transférer sur d’autres, puisque sa
conscience est « universalisante », ces vérités découvertes en son
humanité personnelle. Un scribe anonyme peut mettre en scène
Dieu et l’homme qui dialoguent ensemble. Ce dialogue n’est pas
psychologique. Il est une transposition psychologique d’une
relation ontologique interpersonnelle universelle. Le scribe écrit :
« Dieu promit à Abraham… » et le texte nous raconte une
histoire appropriée à cet effet et attribuée à l’ancêtre originel…
272
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
LE CHANOINE.
– Voulez-vous dire que l’histoire d’Abraham est une histoire
standard totalement imaginaire et sans valeur historique ?
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Je n’ai jamais dit cela ! Est-ce que vous lisez, vous, le texte
de la Bible comme s’il s’agissait du récit d’un grand reporter ?
Ce qui est incontestablement historique, c’est le texte. Et le texte
nous révèle d’abord la personnalité de ou des auteurs, ensuite
leur milieu culturel, enfin l’âme humaine universelle.
Que les événements racontés dans la Bible se soient passés
comme ils sont racontés, cela n’a pas beaucoup d’importance.
L’important, c’est le texte qui atteste que des hommes ont pensé
leur existence d’une manière telle et avec une telle profondeur
qu’ils ont écrit ces textes. La valeur de la figure d’Abraham n’est
pas événementielle, elle est fiduciale et ontologique. Aussi des
hommes innombrables se sont reconnus en lui et continuent
encore aujourd’hui à s’y reconnaître, tout en projetant sur lui,
avec plus au moins de bonheur et de vérité, leur propre visage
religieux.
On peut même dire que la vérité ou la fausseté, la noblesse ou
la médiocrité de la figure d’Abraham dépend de l’idée que l’on
se fait de Dieu. Le couple Dieu-Abraham ou Abraham-Dieu est
le miroir de notre relationnalité fiduciale théologale et de la
conscience que nous en avons.
Le texte nous dit donc : « Dieu promit à Abraham une
descendance… » Cette promesse, c’était l’accomplissement
d’Abraham lui-même. Abraham crut en cette promesse. Il adhéra
en lui-même à son humanité en laquelle Dieu se révélait. Il eut
foi en Dieu. Dieu jugea que sa conduite était juste. Pas Abraham
seul, mais Abraham et Sara… Il y eut Israël…
Dieu dit :« Lumière » et la lumière fut. Dieu vit que la lumière
était bonne. Il y eut un soir, il y eut un matin. Premier Jour.
…
Dieu dit : « Faisons l’Humain… Il le fit homme et femme avec
promesse de descendance… Dieu vit que c’était très bon.
Sixième jour. »
Pour le septième jour, je paraphrase maintenant le texte des
scribes, écrit après l’exil de Babylone. Je profite de l’ambiguïté
de leur texte, pour aller au-delà de leur pensée … « Au septième
jour, Dieu s’arrêta de travailler… pour travailler… »
Faisons donc dire à Dieu : « Cessons aujourd’hui de travailler
seuls… pour travailler avec l’Humain et donner naissance à
l’Histoire et achever par après, au-delà d’elle, notre œuvre de
générosité ».
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
273
Et Dieu dit encore : « Faisons un homme et une femme qui
comprennent que nous sommes « l’Unique des Uniques qui
donnent tout ». Qu’ils comprennent maintenant qu’ils sont
depuis l’origine à notre image et que pour achever cette image en
notre ressemblance, nous leur avons promis à l’origine de se
donner entre eux une descendance et que depuis l’origine, nous
avons réalisé avec eux notre promesse.
Qu’ils comprennent maintenant que nous avons dit que c’était
très bon, parce que, dans notre générosité, nous les avons faits
généreux, en image de nous-mêmes en notre générosité
éternelle ».
Et il y eut Abraham et Sara, au cours du septième jour, qui
entendirent l’appel à comprendre leur accomplissement, en
accueillant la générosité de Dieu en leur descendance.
Et Dieu leur dit que cette foi en sa générosité était ce qu’ils
pouvaient faire de plus juste qui soit.
Ainsi, après le sixième jour, il y eut le septième jour…
Et c’est toujours encore le septième jour…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– À quand le huitième jour ? Vous venez, en effet, de nous
dire, en une présentation fiducialisée comme dans l’Écriture, que
l’histoire est aussi parole de Dieu.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Mais dans l’histoire il y a beaucoup de tragédies et de
crimes… Sont-ils aussi paroles de Dieu ? Allez-vous suivre
Hegel qui voit dans le devenir de l’histoire, la réalisation de
l’Esprit absolu ? Ce serait alors dramatique…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Nullement, car je n’identifie pas Dieu avec son œuvre. Le
propre de l’action créatrice de Dieu, c’est précisément qu’il
distingue réellement son œuvre de lui. Et là aussi, il peut le faire
parce que précisément toute communication véritable d’être
suppose la « séparation », la « négation » respectueuse de l’autre
constitué en lui-même.
La création est vraiment distincte de Dieu ; elle n’est pas son
émanation, ou son épanchement dans le temps, car Dieu,
vraiment est plusieurs en lui-même. L’Un n’est pas l’Autre, ni le
Tiers en Dieu. La distinction entre eux est parfaite, comme est
parfaite leur indissociable unité entre eux.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– En termes théologiques traditionnels, on peut donc dire que
la création et l’homme ne sont pas Dieu et ne peuvent en aucune
274
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
façon devenir Dieu, car Dieu est Trinité, et que dans la Trinité, le
Père n’est aucunement le Fils, ni le Fils et le Père ne sont
aucunement le Saint-Esprit.
La perfection de la distinction entre les personnes divines est
le fondement et donc la garantie de la distinction entre Dieu et
l’homme, si élevée que soit la dignité à laquelle Dieu appelle
l’homme pour le libérer de tout mal et se communiquer à lui
dans toute la mesure de son pouvoir divin.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Exactement, avec une ontologie relationnelle, toute
possibilité d’un quelconque panthéisme est exclue. Ce qui n’est
pas le cas avec l’ontologie classique de l’unité indivise comme
perfection transcendantale de l’être, ainsi que la tendance en est
marquée dans la philosophie de Spinoza.
Mais revenons sur le plan de la réalité humaine de l’histoire.
L’homme est un être historique dans l’étirement du temps, du
fait que sa relationnalité est imparfaite et universalisée. Comme
tel, il est en sa réalité historique, la « parole » que Dieu lui
adresse.
Donc, lorsque l’homme se dit en paroles humaines ce qu’il est
en vérité, il entend la « parole de Dieu ». Mais, lorsqu’il se
trompe sur la vérité de son existence, il « brouille » la parole de
Dieu. Et manquer d’intelligence, surtout se méprendre sur la
nature de notre fiducialité constitutive, c’est être sourd à cette
parole ou la trahir. Comprenons cela sans psychologisme ni
fantasmes psychiques !
Aussi, comme la « parole de Dieu », est toujours modulée par
la manière religieuse humaine dont nous la comprenons et
l’exprimons, nous n’avons pas à l’imposer par la force, la
persécution, la malédiction, le chantage au bonheur, la ruse ou la
séduction, ni par le crime, dit « d’honneur », commis sur celui
qui estime mieux entendre Dieu dans une autre religion que dans
celle où il a été éduqué. Il faut seulement la proposer par
l’intelligence pour l’intelligence et par le cœur pour le cœur.
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– « À quand le huitième jour ? » m’avez-vous posé comme
question !
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Oui, puisque la « parole de Dieu » s’accomplit dans
l’histoire, en laquelle Il se révèle en nous créant…
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
275
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Je pense qu’il ne succède pas au septième, mais qu’il lui est
contemporain… pour paradoxal que cela puisse être…
En effet, l’histoire, vécue comme histoire sainte par la
perspective fiduciale, et d’abord comprise à partir de son origine,
peut aussi être comprise de son présent vers son terme, vers sa
destination plus ou moins ultime… Je reviens à mon exposé…
d’avant les dernières interventions…
À la suite de la prédication de Jésus, nous observons une prise
de conscience fiduciale de la création présente comprise dans la
révélation de son avenir absolu. Il ne s’agit plus, en effet, d’une
compréhension du présent en fonction d’un avenir temporel,
selon un projet de « descendance » avec tous les projets humains
qui accomplissent la création initiale.
Il s’agit d’un avenir de l’homme historique comme tel, c’est à
dire de toute l’humanité passée, présente et future, d’un avenir de
toute l’histoire humaine, au-delà de l’histoire elle-même, avenir
transcendant donc, révélé par Dieu lui-même comme
l’aboutissement de son engagement présent et originel de
Créateur.
PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– Pourquoi faut-il un tel aboutissement ?
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Je laisse cette question aux professeurs de philosophie ou
aux théologiens dogmatiques. Mais j’adopte leur conception
réaliste et non plus verbale de ce qu’est la révélation. Excusezmoi de « botter en touche »… D’autres la remettrons en jeu… Je
n’en doute pas !
Cette révélation transcendante s’est faite sur la base des
principes ontologiques de révélation, qui animent la Torah. En
celle-ci, Hébreux et Juifs se sont dit et ont dit au monde leur
« être humain » créé en alliance, et ensuite vécu consciemment à
travers les textes de l’Exode. En comprenant leur existence et
leur histoire, ils comprenaient la révélation que Dieu leur faisait.
Et ils en écrivaient le texte.
Une révélation transcendante de Dieu ne peut donc être qu’une
réalité vivante ; réalité vivante comme pour la révélation de Dieu
en notre consistance humaine présente. Elle n’est donc pas un
« texte », mais un homme qui est aussi effectivement et en
plénitude « Parole de Dieu », c’est-à-dire entièrement et
totalement investi de Réalité divine et non plus seulement une
créature. Cette révélation transcendante, réalisatrice de ce qu’elle
révèle, ainsi que l’est la révélation créatrice initiale, est une
276
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
personne divine humainement présente, selon toutes les
conditions humaines, en notre histoire.
Cet homme investi d’une personne de Dieu nous « dit »  et à
ce titre il est « Parole pour nous »  son être divin dans son
rapport à l’humanité, en le découvrant progressivement de façon
réflexivement humaine. Et pour notre humanité, la révélation de
Dieu en lui, est manifestée par ce qui s’accomplit en lui. Et
comme cette révélation est réalisatrice, ce qui s’accomplit en son
humanité sera aussi la réalité future de notre humanité,. Donc
son « propre au-delà » de l’histoire, vécu par lui, est aussi notre
au-delà. En d’autres termes, la révélation de Dieu en la
résurrection de Jésus implique la réalisation de notre propre
résurrection universelle. Cette vérité, qui est « crue » en quelque
sorte spontanément par tout chrétien dans la tradition de l’Église,
est donc pleinement en harmonie ontologique avec la réalité de
la révélation que le peuple juif a reçue, en comprenant
fiducialement sa propre existence, même s’il y a désaccord
doctrinal entre les deux religions.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Nous nous rejoignons dans notre conception de l’histoire
comme « parole de Dieu ». Il faut ajouter, du point de vue de
l’ontologie relationnelle qui sous-tend une conception unifiée de
l’histoire, que la personne divine, qui en son humanité opère la
« révélation de Dieu pour les hommes », doit être éternellement,
en quelque sorte « révélation personnelle de Dieu en Dieu »,
c’est-à-dire, être l’Autre personne en Dieu posée en divinité par
le Premier, afin de donner, conjointement avec lui, naissance
éternelle au Tiers. Une fois encore, nous retrouvons la Trinité au
fondement de notre existence et de notre histoire ainsi que de
notre résurrection au-delà de cette histoire. L’Autre du Premier
est Parole du Premier pour le Tiers. L’Autre-en-son-humanité est
Parole pour les « tiers » que sont les hommes.
En fonction de ces structures relationnelles, l’existence
« divinisée », que Dieu révèle en transcendance par sa présence
personnelle en un homme « né, mort et ressuscité », et qui est par
le fait même l’avenir transhistorique que sa générosité a
prédestiné pour tout homme, est également comparable à une
œuvre d’enfantement d’un tiers.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– En effet, étant donné que Dieu ne parle pas en un langage de
mots, mais par des réalités, il se doit de manifester en la réalité
d’un homme, vivant en plénitude au-delà de sa mort, ce qu’est la
réalité de tout homme au-delà de son histoire présente. Il le doit
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
277
en initiative libre absolue, et il le peut aussi, parce qu’il est en
lui-même puissance infinie de communication de vie que rien ne
peut menacer. Ce que l’homme peut espérer comme un défi à
l’impossible, ainsi qu’Abraham en la vieillesse de son couple, est
pourtant la norme de la relation fiduciale. Dieu, parce qu’il est
Trinité, est en puissance de l’accomplir. Le reconnaître est la
juste conduite. Ici aussi Abraham peut être pris pour archétype
de notre conduite. « Il plaça en Dieu la certitude de son avenir et
Dieu le confirma dans cette juste conduite ». Je vous remercie,
Madame, de cette traduction.
Sara, dont la fonction maternelle était morte, sera mère.
L’homme, dont l’histoire présente meurt, sera vivant.
Tout croyant chrétien reconnaît que Dieu a manifesté en
l’homme Jésus cet au-delà de toute l’histoire. C’est la
« résurrection ». C’est là l’essentiel de la révélation de Dieu en
Jésus. Ce n’est pas le « christianisme » qui est révélé. Il est le
témoin de cette révélation et il l’est sur la base de la révélation de
Dieu en sa création, dont les Hébreux et les Juifs sont les
premiers témoins. Les Hébreux et ensuite les Juifs en ont pris
conscience et ils continuent de l’expliciter pour les Nations. À
leur suite, il appartient aussi à tous les hommes, y compris les
Chrétiens, de l’approfondir.
RELATIONS ENTRE LE JUDAÏSME ET LE CHRISTIANISME
SELON L’HISTOIRE ET SELON L’ONTOLOGIE RELATIONNELLE
LA GYNECOLOGUE, de confession juive.
– Je suis sensible aux propos positifs que vous tenez sur le
judaïsme. Je vous en suis gré. Je suis toutefois un peu déroutée
par la façon… je ne dirai pas « abstraite », mais comme
intemporelle, dont vous comprenez le rôle d’Israël, bien que
vous parliez constamment d’histoire et de l’homme historique.
C’est comme si, les uns et les autres, vous voyiez les choses en
étant dans le « Conseil » de l’Éternel… C’est un peu trop haut…
par rapport à la terre…
Pour nous, la mémoire de l’histoire est plus importante que la
spéculation sur son sens. Aussi comprenons-nous les rapports
entre le judaïsme et le christianisme davantage sur le plan
historique simple que sur le plan théologique ou philosophique.
Et sur ce plan, les rapports furent assez tendus et conflictuels,
pour ne pas dire plus… Sans doute les relations entre nos deux
communautés, l’Église et la Synagogue, sont aujourd’hui en train
de changer favorablement vers plus de compréhension
réciproque. Les historiens simplifient moins que dans le passé les
causes de la séparation initiale. Ils tentent de mieux rendre
278
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
compte de la complexité culturelle à l’époque de l’empire
romain.
Il reste néanmoins vrai que sur le plan de l’analyse historique
des idées et des doctrines, les positions juives et les positions
chrétiennes sont difficilement conciliables, voire incompatibles.
Il me semble alors que l’amélioration de nos relations consiste en
ce que chacun ait décidé de ne plus transférer ces incompatibilités doctrinales vers le plan d’une affectivité religieuse
hostile... On accepte que chacun garde et vive de la vérité de sa
propre tradition, en se laissant éventuellement éclairer par l’autre
sur tel ou tel point commun de notre héritage.
L’HISTORIENNE.
– Les recherches historiques des cinquante dernières années
nous amènent à comprendre que la transposition rétroactive
d’une dualité tranchée entre judaïsme et christianisme, ne reflète
pas les conditions de leur naissance. Le judaïsme biblique, celui
de la fin du Second Temple, au début de l’Empire Romain, était
très diversifié. Les courants religieux étaient nombreux :
Sadducéens, Pharisiens de l’école de Chammaï ou de l’école de
Hillel, Esséniens, Thérapeutes dans l’importante communauté
juive d’Égypte, Juifs hellénisants et Juifs nationalistes. Il y avait
aussi la littérature eschatologique et les Hassidim, c’est-à-dire les
multiples cercles de « gens pieux », dont le cercle de « Jésus, le
Nazoréen ». Tous faisaient partie d’une même grande famille,
celle du « judaïsme biblique ». Les différences souvent très
importantes n’étaient cependant pas facteur de séparation ou de
rupture. Beaucoup de ces mouvements disparurent après la
révolte de 66 contre l’occupant romain et la tragédie de la
destruction du Temple en 71. Cette première catastrophe fut
suivie de deux autres : la destruction de Jérusalem en 135, après
une dernière révolte, faisant elle-même suite à la révolte, puis à
la destruction de la communauté juive d’Égypte.
De cette tourmente, survécurent deux courants : le courant
pharisien, principalement selon la tradition de Hillel, et le
courant des disciples pieux de Jésus. Tous deux opérèrent aussi
pendant cette période une profonde mutation, spécifique à
chacun. Cela aboutit finalement au judaïsme rabbinique et au
christianisme.
Leur séparation s’explique par deux lignes de facteurs, qu’on
ne peut dissocier : leur spiritualité propre et les circonstances
historiques. Que serait-il arrivé sans l’une de ces deux causes ?
Sans ces circonstances historiques dramatiques, leurs spiritualités propres, bien que très différentes, seraient restées sous un
même toit : « la maison d’Israël », avec deux appartements
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
279
principaux. Peut-on dire, « hypothétiquement » seulement, qu’il
y aurait eu un « judaïsme biblique large et ouvert », avec probablement deux polarités de plus en plus affirmées : une polarité
pharisienne hillélitique et une polarité nazoréenne messianique.
Comme l’audience du judaïsme biblique touchait déjà près de
dix pour cent de la population de l’empire romain, on peut
penser que, par sa branche nazoréenne messianique, elle n’aurait
cessé de croître. De multiples harmonisations doctrinales en
auraient résulté. Mais… il y eut la tourmente et la disparition du
judaïsme biblique. Cependant, ce ne fut pas une disparition corps
et biens, … une métamorphose plutôt…
Si la prédication de Jésus n’avait pas apporté des éléments
nouveaux de doctrine, il n’y aurait certes pas eu de christianisme.
Car ce n’est pas la tourmente où sombra le judaïsme biblique qui
aurait pu lui donner naissance, ni produire les disciples qui
répandirent sa doctrine. Quels autres courants du judaïsme
biblique auraient pu survivre à la tourmente en se transformant ?
Le judaïsme rabbinique lui-même aurait-il pu sauver du naufrage
la part du judaïsme biblique qui fut gardée par le christianisme
en raison de son implantation dans le monde païen ? Ce monde
païen avait réduit en ruine le Temple de Jérusalem et ne voulait
plus sa renaissance. Livré seul entièrement à lui-même, et nourri
de sa seule part d’héritage, quel aurait pu être son pouvoir pour
reconstruire le judaïsme biblique ? Malgré sa rivalité, puis son
hostilité envers le judaïsme rabbinique, le christianisme n’a-t-il
pas été aussi son allié objectif pour garder la tradition du
judaïsme biblique ?
Et le christianisme ? Serait-il vraiment resté fidèle à lui-même,
s’il n’y avait pas à ses côtés la présence du judaïsme rabbinique ?
Questions hypothétiques sans doute ! Mais qui peuvent orienter
la recherche historique pour une meilleure compréhension
réciproque.
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Comme juive, vous avez dit, Madame, que, pour vous, la
mémoire de l’histoire est plus importante que la spéculation sur
son sens…
Je puis être d’accord avec vous. J’estime que le judaïsme
rabbinique actuel garde en cela une caractéristique du judaïsme
biblique. D’un autre point de vue, j’ai dit que la foi du judaïsme
était tournée vers l’origine, vers l’action créatrice de Dieu et vers
ce qu’il comprenait comme son action dans l’histoire. C’est bien
là une démarche de mémoire… En revanche, le christianisme, en
raison de l’enseignement de Jésus et de ce qui est advenu en sa
personne après sa mort, est orienté vers l’avenir, et même vers
280
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
l’avenir de l’histoire considérée en sa totalité. Cette propriété de
la foi chrétienne favorise effectivement la « spéculation sur le
sens de l’histoire ».
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
Maintenant, la mémoire de l’histoire est-elle suffisante pour
comprendre l’existence historique de l’homme ? La mémoire de
l’histoire d’Israël, même de ses événements les plus importants
comme ceux du Sinaï et son installation en terre de Canaan, ou
son retour de Babylone, est-elle suffisante pour comprendre la
démarche de foi d’Israël, repérable pourtant dans la manière dont
il comprend ces événements et en garde la mémoire ? Je pense
qu’il y a une profondeur de la foi des hommes en Israël que ces
événements ne pouvaient produire, mais qui, en revanche,
donnait sens à ces événements.
Il en est de même pour la personne de Jésus, homme à cent
pour cent juif, sans être membre du judaïsme rabbinique qu’il
précédait d’un siècle. Il n’a pu donner son enseignement que sur
la base de cette foi particulière au judaïsme biblique. Et la réalité
qui est advenue en sa personne, à savoir sa résurrection,  dont
n’apparaissent dans l’histoire événementielle que les témoignages de ceux à qui elle fut manifestée, car, dans sa réalité, elle
est en dehors de l’histoire présente  n’est concevable et
compréhensible que par analogie avec la manière dont Israël
conçoit et comprend l’action de Dieu, laquelle aussi est en
dehors de l’histoire événementielle.
Aussi je pense, et je dirais cela à tous les historiens, que la
seule considération des facteurs humains observables n’est pas
suffisante pour comprendre et la spiritualité de foi en Israël et la
personne de Jésus. La science historique seule  mais on ne
peut l’écarter  ne suffit pas pour comprendre l’ampleur de la
réalité qui est advenue, par action divine, en Israël, en la
personne de Jésus le juif, et dont la mémoire est gardée dans le
christianisme.
Une réflexion philosophique et théologique est absolument
nécessaire,  et les historiens, qui sont des hommes, en sont
capables, mais ils ne doivent pas la négliger sous prétexte de
limitation méthodologique  pour comprendre, non une équivalence, mais la complémentarité en profondeur qui existe entre
le judaïsme rabbinique et le christianisme. Cette complémentarité reste sans doute à découvrir théologiquement et à traduire
culturellement dans les faits. Ces deux religions reconnaissent
puiser dans un héritage commun : le patrimoine riche et
diversifié du judaïsme biblique. En celui-ci s’est accompli une
prise de conscience humaine de la création comme révélation de
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
281
Dieu. Le judaïsme rabbinique continue d’en témoigner. Cette
conscience fiduciale du judaïsme biblique fut la condition
historique nécessaire et suffisante pour Dieu, afin de se révéler
personnellement comme le créateur de notre accomplissement
par-delà l’histoire, de même qu’il est le créateur de notre
développement en l’histoire. Pour cela, il a investi de sa présence
un homme d’Israël : Jésus. Le christianisme continue d’en
témoigner. Leurs deux témoignages renvoient à une même œuvre
de Dieu pour l’humanité. Celle-ci en assure par le fait même la
complémentarité. Ce niveau de profondeur de la réalité
historique humaine est-il accessible à la science historique qui se
limite à l’observable ? Je pense que l’intelligence de l’histoire
doit s’ouvrir à une compréhension réflexive de l’existence.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Les questions que l’historien ne peut se poser dans ses
limites méthodologiques, mais dont il est souhaitable qu’il en
entende la formulation de la part des philosophes métaphysiciens
et des théologiens qui ont conscience de la fiducialité
constitutive de la conscience humaine sont les suivantes.
Premièrement : l’horizon de réalité de l’action créatrice de Dieu
se limite-t-il à l’existence historique présente, ou implique-t-il
son propre dépassement et pourquoi ? Deuxièmement : la
conscience fiduciale que des hommes se sont donnée en Israël de
cette création, dans le cadre du judaïsme biblique, est-elle la
condition…  et pour emprunter à Kant un terme technique que
j’utiliserai de façon paradoxale  est-elle la condition historique
a priori d’une révélation de son dépassement dans un au-delà de
la création présente, et comment ?
Si les réponses sont affirmatives, alors par-delà la tourmente
de la destruction du Temple et la tragédie de la longue séparation
du judaïsme rabbinique et du christianisme, il deviendra possible
de rechercher l’esprit de famille et sa concorde fraternelle, qui
furent aussi vite perdus, que fut perdue l’innocence originelle par
le premier couple.
Mais le mal est inévitable en cette création, en raison de
l’imperfection de la liberté humaine. L’homme est, en effet, créé
par Dieu capable de pécher et, comme créature imparfaite, il
pèche effectivement. Aussi la révélation d’un dépassement de
cette histoire en lequel cette possibilité du mal serait éliminée
pouvait-elle être reçue sans que le mal ne l’affecte ? Il y a là une
impossibilité. Jésus ne porte-t-il pas le poids du péché ? Formule
qu’il faut comprendre avec intelligence,… bien entendu…
282
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
C’est seulement dans la réalisation de cette révélation par-delà
la mort que la réception de cette révélation de notre libération
sera elle-même libérée totalement du mal.
Mais la présence inéliminable du mal présentement ne nous
dispense nullement de la responsabilité de tendre vers le bien, au
contraire, donc en l’occurrence de rechercher une meilleure
compréhension réciproque entre le judaïsme rabbinique et le
christianisme, non seulement par principe général, mais en tant
qu’ils sont complémentaires pour une intelligence complète de
l’œuvre de Dieu et une foi véritable en lui. Sans perdre le sens du
réalisme devant des incompatibilités culturelles, considérons que
cette exigence s’étend aussi aux autres formes de religions.
LE CHANOINE.
– Pourquoi avancez-vous toujours des idées choquantes, parmi
d’autres qui sont séduisantes ? Je ne comprends pas cette façon
de faire !
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Pour faire ressortir par contraste les séduisantes… Ne vous
offusquez pas…
LE CHANOINE.
– Soyons sérieux !… Pourquoi dites-vous que le mal est
inévitable. Ce fut un choix de l’homme. Dire que l’homme ne
put s’abstenir de faire le mal, c’est en rendre Dieu responsable.
C’est insupportable…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Moi, je supporte très bien cette responsabilité de Dieu…
Après le déluge, Dieu se repent d’avoir fait disparaître
l’humanité…
Après avoir créé Adam tout seul, il estime qu’il n’est pas bon
qu’il soit seul… Ce qu’il a fait n’est donc pas bon ?… Bien sûr
ce n’est pas bon, puisque lui-même en sa divinité ne vit pas en
solitaire… Et Dieu plongea Adam en un profond sommeil… Il
s’approcha de lui, en fit sortir Ève… qui le réveilla…
De même, après avoir créé l’homme imparfait et capable de
pécher, j’entends, moi, qu’il dit,  ce n’est pas moi qui dit, c’est
Dieu qui dit, je ne fais qu’entendre…  : « il n’est pas bon que
les hommes restent capables de faire le mal… Bien sûr, il n’est
pas bon qu’ils restent pécheurs et meurent dans leurs péchés,
puisque nous-mêmes, entre nous trois, nous ne sommes
qu’amour infini l’un pour l’autre… En un sommeil définitif, je
vais m’approcher d’eux, et les élever jusqu’à moi pour que ma
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
283
sainteté les pénètre tout entier et ainsi je les libérerai de cette
détestable capacité à se détruire entre eux... Et je n’aurai pas à
me repentir de les avoir alors faits parfaitement à notre
ressemblance. D’ailleurs c’est toujours ce que j’ai pensé faire dès
le début, avant même que nous ne nous mettions au travail tous
les trois, chacun à son poste…
LE CHANOINE.
– Vous pastichez bien vos classiques…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je m’en inspire toujours énormément…
Vous voyez donc que la création de l’homme en une liberté
imparfaite implique la possibilité de pécher. Dieu ne peut pas
créer un être parfait. Lui seul est parfait. L’homme qu’il crée est
nécessairement destiné au bien, mais pécheur. Pourtant en raison
de sa perfection infinie, Dieu ne peut admettre que la présence de
cette capacité de faire le mal soit définitive. Il se doit de se
communiquer en plénitude à l’homme, parce que l’homme est
conscient d’être créé par Dieu avec, en son être, l’exigence
morale de se réaliser en perfection. Quelques-uns en sont
effectivement conscients. Les autres le sont potentiellement…
Il s’agit donc alors d’une nouvelle communication d’être telle
que nous serons libérés de notre capacité de faire le mal. Cela
n’est possible qu’en une existence libérée de toutes les
imperfections de ce monde présent. Cette « seconde création »
s’adresse à un être conscient qui la désire nécessairement et en
prend conscience. Cela ne concerne pas les êtres qui ne peuvent
pas par nature être conscients d’eux-mêmes ni donc de Dieu et
donc ne peuvent « croire » en lui.
L’élan fiducial, en revanche, attend de l’autre tout ce qu’il est
capable de lui révéler en raison de son initiative de révélant et de
communiquant. Le croyant fiducial n’invoque donc aucun mérite
de sa part pour obtenir en retour une « récompense », c’est-à-dire
quelque chose qui « compense » ce qu’il aurait offert et lui
vaudrait en échange un avantage. Le croyant fiducial croit,
 c’est-à-dire sait avec certitude, parce qu’il a reconnu dans son
être créé la révélation de ce que Dieu était  qu’il peut tout
espérer de Dieu, non parce que sa foi serait son « mérite »  ce
ne serait plus fiducial  mais parce que Dieu est « Dieu », c’està-dire en lui-même communication trinitaire de vie. En
fiducialité, je puis dire « j’espère de Dieu tout ce qu’il m’est
possible espérer ». Ce qui ne doit pas s’entendre sur le plan
psychologique pour le temps présent, mais pour la durée de
Dieu.
284
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Dieu peut alors manifester en un homme la plénitude de son
engagement pour tous les hommes. Cette plénitude de don est
conçue par lui, parce qu’il est Dieu, en raison de sa perfection
infinie et non pas parce qu’il en formerait conceptuellement un
projet ou dessein, qu’on pourrait alors imaginer différent. Cet
engagement pour la perfection de l’homme, en raison de son
« être divin », est donc nécessaire, dès l’instant de l’acte de
création. Son projet sur l’homme est indivisible dès l’origine. Il
s’agit, pour Dieu, de la plénitude de communication de son être
divin à ses créatures conscientes de lui et donc lui accordant leur
« foi ».
Or, ce n’est qu’en étant « personnellement », c’est-à-dire par
une de ses Personnes, présent en un homme qu’il peut le faire :
par la Personne divine dont la personnalité est d’« être
divinement reçue comme se donnant », afin de pouvoir « parler »
aux hommes de leur « être à recevoir en surabondance ». C’est
l’incarnation. Cette incarnation est aussi révélation de la
plénitude de communication d’être pour l’humanité entière.
Aussi l’œuvre de communication d’être qui est œuvre trinitaire,
est manifestée en un homme, selon la manière dont Dieu, en ses
relations interpersonnelles propres, peut faire participer les
hommes à cette communication d’essence trinitaire, à savoir
sous la « forme » d’une naissance en divinisation, en statut de
« tiers », en descendance conjointe du « Premier » et de
« l’Autre » par son incarnation et sa vie achevée en résurrection.
J’exprime en termes ontologiques ce que révèlent des formules
telles que : « Jésus né de l’Esprit,… Jésus conduit par l’Esprit,...
ressuscité dans l’Esprit ».
Remarquez une dernière analogie de la structure relationnelle
ontologique de fiducialité, structure de « révélation » et de
« foi », ou tout simplement structure interpersonnelle d’amour
communicatif d’être et de vie.
Dieu est structure trinitaire du Premier vers l’Autre, lequel est
ainsi l’être de l’être du Premier, en étant ensemble vers le Tiers,
lequel vient des Deux. En termes évangéliques : Le Père vers le
Verbe, lequel est son engendré, en étant ensemble vers l’Esprit,
lequel est l’engendré ou le « spiré » du Père et du Verbe.
En image d’eux, Dieu crée l’humain en structure ternaire :
l’homme vers la femme. L’homme n’a pas l’initiative absolue de
faire exister la femme, car il n’est pas Dieu. C’est Dieu qui la
« tire » lui-même de l’homme, faisant en sorte que l’homme soit,
comme créature, par tout son être créé « vers la femme ».
L’homme « reconnaît » sa femme comme « chair de sa chair ».
Dieu leur confie ensuite l’initiative d’aller ensemble vers l’enfant
qui est leur engendré commun.
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
285
Dans l’ordre de la création, cette structure ne peut jouir d’une
actualisation parfaite, comme la structure divine trinitaire. Elle
est « universalisée ». Dans la descendance de l’homme et de sa
femme se forme à nouveau le point de départ d’une initiative de
communication d’être et de vie. L’enfant sera ou garçon ou fille,
futur homme ou femme. Et ainsi de suite… Nous sommes dans
une « création » nécessairement imparfaite, et contingente,
indéfiniment ouverte aux mêmes possibilités.
Le couple croyant comme Abraham et Sara sait que leur
initiative engendrante est elle-même en relation avec l’initiative
divine qui crée l’enfant avec eux. Le couple humain est en
quelque sorte en fonction conjugale et maternelle par rapport à
l’initiative paternelle de Dieu. Et ainsi de façon universalisée…
« Dieu promit à Abraham et Sara une descendance nombreuse
comme les étoiles du ciel ».
Dans l’ordre de notre « divinisation » ou de notre élévation en
transcendance, donc par-delà cette création présente, la structure
trinitaire de Dieu s’incarne en la structure ternaire de l’humanité.
Le Verbe éternel prend chair et humanité dans un couple
humain : Joseph et Marie, couple croyant descendant d’Abraham
et Sara. Leur enfant investi du Verbe est Jésus.
Le Père est ainsi vers son Verbe, pour que le Verbe aille vers
les hommes, comme il va vers l’Esprit qu’il «engendre » avec le
Père. Le Père formant son Verbe en l’humanité d’un couple
humain, le Verbe prenant nature humaine, ils vont ensemble vers
les hommes pour les « engendrer » en l’Esprit qui accueille
l’Humanité entière. Notre « divinisation » libératrice de tout mal
et de toute imperfection et réalisatrice de l’absolue volonté de
Dieu de se communiquer en plénitude aux hommes est « œuvre
d’engendrement-enfantement » par le Père incarnant et le Verbe
incarné et « naissance » en l’Esprit d’une humanité recevant en
partage propre la plénitude de Dieu.
Mais toute analogie ne va pas sans une radicale différence.
Alors que la structure ternaire de la famille humaine était
universalisée, indéfiniment ouverte aux autres familles possibles,
en raison de son imperfection initiale dans la création présente,
la structure de notre « divinisation » est, elle, unique et d’une
« actualité » accomplie, car il n’y a pas plusieurs incarnations, ni
plusieurs résurrections, mais une seule, pour une seule élévation
en l’Esprit de l’humanité entière. En notre divinisation, toute
contingence, comme ouverture indéfinie et inachevable, est
surmontée en l’actualité pure de la générosité divine. Sinon nous
serions à nouveau en un monde limité et imparfait. Notre liberté
serait aussi encore déficiente et donc sujette encore au mal. Mais
la résurrection de Jésus est unique et définitive. Notre libération
286
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
du mal aussi. La générosité de Dieu accomplie en plénitude
aussi.
LE MODERATEUR.
– Si nous ne voulons pas nous priver de repas ce midi, il serait
temps de conclure. Je ne pense pas que les fortes nourritures
intellectuelles et spirituelles de ce matin nous dispensent des
autres… Au contraire, sans doute…
Voulez-vous donc conclure par un petit rappel de l’essentiel…
en deux minutes…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– En deux minutes ? Bien. Je puis le faire en deux types de
discours… L’un de type réflexif, l’autre de type fiducial. Dans le
premier, je parle « de Dieu ». Dans le second je parle « à Dieu ».
Bon ! Je resterai philosophe et parlerai « de Dieu ». Je laisserai à
chacun le soin de parler « à Dieu », selon ce qu’il aura compris
de lui. Le langage fiducial par excellence, c’est la prière
intelligente.
Dieu, en créant l’homme comme être conscient, et conscient
en son être que son être lui est communiqué, le rend ainsi
capable de devenir conscient de son initiative divine personnelle
envers lui et capable d’exprimer fiducialement la conscience de
cette relation. L’homme se découvre « en alliance » avec Dieu.
Dieu donc, ayant ainsi, par son acte créateur, passé « alliance »
avec l’homme qu’il crée, s’est engagé devant Lui-même à mener
jusqu’en sa perfection la communication d’être commencée en sa
création : engagement donc d’une communication parfaite d’être,
engagement d’une communication d’être à la mesure de Dieu
même, pour des êtres créés finis mais conscients, c’est-à-dire
engagement pour une « divinisation » de l’homme, de toute
l’humanité. Divinisation accomplie selon la structure trinitaire de
ses relations interpersonnelles de communication, c’est-à-dire,
par le Père et le Verbe incarné et en gloire en l’Esprit.
Or comme la communication de l’être est le fondement de
l’éthique et de son exigence d’amour, une communication
parfaite d’être de la part de Dieu établit l’homme en une totale
perfection éthique, par-delà les imperfections de ce monde et
donc par-delà cette existence historique, le libérant ainsi de tout
mal à subir et de la possibilité même de pouvoir lui-même
encore commettre le mal.
L’actualisation de la fiducialité théologale en sa forme juive et
son actualisation en sa forme chrétienne, sont indispensables
l’une à l’autre pour témoigner de la totalité de l’œuvre de Dieu
pour l’homme. L’une ne peut remplacer l’autre, ni s’y substituer,
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
287
ni l’absorber, ni l’exclure. Judaïsme et christianisme sont aussi
en quelque sorte « en alliance » l’un avec l’autre. Dans l’histoire,
la foi juive est « ouverte » à la révélation évangélique, mais elle
n’y conduit pas par nécessité humaine interne. Le désir humain
messianique n’est pas « coercitif » pour Dieu.
Mais, « ex parte Dei » il y a implication nécessaire de la
divinisation, et donc de sa révélation, dans la création, dès son
origine dans le « projet » même de Dieu. Mais il n’y a pas
implication nécessaire de la conscience fiduciale humaine juive
en la création envers la révélation évangélique. S’il y avait une
quelconque nécessité interne de passer de l’une à l’autre, il n’y
aurait pas de « révélation transcendante » spécifique de Dieu en
Jésus. Nous serions simplement dans l’ordre d’une révélation
immanente en la création. Mais la réalité de la foi humaine en sa
forme juive est bien la « condition historique à priori » de cette
révélation. « Quand les temps furent accomplis… » peut-on lire.
Mais, tandis que dans l’histoire le judaïsme n’a pas besoin du
christianisme pour être ce qu’il est, le christianisme au contraire
a besoin du judaïsme comme condition d’intelligibilité de la
révélation de Dieu en Jésus, du fait que l’incarnation révélatrice
présuppose la création, non seulement en tant que « donnée
première dans la réalité », mais pour autant et telle qu’elle est
fiducialement comprise par les Hébreux et les Juifs. La vie juive
selon la Torah est la condition historique de possibilité d’existence de la révélation transcendante de Dieu en Jésus.
L’acte divin de création en lequel Dieu se révèle universellement implique la divinisation universelle par Dieu de toute
l’humanité et sa révélation historique en un homme, révélation
donc nécessairement limitée dans le temps mais à faire connaître
sans limitation. Le Chrétien reconnaît que cet homme fut Jésus
et il lui accorde sa foi, parce qu’en lui cette « divinisation
universelle » s’est déjà personnellement manifestée.
Sur cette base, il est possible de concevoir des rapports
« d’alliance » entre le judaïsme et le christianisme qui
témoigneront, dans leur nécessaire distinction, de l’unité de
l’œuvre de Dieu, en ses composantes de création et de
divinisation.
L’AVOCATE, intervenant brusquement…
– Vous dites toujours qu’il faut une révélation transcendante
en un « homme ». Et pourquoi pas en une « femme » ? …
LE MODERATEUR.
– Trois minutes… Vous êtes presque dans les temps… Mais
voilà une question inattendue…
288
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
L’AVOCATE.
– Inattendue peut-être pour vous,… excusez-moi,… mais que
je cherche depuis longtemps à introduire… Accordez-nous deux
trois minutes encore…
Et s’adressant à L’AUTRE PHILOSOPHE…
Si dans votre analogie familiale de la Trinité, la femme est
l’image du Verbe éternel, celui-ci n’aurait-il pas dû s’incarner
dans une femme plutôt que dans un homme ?
LE CHANOINE.
– Ah ! Une question déroutante…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Nullement déroutante,… si l’on tient compte des plans de
réalité en lesquels l’analogie trinitaire s’applique… Votre
question, Madame, est très pertinente.
Dans l’ordre de la création, l’homme, époux et père est
l’analogie de Dieu-Premier, le Père. La femme, épouse et mère
est l’analogie de Dieu-Second, le Verbe. Et l’être humain
(masculin ou féminin) en statut de filiation est image de l’EspritSaint, le Dieu-Tiers.
Dans l’ordre de la révélation transcendante envers
l’Humanité, la Trinité tout entière est en position première ou
paternelle et l’Humanité fiducialement croyante en position
seconde ou maternelle. C’est en Israël qu’elle atteint, en cette
fiducialité, une maturité suffisante aux yeux de Dieu, et en Israël,
plus particulièrement, le couple de Joseph et de Marie. Et dans
ce couple, Marie, naturellement. Jésus, humanité du Verbe, y a
vécu en position tierce, né de l’Esprit et fils du couple.
L’AVOCATE.
– Justement ! Et pourquoi le Verbe s’est-il incarné en garçon
et pas en fille ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Justement aussi ! Parce que, en son humanité masculine,
Jésus est celui qui dans sa personne révèle le Dieu Trinité et son
œuvre. Il exprime un rôle « paternel », en initiative première, en
cette histoire, en tant que révélateur envers l’Humanité.
L’Humanité, elle, est, pour une part, en statut « maternel » en
altérité comblée, en l’Israël biblique et chez les parents de Jésus.
Elle est, pour une autre part, en statut « filial » pour recevoir en
plénitude, dans l’Église, la foi biblique en la création et la
révélation évangélique de notre divinisation libératrice de toute
imperfection.
REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE
289
Mais dans l’œuvre de Dieu-Trinité, pour l’humanité, que
Jésus-homme révèle en l’accomplissant en tant que Verbe
incarné, il garde, conjointement avec le Père, son statut
« maternel » de justificateur divinisateur de l’homme en l’Esprit.
LE SOCIOLOGUE.
– En outre, comme, en Israël, les femmes n’étaient pas
autorisées à commenter publiquement les textes sacrés, Dieu
aurait fait un mauvais choix en s’incarnant en une fille.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Excusez-moi, cher ami, mais je ne pense pas que Dieu
estime pouvoir se guider selon des coutumes humaines pour le
moins très discutables… et assurément sans fondement
ontologique. Le Christ, pas davantage, n’a introduit des
contingences de société en opposition à l’idéal de la création,
comme celle de la « subordination sociale des femmes », dans
son œuvre révélatrice, même s’il les a rencontrées dans sa vie.
LE MODERATEUR.
– Bien ! Nous en resterons là… Je clos la discussion.
Bon appétit à tous et à demain. Profitez bien de cette aprèsmidi de loisirs…
SEPTIEME RENCONTRE
L’INTERPERSONNALITE COMME
FONDEMENT DE LA MORALE ET DU DROIT
LE MODERATEUR.
– La rencontre d’aujourd’hui sera consacrée à un échange sur
nos entretiens d’hier. Ce sera une façon de clarifier certains
détails, ou de reprendre les sujets abordés sous un autre angle.
Vous avez la parole.
EN QUEL SENS DIEU EST-IL L’AUTEUR DE L’HISTOIRE
QUE LA BIBLE MET EN SCENE ?
L’HISTORIENNE.
– J’ai deux questions à vous poser. Un théologien a parlé de
Dieu comme « auteur de l’histoire »... Et au passage, vous,
comme philosophe… très philosophique…, vous avez fait
quelques recommandations aux historiens…
Première question. Personnellement, je n’ai jamais vu de
traces de Dieu dans les documents historiques. Est-ce que vous
voulez parler de la Providence divine, qui organiserait de façon
cachée le cours de l’histoire ?
Deuxième question. Vous faites une analyse de la foi juive.
Est-ce que les Hébreux et les Juifs avaient conscience de croire
en Dieu de la manière que vous dites ? Quelles peuvent être les
données de l’histoire sur ce point ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Dans la manière dont vous posez votre première question,
vous me semblez rejeter la conception d’un Dieu « interventionniste ». Sur ce point, je suis de votre sentiment. Dieu n’intervient
en aucune manière dans le déroulement de notre histoire pour en
modifier les causes naturelles et humaines. Dieu n’est pas un
292
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
agent historique pour la simple raison qu’il n’existe pas « dans
l’histoire ». Dieu est « en dehors » de l’histoire, précisément
parce qu’il est le créateur de l’homme, qui lui est un être
historique. L’homme ou plutôt les hommes, parce qu’ils existent
dans le temps, y sont seuls responsables de leur histoire, en bien
et en mal. Si Dieu n’intervient pas dans l’histoire à la manière
d’un homme exceptionnel et surhumain y accomplissant des
exploits, il n’est pas non plus « en dehors » de l’histoire à la
manière d’un homme qui en une totale passivité n’y jouerait
aucun rôle, laissant les événements se dérouler comme s’il
n’existait pas. Il n’y a donc aucune trace objective de Dieu dans
l’histoire. Vous avez parfaitement raison. Mais, puisque Dieu est
le créateur transcendant de l’homme en tant qu’être historique,
vous pouvez dire aussi que Dieu est « partout agissant » dans
l’histoire ; et donc pour cette raison il n’intervient pas plus ici
que là. Dieu est l’auteur de l’histoire tout entière parce qu’il est
le créateur de l’homme qui est l’auteur de ses péripéties
événementielles. Donc si Dieu « est actif » dans l’histoire, c’est
en tant que créateur et à la manière de son pouvoir de créer. Et
dans l’hypothèse où Dieu devrait « intervenir » dans l’histoire
humaine, ce serait encore à la manière de son pouvoir de créateur
et toujours en parfait accord avec lui-même.
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– Vous ne croyez donc pas aux « miracles » qui sont des
événements attribués à Dieu ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Du point de vue de la science expérimentale, il n’y a aucune
raison à parler de miracles ni dans la nature, ni en l’homme. Tout
ce qui se fait, se fait selon des lois. Ce qui ne veut pas dire qu’il
n’y ait pas des faits « surprenants », dont nous ignorons les lois.
L’existence universelle de lois n’est autre que le principe
méthodologique du déterminisme. Mais cela ne veut pas dire
qu’il y a une loi établissant que cela doit se passer comme cela se
passe habituellement.
Dieu en tant que créateur est le garant en quelque sorte que
tout se passe selon la nature des choses, grandes ou petites, par
rapport à elles-mêmes et dans leur rapport avec l’ensemble de
l’univers. Dieu n’agit pas dans l’histoire en modifiant la nature
des choses ou de l’homme ni en eux-mêmes, ni dans la
complexité de leurs relations. Encore une fois, Dieu n’intervient
pas « en faisant des miracles », c’est-à-dire à la manière d’un
homme, d’un surhomme exceptionnel, doué de pouvoirs
spéciaux...
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
293
Mais il y a des hommes qui croient en Dieu et qui selon leur
manière de croire, interprètent certains événements particuliers,
inhabituels, sortant du cours ordinaire des choses, comme des
miracles opérés par Dieu. Croire aux miracles est donc une
certaine façon de croire en Dieu, une certaine façon de
comprendre que Dieu est avec nous dans l’histoire. Que Dieu
soit avec nous dans l’histoire, cela est vrai, puisqu’il est notre
créateur transcendant. Et c’est là ce qu’il y a de «plus admirable », de vraiment « mira-culeux ». Se représenter Dieu
comme quelqu’un qui tantôt laisse les choses aller leur cours
naturel, tantôt y intervient et le change, cela dépend d’une
certaine psychologie humaine de la foi, dont il faut rendre
compte selon une méthode herméneutique particulière. Mais
pour cela, je pense qu’il nous faudrait une meilleure
compréhension, surtout une compréhension plus largement
répandue, de la fiducialité de la conscience en interaction avec
notre intentionnalité, c’est-à-dire avec notre manière d’être au
monde.
LE CHANOINE.
– Mais y a-t-il, oui ou non, des miracles ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Cela dépend de l’attitude de conscience en laquelle l’homme
se place. Selon l’attitude de conscience religieuse en laquelle
vous vous placez, il y a des miracles, alors qu’il n’y en a pas
pour le mathématicien ou le physicien. Mais la question sérieuse
n’est pas là pour le philosophe, car il ne s’agit pas de supposer
qu’il existe une sorte de « physique et de chimie surnaturelles »,
préparée et mise en réserve par Dieu pour certaines circonstances. La question appropriée est de se demander si ceux qui
croient aux miracles sont en vérité avec eux-mêmes. Dans quelle
mesure le sont-ils ?
Ils sont en accord avec eux-mêmes en tant qu’ils expriment
leur foi en Dieu, confessant ainsi qu’il agit favorablement envers
eux dans l’histoire. Dans ce cas, ils pourraient progresser dans
leur foi, en ad-mirant Dieu, non seulement pour ce qui leur fut un
bien exceptionnel, mais pour tous les instants de leur vie et de
celle des autres hommes, instants qui sont tout autant de
merveilleux dons de Dieu.
Devant une table de fête, des enfants peuvent dire soit :
« Maman nous a fait un bon gâteau, elle nous aime bien
aujourd’hui ! » ou « Maman nous a fait un bon gâteau
aujourd’hui, elle nous aime bien ! ». Choisissez ! Vous aurez
sûrement trouvé la plus belle réponse de la part des enfants, tout
294
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
en considérant que ce gâteau a été fait selon la même recette que
celle utilisée par d’autres pâtissiers !
Mais ceux qui lisent des miracles de Dieu dans l’histoire
cessent d’être en vérité avec eux-mêmes et avec Dieu, lorsqu’ils
parlent de miracles d’une manière telle qu’on se demande pourquoi Dieu n’agit pas également de façon favorable envers
d’autres, surtout si ceux-ci sont dans la misère et l’extrême
détresse. Dieu parle-t-il et manifeste-t-il sa bonté en des lieux
sacrés et reste-t-il silencieux et insensible dans les camps
d’extermination, lorsque des enfants sont torturés ? Croire que
Dieu parle et agit ici ou là avec plus de bonté qu’ailleurs, c’est
affirmer qu’il ne parle pas et n’agit pas ailleurs avec la même
bonté. Une telle conception du miracle induit une accusation
légitime, parce que logique, de Dieu. Dieu serait tout simplement
injuste et partisan. Serait-ce encore Dieu ? De tels croyants ne
sont donc pas en vérité avec eux-mêmes ni avec Dieu.
On ne peut fonder une foi authentique en Dieu et en son
amour universel sur des faits contingents exceptionnels, tout
comme on ne peut reconnaître valablement un amour, dont on
est en permanence l’objet, si l’on n’est sensible qu’aux
manifestations qui nous surprennent et pas aux autres. De plus
comment reconnaître cet amour comme universel, si on le
confesse seulement sur la base de faveurs qui nous sont
particulièrement destinées ? Impossibilité ou contradiction.
Comment des enfants pourraient-ils croire à l’amour de leurs
parents pour tous, si leurs faveurs sont sélectives, les uns étant
privilégiés et les autres laissés pour compte ?
Proclamer notre foi en Dieu sur la base de « miracles » ou
d’événements miraculeux peut, au lieu de rendre la foi en Dieu
estimable, susciter le scandale et la discréditer. Les disparités de
bonheur et de malheur en cette existence ne peuvent être, en leur
singularité et individualité, rapportées à Dieu, comme si c’était
sa volonté particulière, expresse et définitive.
LE CHANOINE.
– Mais il s’agit d’événements qui concernent tous les hommes,
comme l’alliance de Dieu avec Abraham, son apparition à
Moïse, son incarnation en Jésus ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vous pouvez même dire que ces événements se renouvellent
annuellement... À Pessah, à Pâque, le peuple hébreu de jadis, le
peuple juif aujourd’hui sort d’Égypte et reçoit à Chavouot, à
Pentecôte, les tables de la Loi ; et que chaque année à Noël,
Jésus revient au monde... C’est le langage liturgique qui, de
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
295
façon symbolique et très concise, exprime une réalité qui nous
atteint profondément et que nous nous efforçons de comprendre.
Mais, nous ne pouvons pas brutalement affirmer qu’un événement en tant qu’événement serait permanent à travers tous les
temps, temps passés et temps futurs.
En revanche, ce qui a été vécu par les hommes d’une façon
particulière en ces événements concerne tous les hommes. Cela
est juste. Mais en quel sens ? En ceci, qu’une valeur humaine
universelle et constitutive y a pris une forme historiquement
heureuse, digne de mémoire... En ceci encore, si, selon une
possibilité unique, l’unicité d’une relation de Dieu avec l’unique
humanité entière s’accomplit en une unique personne humaine.
J’estime que cette déduction s’est accomplie en Jésus. Mais c’est
là une tout autre question que celle d’une intervention événementielle de Dieu dans l’histoire !… Nous y avons réfléchi hier.
Pour achever de répondre, Madame, à votre première question,
je vous dirai donc que Dieu n’est pas une Providence qui veille
sur le déroulement de l’histoire à la manière d’un chef d’orchestre qui dirige une symphonie ou un opéra. Il agit dans l’histoire
en créant toute chose, lui permettant d’agir selon sa nature. Cela
est aussi vrai de l’homme et des actions de l’homme qui font
l’histoire. Par exemple : Dieu agit pour la justice en ayant mis,…
ou plutôt en mettant en l’homme, qu’il crée en permanence, un
idéal de justice qui est sa propre image, mais non en répartissant
les biens et les maux de ce monde. Des hommes peuvent, comme
les Hébreux au Sinaï, prendre conscience de cette loi et voir en
Dieu son auteur.
Mais cet idéal éthique qui est mis par Dieu au cœur de
l’homme, l’homme peut le trahir et devenir un monstre pour son
frère. Dieu ne se tait pas pour autant. Le poids de la méchanceté
humaine ne peut être ressenti comme un poids du silence de
Dieu. La parole de Dieu, l’action de Dieu, c’est en notre monde
la parole de l’homme, l’action de l’homme en sa réalité même,
lorsque l’homme parle et agit en conformité avec son être créé et
les exigences de son être créé. Là où il y a méchanceté de
l’homme, certes on ne peut pas dire que Dieu « parle ». Il n’y
parle pas. L’homme humilié et torturé, victime du mal,
n’entendra jamais « directement » Dieu lui parler et agir pour sa
délivrance. Dieu attend, Dieu veut pour lui parler que des
hommes agissent et parlent à la victime selon l’authenticité de
cœur et d’esprit en laquelle Dieu les a créés. Dieu « attend »
même d’une façon plus profonde encore « son heure » pour
parler et agir. C’est le moment où pour un homme, la
méchanceté et même la bonté sont sans efficacité aucune :
lorsqu’il entre dans la mort et que toutes réalités humaines en
296
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
tant que paroles de Dieu, font place à la seule action divine,
c’est-à-dire, lorsque l’homme est tellement sous cette seule
action divine qu’il ne peut plus trahir cette parole de Dieu qu’il
est désormais en perfection, parce qu’alors il est délivré de tout
mal.
Il y a une façon de croire en Dieu à travers des événements
miraculeux, dont les religions font mémoire, qui est logiquement
en contradiction avec l’universalité et l’infini de sa bonté. Je dis
« logiquement », car je suis bien persuadé qu’elle en est, en fait,
bien que maladroitement, une reconnaissance implicite : « Si
Dieu fait déjà cette merveille pour moi, pour notre peuple, pour
notre Église ou communauté..., que ne fera-t-il pas encore par la
suite et pour tout le monde ! » Cette sorte d’argumentation pose
a priori la bonté infinie de Dieu, comme une sorte de majeure
d’un syllogisme de confiance, et elle applique cette majeure à un
cas particulier, celui qui suscite son ad-miration, pour y reconnaître en conclusion une action de Dieu.
Mais l’homme qui ne reconnaît pas cette majeure a priori d’un
syllogisme de confiance y voit à juste titre une pétition de
principes, un sophisme. Aussi la situation de misère qui est la
sienne en fait logiquement un « révolté ». Contre Dieu ? Non,
contre une argumentation humaine qui parle de Dieu d’une
manière méthodologiquement fausse. Les formes inauthentiques
de la foi en Dieu favorisent le doute, la révolte ou l’athéisme.
Le « sophisme de confiance » est comparable dans sa méthode
au « raisonnement du fataliste » dont parlait Leibniz. Dans les
deux cas, nous avons affaire à une interprétation « objectiviste »
et non « réflexive » de l’action de Dieu envers le monde. La foi
en Dieu se dénature lorsqu’elle s’exprime dans les concepts
d’une conscience empirique objective. Elle tend à son authenticité lorsqu’elle essaie de se comprendre comme une démarche
constitutive de la conscience. Mais dans l’histoire, cette
« dénaturation objectiviste » de la foi est en quelque sorte un
passage obligé de la fiducialité qui se cherche. Tout comme la
philosophie, la fiducialité s’est d’abord exprimée en des
catégories et des raisonnements typiquement appropriés au
savoir et à l’usage objectifs des choses.
Quant à votre deuxième question, Madame, puis-je vous
demander de la reformuler ?
L’HISTORIENNE.
– Est-ce que les Hébreux et ensuite les Juifs étaient conscients
de la nature de leur foi en Dieu telle que vous l’analysez ? Y a-til des documents historiques pour confirmer votre thèse ?
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
297
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Je ne pense pas qu’on puisse trouver des textes qui
s’expriment dans les mêmes termes que moi. Je ne puis non plus
justifier mes thèses par des citations explicites tirées de la Bible
juive. Je n’ai d’ailleurs jamais cherché à le faire, car je ne fais
pas œuvre d’historien, ni d’exégète chrétien, ni de commentateur
rabbinique. Je prends appui au contraire sur leurs travaux pour
observer la foi juive « en action », si je puis dire, et pour penser
ensuite son « essence », pour comprendre sa réalité et son originalité au plus profond de la réalité humaine universelle.
Permettez-moi une comparaison. L’Iliade n’est pas un traité de
logique. Cela ne signifie pas qu’Homère n’argumente pas. Il est
donc possible d’analyser sa façon de raisonner, sans pouvoir
trouver aucune citation confirmant explicitement l’analyse qu’on
en fait. En faisant une telle analyse de l’Iliade, c’est bien aussi au
cœur de la pensée humaine qu’on est conduit.
LE PSYCHANALYSTE.
– Savez-vous ce que vous faites en parlant de la sorte du
judaïsme ? Je vous le dis : une espèce de psychanalyse. Freud
cherchait les sens cachés de ce qui formait le contenu explicite
du rêve. Vous, vous cherchez les ressorts secrets de l’âme
humaine qui cherchent à se réaliser dans les formulations
explicites des croyances bibliques.
LA GYNECOLOGUE.
Devant cette « psychanalyse », je me sens comme juive mise à
nu et j’en éprouve donc un certain sentiment ambigu, un peu de
gêne, mais aussi de la fierté, car après tout l’âme juive est
« belle ». Et il n’y a pas à rougir de ce qui est « beau ».
LE PSYCHANALYSTE.
Je vous approuve, Madame, et même doublement. D’abord
parce que vous vous situez bien dans notre débat et ensuite parce
que vous me permettez de nuancer une certaine image populaire
de la psychanalyse. On identifie, en effet, trop souvent la
psychanalyse avec une « thérapie psychanalytique ». Le médecin
par définition soigne les malades. Les maladies ne sont jamais
belles ni bonnes. Ce qui est beau et bon, c’est la santé. Ainsi
pour la psychanalyse. Mais ce qui est beau et bon, c’est la vie
psychique.
Maintenant, cette vie psychique, il ne faut pas la réduire à la
vie affective et sentimentale et ramener celle-ci à la sexualité
purement organique. Inscrire la sexualité dans l’ensemble de la
vie affective, et celle-ci dans l’ensemble de la vie mentale, voilà
298
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
ce qui est beau. Chercher à comprendre ce qu’est la foi dans
l’ensemble de la vie mentale est donc une chose intéressante.
Pour ma part, je pense qu’il y a dans l’inconscient plus de
noblesse qu’on n’y en voit d’habitude. Le médecin psychanalyste
est bien obligé de diagnostiquer les pathologies de cet inconscient pour les soigner. Ce que vise sa thérapie ensuite, c’est la
santé de cet inconscient et donc une certaine noblesse d’âme...
Un moment de silence dans le groupe…
LE MODERATEUR.
– Qui veut maintenant prendre la parole ? À la suite de nos
entretiens d’hier, que chacun mette ses questions sur la table…
Vous êtes deux… Bien ! Alors allez-y…
EN AFFIRMANT QU’ETRE C’EST FAIRE ETRE,
DONNE-T-ON UN FONDEMENT A « L’AGIR DE FOI » ?
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Par votre conception de l’être comme pouvoir de faire être,
ou communication d’être, vous me paraissez reprendre des
affirmations de la philosophie phénoménologique. Heidegger
soutient en effet qu’être c’est être avec. Gabriel Marcel,
également. Et le vieil Aristote estimait déjà que si l’homme était
seul, il serait ou un monstre ou un dieu. Comment donc
comprendre la qualité de « l’être avec » propre à « l’être
existant » (ens), et apprécier le « coesse », propre de « l’esse » ?
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Dans votre conception de l’être, nouvelle ou seulement
renouvelée, où situez-vous la foi ? Hier, il me semblait qu’on
mettait la foi partout. Quel est le « lieu ontologique » précis, si je
puis dire de la foi ? Ou encore, en quels aspects de l’être la foi
plonge-t-elle ses racines ? Selon la tradition des trois religions
monothéistes, le premier croyant et le père de tous les croyants,
c’est Abraham. D’où lui est venue la foi ? N’y avait-il pas des
croyants avant Abraham ?
L’AVOCATE.
– Je voudrais aussi la parole… De par mon métier, je
rencontre des croyants certes, mais aussi beaucoup d’incroyants,
ou des personnes indifférentes à la religion. Beaucoup de
collègues et de juges ont aussi une conception du droit purement
positiviste, en ce sens qu’elle exclut toute référence à une loi
divine inscrite dans les cœurs, comme le disait Antigone, ou à
une loi qui serait directement l’expression de la parole de Dieu
comme dans la Bible ? Est-ce qu’une reconnaissance de la
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
299
dimension fiduciale de la conscience peut avoir une influence sur
notre conception de la morale et du droit ? Ma question déborde
peut-être le cadre religieux ou philosophique de la foi. Je ne sais.
Je vous laisse le soin de rester dans le cadre de notre séminaire.
LE MODERATEUR.
– Ce sont là des questions qui sont adressées au philosophe
interpersonnel ! À vous de répondre, Monsieur Debruquel…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je vais essayer de répondre de mon mieux à ces trois
questions. Prenons la première. Je l’ai abordée hier… peut-être
un peu superficiellement… Je dois donc y répondre plus
« techniquement »... avec un peu de latin,... puisqu’on
m’interroge en latin…
Je campe d’abord la position classique. Si je m’égare trop,
vous me reprendrez. Vous avez fait allusion à la phénoménologie
moderne avec Heidegger, mais vous avez aussi rattaché à
Aristote son intuition que nous ne sommes pas seuls au monde,
mais que nous y sommes avec autrui. C’est très judicieux. Le
constat phénoménologique que « toute conscience humaine est
toujours à la fois conscience de soi et conscience d’autre chose »
est, me semble-t-il, le point de départ obligé, le plus englobant
possible, de toute réflexion philosophique. Hier nous nous
sommes aussi conformés à cette exigence.
Mais ce n’est encore que le point de départ. À son sujet se
pose une double question. Cette relation de la conscience à autre
chose qu’elle, ainsi que sa présence lucide et active à elle-même
sont-elles deux propriétés qui relèvent chacune au même titre de
la constitution de l’être de la conscience ? Ou bien y a-t-il une
priorité et/ou une plus grande dignité de l’une par rapport à
l’autre ? Il s’agit, en effet, non seulement de constater que la
présence à soi de la conscience, sa réflexivité, est toujours liée à
son intentionnalité vers autre chose et réciproquement, mais
d’apprécier la nature de ce lien dans l’unité indivisible de la
conscience. Car la conscience de soi est, en effet, conscience
d’être soi-même conscience d’autre chose que soi.
Il me semble que, selon des modalités diverses, les courants
traditionnels de la philosophie classique donnent la priorité à la
conscience en tant qu’elle est « présente à elle-même ». Ce serait
là son aspect « substantiel », la marque de sa permanence dans
l’existence et sa transcendance par rapport à l’écoulement du
temps, bref, son être même en acte et son unité avec elle-même.
En revanche, le fait d’être conscience-d’autre-chose ne pose
pas, à ses yeux, le même type de réalité, non seulement parce que
300
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
cette unité « intentionnelle » contient en elle-même une
distinction, mais parce qu’elle est moins parfaite, en raison
précisément de cette distinction inéliminable, que l’unité
d’identité stricte, sans distinction, de la conscience avec ellemême. L’intentionnalité de la conscience se développerait dans
l’ordre des « accidents » de la substance, comme des
compléments de celle-ci, nécessaires sans doute, mais dépendant
d’elle pour « accéder » à l’existence. L’activité intentionnelle de
la conscience ne semble pas jouir non plus de la même actualité
dans l’être, puisque cet « autre-chose » est sans cesse variable,
tandis que la conscience est permanente. La permanence de son
intentionnalité envers des objets changeants ne paraît donc pas
pouvoir égaler en dignité la permanence de la conscience en la
permanence de sa présence à elle-même.
Une interprétation de la réflexivité de la conscience sous la
forme d’un « retour » de la conscience intentionnelle sur ellemême aboutit au même résultat, à savoir : une discrimination
ontologique entre la conscience comme être existant par soi (esse
per et in se) et ses actes intentionnels, en lesquels elle s’affecte
elle-même par le moyen de la diversité de ses « objets », actes
qui n’ont de réalité qu’en elle et dans les objets visés (esse ab et
in alio).
La question du lien entre la « réflexivité » de la conscience et
son « intentionnalité » se pose aussi, par degrés, à propos de
l’affirmation « esse est coesse » qui en découle. Cette explicitation de l’esse en coesse affirme-t-elle seulement la
constatation empirique de l’existence « de fait » du monde
(formé de la Nature et de la Société) pour la conscience ?
Ou bien cette ex-plicitation reconnaît-elle un « lien
nécessaire », entre l’existence de la conscience et l’existence de
ce monde, lien constitutif de l’essence même de la conscience ?
Enfin ce lien est-il uniformément homogène, ou doit-il être
différencié radicalement selon son rapport aux choses et celui à
autrui ?
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Vous soulignez surtout les interrogations que pose la
philosophie classique. Elles sont réelles en effet.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Esquissons alors une réponse. L’homme est un « être au
monde ». Les philosophes n’en ont jamais douté. Même pas
Descartes au plus fort de son pèlerinage des doutes ! N’invoquet-il pas, dans la Première Méditation, la méfiance qu’il convient
d’avoir à l’égard de celui qui nous a déjà trompés, pour douter de
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
301
ses sens ? Mais Descartes nous donne l’exemple d’un philosophe
qui tente, en usant de sa capacité graduée de douter, d’apprécier
la nature, et le degré de nécessité du lien intentionnel avec le
monde. Celui-ci est vulnérable au doute. Sa nécessité n’est donc
pas absolue.
L’homme est aussi un « être avec autrui ». Le lien du soi
« avec » autrui doit aussi faire l’objet d’une tentative d’appréciation philosophique. Sur ce point, l’interrogation transcendantale, initiée par Kant, sera plus performante que le
discernement par le doute.
La relation avec autrui est-elle, en l’être de l’homme,
« homogène » à celle qu’il entretient avec les choses, ou au
contraire est-elle plus fondamentale et de nécessité plus profonde
en son être que son rapport avec le monde ?
La relation à autrui témoigne-t-elle d’une plus grande perfection de l’être de la conscience que sa relation avec les choses ?
Enfin « être soi » et « être soi avec autrui » est-ce seulement
une propriété de l’être humain en tant qu’humain, parce qu’il
existe dans un monde matériel qui permet qu’il soit « multiple »,
ou bien le « coesse » de « l’esse » de l’homme est-il une
propriété de « l’être-soi » en tant qu’être, c’est-à-dire une
propriété transcendantale, c’est-à-dire, au sens scolastique que
connaît bien la théologie, une propriété de l’être comme tel,
comme il en va de son unité, de sa vérité et de sa bonté ?
Sans doute cette relationnalité transcendantale à l’Autre estelle vécue par l’homme selon sa présence dans le monde, mais
sans être constituée par sa présence au monde. Il en va de même
pour la conscience de soi. C’est dans le monde que la conscience
est aussi « présence à elle-même » sans être pourtant constituée
comme conscience par le monde. Pour parler en rigueur de
termes, faut-il dire seulement « esse homo est esse cum
hominibus » ou encore « ens in quantum humanum est ens cum
entibus humanis », ou au contraire, nous est-il enfin permis,
après 25 siècles de philosophie, de dire « esse seipsum qua esse
in actu seipsum est coesse in actu seipsum cum aliis ipsis in actu
essendi » ?
S’il nous est permis de dire, non seulement « in humanitate,
esse est coesse », mais « in actu essendi, esse est coesse », ou
encore « être soi comme être, c’est être soi avec d’autres « Soi »
distincts de soi, alors une telle affirmation est aussi valable
analogiquement de Dieu lui-même, une fois bien entendu, que
nous avons affirmé son existence de façon justifiée .
Notre affirmation de l’existence de Dieu sera toutefois plus
cohérente, si l’on comprend préalablement, en notre propre
activité consciente qu’« être », dans son plein sens, « c’est faire
302
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
être », et non, selon un sens de misère, « être posé là » en objet
pour notre conscience intentionnelle. « Quod cadit primo in
intellectu est ens... »
Cela signifie aussi que notre relation à autrui, reconnu de
même nature que nous, n’est pas uniquement rendue possible en
raison de la finitude de notre être créé, laquelle ouvrirait en nous
un « manque » et un besoin d’être complété par cet autrui. Elle
est possible et réelle, parce que, en tant que créés, nous
participons de cette perfection absolue de l’être, qui consiste à
exister à plusieurs en une unité parfaite de communion selon une
même nature.
Les aspects incontestables de « manque » et de « besoin » en
l’homme doivent s’articuler avec les aspects de plénitude et de
perfection — limités certes — qui font de lui une « image » de
son Créateur. C’est par rapport à l’idéal de perfection de cet
« être-en-image de l’être du Créateur », que nous existons « en
manque d’accomplissement » et en « besoin de réalisation ». Un
tel « manque » et un tel « besoin » sont eux, bien entendu, liés à
la finitude de notre être et à notre devenir.
Ces manques et besoins visent un idéal de relationnalité et
sont ouverts sur lui, mais ils ne constituent pas la raison
ontologique ultime, le dernier « pourquoi » de la relation à
l’autre humain et à l’Autre(s) transcendant.
Aussi considérer ce « manque et ce besoin de notre être en
devenir » comme s’il était la raison de la relation à l’altérité
humaine ou divine, et voir en autrui un « complément » du soi,
c’est se méprendre sur la nature de l’idéal relationnel à
poursuivre. L’essence de l’éthique humaine s’en trouve occultée.
L’idéal éthique n’a pas à être déterminé — et d’ailleurs il ne le
pourrait pas —, par la visée d’un « quelque chose », objet d’un
désir qui comblerait un manque ou un besoin.
 J’en viens ainsi insensiblement à répondre aussi à votre
question, Maître, sur l’importance de la relationnalité fiduciale
pour la morale et le droit 
L’AVOCATE.
– J’y suis particulièrement attentive…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– L’exigence éthique, donc, doit être comprise à partir des
nécessités dynamiques de l’être en tant qu’être, pour autant
qu’elles s’imposent à l’être fini qu’est l’homme en devenir,
comme normes de son action et de ses actes. La relationnalité de
l’être ne se fonde pas sur un manque d’être, qui trouverait dans la
relation un palliatif. Mais ce qui nous « manque » encore selon
notre mode d’existence présent, et est donc l’objet d’un désir,
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
303
c’est d’atteindre, en y étant élevé par communication divine, à la
perfection éthique de cette relationnalité constitutive.
C’est le plein épanouissement de son être selon ses nécessités
constitutives relationnelles qui est l’essence de l’idéal éthique
de l’homme. En langage fiducial, il s’agit du désir messianique
de salut.
L’amour n’est plus dès lors compris seulement comme une
qualité (de volonté) de l’être individuel envers un « autre » dont
l’existence serait préalablement supposée « être là », et dont on
aurait d’abord acquis (par l’intelligence) quelques connaissances
avant de l’aimer. L’amour devient enfin pour nous, parce qu’il
l’est en réalité de toute éternité, significatif d’une structure
d’êtres, d’une structure de communication d’être, d’une
générosité essentielle dont il est l’actualisation ou son actualité
pure.
L’amour est l’acte parfait — pour l’homme, c’est une
actualisation seulement — d’un vouloir, constitutif du « Soi »,
que l’Autre soit, et soit en tant qu’autre, lui-même à son tour un
« Soi » en perfection, et donc qu’il puisse vouloir à son tour que
« l’Autre de lui-même » soit, et qu’il soit, comme Tiers, en luimême, aussi un « Soi » autre que lui et autre que le « Soipremier », par lequel il est déjà aussi, comme Tiers, voulu
comme l’Autre de l’Autre.
Il en est ainsi en toute simplicité dans la réalité, mais de façon
compliquée et à la limite comique dans le langage, afin que soit
chaque fois parfaite la distinction interpersonnelle de l’un envers
l’autre  du Je envers le Toi et du « Je et du Toi » envers le
« Il ».
Veuillez excuser l’inélégance de ce style, alors qu’il s’agit
d’expliciter la simplicité centrale de la conscience. Mais vouloir
exprimer en un langage « à la troisième personne » seulement,
afin de souligner son universalité, une intuition qui lie le « Je » le
plus personnel et le « Tu » en son intimité dans leur commune
relation la plus profonde à leur « Lui » le plus cher, c’est vouloir
construire un volume dans un plan, c’est tenter de faire voir trois
dimensions en ne disposant que de deux. Il faut donc mettre « en
perspective ».
Aussi longtemps que l’homme peine à concevoir, en des
concepts authentiquement réflexifs, l’identité dynamique de
l’être et de l’amour, c’est-à-dire la relationnalité de l’être en acte
de don et de réception, il exprime la force de celui-ci, non en des
termes d’action, mais en des images de passion et d’indigence.
L’homme empirique pense que les impulsions qu’il subit de la
part du monde des objets sont plus fortes que les engagements
qu’il peut entreprendre par initiative personnelle. Aussi est-ce
304
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
sous la forme paradoxale d’un « manque », absolu et total, d’un
« vide » qu’il traduit, sur le plan psychologique, l’élan nécessaire
et libre d’exister en soi comme volonté généreuse de faire exister
l’autre et, en réciprocité, d’exister en soi comme reconnaissance
et gratitude fiduciales d’être rendu existant par l’autre.
« Tu me manque énormément… » dit l’amoureux infantile et
possessif… « Mon plus grand désir, c’est ton bonheur… » dit
l’amant fiducial…
Dès lors de nouvelles questions se posent et requièrent des
réponses correctement explicitées et rationnellement fondées.
Quel est en l’Humanité l’aspect de perfection de l’unité de
communion entre des personnes ? Quel est son aspect d’imperfection qui ne peut être comparé avec la perfection divine ? La
structure de perfection de l’unité de communion divine se
reflète-t-elle, comme structure de perfection, dans l’Humanité
créée ? C’est à toutes ces questions qu’une ontologie relationnelle doit proposer des réponses. Nous les avons entrevues hier.
Voilà, me semble-t-il, comment il faut comprendre le
« coesse » de « l’esse » de l’homme.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Oui, on peut sans doute voir les choses ainsi... Je formule
à nouveau ma propre question, en tenant compte de votre
réponse à la question sur les « miracles ». Quel est le lieu
d’enracinement de la foi en la conscience humaine ? Est-ce que
la foi a pris naissance dans l’expérience d’Abraham, ou est-ce
que l’expérience d’Abraham laisse émerger une tendance plus
profonde de la conscience humaine ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
On considère Socrate comme le père de la philosophie.
Pourtant ce n’est pas lui qui a rendu l’homme capable de faire de
la philosophie. Mais l’homme qu’il était a donné à une aptitude
innée de la nature humaine un dynamisme particulier qui a été
amplifié ensuite par d’éminents disciples. Ainsi pour Abraham.
Mais tandis qu’on a pris l’habitude de penser la nature humaine
comme capable constitutivement de faire de la philosophie, on
ne lui reconnaît pas une semblable aptitude constitutive à
« croire ». Dès lors, on se prive des moyens de comprendre en
cette nature humaine, rationnellement analysée, ce que peuvent
être les normes d’une « foi » authentique. Alors qu’on s’est
progressivement penché sur les exigences méthodologiques de la
science et de la philosophie, on ne s’est jamais interrogé sur
l’existence de semblables exigences appropriées à la « foi ».
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
305
Les théologiens semblent plus préoccupés par les questions
d’orthodoxie des « croyances » que par celles de leur authenticité
rationnelle. C’est d’ailleurs sur des questions d’orthodoxie que
nos rencontres ont débuté, à propos de la valeur du Catéchisme
de l’Église catholique.
À la décharge des théologiens et des autorités religieuses, il
faut bien reconnaître qu’ils n’ont pas pu trouver dans les
conceptions classiques de l’être et de la nature humaine un
ancrage pour une démarche rationnelle de foi. On ne peut non
plus les tenir pour responsables des philosophies existantes,
qu’ils utilisent d’ailleurs au mieux de leurs possibilités pour
expliquer les croyances de leur foi. Mais c’est une attitude
pastorale à courte vue.
C’est donc dans une optique, non pas totalement nouvelle,
(comment pourrait-on alors l’accepter ?) ni simplement renouvelée à l’identique, mais complétée et rendue plus performante
pour comprendre la foi, qu’il faut chercher un « site ontologique », pour analyser ce qu’est la possibilité de croire, et son
actualisation dans une adhésion de foi, ainsi que son expression
explicite dans des « croyances » ou doctrines de foi.
LE CHANOINE.
– Comment cela ? Un site ontologique ? Vous voulez dire
« une ontologie » ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Exactement. La structure interpersonnelle de communication
d’être se donne, sous son aspect d’initiative, comme une
structure de révélation, et sous son aspect de réception, comme
une structure de « foi ». Recevoir son être, c’est-à-dire « se
recevoir comme être », n’est pas en soi un signe de finitude, de
limitation ou d’infériorité, puisque celui qui « donne l’être » le
donne parce qu’il est de la perfection de son « être » de faire être.
Le recevoir en plénitude est aussi un signe de perfection.
La réception qu’implique une communication parfaite de l’être
ne saurait être imparfaite. Là où la communication de l’être est
parfaite, la liberté de celui qui fait être est absolue et n’est pas
limitée par la contrainte de devoir choisir de faire être ou non.
Un tel choix, qui impliquerait une imperfection du « don », en
raison de l’inactualité ou de la potentialité que la possibilité et
l’obligation de choisir introduisent nécessairement dans l’action
d’un tel « donateur », ferait que dans ce cas la communication de
l’être ne serait pas parfaite.
C’est le don imparfait et déficient qui rend imparfaite et
déficiente la réception de celui qui le reçoit. Le don parfait
constitue l’autre qui le reçoit en parfaite liberté, sans
306
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
subordination infériorisante. « Faire être » et « être fait être »
sont corrélatifs. L’être qui fait-être et l’être qui est-fait-être sont
en égale perfection d’être, l’un en face de l’autre, l’un pour
l’autre. Ils sont ensemble tels, l’un avec l’autre, ou ne sont pas.
La relationnalité de l’être — parce que n’existent que des êtres
en relation — est une perfection transcendantale, tout autant
qu’il est vrai que l’être est intelligible et que s’il n’était pas
intelligible, il ne serait pas. L’intelligibilité de l’être et sa bonté
(omne ens est intelligibile ; omne ens est bonum) sont d’ailleurs
aussi relationnelles en elles-mêmes.
S’il n’y avait absolument pas de receveur parfait, il n’y aurait
pas de donateur parfait. S’il n’y avait que des receveurs
imparfaits, il n’y aurait que des donateurs imparfaits. Ce qui est
une impossibilité. Des receveurs imparfaits supposent l’existence
d’un donateur parfait et d’un parfait receveur. Nous voici à
nouveau en présence de la structure trinitaire de Dieu.
Ainsi la bonté d’un être ne consiste pas seulement à pouvoir
être désiré comme un bien, comme le proposaient Platon et
Aristote, mais à « faire être » l’être par lequel on est reconnu
fiducialement comme bon. La relation de révélation en
générosité et de foi en gratitude forme ce que nous avons appelé
la relation de fiducialité.
Elle est constitutive de la « perfection » d’un être, ou plutôt de
l’être en sa dimension de perfection. La foi est la connaissance et
la reconnaissance de ce que par bonté, inconditionnelle et donc
totalement libre, « Un être » fait être pour et en « l’Autre » être,
le rendant, pour que la distinction entre eux soit parfaite,
communication en lui-même pour un « Tiers être ».
LE CHANOINE.
– Vous rattachez la connaissance de foi à la perfection d’un
être. Alors comment expliquez-vous qu’il y ait tant de doutes
chez les croyants ? Douter n’est pas un signe de perfection, que
je sache !
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Mais pour les croyants humains, ne pas douter n’est pas
nécessairement non plus un signe de perfection !
LE CHANOINE
– Ah !
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Ne pensez pas que j’écarte votre question par une boutade.
Je cherche seulement le moyen d’y répondre correctement, car
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
307
elle n’est pas simple. Je la comparerais volontiers à une autre du
genre que voici. Un astronome réputé donnait autrefois une
conférence. Il expliquait que la terre et la lune vont continuellement l’une avec l’autre, bref que la lune tombe sur la terre.
Surpris, quelqu’un dans le public lança : « Mais, moi, je vois
bien qu’elle ne tombe pas ». Et l’astronome de répondre « J’ai
une aussi bonne vue que vous. C’est la vitesse linéaire de la lune
qui l’empêche d’entrer en collision avec la terre ». Et notre
quidam de rétorquer à nouveau : « Mais, moi, je vois qu’elle
tourne et qu’elle ne va pas droit ». « Vous avez raison », lui dit
l’astronome.
 « Alors expliquez-moi pourquoi elle tourne ».
 « Parce qu’elle fait les deux en même temps. Elle file tout
droit et en même temps elle tombe, donc elle tourne ».
La réalité concrète résulte de la conjonction de multiples
facteurs. Pour la comprendre, il faut isoler ces différents facteurs
et percevoir comment ils agissent ensemble pour expliquer
finalement ce que nous observons. Et quand la réalité est
soumise à des facteurs perturbateurs, il faut aussi les identifier et
si possible s’en protéger…
La foi concrète de gens est pleine de doutes. N’en doutons
pas… Pourtant le doute n’appartient pas à l’essence de la foi.
Mais l’absence de doutes ne garantit pas l’authenticité d’une foi
concrète, particulière, propre à un être humain, dont les limites
sont multiples.
Considérons les règles de l’addition mathématique. Elles sont
absolument certaines, mais les additions de mon épicier peuvent
comporter des erreurs, même à son désavantage… Et sa certitude
de me faire payer le juste prix, ne valide pas une addition
erronée… De même pour la manière dont les hommes vivent
leur foi. Ma foi en autrui, bien que constitutive de ma
personnalité, peut être abusée par des menteurs, des traîtres, ou
déçue par l’infidélité d’autres. Ma foi en Dieu peut être abusée
par de pseudo-révélations, ou par des révélations qui se disent
parfaites et ne comportant aucun doute, alors qu’elles sont
pleines de supercheries, ou par des témoignage d’une révélation
authentique mais qui sont mal compris…
La première source de doutes dans la foi, vient de ce que
le croyant a compris sa foi comme un complément de la
connaissance humaine et a établi, à tort, un lien entre le caractère
limité de ses connaissances (expérimentale et philosophique) et
sa foi qui l’introduirait plus avant dans la réalité dont il ne verrait
qu’un aspect.
On entend parfois dire que la foi enrichit la connaissance
toujours limitée qu’on a de l’existence humaine. Cette affir-
308
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
mation doit être explicitée, car elle est ambiguë. « La foi enrichit
d’une autre forme de connaître l’homme qui déjà possède une
connaissance objective et expérimentale du monde et une
connaissance philosophique de son existence ». La foi n’est pas à
mettre dans le prolongement linéaire d’une connaissance
humaine « uni-forme », comme le moyen d’aller au-delà de
limites naturelles ou de certaines insuffisances intellectuelles.
Elle n’est pas une « greffe » sur la racine naturelle de la
connaissance pour lui faire porter des fruits meilleurs, ni une
sorte de « turbo » du savoir, un « overdrive » ou un « surrégime »
de l’intelligence naturelle de l’homme, ni non plus a fortiori une
source de sagesse à bon marché pour esprits lents et bornés ou
puérils, ni un remède pour une intelligence humaine déchue et
amoindrie. Ces diverses conceptions, erronées en elles-mêmes
mais adoptées parfois avec assurance, ne peuvent manquer un
jour ou l’autre de faire naître des doutes. Et dans ce cas, c’est un
progrès.
La foi, comme acte de la conscience, est un mode de
connaissance « sui generis » naturel, au même titre que les
connaissances expérimentale et réflexive, mais d’une modalité
différente. Le développement harmonieux de la connaissance
humaine en son intégralité implique le mode de connaissance
fiduciale. Mais la connaissance fiduciale n’est pas un prolongement de la connaissance scientifique ou philosophique.
Prenons une comparaison : un développement intégral de la
sensibilité requiert, entre autres, la vue et l’ouïe. Si l’ouïe
manque, c’est un douloureux handicap. Mais l’audition n’est pas
un prolongement de la vision, une sorte de « survision ». Elle est
une forme de perception « sui generis » sans laquelle la sensibilité humaine ne jouirait pas de son intégrité. Ainsi en va-t-il de
notre aptitude à croire. Une conscience qui en serait privée serait
non seulement gravement handicapée, mais elle ne serait pas ce
qu’elle est et, purement et simplement, elle n’existerait pas. De
même que l’homme ne peut se dispenser de raisonner et de juger,
mais peut seulement, par déficience, mal raisonner et mal juger,
ainsi l’homme ne peut se dispenser de croire, mais il peut mal
croire, c’est-à-dire actualiser, par déficience, de manière
inauthentique, sa fiducialité constitutive.
La fiducialité de la conscience est constitutive de notre nature
humaine autant que sa réflexivité et au même titre de perfection
que celle-ci ; en sorte qu’elle l’est beaucoup plus fondamentalement que son intentionnalité envers le monde des choses, parce
qu’elle est une dimension de l’être conscient et libre en tant que
tel et pas seulement en tant « qu’humain et incarné au monde ».
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
309
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Mais la foi, au sens que vous dites, cette foi que les hommes
actualisent dans les religions, même imparfaitement, nous fait
quand même connaître que Dieu existe ! En effet, le fait
religieux est universel et une telle universalité ne peut être vaine.
L’AUTRE PHILOSOPHE
– Cette foi n’est pas vaine, sans doute ! mais les choses ne
sont pas aussi simples. Et s’il convient de simplifier les choses
pour vulgariser, il y a danger, en une telle démarche, de déformer
la vérité des choses. Ce ne sont pas les idées de Dieu que les
hommes se donnent dans les religions, qui ont force de preuve de
l’existence de Dieu, mais le fait qu’ils sont capables de s’en
donner, même des fausses. Cette capacité témoigne d’une réalité
humaine plus profonde que les idées culturelles de Dieu.
Ce n’est pas parce que, dans la réalité objective des religions,
des hommes croient en Dieu et affirment qu’il existe, qu’on peut
conclure à la nécessité de son existence. Une preuve de
l’existence de Dieu par consentement, si pas universel, du moins
relativement généralisé, des hommes, n’a pas de valeur
rationnelle, c’est-à-dire s’élevant jusqu’à l’ordre des vérités
absolument nécessaires. On ne reste, en cette situation, que dans
le domaine de l’observable, sociologique en l’occurrence.
N’importe quelle démarche de la conscience humaine n’est
pas apte à affirmer l’existence de Dieu. L’étude scientifique du
monde et des comportements humains dans ce monde en est
radicalement incapable, tout autant que les développements de la
pensée formelle logico-mathématique. L’esprit qui s’y cantonne
ne peut en aucune manière parvenir à l’affirmation de l’existence
de Dieu ni a fortiori à croire valablement en lui.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Mais la foi en Dieu, cette fiducialité dont vous dites qu’elle
est constitutive, peut établir, elle, l’existence de Dieu. Elle est en
effet la relation la plus parfaite possible avec Dieu.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– La conscience fiduciale n’établit pas la preuve que Dieu
existe. Car dans la fiducialité théologale, je n’ai pas l’initiative
de me révéler moi-même à l’autre, comme dans la fiducialité
humaine interpersonnelle. Dieu a l’entière initiative envers moi,
envers nous. Nous n’avons aucune initiative envers Dieu.
 C’est ce que nous reconnaissons également dans notre mort,
où nous sommes en totale « passivité » vis-à-vis de Dieu pour
notre « divinisation en l’Esprit » par le Père et le Verbe incarné
310
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
ressuscité  Sur le plan de notre humanité, se révéler à l’autre et
croire en l’autre sont des conduites qui peuvent être réciproques.
Envers Dieu nous ne pouvons que « croire » et non nous révéler
à Dieu avec la volonté de le faire exister en lui-même. C’est pour
cela, que dans l’ordre de notre fiducialité théologale, au sens
strict du terme, nous ne pouvons établir une « preuve de
l’existence de Dieu ».
Il nous faut reconnaître « réflexivement » notre être comme un
être reçu, comme un être qui dans sa finitude relationnelle
fiduciale interpersonnelle porte la marque de l’Infini de l’être.
Alors, immédiatement, cette reconnaissance nous engage dans
une relation de foi envers Dieu.
L’homme fiducial en tant que fiducial, pas plus que le
scientifique en tant que scientifique, ne peut construire une
« preuve de l’existence de Dieu », mais l’homme interpersonnel
fiducial est, dans sa réalité, la base sur laquelle la conscience
réflexive philosophique construit cette preuve en démarche de
« reconnaissance ».
L’homme fiducial est donc aussi par le fait même l’analogie
de l’essence de Dieu. Il l’est par excellence dans sa situation de
fiducialité humaine accomplie qu’est la fiducialité conjugale et
parentale, ainsi que filiale, communicative de vie. Et c’est sur
cette analogie qu’il donnera forme et épanouissement à sa
relation avec Dieu. L’humanité entière est l’analogie de Dieu
pluripersonnel et dans cette analogie le sceau divin est la
structure familiale.
Nous sommes ici au départ de la foi en la révélation
immanente de Dieu en sa création. La réflexion philosophique
est la ligne de départ au sens logique et démonstratif. Elle est en
quelque sorte a priori, ou antérieure logiquement, par rapport à
la foi.
Cette ligne de la réflexion, une fois franchie et correctement
franchie, alors la relation de foi s’épanouit selon ses propres
règles, si je puis dire, non pas automatiquement et infailliblement, mais toujours sous le contrôle critique de la réflexion
philosophique qui juge alors a posteriori. Et le passage d’une foi
théologale en l’immanence de la création à une foi théologale en
la transcendance d’une révélation personnelle de Dieu se fait
alors sur la base de la foi en Dieu en l’immanence de sa création.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– C’est pour cela que nous pouvons dire, en interprétant
l’histoire, que la foi d’Israël est la « condition de possibilité
historique a priori » de la révélation transcendante de Dieu en
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
311
Jésus et que notre participation  critique, avec discernement à cette foi est la condition pour nous de l’intelligibilité
de l’Évangile.
LES RAISONS VALABLES D’AFFIRMER
L’EXISTENCE DE DIEU
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Nous sommes d’accord… La conscience fiduciale trouve
son objet adéquat et humainement proportionné dans la rencontre
avec autrui. Elle n’a pas Dieu comme « objet » de son exercice
nécessaire. Elle se donne cependant de facto des idées de Dieu,
ou plutôt du divin. Elle s’actualise spontanément envers ce que
l’homme estime lui être supérieur. Toutefois on ne peut conclure
« rigoureusement » de l’existence objective de telles idées dans
les religions à l’existence d’un être transcendant qu’elles
viseraient, même si l’on admettait qu’elles expriment très mal la
nature de ce Transcendant. On ne peut pas conclure non plus
directement de la dimension fiduciale de la conscience à
l’existence de Dieu « en qui » croire. La preuve en est que si l’on
croit en Dieu, sans réflexion structurée interpersonnellement, on
place de facto devant soi un Dieu en situation d’altérité unique
en lui-même, à l’image du « conjoint unique » de la fiducialité
humaine. La relation avec Dieu n’est pas dépourvue d’authenticité. Elle n’est plus l’affirmation d’un Dieu seul en lui-même et
isolé par rapport à nous à la manière d’Aristote et de la
philosophie classique de l’Objet. Elle est l’affirmation d’un Dieu
qui n’est plus isolé par rapport à nous, mais qui risque d’être
pensé sur un mode de solitude en lui-même. Je dis bien « qui
risque… », car sa solitude en lui-même n’est pas, en rigueur de
termes, prouvée. Elle est seulement consécutive de facto au fait
de notre ignorance. Or d’une ignorance de la réalité, on ne peut
rien conclure sur la réalité. Mais une ignorance peut être
dépassée, sans que des connaissances assurées soient remises en
cause… Celles-ci permettent d’ailleurs d’aller de l’avant.
Mais en se privant, par ignorance, de la base analogique de
notre fiducialité familiale, on court-circuite la possibilité que
nous avons, en notre réalité crée, de reconnaître le vrai caractère
de notre foi en Dieu et l’on se met dans l’impossibilité de
reconnaître quel est ce Dieu en qui nous devons croire. Faut-il
s’enfermer dans cette ignorance ? Peut-on prétendre que nous ne
pouvons pas parler d’une pluralité de personnes en Dieu ?
Convient-il de dire que nous ne pouvons pas poser la question ?
Alors, il faut admettre qu’on ne peut pas dire non plus que Dieu
est seul en lui-même, si on s’interdit de poser la question.
312
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Les idées religieuses de Dieu, en tant que produits culturels de
l’humanité en leur statut d’objectivité, sont donc seulement le
signe que l’homme « pense fiducialement » de facto à autre
chose qu’aux êtres de son monde fini. Ce signe nous renvoie-t-il
à une nécessité de penser fiducialement autre chose que ce
monde et les êtres conscients de ce monde ? Oui, par le chemin
de la reconnaissance réflexive de notre finitude.
LE CHANOINE.
– Quelle est alors votre preuve de l’existence de Dieu ? Sachez
que ma question est seulement de pure curiosité intellectuelle…
Je n’éprouve pas le besoin d’avoir une preuve pour être assuré de
son existence.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– La voie d’une affirmation méthodiquement correcte de
l’existence de Dieu ne peut être que « réflexive » et à condition
que cette démarche réflexive s’élève jusqu’aux nécessités
dernières, impliquées comme réelles en notre être-avec-autrui en
une commune existence au monde. Il faut remarquer en nousmêmes, dans les aspects de finitude de notre être relationnel,
l’exigence nécessaire d’une référence à un Infini dans l’être.
Il s’agit de la conscience d’une pensée nécessaire de l’Infini
nouée en la conscience de notre finitude. On pourrait aussi dire :
« Dans une conscience encore indistincte de l’absolu et de
l’illimité de l’être — ainsi qu’en témoigne, à l’origine de la
philosophie occidentale, le poème de Parménide : « L’être est et
il est impossible qu’il ne soit pas... L’être est absolument ou il
n’est pas du tout » — il faut distinguer notre finitude de telle
sorte qu’on comprenne qu’elle n’est pas le support de cet absolu
dans l’être et qu’il faut poser dans sa transcendance l’infini de
Dieu, Infini d’être, distinct et source de notre existence et de tout
ce qui existe selon un mode d’existence comparable au nôtre.
Ayant perçu cet absolu de l’être comme une vérité réflexive si
profonde qu’il la présente comme une « révélation de la déesse »,
Parménide ne la scrute pas davantage et il « objective » cette
totalité de l’être, structurée pourtant selon la loi de la
communication de l’être, en un Tout indivis, « un et d’un seul
tenant, éternel et immuable, équilibré en tout point et inviolable
comme une sphère bien arrondie ».
Pourquoi Parménide n’a-t-il pas eu aussi l’intuition (philosophique) de la relationnalité de l’être en comprenant mieux le
statut ontologique de la négation, au lieu de la rejeter
catégoriquement ; négation dont Héraclite avait été obsédé, mais
dont il ne parvint pas à apprécier son enracinement dans l’être en
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
313
tant que tel ? Regrets stériles ! Mais il y a bien « négation » dans
l’être : négation entre le « je » et « l’autre », entre « toi » et
« moi », entre le fini et l’Infini.
Finitude globale donc, de notre être tout entier, en tant qu’il
est un être en devenir, qui vient d’un « moindre-être » et va vers
un « plus-être ». Finitudes partielles, « à ventiler » selon les
divers aspects de notre être : connaissance, volonté, conscience
et liberté, imperfection de nos relations interpersonnelles,
notamment de notre fiducialité, finitude de notre capacité de
faire être, finitude de notre réception de l’être, finitude de
sainteté, c’est-à-dire de réalisation relationnelle authentique de
soi avec autrui, vu notre capacité de mal agir, etc.
Référence nécessaire à un Infini d’absolue actualité dans
l’être, sans Lequel notre être en devenir — et la totalité de ce qui
devient — ne pourrait être pensé comme un mode d’être fini,
c’est-à-dire « non infini ». Infini réel qui est un infini de pleine
actualité de toutes ces perfections limitées qui s’accomplissent
en notre devenir. Infini de communication d’être donc, source
évidente de notre capacité finie de faire être.
En effet en notre capacité finie de faire être nous saisissons
l’identité de l’être et du faire être, et nous comprenons aussi
qu’elle est insuffisante à faire être l’univers humain et naturel de
notre expérience. Nous comprenons aussi que toute somme
totalisatrice de capacités finies de faire être, jointes à la nôtre, est
aussi insuffisante en elle-même pour exister par elle-même.
Toute possibilité finie de faire être requiert une Activité infinie
de communication d’être, un Infini transcendant au-delà même
de ce que requiert l’idéal éthique pour l’homme selon une
sainteté de ses relations interpersonnelles rendues inaccessibles à
tout mal possible, subi ou causé, souffrance ou péché. Bref un
Infini d’une parfaite communication d’être et d’une parfaite
réception.
Les relations entre l’actualisation de notre fiducialité et la
reconnaissance réflexive de l’existence de Dieu sont donc très
étroites. La conscience fiduciale étant traversée par la réflexion,
c’est-à-dire étant conscience présente à elle-même en tant que
fiduciale, lorsqu’elle comprend réflexivement sa nécessaire
référence distinctive à un Infini dans l’être et qu’elle comprend
aussi que cette référence dans l’être ne peut être qu’une relation
de communication d’être, sinon elle ne serait pas de l’ordre de
l’être, alors elle actualise nécessairement (plus ou moins bien) sa
« foi » en Dieu.
L’homme fiducial réflexivement conscient d’un Infini ne peut
pas ne pas croire (plus ou moins bien) en Lui.
314
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
L’homme est donc religieux par essence. Mais les religions ne
sont que des réalisations imparfaites (donc perfectibles, se
libérant peu à peu de leur objectivisme) de son être religieux.
Mais en dehors d’elles, il n’y a pas de possibilité pour l’homme
d’actualiser socialement sa fiducialité envers Dieu, qu’il accepte
une religion existante ou veuille en organiser une autre.
Notre être, nous le recevons. Nous le recevons d’autres qui
l’ont reçu. Mais nous le recevons comme fini et notre façon de le
recevoir est « finie ». Si nous le recevions en plénitude, nous
serions personnes de Dieu et Dieu. La difficulté réflexive d’une
reconnaissance de Dieu n’est pas d’admettre que nous recevons
notre être, mais que nous le recevons imparfaitement et donc que
nous ne le recevons pas « infiniment », que nous ne le recevons
donc pas « en Dieu », mais « extérieurement à Dieu », et donc
que nous ne sommes pas Dieu, mais seulement des créatures :
hommes conscients et libres avec tout le monde du vivant et
tout l’univers en son immense profondeur. Dans l’intuition de
la référence nécessaire « fini-infini » dans l’être, en nous
reconnaissant comme des êtres finis, nous reconnaissons que
notre être reçu de Dieu est un être de « créature » et non un
« être-Dieu ».
Reconnaître Dieu, c’est accepter de ne pas considérer comme
« divin et absolu » ce que nous sommes simplement comme
hommes, c’est accepter de ne pas nous « déifier » et rester
simplement humains, bref, c’est ne pas dissoudre Dieu dans un
panthéisme humaniste en lequel nous nous ferions le centre
absolu. A contrario, ne pas nous prendre pour l’Absolu, ce n’est
pas dissoudre l’humanité dans l’immense univers. L’immense
univers ne peut « remplacer » Dieu pour expliquer valablement
notre relationnalité de conscience, et le courant évolutif de vie
qui peut s’y installer ne peut rendre compte d’une quelconque
capacité finie de faire exister, si grande et si merveilleuse que
soient les possibilités de développement de vie qu’on puisse y
déceler. Certains courants d’opinions aujourd’hui voudraient
nous faire croire au dieu-Évolution, producteur aveugle des
formes de vie et le substituer à l’Intelligence créatrice de cette
évolution admirable ! Grave erreur de méthode !
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Je suis un peu étonné que vous ne fassiez pas de place au
principe de causalité dans votre argumentation. Je pensais que
vous y auriez vu une forme « cosmologique » de votre
présupposé interpersonnel : « être, c’est faire être ».
L’AUTRE PHILOSOPHE.
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
315
– J’entends bien votre question ! En dehors de la triple
intuition réflexive 1) qu’être, c’est faire être, 2) qu’il est
impossible que la réalité d’un tel être de communication ne soit
pas (l’intuition de Parménide complétée par l’affirmation de la
relationnalité de l’être), 3) que notre être et tout le réel de notre
expérience sont marqués de finitude ; en dehors donc de ces trois
intuitions réflexives je ne vois pas comment en partant seulement
de l’être-objet, ou même de l’être d’un sujet seul, affirmés
comme « êtres-là », il serait possible d’affirmer de façon
cohérente, Dieu, comme l’Infini de l’être, transcendant et
créateur.
À partir de l’être-objet, on fait appel au principe de causalité,
auquel on donne une valeur métaphysique, afin de le soustraire à
la critique kantienne qui le limite au monde des phénomènes. Il
me semble pourtant qu’à partir d’une conception de l’être limitée
à l’être-objet, ce principe reste flottant et comme venant alors
de je ne sais où. En effet, il n’est nullement donné dans une
compréhension de ce que serait seulement un « être-là ». Le fait
d’invoquer un tel principe, extérieur à l’intelligence du seul
« être-là », comme on le voit dans certaines formulations
classiques de l’existence de Dieu, et lui accorder cependant une
valeur probante, ne peut être qu’une façon maladroite et mal
analysée de traduire la nécessité absolue d’une communication
de l’être. Je réponds peut-être ainsi à votre attente… Je ne sais..
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– La preuve classique de l’existence de Dieu par le principe de
causalité vous semble donc relever d’une analyse insuffisante de
la communication de l’être ? Mais vous ne rejetteriez pas toute
valeur à ce principe, en limitant son application au monde
sensible.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vous savez que certains philosophes considèrent ce principe
comme valable, car il est selon eux un principe rationnel, inscrit
dans la raison. Et à ce titre, il est possible de l’utiliser au-delà des
limites de l’expérience objective des phénomènes. Kant pourtant
conteste un tel usage. Il faudrait en tout cas établir la valeur de
son usage métaphysique. D’autres estimeront que l’usage
métaphysique d’un tel principe n’est pas justifié, car il n’est pas
possible de le fonder sur une intelligence de l’être autre que celle
des êtres sensibles. Il ne serait que la constatation de relations
constantes entre les choses, mais extérieures à ces choses.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
316
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
– Je connais très bien ces diverses positions. Qu’en pensezvous ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Ils ont, les uns et les autres, raison dans ce qu’ils affirment,
mais leurs positions sont incompatibles, car les uns comme les
autres oublient un aspect fondamental du réel : à savoir son
aspect relationnel. Ils pourraient pourtant le découvrir , les uns et
les autres, à partir de leur point de vue à condition d’approfondir
leur réflexion.
Les uns en se demandant comment un tel principe de causalité
peut exister en la raison. Certes pas comme une loi abstraite et
formelle, comme un contenu régulateur d’autres contenus de
pensée, comme la forme syllogistique par exemple. Ce principe
de causalité ne peut exister en la raison que comme une activité
exercée de la conscience identique avec son être même, c’est-àdire être un aspect constitutif de son être en tant que tel.
Les autres en se demandant si notre intelligence de l’être sous
la forme de l’être-là épuise en totalité le rationnel du réel. Une
intelligibilité intégrale de l’être n’inscrit-elle pas l’être-là ou
plutôt les « êtres-là » dans une structure relationnelle d’être entre
êtres ? En se posant chacun pour leur part de telles questions, ils
peuvent se rejoindre, ayant alors opéré une mutation profonde de
leur ontologie.
La conscience réflexive de notre relationnalité fiduciale nous
permet donc, d’une part, de pouvoir accéder avec plus de
cohérence et plus de certitude à l’affirmation de l’existence de
Dieu et, d’autre part, d’avoir une base d’analogies plus riche
pour penser l’essence divine.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Si je vous comprends bien, vous proposez une humanisation
du principe de causalité. Alors, en le considérant comme fondé
dans l’action de l’homme, vous le faites entrer dans la sphère de
l’éthique.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– En effet ! La conscience de notre « finitude fiduciale avec
autrui », c’est-à-dire la conscience de l’imperfection ontologique
de notre fiducialité interpersonnelle humaine, rendue sensible par
tous les échecs de la mauvaise foi et des trahisons, nous renvoie
à une double requête.
D’abord une requête inscrite au terme du mouvement même
de notre reconnaissance d’un Infini de perfection. Cet infini
divin de perfection est aussi en lui-même un infini de perfection
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
317
fiduciale. Il y a une fiducialité parfaite en un Être parfait qui se
communique en lui-même parfaitement. C’est l’affirmation d’un
Dieu pluripersonnel en lui-même, en structure trinitaire de
communication de vie.
Ensuite une requête qui s’inscrit dans la reprise fiduciale de
notre mouvement réflexif vers Dieu. En posant un Infini de
perfection qui se communique en initiative absolue, qui se révèle
en nous créant, nous désirons aussi qu’il se communique à nous
par-delà nos imperfections présentes afin que nous puissions le
recevoir parfaitement. C’est la requête humaine envers un être
qui nous aimerait d’un amour parfait suscitant en nous une foi
parfaite. Bref, une vie de bonheur libérée de tout mal ! Désir
profond et vrai et qui doit trouver sa réalisation.
Mais ce désir n’a pas comme objet Dieu. Dieu ne peut être
affirmé valablement comme l’objet d’un « désir » de l’homme,
car un tel Dieu ne serait plus qu’un « Dieu-objet » à la manière
du Dieu d’Aristote ou de Platon.
Ne prenons pas pour une juste idée de Dieu la projection d’un
idéal de perfection, pour lequel l’homme est effectivement fait.
Ne permutons pas l’une avec l’autre ces deux idées : la
perfection divine absolue et la perfection de notre humanité
comme terme en nous de sa « révélation réalisatrice en nous, de
ce qu’il est relationnellement en lui-même ».
N’échangeons pas, d’une part, l’assurance d’une reconnaissance réflexive de l’existence d’un Dieu de parfaite communication d’être en lui-même, garant absolu de la réalisation, selon ses
desseins, du désir de bonheur en perfection éthique relationnelle,
qu’il a inscrit en nous en nous créant, avec, d’autre part, une
« déification psychologique », idolâtre, de l’objet de notre
espérance : un accomplissement en totale perfection.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Si je vous comprends bien… et il me semble que vous y
revenez constamment,… vous craignez que l’homme religieux,
par sa pratique psychologique, se contente seulement de
« redresser », si je puis dire, une fiducialité interpersonnelle
humaine horizontale et de la placer « verticalement » envers
Dieu. Ce qui ferait de Dieu un « super autrui », seul en lui-même,
sans les limitations de l’autrui humain concret… Il y aurait bien
évidemment dans ce cas une confusion, une assimilation de Dieu
à un idéal humain et une sorte de « sublimation à l’infini d’un
idéal humain » présenté et reçu comme une idée de Dieu. Ce
serait évidemment, bien qu’inconsciemment, une forme
d’idolâtrie.
318
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est bien cela. Je vous en remercie… Dieu n’est pas celui
vers qui je me tourne parce que ma foi dans les hommes a été
déçue ou parce qu’aucun objet fini ne peut satisfaire ma soif de
possession ou parce que l’affirmation de tout objet fini ne peut
satisfaire le désir intellectuel infini de mon intelligence et que
toute affirmation finie médiatise au-delà d’elle un Objet infini,
comme le prétendent certaines « philosophies du jugement ».
Ce n’est pas une foi déçue, ou qui risque de l’être par les
hommes, si je m’y arrêtais, que je tourne vers Dieu. Non, ma foi
humaine en Dieu, créateur transcendant parce qu’en lui-même il
est communication d’être et de vie entre plusieurs, m’assure
absolument que toutes mes relations de foi avec autrui, qu’il soit
proche ou lointain, c’est-à-dire tout mon être fiducial dans son
ouverture universalisée, se réaliseront en perfection, car c’est en
cela que consistent et Son œuvre parfaite pour tous les hommes
sans exception et l’accomplissement parfait — qui ne peut
échouer — de Ses desseins sur chacun.
La fiducialité que j’actualise envers Dieu en un acte et une vie
de foi théologale ne peut pas être « orientée » vers un être indivis
en lui-même, comme l’est une personne humaine, comme si
Dieu était une autre « personne » à côté d’une personne humaine
qui me fait face, mais infiniment au-dessus d’elle, comme un
« Grand Roi » que je verrais parmi ses sujets. — je parle toujours
sur le plan d’une ontologie philosophique et non sur le plan
empirique et psychologique.
Pour être authentique, l’orientation fiduciale de notre
conscience vers l’Infini, doit « remonter », du cœur de sa
présence réflexive à elle-même, vers l’Être qui est la source de
notre être interpersonnel en relationnalité fiduciale, en tant que
celle-ci est « image de son essence divine ». En effet je ne
rencontre pas Dieu en statut d’« altérité objective », comme c’est
le cas pour un autre être humain.
Croire en Dieu sur le modèle relationnel de croire en « un »
être, comme « un » être humain, serait donc de l’anthropomorphisme. En effet, je pense alors à Dieu comme s’il était une
personne dans le cadre d’une structure interpersonnelle humaine.
Je ne vois pas qu’en ce cas je méconnais sa transcendance, ou
que je suis en contradiction avec moi-même, car pour affirmer sa
transcendance, je le mets alors au-dessus de la structure
interpersonnelle humaine, après l’avoir conçu en son niveau.
La transcendance de Dieu requiert que je ne me le représente
pas en «personne objective » par rapport à moi. S’il est vrai que
ma foi en Dieu est aussi « naturelle » que ma foi en autrui, elle
ne « s’oriente » toutefois pas vers Dieu de la même façon que
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
319
vers autrui. Sinon, je vivrais ma foi en une déformation
objectiviste de sa nature ontologique.
Croire au Dieu qui nous fait être pour et par des relations de
confiance entre nous, c’est croire en un Dieu qui est en lui-même
la perfection absolue de telles relations de confiance, parce qu’il
n’est pas « seul » en lui-même, mais Plusieurs en une parfaite
unité d’amour et de foi. Il ne peut donc être « un seul en luimême » objectivement devant moi, ni recevoir en mes
représentations un tel statut d’objectivité, qui en ferait un être
solitaire, sans que je ne doive corriger aussitôt un tel statut.
LE CHANOINE.
– Avec vos déductions à petits pas, ou vos percées en
profondeur avec replis stratégiques pour occuper le terrain de la
discussion, vous êtes en train d’annexer à la philosophie tout le
message religieux de la théologie. C’est bien envahissant !…
Plusieurs rires sympathiques dans l’assistance…
Vous voyez !… Est-ce que vous voulez aussi déduire
maintenant l’incarnation de Dieu dans l’enfant de Bethléem ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Il semble que c’est une invasion sympathique… Soyez sans
crainte pour l’enfant de Bethléem. L’ogre philosophique, que
vous redoutez, se laisse attendrir par le charme d’un bébé si bien
pourvu de grâce et de divinité…
Que fait donc le philosophe devant l’incarnation ? Le Dieu qui
se « révèle » à moi, en mon être, en mon être avec autrui, au
fondement de « notre » commune existence historique peut-il se
révéler aussi dans l’histoire des hommes comme Celui qui
s’engage, à Plusieurs toujours, pour notre avenir commun audelà de l’histoire ?
La réflexion philosophique ne peut l’exclure. En raison de
notre imperfection morale persistante et de notre capacité de
faire le mal jusqu’à notre mort, elle peut même désirer une
intervention particulière de Dieu. Mais elle ne peut pas en
prévoir l’accomplissement. Elle peut concevoir que Dieu en
prenne l’initiative envers une humanité pré-disposée en tant que
créature à l’accueillir comme tel, en raison de l’obligation
morale de nous accomplir en de parfaite relation de foi et
d’amour avec autrui. Si, maintenant, Dieu en prend l’initiative,
ce sera donc, logiquement et conformément à son être divin, en
la forme d’une communication d’être « sui generis » en notre
histoire, là où la fiducialité des hommes aura suffisamment
progressé en sa pré-disposition naturelle.
320
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Le Chrétien reconnaît que tout cela est advenu par
l’incarnation du Verbe du Père, l’Autre de l’Un, en un homme en
Israël : Jésus le Nazoréen. La réalité d’une telle « révélation »
transcendante dont Dieu a l’absolue initiative et qui donc ne peut
en rien être prévue ou même pressentie explicitement par les
hommes est cependant rendue possible par le développement
naturel de la fiducialité humaine, créée et voulue comme telle par
Dieu. L’homme qui en toute lucidité veut alors donner sa foi, en
une forme renouvelée, au Dieu qui vient ainsi lui manifester son
engagement pour son futur absolu, en vue de l’accomplissement
parfait de son être relationnel, se doit aussi de prendre
conscience des conditions de possibilité d’une telle foi.
Nous en avons déjà longuement discuté. Il n’est pas
nécessaire, me semble-t-il, de reprendre le sujet.
LE MODERATEUR.
– N’oubliez pas de répondre à la question de notre avocate…
L’INTERPERSONNALITE DE L’ETRE ET LA FIDUCIALITE
MODIFIENT-ELLES NOTRE CONCEPTION DU DROIT
ET DE LA JUSTICE ?
L’AVOCATE.
– Oui, Merci… Est-ce que la reconnaissance d’une dimension
fiduciale de l’existence humaine, impliquant une idée de Dieu en
plusieurs sujets, peut influencer notre conception du droit et celle
de son rapport à la loi morale ?
L’AUTRE PHILOSOPHE
Sans doute, mais...
LE MODERATEUR, l’interrompant et se tournant vers l’avocate.
– Excusez-moi, Maître, mais je voudrais joindre mes questions
à la vôtre…
La loi morale est-elle d’origine divine ? Ou au contraire, une
morale et un droit sont-ils possibles sans Dieu ? Cette question
peut se comprendre sur le plan de la pratique humaine, d’une
part, et, d’autre part, sur le plan de l’être… J’ai bien ma petite
idée sur le sujet, mais comme modérateur, ma fonction est de
faire parler les autres. Alors, qu’en pensent les philosophes ?
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Les croyants voient dans la loi morale un commandement de
Dieu. Pour les Juifs et les Chrétiens, la révélation de cette loi
aurait été faite pour partie et progressivement aux premiers
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
321
humains, tirés du néant, puis à Noé et aux rescapés du déluge,
puis à Moïse et aux Hébreux au Sinaï, après la délivrance
d’Égypte. On a l’impression qu’à chaque « sauvetage », ou
étapes de l’évolution, la loi morale se perfectionne… Je fais cette
remarque en passant… Y a-t-il là une interprétation à trouver ?
Comme Dieu ne nous parle pas autrement que dans l’acte où il
nous crée  on l’a assez dit ces jours-ci  j’en conclus avec
l’Antigone de Sophocle que la loi morale est innée en nous et
qu’elle est gravée dans nos cœurs. C’est donc une opinion
largement répandue que la loi morale vient de Dieu.
Pourtant, on ne peut pas dire que les incroyants et les athées
vivent sans loi morale. Peut-on se contenter de dire que Dieu l’a
bien inscrite en leur conscience, mais qu’ils ne se rendent pas
compte qu’elle y a été inscrite ? C’est comme s’ils lisaient un
texte sans en connaître l’auteur. La loi morale n’existerait pas
sans Dieu, mais sa pratique par des hommes serait possible sans
la connaissance de Dieu.
Dieu est le législateur souverain et a donc établi les lois
générales qui devaient régir nos relations sociales. Le droit en
précise en quelque sorte les décrets d’application. C’est pour cela
qu’un droit « juste » ne peut contredire la loi morale. On peut
donc dire que le droit vient de Dieu par l’intermédiaire de la loi
morale, ou qu’il vient de la loi morale, ou qu’il est la loi morale
elle-même, sans que l’on fasse référence à Dieu. Le droit reste le
même, c’est l’attitude du croyant ou de l’athée envers le droit qui
change.
L’AVOCATE.
– Je vous entends. Vous venez de répondre principalement aux
questions de notre modérateur. Pour ma part, je me demande en
quoi une conception nouvelle de la nature des relations humaines
pourrait modifier aussi notre conception du droit et de la morale.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Je laisserai mon collègue répondre à votre question…
Permettez-moi seulement de la « situer » dans un débat
philosophique. Hegel nous a fait comprendre que l’ordre du droit
dans son essence représentait la forme concrète de l’agir libre de
l’homme. Sous cet angle, il y a accord entre le droit et la morale.
Toutefois le droit positif, parce qu’il n’est qu’une œuvre
humaine, peut dans certains cas trahir plus ou moins gravement
son idéal de justice. Mais cette possibilité pour le droit de faillir
en imposant des « lois injustes » doit être mise entre parenthèses,
comme le dit Husserl, si nous voulons saisir l’essence du droit à
partir d’une réflexion sur l’être et en parallèle avec l’idée de
322
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Dieu qui en est déduite. S’interroger sur le droit, c’est alors
s’interroger sur le statut des droits de la personne humaine.
Les droits de la personne sont déjà en eux-mêmes des relations
: relations à des choses et à des actions d’autrui en tant qu’elles
sont dues au sujet de droit ; lequel peut donc les revendiquer
comme un bien lui appartenant. Il en découle un devoir pour
chacun de respecter les droits d’autrui.
Face à la définition classique, vous vous posez la question
suivante : « Est-ce que l’idée des droits de la personne peut être
éclairée d’un jour nouveau, si l’on prend en compte la
relationnalité essentielle de la personne, et pas seulement les
situations factuelles de relations entre des individus ? » Êtesvous d’accord, Maître, avec cette formulation ?
L’AVOCATE.
– Oui, c’est le sens de ma question.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Pour répondre à cette question, je me placerai donc, comme
le préconise mon collègue, dans l’hypothèse d’un droit positif en
harmonie avec les exigences éthiques dont il exprime les
modalités concrètes.
Et d’abord, une petite précision sur le statut de la loi morale
comme réalité innée en notre conscience.
Il faut ici tenir compte d’une forme de distinction courante en
philosophie : celle entre l’aspect d’exercice d’une activité et son
ou ses contenus. Par exemple : le mot « parole ». Ce terme peut
signifier, d’une part, l’acte ou l’exercice de parler et, d’autre part,
les paroles qui sont le contenu ou la spécification de cet acte.
Quand nous parlons de « loi morale » ou « d’obligation
morale », il faut bien distinguer « l’acte d’obliger ou de
s’obliger » et « ce à quoi on est obligé, ou ce à quoi on
s’oblige ».
Lorsque mon collègue parlait d’un progrès de la loi morale, il
envisageait la loi morale dans ses contenus successifs. Sur ce
plan sa remarque d’un progrès de la loi morale dans la Bible à
chaque nouvelle « libération » ou « élévation en dignité » mérite
d’être retenue, sur le plan de la prise de conscience. Mais, dès le
départ, il y a obligation en tant qu’acte ou impératif moral, même
si le contenu est perçu de façon rudimentaire.
C’est donc à propos de l’impératif éthique et de sa spécification que se pose le double problème de son statut ontologique.
Certes, ce n’est pas à un homme créé de pied en cap que Dieu
impose la loi morale, instituant après son acte créateur l’impératif moral. L’idée d’une loi morale innée, gravée au cœur de
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
323
l’homme implique une simultanéité entre la création de l’homme
et son statut éthique.
Mais cette simultanéité de la « gravure en nos cœurs » de la loi
avec l’acte créateur est-elle suffisante pour respecter le principe
que toute parole de Dieu est une réalité et que, lorsqu’il s’agit de
l’homme, la parole de Dieu est alors une personne humaine ? À
mon sens, ce n’est pas suffisant.
LE CHANOINE.
– Et pourquoi ? L’innéisme rejoint l’idée classique d’une
morale et d’un droit naturels, c’est-à-dire attaché et découlant de
la nature humaine.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Sans doute, mais tout dépend alors de la manière dont vous
considérez le nature humaine. Si vous la considérez toujours de
manière « individualiste » et relative à d’autres en raison de sa
déficience native, alors l’obligation morale de respect et d’amour
d’autrui lui est imposée de l’extérieur, ou par Dieu ou par la
société elle-même, pour la faire renoncer à son égoïsme foncier.
La « parole » de Dieu instituant l’obligation morale et ses
spécifications doit donc coïncider totalement avec l’être créé de
l’homme, rien qu’avec son être, mais avec tout son être, lequel
est précisément la « parole de Dieu » une et non morcelée.
LE CHANOINE.
– Comment cela ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– En ceci que l’homme est créé conscient et libre, c’est-à-dire
qu’il s’accomplit consciemment par lui-même selon les
nécessités constitutives de son être. Or l’homme est un être en
devenir. Donc les nécessités constitutives de son être s’imposent
à ses actions par lesquelles il s’accomplit. C’est cela l’impératif
moral. L’homme est donc en obligation de devenir par lui-même
ce qu’il est, en obligation de se faire, en obligation de s’accomplir. En outre les nécessités de son être, qui sont en analogie les
mêmes que les nécessités de l’être de Dieu, sont les
spécifications de son obligation en liberté.
Or, nous l’avons vu, être c’est faire être. Les nécessités de
l’être sont d’ordre relationnel et fiducial entre les personnes.
Prendre conscience de cette relationnalité et y conformer
progressivement nos actions, c’est découvrir ce qu’est la loi
morale et agir moralement.
Dieu, comme conscience et liberté parfaites, est son être relationnel en nécessité absolue. L’homme, comme être fini en
324
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
devenir, n’est son être qu’en obligation, et non en nécessité
absolue.
Si l’obligation morale n’est pas la nécessité absolue de la
liberté divine, elle est cependant la forme la plus éminente de la
liberté humaine. Mais comme la liberté humaine n’est qu’une
liberté en obligation, elle se réalise dans le cadre de choix
multiples et hiérarchisés, conformément à ses nécessités
relationnelles constitutives.
Dans l’éventail de ses choix, l’homme dépend du monde
extérieur. Par les obligations qui découlent de son être, et
forment la loi morale, il ne dépend que de lui-même. Cette nondépendance envers le monde est le signe extérieur de sa liberté
intérieure ontologique. Orienter ses choix selon ses exigences
morales, et les réaliser, est donc la forme concrète de la liberté
humaine.
L’AVOCATE.
– Il n’y a donc pas de révélation de lois morales au cours de
l’histoire, ni d’inscription de commandements divins en la
conscience au moment de sa création. Cela nous éloigne
beaucoup de l’affirmation d’un droit « révélé », comme on le
prétend dans l’islam.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Non, aucune révélation individuelle ou communautaire
d’une morale ou d’un droit n’est possible de la part de Dieu. De
telles révélations ne sont que prétentions ahurissantes de la part
de certains hommes. En effet, l’impératif moral et ses
spécifications principales sont bien plus profonds en l’homme
que ne pourraient le laisser supposer les images d’un message
dicté par Dieu au cours de l’histoire à tel ou tel personnage, ou
d’un commandement imprimé en la conscience de l’homme au
moment de sa création. Car dans les deux cas, on pourrait
supposer que l’impératif moral aurait pu ne pas exister et que les
lois morales auraient pu être différentes, si Dieu l’avait décidé
autrement.
Or Dieu ne peut créer une humanité sans qu’en sa liberté créée
elle ne soit et ne se comprenne en obligation de se réaliser ellemême par ses actions. L’obligation morale en l’homme est
l’image de la nécessité libre par laquelle Dieu est Dieu. En outre,
Dieu ne peut choisir  sinon la liberté de Dieu ne serait plus
parfaite  une autre loi morale que celle de la conformité de nos
actions aux nécessités constitutives de notre être, lesquelles sont
aussi en image de ce que Dieu est en lui-même. Toutes les lois
morales découlent de la relationnalité constitutive de notre être,
en analogie de l’interpersonnalité de Dieu en lui-même.
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
325
Au cours de l’histoire les hommes en prennent progressivement conscience, avec plus ou moins vérité, et ils la
particularisent en des dispositions juridiques avec plus ou moins
de « justesse ». Ils ont aussi à en assumer l’entière responsabilité
et ne pas rendre Dieu responsable de leurs errements en ce
domaine, en les déclarant « révélées »…
L’AVOCATE.
– Les hommes sont donc entièrement responsables des
législations juridiques qu’ils se donnent et ne doivent pas en
référer à une autorité divine. N’êtes-vous pas alors partisan de ce
qu’on appelle le « positivisme juridique » ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Pourquoi pas ? Il faut nuancer… Pourvu que ce positivisme
juridique ne prenne pas comme absolus, le temps d’une élection
populaire,… les choix proposés à nos actions… Il lui suffirait de
respecter vraiment la dignité de l’homme dans ses relations à
autrui, pour que le droit soit en accord avec l’unique volonté
divine de faire l’humanité à son image.
L’AVOCATE.
– Alors une conception relationnelle de l’homme doit avoir
quelque répercussion, au moins théoriquement, sur la manière de
comprendre le droit ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Assurément. Comme l’homme est essentiellement relationnel selon la perfection de son être, et non en raison d’une
déficience ontologique et d’un besoin de complémentarité, il faut
poser que « s’obliger à être et à devenir soi-même comme
homme, c’est s’obliger envers autrui, en fidélité à soi ». Le
devoir de faire exister l’autre comme « autre » — c’est-à-dire
totalement distinct de moi, y compris comme être relationnel, et
donc comme ouvert à l’universalité du Tiers — ou le devoir de
charité, autrement dit la loi morale d’amour, fonde en autrui
l’espérance d’être le terme de cet amour auquel chacun s’oblige
en liberté.
À toute obligation de liberté en moi, et fondée sur elle,
correspond en autrui l’attente, en fidélité à lui-même, que
j’accomplisse mon devoir envers lui. Cette attente est la forme
juridique de la fiducialité éthique. Et chez autrui toute espérance,
en obligation de liberté aussi, suppose et postule, parce qu’elle
doit être fondée — sinon l’obligation d’espérance serait
absurde — et qu’elle ne peut être fondée sur elle-même, l’obligation en moi d’exister pour lui, c’est-à-dire le devoir d’amour et
de charité.
326
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Cette relation : « obligation en l’un entraînant espérance en
l’autre », est réciproque. L’obligation éthique en moi est
fondatrice d’une « espérance » chez autrui ; l’obligation éthique
chez autrui fonde mon espérance. La réciprocité entre les
personnes du vouloir que l’autre soit, entraîne l’obligation de la
foi en l’amour de l’autre, amour qui trouve en cette foi et
espérance son propre accomplissement.
Or cette relation propre à l’éthique s’actualise en s’incarnant,
c’est-à-dire en s’accomplissant dans l’ordre du droit. La
structure interpersonnelle de l’ordre moral pénètre et dispose tout
l’ordre juridique. Autrement dit l’ordre juridique reçoit sa
structure de la structure morale interpersonnelle. L’obligation et
le devoir de liberté s’incarne donc dans le devoir juridique, où
mon devoir envers autrui est réciproque du devoir d’autrui
envers moi.
L’espérance assurée que je place en la liberté d’autrui et en
l’accomplissement de son devoir s’incarne aussi dans l’ordre
juridique. Elle prend la forme d’un droit envers lui, forme
incarnée de l’obligation d’espérance en son devoir. Comme
dans l’ordre moral, il y a obligation à l’espérance du devoir
d’autrui, sans quoi nous pourrions nous opposer moralement à ce
qu’autrui accomplisse son devoir — ce qui serait
contradictoire —, il y a par conséquent dans l’ordre juridique
obligation juridique aux droits que nous valent les devoirs
qu’autrui s’impose en liberté.
Dans l’ordre du Droit qui est l’ordre incarné du Devoir (sens
hégélien), le droit (de la personne) est l’attente obligative  je
ne puis donc pas à proprement parler m’y soustraire  envers le
devoir d’autrui à mon égard.
Selon l’unité de ces deux sens nous dirons que les droits
d’autrui envers moi sont les formes juridiques de son espérance
en liberté de me voir accomplir mes devoirs envers lui selon ces
dispositions juridiques.
Dans l’ordre juridique, je suis tenu d’attendre qu’autrui
accomplisse ses devoirs envers moi. Donc chaque « droit » en
moi est corrélatif d’un devoir qu’autrui se donne envers moi et
réciproquement. À tout devoir qui s’impose à moi, comme être
relationnel, parce que comme sujet libre je m’y oblige
nécessairement, correspond un droit en autrui fondé sur le devoir
que j’ai envers lui.
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Vous renversez une nouvelle fois la position classique. Au
lieu de dire : « le droit d’autrui entraîne chez moi un devoir »,
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
327
vous dites : « mon devoir envers autrui entraîne chez lui un
droit ».
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Exactement ! Les droits de la personne sont donc fondés sur
les devoirs des autres personnes libres envers elle. Nos droits
sont fondés sur la liberté d’autrui envers nous et non l’inverse,
car si un devoir en une personne était fondé, comme la pensée
classique l’admet trop souvent, sur le droit d’une autre envers
elle, le fondement du devoir et de l’obligation morale ne serait
plus en l’être même de la personne, mais extérieur à elle.
Si les devoirs juridiques procédaient des droits que d’autres
revendiquent et imposent, l’obligation morale ne serait plus
fondée dans les nécessités de la liberté et l’ordre du droit ne
serait plus l’ordre d’incarnation de la liberté et de la moralité, et
le droit ne serait plus qu’un rapport de force « légalisé ».
Et il ne serait pas suffisant de dire que l’obligation comme
telle est fondée sur la liberté, mais qu’elle reçoit dans certains
cas sa spécification des droits d’autrui, car alors le droit d’autrui
n’aurait pas de valeur obligative pour moi, comme on le pense
habituellement. De plus, une telle façon de parler dissocie de
manière arbitraire l’exercice de l’obligation, de sa spécification,
en les faisant reposer sur des sujets libres différents, ce qui est
impossible, sans réduire à néant l’acte de liberté lui-même. Des
« droits » attachés à la liberté d’un autre ne peuvent pas plus
spécifier l’obligation morale en mon être que des définitions
dogmatiques de foi ne peuvent déterminer mon acte de foi en
Dieu. Toute législation humaine qui reposerait sur de tels
présupposés porte, implicitement ou inconsciemment, atteinte à
la dignité humaine.
Aux devoirs fondamentaux que j’ai envers autrui correspondent autant de droits fondamentaux d’autrui, droits fondés en
ces devoirs et réciproquement, aux devoirs fondamentaux en
lesquels autrui s’engage librement envers moi, correspondent,
parce que fondés en eux, autant de droits fondamentaux en moi.
En tant que libre, c’est-à-dire en tant que sujet qui s’oblige à
ses propres nécessités, je m’oblige à ces « droits » fondés sur les
devoirs d’autrui, je suis aussi par là « en devoir » du devoir
d’autrui envers moi. Aussi dans la manière dont je « reçois mon
droit », je dois faire en sorte de manifester qu’autrui agit librement par devoir envers moi et donc est responsable.
On ne peut donc que souhaiter qu’un esprit de reconnaissance
et de gratitude se substitue à une mentalité de revendication,
parce que le sens de nos devoirs primera sur nos égoïsmes. Cela
deviendra possible dans la mesure où on comprendra qu’on n’est
328
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
vraiment soi-même que dans la mesure où on veut effectivement
que les autres soient et soient eux-mêmes le mieux possible.
L’esprit véritable du droit général n’est autre que la
« fiducialité sociale ». La fiducialité conjugale est l’esprit du
droit matrimonial. Mais le « droit » existant fait pour les
situations de violation de la loi morale se place dans l’optique
individualiste.
Pour terminer, je dirai que, pour qu’une telle évolution soit
possible, il faut aussi que notre idée de Dieu puisse évoluer et
que nous puissions voir en elle l’idéal absolu et parfait de
relations interpersonnelles…
LE CHANOINE intervient sans attendre
–Vous venez de dire qu’une évolution humaine vers un droit
plus juste, vers plus de fraternité et d’harmonie entre les hommes
suppose, ou du moins requiert parallèlement une adhésion au
mystère trinitaire comme modèle de relations interpersonnelles.
J’ai bien suivi votre raisonnement. Il est assez cohérent, mais vos
conclusions me surprennent et il ne vous sera pas facile de les
faire admettre. Vous vous heurtez à une réalité qui vous dépasse,
cher Monsieur !
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– À une réalité qui est un « état de fait » observable ? C’est
possible, c’est même plus que probable…
LE CHANOINE.
– Les philosophes rationalistes ne vous suivront pas. L’Église,
quant à elle, se méfie encore beaucoup des philosophes qui
veulent expliquer les mystères de la foi. En outre, comment
allez-vous convaincre de votre vérité philosophique les juifs et
les musulmans, puisqu’ils considèrent que le mystère trinitaire,
est déjà à leurs yeux un blasphème du Dieu Un ? Est-ce que vous
mesurez l’utopie d’une telle entreprise ? Voilà pour mon
diagnostic.
L’AVOCATE.
– Maintenant enfin, je puis vous remercier de votre réponse.
L’intervention brusque de Monsieur le chanoine m’était passée
devant... Votre réponse me rappelle certaines thèses d’Auguste
Comte..., qui était pourtant un philosophe positiviste et plutôt
matérialiste..., mais il avait, disons..., du « sens social ».
LE CHANOINE.
– Veuillez m’excuser, Madame...
L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE
329
L’AVOCATE.
– Vous êtes tout excusé, Monsieur le Chanoine. Je comprends
que vous êtes plus engagé que moi dans ce débat, qui vous
concerne de façon beaucoup plus vitale...
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Vous avez raison, Maître, de faire ce rapprochement avec
Auguste Comte. Par idéalisme, il ne voulait parler que de
« devoirs » et non de « droits ». Il eut des intuitions, pour
lesquelles il faut lui rendre justice. Mais la primauté du
« devoir », enraciné dans la liberté du sujet, sur un « droit », qui
contraindrait de l’extérieur, ne peut être fondée valablement sur
les conditions matérielles de l’existence humaine ; en revanche
elle peut l’être sur sa relationnalité spirituelle interpersonnelle.
Une ontologie relationnelle peut en effet inspirer toute une
philosophie du droit. Il y aurait là un immense travail à faire.
Nous pourrions en reparler entre nous... Je reste à votre
disposition !
LE MODERATEUR.
– Comme vous mettez un point final à votre réponse, j’en
profite pour lever la séance… À demain pour notre dernière
rencontre.
HUITIEME RENCONTRE
LES PERSONNES HUMAINES
ET LES PERSONNES EN DIEU
LE MODERATEUR.
– Nous voici réunis pour la dernière fois sur ce paquebot.
Dans la soirée, nous accosterons à Haïfa. Profitons de cette
matinée pour reprendre nos questions sur la fiducialité.
COMMENT DISTINGUER ENTRE LES VERITES DE LA RAISON
PHILOSOPHIQUE ET CELLES DE LA RAISON CROYANTE
LE CHANOINE.
– Permettez-moi, Monsieur Debruquel de revenir à la charge
sur vos idées de base… Hier, en fin de rencontre, je vous demandais si vous ne vouliez pas aussi déduire le mystère de
l’incarnation, après avoir déduit celui de la Trinité…
De façon plus générale, je souhaiterais savoir comment vous
parvenez encore à distinguer votre philosophie de la théologie.
Car je vous comprends toujours mal…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
J’entends bien votre question, Monsieur le Chanoine… Je
reviens d’abord sur les préambules implicites de votre question.
Je vous parais mélanger la philosophie avec la théologie, car
vous n’apercevez pas dans mes propos où se situe ma ligne de
démarcation entre les deux. Sans doute ne plaçons-nous pas cette
ligne de démarcation au même endroit. Peut-être ne suis-je pas
assez clair ! Car je passe trop facilement de l’une à l’autre. Je
vais m’efforcer d’être plus précis...
Vous pensez sans doute que le philosophe devrait seulement
parler de l’unité de Dieu et pas de sa trinité. Vous placez votre
démarcation entre des vérités « matériellement » différentes. Je
332
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
la place en des vérités « formellement » distinctes mais touchant
les mêmes réalités : Trinité ontologique et créatrice pour le
philosophe, et Trinité révélée comme salvatrice et engagée dans
son œuvre de salut, pour le croyant et le théologien.
LE CHANOINE.
– Cette distinction ne porte que sur un seul point : la Trinité.
Elle n’est pas vraiment méthodologique.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je le reconnais. Alors sur le plan méthodologique, je distinguerais, d’une part, la philosophie de la religion en général et
celle du christianisme en particulier et, d’autre part, la théologie
confessionnelle en général et celle propre au catholicisme en
particulier.
Elles sont proches, puisqu’on peut même dire que leurs
« objets matériels » se confondent pour partie. Il y a intersection
entre eux, diraient les logiciens. Elles sont distinctes parce que
leurs « objets formels » sont distincts.
Je ne voudrais pas rester trop abstrait..., bien que le sujet le
soit, ni m’embarquer dans une analyse méticuleuse des méthodes
respectives de la philosophie de la religion chrétienne et de la
théologie catholique. Disons pour être concret... Lorsque vous
parlez de la Sainte Trinité et que moi je parle d’une trinité de
personnes en Dieu ou d’une structure interpersonnelle ternaire en
la nature divine, nous parlons sans doute l’un et l’autre de la
même réalité transcendante : Dieu,... Même « objet matériel » au
moins partiellement.
LE CHANOINE.
– Donc vous prouvez que Dieu est Trinité, vous venez de le
dire...Donc, aux yeux de l’orthodoxie catholique, il y a hérésie !
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Non. J’affirme que non ! Nous ne donnons pas, en effet, la
même signification « formelle » au terme « trinité ». Comprenez
donc ! Moi-même, comme croyant chrétien quand je prie Dieu
Trinité sainte révélée en Jésus le Christ, je m’adresse au Père de
notre Seigneur, au Christ fils de Dieu et à l’Esprit qui procède de
l’un et de l’autre et nous est promis par eux. Il en est de même
pour vous, n’est-ce pas ? En d’autres termes, il s’agit de la
Trinité révélée par l’incarnation du Verbe en Jésus : Père, Fils et
Saint-Esprit. Trinité indissociable de l’Incarnation, comme le
Dieu des premiers versets de la Genèse est indissociablement
Créateur, et ensuite Dieu d’Abraham, Dieu libérateur d’Israël.
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
333
Or l’incarnation du Verbe en Jésus, comme Jean en parle dans
le prologue de son évangile, c’est un événement en notre
histoire. Un fait inouï proposé à notre foi. Comment voulez-vous
que le philosophe « déduise » et prouve un « fait » ? Le
théologien que vous êtes et tous les autres aussi et moi comme
croyant, nous mettons ce fait à la base de la théologie. Il en est le
présupposé fondamental. Vous ne le « prouvez » pas non plus.
Le « croyant » ne le « prouve » pas non plus. A partir du
témoignage des apôtres, il le reconnaît comme réel, comme
« étant advenu », et c’est ce témoignage qui est transmis dans la
tradition de l’Église, envers laquelle nous nourrissons une
« fiducialité sociale » très profonde, mais pas une « fiducialité
théologale ». Je pense que nous sommes d’accord !
LE CHANOINE.
– Nous sommes d’accord. Si donc vous parlez de la Sainte
Trinité avec la tradition de l’Église, vous ne pouvez pas en parler
en tant que philosophe, ni d’une manière, ni d’une autre.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je vois que nous ne sommes pas encore d’accord ! En tant
que philosophe de la religion, c’est-à-dire de la dimension
religieuse de l’être humain et même plus largement en tant que
métaphysicien, sur le plan de l’être en tant que tel, je peux parler
d’une trinité de personnes en Dieu, car je n’emploie pas le même
concept que le vôtre. Mon concept de philosophe de la religion
chrétienne n’est pas non plus celui du croyant que je suis et qui
prie Dieu par Jésus-Christ. Je peux aussi prier en tant que
philosophe, mais ce n’est qu’un aspect de ma prière de croyant.
Mais revenons à une analyse intellectuelle stricte et rigoureuse.
Mon concept philosophique de structure ternaire en Dieu est
« formellement » distinct de celui propre à la révélation évangélique, car comme philosophe je ne puis « déduire » le fait de
l’existence de Jésus en terre d’Israël en lequel Dieu se donne à
connaître comme Trois Vivants en une seule Communion de vie,
d’être et d’existence pour notre salut universel.
Je reprends mon exemple favori. Comme philosophe je puis
m’interroger sur l’essence de l’amour humain et répondre à cette
question. Mais jamais je ne pourrai à partir d’une conception
philosophique de l’amour humain déduire et parler du « fait » et
de « l’histoire vivante » en laquelle mon épouse me dit qu’elle
m’aime et je lui dis que je l’aime. Il y a là une « révélation »,
humaine seulement, mais authentique, d’une personne pour une
autre. Cette réalité événementielle, bien que permanente, ne peut
se déduire ni se prouver réflexivement ou philosophiquement.
334
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Mais sans une conception philosophique de l’amour humain, au
moins intuitive et empirique et bien que déficiente, cette
« histoire d’amour » aurait une moindre signification et une
moindre intelligibilité.
Mieux vaut qu’elle ait une bonne intelligibilité à partir d’une
bonne conception philosophique de l’amour humain. Cette
conception s’élabore en même temps que la réalité de l’amour
humain se vit, et elle se vit en même temps qu’elle reçoit son
sens de la réflexion. Ainsi en va-t-il des rapports entre
philosophie de la religion et révélation évangélique.
Aussi l’affirmation dans la communion ecclésiale que la
Trinité divine : Père, Fils et Esprit-Saint se révèle en Jésus estelle l’affirmation d’un « mystère de foi » quant à son existence et
quant à son essence. Je suis bien d’accord avec cela. Et cette
affirmation est une affirmation pour le croyant que je suis. C’est
bien évident. Mais ce n’est pas une affirmation philosophique.
On le comprend aisément...
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– Bien sûr ! Si la Trinité de Jésus-Christ était une affirmation
de nature philosophique, comme celle de l’existence de Dieu,
elle ne serait plus « un mystère de foi » et elle ne relèverait plus
de l’orthodoxie catholique. Mais justement, elle n’est pas de
nature philosophique, mais un mystère de foi.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je suis de votre avis aussi. C’est pourquoi mon concept
philosophique d’une trinité de personnes en Dieu ne dit
« formellement » rien de sa révélation en Jésus. Ce concept est
intelligible en lui-même et est construit rationnellement sans
utiliser les témoignages évangéliques.
Mais le « fait » que je l’ai construit « en étant informé » des
témoignages évangéliques et de leurs explicitations dogmatiques,
est entièrement en dépendance du « fait » de la révélation évangélique, du « fait » de sa transmission dans l’Église et du « fait »
que je suis croyant chrétien. Cela est vrai aussi. En effet, les
conditions factuelles de la construction d’un concept ne sont pas
à confondre avec son élaboration selon une méthode de
connaissance dont les règles ne dépendent pas des « faits », mais
sont universelles et s’appliquent comme telles aux « faits », les
rendant ainsi intelligibles.
Ce concept de structure interpersonnelle ternaire en Dieu, ou
de trinité de personnes, une fois élaboré rationnellement, et donc
intelligible en raison de cette construction rationnelle, permet
de mieux saisir l’intelligibilité de l’événement en lequel la
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
335
réalité divine, visée par ce concept, se révèle dans son projet
et son engagement pour les hommes de toute l’humanité. Trinité
chrétienne, oui, mystère de foi ! Donc non déductible par la
réflexion, mais intelligible par elle en raison de son immanence
en la démarche de foi elle-même avec toute l’intelligibilité
qu’elle peut tirer de son être créé.
Sur la base de la reconnaissance de l’existence d’un Dieu
créateur du monde et de l’homme, la raison établit réflexivement, non seulement que Dieu ne peut être « seul » en lui-même,
qu’il est un « être pluriel » de façon indéterminée, donc au moins
« deux » , mais qu’il est « trois », seulement « trois » et nécessairement « trois ».
Cette structure intelligible de Dieu, que l’homme peut
reconnaître dans l’acte de sa révélation transcendante n’est pas
constituée par cette révélation qui la présuppose. Une fois vue
dans son acte révélateur, elle peut ensuite être reconnue comme
en miroir dans son acte créateur et dans son « analogie » qu’est la
structure familiale de l’existence humaine.
LE CHANOINE.
– Vous dissociez donc la Trinité chrétienne de la trinité
philosophique ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Oui, d’une distinction formelle, à laquelle correspond une
nuance dans la démarche de foi. Foi en analogie conjugale
envers Dieu créateur ontologiquement trinitaire, comme dans la
foi juive (même si dans le judaïsme l’interpersonnalité de Dieu
n’est pas reconnue… mais logiquement elle n’est pas exclue), et
foi en analogie filiale envers le Dieu trinitaire révélé sauveur en
Jésus, dans le christianisme, car, par le Père et le Verbe incarné
en fils d’homme, nous sommes « divinisés » en l’Esprit filial du
Père et du Verbe, Éternels tous les trois.
LE CHANOINE.
– Mon objection avait donc un certain fondement, puisqu’elle
vous permet de faire cette distinction essentielle.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Assurément ! Une confrontation franche et argumentée est
toujours fructueuse. En effet, cette affirmation que la Trinité
chrétienne est un « mystère de foi » quant à son essence et quant
à son existence, a une conséquence philosophique dans le
contexte historique de sa formulation. Sa signification est donc
double. Elle est « substantiellement » ou « per se » une définition
de foi. Elle est « per accidens », pour parler le langage thomiste,
une affirmation philosophique par rapport à la philosophie
336
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
grecque et aux courants philosophiques qui aujourd’hui encore
s’en inspirent et qui sont des philosophies obéissant au primat
d’un concept particulier de l’unité, celui de « l’unité indivise ».
Or ce concept est incohérent, par son exclusivisme, face à l’idée
d’une unité relationnelle. L’unité indivise est une forme d’unité
sans distinction interne.
Cette définition dogmatique affirme que ces philosophies de
l’unité indivise sont « radicalement » incapables de donner la
moindre intelligibilité à la révélation trinitaire, et, j’ajoute,
rétrospectivement à la création. En ce sens le « mystère
trinitaire » est inaccessible, même en intelligibilité, à la raison en
sa forme grecque. N’oubliez donc pas d’ajouter cette précision
indispensable : « en sa forme grecque ». Non que cette
conception de la raison et des propriétés transcendantales de
l’être soit une « exclusivité grecque ». Elle est au contraire très
largement répandue dans toutes les cultures, en tant que forme
essentiellement « objectiviste » de la raison. Mais ce sont les
grecs qui lui ont donné sa forme spéculative la plus systématisée
avec Platon et Aristote. C’est donc avec sa forme grecque que
l’on peut discuter, argumenter, contester, se démarquer. Par
rapport à elle on peut aussi adopter une position qui soit sa
contradictoire logique, et par conséquent accéder à une meilleure
vérité…
Je comprends vos réticences dans vos hochements de tête…
Il ne faut donc pas « amalgamer » la pensée philosophique
humaine avec la philosophie grecque, en ce qui touche les
principes les plus fondamentaux de l’être et de la conscience, pas
plus qu’il ne faut amalgamer la philosophie de la religion
envisagée dans toutes ses potentialités avec la théologie
confessionnelle chrétienne qui « de fait » et en raison des
contingences de l’histoire utilise principalement les courants de
philosophie d’inspiration grecque, pour organiser son effort de
« compréhension » de la révélation évangélique.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Mais je suppose que vous n’amalgamez pas vous-même,
d’une part, la théologie catholique, présente et future, envisagée
dans toutes ses capacités de manifester l’intelligibilité de la
révélation évangélique avec, d’autre part, les œuvres
théologiques passées, y compris les définitions conciliaires, dans
une vision purement statique de la pensée religieuse de l’Église.
L’Esprit-Saint n’a pas les mains, ni les idées, liées par la pensée
grecque. La théologie catholique a de belles perspectives de
progrès. Vous ne les lui refusez pas, je suppose...
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
337
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– En principe non. Mais dans les faits, c’est souvent le cas…
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Pas toujours et de moins en moins ! Je pourrais vous citer
quantité de travaux de mes collègues qui témoignent d’une
grande liberté de recherche et d’une grande rigueur méthodologique comme vous le souhaitez.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je le reconnais. Chaque effort doit s’apprécier pour luimême. Je nuance donc mon analyse à la suite de votre remarque.
La théologie confessionnelle catholique n’est pas par essence ou
« per se » liée à la pensée grecque, c’est-à-dire aux présupposés
d’une philosophie qui ne reconnaît qu’une seule forme d’unité
liée à la perfection de l’être : l’unité indivise. Je retire donc mon
affirmation de la prétendre liée « en pratique » à la pensée
grecque. Elle l’est seulement « per accidens », c’est-à-dire en
raison d’une extrapolation, en quelque sorte, de la disposition
psychologique spécifique du croyant chrétien, en tant qu’il
identifie sa foi en Dieu par Jésus-Christ avec sa foi dans la
tradition de témoignages de l’Église ou vice-versa.
LE CHANOINE.
– Mais le croyant chrétien ne peut pas se situer ailleurs que
dans la tradition des témoignages de l’Église. C’est l’évidence
même. Pourquoi transformer cette évidence en argument critique
contre la théologie traditionnelle ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Bien évidemment, il n’est pas possible de témoigner du
Christ en dehors de cette tradition, buissonnante d’ailleurs. Je ne
retourne pas cette vérité en critique. J’ai seulement parlé d’une
confusion psychologique faite par le croyant, qui, elle, peut être
erronée. En effet, l’attachement justifié à la tradition pour
l’Évangile peut aussi induire « per accidens » comme en une
sorte d’épiphénomène ou d’effet secondaire, un attachement,
injustifié cette fois, pour les philosophies qui ont été utilisées
pour comprendre le message évangélique et rendre compte de
son intelligibilité dans les circonstances historiques où il fallait
témoigner en conscience de ce message et dialoguer avec ces
philosophies.
Bref, la confiance critique en la tradition ecclésiale ne
s’identifie pas avec la foi théologale en Dieu Trinité révélé en
Jésus. La foi en Dieu ne peut être réduite à la foi « sociale » en
l’Église. Une communion dans la foi théologale trinitaire, n’est
pas une foi théologale dans cette communion.
338
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Au fond le théologien confessionnel, selon vos termes, ainsi
qu’à mes yeux, est excusable en raison de son zèle apostolique,
mais il n’est pas justifié méthodologiquement, au regard de la
« Raison croyante ».
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Si vous voulez. Mais s’il n’est pas justifié aux yeux de la
conscience fiduciale considérée dans ses nécessités constitutives,
lesquelles s’imposent comme les normes éthiques de nos
conduites de foi, il n’est pas non plus entièrement justifié au
regard du Créateur de cette conscience fiduciale et donc il n’est
pas non plus entièrement justifié devant l’Esprit de Dieu.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Au fond, vous souhaitez comme moi que les théologiens
soient dynamiquement plus dociles pour le futur aux inspirations
de l’Esprit. En tout cas, gardez-vous d’amalgamer la théologie
catholique, dans son essence, avec ses œuvres du passé,
lesquelles ne sont pas non plus à rejeter, puisqu’elles transmettent une intelligence, même insuffisante, de la foi et
témoignent de la réalité de la révélation qu’elles se sont efforcées
de faire comprendre.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Assurément ! Surveillons-nous les uns les autres pour nous
permettre d’éviter de fâcheux amalgames ! Une dernière
remarque sur cette question des « amalgames » ! Il ne faut donc
pas étendre l’orthodoxie dans la foi en la révélation à une
« orthodoxie » de mauvais aloi dans la pensée philosophique. Ce
n’est pas parce que la théologie catholique depuis des siècles
s’est servie de la philosophie grecque, comme d’un instrument,
que celle-ci aurait acquis une valeur de vérité supplémentaire qui
la ferait participer aux certitudes de la foi. Nullement. Pas
d’amalgame là non plus !
Mais il convient de ne pas abandonner, tout au contraire,
l’effort de compréhension entrepris dès l’origine par la théologie
chrétienne, dès et dans la rédaction même des évangiles et des
autres textes chrétiens. Il n’y a pas d’adhésion de foi authentique,
même au plan de la foi sociale en l’Église, sans compréhension
intelligible de Celui ou de Ceux en qui on croit et sans
compréhension du projet d’amour en lequel Il(s) s’engage(nt) en
notre faveur et qu’Il ou qu’Ils — au pluriel —nous révèlent. La
recherche de cette intelligibilité de la révélation évangélique est
la mission de la théologie et de la philosophie de la religion. Si la
théologie confessionnelle est plus liée « psychologiquement et
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
339
institutionnellement » aux philosophies utilisées dans la tradition
de la foi, le philosophe de la religion en revanche dispose d’une
plus grande liberté psychologique pour être fidèle aux seules
exigences rationnelles de cette recherche d’intelligibilité ;
exigences fondées en l’être de la conscience fiduciale.
Enfin pour en terminer avec les présupposés de votre question,
Monsieur le Chanoine, je pense qu’il faut bien distinguer, d’une
part, l’antériorité ontologique d’une condition a priori de
possibilité et d’intelligibilité d’une réalité de notre expérience
humaine et, d’autre part, l’antériorité de la réalité de cette
expérience par rapport à la recherche de son intelligibilité. La
recherche des conditions a priori, que ce soit celle du théologien
ou celle du philosophe de la religion chrétienne, dans son rôle
herméneutique — rôle distinct de son rôle méthodologique 
vient toujours a posteriori par rapport à la réalité qu’il cherche à
comprendre.
C’est parce que je suis vivant que je m’interroge sur ma vie et
les conditions de ma venue à la vie. C’est parce que je suis créé
que je m’interroge sur les conditions a priori en Dieu d’un acte
créateur. C’est parce que le Dieu créateur se révèle comme un
Dieu sauveur, s’investissant selon ses trois personnes : Père, Fils
et Esprit dans un engagement pour l’humanité, que je
m’interroge sur les conditions a priori d’une telle révélation et
sur sa « modélisation » trinitaire. Un ami prêtre, curé d’un très
gros bourg en France et qui aime les formules frappées me
disait : « Toute recherche d’a priori est toujours a posteriori ». Il
avait bien vu.
Si donc pour trouver cette condition d’intelligibilité de
la révélation trinitaire, le philosophe de la religion ne trouve
pas l’instrument nécessaire dans les philosophies existantes,
il n’hésitera pas à chercher une meilleure philosophie, plus
rigoureuse comme philosophie et plus performante dans son
pouvoir d’interprétation herméneutique de la tradition biblique et
évangélique. Il cherchera aussi à mieux fonder en la nature de
son être humain de conscience et de liberté la possibilité même
de « croire », de croire en l’initiative libre prise par d’autres êtres
de conscience et de liberté.
LE CHANOINE.
– Et vous pensez toujours que vous allez réformer le monde !
Je vous le répète : C’est un rêve de jeunesse ! Vous voulez nous
convaincre que si on démontre correctement que Dieu existe, on
établit par le fait même qu’il est une trinité de personnes, et que
cette trinité ontologique est la condition d’intelligibilité de la
révélation trinitaire évangélique, ainsi que de notre salut par
340
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
adoption en quelque sorte en la vie trinitaire. Et pour arriver à
cette fin  une noble fin, je vous l’accorde, mais combien
étrangère aux pensées philosophiques et aux croyances
religieuses traditionnelles  vous vous référez à une expérience
humaine de foi dans la vie familiale, qui est, hélas, déjà bien mal
comprise et vécue en elle-même. Dans de ces conditions  avec
la médiocrité humaine, les croyances religieuses bloquées et tous
les freins philosophiques contre vous  comment pouvez-vous
alors réussir ? Votre situation est pire que celle de Sisyphe…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je mesure tout autant que vous, Monsieur le Chanoine, les
obstacles à un approfondissement de notre intelligence humaine
de la foi. Je ne parle pas ici de la compréhension des doctrines de
foi ou d’une doctrine de foi particulière, comme la doctrine
catholique, mais de l’engagement de « foi » qui actualise, dans le
cadre de ces doctrines, juives, chrétiennes ou musulmanes, la
fiducialité constitutive de notre conscience. Fiducialité
constitutive qui, si elle était plus rationnellement « réfléchie »,
nous permettrait de porter des jugements mieux fondés sur les
doctrines de révélation qui réclament chacune, parfois avec une
violence meurtrière, l’adhésion de foi de leurs croyants.
En effet, Dieu ne peut « se révéler » en méconnaissant, voire
en contredisant les exigences d’une conscience fiduciale dont il
est le créateur. Une « révélation », qui se dit telle, manifeste sa
vérité et son authenticité dans l’exacte mesure de son harmonie
avec les exigences fiduciales. Inversement, si elle s’y oppose, un
jour ou l’autre, son erreur apparaîtra à la mesure même de cette
opposition.
Aussi, je n’ai pas le sentiment de m’attaquer à une réalité qui
me dépasse et je ne rêve pas de révolutionner le monde de la
philosophie et de la théologie. Ce n’est pas moi, en tant
qu’individu particulier, qui peut prétendre changer la face
religieuse du monde. Je ne me sens d’ailleurs aucunement une
âme de réformateur religieux. J’énonce tout simplement des
idées qui expriment l’intelligibilité naturelle de la « foi
fiduciale ». Excusez ce pléonasme…
Mon devoir de philosophe est de les faire connaître et de
permettre à ceux qui les comprendront de croire plus authentiquement. Je ne propose aucune nouvelle doctrine de foi, car je
vois trop lucidement l’impossibilité de la fonder sur une
prétendue nouvelle révélation de Dieu. De plus, mes idées ne
s’identifient pas à ma personne individuelle. Je n’ai pas à les
défendre pour me défendre, c’est plutôt elles qui me défendront
en se défendant elles-mêmes. Je n’ouvre donc pas une voie pour
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
341
des croyances nouvelles, je me contente de voir « une » courbe
de la route en laquelle progressera la conscience croyante de
l’humanité. Celui qui, embarqué, contemple le glissement d’un
grand fleuve, sait que son regard ne fait pas avancer ses flots,
mais il les suit. Où vont-ils ? Vers un Océan qui les recevra ;
c’est assuré. Par quel parcours ? Ses yeux ne le voient pas.
Faisant ainsi allusion à l’image par laquelle Platon décrit
l’ascension dialectique de l’âme vers le Bien absolu, je puis aussi
être assuré que l’humanité croyante, en chacun de ses membres,
est promise à accéder un jour, par-delà le cours de cette histoire
et ses méandres, en un Océan de fiducialité. C’est dans cette
perspective que je voudrais maintenant répondre une nouvelle
fois, de façon plus technique à votre question : « Prouver que
Dieu existe, est prouver qu’il est une trinité de personnes ? »
De quel Dieu parle-t-on, lorsqu’on dit que Dieu existe ?
L’éventail des réponses à cette question est assez large. Depuis la
théologie « négative » qui prétend qu’on ne peut parler de Dieu
qu’en termes « négatifs » : Dieu n’est pas sensible, n’est pas
visible, n’est pas corporel, n’est pas nommable, n’est pas
concevable, n’est pas pensable, et même qu’il n’existe pas, qu’il
n’est pas « être » ni « non-être ». Dieu serait l’inconnaissable
absolu. On comprend sans difficulté l’intention psychologique de
ces théologiens mystiques, mais on peut regretter leur manque de
rigueur logique et leur acharnement à parler de Dieu, comme
s’ils le connaissaient, tout en disant qu’il est l’Inconnaissable.
Quoique très spirituels, ils partent du présupposé empirique que
la connaissance humaine n’est appropriée qu’à l’expérience
sensible des choses. Dieu est donc absolument au-delà. Ce qui
est alors une évidence. Mais affirmer la réalité de l’esprit par
simple négation du sensible n’est pas une démarche intellectuelle
bien féconde, bien qu’elle soit déjà pour un grand nombre de
personnes bien difficile à accomplir.
Différente et plus nuancée est la thèse de l’école thomiste qui
voudrait que l’on puisse dire de Dieu qu’il « existe », mais non
« ce qu’il est ». Toutefois on peut parler de lui en termes positifs
« analogiques », en lui appliquant à un degré éminent et
insurpassable les perfections d’être qui se trouvent en l’homme
et dans le monde, une fois affranchies de leurs limitations. Je
souscris pleinement à cette thèse. Tout le problème est de
« l’appliquer bien » comme disait Descartes en parlant de l’usage
que nous devons faire de notre bon sens. Il s’agit, en effet, de
bien reconnaître où se situe l’aspect de limitation et
d’imperfection, d’une part, et l’aspect de perfection, d’autre part,
des qualités de l’existence humaine. Cela n’est pas facile, ni
possible sans une sérieuse compétence philosophique. En effet,
342
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
limites des perfections et perfections limitées de l’être sont
parfois abusivement permutées l’une avec l’autre.
Ainsi, il y a cette possibilité d’un funeste basculement de sens
entre les termes « fini » et « infini », « parfait » et « imparfait ».
Le terme « fini » signifie tantôt « achevé et parfait » pour ce qui a
atteint son terme fixé et indépassable, et tantôt il signifie « limité
et imparfait », lorsque le terme indépassable n’est pas atteint ou
lorsque le terme atteint empêche un développement ultérieur. Le
terme « infini », lui, signifie tantôt ce qui n’est pas fini, n’est pas
achevé et est donc imparfait, pour ce qui n’a pas atteint son
terme défini ou pour ce qui ne peut l’atteindre parce qu’il est
indéfini. Tantôt, le terme « infini » signifie ce qui est parfait, du
fait qu’il n’y a pas de développement ultérieur possible pouvant
aller au-delà de ce qui est déjà sans limite. Ceci est la bonne
notion d’infini, telle que nous la trouvons chez Anselme de
Canterbury au XIme siècle.
Non seulement les termes « fini » et « infini », « parfait » et
« imparfait » peuvent porter, en guise de masque, la signification
de l’autre terme, mais le terme « infini » lui-même peut porter le
masque de son propre sens opposé, lorsque nous comprenons
l’indéfinitude d’une qualité, par exemple l’idée d’un choix infini,
pour l’infini réel et véritable de ce que cette qualité signifie
comme perfection. Un « choix infini » est le contraire d’une
liberté infiniment parfaite qui transcende tout choix.
PEUT-ON DIRE QUE DIEU EXISTE
SANS RIEN PENSER DE SA NATURE
?
LE CHANOINE.
– Excusez-moi ! mais je ne vois pas où vous voulez en venir et
comment vous répondez à ma question : « Est-ce que votre
preuve de l’existence de Dieu est en elle-même une preuve de
l’existence de la Sainte Trinité ? » Oui ou non ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Excusez-moi aussi ! Ni oui, ni non. Il faut nuancer… Je
pense qu’il n’est pas possible de dire d’un être qu’il existe en
étant complètement ignorant de ce qu’il est ou du moins sans se
donner en hypothèse une certaine idée de sa nature, si l’on
cherche à savoir s’il existe. Mais qu’on ne connaisse pas
complètement ce dont on est assuré de l’existence, cela n’a rien
d’étrange. C’est même la situation normale de l’intelligence
humaine, soucieuse d’améliorer sans cesse l’intelligibilité qu’elle
a du réel dont elle a conscience de l’existence.
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
343
Nous ne pouvons pas affirmer l’existence de Dieu sans avoir
une certaine idée positive de Dieu. Et ce n’est pas le défi, lancé
parfois avec l’arrogance du faux sage, affichant, pour imiter
Socrate, son ignorance alors qu’il ne sait pas où sa véritable
ignorance se situe. N’objecte-t-il pas souvent : « Puisque vous
prétendez savoir ce qu’est Dieu, allez-y, expliquez-le moi, à moi
qui ne le sais pas ! ». Cette arrogance, sous couvert d’humilité,
ne peut tenir lieu de respect pour Dieu, ni contraindre l’intelligence humaine à renoncer à comprendre de mieux en mieux
« ce qu’est Dieu ». Que le faux sage y renonce ! Cela vaut peutêtre mieux ! Mais qu’il n’érige pas son incompétence en sagesse
devant les autres.
Nous affirmons donc l’existence de Dieu en ayant toujours,
une certaine idée de Dieu. Plus ou moins juste, certes ! Même le
faux sage. Et ces idées se logent dans la démarche même de la
reconnaissance de son existence. Que valent ces différentes
idées ? Tout le problème est là. Que pouvons-nous dire en vérité
de « l’essence » divine en affirmant son existence ?
Il y a, en effet, différentes preuves de l’existence de Dieu,
en ce sens qu’il y a plusieurs démarches intellectuelles et/ou
morales qui aboutissent à affirmer l’existence d’une réalité qu’on
appelle à chaque fois « Dieu ».
Cela ne signifie pas que cette réalité transcendante, appelée à
chaque fois « Dieu », soit, dans tous les cas, pensée de la même
façon. Les différentes affirmations de Dieu ne concourent pas
toutes en un même point comme les rayons d’un cercle. Le
penser relèverait d’un syncrétisme trop facile ou d’un concordisme de tolérance à bon marché.
C’est en tant que ces démarches témoignent d’une même
intention chez tous les hommes, d’un même effort pour penser le
« Réel transcendant » qu’elles sont louables et respectables, non
en tant qu’elles aboutiraient toutes au même but : un Dieu pensé
de la même façon et avec les mêmes qualités ou attributs.
L’idée ou plutôt les idées exprimées sous ce même mot
« Dieu » peuvent s’accorder sur certains points, diverger jusqu’à
la contradiction sur certains autres. Mais quel que soit le résultat
final de ces démarches touchant nos idées de Dieu, elles sont
toutes respectables dans leur effort et louables dans leur
intention. Elles ne sont pas toutefois toutes de même valeur dans
leurs aboutissements. Tous les sommets de l’Himalaya ne sont
pas l’Everest, mais tous ceux qui les ont escaladés sont de bons
« himalayistes ».
L’exclamation de Pascal « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de
Jacob, non le Dieu des philosophes » ne va pas assez loin dans la
reconnaissance des différentes conceptions de Dieu, tout en
344
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
jetant le discrédit sur les conceptions philosophiques. Or, les
conceptions religieuses de Dieu sont aussi des conceptions
philosophiques de Dieu, « méthodologiquement » parlant. Elles
peuvent donc être soumises à la critique philosophique afin
d’être corrigées et améliorées.
Le Dieu de Platon, le « Bien en soi », le « Moteur immobile en
acte pur » d’Aristote, « l’Un indicible » de Plotin, la « Cause première » et la « Fin ultime » des auteurs classiques, « l’Être
infini » de Descartes ne disent pas la même chose, bien que leurs
intentions soient orientées vers l’unique réalité transcendante
absolue. Les « idées » biblique, évangélique et coranique de Dieu
ne se superposent pas en une même signification. Les idées
juives et chrétiennes de Dieu diffèrent même radicalement de
l’idée musulmane.
Dans les systèmes philosophiques et dans les doctrines
religieuses, l’idée de Dieu ou plutôt les idées de Dieu dépendent
de tout l’environnement religieux et de tout le contexte
philosophique. On ne pense pas nécessairement d’une façon
univoque et correcte à la fois ce qu’est Dieu, du seul fait qu’on
affirme qu’il existe une réalité transcendant l’homme. Voilà
pourquoi on ne peut répondre par oui ou par non à la question de
savoir s’il existe une preuve philosophique ayant comme objet
une idée religieuse particulière de Dieu, telle celle d’un Dieu
trinité de personnes en lui-même.
Aussi, selon qu’on adopte un contexte philosophique régi par
le primat de l’idée d’unité-unicité, telle qu’elle est formulée par
Parménide, ou au contraire qu’on pose, comme principe
fondamental d’intelligibilité de l’être, l’idée que l’être ne peut
trouver sa perfection dans la solitude ontologique, mais dans
l’unité d’une communication d’être, les idées de Dieu, selon l’un
ou l’autre contexte philosophique seront radicalement
contradictoires entre elles. Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’ont
aucun point commun, mais que sur un point au moins elles sont
incompatibles, sans que la vérité sur ce point puisse se trouver en
une « troisième conception ». Sinon l’incompatibilité ne pourrait
être qualifiée de contradictoire stricte.
L’affirmation classique d’un Dieu solitaire — à la manière
d’Aristote ou des scolastiques aristotéliciens qui ont tenté
d’améliorer l’idée de « l’acte pur » pour le mettre en harmonie
avec le Dieu de la Bible — ne peut en aucune manière dire quoi
que ce soit sur l’essence trinitaire de Dieu. Une telle idée de Dieu
est même radicalement — en stricte logique —incompatible avec
l’idée d’un Dieu trinité de personnes que les évangiles nous
montrent à l’œuvre en la personne de Jésus, en vue de notre
salut. Aussi les théologiens ont-ils affirmé, et l’autorité
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
345
doctrinale de l’Église catholique a officialisé leur position, que la
Trinité des personnes en Dieu était un « mystère de foi quant à
son essence et quant à son existence ».
Par rapport à la philosophie grecque « unitaire », cette position
exprime une incompatibilité sur le plan de l’ontologie et donc de
la connaissance, celle-ci étant, à tort, considérée comme
enfermée dans l’ontologie unitaire. Par rapport à une ontologie
relationnelle, cette précision sur la foi théologale chrétienne
envers une Trinité salvatrice, signifie que notre salut, par
élévation en la vie trinitaire par le Père et le Verbe ressuscité et
accueillis en l’Esprit, ne peut être découvert par la raison
humaine réflexive, mais peut être reçu intelligiblement par la
raison croyante, sur la base de notre « intelligence » réflexive des
personnes divines ontologiques.
Cette définition dogmatique marque donc une distinction
méthodologique dans l’ordre de la connaissance, entre la
réflexivité et la fiducialité, mais non une incompatibilité
ontologique. Heureusement !… Nous l’avons déjà montré…
Cette position dogmatique de l’Église, entendue sur le plan
ontologique, est logiquement cohérente dans son contexte
historique classique et en fonction de ce contexte, là où il
demeure et aussi longtemps qu’il demeurera. Mais si notre idée
philosophique de Dieu se précise et gagne en intelligibilité en
raison des progrès de la pensée, cette position dogmatique devra
être nuancée et sa double signification précisée, comme nous
l’avons fait.
Or, notre pensée de Dieu peut et doit être nuancée. Elle peut
être effectivement améliorée si nous appliquons aussi à notre
idée de Dieu les exigences de la méthode transcendantale.
Notamment, si nous posons la question de la condition a priori
de possibilité en Dieu de son acte créateur. Pourquoi…, non pas
au sens d’un motif particulier, mais au sens de « Qu’est-ce qui en
Dieu, en son être divin fait que Dieu a pu créer et a créé le
monde et l’homme ? » Or c’est une question que la raison
humaine pose au judaïsme... et à l’islam aussi, si celui-ci du
moins veut bien l’écouter.
La gynécologue.
– Mais cette question, les Juifs se la posent à eux-mêmes ! Un
de nos amis nous racontait à la maison que les rabbins
racontaient ce midrash qu’ils avaient entendu raconter. Vous
voyez, on raconte beaucoup d’histoires chez les Juifs ! Dieu
donc, qui existe depuis toujours  et c’est très long depuis
toujours !  commençait à s’ennuyer. Il ne voulait plus rester
seul. Il se dit « faisons l’homme à notre image » ; ainsi nous
346
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
aurons une compagnie à qui parler. Et comme il occupait tout
l’espace où l’on peut se trouver, il se concentra sur lui-même. Il
se rétracta en lui-même. Il fit Tsimtsum. Et dans l’espace laissé
vide, il fit l’homme. Mais comme il savait par expérience que
« ce n’est pas bon d’être seul », il lui fit aussi en même temps
une compagne : la femme. L’homme parle donc avec sa femme,
à moins que ce ne soit surtout l’inverse et Dieu parle avec les
hommes, à moins que là aussi, ce ne soit surtout l’inverse !
Les Juifs ont donc déjà répondu depuis longtemps à votre
question par une petite histoire épicée d’un peu d’humour.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Charmant midrash en effet ! Eh bien ! Midrash pour midrash
! Je vous en propose un autre. Dieu existait depuis toujours, et il
ne voyait pas le temps passer. C’est que « Chez Dieu », ou « En
Dieu », c’était toujours la fête. Ceux qui étaient « Chez Dieu » ou
« En Dieu » et qui donc étaient Dieu chacun, parlaient depuis
toujours « Entre Eux » de la façon la plus agréable qui soit.
Arriva le jour où ils se dirent entre eux : « C’est tellement
agréable d’être ensemble dans notre « Entre Nous » « Chez
Nous-Dieu », et de se parler. Après tout, si l’on faisait partager
notre bonheur à d’autres qui seraient aussi dans leur « Entre
Eux » !
Mais il n’y a pas d’autres « entre eux » ! C’est vrai ! Alors
faisons un « Entre Eux » qui nous ressemble et ils parleront les
uns avec les autres ». Et « Chez Dieu » ils décidèrent ensemble :
« Faisons l’Homme comme un « entre eux » à notre image ». Et
ils les firent masculin et féminin. Et pour achever la
ressemblance de « l’Entre Eux » de l’homme et de la femme
avec Eux-Dieu, ils leur dirent «Grandissez et multipliez-vous ».
Ce qui veut dire « Agrandissez-vous l’un de l’autre et de deux
devenez « Entre Vous » plusieurs ». Et l’homme et la femme
parlèrent entre eux de celui à qui ils apprendraient à parler, leur
enfant, leur « il ne parle pas encore ». Et ils parlèrent souvent
entre eux de ceux qui ne parlaient pas encore. Et ainsi il y eut
l’histoire de tous ceux qui parlent.
LE PSYCHANALYSTE.
– Votre midrash n’est pas aussi coulant ni aussi lisse que celui
de notre gynécologue !…
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– C’est parce qu’il n’a pas été raconté autant de fois par les
rabbins !… Le midrash de mon collègue n’en est encore qu’au
stade de la pierre taillée et pas encore de la pierre polie !
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
347
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE
– Si c’est en conversant entre nous que nous ressemblons à
Dieu, alors notre séminaire aura le premier prix de
ressemblance ! Quant à la différence, je pense qu’elle tient en
ceci que nous nous posons des questions sans avoir les réponses
tandis que « Chez Dieu », ils ont les réponses et n’ont pas besoin
de se poser de questions !
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Qui sait ? Peut-être se posent-ils là-haut, « Chez Dieu » la
question de savoir ce qu’il faut faire avec l’Homme puisqu’il est
là ! Peut-être se demandent-ils ce qu’ils vont lui dire, ce qu’ils
vont leur révéler et comment.
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE
– Ces deux midrashim sont comme deux hypothèses, deux
explications provisoires du pourquoi et du comment de la
création. Elles ne peuvent pas être vérifiées toutes les deux, c’est
le moins qu’on puisse dire. Alors quelle est celle qui sera validée
et celle qui sera invalidée ?
LE PSYCHANALYSTE.
– Pourquoi faut-il que l’alternative à la solitude dans
l’existence, ce soit un « ensemble de trois » ? Pourquoi le couple
ne suffirait-il pas ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Parce que « l’Autre », ou plutôt le rapport à l’autre dans les
frontières du couple, c’est-à-dire le rapport à l’autre sans son
ouverture nécessaire sur le Tiers, pourrait n’être qu’une
duplication de la solitude de soi. Dans un couple d’essence
exclusive, l’autre pourrait n’être que le miroir de soi. Je précise
que c’est une hypothèse de discussion, car dans la réalité, un tel
couple est une absurdité ontologique et il n’existe pas. Des
couples peuvent être égoïstes, certes. Cela pose le problème du
mal ; mais précisément ils se réalisent dans le mal parce qu’ils
trahissent cette ouverture au Tiers. Dans l’hypothèse où la
relation à l’autre n’impliquerait pas une ouverture nécessaire au
Tiers, cela voudrait dire que l’autre-en-tant-que-relationnel ne
serait pas voulu dans son irréductibilité absolue par rapport à soi,
car la « relationnalité à l’autre » de cet autre devrait alors
obligatoirement revenir au « soi », puisqu’elle ne pourrait aller
vers le Tiers. Et elle lui reviendrait comme un vouloir indirect de
celui-ci de se faire exister lui-même en voulant que l’autre soit
pour être voulu par lui.
Certes les formes d’unité réalisées sur un mode de « complémentarité », comme entre certaines choses, ne sont pas
348
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
négligeables, mais elles ne sont pas d’essence parfaite. Elles
reposent sur un « manque » en l’un et en l’autre. Chacun se
« complète » de l’autre. L’autre n’est pas voulu pour lui-même,
en raison de ce que chacun est « positivement », mais par cela
que chacun est « négativement », c’est-à-dire par ce qui manque
comme réalité en son propre « soi ». Lorsque la relation à l’autre
est pensée en fonction d’un manque de réalité en soi, l’autre ne
peut être pensé en une entière distinction d’avec soi, en sorte que
la réalité qu’est l’autre soit tout entière « sienne » et non « pour
moi », même partiellement pour moi. Pensé comme « complément de moi », l’autre n’est pas pensé comme « voulu
absolument pour lui-même ».
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Mais pourquoi faut-il que la relation à l’autre empêche cet
autre de revenir à soi, comme on est allé à lui ? Est-ce que la
réciprocité n’est pas une règle de l’amour ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Certes, mais la réciprocité parfaite passe par le Tiers. Elle
n’est pas un simple « rebond » vers soi. Toutefois, il ne faut pas
penser que le « passage par le Tiers » implique un report à plus
tard ou un « différé » de la réciprocité. La réciprocité est
immédiate, mais précisément par le Tiers, en tant que celui-ci est
voulu par l’Autre selon sa relationnalité propre de Tiers envers le
Premier. La raison de ce vouloir du Tiers dans le vouloir de
l’Autre par le Premier doit être comprise dans la nécessité que la
distinction ou la « négation » entre l’Un et l’Autre soit parfaite, y
compris entre leurs relationnalités respectives. C’est en tant
qu’êtres relationnels qu’ils doivent être parfaitement distincts.
Dans la manière dont nous pensons l’essence de la relation à
l’autre, il nous est difficile de situer exactement la place de la
« négation » dans l’être. Peut-être nous faudrait-il distinguer
différentes formes de « négation ». Psychologiquement nous
comprenons mal l’intelligibilité de la « négation ». Elle est dans
l’être absolument et pas seulement de façon relative selon l’ordre
du devenir, en lequel ce qui devient n’est pas encore ce qu’il
sera. La négation n’a pas à être pensée comme si elle résidait
dans « un » être, soit comme une absence totale d’être, un néant,
soit comme un défaut d’être, un manque, une absence d’être, un
vide. La négation absolue dans l’être réside entre les êtres en tant
que l’un selon toute sa réalité relationnelle n’est pas l’autre selon
toute sa réalité relationnelle aussi. Cela, parce que l’un est
parfaitement ce qu’il est et que l’autre est aussi parfaitement ce
qu’il est. Mais chacun n’est parfaitement ce qu’il est, non dans la
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
349
solitude et l’ignorance de l’autre, mais en étant par tout son être
conscience et vouloir que cet autre soit et soit pleinement distinct
de lui. L’Un qui est relationnel en lui-même veut l’Autre comme
relationnel à un autre, qui ne peut être lui, l’Un, sinon l’Autre
comme relationnel à un autre ne serait pas pleinement et
parfaitement distinct de lui, l’Un. Il faut donc que l’autre de
l’Autre soit un Tiers et que ce Tiers soit voulu pleinement
distinct et relationnel aux deux Premiers, orienté par l’Autre vers
l’Un et par l’Un vers l’Autre. Ce Tiers ontologique est dans la
Trinité salvatrice révélée : l’Esprit Saint, le « lien d’amour ».
Si vous acceptez de poser — après une argumentation
réflexive solide personnellement menée — que « l’être », c’est-àdire ce Réel qui existe au niveau des personnes, est, en son
intelligibilité la plus adéquate, une structure relationnelle de
personnes, alors la structure d’une parfaite relationnalité entre
personnes parfaites sera effectivement « ternaire » en son unité.
Et cette structure ternaire de personnes parfaites en elles-mêmes
et en leur unité entre elles est la manière parfaite selon laquelle
Dieu existe.
Je répondrai donc ici à votre question, Monsieur le Chanoine.
Selon la manière dont vous prouvez l’existence de Dieu, vous
affirmerez un Dieu solitaire comme Aristote, ou un Dieu
tripersonnel en son indivisible unité. Cela dépend de l’ontologie
à laquelle on se réfère. Les deux midrashim peuvent illustrer
l’une ou l’autre ontologie.
LE THEOLOGIEN EXEGETE.
– Il me semble que le midrash rabbinique est humainement
bien compréhensible, et est bien en consonance avec notre
psychologie.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Pour cette raison, justement, il comporte une grave
ambiguïté. Il considère que Dieu crée l’homme parce qu’il est
« en manque de compagnie ». Sur le plan logique la position
théorique du midrash rabbinique est en relation de contrariété
avec la position d’Aristote. Pour Aristote, puisque Dieu est
parfait, il ne peut rien connaître ni vouloir d’autre que lui-même.
Il est pensée de sa pensée, volonté de sa volonté, amour de sa
seule réalité qui est la bonté parfaite. Pour une certaine tradition
orale du judaïsme, Dieu n’est pas parfait, au sens aristotélicien,
aussi peut-il créer et s’intéresser à l’homme.
Pour pouvoir admettre que Dieu est créateur et en relation
avec l’homme faut-il renoncer à le considérer comme l’absolue
perfection de l’être ? Pour le considérer comme parfait en lui-
350
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
même faut-il renoncer à le considérer comme notre créateur
infiniment aimant de chacun de nous ? Voilà le dilemme
théorique et philosophique des idées classiques sur Dieu, c’est-àdire d’une conception monopersonnaliste de Dieu.
Je sais que des amis juifs ne trouvent pas étrange ni absurde de
dire que Dieu n’est pas parfait. Cela me surprend toujours. Car si
le Dieu créateur n’est pas parfait, alors il n’est lui-même qu’un
démiurge dépendant d’un être absolu qui serait alors le vrai Dieu.
Et s’il n’y a pas de Dieu au-delà du Dieu créateur et que celuici n’est pas parfait, comment le concevoir sans origine lui-même
et comme l’origine absolue de toute chose ? Spéculativement
l’impasse est totale. Mais il y a des penseurs juifs qui ne
s’engagent pas dans ce raisonnement ; mais peut-on l’écarter ?
LE PSYCHANALYSTE.
– Alors, s’il n’y a pas d’explication philosophique rationnelle à
cette position rabbinique, comment l’expliquez-vous ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Parce que je pense que les Juifs, suivant spontanément les
présupposés implicites psychologiques de la pensée commune,
préfèrent tenir à l’idée de création plutôt qu’à l’idée de
perfection divine. C’est un choix, non une preuve.
LE PSYCHANALYSTE.
– Pourquoi ce choix ?
LA RECHERCHE DES CONDITIONS DE POSSIBILITE D’UNE ACTION
PEUT-ELLE S’APPLIQUER AUSSI A L’ACTION DIVINE ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– La raison en est, à mon avis, qu’il y a une autre conviction
chez les Juifs, plus profonde encore en leur culture religieuse que
l’idée de création, c’est celle de leur libération d’Égypte. Or, leur
idée d’un Dieu libérateur n’est vraiment pensable que si ce Dieu
est aussi créateur. L’idée de création est donc en quelque sorte
pour eux, la condition a priori de possibilité et d’intelligibilité de
leur libération, tout comme pour Platon la présence de la vérité
en l’esprit de l’homme trouve sa condition de possibilité dans la
préexistence de son âme avant sa naissance, et dans la
contemplation du monde intelligible des « formes pures », dont
elle a joui avant sa venue dans un corps d’homme.
L’HISTORIENNE.
– D’autres peuples se sont aussi libérés de leur servitude. Ils
ne se sont pas pour cela fabriqué l’idée d’un Dieu libérateur !
LE PSYCHANALYSTE.
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
351
– Quels ressorts inconscients ont alors joué en ce cas ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je ne sais si ce sont des ressorts inconscients qui ont joué,
mais c’est en tout cas une disposition profonde de l’âme
hébraïque qui a fait que les Hébreux, les aïeux des Juifs, ont
compris leur sortie d’Égypte comme une libération. C’est cette
disposition d’âme qui a induit la nature de l’événement et non le
fait objectif de l’événement qui a produit cette disposition en leur
conscience humaine. Bien entendu, c’est à propos de cet
événement que cette disposition de leur conscience s’est
cristallisée. L’événement ne fut que l’occasion. Ce fut celui-là,
mais cela aurait pu en être un autre, bien que n’importe quel
événement n’aurait pas pu donner lieu à une pareille expression
de l’âme humaine. L’âme hébraïque était la vigueur et la force
informatrice de l’événement historique. C’est l’avènement de
l’âme hébraïque qui fit qu’une migration fut un événement de
libération. Et c’est son propre avènement qu’elle exprima,
comme un acquis définitif de la conscience humaine, dans les
récits du livre de l’Exode.
C’est chez les hébreux, en effet, que cette disposition de l’âme
humaine a émergé dans l’histoire. Mais elle ne leur est pas
propre au sens où elle serait contre nature ou impossible chez les
autres peuples. Les Juifs avaient conscience de cette contingence
et ils l’expriment dans un midrash : Avant de passer alliance
avec les hébreux et leur offrir sa « Torah », Dieu alla visiter les
autres peuples, comme un ambassadeur. Mais aucun n’accepta sa
proposition. Il ne restait plus que les hébreux qui acceptèrent en
quelque sorte les yeux fermés : « Tout ce qu’a dit le Seigneur,
nous le ferons ». Cette disposition, c’est la conscience en
l’homme que Dieu s’engage pour son existence en lui permettant
de vivre, non sous la domination des forces physiques, ni sous le
pouvoir d’autres hommes, mais librement sous la Loi de Dieu. Et
nous ajoutons que cette loi, présentée culturellement comme un
contrat, n’est autre que la loi de son être même.
Vous avez reconnu dans cette disposition de l’âme hébraïque
et juive, ce que nous appelons la « fiducialité » de la conscience.
Son expression ne fut pas une génération spontanée, mais une
lente émergence qui a commencé avec Abraham et qui est reprise
de générations en générations. Envers Abraham, Dieu s’engage
pour sa descendance. L’engagement de Dieu pour la descendance
humaine est universel, mais Abraham en prend conscience dans
la réalité de son amour pour Sara. L’engagement de Dieu pour
les peuples de la terre est aussi universel, mais c’est le peuple
d’Israël qui en prend conscience en sa propre histoire. Ce dont il
352
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
prend ainsi conscience a une valeur universelle. L’idée de
l’initiative puissante de Dieu, impliquée dans une intervention
« libératrice », s’universalise à toute l’humanité, en remontant
vers ses origines. Elle conduit ainsi à l’idée de création qui est en
quelque sorte son extension ultime, du moins presque ultime. En
réalité, sans le savoir, il y a ici une recherche a priori de
condition de possibilité du récit de l’Exode.
L’idée de création comme condition de possibilité et d’intelligibilité d’une libération résulte donc d’une universalisation,
amplifiante et pas seulement répétitive, de l’idée même d’un
engagement de Dieu pour l’homme impliquée dans cette
libération même. Avec l’idée de « création » comme engagement
pour l’homme et son existence, l’universalisation de cette
intuition fiduciale est-elle terminée ?
Je ne le pense pas. Je pense au contraire qu’elle doit s’étendre
jusqu’en Dieu même. Pourquoi ou en raison de quelle réalité
divine intérieure à Dieu même, Dieu est-il « capable » de
s’engager pour l’homme ? Il y a certes, dans une telle
interrogation non seulement une nouvelle « universalisation » de
la recherche des conditions a priori de possibilité d’une action,
en l’occurrence de la création, mais un transfert analogique de
cette question en la transcendance divine.
LA GYNECOLOGUE.
– Vous posez la question du pourquoi de la création. Et moi ;
comme juive, je vous demande le pourquoi de cette question.
Est-ce que l’homme peut vraiment poser une telle question ? En
a-t-il la possibilité. En a-t-il le droit ? Est-ce qu’elle n’est pas une
sorte de violation de l’intimité de Dieu ? Une indiscrétion
sacrilège parce qu’elle brave la prudence bienveillante de Dieu ?
Dans l’Exode, Dieu interdit à Moïse de le regarder, afin de ne
pas mourir. Ce n’est pas une menace de la part de Dieu, c’est une
précaution, comme si l’on disait « Ne regarde pas le soleil, afin
de ne pas devenir aveugle ». Il me semble que vous voulez
« déshabiller Dieu », le mettre à nu. C’est le comble de
l’impudence ! Est-ce que vous ne forcez pas abusivement les
intuitions du judaïsme ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Votre question, Madame, me trouble. Je l’avoue. Elle ne me
semble pas seulement théorique, mais existentielle ; si je puis
dire... Je ne trouve pas le mot juste... Il y a de l’émotion dans
votre question..., une émotion enracinée dans le sens du respect
qu’on doit à l’autre, qu’on doit à Dieu. J’approuve cela. Mais en
même temps, votre question me prend en quelque sorte « à
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
353
revers », comme si je devais faire une volte-face dans mon
argumentation
et mon enthousiasme intellectuel à montrer toutes les vérités
formidables impliquées dans le judaïsme et dans sa pratique.
C’est, en effet, pour bien montrer que Dieu pouvait les libérer
d’Égypte et faire revenir le peuple d’exil, bref qu’il dirigeait
l’Histoire, que l’enseignement des prophètes a élaboré l’idée du
Dieu créateur de toutes choses. C’est, avant l’heure, et à l’échelle
de tout un peuple, et appliquée à Dieu, la pratique de la méthode,
explicitée par Kant, de la recherche des conditions a priori de
possibilité d’une action.
Moïse, en effet, se voile le regard, et il n’aperçoit que l’ombre
de Dieu... Mais il lui est quand même permis d’apercevoir
l’ombre de Dieu ! Disons que la raison humaine a quand même
le privilège de voir « l’ombre de Dieu ». Si Dieu lui montre son
« ombre », sans doute veut-il que nous y voyions tout ce qu’on
peut y voir. Cela n’est pas illégitime. Lorsque quelqu’un nous
montre quelque chose de lui, parce qu’il nous aime, faut-il
refuser de le voir et de l’admirer, parce qu’il ne nous montre pas
encore tout ? Pour l’instant Dieu ne nous montre pas encore tout
ce qu’il est, sans doute pour que nous ne soyons pas troublés à
l’excès. Et pour tout voir, peut-être nous faut-il mourir ? Ce que
Dieu ne voulait pas devant Moïse. Il voulait en ce moment  de
toute éternité pour lui  un peuple en lequel un jour il pourrait
prendre visage humain… pour nous révéler le visage « divin »
qu’un jour par-delà la mort il nous façonnerait…
Je pense que l’audace spéculative d’une interrogation sur les
conditions a priori de possibilité, en Dieu même, de son acte de
création est légitime, précisément parce que la relation de
l’homme à Dieu est ici une relation « fiduciale » et pas seulement
une recherche de « causalité » dans un ordre de réalités
seulement « objectif ». Le respect de l’autre dans la relation
fiduciale est un respect sans distance et sans tabou. Le Dieu qui
libère de l’esclavage, qui communique l’existence, attend en
quelque sorte, me semble-t-il, que dans un mouvement de
reconnaissance et de gratitude envers sa générosité, on lui pose
aussi la question : « Pourquoi fais-tu cela ? » et « Que comptes-tu
faire encore ? »
La reconnaissance et la gratitude pour un don reçu, si elles ne
s’enferment pas dans une conscience focalisée sur la réalité du
don, pour lequel elles remercient, certes, le donateur, veulent
aussi, pour être entières, connaître en quelque sorte les raisons
qu’a le donateur de faire ce don. Le don révèle toute sa valeur,
lorsque le donateur en fait connaître ses raisons. Et lorsque ces
raisons sont en quelque sorte inscrites dans le don lui-même,
354
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
n’appartient-il pas à celui qui le reçoit de les rechercher, de les
découvrir et d’en faire le motif de sa gratitude et de son
bonheur ? C’est pour cela, me semble-t-il, qu’il faut scruter
« l’ombre de Dieu ». L’ombre de Dieu sur notre existence.
L’ombre de Dieu qui est notre existence même créée et toujours
appelée à une « libération ».
Alors « l’ombre de Dieu » nous fait voir que s’il libère, c’est
parce qu’il nous a créés, et qu’il nous a créés parce qu’en luimême, il est déjà absolument « Engagement pour l’Autre et
l’autre de l’autre, le Tiers ». C’est en « remontant » vers les
forces vives de l’esprit du peuple qui a écrit la Bible que nous
pouvons comprendre ce que son texte nous raconte. Non pas tant
les événements — quelle est d’ailleurs leur valeur historique ?
—, mais ce que, dans « tel » récit des événements, il nous dit de
« sa » réalité humaine. C’est elle, la réalité de la conscience
humaine fiduciale, qui est la vraie réalité et le thème de la Bible.
L’HISTORIENNE.
– Alors, selon vous, les événements racontés « dans » la Bible
sont moins importants que la Bible elle-même en tant
« qu’écriture » ? C’est le récit lui-même, le texte de la Bible en
tant que « confessions autobiographiques » d’Israël, si l’on peut
dire, qui est le principal événement ? Les événements, au sens de
l’historien, ne sont pour vous que le « décor » extérieur d’une
« histoire intérieure » ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Si vous voulez ! Mais ne me faites pas dire que la Bible
n’est que du roman. L’histoire des faits sert de toile de fond et de
pâtes de couleur. Avec ces matériaux, les hommes hébreux et
juifs font leur « autoportrait ». Ce sont ces « autoportraits » qui
intéressent le philosophe métaphysicien de l’histoire
LE PSYCHANALYSTE.
– Autoportrait pour autoportrait ! Mais tous deux vous faites
aussi le vôtre ! Juive et chrétien, vous tenez un langage religieux
en lequel on retrouve les attitudes de la psychologie amoureuse...
Est-ce votre inconscient ? Madame projette en Dieu sa
psychologie d’être « déshabillée », du moins un peu trop vite
déshabillée. Et Monsieur le philosophe cache à peine son audace
à vouloir tout mettre à nu,... le plus vite et le plus loin possible...
Vous me comprenez...
Rires dans l’assistance...
L’AUTRE PHILOSOPHE.
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
355
– Bien sûr, le philosophe est un « amoureux »... un amoureux
de la vérité. Et c’est dans sa nudité que celle-ci est la plus belle !
N’est-ce pas vrai ? Le reste, le décor, le vêtement, la mode, le
style,... Tout cela pourrait n’être que trompeur ! Aussi allons à
l’essentiel !
L’ŒUVRE DIVINE DU SALUT DE L’HUMANITE
ET LE LANGAGE AMOUREUX DANS LA BIBLE
LA GYNECOLOGUE.
– Mais la Bible emploie souvent le langage amoureux pour
exprimer les relations entre Dieu et Israël ! Israël fiancée de
l’Éternel. Dieu jalousement attaché à ce qu’elle reste avec lui...
Peut-être peur de la fiancée à trop vouloir questionner son
« Éternel » sur ses intentions... Peur de trop savoir ce qu’il est...
Qui sait ? L’enchantement de se savoir l’élue pourrait se
dissiper... ou la crainte de se voir remplacée par une rivale... une
certaine nommée « Église »...
LE PSYCHANALYSTE.
– Bon, je vois, votre inconscient n’est pas pathologique ! Vous
pouvez vous-mêmes le tirer au clair. Mais alors pourquoi les
Juifs n’ont-ils pas été jusqu’au bout de l’analyse de l’événement
fondateur de leur histoire ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Et qui vous dit que ce n’est pas un Juif qui a ouvert la voie à
une telle analyse ? De telle sorte qu’il ne peut pas y avoir de
« rivale », Madame, pour l’élection d’Israël !
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Ceci est très juste ! Et dans la mesure où l’Église s’est dans
le passé considérée comme la « nouvelle élue », substituée à la
première, elle s’est effectivement trompée sur sa mission. Nous
sommes bien d’accord sur ce point. Il y a eu là une erreur théologique et pastorale grave avec des conséquences tragiques pour
vos communautés vivant en pays chrétiens. Il faut réparer tout ce
qui peut être réparable et construire à l’avenir une œuvre
d’estime, de paix, et plus encore remplir une mission de
témoignage, à la fois commune et propre à chacun, pour
l’honneur de l’Éternel.
Comment accorder pour cela nos différences ? Il faut avoir, de
part et d’autre, ensemble, la volonté de chercher les bases de
notre complémentarité mutuelle, mais différente pour chacun,
asymétrique en quelque sorte.
356
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Madame vient de parler d’Israël comme fiancée de l’Éternel.
Cela rejoint ce que je disais, il y a quelques instants, quand je
disais que la foi juive était de caractère conjugal. Et la fécondité
par excellence de ce couple, c’est Jésus, homme par Israël, la
mère humaine, et Dieu par le père, Dieu lui-même.
Pour comprendre la complémentarité entre le judaïsme et le
christianisme, la première chose à faire est donc de reconnaître
pleinement la « judé-juda-ïté » de Jésus. Pas une prise en compte
superficielle, d’une judéité superficielle et comme accessoire,
mais en profondeur pour atteindre la profondeur de la personne
de Jésus.
Le thème de la Pâque libératrice est au centre des Évangiles.
Le comprendre comme une « figure » de la Pâque chrétienne et
de la résurrection de Jésus, c’est la vider de sa réalité propre. Or,
si elle est vidée de sa réalité propre, il n’est plus possible de se
fonder sur elle pour s’interroger en profondeur sur le dessein de
Dieu envers l’homme. La réalité humaine profonde qui s’y
exprime, avons-nous dit, s’évanouit s’il n’y a là qu’une
« figure ». Et ce que Jésus nous permet de comprendre en sa
personne du dessein de Dieu ne peut que souffrir d’une
dommageable réduction, d’une interprétation réductrice de
l’œuvre de Dieu, ramenée par exemple à l’instauration du
christianisme ; laquelle interprétation de l’œuvre de Jésus ne
pourra manquer d’entrer alors en conflit avec le sens qu’Israël a
de sa mission dans le monde.
Au contraire, pénétré en tant que juif de toute la vérité
humaine de la libération et de l’alliance avec Dieu, Jésus n’a-t-il
pas pris conscience en lui-même de la réalité de ces conditions a
priori d’une libération qui serait aussi une libération de toute
l’humanité ? N’est-ce pas l’idée même du « royaume de Dieu » ?
Il faut donc creuser sous les textes évangéliques comme il faut
creuser sous les textes bibliques de la Torah pour en découvrir
les fondements de possibilité. Je pense qu’il y eut dans les
pensées de Jésus quelque chose qui correspondait à une telle
« analyse » de l’événement fondateur d’Israël : la libération
d’Égypte comme œuvre de Dieu. Et une telle analyse lui a fait
prendre conscience de l’ampleur infinie de la volonté de salut de
Dieu, c’est-à-dire volonté de bonheur parfait pour toute
l’humanité : volonté qui se réalisait en sa propre personne. Une
telle analyse s’est aussi poursuivie dans la tradition talmudique,
comme une espérance toujours renouvelée. Et si l’on veut
consulter également des textes philosophiques, n’est-ce pas à des
sources juives qu’ont puisé des hommes comme Martin Buber et
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
357
Emmanuel Levinas ? Ils sont tous deux juifs et penseurs de
l’altérité, c’est-à-dire des philosophes de la relation à l’autre,
aux autres, en laquelle apparaît et doit se réaliser l’exigence
éthique, en laquelle aussi l’humanité doit trouver son plein
épanouissement et bonheur.
Comme homme juif, Jésus se pensait donc comme partie
prenante du rôle conjugal d’Israël en vue « d’une descendance
nombreuse comme les étoiles du ciel ». De plus, par la présence
du Verbe en lui, il entrait en relation avec le Père selon la
« spiration » conjointe de l’Esprit Saint, le Tiers en Dieu. La
conjonction de ces deux « rôles » se fait dans l’enfantement de
l’humanité innombrable en l’Esprit, sauvée de sa capacité de
pécher, par le Père et le Verbe incarné. Révélée à elle-même en
son futur par-delà l’histoire, l’humanité est dans un statut filial…
La foi en Dieu dans le christianisme est donc de caractère filial
par rapport à la promesse évangélique de notre délivrance du
mal. « L’Esprit crie en nous Abba, Père » dit Paul de Tarse.
Il y a donc entre le judaïsme et le christianisme, une complémentarité des formes de foi théologale. Foi théologale à caractère
conjugal pour le judaïsme, avec comme fécondité la poursuite
d’une descendance humaine. En notre histoire, l’amour humain
fondateur d’une famille peut alors, en son sens ultime, être vécu
comme une « imitation » de l’Un et de l’Autre en la Trinité
ontologique. L’enfant est accueilli comme analogie et image du
Tiers.
Foi théologale à caractère filial pour le christianisme dans
l’espérance de notre résurrection universelle, œuvre conjointe du
Père et du Verbe incarné, en l’Esprit qui nous accueille, en
quelque sorte « fraternellement ». La situation humaine d’une
filiation définitive, sans nouvelle constitution d’une nouvelle
famille, peut alors être vécue « en témoignage » de notre
divinisation filiale en l’Esprit, et « en imitation » de l’Esprit.
Les deux formes de foi théologale sont nécessaires pour
témoigner pleinement du Dieu qui nous crée en structure
familiale et se révèle comme un Dieu familial qui nous accueille
familialement en lui.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Vous venez de faire une remarque sur la complémentarité
entre le judaïsme et le christianisme sur laquelle je voudrais
revenir. Personnellement, je préférerais dire « complémentarité
et même « alliance » entre Israël et l’Église ». En effet, la réalité
désignée par le mot « Église » est plus vaste que le christianisme
qui est d’ordre culturel. De même pour le terme « Israël ». Sa
358
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
réalité ontologique est plus vaste que le judaïsme. Mais passons
sur cette différence de vocabulaire…
Il s’agit de la complémentarité entre les deux formes de la foi
théologale : sur un mode conjugal et sur un mode filial. Ces deux
modes concernent aussi la vie intérieure de l’Église, en tant
qu’elle doit dans ses membres assumer la « foi juive » en
alliance conjugale, sans en dépouiller Israël, ni se substituer à lui
et en même temps témoigner aussi avec un cœur filial  et c’est
sa spécificité propre  dans ses membres de l’espérance du
Royaume de la résurrection en l’Esprit. Et l’alliance
« conjugale » Dieu-Israël est la matrice humaine de l’alliance
« Père incarnant-Verbe incarné » en vue de notre salut.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Sans aucun doute… mais à la condition, certes, de bien
comprendre de quelle alliance conjugale et de quel amour
conjugal il s’agit. Quelle est la raison de cette foi et amour entre
conjoints ? Quelle densité ontologique faut-il lui accorder pour
qu’elle soit une « analogie » véritable de Dieu en lui-même et de
Dieu avec les hommes ?
Aimer l’autre conjoint, parce que « c’est lui », c’est lui être
fidèle jusqu’à sa mort. Sa mort me soustrait à mon engagement
pour lui. C’est le niveau de la morale classique, propre au sens et
à la dignité de la personne pensée en statut d’objet, dans le cadre
d’une philosophie de l’Objet. Bien que très supérieur déjà aux
relations conjugales « temporaires », je ne pense pas que cet
amour puisse être vécu en image du Dieu trinitaire.
Aimer l’autre conjoint, parce que « je suis », c’est lui être
fidèle jusqu’à ma mort. La mort de l’autre ne me sépare pas de
moi-même dans l’engagement pris : Je dis bien : la mort de
l’autre ne me sépare pas de moi-même en me déliant de mon
engagement ; je ne dis pas « la mort de l’autre ne me sépare pas
de lui », car ce serait énoncer une banalité qui ne tiendrait pas
compte de la réalité même de la mort qui sépare au moins pour
un temps. Mon engagement envers le conjoint défunt pose par le
fait même son existence indéfectible, et ma volonté de l’aimer
jusqu’à ma mort fait que cet amour et cette foi forment un amour
d’éternité, par-delà la mort des deux.
L’INFIRMIERE, mère de famille.
– Mais dire à l’autre : « Je t’aime parce que c’est toi » peut très
bien impliquer qu’on aime l’autre aussi jusqu’au-delà de sa mort.
Parce qu’on le sait immortel et qu’il est promis à la résurrection.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
359
– Sans doute, l’expérience de la fidélité à l’autre jusqu’à sa
mort a inscrit sa présence si profondément en nous, qu’elle nous
a fait prendre conscience que c’était de tout notre être que nous
l’aimions, que nous l’aimions parce que « c’était nous ». La
fidélité d’une vie nous fait découvrir que nous « sommes »
amour de l’autre. « Je t’aime, c’est toi que j’aime et pas moi,
mais parce que je suis moi ». Et se savoir aimé authentiquement,
c’est ne pas chercher en soi, en ses propres qualités les raisons de
l’amour dont on est l’objet se disant : « Il ou elle m’aime, parce
que c’est moi,… parce que je le mérite,… parce que je le vaux
bien, etc…, mais il m’aime parce que c’est lui ou elle et qu’il
s’engage ainsi librement est ainsi pleinement lui-même. »
Dans son essence, la foi conjugale en l’amour, dont on est
l’objet, est tellement orientée à accueillir la « révélation » de
l’être de l’autre qui, se voulant entièrement pour nous, fait qu’en
nous-mêmes, nous devenons aussi vouloir d’un autre, d’un autre
distinct de nous-mêmes et de celui qui se veut pour nous. Dans la
réalité de la foi et de l’amour conjugal, l’autre des deux, c’est
l’enfant, sans le désir duquel aucun des époux ne peut dire en
vérité qu’il veut exister totalement pour l’autre, pour son entière
distinction et autonomie, sans arrière-pensée de récupération ou
de possession ou de simple extension de son « ego », puisqu’on
le veut orienté vers un autre que soi, vers un Tiers voulu
absolument, et dont on assume avec l’autre la responsabilité
d’existence. Dans les cas de stérilité invincible, le dévouement
au Tiers filial prend le « visage » de générosités multiples.
L’AVOCATE.
– Si tous les hommes… et les femmes comprenaient ainsi
l’amour, il n’y aurait plus de divorce à plaider,… plus de contrats
à passer devant notaire…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Si, si,… Il y aurait toujours des contrats, mais ils seraient
respectés comme expression juridique de leur amour fiducial…
en raison d’un vouloir qui, lui, n’est pas contractuel… En effet,
les exigences éthiques que peut se donner la fiducialité conjugale
ne sont en aucune façon codifiables juridiquement, car elles ne
concernent pas les biens et les services réciproques dans leurs
formes matérielles et corporelles. Mais ces exigences éthiques
vivifient de l’intérieur toute la vie commune selon sa matérialité
quotidienne. Ne pouvant recevoir de codification juridique, ces
exigences éthiques ne peuvent pas davantage être présentées
socialement comme des « contraintes» en conscience. Elles sont
des exigences éthiques pures ne procédant que de la conscience
360
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
libre qui saisit en profondeur ses propres nécessités constitutives
et y consent de tout son être. En termes évangéliques, on
parlerait de « morale des béatitudes ». Il ne s’agit pas d’exigences morales « facultatives » — ce qui est une contradiction
dans les termes —, mais de l’exigence éthique pure comprise
dans ses fondements relationnels.
Il est donc possible à l’homme et à la femme d’engager
ensemble un amour conjugal d’éternité, parce qu’ils sont
ensemble capables d’élever sa réalité, jusqu’en la dignité
ontologique propre à la paternité et à la maternité. Celles-ci ont
effectivement une vocation à être éternelles.
La famille comprise ainsi en sa pleine dignité est alors au sens
propre du terme, l’image ontologique de Dieu trinité de
personnes. L’époux-père est « image » du Père en Dieu,
l’épouse-mère, « l’image » de la Parole éternelle de laquelle
procède, ainsi que du Père, l’Esprit-Saint. Et dans la famille
« l’image » de l’Esprit-Saint, c’est l’enfant. Son statut de
« filialité » est conservé dans le célibat.
En la foi conjugale et l’amour familial, c’est l’être humain qui
s’accomplit dans ses relations humaines spirituelles les plus
profondes. Par là, il s’accomplit comme ouvrage d’éternité :
éternelles sont les personnes, et éternelles la réciprocité de foi et
la communication de l’être qui est son achèvement, à la
condition qu’elles aient été forgées comme créations de liberté,
lesquelles sont indéfectiblement inscrites dans l’être.
La racine et le fondement de l’amour conjugal et parental ne
sont autres que cette Volonté absolue, que Dieu est en lui-même,
que l’Autre soit et avec lui le Tiers. En raison de cette Volonté
qu’il est, Dieu nous crée pour que nous vivions dans la découverte progressive et l’imitation de sa propre perfection relationnelle, et il opère en perfection, pour toute l’humanité par-delà
notre mort dans le temps, l’accomplissement de notre obligation
d’être heureux ensemble, en étant « entre nous », comme il est
« entre Trois » en lui-même.
LE CHANOINE
– Vous voulez, me semble-t-il, faire du mariage un sacrement
d’éternité. Noble projet, mais ce n’est pas la doctrine de l’Église.
Le mariage est dissous à la mort d’un des conjoints, de n’importe
lequel. L’homme veuf ou la femme veuve peuvent ensuite très
légitimement se remarier et mener une vie honnête, selon les lois
de l’Église. Mais un certain nombre de veufs et de veuves ont
préféré renoncer à cette possibilité d’un deuxième mariage et se
sont consacrés à Dieu dans la vie religieuse. De plusieurs d’entre
eux l’Église a reconnu l’éminente sainteté en les déclarant
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
361
officiellement vénérables, bienheureux ou saints. Si le mariage
est indissoluble, selon la morale de l’Église catholique, ce n’est
pas pour l’éternité, mais seulement jusqu’à la mort d’un des
conjoints.
En voulant donner au mariage une valeur d’éternité, vous
voulez proposer un idéal de morale supérieur à celui que conçoit
le sens commun. Mais pour ceux qui sont désireux d’une plus
grande perfection morale que celle qu’on peut trouver dans le
mariage, il y a la voie dite « des conseils évangéliques », la voie
des trois vœux religieux : pauvreté, chasteté, et obéissance, par
lesquels l’homme ou la femme se consacre entièrement, corps et
âme, à Dieu et soumet toute sa vie à sa sainte volonté.
Ils suivent en cela l’appel de Jésus adressé autrefois à un
homme encore jeune et qui était soucieux de savoir ce qu’il
devait faire pour entrer dans le royaume des cieux. Et Jésus lui
avait répondu « Respecte la Loi ». « C’est ce que je fais depuis
mon enfance » avait dit cet homme. « Alors, avait repris Jésus, si
tu veux être parfait, va, vends tes biens, donne-les aux pauvres et
suis-moi ».
Cet homme n’avait pas suivi l’appel de Jésus, mais beaucoup
d’hommes et de femmes dans l’histoire de l’Église ont répondu à
cet appel et ont imité l’exemple de Jésus et de sa mère, la vierge
Marie. Et en d’autres passages des évangiles, nous pouvons aussi
comprendre que Jésus invite à renoncer au mariage par zèle pour
le « royaume de Dieu ».
LA GYNECOLOGUE.
– Alors, de tous les Juifs qui n’ont pas ainsi suivi Jésus, aucun
ne pourrait être un zélé serviteur de l’Éternel ? N’y aurait-il de
« Justes », depuis la venue de Jésus, que dans les rangs des
célibataires de l’Église catholique ? Et tous les martyrs juifs
massacrés au cours de l’histoire !...
LE CHANOINE
– Je ne dis pas cela... L’Église aujourd’hui ne dit plus que le
célibat est supérieur au mariage... C’est une réponse libre à un
appel, non une obligation...
L’AVOCATE.
– Peut-être ! mais vous le sous-entendez toujours et vous
n’avez pas changé votre lecture des évangiles qui conduit à une
telle conception. J’ai la fâcheuse impression, comme d’autres
protestants d’ailleurs, que vous tenez un double langage selon
que vous parlez à des gens mariés ou à des religieux.
362
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Aux religieux, et surtout aux religieuses, vous dites qu’ils ont
choisi la meilleure voie de sainteté et aux autres, vous dites que
leur forme de vie est aussi digne que celle des religieux.
Il faudrait savoir s’il y a une double vérité en ce domaine. Je
ne méconnais pas la grande générosité de ces hommes et de ces
femmes — passons sur certains excès répréhensibles de leur zèle
religieux — mais c’est la théologie qui est sous-jacente à ce
langage typiquement « romain » qui est non seulement irritante
mais fausse et très mal fondée dans les textes de l’Écriture dont
vous déformez le sens… De plus cet « appel » de Dieu ne se fait
pas entendre dans toutes les Églises chrétiennes…
LE CHANOINE.
– Voyons, voyons… Même dans les Églises où le célibat n’est
pas requis en vue du sacerdoce, il y a des religieux et des
religieuses…
LE PSYCHANALYSTE.
– Sans pouvoir me prononcer sur le fond du débat théologique
qui vient d’éclater entre, d’une part, deux femmes, une juive et
une protestante, et un prêtre romain, d’autre part, j’ai
l’impression qu’un certain nombre de complexes inconscients
jouent chez les uns et les autres : une certaine révolte des
femmes envers une Église romaine, exclusivement masculine
dans ses instances dirigeantes, et un complexe narcissique de ces
instances à vouloir se reconnaître dans les textes sacrés et à y
trouver une justification de leurs comportements. Un peu de
lucidité sur soi-même peut parfois aider à chercher une vérité
plus objective.
Que pensent aussi les femmes catholiques face à l’attitude
doctrinale des autorités romaines à leur égard ? Peut-être
pourrions-nous avoir le témoignage de l’une ou l’autre
participante sur le sujet !
LE MODERATEUR.
– Vous, Madame, qui êtes infirmière. ?…
LE PSYCHANALYSTE.
– Pas de réponse ! Que faut-il en conclure ? Qu’il n’y a pas
encore chez les femmes catholiques de prise de conscience assez
forte de ces problèmes ? Ou qu’il y a de moins en moins de
femmes catholiques ? L’Église, après avoir perdu le monde
scientifique, celui des physiciens à la suite de la condamnation
de Galilée, celui des biologistes, suite au rejet de Darwin, et
après avoir laissé se former la classe ouvrière en dehors d’elle au
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
363
siècle dernier, n’est-elle pas en train aujourd’hui de s’aliéner la
majorité des femmes ?
Le silence et la désaffection des femmes envers l’Église
pourraient être encore plus dommageables pour elle que leurs
protestations. C’était l’inculture des femmes dans le passé qui
faisait d’elles des paroissiennes dociles et serviables, relativement peu dangereuses pour le célibat des prêtres. Et c’est l’état
de soumission imposé aux femmes dans les cultures humaines
qui leur fait choisir la soumission religieuse... Celle-ci est même
plus douce que la soumission à leurs maîtres masculins...
LE CHANOINE.
– Ce n’est plus une argumentation théologique mais une
polémique journalistique ! Comme si la doctrine de l’Église
devait toujours être ramenée à la question du célibat ou du
mariage de prêtres et à l’interdiction faite aux femmes d’accéder
au sacerdoce ! Comme s’il n’y avait pas des questions plus
importantes que cela ! Et on revient sur le sujet chaque fois qu’il
y a un « scandale » : un prêtre ou même un évêque qui
abandonne le sacerdoce pour poursuivre une liaison sentimentale
et s’installer dans une vie familiale... Qu’est-ce que cela a à voir
avec la foi catholique ? ...
LE PREMIER PHILOSOPHE.
– Excusez-moi, Monsieur le Chanoine, mais je ne pense pas
qu’il y ait lieu de s’irriter des remarques qui ont été faites.
D’abord, il ne faut pas confondre les occasions où les problèmes
se posent et les problèmes eux-mêmes. Les occasions relèvent
peut-être de la rubrique des faits divers, mais les problèmes sont
sérieux. Ensuite, ce ne sont pas les laïcs qui font du célibat des
prêtres une pièce centrale de l’organisation de l’Église
catholique. C’est la hiérarchie elle-même. De même, c’est
l’autorité majeure de l’Église catholique qui estime que seuls les
hommes sont aptes à devenir prêtres et que les femmes sont
exclues du sacerdoce. Et cette aptitude des uns et cette inaptitude
des autres relèverait, nous dit-on, de la « constitution divine de
l’Église ». Ce ne sont pas les fidèles qui ont décidé cela. Certains
sont d’accord avec cet état de choses, d’autres s’en scandalisent.
C’est leur droit, je pense. Si les autorités ecclésiastiques ellesmêmes donnent de l’importance à ces sujets, qu’on ne reproche
pas aux fidèles de se questionner à leur sujet, lorsque l’occasion
s’en présente.
De plus, lorsque des autorités ecclésiastiques nous disent que
ce ne sont pas elles qui excluent les femmes du sacerdoce, mais
que c’est Jésus lui-même qui en a décidé ainsi et qu’il
n’appartient pas aux autorités romaines de changer cette
364
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
décision, est-ce qu’elles n’aggravent pas encore le problème en
rejetant sur Jésus la responsabilité d’une telle discrimination ?
N’est-ce pas dresser un obstacle de plus devant ceux qui,
éprouvant de la sympathie pour Jésus, seraient portés à croire en
lui, mais qui en sont retenus par les agissements d’une certaine
administration romaine ? S’il y a beaucoup de critiques
malveillantes à l’égard de l’Église — ce que comme philosophe
je déplore — est-ce que l’Église ne pense pas trop souvent que
toute critique ou toute demande de justification rationnelle est
inspirée par la malveillance ? En agissant ainsi, ne dessert-elle
pas la cause du Christ ?
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Votre mise au point est pondérée. Je l’apprécie, d’autant
plus que vous formulez vos réserves sous forme interrogative. Il
ne faudrait toutefois pas exagérer la formule : « L’évangile, c’est
admirable, s’il n’y avait pas les Chrétiens ! » et opposer trop
facilement l’Église et le Christ. C’est un peu à la mode. Mais je
reconnais qu’une certaine théologie catholique pousse à une telle
réaction, tout comme une certaine intransigeance romaine a
souvent dans le passé poussé d’autres catholiques dans le
schisme ou l’hérésie. Il faut cependant prendre aussi en compte
les efforts d’ouverture que fait l’Église catholique aujourd’hui.
Ils sont réels, malgré les inerties et les freins inhérents à toute
institution. Enfin, il ne faut pas négliger l’influence des idées du
temps. L’Église n’est pas capable de s’y rendre insensible et sa
lecture des textes sacrés en est tributaire à chaque époque de
l’histoire.
C’est un travail immense pour les historiens que de démêler
l’écheveau des influences et contre-influences réciproques entre
l’Église et les cultures. Dans les situations de conflits, il faut de
la patience et du discernement et il convient d’étudier chaque
question dans le détail en elle-même et dans ses rapports avec les
autres affirmations de la foi chrétienne ainsi qu’avec les
réflexions des philosophes.
Pour en revenir aux différents thèmes de ce colloque sur la foi,
il faut bien admettre que l’Église dans le passé a surtout
développé une « spiritualité de l’individu », une spiritualité de
l’homme « seul », même lorsqu’il vit en communauté avec
d’autres. C’est une spiritualité d’hommes et de femmes, qui sont
juxtaposés à côté les uns des autres, individuellement en face de
Dieu, bref une spiritualité pour « moines et moniales », selon
l’étymologie de ces mots.
On ne peut pas ne pas reconnaître dans l’élaboration de cette
spiritualité l’influence de la pensée grecque comme ce colloque
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
365
l’a souligné à maintes reprises. Et c’est ce type de spiritualité que
l’on généralisait pour toute forme de vie, y compris pour les gens
mariés, et pour les parents et les enfants les uns envers les autres.
Il n’y avait pas de spiritualité proprement familiale. L’idéal de
vie pour les gens mariés était de vivre comme s’ils ne l’étaient
pas. Et pour les enfants, de devenir adultes, comme s’ils
n’avaient pas de parents, de les quitter pour le couvent. Et
parfois même pour les parents, d’abandonner leurs enfants dans
un monastère et de se retirer eux-mêmes, séparément bien sûr,
dans un couvent.
Et l’on proposait, comme exemple de cet idéal, la vie de Jésus
et celle de sa mère Marie, comme s’ils avaient vécu en
« célibataires ». Or selon la vérité des textes, d’une part, Jésus
homme vécut comme l’aîné de la famille nombreuse engendrée
par Joseph et Marie et, d’autre part, en raison de son union
personnalisatrice avec le Verbe, et ainsi conjointement avec le
Père, sa descendance divinisée n’est autre que l’humanité
entière. Mais les textes les concernant ont été lus et interprétés en
fonction de cette façon individualiste de concevoir l’idéal de la
vie chrétienne.
Cette spiritualité n’était pas exempte de générosité, de
dévouement et d’abnégation de soi. Elle était souvent l’occasion
de pratiquer de nobles vertus. Le problème n’est pas de dénigrer
ce qui mérite considération et estime. Le problème est de savoir
si une telle spiritualité est vraiment d’inspiration évangélique, ou
si l’inspiration évangélique de la vie ne peut se traduire que par
cette seule forme de spiritualité.
J’estime devoir affirmer, à la suite de nos discussions sur la
fiducialité, que l’évangile pourrait inspirer une autre forme de
spiritualité, plus appropriée à la vie de couple et à la vie de
famille. Peut-être serait-elle aussi plus en accord avec les
grandes vérités de la révélation chrétienne et plus en harmonie
avec la tradition biblique juive ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Ce qui permettrait également de concevoir une base de
complémentarité véritable entre le judaïsme et le christianisme.
LE THEOLOGIEN THEOLOGUE.
– Bien sûr ! C’est une simple distraction de ma part de ne pas
l’avoir mentionné.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Toutefois, il était dans la logique de la spiritualité habituelle
de l’Église de dire que le célibat était une forme de vie
moralement supérieure au mariage. Le fait que les responsables
366
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
ecclésiastiques, à part précisément quelques « intégristes »,
n’osent plus parler de la sorte et le fait que les raisons invoquées
traditionnellement en faveur du choix du célibat sont désormais
passées sous silence ne changent rien à l’existence de ces
conclusions découlant logiquement de cette spiritualité
habituelle. Il y a donc quelque part une source d’erreur. Où se
loge-t-elle ? Certainement pas dans le fait que cette spiritualité
ait suscité d’admirables élans de générosité d’hommes et de
femmes célibataires, mais dans le fait qu’elle n’ait pas été
capable de reconnaître et d’apprécier de pareils élans de
générosité chez des époux et des parents dans le cadre de la vie
familiale ordinaire.
Quelle est la proportion de pères et de mères de famille
« canonisés » par rapport au nombre de saints célibataires ? Vous
savez comme moi qu’elle est très petite. C’est là un signe qui
indique la source de l’erreur de la spiritualité habituelle. Elle est
erronée parce qu’elle est « incomplète ». Elle ne parvient pas, en
effet, à donner aussi une « âme évangélique » à l’ensemble des
relations familiales, comme elle le permet pour le célibataire.
Une autre spiritualité qui aurait l’effet inverse, qui valoriserait
la vie conjugale et ne permettrait pas d’apprécier les valeurs du
célibat serait pareillement erronée. L’erreur serait du même type,
mais en sens inverse. Par vision partielle. Il convient donc de
chercher une « spiritualité » susceptible d’intégrer ces deux
aspects de l’existence, celui de la vie conjugale et celui du
célibat, selon leur spécificité, sans les assimiler l’un avec l’autre
et sans les subordonner l’un à l’autre. On pourrait parler d’une
spiritualité intégrale et non plus partielle, une spiritualité fondée
sur une ontologie intégrale, laquelle ne peut être que
relationnelle.
LE PSYCHANALYSTE.
– Vous voulez réaliser la quadrature du cercle. Il faut bien
choisir entre le célibat ou le mariage. On ne peut vouloir les deux
à la fois en même temps.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Bien entendu ! Il n’y a pas à discuter pareille évidence. Mais
cette évidence ne concerne que l’individu en tant qu’individu. En
nous focalisant sur cette impossibilité, nous restons encore en
quelque sorte dans le cadre d’une vision individualiste des
choses, je veux dire : dans le cadre d’une conception non
relationnelle de l’être. Pour tenir compte de cette double
situation : célibat et mariage, et lui concevoir une éthique
spécifique, nous retombons alors dans une vision dualiste : une
spiritualité élevée pour les moines et une spiritualité rabaissée
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
367
pour les gens mariés. C’est l’une ou l’autre. Elles ne peuvent que
s’opposer et ne sont pas perçues comme complémentaires.
LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE.
– En tant que responsable de la formation de futurs prêtres,
j’aimerais savoir comment les rendre complémentaires ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Ce n’est pas moi qui les rend complémentaires. Elles le sont
par nature. Ce qu’il faut, c’est constater leur « complémentarité ». Le mot est trop faible. Il faut dire leur « implication
réciproque ». Mais pour cela, comme le disait Platon à celui qui
veut contempler le Bien en soi, il faut « regarder dans la bonne
direction », car l’œil de l’âme est bon, et il ne s’agit pas de
mettre la « vue » dans des yeux aveugles.
LE CHANOINE.
– Vous voulez dire alors que pendant 20 siècles on a regardé
dans la mauvaise direction... C’est bien prétentieux ! La
théologie catholique s’est beaucoup inspirée de Platon. Alors
Platon regardait-il aussi dans la mauvaise direction. ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je veux simplement dire que pendant 20 siècles on a
progressivement tourné la tête pour la mettre enfin dans la bonne
direction… Platon a commencé de « sortir de la caverne » en
tentant d’accorder les thèses antinomiques d’Héraclite et de
Parménide. Mais il eut lui-même conscience d’avoir échoué.
Aristote corrigea certains défauts, mais le « blocage » de la
conception parménidienne de l’unité demeura. Il faut poursuivre
la mise au point, faire sauter ce « blocage » et renoncer
radicalement, c’est-à-dire jusqu’à la racine, aux conceptions
platoniciennes et néoplatoniciennes qui en sont tributaires.
Elles estimaient qu’en renonçant le plus possible aux désirs du
corps, non seulement aux activités sexuelles dépravées, mais à
l’union conjugale, on s’élevait dans les réalités spirituelles et
qu’on s’approchait plus purement du divin..., de l’Un en soi en
lequel on se fondait mystiquement...
LE CHANOINE.
– Ah ! Comment renoncer à ces conceptions païennes?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– En prenant, comme base de réflexion pour une spiritualité
totale, une ontologie qui soit en contradiction stricte avec
l’ontologie classique qui ne nous permet qu’une spiritualité
partielle individualiste. Je n’en vois pas d’autre qu’une ontologie
368
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
relationnelle. Elle est rationnellement fondée et elle nous permet
une intelligibilité cohérente de la révélation de Dieu en la
personne de Jésus. Dieu est en lui-même une famille de trois
personnes, nous créant comme des êtres familiaux à son image et
il nous élève en sa propre perfection selon un mode de relation
familiale. Je le répète en termes de révélation : Le Père avec sa
Parole incarnée en Christ, tous deux conjointement, nous élèvent
en une fraternité universelle « divinisée » en l’Esprit.
Ce faisant, ils nous libèrent de notre capacité de pécher, et de
toute imperfection de notre liberté dans nos relations humaines
interpersonnelles. Ainsi, le pardon de Dieu n’est pas seulement
une « absolution » verbale de nos fautes, un effacement de
l’ardoise de nos dettes, mais une véritable réalité, nouvelle par
rapport à la présente, comme c’est le cas pour sa révélation en la
création.
La fécondité trinitaire du Royaume, au Jour de notre dernier
jour, nous transforme, nous « justifie », nous « recrée justes » de
pécheurs créés que nous sommes et restons actuellement. Elle
nous établit dans un ordre de parfaites justice et sainteté dans nos
rapports interpersonnels de foi et d’amour.
À elle seule, une personne humaine ne peut dans sa propre
réalité de vie témoigner adéquatement d’un Dieu Trinité de
personnes et de son œuvre en son déploiement trinitaire. En se
pensant dans sa seule individualité, personne ne le peut, ni un
homme seul, ni une femme seule, ni le Tiers filial seul, qui
procède conjointement de l’homme et de la femme. L’existence
sexuée de l’homme et de la femme est la condition pour des
personnes spirituelles incarnées dans le monde, dans le temps et
l’histoire, de pouvoir actualiser, accomplir et réaliser leur
relationnalité spirituelle en image ontologique du Dieu qui les
crée.
Ce qui est le plus hautement spirituel en l’être humain est
aussi ce qui est le plus profondément charnel. Il faut que nous
soyons conscients de cette dignité spirituelle qui s’exprime dans
le corps humain, et qui sans lui ne pourrait pas s’accomplir, afin
que notre vie soit indissolublement et pleinement réussie humainement et une « louange de gloire » à Dieu, pour reprendre une
expression de saint Paul.
L’homme et la femme dans leur engagement d’amour conjugal
et parental témoignent, par la réalité de leurs personnes et pas
seulement par des mots ou des proclamations doctrinales, du
Père et de sa Parole éternelle selon leur fécondité éternelle
envers l’Esprit-Saint. Et l’homme ou la femme qui fait le choix
du célibat ratifie de façon définitive sa relation filiale en
« Tiers » dans la famille. Il témoigne ainsi par toute sa personne
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
369
et pas seulement par des mots ou des formules dogmatiques de la
personne éternelle en Dieu qu’est l’Esprit-Saint, celle aussi qui
nous accueille en fraternité dans notre divinisation. Le célibat,
marque stable de filialité, est donc image anticipative de notre
divinisation en filialité en l’Esprit Saint. « De par… ou, en vue
du Royaume de Dieu » disait Jésus. Ce qui ne veut pas dire
qu’après la mort, nous redevenons des « individus » célibataires.
Semblablement, l’amour conjugal et parental est l’analogie du
Père et du Verbe incarné dans leur œuvre de divinisation de
l’humanité. Le couple chrétien engendre ses enfants en vue de
leur résurrection.
LE CHANOINE.
– C’est là une vue à long terme… à très, très, très long terme.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est pourtant cette vision que Paul avait lorsqu’il écrivait
aux gens de sa communauté de Corinthe : « De même que
l’homme est la « tête » par rapport à la femme (sous-entendez : la
femme est le « cœur » par rapport à l’homme), ainsi le Christ est
la « tête » (le révélateur de Dieu) par rapport à l’Église (pour la
prédication de l’évangile) et Dieu (le Père) est la tête par rapport
au Christ (Verbe incarné, sauveur de l’humanité) »
Le théologien exégète.
– Vous enrichissez beaucoup le texte… D’autres commentateurs y voient seulement une cascade dans l’exercice de
l’autorité. Dieu commande au Christ, le Christ commande à
l’Église, l’Église commande aux fidèles, comme le mari à sa
femme.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– S’il en est ainsi… Quelle régression vers certaines coutumes
orientales anciennes et malheureusement toujours actuelles…
C’est, en revanche, la réalité trinitaire de Dieu, en son
intelligibilité ultime qui doit inspirer la spiritualité chrétienne qui
se réclame de l’Évangile. En Dieu, les personnes sont égales en
dignité divine et leurs relations spécifiques s’impliquent sans
s’assimiler ni se subordonner en une seule individualité.
Aux hommes et aux femmes d’en prendre conscience et de
témoigner de Dieu selon les relations spécifiques en lesquelles
ils s’accompliront pleinement : conjugalité parentale et célibat
filial. Dans une famille l’enfant est la bénédiction de l’EspritSaint. En Israël, l’enfant est la bénédiction de l’Alliance de Dieu
avec Abraham et Sara. Dieu s’engage pour la descendance
d’Abraham et de Sara agissant ainsi avec eux, comme il existe en
lui-même à plusieurs. Le sens de l’amour humain en ses relations
370
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
familiales et la force de le bâtir pour l’éternité plongent leurs
racines dans l’être même de Dieu qui est d’essence familiale
trinitaire.
J’ose penser que cette manière de voir peut motiver en
profondeur le choix de notre vie ou son acceptation : amour
conjugal et parental, ou célibat filial. Mariage évangélique et
célibat évangélique sont ensemble nécessaires pour témoigner,
selon les principes d’une même spiritualité relationnelle, de la
révélation trinitaire en Christ.
Cette révélation n’est pas tombée du ciel, mais s’est incarnée
en Israël, le peuple qui a conçu et vécu sa continuité dans le
temps, comme une alliance conjugale de l’Éternel avec lui. Ce
faisant, Israël a donné un sens à l’existence humaine que tout
homme non-juif peut partager avec lui. Sens que les Chrétiens se
doivent, pour être chrétiens, de partager avec lui, non de lui
ravir… s’ils veulent en plus témoigner du sens de la Parole
divine en Christ pour notre participation à la filialité de l’Esprit.
LE CHANOINE.
– Vos réponses me poussent dans mes derniers retranchements. Je vous pose donc une dernière objection. Vous dites que
la famille en sa structure ternaire ontologique est l’image de la
Trinité. Or en Dieu le Premier, appelé Père, fait seul exister
l’Autre, son Verbe ou son Fils. Dans la famille humaine
l’homme ne fait pas exister sa femme. Il la rencontre, il la choisit
ou mieux la reconnaît… et est choisi et reconnu par elle. Ils
s’accordent réciproquement leur foi et se fiancent, puis se
marient, conçoivent leurs enfants et deviennent père et mère. La
relation dans le couple n’est donc pas à l’image de la Trinité. Il
n’y a pas communication initiale de vie de l’homme à la femme,
comme en Dieu.
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– C’est normal. Il est même nécessaire qu’il en soit ainsi.
C’est le signe que l’initiative de la création et de son épanouissement dans le temps appartient exclusivement et absolument à
Dieu. L’humain masculin ne peut en aucune manière disposer en
son être du pouvoir initial de faire exister l’humain féminin.
L’auteur du deuxième chapitre de la Genèse l’a merveilleusement compris.
Dieu crée le Masculin et du Masculin, il tire et fait exister le
Féminin. Il met dans l’humain une « image » de son premier
engendrement, mais il n’accorde pas au Masculin l’initiative de
sa possibilité. Une telle initiative qui implique l’absolu pouvoir
de faire exister est la propriété exclusive de Dieu, propriété
identique à son être même.
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
371
Mais à partir de ce qu’ils sont, Dieu les met en initiative de se
communiquer aux « tiers », leurs enfants masculins et féminins,
qu’ils conçoivent et engendrent. L’initiative dans le couple et la
famille s’actualise en dépendance de l’initiative absolue de Dieu.
La fiducialité théologale reconnaît à Dieu l’absolue initiative de
sa révélation.
En conséquence, toute idée et tout comportement de
supériorité ou de domination, plus ou moins violente, de
l’homme envers la femme s’apparentent à une volonté de
disposer de la femme et d’avoir sur elle une initiative première.
Toutes ces conduites sont donc une méconnaissance ou une
contestation de l’initiative absolue de Dieu instaurant la relation
communicative de l’homme et de la femme envers le « tiers »
d’eux-mêmes. On peut donc dire que ces conduites de
domination sont la forme originelle du mal en l’humanité, le
refus majeur d’obéir en vérité à Dieu.
Si nous considérons maintenant notre « divinisation »
libératrice du mal, nous voyons aussi que le Père « envoie » son
Verbe en l’humanité, et que le pouvoir de « salut » en Christ
s’actualise en dépendance du Père et du Verbe éternel. Notre
salut s’opère donc en l’Esprit, en tierce position ontologique.
Jésus en son humanité a pleinement reconnu cette initiative
absolue du Père. Pour cette raison, son « obéissance » fut parfaite.
LE CHANOINE.
– C’est une obéissance bien « spéculative », et bien plus facile
à endurer que le sacrifice de la croix… Mais passons... J’ai une
réticence plus grave…
Votre parallélisme entre la structure trinitaire de Dieu et la
structure ternaire de la famille humaine est pris en défaut par le
langage de la liturgie. Le Verbe, en Dieu, est, dites-vous, en
position « conjugale » par rapport au Père et en position
« maternelle » par rapport à l’Esprit qui est en position filiale par
rapport au Père et au Verbe. Or le Verbe est aussi, dit la liturgie,
le « Fils » du Père, son Fils éternel. Comment peut-il être
« Verbe-épouse » et Fils ?
De plus, vous avez dit que, comme croyant, vous priez le Père,
le Fils et le Saint-Esprit. Alors…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Oui et je fais comme tout chrétien mon « signe de croix »,
consciencieusement… Vous parlez de liturgie… Je vous
répondrai en croyant… Cette appellation de « Fils unique » me
semble naturelle, puisque c’est le vocabulaire religieux de la
Trinité salvatrice, le vocabulaire du « Symbole des Apôtres ».
372
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Les appellations des personnes de la Trinité s’enracinent dans
l’événement de l’incarnation du Verbe en l’humanité créée.
LE CHANOINE.
– Et comment comprenez-vous cette appellation de « Fils
unique », puisqu’il s’agit d’une filiation éternelle et non d’une
relation conjugale ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Je la comprends en tant que théologien. Et pour cela, je ne
me contente pas d’un langage religieux qui, certes, témoigne
d’une révélation transcendante, mais ne se préoccupe pas de la
cohérence ontologique des symboles symbolisateurs qu’il utilise.
Il lui suffit de viser une réalité symbolisée qui, elle, se doit d’être
ontologiquement cohérente. Le croyant fiducial, qui a compris la
rationalité de sa foi et requiert une révélation intelligible en soi,
afin d’honorer, par la qualité de sa foi, le Dieu créateur et révélateur, s’efforce de rejoindre une intelligibilité ontologiquement
cohérente de cette révélation divine. Le croyant religieux honore
Dieu à sa façon. Puisse-t-elle être toujours valable !
LE CHANOINE.
– Vous n’inventez rien ! C’est ce que les grands saints
théologiens ont toujours tenté de faire…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
Je m’en réjouis… Je m’efforce seulement de les imiter… Et
pour cela je me sers de la philosophie relationnelle que je vous ai
exposée et de la compréhension de Dieu qu’elle me permet
d’acquérir.
L’appellation « Fils unique » a une histoire dans la Bible.
Appliquée à Isaac, elle implique un amour privilégié : « mon fils
bien aimé ». L’évangile met en scène une « voix céleste » qui dit
« Celui en qui j’ai mis toute mes complaisances ». C’est cet
amour qui est le fondement de l’unicité du fils.
Le « Fils » dont il s’agit dans le cas de Jésus, est un « fils
d’homme », un fils privilégié, exceptionnel parmi tous les fils
d’homme. Ce « Fils de l’homme » est unique en raison de la
présence divine en lui.
L’unicité de ce fils d’homme ne signifie nullement qu’il est le
fils humain unique de Marie. Unique entre tous les hommes par
la présence divine qui l’habite, il est bien entendu unique aussi à
ce titre parmi les autres enfants de Marie et de Joseph. C’est
l’évidence. Jamais autre femme n’a enfanté, et jamais Marie n’a
enfanté une seconde fois un tel fils. Jamais Marie, pas plus que
Joseph n’ont produit la divinité présente en leur fils. Mais ils
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
373
sont pleinement les parents de ce fils habité de la présence
divine. Comment en ont-ils pris conscience ? C’est une autre
question.
La présence divine dans le « Fils de l’homme » ne signifie pas
non plus qu’en Dieu, cette présence divine soit une réalité en
statut de filialité, bien que cette présence divine en un fils
d’homme, donne à ce fils un statut de « Fils éternel » de Dieu. Ce
fait double la signification de la paternité de Dieu. Dieu en tant
que créateur peut être nommé « Père », au sens symbolique du
terme, lorsque son action créatrice est pensée plus
particulièrement envers les personnes humaines. Il n’existe pas
dans notre expérience humaine de symbole plus fort et plus
significatif. Dieu est aussi « Père » et de façon suréminente de ce
« fils d’homme ».
Ce Dieu, qui est créateur et qui se manifeste en ce « fils
d’homme », Jésus, est aussi l’Esprit qui guide l’Humanité et la
rapproche de Lui.
Nous sommes devant une trilogie d’appellations de Dieu, non
pas de Dieu en lui-même, mais de Dieu dans sa relation avec
l’humanité, formulée dans le cadre du monothéisme biblique
à l’époque de Jésus. Cette trilogie n’est pas suffisamment
explicite. Aussi souleva-t-elle rapidement de nombreuses questions. Les réponses se répartissent en trois catégories. L’une
comprend qu’il s’agit d’un Dieu monopersonnel considéré selon
trois moments de son œuvre : création, révélation, sanctification.
L’autre présente une vision pyramidale : un Dieu monopersonnel, aidé dans son œuvre par un « intermédiaire » glorifié
pour ses services au bénéfice des hommes. La troisième
reconnaît de plus en plus clairement, que la réalité de la création
et d’une révélation de salut requiert l’existence d’un Dieu
tripersonnel.
L’incarnation de Dieu en un « fils d’homme » n’est pas seulement un acte de « surpuissance » créatrice prenant possession
d’un « homme de Dieu », ce qui en ferait un « démiurge », mais
une réelle présence divine en un homme. Cette présence divine
en un homme forme, d’une part, une si totale unité personnelle
avec son humanité et, d’autre part, maintient une telle distinction
de son humanité d’avec Dieu que cette distinction est fondée en
Dieu même et que l’idée d’un Dieu monopersonnel n’est plus
compatible avec une telle révélation.
Comment appeler cette présence divine personnalisant un
« Fils d’homme » et faisant de lui, aux yeux des hommes, un
« unique » parmi les hommes ?, Il est naturel que ce soit du titre
de « Dieu Fils », de « Dieu, Fils éternel du Père », pour marquer
la distinction qu’elle implique en Dieu même.
374
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Cela ne signifie pas que cette dénomination, en raison de son
statut de filialité humaine, implique un statut ontologique
relationnel de filialité en Dieu. Mais il est possible d’utiliser
symboliquement et culturellement, et donc en dehors de sa
structure ontologique ternaire, la relation « père-fils » pour
indiquer une relation d’un autre type ontologique, sous un aspect
que peut suggérer la relation culturelle symbolique « père-fils ».
C’est une possibilité d’expression pour le langage religieux
spontané. C’est aussi une possibilité pour le langage
théologiquement élaboré, à condition qu’il sache qu’il ne doit
pas l’ontologiser.
Jean, le disciple que Jésus estimait, et qu’il avait pu former
tout spécialement en des entretiens méditatifs de haute réflexion
sur sa propre personne et sa mission de salut, avait compris cette
situation. C’est pour cela que Jean s’est efforcé d’une part de
présenter la « parole révélatrice » de Dieu, comme une réalité
vivante en Dieu et distincte du Dieu qui la prononce et d’autre
part d’identifier cette parole que Dieu prononce en lui-même
avec le « fils de l’homme » qui était son Seigneur.
Ne peut-on pas dire que le Dieu créateur, qui fait l’Humain à
son image, tire la femme de l’homme, à la manière dont en luimême le Père, qui est la « Voix », fait exister l’Autre qui est sa
Parole. Aussi, l’homme doit donner réalité à la femme, comme
sa voix humaine n’est voix réelle qu’en prononçant sa parole.
Dans la scène de la création, l’homme Adam ne dit-il pas
« Voici l’os de mes os, la chair de ma chair ». Dans l’absence ou
l’impossibilité de cette parole, il ne pourrait exister lui-même ni
nommer sa femme « mère des vivants » et donc aller avec elle
vers le Tiers vivant qui procède de leur sang.
LE PSYCHANALYSTE.
– Personnellement, je verrais bien votre symbolisme se
prolonger aussi en trilogie : la Voix, la Parole et l’Écho produit
par la Parole et la Voix…
LE CHANOINE.
– Une nouvelle fois, vous êtes parvenu à retourner la situation
à votre avantage… Mais je ne me rendrai que lorsque j’aurai tout
compris… Bravo… quand même.
L’HISTORIENNE.
– Merci d’avoir souligné la place de la femme dans les
relations fiduciales. Il n’y a donc pas de paternité sans maternité,
même en Dieu... Voilà qui est important pour que notre dignité
soit vraiment reconnue… Mais comme historienne, j’ai encore
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
375
une question. Les penseurs religieux juifs, disons ceux du
judaïsme rabbinique, n’ont pas partagé les idées de Jésus. De
plus, je ne retrouve pas dans les documents une problématique
comme la vôtre. Ne réécrivez-vous pas l’histoire telle qu’elle
aurait dû être selon vos vues ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Nullement, même si on peut en avoir l’impression ! La
raison en est que, sous l’histoire « observable », celle des
historiens, mais pas sans « l’histoire des historiens », le philosophe perçoit l’histoire de ce qui se réalise au plus profond de
l’être humain. Il est vrai que collectivement et explicitement, les
Juifs ne se sont pas encore posé la question de la condition de
possibilité en Dieu d’un acte créateur, ni celle de l’ampleur de
cet acte créateur, c’est-à-dire de son « futur » transcendant.
Pas plus d’ailleurs que les penseurs chrétiens, notez-le bien !
En vous citant, il y a quelques instants, Buber et Lévinas, je ne
suis pas loin de penser que ce sont des penseurs juifs, ou des
penseurs qui vont puiser aux sources juives, qui élaborent et
élaboreront les conditions intellectuelles pour qu’une telle
question se pose.
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– Y a-t-il des raisons particulières qui retiennent les Juifs de la
poser ? En effet, c’est bien vous que j’entends poser cette
question des conditions a priori de possibilité de l’acte créateur
et vous n’êtes pas juif, mais chrétien ! Alors ? Il y a là une
disparité que je ne m’explique pas. Vous prétendez reconnaître
dans le judaïsme une démarche qu’il ne pratique pas…
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Qu’il pratique toutefois jusqu’à un certain point… C’est
donc précisément comme chrétien, que je puise aux sources du
judaïsme ! Et je le fais même « en traversant » tout l’héritage
grec du christianisme. Durant mes études de philosophie, je me
suis d’abord aperçu que les théologiens chrétiens ne parvenaient
pas à rendre compte des vérités de leur foi avec les philosophies
grecques qu’ils utilisaient. Ensuite, j’ai mesuré l’insuffisance de
la pensée grecque pour rendre compte de la simple aptitude
humaine à croire. La philosophie grecque —, quels que soient
ses mérites par ailleurs, et que comme philosophe je ne conteste
pas, puisque j’en adopte la méthode —, ne peut par les seuls
concepts qu’elle a mis au point rendre compte de notre
« pulsion » naturelle à croire, pour reprendre l’expression de
notre ami psychanalyste. La pensée grecque ne dispose donc pas
non plus des concepts permettant d’analyser correctement la
376
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
forme juive de cette « pulsion », et le message évangélique qui
en est « sorti » maternellement.
Pour être reçu, l’évangile fait appel à elles deux, c’est-à-dire à
cette aptitude dynamique naturelle de croire, et à son élaboration
et à sa mise en forme par le peuple d’Israël au cours de son
histoire et aujourd’hui encore. Je m’explique et je prends comme
exemple le problème même sur lequel nous discutons. Pour les
Juifs, Dieu est libérateur, fondateur même, si l’on veut, de leur
peuple et donc créateur de tous les peuples. Pour les grecs, Dieu
est l’être substantiel parfait qui se suffit à lui-même en sa
solitude. Il ne peut donc même pas avoir la moindre
connaissance des hommes de la terre. En revanche, ceux-ci
désirent le connaître, le contempler et ils sont attirés par lui,
parce qu’il est l’objet le plus merveilleux qu’ils puissent
concevoir, mais lui, il les ignore en son « splendide isolement ».
Comme notre ami nous a demandé de ne pas désespérer des
possibilités futures de la théologie catholique, considérons la
solution qu’elle a proposée « dans le passé », à savoir, un
emboîtement « en force » de ces deux conceptions ! Elle résout
le dilemme entre la perfection absolue solitaire de Dieu et son
activité créatrice en disant qu’Il crée et « connaît toutes choses en
se connaissant lui-même ». Comme c’est rationnellement
incompréhensible, ils déclarent que c’est un mystère qu’il faut
croire ! Passons ! En réalité, une telle affirmation n’est autre
chose qu’une façon de tenir pour vrais les deux termes du
dilemme, sans pouvoir montrer l’intelligibilité de leurs rapports.
LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE.
– Pourquoi cette impuissance à résoudre ce faux dilemme ?
L’AUTRE PHILOSOPHE.
– Parce qu’à partir d’une conception de l’être régie par l’idée
totalitaire de l’unité indivise, et handicapée par une méconnaissance de l’intelligibilité de la négation dans l’être, il n’est pas
possible d’énoncer le principe de l’unité des termes de ce faux
« dilemme ». Aristote et les Juifs sont sur ce point plus logiques.
Pour Aristote, Dieu est seul, et pour les Juifs, Dieu n’est pas
parfait… Mais leur logique ne rejoint pas toute la réalité. Leurs
positions, qui sont en relation logique de contrariété, peuvent
être toutes les deux fausses. Et elles le sont. La vérité a deux
exigences : fidélité à tout le réel et rigueur logique. Nos idées de
la perfection divine et de la puissance créatrice doivent pouvoir
non seulement se concilier, mais s’impliquer l’une l’autre.
Toutefois la position juive est préférable à celle d’Aristote, car
la position juive est « féconde », en ce sens qu’elle n’est pas
spéculativement arrêtée et figée dans l’immobilité. Elle est peut-
LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU
377
être psychologiquement « bloquée », — blocage qui a sans doute
une signification pour le philosophe et le théologien de l’histoire
—, mais elle reste « ouverte » à un double titre : spéculativement
ouverte pour l’intelligence humaine et ontologiquement ouverte,
si je puis dire pour l’action de Dieu envers l’homme. La position
d’Aristote emprisonne Dieu dans sa solitude. Mais cet emprisonnement n’est que dans la pensée d’hommes. Elle ne peut donc
conditionner Dieu, ni paralyser son action. Mais puisqu’elle est
une pensée en l’homme, elle peut empêcher l’homme de
comprendre l’action de Dieu envers lui. Il se dit alors qu’il est en
face d’un « mystère ».
C’est donc entre la position juive et les exigences de la raison
humaine en tant que telle, et non en sa forme grecque, qu’il faut
trouver une conciliation et résoudre notre dilemme. C’est aussi
pour cela que Dieu s’est révélé personnellement en Jésus, dans le
judaïsme et non dans la culture grecque. Celle-ci est, en effet,
radicalement incapable de recevoir de Dieu directement une telle
révélation. Elle recevra seulement une « prédication » humaine
de cette révélation, et en cherchant à la comprendre elle lui
imposera aussi ses insuffisances spéculatives, tout en ayant
cependant le souci de ne pas la déformer, mais en l’infléchissant
quand même.
LE MODERATEUR.
– Toutes les bonnes choses ont une fin… Une dernière
question nous arrive de l’auditoire… Malheureusement nous
n’avons plus le temps d’y répondre... Je la transmets à Monsieur
Debruquel, à qui elle est adressée et qui ne manquera pas d’y
répondre de façon appropriée...
Nos débats furent fructueux. Toutefois, j’ai l’impression que
nous ne sortirons pas indemnes de ce colloque. Nous avons
secoué beaucoup d’idées routinières et de nouvelles voies s’ouvrent devant nous pour concevoir la vie autrement, de façon plus
enthousiasmante... Nous risquons aussi de lire l’Écriture sous un
angle nouveau. Peut-être ferons-nous de nouvelles découvertes !
J’ai une dernière question à vous poser. Souhaitez-vous
recevoir les « actes » de ce colloque ? ... Tous, vous le
souhaitez ! Voilà une belle unanimité ! Dans ce cas nous
pouvons tous ensemble remercier les gens du personnel
technique qui ont veillé à enregistrer intégralement tous nos
débats. Ils ont bien mérité ce petit cadeau que je vais leur
remettre en votre nom.
Applaudissements...
Je veillerai à ce que la transcription de ces enregistrements ne
prenne pas trop de temps et à ce que les tirages photocopiés vous
soient envoyés rapidement.
378
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
Leur lecture nous donnera certainement l’occasion de
reprendre contact et de poursuivre nos discussions par d’autres
moyens. La liste des participants et leurs coordonnées seront
jointes aux « Actes » de ce colloque qui fut, en fait, celui de la
« fiducialité ».
Il est bien entendu que vos amis et connaissances qui liront ces
actes pourront également prendre part à ces échanges.
Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter... ou plutôt, il ne
nous reste plus qu’à nous souhaiter les uns les autres un bon
et instructif séjour en terre d’Israël, terre de la descendance
d’Abraham et de Sara, terre de l’éveil de la foi, terre de la
révélation de Dieu en Jésus, terre par excellence de la fiducialité
humaine...
Au revoir à tous !
QUESTION HORS SEANCE
Interpellation tardive d’une femme dans l’assistance
– Je suis divorcée. Mes enfants vivent avec moi, étant donné
les comportements violents de leur père et son refus de travailler.
En raison de mon expérience meurtrie de la vie conjugale et
familiale, je me demande comment la famille peut être l’image
de Dieu. Mon aînée a un mouvement de recul chaque fois qu’elle
entend dire que Dieu est « père ». Votre philosophie n’est valable
que pour les gens heureux, ou pour ceux qui peuvent encore
rêver à quelques miettes d’un bonheur recomposé… Je ne suis
pas la seule dans ce cas… Peut-être y a-t-il aussi des hommes qui
ont des raisons de penser comme moi ?… Excusez la brutalité de
ma question… D’ailleurs je n’ai pas vraiment envie de la
poser… Ce n’est que maintenant, à la fin de vos discussions, que
je me force à le faire… Peut-être trop tardivement… !
Monsieur Debruquel
– Je voudrais trouver des mots de compassion adéquats pour
partager votre souffrance… Mais je sais qu’aucune parole ne
peut remédier à ces échecs douloureux de l’existence. Lorsqu’il y
a divorce sans enfants, la déchirure est seulement affective, s’il
est permis de parler ainsi… Un nouveau départ est possible…
On doit souhaiter alors qu’il ne soit pas handicapé par l’échec
qui l’a précédé. Mais lorsqu’il y a des enfants, les ruines d’une
œuvre de bonheur qui s’est effondrée restent toujours présentes.
La grande difficulté est d’assumer au mieux la relation parentale,
paternelle ou maternelle, envers l’enfant ou les enfants, bien que
la relation conjugale qui lui a donné naissance et qui devait la
soutenir tout au long de l’existence n’est plus… Comment être
mère et n’être plus effectivement épouse ? Comment être père et
n’être plus effectivement époux ? Comment l’enfant peut-il
encore assumer sa relation filiale envers ses deux parents ? Pour
lui il s’agit parfois d’accepter qu’un des deux, bien qu’encore
vivant, soit tenu pour « quasi mort »… Quoi qu’on dise, l’enfant
doit affronter une forme de deuil…, de la mort du couple…
Cela montre que les relations interpersonnelles humaines,
même les plus constitutives de l’existence sont entachées
380
COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU
d’imperfection et affectées par la possibilité du mal. En
conséquence, toutes nos relations familiales, comme toute
personne humaine individuelle, doivent être « sauvées » de cette
imperfection par delà la mort. Le salut de notre personne
individuelle ne peut d’ailleurs se faire sans que s’accomplisse en
même temps le salut de nos relations familiales. Souvenez-vous,
Madame, si cela vous est possible… de tous les motifs
d’espérance qui ont été développés par les uns et les autres au
cours de ce colloque. Le salut par notre résurrection en JésusChrist est un salut familial en la Famille trinitaire de Dieu. C’est
très important ! C’est aussi réconfortant… Le poids de nos
souffrances ne doit pas nous faire méconnaître les vérités
premières et les espérances qui se dégagent de notre existence
familiale humaine.
Les différentes formes du mal qui peuvent affecter nos
relations familiales ne doivent pas nous empêcher de considérer
que la structure ternaire de la famille est la véritable image
ontologique des relations trinitaires en Dieu. En effet, les défauts
de notre intelligence, de notre volonté, de notre esprit ne nous
interdisent pas de considérer que Dieu est de nature immatérielle
et spirituelle, doué d’intelligence et de volonté aimante. C’est à
partir de notre nature humaine, bien qu’imparfaite et sujette au
mal, que nous parvenons à nous faire une certaine idée de Dieu.
Pour cela, il nous faut à la fois éliminer de notre idée de Dieu
toutes formes d’imperfection humaine et porter à l’infini toutes
formes des qualités d’esprit et de cœur, présentes en notre
humanité.
De même que nous devons être « sauvés » de la mort corporelle, laquelle est le propre de tout vivant biologique, par le don
divin de notre résurrection en tant que personnes conscientes et
libres, ainsi nous devons être sauvés des échecs de nos relations
conjugales, parentales et filiales, par une véritable divinisation de
ces relations au-delà de l’histoire présente, après la mort.
Le fait de la souffrance que nous éprouvons dans ces situations
d’échec : ruptures et haines réciproques (ou non) entre conjoints,
entre parents et enfants, montre combien il est absolument nécessaire que ces relations familiales soient, par delà notre mort,
libérées de toutes imperfections. Les raisons de nos souffrances
sont des indices d’espoir... L’espérance de ce salut peut être un
réconfort pour ceux qui souffrent. Ce n’est pas une illusion…
Soyez-en convaincue… Vos enfants vous seront reconnaissants
de votre certitude…
***
Joseph Duponcheele : docteur en philosophie
Contact email : <mailto:[email protected]>
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