PRESENTATION MONOTHEISMES RELIGIEUX ET PENSEE RATIONNELLE Imaginez ce qui suit. Une grande maison d’édition s’est spécialisée dans la publication d’ouvrages de philosophie, de théologie et d’histoire des religions. Elle organise, pour les auteurs de ses collections et leurs lecteurs, une croisière en Méditerranée... ou ailleurs à votre choix ! À bord quelques conférences sont au programme sur le thème très ouvert de « L’avenir des religions » ; des visites de villes sont proposées aux escales. Mais le but essentiel de cette croisière culturelle est de favoriser les échanges d’opinions, de susciter la recherche interdisciplinaire, de constituer des groupes de réflexion, dont les travaux pourraient ensuite être publiés. Aussi de nombreux moments de loisirs doivent permettre aux participants de se rencontrer librement selon leurs centres d’intérêts ou leurs goûts de la controverse... Dans son allocution d’accueil le Directeur de cette croisière culturelle avait suggéré différents thèmes : Les organisations sociales des religions. Les mythologies religieuses anciennes et modernes. L’archéologie religieuse autour de la Méditerranée. Les sources égyptiennes et mésopotamiennes de la Bible. La formation du christianisme et du judaïsme rabbinique. Les religions du Livre ! « de quel livre ? ». Les religions dans le monde scientifique et technique. Les morales religieuses et celle des « droits de l’homme ». L’homme responsable de ses religions. Les religions et Dieu. Raison et révélation. Leur essence et leur historicité. [...] Les participants peuvent aussi proposer d’autres sujets, souligna le Directeur de la croisière... Il fit toutefois remarquer que certains thèmes se recoupent et peuvent fusionner. Aux 8 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU participants est laissé le soin de se grouper librement... Ils peuvent aussi participer à un ou plusieurs ateliers selon les possibilités... Dans la grande salle d’accueil du paquebot, les échanges informels allèrent bon train, animés discrètement par des promoteurs de groupes. Une telle pédagogie non directive aurait conduit au fiasco le plus complet si les participants avaient manqué ou de culture ou de motivation. Mais ce n’était pas le cas... LE FAIT DE TROIS RELIGIONS MONOTHEISTES EST UN SCANDALE RATIONNEL PUR Un premier groupe s’est donc formé pour réfléchir critiquement sur les idées de foi et de révélation dans les religions monothéistes. Celles-ci en appellent par leur fondateur respectif à un même archétype ancestral de croyant : Abraham. Le judaïsme le revendique par Moïse, le christianisme par Jésus et l’islam par Mahomet. Ce raccourci historique pose, à celui qui ne s’enferme pas d’emblée dans les croyances de son groupe, de redoutables questions philosophiques sur : 1°) l’unicité de Dieu et celle de l’idéal du croyant, 2°) la diversité des révélations : trois — avec de multiples ramifications antagonistes —touchant la nature de Dieu et l’existence humaine, 3°) la prétention de chacune à l’universalité. En raison de sa contradiction interne, ce fait religieux historique massif invite la raison humaine, désireuse de cohérence, à une triple réflexion. Elle portera 1°) sur la foi, attitude que les religions rendent palpable dans le personnage d’Abraham ; 2°) sur la révélation, que les religions concrétisent diversement : a) dans les textes bibliques pour le judaïsme, b) dans une personne connue par les témoignages évangéliques pour le christianisme, c) dans une dictée récitée « le Coran » pour l’islam, 3°) ainsi que sur une analyse de l’universalité du message qu’elles proposent. Mais face à la diversité choquante des monothéismes la raison humaine philosophique elle-même n’est pas cohérente. Elle est diffractée en une pluralité de « philosophies ». Cette incohérence interne ne peut qu’amplifier son désarroi devant l’incohérence engendrée par la diversité des monothéismes. Certes, tous les hommes ne sont pas sensibles à cette double incohérence. D’abord, il y a ceux qui sont rendus insensibles à une recherche de vérité sur la nature de la foi, de la révélation divine et de leurs universalités respectives, parce qu’ils sont MONOTHEISMES RELIGIEUX ET PENSEE RATIONNELLE 9 entièrement bornés et limités aux croyances de leur groupe. Ce qu’il y aurait de vrai dans leurs croyances n’est pas formellement reconnu comme vérité, ni discerné d’avec ce qu’il y a d’erroné. La totalité de leurs croyances est affirmée par eux comme vérité, y compris les erreurs. Ensuite, il y a ceux qui y sont insensibles par absence d’éducation ou manque d’aptitude à la réflexion philosophique. Celle-ci est, en effet, très exigeante intellectuellement, et grosse consommatrice de temps. On ne peut donc reprocher à personne de ne pas y progresser suffisamment, tout comme on ne peut tenir pour faute l’emprisonnement intellectuel, inaperçu et même douillet, dans les croyances d’un groupe. On ne peut que regretter ces réalités ou les déplorer et offrir une aide souvent bien dérisoire à qui voudrait l’accepter... CE SCANDALE PEUT ETRE SURMONTE PAR UNE CRITIQUE DE LA RAISON PURE CROYANTE Le premier groupe qui s’est ainsi constitué se place donc devant un double défi : rechercher, en priorité logique, une cohérence philosophique réflexive et, consécutivement, une cohérence épistémologique interprétative des trois religions monothéistes considérées dans leurs réalités objectives. Qu’est-ce que croire ? Pourquoi et comment ? Croire quoi ? Est-ce un simple phénomène culturel ? Son niveau de réalité estil comparable à une mode littéraire, à une langue, au langage humain comme tel ou à la pensée même ? L’homme est un « vivant politique » et un « vivant familial », disait Aristote. Mais ses organisations économiques et politiques ainsi que les modalités de sa vie de famille sont souvent loin de répondre à ses désirs. Les conflits qui y naissent sont multiples. Ils avivent ses aspirations au lieu de les supprimer. En va-t-il de même des religions, ces « formes de foi » du « vivant religieux » que nous sommes ? L’homme religieux croit-il toujours de façon authentique ? Certes pas ! Les guerres religieuses, prétendument saintes, ou antireligieuses le prouvent à l’évidence. Pourtant, ce zèle dévoyé ne montre-il pas aussi que les hommes portent au fond d’eux-mêmes, un certain « idéal de foi » qui doit trouver ses racines au plus profond de leur être véritable et inaltérable ? Bien croire est aussi essentiel que bien se nourrir. En son être essentiel l’homme n’est-il pas constitutivement « un croyant » « un vivant fiducial » ? Croire n’est-il pas le propre de l’homme ? Assurément, autant que faire des mathématiques, que rechercher les lois de la matière et de la vie, que s’interroger de mille façons sur son existence ! Si donc « croire » est une activité vitale de la conscience humaine, il doit y avoir 10 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU alors une méthodologie rationnelle normative de la « foi ». L’homme a donc le pouvoir de juger de l’authenticité ou de la déviance, ainsi que des améliorations possibles de ses croyances. Encore faut-il en prendre conscience ! Ce qui ne signifie pas que chacun le fasse. Hélas ! Mais cette insuffisance est aussi humaine... Une analyse philosophique des formes biblique, évangélique et coranique de sa « foi humaine » est alors possible. Le dynamisme des formes de foi biblique et évangélique l’exige même. Leur histoire s’y est déjà ouverte. Semblable démarche méthodologique peut aussi s’appliquer à l’islam. Mais son histoire y est bien moins réceptive. L’islam craint la recherche historique et la critique philosophique. Il fréquente plus volontiers les formes de pensée qui ne se prononcent pas sur la dimension religieuse de l’homme, comme les mathématiques ou les sciences de la matière. Toutefois l’homme musulman est d’abord un « homme » et les exigences de sa raison humaine ne manqueront pas de se faire valoir un jour. Un deuxième groupe est tenté par le thème : « Les religions et Dieu ». Ses membres souhaiteraient toutefois en préciser quelque peu l’intitulé, par exemple : « Le Dieu révélateur et la formation historique des doctrines religieuses ». D’autres groupes se sont formés selon des optiques plus psychologiques et sociologiques. Toutefois toutes ces options sont complémentaires entre elles. Elles peuvent s’enrichir réciproquement. Aussi les participants de ces différents groupes peuvent-ils intervenir les uns chez les autres, suivant l’évolution des discussions. Une seule chose compte dans ce débat général : l’ouverture d’esprit dans la recherche de la vérité. Les idées seules doivent retenir notre attention. Bonne lecture. PREMIERE RENCONTRE BESOINS SPIRITUELS D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI Après avoir superficiellement fait connaissance, décliné leurs identités et activités professionnelles, les participants du premier groupe avaient pris place autour d’une grande table… des chrétiens, en majorité catholiques, quelques protestants, une juive, mais pas de musulman dans ce groupe... (On invitera ceux qui sont dans d’autres groupes...) Une petite conférence a servi d’introduction. Devant cet auditoire, petit mais très varié, un sociologue vient de brosser avec humour un tableau assez pertinent des difficultés que rencontre l’Église catholique. Parmi les assistants, les uns y voient un diagnostic assez sombre, secrètement approuvé, mais aussi partiellement récusé ou nuancé dans l’intime des consciences. D’autres y discernent une promesse d’espoir, avec beaucoup d’ambiguïtés cependant : espoir de restauration d’une vie de foi à l’ancienne ou d’un approfondissement novateur du message évangélique ? Le promoteur de la rencontre remercie le conférencier, avant de passer la responsabilité des débats au doyen d’âge du groupe : un professeur émérite à la fois discret et connu pour ses travaux érudits sur les grands philosophes de l’histoire. « Vos compétences vous désignent tout naturellement pour être le modérateur de ce groupe. » Il sollicite ensuite les participants à intervenir : « N’hésitez pas, non seulement à poser vos questions, mais à confronter vos opinions, afin que les diverses conceptions s’éclairent les unes les autres. Notre croisière ne fait que commencer... La prochaine rencontre aura lieu cet après-midi dans cette même salle... Pour les jours suivants, vous organiserez vous-mêmes les horaires… Je vous laisse entre vous... Bonne discussion... » Après le départ du promoteur, le MODERATEUR, un professeur émérite d’histoire de la philosophie, s’adresse au groupe. 12 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU – Mesdames et Messieurs, la parole est à vous... Vous connaissez le thème très ouvert de notre séminaire : « Foi, raison et révélation ». Faut-il écrire ces mots au singulier ou au pluriel ? Ont-ils pour vous la même signification ? Quel genre de réalités recouvrent-ils ? Comment ces réalités s’inscrivent-elles dans notre existence humaine, dans nos familles et dans la société ? Bien d’autres questions peuvent encore surgir... LE CATECHISME DE L’ÉGLISE CATHOLIQUE ET LA RECHERCHE THEOLOGIQUE UN PARTICIPANT ANONYME rompt un moment de silence... – Je suis architecte. J’aimerais savoir ce qu’il faut penser du nouveau « Catéchisme de l’Église Catholique ». C’est le livre de référence, me semble-t-il, pour la foi des catholiques ? Je l’ai bien acheté, mais j’avoue ne pas l’avoir encore lu..., seulement feuilleté. Je ne suis sans doute pas le seul en ce cas ! J’attends qu’on en fasse une présentation plus populaire... Pourquoi pas une « bande dessinée » !... Comme ce n’est pas un livre que l’actualité démode, je peux encore laisser passer quelques années... J’ai toutefois entendu, lors de sa parution en 1992, de nombreux commentaires à la Radio et à la Télévision. Selon les titres du quotidien « Le Journal », il est apparu à l’époque qu’il était très discuté, voire controversé, même dans les milieux ecclésiastiques ! Qu’est-ce que vous en pensez ? LE SOCIOLOGUE, après avoir jeté un coup d’œil interrogateur à ses collègues historiens, philosophes et théologiens... – J’ai une secrète envie de laisser un des prêtres présents autour de la table j’en compte quatre répondre à cette question. En effet, comme sociologue je ne puis, comme vous, que constater la diversité des réactions que ce document a provoquées. Je l’ai cité dans mon exposé introductif en tant qu’il est un effort pour centrer et cadrer l’essentiel de la foi des Catholiques. Je puis tenter d’apprécier d’une part la nature et l’importance des avis favorables et mesurer d’autre part l’intensité de l’opposition. Mais je ne puis, excusez-moi, me prononcer sur le fond du document, sur sa valeur théologique et sur sa cohérence philosophique. Je ferai seulement la constatation suivante. Elle n’est pas neuve d’ailleurs et ce qui s’est passé lors de la parution du « Catéchisme de Jean-Paul II » est significatif d’une manière d’être collective assez typique de l’Église catholique. Nous avons d’un côté une institution centralisée : la papauté et la curie romaine ainsi qu’à des degrés divers la hiérarchie épiscopale et NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 13 de l’autre côté des penseurs chrétiens, des intellectuels, des philosophes et des théologiens à l’originalité très forte. Entre les deux il y a une tension permanente de sorte que l’autorité centrale, soucieuse d’une unité doctrinale stricte, ne parvient jamais à imposer complètement son « magistère ». Sans doute les organes de l’autorité centrale disposent-ils dans l’Église du « pouvoir administratif » ! Elle est, face à la masse des fidèles, en position de force. Et cependant cette position de force est « fragile »... « fragile », ce n’est peut-être pas tout à fait le mot juste..., disons « perméable », perméable, non comme une éponge, certes, mais par « osmose ». Elle est « sensible » au pouvoir inventif très largement diffusé de la « pensée chrétienne ». Le message évangélique, en effet, est un ferment de novation intellectuelle et de libération spirituelle.— Je pense que les historiens ici présents seront d’accord avec moi ! Aussi le pouvoir administratif dans l’Église est-il contraint, malgré lui, d’évoluer... d’évoluer positivement et de façon justifiée ? Bien entendu... Il dit alors qu’il veut être docile aux nouvelles orientations que lui inspire l’Esprit-Saint... Je vois un froncement de sourcils sur le visage de notre ami théologien !... Ah le froncement disparaît... C’est maintenant un sourire bienveillant... – Est-ce parce que j’ai assimilé l’inspiration du Saint-Esprit aux idées acceptées de manière durable par les fidèles catholiques ? LE PREMIER PRETRE, professeur de théologie dans un Institut catholique. – Disons que l’assimilation est un peu rapide... C’est à nuancer... LE SOCIOLOGUE, reprenant la parole... – Il faut, bien entendu, que le pouvoir religieux administratif — et ceci est constatable dans toute organisation religieuse — trouve, pour expliquer ses évolutions, la formule adéquate à la nature religieuse qu’il se donne lui-même, et qu’il souligne donc, dans le cas de l’autorité catholique, son origine divine directe. C’est Dieu et personne d’autre, qui doit le guider... Ce ne sont pas les fidèles qui lui montrent la route... Son pouvoir reçu du Christ est transmis au sein de la hiérarchie papale et épiscopale. Il ne peut pas se compromettre avec une conception démocratique... Celle-ci est la marque du « siècle » ou du « monde »..., c’est-à-dire d’une société qui est différente de l’Église. Le discours ecclésiastique dit cela d’une façon plus « onctueuse » que le sociologue que je suis... Toutefois cette explication a le 14 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU mérite de permettre des évolutions doctrinales ou disciplinaires. Ce n’est pas le cas de l’islam. Pour lui le Coran est intangible et ce qu’il ordonne ne peut être contesté, sans que soit remise en cause la révélation dont Mahomet s’est fait le porte-parole... Il ne peut y avoir que des « interprétations ». Enfin... Quoi qu’il en soit de la manière dont les choses sont formulées, le sociologue constate dans l’Église catholique une dialectique permanente, finalement relativement équilibrée sur le long terme, entre, d’une part, un pouvoir central organisateur d’une doctrine et régulateur d’une manière de vivre et d’autre part, un pouvoir d’innovation qui bourgeonne dans l’ensemble du corps social de l’Église. Je dirais même, et c’est presque un paradoxe, que la centralisation, dans le cas de l’Église catholique, stimule à la périphérie les ressources d’inventivité des fidèles. Les tentatives pour « immobiliser » le message chrétien et le figer en formules ne font que le mettre en mouvement. Pourquoi ? C’est au théologien ou au philosophe de me l’expliquer, s’il y a du moins une explication... En tout cas, elle n’est plus de mon domaine sociologique. Mais serait-ce parce que la tendance de fond du christianisme est tournée vers le futur et n’est pas seulement un remodelage du passé prétendu définitif, comme dans l’islam... Mais d’autres feront peut-être un autre diagnostic... et ils donneront d’autres explications... Après ce que je viens de dire, je reconnais que je n’ai pas répondu à votre question, autant que vous le souhaitiez sans doute... Je vois un ami prêtre qui souhaite intervenir. Je lui passe la parole. Il voit certainement les choses d’un autre point de vue que moi. UN SECOND PRETRE, CHANOINE, membre d’une équipe paroissiale dans une grande ville, auteur de nombreux ouvrages de vulgarisation. – Si mon collègue théologien fronçait les sourcils il y a quelques instants, c’est aussi parce que nous ne sommes pas habitués à considérer le pouvoir du pape et des évêques comme un pouvoir administratif. Dans les États démocratiques modernes nous vivons sous le régime de la séparation des pouvoirs : le législatif, l’exécutif et le judiciaire. Le pouvoir dit administratif est généralement un prolongement du pouvoir exécutif. Dans l’Église catholique nous ne connaissons pas la séparation des pouvoirs et s’il y a bien des organismes administratifs et une administration vaticane, elle ne se rattache pas à un exécutif indépendant. De plus parler d’un « pouvoir administratif », c’est évoquer une sorte de pouvoir mineur par rapport aux autres, comme le législatif. La terminologie « séculière » ne se NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 15 superpose pas adéquatement à la terminologie ecclésiastique... Mais en voilà assez pour ce détail. Revenons à la question de notre participant : « Que penser du nouveau catéchisme ? » Je pense que nous pouvons trouver des éléments de réponse dans le texte même de la Constitution Apostolique « Fidei depositum » qui accompagne la publication du catéchisme. J’en ai fait à l’époque une petite plaquette de présentation. Qu’y lisons-nous : « Garder le dépôt de la foi, telle est la mission que le Seigneur a confié à son Église et qu’elle accomplit en tout temps. » nous dit le pape Jean-Paul II. Au paragraphe suivant il dit que Jean XXIII avait assigné au Concile Vatican II « comme tâche principale de mieux garder et de mieux expliquer le dépôt précieux de la doctrine chrétienne... Le Concile [...] devait s’attacher à montrer sereinement la force et la beauté de la doctrine de la foi. » L’intention est donc claire. Un Synode des évêques, 20 ans après la clôture du Concile, formula le vœu : « que soit rédigé un catéchisme ou compendium de toute la doctrine catholique tant sur la foi que sur la morale, qui serait comme un texte de référence pour les catéchismes ou compendiums qui sont composés dans les divers pays. » Permettez-moi une dernière citation : « Le Catéchisme de l’Église catholique [...] est un exposé de la foi de l’Église et de la doctrine catholique, attestées ou éclairées par l’Écriture sainte, la Tradition apostolique et le Magistère ecclésiastique. » Ces quelques citations redisent au fond la même chose : le catéchisme est un exposé, approuvé par le Pape, de la doctrine de la foi de l’Église catholique. Sa valeur est donc très grande. Voilà ma petite réponse à votre question. L’ARCHITECTE remercie le chanoine, mais relance sa question. – Votre réponse, Monsieur l’abbé, me laisse également sur ma faim. Le sociologue ne peut me livrer qu’une analyse des opinions et des commentaires que l’ouvrage suscite, mais ne peut se prononcer sur la valeur du catéchisme. Je comprends sa réserve et sa retenue de scientifique. Mais vous, Monsieur l’abbé, vous devriez porter un jugement sur le fond, et vous ne faites que « répéter » l’opinion du pape qui approuve cet ouvrage. Peut-être a-t-il raison ! Je ne sais... Cet ouvrage reposet-il sur un soubassement solide ? Le sociologue reste en quelque sorte « à l’extérieur » du catéchisme, et vous, Monsieur l’abbé, vous vous enfermez « au dedans ». Moi je voudrais qu’on teste les fondations, pour parler comme un architecte... Répéter toujours la même chose ne 16 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU constitue pas une preuve de validité. Les erreurs aussi se transmettent... LE CHANOINE, hésitant et quelque peu gêné. – Vous comprendrez que, comme membre du clergé, en raison de ma mission pastorale, mon opinion se doit d’être en harmonie avec celle du pape. Le pape souhaite aussi d’ailleurs dans sa Constitution Apostolique « que le catéchisme renforce les liens de l’unité dans la même foi apostolique. » L’ARCHITECTE reprend alors sa question... – Vous aussi vous êtes donc tenu à « un devoir de réserve ». C’est dans votre rôle professionnel, comme le devoir de réserve d’un militaire, en raison de son incorporation à l’armée. Vous, vous êtes incorporé à l’Église. La réserve du sociologue est différente. Elle est de nature méthodologique, liée à la pratique d’une discipline intellectuelle et scientifique. Elle n’est pas dictée par l’appartenance à un groupement professionnel donné. Quant à moi, dans mon métier, indépendamment de l’entreprise qui m’embauche, je ne puis rester « à l’écart » d’un chantier dont j’ai la responsabilité. Je ne puis davantage me contenter de m’installer « au-dedans » d’un programme de construction, sans m’assurer de sa validité... Il faut bien que je m’interroge sur la résistance des matériaux et sur leur bonne mise en œuvre, indépendamment même de la notoriété publique dont mon groupe industriel jouit. D’où ma question globale : Que faut-il penser du « Catéchisme de l’Église Catholique » ? Tout y est-il vrai ? Estce vraiment la doctrine catholique et est-elle vraie en soi, du moins par rapport à la révélation de Jésus ? AUTORITE DOCTRINALE ET MEFIANCE A CROIRE UN AUTRE PARTICIPANT anonyme s’enhardit et prend le relais de l’architecte. – Moi aussi je me pose la même question. Je suis catholique pratiquant et professeur de physique à l’Université. Je ne suis nullement un spécialiste en théologie. Je réfléchis seulement comme tout le monde aux problèmes de l’existence. Je tâche de le faire avec le plus de bon sens possible... Mais quand on est père de famille et qu’on a de grands enfants, le « bon sens » ne suffit plus tout à fait, pour leur parler de « religion ». Lorsqu’il m’arrive d’en discuter avec eux — ça arrive quand même et il ne faut pas laisser passer l’occasion...— et que je fais référence au NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 17 « catéchisme », je m’attire la réplique : « oui, ça, c’est « ta » religion, papa ! ». J’ai beau me dire intérieurement que ce qu’ils appellent « ma » religion n’est pas une invention de ma fantaisie, mais « la vraie foi » en Dieu, je me sens désarmé... Il me faut alors changer de discours et chercher d’autres arguments, des arguments plus souples, susceptibles d’être débattus en quelque sorte, sans le contrôle d’une autorité extérieure, juge et partie à la fois. Si mes enfants, surtout ceux qui sont mariés, n’ont pas la possibilité de discuter, d’analyser, de critiquer mes arguments, ils les rejettent, les mettent hors-jeu en quelque sorte en les stigmatisant comme « mon » opinion, alors que ce sont les arguments de l’Église... Que me faut-il donc penser du catéchisme ? Comment en montrer la valeur, sans que les arguments viennent de ce catéchisme même ou de ceux qui l’ont fait ? ... – « Situation intéressante pour la psychanalyse ! » s’exclame quelqu’un. – « Que voulez-vous dire ? » reprend PHYSIQUE. LE PROFESSEUR DE – Nous sommes en présence d’un phénomène inconscient d’identification, poursuit le psychanalyste, non pas d’identification des enfants au père, mais dans l’inconscient des enfants, identification du père avec la religion catholique ou réciproquement. Le meurtre du père n’est pas seulement œdipien, il est aussi identitaire pour les enfants. Le père doit mourir pour qu’ils aient enfin toute leur place. Si le père, identifié à l’Église, ou l’Église identifiée au père, se « campe » devant eux, ils le « tuent »... Ils mettent votre argument sur le côté. Et pour eux alors il n’existe plus. Il est mort. Faites avec le catéchisme comme vous faites avec vos arguments de « bon sens ». Mettez-le en discussion, ouvrez-le à la critique et permettez à vos enfants de « juger par eux-mêmes ». Je sais que les enseignements de l’Église catholique ne se prêtent guère à ce genre de traitement... Ils sont autoritaires. C’est à prendre ou à laisser !... Si l’Église, je veux dire, le pouvoir ecclésiastique, ne veut pas tenir compte de la psychanalyse, sur ce point et sur bien d’autres encore, c’est l’Église même qu’on « laissera »... Et ses chefs auront contribué indirectement et contre leur intention à la faire délaisser... C’est elle qui sera la « délaissée »... Souhaitons cependant que ce soit la « délaissée » de la Bible... celle qui est finalement l’élue... (Isaïe 54, 6 : Oui, comme une femme délaissée et accablée, Yahvé t’a appelée) 18 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. –Effectivement... C’est qu’en même temps mes enfants, les mêmes, me disent que les curés n’enseignent plus rien..., que du « socialement correct ». Et ils regrettent cette situation de vide... Ils ne sont donc pas indifférents à la foi... Aussi je pense qu’ils ne veulent plus croire sans comprendre,... comme notre génération l’a fait trop souvent par le passé... quand nous pensions à tort que si nous comprenions il n’y avait plus de place pour la foi... Du moins c’est ce qu’on nous disait... LE PSYCHANALYSTE. – Ce que vous dites est sans doute vrai..., aussi comme mon collègue sociologue, je ne me prononce pas sur le fond, sur la valeur intrinsèque du catéchisme. Je ne me pose d’ailleurs pas vraiment la question de savoir ce qu’il vaut... Mais si le fond détermine la manière dont il se présente, c’est plutôt mauvais augure pour la valeur du fond... Ce jugement n’enlève rien au fait que la foi ou la croyance est un phénomène psychique universel en toutes les cultures... Et vous le remarquez chez vos enfants... à leur tour en charge d’éducation... La psychanalyse ferait d’ailleurs bien de s’intéresser à ce phénomène un peu plus qu’elle ne le fait... Elle est un peu trop polarisée sur la sexualité. Il ne faut pas la négliger, bien sûr ; sans elle pas de psychanalyse ; mais elle veut tout expliquer par la sexualité, alors que la sexualité doit aussi être expliquée... Celle-ci est d’ailleurs l’objet de croyances, c’est patent dans les mythes, mais les croyances agissent aussi sur la sexualité. Que ne nous révélerait pas l’inconscient du croyant ? N’y aurait-il pas de la « foi » dans la sexualité ?... Les deux n’auraient-elles pas une racine commune, des liens secrets ? On peut soulever la question... LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – Merci pour votre conseil pédagogique. Mais n’est-ce pas jouer un peu la comédie, voire double jeu ? La foi réclame la sincérité... Peut-on jouer à en douter ?... Je vais y réfléchir. Les quelques vingt participants se regardent perplexes. Apparemment on n’est pas sur le chemin de la réponse. UN TROISIEME PRETRE, exégète et historien de la théologie dans un ordre religieux, veut relancer le débat. – Au fond, quelle est la question ? — Quelques rires discrets se font juste perceptibles — Je m’explique. J’ai perçu dans les premières interventions le désir d’une réponse correctement NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 19 fondée... et par conséquent le refus d’une réponse qui laisserait insatisfaites notre raison et ses exigences intellectuelles. Quand vous demandez, Messieurs, ce qu’il faut penser du catéchisme de l’Église catholique, impulsé et approuvé par le pape Jean-Paul II, dans quelle direction cherchez-vous une réponse ? Quel est le « sens » de votre question ? De quel point de vue posez-vous la question ? aiment à dire les philosophes du langage. Je puis me poser cette question dans les mêmes termes que vous, mais avec une autre signification. Pour moi, historien de la théologie, la question reviendrait, par exemple, à me demander si le Catéchisme tient suffisamment compte du travail des exégètes depuis la fin de la guerre. Mais je suppose que le sens de votre question n’est pas celui-là. Je perçois qu’il est plus profond, plus existentiel, qu’il ne porte pas sur les contingences d’une époque, sur l’évolution entre autres des manifestations visibles de la foi catholique, caractérisées par une faible pratique dominicale et de grands rassemblements festifs de jeunes gens. Ces circonstances peuvent pourtant jouer un rôle dans l’éclosion des questions essentielles sur la foi et la révélation. L’organisation réussie de cette croisière en est d’ailleurs une autre preuve... Du côté des philosophes on pouvait remarquer quelques hochements approbateurs. LE MODERATEUR, historien de la philosophie vient donc soutenir la question du théologien. – Il est judicieux, Père, de s’interroger d’abord sur le sens d’une question, de préciser le plan intellectuel où on se situe en la formulant, si l’on veut y répondre correctement. Pour ma part, je pense que les deux questions de nos amis se complètent. Notre intervenant architecte se pose la question de la vérité..., du degré de vérité, disons, de l’enseignement de ce catéchisme à travers l’image — très cartésienne —de la solidité de ses soubassements et notre intervenant physicien cherche une vérité qui n’apparaisse pas comme celle d’un groupe, mais comme une vérité qui, parce qu’elle peut être discutée, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, peu importe, doit finalement apparaître comme fondée en raison. La raison fait, en effet, partie de notre triptyque de réflexion : raison, foi et révélation. Raison d’abord, foi ensuite et enfin révélation. Tel semble devoir être, aux yeux de l’historien de la pensée humaine, l’ordre logique progressif de ces concepts. De par sa formation notre ami physicien cherche donc un enseignement catéchétique exprimant quelque chose d’universellement valable, et que chacun peut, en principe du moins, reconnaître en lui-même et par lui-même, grâce à la discussion, 20 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU la critique, la confrontation même. Ce que l’on soustrait à la discussion, au débat, à la critique est d’emblée soustrait aussi à la raison. Ce qui ne signifie pas, bien évidemment, que tout ce dont les hommes discutent soit raisonnable et d’ordre rationnel. Loin s’en faut ! Et s’adressant au professeur de physique. – Au fond, vos enfants ont instinctivement une saine réaction, et leur démarche peut même être interprétée comme le signe d’une grande exigence rationnelle, d’évidence et de cohérence... peut-être déçue... Puis se tournant vers le psychanalyste... – Pour qu’ils puissent penser par eux-mêmes, il n’est pas nécessaire qu’ils « tuent le père », au sens où il leur faudrait penser tout autrement que vous, mais il faut qu’ils « tuent l’autorité du père », non pas l’autorité propre de la paternité, mais l’autorité abusive qui prétend décréter la vérité. Il faut — et au fond, c’est ce qu’ils cherchent — qu’ils découvrent la vérité de la foi, pour des raisons qui ne sont plus les vôtres, ou du moins qui ne sont pas seulement les vôtres mais qui seraient, si pas encore des raisons universelles de croire, du moins des raisons personnelles valables. Il n’y a donc pas non plus de double jeu, ni manque de sincérité de votre part à discuter des raisons de croire et des vérités de la foi. En général les philosophes n’aiment pas non plus l’argument d’autorité, non seulement parce qu’il n’a pas de valeur démonstrative en philosophie, mais parce que, comme le donne à comprendre Spinoza, il stérilise l’intelligence, même à propos de la foi. LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – Vous me rassurez... J’espère donc que c’est pour parvenir à une meilleure intelligence de la foi qu’ils me contestent... Dieu vous entende... LE CHANOINE, écrivain. – Les philosophes récusent dans leur discipline l’argument d’autorité, de même que les scientifiques dans les leurs. C’est très bien ainsi. Mais il faut remarquer qu’ici nous sommes dans le domaine de la foi et non dans celui de la raison. « Un catéchisme doit, comme l’écrit Jean-Paul II, présenter fidèlement et organiquement l’enseignement de l’Écriture sainte, de la Tradition vivante dans l’Église et du Magistère authentique, de même que l’héritage spirituel des Pères, des saints et des saintes de l’Église, pour permettre de mieux connaître le mystère chrétien et de raviver la foi du peuple de Dieu. Il doit tenir NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 21 compte des explications de la doctrine que le Saint-Esprit a suggérées à l’Église au cours des temps. » Je sais bien que tout dans cet enseignement n’a pas la même importance, qu’il y a différentes manières de « sentir » les vérités de la foi, mais ces vérités comme telles ne dépendent pas de la raison. Si c’était la raison humaine qui les établissait, comme en sciences ou en philosophie, alors il n’y aurait plus lieu de les croire. Le refus de l’argument d’autorité ne peut donc être général. Dans l’ordre de la foi, il faudrait plutôt parler d’un « discernement d’autorité » et d’une « reconnaissance de l’autorité authentique, à savoir le Magistère romain ». Bien sûr cette « autorité enseignante » est elle-même liée à l’Écriture sainte et à la Tradition de l’Église inspirée par l’Esprit-Saint. L’argument d’autorité ne supprime pas la raison. Il est même raisonnable d’y avoir recours. Qu’en pensez-vous ?... LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – Au sujet de quoi ? De l’argument d’autorité ou du catéchisme ?... En sciences, notre pratique est aux antipodes de l’argument d’autorité. Dès que des collègues publient un article sur l’une ou l’autre de leurs découvertes, notre réflexe instinctif est de vouloir refaire la même expérience, si nous en avons les moyens, pour contrôler la valeur de leurs résultats. Si nos expériences concordent, nous exprimons notre accord... jusqu’à preuve du contraire... Les scientifiques sont beaucoup plus prudents dans l’affirmation de vérités que le grand public ne le pense... C’est d’ailleurs pour cela que la science progresse... Comme il n’y a pas de vérités établies une fois pour toutes... je veux dire : de théories vraies complètement et définitivement achevées, on peut toujours les améliorer. En sciences, nous n’avons de connaissance définitive que celle de nos erreurs, dont nous devons tirer les leçons... Que penser maintenant du catéchisme ? Que si j’en parle à mes enfants comme vous le faites, j’ai tout lieu de penser qu’ils m’enverront promener... avec un : « C’est là l’opinion du pape..., mais comme nous, on n’est pas le pape et qu’on n’est pas inspiré par le Saint-Esprit, ça ne nous intéresse pas... » Encore que... LE PSYCHANALYSTE, brusquement, – Le drame se corse ! Ce n’est plus seulement la mort du père, mais la « mort de Dieu » ! Il n’y a plus pour vous, Monsieur, qu’une seule issue avec vos enfants : mettez Dieu en discussion... Silence dans le groupe... 22 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU VAINCRE LA MEFIANCE A CROIRE PAR UN RECOURS A UNE DEMARCHE RATIONNELLE INTERPERSONNELLE LE MODERATEUR, historien de la philosophie. – Mettre Dieu en discussion... Il n’y a, me semble-t-il, que la philosophie pour relever le défi... pour l’honneur de Dieu et le salut du croyant... Je l’espère... UN PREMIER PHILOSOPHE. – En général, les philosophes proprement dits ne s’occupent pas de religions. Il y a des philosophes qui nient l’existence de Dieu. On les dit athées. D’autres estiment qu’ils ne peuvent se prononcer sur la question. On les dit agnostiques. D’autres, et ce sont les plus nombreux, les plus sérieux aussi, affirment son existence. Mais quand ils parlent de Dieu, leurs conceptions sont très divergentes. Notre modérateur, en tant qu’historien de la philosophie, pourrait nous exposer brillamment la différence entre le Dieu d’Aristote et celui des Stoïciens. Pour Aristote, Dieu est l’Être absolu dont toute l’activité est de se penser lui-même et de se vouloir lui-même selon la plénitude de sa perfection. Il est totalement séparé du monde. Il ne peut pas s’en préoccuper, ni même le connaître. En effet, connaître une réalité autre que lui signifierait qu’il acquiert quelque chose qui lui fait défaut. Il ne serait donc pas en lui-même la perfection absolue. Il ne serait pas Dieu. Sans doute pourrait-il alors être un dieu parmi d’autres, le plus puissant même. Mais ce ne serait pas le Dieu unique que l’intelligence humaine doit nécessairement affirmer, parce qu’elle tend nécessairement vers lui. Le Dieu des Stoïciens, au contraire, s’identifie avec l’ensemble du monde. Toutes ses parties sont divines, Dieu est le Tout. On peut dire que Plotin et ses disciples tiennent une position intermédiaire. Dieu dans son être absolu est l’Un et cette réalité Une en elle-même se répand cependant par degrés ou hypostases. La première est appelée Intelligence, la seconde est l’Âme. Cette dernière se diffracte dans la multiplicité des âmes individuelles de chacun. Ces hypostases sont des réalités supérieures à celles de notre expérience. Elles sont consistantes en elles-mêmes, mais « inférieures à l’Un ». Elles médiatisent l’énergie de l’Un jusque dans la multiplicité matérielle du monde. Les théologiens philosophes du Moyen Âge et certains de leurs successeurs idéalistes transformeront cette conception dite « émanentiste » en une vision créationniste. Ils ont ainsi accordé l’idée philosophique ou rationnelle de l’Être absolu avec l’idée NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 23 biblique du Dieu créateur du ciel et de la terre... Une fois cet accord réalisé, ils se sont arrêtés, car ils ont atteint les limites du pouvoir de la raison. Et c’est là tout ce que la raison peut dire sur Dieu. En aucune manière elle ne peut parler du Dieu de la révélation... Quant aux philosophies de la religion, elles se contentent de proposer différentes interprétations comparatives, plus ou moins systématisées et rationalisées, des croyances et pratiques religieuses. Ne prétendant pas les fonder en vérité, elles en montrent l’importance, l’intérêt et leur impact dans la vie des sociétés. Personnellement, je ne vois donc pas comment la philosophie pourrait se faire l’avocate du Dieu de la foi et relever le défi que lui lance la psychanalyse... LE CHANOINE, écrivain. – Je dois donc aussi conclure, de ce que vous venez de dire en tant que philosophe, que les enseignements de la foi, qui par définition dépassent la raison, ne peuvent être garantis que par une autorité de foi. Le pape et les évêques sont donc bien les garants de la vérité du catéchisme. Il y a bien là un cercle, mais ce n’est pas un cercle vicieux, dont certains d’entre vous tenteraient de sortir. Ceux qui veulent des critères de vérité autres que ceux de l’Église n’en trouveront jamais. Sont-ils même encore croyants ? Sortir de ce cercle, c’est sortir de l’Église. Ce que je regrette profondément dans mon ministère paroissial... LE MODERATEUR DU GROUPE. – Chers collègues, j’entends à nouveau votre silence... Que peut encore ajouter la psychanalyse pour sortir de l’impasse ? LE PSYCHANALYSTE. – Rien... Je suis désolé... J’ai simplement dit que l’Église devrait mieux entendre certaines exigences intellectuelles et affectives... Comment ?... La question sort du champ de mes compétences... À tout hasard, je passe la parole à mon voisin qui est aussi philosophe. Il est plus versé que moi dans les questions de métaphysique, à ce que j’ai pu comprendre dès nos premières rencontres sur ce paquebot... RECHERCHER DE MEILLEURS OUTILS PHILOSOPHIQUES POUR ELABORER UNE MEILLEURE THEOLOGIE L’AUTRE PHILOSOPHE. – Merci de votre amicale introduction... 24 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU J’ai écouté très attentivement toutes vos interventions. Je comprends surtout la tristesse de Monsieur le chanoine dans son ministère paroissial, très dur et peu gratifiant. Son souci de fidélité à l’Église, très louable et hautement méritoire, le marginalise aujourd’hui... Mais ce que je regrette le plus, c’est qu’il s’appuie sur une philosophie, que je qualifierai de « classique », celle dont parle mon collègue. J’aurai sans doute l’occasion plus tard de m’expliquer sur ce terme de « classique »... C’est l’influence de cette philosophie dans la lecture des textes sacrés fondateurs, son adoption par l’Église pour situer la foi et la révélation par rapport à la raison, et son utilisation par les théologiens pour rendre rationnellement compte de cette révélation qui nous ont conduits à l’impasse dans laquelle nous nous trouvons... Je ne parle pas seulement de l’impasse autour de cette table... Elle est pourtant révélatrice de l’impasse plus générale de l’Église dans le monde moderne, et du monde moderne lui-même dans sa reconnaissance d’une Transcendance divine... Impasse d’une Église vidée du monde et d’un monde privé de Dieu. Je n’accuse personne. Peut-on accuser les météorologues des effets dévastateurs d’un ouragan ? Je fais un constat. Mais ce constat il faut le faire en météorologue de la pensée humaine. La faiblesse actuelle de la théologie pour affronter le gros temps d’une désaffection religieuse est l’aboutissement concret d’une philosophie qui place la foi hors de son domaine de réflexion et d’une doctrine de la révélation qui, donnant la main à cette philosophie, se place au-dessus de la raison... Comprenez-moi bien. Les théologiens, les prêtres, les pasteurs, les rabbins ne maîtrisent pas totalement l’évolution des mentalités. L’homme désarmé et vulnérable devant les forces de la nature était aux siècles passés plus facilement porté à demander secours au Ciel. Ce n’était pas de la foi en Dieu, mais de la religion. Cette psychologie religieuse était socialement plus réceptive à un message qui se présentait comme révélé... Il était perçu comme un secours permanent venant du Ciel... Dans la mesure où l’homme prend conscience de plus en plus des moyens d’assurer son existence, la ferveur de sa prière vers le Ciel s’affaiblit... C’est du gros temps ou du calme plat, comme vous voulez, pour la proclamation d’un message révélé. Les messages usurpateurs, faussement révélés, prospèrent, chavirent et sombrent... Mais les messages authentiquement révélés souffrent également... Et ils souffrent en proportion des accointances qui les rapprochent des révélations mensongères. Et la principale de ces similitudes compromettantes, c’est de prétendre que la révélation dépasse la raison et le jugement humain sous prétexte qu’elle vient de Dieu. NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 25 C’est pour cela que je dis que la faiblesse de la théologie actuelle, qui ne bénéficie plus de la religiosité sociale comme dans le passé c’est d’être « infiltrée, gangrenée, cancérisée, paralysée » choisissez l’image que vous voulez... par une philosophie incapable de faire une place rationnelle à la démarche de foi, tant dans son ontologie, que dans son éthique et sa théorie de la connaissance. Elle oblige ainsi le message révélé, même authentiquement révélé, à se soustraire à l’examen d’intelligibilité que réclame tout naturellement et légitimement une raison qui émerge de sa religiosité anxieuse et ambiguë... LE MODERATEUR DE LA RENCONTRE. – Quelqu’un demande la parole... Vous m’avez dit que vous étiez rattaché au CERT, comme chercheur indépendant... Je vous donne la parole. LE QUATRIEME PRETRE. – Oui, je suis membre du « Comité Épiscopal pour la Recherche Théologique », en tant que chercheur indépendant. C’est une mission très particulière que mon évêque m’a confiée. Aussi le titre de théologien ne me convient-il pas tout à fait. Il a un petit air « institutionnel » Je préfèrerais celui de théologien scientifique ou « théologue ». LE MODERATEUR. – Si je comprends bien, vous êtes alors un peu « la tête chercheuse » secrète de votre évêque... LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Mes propres recherches m’ont sensibilisé à ce que vient de dire notre dernier intervenant. On ne peut accuser l’Église d’avoir perdu d’abord l’élite intellectuelle au XVIIIe et XIXe siècle, puis la classe ouvrière au XXe, puis de perdre maintenant le monde scientifique et technique, et de voir les réseaux de communications se désintéresser d’elle. Cette désaffection est un constat, le résultat d’un processus dont l’Église n’est pas seule responsable. Ma préoccupation est de savoir comment elle peut retrouver une initiative novatrice, en profondeur, donc capable d’animer tous les aspects de l’existence humaine. Sous ce point de vue, les dernières considérations philosophiques sont intéressantes. Permettez-moi aussi de dire que j’ai pris connaissance du livre de Monsieur Debruquel. C’est un fort volume présentant une ontologie vraiment novatrice, qui organise un certain nombre 26 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU d’intuitions modernes sur l’altérité, un thème porteur aujourd’hui. À partir de là, il propose une vision nouvelle assez séduisante du message biblique et évangélique. Aussi je voudrais lui demander de préciser sa pensée sur une philosophie qui accorderait toute sa place à la foi. PENSER LE STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ALTERITE POUR MIEUX PENSER LES AFFIRMATIONS THEOLOGIQUES L’AUTRE PHILOSOPHE. – Très sincèrement je vous remercie... et j’aimerais après cette rencontre prendre plus personnellement contact avec vous. Mais pour le moment, je me replace dans la perspective du présent débat. Et d’abord, quelle est cette philosophie qui ne fait pas de place à la foi ? Il est facile de la désigner ; il est beaucoup plus difficile de l’analyser sous cet angle... C’est celle que l’historien expose depuis Parménide et Héraclite jusqu’à l’apparition relativement récente de la problématique de l’altérité, avec Martin Buber, par exemple, et Emmanuel Lévinas. Deux philosophes nourris de la spiritualité juive. Ou encore avec Maurice Nédoncelle, dans une ambiance chrétienne. On a dit, comme Aubenque, que Thomas d’Aquin avait christianisé Aristote... On peut aussi faire remarquer l’inverse : Platon et Aristote, bien que morts, ont hellénisé la Bible et l’Évangile... Phénomène historique évident qui a permis à Nietzche de dire que le « Christianisme était un platonisme pour le peuple... » Demi-vérité de la part de Nietzche, bien sûr... L’évangile est ailleurs... et Nietzche est passé à côté, sans le voir... LE PREMIER THEOLOGIEN, enseignant en théologie. – En bref, vous voulez dire que la théologie catholique a été paganisée et qu’elle est pour cela aujourd’hui à bout de souffle... Ce n’est pas mon avis, en tous cas... L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je dirais : pas seulement la théologie catholique, mais les autres théologies chrétiennes aussi. Je ne dis pas que la capacité humaine de « penser théologiquement » est à bout de souffle. Elle demeure intacte et même elle progressera. Mais si vous parlez des systèmes de théologie dogmatique classiques, je répondrai en vous disant qu’ils sont en train de s’essouffler. NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 27 Vous-même vous constatez le peu d’écho qu’ils reçoivent encore. Pourquoi ? Je réponds, quitte à me répéter... L’impasse de leur présentation « autoritaire », écartant toute discussion critique, provient non de ce qu’ils véhiculent un message révélé, mais de l’usage que la pensée théologique fait traditionnellement de systèmes philosophiques qui mettent la foi en dehors de leur domaine de réflexion. Ce qui les met par le fait même hors de portée de toute critique rationnelle, sauf celle, irrationnelle, du rejet total... Or cet usage théologique entraîne ou implique, entre autres, une certaine idée de Dieu, autorité suprême, une certaine idée de l’autorité dans l’Église, une certaine idée de l’autorité dans la famille. Et c’est le terme « père » qui véhicule ces idées... Le père de famille, le Saint-Père, Dieu, le Père tout-puissant... Et c’est cette forme de « paternalisme » dans le témoignage de foi qui « coince » dans son « splendide isolement ». D’où la question : « Qu’est-ce que la vraie « paternité » ? Celle que l’on peut concevoir dans une philosophie qui fait une place rationnelle à la « foi », à « l’acte de foi », non à une doctrine de foi. Une paternité en dialogue,... en dialogue non seulement réciproque, à deux, mais circulaire, à trois... Au fond et en un immense raccourci : le Dieu Père est en dialogue éternel avec son Autre, le Dieu Verbe... Et à deux ils sont en dialogue avec l’Esprit-Saint, formant à Trois un seul Dieu. Dialogue interpersonnel qui est Communication d’être et de conscience et pas seulement échange de paroles, ni trois modalités du rapport de Dieu aux hommes... LE CHANOINE, écrivain. – Mais le monde entier sait ce que signifie ce terme : père ! Le théologien n’a pas besoin de la philosophie pour pouvoir l’utiliser. L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est pourquoi ce théologien l’utilise, sans le savoir, dans le sens philosophique classique,... c’est-à-dire incomplet. Et aujourd’hui l’observation psychologique et psychanalytique constate qu’on est dans l’impasse... Que les comportements « paternalistes » sont rejetés... Une certaine idée solipsiste du « père » est donc moribonde... Avec la conséquence extrême opposée que même la paternité biologique est contestée... Ce qui est un comble... Il est insatisfaisant de comprendre la relation père-fils, comme une relation binaire réciproque. Ce n’est qu’avec la mise en question de cette idée incomplète du père, comme seule autorité, détenteur exclusif du pouvoir 28 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU fût-il pensé comme bienveillant et de celle d’une certaine idée également déficiente de Dieu, comme Solitaire tout-puissant même s’il s’incline vers sa créature humaine, que la discussion peut, je pense, effectivement commencer... Discussion entre nous, sans doute, mais surtout discussion dans l’Église, responsable de la révélation évangélique, avec les hommes, constitués en leur nature pour croire au Dieu qui en son être même est « révélation et foi » en perfection infinie... Encore faut-il inventer quelque chose pour remplacer ces idées agonisantes qui occultent l’évangile... et pour donner aux mots traditionnels incontournables, puisés dans la réalité familiale pour le véhiculer, une signification nouvelle plus profonde, plus noble, plus vraie... et par conséquent plus attractive à l’avenir... C’est là un « grand labeur », mais la crise ou les difficultés que traversent les religions l’exigent. Si cette crise est surtout, me semble-t-il, ressentie dans le christianisme, c’est aussi lui qui en sortira le premier avec une vigueur nouvelle, avec une foi plus authentique peut-être... car il porte en lui le ferment de son renouvellement... dans ses dogmes essentiels... LE MODERATEUR, historien de la philosophie. – « Un grand labeur » ? Diable ! Vous frappez fort ! Dans l’histoire de la philosophie, je connais de grands négateurs de Dieu... Je connais aussi des philosophes qui, comme Platon et Aristote et tant d’autres, ont affirmé un Dieu unique. Votre collègue et vous-même l’avez rappelé. Auraient-ils mal affirmé Dieu ? En disant que la raison humaine peut affirmer que Dieu existe, mais ne peut rien dire de ce qu’il est, les philosophes depuis le Moyen Âge auraient-ils bloqué tout effort de réflexion sur Dieu même et son action créatrice ? Vous semblez aller dans ce sens, si je ne me trompe... L’AUTRE PHILOSOPHE. – Oui avec nuances,... et surtout exception faite des œuvres les plus personnelles et les plus originales de Thomas d’Aquin... lorsqu’il se démarque nettement des positions métaphysiques d’Aristote sur le problème de l’unité et de la multiplicité et qu’il reconnaît à « l’actus essendi », c’est-à-dire à l’Être considéré en sa perfection l’activité de se communiquer selon toute la mesure de son pouvoir actif. Excusez l’emploi d’un terme technique latin : actus essendi... J’aurai peut-être l’occasion plus tard de l’expliquer... L’UNIQUE VERITE EN SOI D’UNE REVELATION DIVINE ET LA DIVERSITE HISTORIQUE DE SES EXPRESSIONS HUMAINES NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 29 LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE, aux positions plutôt classiques. – Je vois que la position théologique de Monsieur le Chanoine est plutôt malmenée... Je voudrais cependant en montrer l’intérêt, quitte à revenir un peu en arrière dans le débat... On pourra ensuite mieux repartir de l’avant... En citant quelques passages significatifs de la constitution « Fidei depositum » il répondait, me semble-t-il, non à la question de la vérité en soi de ce que ce catéchisme enseigne, mais plutôt à celle de sa représentativité doctrinale : « Est-il bien un exposé satisfaisant de la doctrine catholique ? » Certains confrères théologiens l’approuvent, d’autres nuancent leurs appréciations. D’autres encore le regrettent... Des considérations multiples liées aux divers courants de théologie ou même à des intrigues internes à l’Église catholique influencent ces différents jugements. Le philosophe, pas plus que le sociologue ou le psychanalyste quelles que soient leurs positions non seulement n’ont pas à prendre parti dans ces rivalités d’influence, mais ils sont incompétents pour donner leur avis sur le plan de la détermination de « l’orthodoxie catholique ». Cette orthodoxie est « décidée », je dis bien « décidée » par les instances dirigeantes de l’Église catholique. Elle décide « blanc », elle décide « noir », elle décide « gris ». Peu importe. L’orthodoxie, c’est ce qu’elle décide. Il n’y a pas à s’offusquer de cela. C’est normal. Il s’agit de son organisation interne, comme pour les clubs de football. Les règles du jeu sont celles que décident les fédérations nationales et internationales. Un point c’est tout. Ainsi en va-t-il également pour les régimes politiques dans les États. De même qu’on peut se demander si telle ou telle action gouvernementale est conforme au droit constitutionnel de cet État, ainsi on peut se poser la question de savoir si le catéchisme de Jean Paul II est conforme à la doctrine de l’Église catholique. Des spécialistes du droit constitutionnel peuvent être d’avis différents. De même des théologiens peuvent faire des analyses différentes. La bonne lecture du droit constitutionnel sera celle qui sera « décidée » par l’instance compétente pour interpréter les textes constitutionnels. Ici, le catéchisme exposant la doctrine catholique est approuvé par une instance compétente : le pape. C’est donc bien la « doctrine catholique » que nous y lisons. C’est ainsi que j’ai compris l’intervention de Monsieur le chanoine. Dans cette optique il ne faut pas lui reprocher de s’inscrire dans un cercle vicieux. Le catéchisme est bien représentatif de la doctrine catholique. Mais la question de nos intervenants est vite devenue, voire a été d’emblée perçue dans le sens : « Que vaut cette doctrine ? », 30 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU ou « Comment en établir la vérité et la manifester ? » Il y a, on le voit, changement de plans. On ne reste plus dans un débat interne entre théologiens du « dogme » au sens large du terme d’opinion enseignée ayant valeur de norme, c’est-à-dire d’une orthodoxie pour ceux qui se disent « catholiques ». Toutefois avant de poser la question de la vérité en soi du catéchisme, il convient de préciser le point de doctrine qui est visé. Est-ce une affirmation centrale ou au contraire un corollaire éloigné de celle-ci, corollaire précisément en discussion parmi les théologiens. Sur de tels points discutés, voire controversés, la décision des auteurs du catéchisme peut n’être que circonstancielle, susceptible d’évoluer à l’avenir. Pourtant il n’est pas encore suffisant de bien circonscrire les questions et de dire : « De telle ou telle affirmation du catéchisme, centrale ou périphérique, que faut-il penser ? Quelle est sa valeur de vérité en soi ? » Il faut encore distinguer entre la valeur de vérité de l’intention révélatrice et la valeur de vérité de son expression humaine. Ceci est important mais assez difficile à comprendre. Une fois compris, c’est vite admis... Il existe et existera, en effet, à travers le temps et l’espace de nombreux systèmes culturels de significations. L’histoire des civilisations s’y intéresse tout particulièrement . Or le langage théologique utilise nécessairement l’un ou l’autre de ces systèmes pour exprimer le sens unique de la révélation. L’expression de la révélation variera donc en fonction de chacun. A la limite, une affirmation théologique sensée et cohérente relativement à un système peut ne pas l’être dans un autre système de référence. Les mathématiciens savent que certaines démonstrations sont possibles dans tel système d’axiomes et impossibles dans d’autres. En théologie il en va de même, analogiquement, toutes proportions gardées... Il faut donc interpréter... voire traduire un certain discours dans un autre discours aux références différentes. Faisons donc une hypothèse : les références classiques, celles de la culture gréco-latine, ne permettent pas aux gardiens de la foi d’exprimer adéquatement la totalité de la révélation. Dans ce cas ils sont obligés pour ne pas réduire la vérité de la révélation évangélique de dire que le sens de la révélation dépasse la raison qui a produit ces références. Une question se pose. Cette raison gréco-latine, qui s’exprime essentiellement dans la philosophie classique spiritualiste, estelle l’expression historique achevée de la raison humaine en tant que telle ? Si oui, comme je le pense, tout en ajoutant : « jusqu’à preuve du contraire », alors il faut admettre l’affirmation théologique du Chanoine que l’autorité qui décide de l’orthodoxie, décide aussi de sa vérité en soi, puisque la raison classique, NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 31 forme achevée de la raison, ne peut accéder à l’intelligibilité de la révélation. C’est par impuissance de la raison que le Magistère doit prendre le relais... En termes d’informatique on pourrait dire que le logiciel rationnel que l’Humanité a donné à l’Église pour « traiter » la Révélation n’est pas assez puissant..., pas assez performant... Étant donné les progrès que la raison a faits en sciences, en mathématiques et en philosophie, pourrait-elle mettre au point un logiciel plus performant et le proposer à l’Église ? A priori on ne peut exclure l’hypothèse. En attendant la position de Monsieur le Chanoine est fondée... LE THEOLOGIEN, exégète et historien du dogme. – Comme historien, je ne puis qu’approuver la sagesse très classique de mon collègue... Nous constatons un progrès théologique en fonction des progrès de la philosophie. L’effort pour comprendre la révélation incite d’ailleurs les croyants à participer activement à ce progrès philosophique et à le prendre en charge. Ce qui fut vrai dans le passé pourrait se continuer dans l’avenir... Mais cette évolution ne fut jamais sans tensions... parfois violentes. Nous le constatons dans le passage de l’Évangile du milieu juif au milieu grec, dans les tensions entre le milieu des Synoptiques et celui de la Communauté johannique, dans l’évolution de la théologie des Pères de l’Église passant d’une influence d’abord stoïcienne, ensuite platonisante, puis aristotélisante. Ce fut également le cas entre l’école théologique d’Antioche et celle d’Alexandrie..., conflit violent au sujet de la Trinité et de la double nature du Christ..., comme l’a montré le théologien allemand Grillmeier, fait cardinal à la fin de sa vie... Il faut aujourd’hui faire le même constat quand on parle de « l’inculturation » ou de la « germination » de l’Évangile dans une culture différente de l’occidentale, aux Indes par exemple... Je ne fais que mentionner ces exemples en passant... rapidement. Il est donc tout à fait pertinent de se demander d’abord si toutes les affirmations dogmatiques sont « sensées », c’est-à-dire ont une signification compréhensible, et si elles sont compatibles entre elles et forment une doctrine logiquement cohérente relativement à un système donné de significations . Ensuite il faut examiner si ces affirmations dogmatiques ne sont pas en opposition massive avec une rationalité scientifique éprouvée. Si oui, il faut conclure que ces affirmations s’écartent du domaine de la foi. Il convient de les bannir de l’expression du message révélé, par exemple le décor des 7 jours pour la création ou le péché originel au paradis. 32 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Enfin, si les affirmations dites de foi sont sensées, cohérentes et ne contredisent pas l’expérimentation scientifique, on peut avec opportunité se demander si elles sont « vraies » par rapport à leur objet réel, c’est-à-dire une « révélation de Dieu ». Pour la connaissance de cette révélation il faut faire confiance aux témoins responsables de cette révélation : les témoins bibliques, puis, Jésus lui-même, ses disciples et ses autres relations humaines, leurs héritiers, la communauté humaine qui en assure la transmission, principalement l’Église. Mais alors dans le discours théologique de l’Église il faut opérer une distinction, comme mon collègue l’indique, entre la valeur de vérité de la Révélation et la vérité de son expression dans un système donné de significations. Toute la difficulté réside dans la mise en œuvre de cette distinction, car ces deux valeurs de vérité sont « matériellement, au plan du langage » indiscernables. Le sens de la « révélation » n’est perçu qu’au travers du système de significations qui permet de l’exprimer. On tourne en rond... Acceptons toutefois d’être enfermés dans ce « cercle herméneutique ». Il est assez grand pour ne pas y étouffer... Du moins pouvons-nous énoncer une double règle de bon sens. Lorsque l’autorité responsable de la transmission de la Révélation est obligée de se démarquer de la rationalité culturelle dans laquelle elle s’exprime en disant par exemple qu’il s’agit d’un mystère incompréhensible il faut premièrement s’interroger sur la capacité de cette rationalité particulière à représenter toutes les capacités d’intelligibilité de la raison humaine je fais donc une plus grande place au discernement rationnel que mon collègue et deuxièmement il faut que l’autorité de foi dans l’Église ne se laisse pas alors entraîner à garantir la vérité en soi de cette rationalité culturelle historique... C’est ce que l’histoire enseigne. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vous parlez comme un théologien qui tire des leçons de l’histoire... Vous me direz que c’est naturel, car il doit tenir compte de la tradition... C’est exact... Vous êtes aussi d’accord avec les remarques méthodologiques de votre confrère. Moi aussi. Elles sont « classiques ». Mais elles sont incomplètes, me semble-t-il, car elles ne considèrent que le « contenu exprimé de la révélation » déjà confronté, comme vous le dites, à la logique, aux sciences et aux systèmes culturels et philosophiques utilisés... Or l’objet de cette expression théologique, la réalité de la révélation, n’a de sens et de possibilité que par rapport à un acte NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 33 de foi concret de l’homme, en lequel se déploie sa capacité constitutive de croire. Il est « capax fidei ». L’expression est classique en théologie. Reconnaître que cette capacité est constitutive de son être comme tel, qu’elle ne lui est pas surajoutée, qu’elle se rattache à ce qu’il y a de perfection en l’homme et non aux limites de sa nature, voilà l’enjeu nouveau de l’analyse philosophique. Le philosophe ne peut ignorer les richesses de l’herméneutique des textes sacrés, mais ne peut s’en contenter. Il est de son devoir de s’interroger sur toutes les activités humaines, y compris sur l’activité de « croire », sur la « foi » en tant que démarche spécifique de la conscience humaine... C’est donc au niveau même de la possibilité et de la structure de l’acte de foi qu’il faut s’interroger sur la valeur de vérité du système des significations utilisé par la théologie traditionnelle... Et par conséquent il faut confronter les énoncés de la révélation à cette nouvelle analyse. L’ANALYSE RATIONNELLE DE L’ACTE DE FOI CONTESTEE PAR L’AFFIRMATION QUE LA FOI EST UN DON LE CHANOINE interrompant l’exposé du deuxième philosophe. – Mais la foi en Dieu est aussi un don de Dieu. Elle n’est pas du ressort de la philosophie. Si vous ne recevez pas la grâce de croire, vous êtes incapable de croire en l’Évangile... LE THEOLOGIEN HISTORIEN, interrompant à son tour le chanoine. – Personnellement je souhaiterais entendre ce que la philosophie peut dire de l’acte de croire. Mais si la philosophie doit répondre à votre objection, Monsieur le Chanoine, je crains que votre « orthodoxie » ne soit à nouveau battue en brèche. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Que dois-je faire ? Je m’en réfère à notre doyen d’âge et modérateur. Dois-je négliger l’objection de Monsieur l’abbé et poursuivre ou y répondre et poursuivre ensuite ? LE MODERATEUR. – Je pense qu’il faut y répondre, si du moins le moment est opportun et peut s’insérer dans votre exposé. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Certes, je ne puis faire pour le moment une réponse complète à cette objection. Je me situerai au premier niveau seulement de l’analyse en validité d’une affirmation théologique. 34 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Celui de la cohérence, comme l’ont indiqué les deux théologiens. S’il faut une « grâce spéciale » pour croire, cela veut dire que l’homme, « en sa nature créée », n’est pas capable de croire en Dieu. Si par nature l’homme n’est pas capable de croire, alors nous sommes devant un dilemme : ou Dieu respecte sa créature et toute révélation de Dieu est impossible, ou Dieu violente sa créature et son œuvre et se met en contradiction avec lui-même. Ou ce que vous nommez « une grâce spéciale » fait partie de la nature humaine et est un aspect tout spécialement noble de son être créé, créé gracieusement par Dieu bien sûr, et alors la philosophie peut s’interroger à son sujet et en admirer la réalité. LE CHANOINE. – Justement, l’homme a perdu cet ornement de sa nature par le péché originel... LE THEOLOGIEN HISTORIEN ET EXEGETE. – Cher confrère, je vous en prie, n’invoquez pas ici les thèses désuètes de la catéchèse populaire... Elles ne cadrent ni avec la science, ni avec les exigences de cohérence logique de la théologie. Elles apaisaient ou angoissaient les esprits autrefois, plus maintenant... Une exégèse éclairée des textes les a définitivement écartées... Revenons, si vous le voulez, à l’analyse de la valeur de vérité de la théologie en fonction de la possibilité même de l’acte de foi et de sa nature. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Bien que l’histoire montre combien l’effort théologique a été à la source de plusieurs progrès philosophiques, Monsieur le chanoine donne l’impression d’interdire à la philosophie de réfléchir sur l’acte de croire. En fait, c’est l’inverse qui s’est produit. C’est l’absence d’une philosophie de la conduite humaine de foi qui a conduit les théologiens à se résigner à un statut de la révélation et de la foi indépendant de la philosophie. Pourquoi dis-je « se résigner » ? Parce qu’il ne fallait pas seulement « améliorer » les philosophies grecques existantes, il fallait en « refaire les fondations ». Les théologiens ne l’ont pas encore fait... Ils ont érigé inconsciemment un défaut de la pensée, en une qualité de la révélation, et ont transformé toujours inconsciemment un manque supposé de capacité en l’homme en une aptitude divine. Il ont fait cela pour rendre compte a posteriori de la réalité concrète de la foi des Chrétiens en la révélation évangélique. Or il fallait une analyse a priori de la capacité de croire. NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 35 LE PSYCHANALYSTE. – Voilà une forme de transfert qui pourrait intéresser la psychanalyse... On connaît la projection classique de qualités humaines sur le divin : Dieu serait l’image sublimée du père... du père le plus sublime des sublimes... Mais ici il s’agit de renvoyer à Dieu, son fournisseur, les vêtements que l’homme n’a pas encore su porter avec élégance... Vous connaissez l’histoire de ce pauvre Adam à qui Dieu coud des vêtements pour remplacer la malheureuse feuille de vigne qu’il s’était mise après sa faute... Rires amusés autour de la table... – On pourrait en tout cas psychanalyser cette manie de certains religieux de déprécier l’homme et de le culpabiliser... Son Créateur ne sort pas grandi de cette entreprise... Qui abaisse l’homme abaisse aussi son auteur… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vous estimez donc que la foi est une partie essentielle de la psychologie humaine ? LE PSYCHANALYSTE. – Essentielle ? Je ne sais. Je soigne seulement les névroses du comportement religieux et de ses croyances irrationnelles... C’est à vous le philosophe de vous prononcer sur le caractère constitutif d’une conscience de foi... L’AUTRE PHILOSOPHE. – Elle fait effectivement partie de la nature humaine. Ce n’est pas parce que la philosophie classique n’en parle pas qu’elle n’est pas réelle. Pour l’analyser le philosophe doit s’astreindre à toute la rigueur de la méthode philosophique transcendantale, comme Kant en a formulé la mise en œuvre : « chercher les conditions a priori de possibilité et d’intelligibilité de toute action en tant que telle ». Kant ne l’a pourtant pas appliquée avec assez d’audace, voulant rester pour son analyse de la religion « dans les limite de la raison naturelle ». Aux « Critiques de la Raison Pure Théorique et de la Raison Pure Pratique », il aurait dû ajouter une « Critique de la Raison Pure Croyante » ou tout simplement « Critique de la Raison Fiduciale ». Cette « Critique » aurait été en même temps une « ontologie intégrale ». Sa méthode revient à « rechercher réflexivement les nécessités constitutives de la conscience de foi en tant qu’elle est réelle », c’est-à-dire « sur le plan de l’être en tant qu’être », comme l’avait déjà formulé Aristote dans son traité dit de « métaphysique ». Voilà pourquoi donc c’est par rapport à la possibilité même et au fondement ontologique de l’acte de foi que, comme 36 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU philosophe, je suis tenu de m’interroger sur la valeur de vérité du système de significations que le théologien va utiliser pour traduire le message évangélique. En bref, il faut poser la question radicale à partir de la possibilité et de la nature de l’acte de foi : « La philosophie classique dont se sert l’Église est-elle compatible avec la révélation évangélique et en permet-elle une expression adéquate ? » Si l’intelligibilité de l’acte de croire n’est pas manifeste en la conscience, comment pourrait-il y avoir conscience d’une intelligibilité de la révélation ? S’il n’y a pas en Dieu une structure interpersonnelle de communication d’être en absolue perfection, comment pourrait-on reconnaître intelligiblement qu’Il est capable de créer et de se révéler ? Comment pourrait-il y avoir aussi, sans répondre à ces questions, une présentation pastorale authentiquement féconde ? LE MODERATEUR, historien de la philosophie. – Vous me semblez à la fois très sévère pour la philosophie classique et très optimiste pour la révélation. Aussi, je me demande si le théologien se sentira ébranlé parce qu’il apprend qu’il se sert d’une philosophie inadéquate ou au contraire sera réconforté parce qu’il pourra témoigner de la révélation avec une philosophie plus appropriée... L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je pense, pour ma part, que les deux théologies doivent cohabiter aussi longtemps qu’elles peuvent témoigner de la révélation selon qu’elles s’adressent à des fidèles qui se situent dans un système de significations classique où la raison prétend ignorer la nature croyante de l’esprit humain, ou au contraire se situeront dans une perspective philosophique « fiduciale », parce qu’elle prend en compte la capacité de « croire », constitutive de la nature humaine. Souhaitons aussi que cette nouvelle perspective soit plus attractive pour ceux qui se détournent, sans savoir très bien pourquoi, de l’enseignement catéchétique classique. LE CHANOINE. – Il n’était pas dans ma pensée de dire que le « catéchisme » est seulement une bonne formulation de l’orthodoxie catholique. Il nous dit ce qu’est la vraie foi dans les vérités de la révélation de Dieu. Est-ce que ces vérités de la révélation sont « bien formulées » ? On peut en discuter. Certes, des améliorations sont possibles ! Les évêques du Synode de 1985 souhaitaient d’ailleurs que « la présentation de la doctrine devait être NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 37 biblique et liturgique, exposant une doctrine sûre et en même temps adaptée à la vie actuelle des Chrétiens. » En citant le pape, j’entendais implicitement répondre à la question de la vérité des affirmations du Catéchisme. D’ailleurs il me semble bien difficile d’apprécier la « vérité » du catéchisme en le comparant à la « réalité » d’une révélation, puisque celle-ci n’est connue que par l’Écriture et la Tradition sous la conduite de l’Esprit-Saint, c’est-à-dire par la « foi de l’Église ». La doctrine catholique n’est pas comparable à une théorie scientifique. En sciences les théories sont confrontées aux faits. Les théories sont de plus en plus vraies lorsqu’elles expliquent de mieux en mieux les faits. Ici la connaissance des faits de révélation, c’est en quelque sorte l’Église elle-même. Il n’y a donc de connaissance vraie, pleine et entière de la révélation qu’en communion avec l’Église catholique. Je pourrais encore citer un passage de « Fidei depositum » : Le pape demande « aux pasteurs et aux fidèles de recevoir ce Catéchisme dans un esprit de communion et de l’utiliser assidûment en accomplissant leur mission d’annoncer la foi et d’appeler à la vie évangélique. Ce Catéchisme leur est donné afin de servir de texte de référence sûr et authentique pour l’enseignement de la doctrine catholique, et tout particulièrement pour la composition des catéchismes locaux. Il est aussi offert à tous les fidèles qui désirent mieux connaître les richesses inépuisables du salut. Il veut apporter un soutien aux efforts œcuméniques animés par le saint désir de l’unité de tous les Chrétiens en montrant avec exactitude le contenu et la cohérence harmonieuse de la foi catholique. Le Catéchisme de l’Église Catholique est enfin offert à tout homme qui nous demande raison de l’espérance qui est en nous et qui voudrait connaître ce que croit l’Église catholique. » Devant cette réponse les autres participants restent silencieux. Ils ont l’impression que le chanoine ne tient pas compte des remarques méthodologiques précédentes. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE, pour tempérer quelque peu les propos de son collègue dans le sacerdoce. – Il ne faudrait toutefois pas penser que mon confrère prétend que toutes les affirmations du Catéchisme doivent faire l’objet d’une même adhésion de foi... Il y a des « degrés » dans les définitions de foi... Le Saint-Esprit ne souffle pas de façon uniforme... si vous voulez... De plus à côté des « articles de foi », il y a surtout les personnes en qui nous croyons, Jésus-Christ et Dieu. Les articles de foi ne font qu’expliciter cette relation de 38 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU foi. Ce serait une grave erreur de ramener la foi catholique à une adhésion à des « dogmes » seulement. Toute la vie de l’Église démentirait, s’il le fallait, une telle interprétation, même s’il est vrai que l’Église catholique, plus que d’autres confessions chrétiennes et d’autres religions, s’est attachée depuis des siècles à préciser en formules « ce qui était de foi ». Ces définitions dogmatiques, d’ailleurs, si on veut bien en comprendre l’esprit, doivent permettre au contraire d’avoir une conscience plus claire de notre relation de foi envers Dieu et Jésus-Christ, foi en Dieu par Jésus-Christ, et donc de la vivre plus authentiquement, avec plus de liberté. En effet, grâce à ces définitions, la foi peut être vécue de façon plus indépendante à l’égard des tendances de la religiosité humaine et des évolutions sectaires. Le « je crois que... » est entièrement subordonné donc au « je crois en... ». Il ne faut jamais l’oublier. Au début d’un débat sur la foi, comme celui qui s’engage entre nous autour de cette table, il serait bon, je pense, de préciser quelque peu la position du « théologien » dans l’Église catholique et dans son rapport avec le « monde ». Le théologien est d’abord un croyant. Ensuite, il est en communion de foi avec l’Église et sa tradition. Enfin, il use de toutes les ressources de la raison que sont la philosophie et les sciences, particulièrement les sciences humaines, pour, d’une part, mieux connaître les sources de sa foi et leurs significations et pour, d’autre part, en proposer une expression et une pratique appropriées au monde qui est le sien. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vous avez dit, Père, qu’il fallait distinguer le « ce que je crois » et le « je crois en... ». La distinction est valable dans l’unité de ces deux aspects de la foi. Les « articles du dogme » explicitent la richesse existentielle de la « relation de foi ». Cette explicitation peut, bien entendu, être très éclairante pour la foi vécue de chaque croyant, lorsqu’il est soucieux de « croire en Dieu et en Jésus-Christ » selon l’orthodoxie catholique et seulement selon cette orthodoxie. Mais deux autres cas peuvent être logiquement envisagés. Celui de l’homme qui a le souci de croire en Dieu par JésusChrist, en dehors de l’orthodoxie catholique et celui qui n’a pas seulement le souci de croire selon l’orthodoxie catholique, mais qui a en outre le souci que cette orthodoxie soit la plus fidèle possible à la réalité d’une révélation de Dieu par Jésus-Christ. Voilà pourquoi il convient encore de faire une distinction entre « la foi catholique enseignée » et « la révélation de Dieu par Jésus-Christ ». NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 39 Je prends aussi en compte que votre collègue a bien expliqué que la Révélation ne nous était accessible que dans ses expressions d’Églises. Et pourtant la vérité de la Révélation ne se réduit pas à ses expressions dogmatiques. La pensée théologique, a-t-il dit, se meut là dans un cercle herméneutique. Or, toute herméneutique se développe en référence à une conception de l’être, du réel, de ce qu’est l’homme et de ce qu’on pense de Dieu. Bref, toute théologie s’élabore par rapport à une ontologie, ou une métaphysique, qu’elle le veuille ou non, qu’elle le reconnaisse ou non. Et la pire des situations, c’est de ne pas le reconnaître et de ne pas avoir une connaissance lucide de l’ontologie que la théologie utilise... De plus, il n’est pas possible de formuler la vérité de la révélation en s’assurant de la vérité de son expression par confrontation objective à la réalité même de la révélation. Cela supposerait en effet que les croyants (ou certains privilégiés d’entre eux) aient une connaissance directe de Dieu même. Ce qui est impossible, même sous la forme négative de ne pas se tromper, tout en laissant la place à l’impossibilité de tout comprendre... Socrate, selon Platon, évoquait déjà cette sorte de « guidage » de la part de son « esprit protecteur », son « daimôn ». Mais ce n’était là qu’une sorte de « dédoublement » imaginatif pour traduire une conduite intellectuelle normale. On doit donc juger de la vérité de son expression en fonction de la vérité de la philosophie employée. Mais ici encore la philosophie en tant que telle, même la plus parfaite et la plus achevée, ne peut juger elle-même de son adéquation à la révélation de Dieu. Le philosophe sait, en effet, qu’il n’a pas de connaissance directe de Dieu. Aucun homme ne peut y prétendre sous aucune forme, ni même en vertu d’une faveur de Dieu, car Dieu n’agit pas de manière fantaisiste, en marge de son activité créatrice universelle permanente. En outre, il n’existe aucune autorité de foi pour le faire en se plaçant en une position privilégiée permettant une comparaison d’un système philosophique avec la réalité de la révélation. La philosophie ne peut donc juger de son adéquation à une révélation, qu’en analysant avec rigueur le pouvoir de croire constitutif de la conscience humaine. À partir de là seulement le théologien peut, avec les services du philosophe, marcher dans la voie d’une expression adaptée à la réalité de la révélation. Tout homme est croyant en situation de contingence historique, et philosophe par nature. Donc, tout homme vraiment croyant et vraiment philosophe par aptitude personnelle, sans schizophrénie intellectuelle, est automatiquement « théologien ». Il est un « théologien » spontané, au sens « méthodologique » que nous 40 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU donnons à ce terme, sans être pour autant « théologien officiel ou institutionnel », comme tout homme peut être philosophe intuitivement et spontanément sans être pour autant officiellement « docteur en philosophie ». Par le fait même, le croyant théologien peut en principe juger de la vérité en soi d’une révélation, sans avoir de connaissance directe ou privilégiée de cette révélation. Il le fera valablement dans la mesure même où sa « révélation » se laissera correctement exprimer par une philosophie doublement capable, et d’analyser avec rigueur l’acte de croire, et d’élaborer une ontologie qui assure les conditions de possibilité de cet acte de foi en l’homme et de la révélation en Dieu. En présentant une ontologie interpersonnelle faisant place à la dimension « fiduciale » de la conscience humaine, la philosophie peut donc déterminer les conditions d’intelligibilité et de possibilité d’une révélation authentique. Elle le fait non par connaissance réflexive, et encore moins expérimentale, de cette révélation de Dieu ; ce qui est radicalement impossible ; mais par analyse réflexive de la réceptivité constitutive envers cette révélation, réceptivité créée nécessairement telle par un Créateur dont l’essence est de se révéler personnellement. L’INTELLIGIBILITE D’UNE REVELATION REQUIERT LA RATIONALITE DE L’ACTE DE FOI LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Pour raisonner comme vous le faites, vous devez, Monsieur, poser le postulat d’une parfaite cohérence de l’action de Dieu, d’une continuité entre l’acte divin de création et l’acte divin de révélation. Ou plus radicalement encore, la distinction entre création et révélation n’a de sens que du point de vue humain. En Dieu, création et révélation sont une seule et même activité. De telle sorte qu’on peut dire que la création est déjà une révélation et que la révélation en Jésus, l’incarnation du Verbe de Dieu, est dans le droit fil de sa création. Pouvez-vous justifier ce postulat, puisque, comme vous le dites, aucun homme ne peut faire l’expérience de Dieu, ni en avoir une connaissance directe ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est exact. Ce que je dis implique le postulat dont vous parlez. Un postulat de connaturalité entre création et révélation. Comment le justifier ? En raison des exigences d’intelligibilité de l’esprit humain. En vertu du principe d’universelle intelligibilité. Celui-ci peut prendre différentes formes selon les méthodes de connaissance. En sciences, il se présente sous la NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 41 forme du principe du déterminisme ; en mathématique(s) et en logique(s) au singulier ou au pluriel sous la forme d’une constructivité cohérente ; en philosophie, sous la forme du principe de raison suffisante, formulée par Leibniz, ou sous sa forme classique, aristotélicienne et thomiste, du principe d’intelligibilité de tout ce qui est. Omne ens est intelligibile. Et Dieu est l’intelligible suprême. Vous voyez, tout n’est pas à rejeter dans la philosophie classique... Il faut simplement compléter ce qu’elle a omis d’analyser et refaire une synthèse plus englobante, sur d’autres fondations... Ce qui ne manquera pas, certes, de modifier le sens de ce qu’elle a déjà systématisé. En effet, une affirmation dans un système philosophique n’a son sens plénier que par rapport à la totalité de ce système... LE CHANOINE. – Et ce principe, vous pouvez le justifier ? LE PREMIER PHILOSOPHE. – Il s’agit ici d’un principe premier, ou ultime, si vous préférez. C’est le principe de la possibilité même de toute connaissance et de toute démonstration. L’esprit humain en a une connaissance intuitive et immédiate dans la conscience qu’il a de sa propre réalité. La philosophie, d’ailleurs, n’est pas autre chose que l’explicitation de cette intuition... LE CHANOINE. – Si je comprends bien, la philosophie revendique une position dominante, quand il s’agit de juger la doctrine de foi catholique... Agit-elle de même envers les autres religions ? Cette servante de la théologie fait payer bien cher ses services... On devrait plutôt parler d’une « maîtresse »... LE MODERATEUR. – Pourquoi pas ? Il y a des maîtresses qui sont charmantes... si en plus c’est l’épouse légitime exclusive... il ne faudrait pas se plaindre... (Quelques rires amusés... pour mieux se concentrer ensuite sur le sujet...) LE THEOLOGIEN EXEGETE ET HISTORIEN. – C’est que ces servantes au cours de l’histoire n’ont pas toujours été aussi commodes que cela... À cause de leurs incapacités, elles furent à l’origine de plusieurs conflits théologiques... Ceux d’Arius et de Nestorius notamment... En 1985, les évêques du Synode donnèrent une consigne vous l’avez rappelée, Monsieur le chanoine : « La présentation de la doctrine devait être biblique et liturgique, exposant une 42 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU doctrine sûre et en même temps adaptée à la vie actuelle des Chrétiens. ». On peut penser qu’ils donnaient là quelques signes pour reconnaître parmi toutes ces servantes, celle qui mériterait le titre envié d’épouse. « Biblique et liturgique... » LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Effectivement ! Cette bonne servante élevée en dignité d’épouse serait une philosophie qui rendrait compte du fait de l’expérience de foi biblique et liturgique et en exprimerait l’intelligibilité. Une véritable épouse respecte la « réalité » de son époux révélateur et en acquiert une connaissance adéquate. La réalité de la révélation, c’est Jésus-Christ, médiatisé par le témoignage des Églises. Une adhésion de foi éclairée par une philosophie intégrale, et donc aussi « fiduciale » je reprends la terminologie de Monsieur Debruquel en acquiert une connaissance adéquate, bien qu’inachevée. Nous sommes en plein symbolisme biblique et évangélique : Israël épouse de l’Éternel, l’Église épouse du Christ... L’ordre du réel et celui de la connaissance se rejoignent ici en étant constitutifs, en une sorte d’identité, d’une relation de révélation et de foi, d’une relation interpersonnelle du révélateur et du croyant. Encore faut-il une philosophie susceptible d’exprimer l’intelligibilité de cette relation, pour que la relation de l’épouse à son Époux divin soit authentique ! LE PREMIER PHILOSOPHE. – Cette façon de voir les choses n’est pas pour déplaire au philosophe classique. C’est un principe d’épistémologie générale ou de théorie générale de la connaissance que de distinguer nettement l’ordre du réel et l’ordre du connaître. Il y a, d’une part, la vérité ontologique, c’est-à-dire la réalité en tant qu’elle est intelligible et, d’autre part, la vérité logique, c’est-à-dire l’intelligence plus ou moins adéquate que nous avons de cette réalité. C’est vrai en sciences, en mathématiques et même dans notre discipline, la philosophie. Cette distinction n’exclut pas le fait que parfois, même souvent, le sujet connaissant fasse partie, du moins partiellement, de son objet connu. Mais est-ce exactement pareil dans le cas d’une foi en une révélation ? S’il y a « révélation », ne se trouve-t-on pas déjà dans l’ordre de la parole, du discours et donc directement dans l’ordre d’une vérité « logique » ? Est-ce que la révélation — posons, en effet, qu’il y a une révélation de Dieu par Jésus-Christ et que cette révélation n’est pas du domaine du philosophe — n’est pas déjà une « parole » qui nous dit la « vérité » sur une NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 43 « réalité » ? Nous serions donc moins dans une situation de recherche de vérité sur une réalité distincte, que dans une situation d’interprétation d’une vérité déjà exprimée ? Il y a là une sorte d’identité de l’être et du connaître qui ne requiert pas une ontologie de la relation de foi, mais seulement une « interprétation », comme beaucoup d’exégètes ont l’habitude de faire dans les milieux juifs, sur le texte biblique. L’AUTRE PHILOSOPHE. – À moins que cette « parole de révélation » soit plus qu’une parole, et soit en elle-même une « réalité vivante » ! C’est un anthropomorphisme, qu’il faut décoder et expliquer, que s’imaginer un Dieu influençant l’homme sur le plan du langage... Prendre cet anthropomorphisme dans son littéralisme psychologique, c’est assurément s’égarer... Et alors ma distinction entre une réalité de révélation et la recherche de son sens à l’aide d’une philosophie appropriée reste valable. Je sais qu’il y a aujourd’hui une certaine tendance à vouloir tout « interpréter », non pas au sens de « juger subjectivement », mais en ce sens qu’on veut traiter toute forme de connaissance, y compris la connaissance scientifique, sur le mode de « l’interprétation ». Je préfère, pour ma part, considérer que la connaissance, ou plutôt que toute forme de connaissance consiste à inventer en permanence, selon la méthode propre à chacune, une intelligibilité spécifique, dont on apprécie constamment la conformité à la réalité. L’intelligence d’une révélation n’échappe pas à cette conduite fondamentale de la raison. Ma réponse est un peu rapide. Je m’en excuse, mais s’il fallait la développer, cela nous entraînerait dans une multitude de débats sur la nature de la connaissance. Sans doute, il faudra bien à un moment ou à un autre de nos entretiens sur la foi que nous les abordions... notamment pour déterminer la nature de la révélation formulée dans l’Ancien Testament et celle formulée dans le Nouveau Testament. Aussi je remercie mon collègue de son intervention, car elle attire en effet l’attention sur l’existence de certains présupposés inaperçus mais déterminants pour notre discussion. LE CHANOINE. – Mais si les philosophes posent que toute connaissance est une invention, alors nous ne sommes plus dans l’ordre de la foi. La foi reçoit, elle n’invente pas la révélation. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Bien sûr, Monsieur le Chanoine, une révélation « se reçoit » dans la foi. Loin de moi de contester une pareille évidence. 44 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Encore conviendrait-il de déterminer la « recevabilité » d’une affirmation de révélation. Les concepts de ces réalités ne sont pas si clairs qu’il ne paraît à première vue. Si donc une « révélation » se reçoit, et se reçoit même avec gratitude et reconnaissance — car il y a gratitude, dans la foi ; je dis gratitude et non pas gratuité — il faut cependant inventer son intelligibilité, une intelligibilité cohérente d’abord en elle-même, bien entendu, et confronter ensuite cette « invention » à la « réalité de la révélation » effectivement reçue en un « acte de foi » qui, lui, est préformé par le Créateur Révélateur. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE – Vos argumentations sont bien celles de philosophes ! Vous voulez aller au fond des choses et tout traduire en concepts clairs. Il faut aussi tenir compte de la pensée symbolique, qui est très riche de significations. Elle est très importante dans le langage de la foi. Elle ouvre un large champ à l’interprétation, effectivement ! Les documents ecclésiastiques sont là, entre autres, pour réguler cette pensée et ils en font eux-mêmes un large usage. Le souci de clarté des philosophes y trouvera donc toujours quelque chose à redire... LE PREMIER PHILOSOPHE. – Vous n’allez pas nous reprocher de vouloir être rigoureux dans nos propos ! LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Certainement pas, non, non ! Mon propos n’est pas là... LE MODERATEUR. – Le temps de notre première rencontre touche à sa fin. Pourriez-vous répondre brièvement et faire comme un petit résumé des principales idées débattues. Je vous remercie... LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Oui,... je vais m’y employer... La tâche que vous vous assignez, comme philosophes, c’est d’aller au fond des choses. Il le faut. Et si vous, les philosophes, ne le faites pas ! Qui le fera ? Tous approuvent donc votre souci de rigueur, car le théologien sera le premier à en bénéficier... Vous voyez bien que, nous théologiens, nous n’écartons pas la philosophie... Nous nous en servons. Mais nous ne « faisons » pas de philosophie..., je veux dire que nous, en tant que théologiens, ne « construisons » pas de systèmes philosophiques, mais nous utilisons ceux que nous trouvons, pourvu qu’ils aient, bien entendu, une suffisante NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 45 consistance humaine, pour permettre de traduire auprès de ceux qui en sont nourris, les vérités de la Bible, du Nouveau et de l’Ancien testament. Bien entendu, l’homme qui est théologien peut aussi se faire « philosophe », si les philosophies existantes qui s’offrent à lui ne lui conviennent pas entièrement. Nous avons l’exemple des théologiens philosophes du Moyen Âge. Ce n’est pas le seul. C’est ainsi que les premiers Pères de l’Église ont beaucoup puisé dans les idées stoïciennes, parce qu’elles étaient les plus répandues. Mon collègue historien a fait ensuite remarquer que les théologiens, notamment saint Augustin, s’inspirèrent des conceptions platoniciennes. Plus riches, celles-ci convenaient mieux aux idées théologiques qui s’étaient développées. Assez tardivement, au Moyen Âge, ils eurent recours, surtout avec Thomas d’Aquin, aux argumentations aristotéliciennes. Un souci de rigueur plus grand encore dans la compréhension de la foi chrétienne se faisait jour. Thomas a même perfectionné le système d’Aristote. Aujourd’hui, des théologiens se laissent encore inspirer par des auteurs modernes, au moins partiellement... C’est ce que nous appelons « inculturation » ou adaptation de l’enseignement de l’Église au monde dans lequel nous vivons. Ceci est vrai, non seulement pour le monde occidental, mais aussi pour les grandes cultures asiatiques, chinoise, japonaise et indienne. La théologie catholique en Afrique recourt aussi aux compétences et aux sagesses des Anciens... Le message chrétien, biblique et évangélique, ne change pas pour autant. Mais il se présente différemment, en fonction des peuples et des cultures, afin qu’ils puissent entrer dans une réponse la foi, sans qu’ils aient à renier leurs propres richesses humaines. En principe la théologie n’est pas liée à une philosophie particulière. Il faut bien entendu que ces philosophies ne soient pas radicalement et en trop de points en opposition avec les grandes idées du message chrétien. Un minimum de convergence est bien entendu requis. Le théologien ne fait donc pas exactement la même distinction que vous, philosophes, entre le réel et son intelligibilité. Il rapportera moins le texte à une donnée ontologique, qu’à une donnée culturelle historique. Il sait toutefois que toute culture vise une « donnée ontologique » et que tout effort pour prendre conscience de cette réalité ontologique donne lieu à une forme de culture particulière et se développe en elle. Aussi ne peut-il considérer que favorablement tout effort philosophique. À côté du théologien enseignant, comme moi, chargé de transmettre un enseignement de tradition, il y a le théologien exégète et historien, chargé des sources de la révélation, le théologien 46 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU pastoral et missionnaire traduisant le sens de la révélation en d’autres cultures. Il y a aussi le théologien plus spécialisé et en charge, comme mon autre confrère, d’une compréhension en profondeur de la révélation. Lui s’intéresse plus spécialement aux recherches philosophiques novatrices qui lui permettront cet approfondissement. Peut-être trouvera-t-il le chemin pour répondre à des attentes nouvelles de la part des croyants. Il sera alors sensible aux perspectives pastorales et exégétiques. Et si ce renouvellement rencontrait un large écho parmi les fidèles, sa réflexion théologique trouverait sa place dans l’enseignement usuel de la foi. La question de nos amis nous a donc conduits sur de rudes chemins... Foi et révélation, foi et raison, foi et culture, foi et théologie, foi et connaissance, foi et liberté, foi et nature humaine, foi et histoire, bref, « la foi, les hommes et Dieu... ». Peut-être faut-il relever le défi de tous ces mystères ! UNE PREMIERE FEMME. – Il faudrait ajouter à votre liste : « la foi et les religions ». Comme historienne, je constate que la foi des hommes ne se manifeste pas sous une forme unique, mais dans le cadre de plusieurs religions. Non seulement ce qui est proposé à la croyance des gens varie, mais leurs conduites subjectives de foi varient. Cela va des sacrifices humains à la divinité jusqu’aux extases mystiques et autres phénomènes paranormaux. Ceux-ci se mêlent d’autant plus facilement aux croyances et à la religion en général qu’ils sont plus impressionnants pour des gens simples. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. La question de nos amis sur le catéchisme de Rome n’est donc que l’amorce de problématiques qui dépassent le cadre du catholicisme et qui s’appliquent à n’importe quelle religion. UNE DEUXIEME FEMME. – Je suis protestante de confession et avocate de métier. Je suis ici avec deux amies, dont une est pasteur en une grande ville de province. Puisque nos discussions sur la foi semblent aussi devoir concerner d’autres religions que le catholicisme, est-ce que je puis demander s’il y a dans notre groupe des hommes ou des femmes d’autres religions, juive, par exemple, ou musulmane ? Dans nos rencontres œcuméniques avec les catholiques, nous sommes très sensibles à tout ce qui pourrait dépasser les clivages institutionnels. Votre avis m’intéresse donc. UNE TROISIEME FEMME. NECESSITE D’UNE ANALYSE REFLEXIVE DE L’ACTE DE FOI 47 – Mon mari et moi sommes juifs. Il est médecin cardiologue, et moi médecin gynécologue. Il participe en ce moment à un autre colloque sur « la pratique médicale et l’éthique ». Comme les questions religieuses l’intéressent aussi et que pour moi les questions éthiques sont importantes, on s’est partagé le travail... Chacun va à un colloque différent. Je l’informerai ensuite du travail de ce groupe et lui me fera un compte rendu du sien. Je puis lui en parler... On changerait éventuellement de groupe... LE PREMIER PHILOSOPHE. – Et un représentant de l’islam ? Personne parmi nous ! J’inviterai donc un ami, si je le vois, pour cet après-midi. LE MODERATEUR. – Je constate que l’heure est venue de terminer cette première rencontre. Remercions-nous les uns les autres pour cet échange fructueux. Nous nous retrouvons donc cet après-midi à 16 heures dans cette salle. DEUXIEME RENCONTRE LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN LE MODERATEUR. – Je salue les nouveaux arrivants. Qu’ils soient tous les bienvenus ! Quelques mots pour les mettre au courant de nos premiers débats. La question récapitulative a été « Comment juger de la valeur de vérité d’une doctrine de foi ? » Le terme « doctrine de foi » était entendu comme synonyme de « contenu, objet, message, enseignement d’une révélation » pour autant qu’on adhère à cette révélation. Le terme « foi » était en général entendu par les intervenants comme synonyme d’« acte, de démarche, de conduite, d’adhésion de foi » au révélateur et à sa révélation. Les termes « foi » et « révélation » sont corrélatifs et si étroitement liés que le langage improvisé de la conversation les permute et les substitue l’un à l’autre. Mais les ambiguïtés qui peuvent en résulter sont alors rapidement levées. Notre première rencontre n’a pas apporté de réponse complète à la question de la vérité ou de fausseté d’une révélation. Une tendance se dégage cependant. On ne peut y répondre que par des raisons extérieures à cette révélation ; raisons d’ordre de cohérence logique, de non-contradiction scientifique et de compatibilité philosophique, principalement avec une analyse réflexive de l’acte humain de croire. Si nous voulons donc répondre à la question « Comment juger de la valeur de vérité d’une doctrine de révélation ? », il nous faut examiner les doctrines qui se présentent à nous comme telles et construire cette analyse de l’acte de foi. LE PREMIER PHILOSOPHE. –J’ai eu la chance de rencontrer mon ami musulman, professeur de langue arabe au lycée. Il a accepté pour cet aprèsmidi de laisser son colloque sur « Les influences orientales dans les littératures d’Occident ». Je l’en remercie. Je souhaiterais 50 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU qu’il nous expose la conception que le Musulman se fait de la révélation et ce qu’est pour lui la « foi », puisque les Musulmans se définissent essentiellement comme des « croyants ». Je l’ai informé que l’auditoire était très critique... Il m’a répondu que cela ne lui faisait pas peur... et que la Lecture (ou Coran, Qor’ân) avait prévu toutes les objections possibles et y avait répondu. LE MODERATEUR. –Je vous passe la parole, car nous aimerions bien savoir ce qu’un Musulman cultivé entend par « révélation de Dieu » et par « croire en cette révélation ». Les questions viendront par la suite. LA CONCEPTION CORANIQUEDE LA REVELATION LE PROFESSEUR D’ARABE. – D’abord, voyons ce que la révélation n’est pas. Voici à ce sujet, une traduction française de la Sourate 42, dite « la consultation », versets 51 et 52 : 51 « Quoi [c.-à-d. Quelle capacité] l’homme a-t-il pour que Dieu lui parle ? A moins que [ce ne soit] par révélation, ou de derrière un voile, ou qu’Il envoie un ange, lequel révèle ensuite, sur son ordre, ce qu’Il veut. Il est sublime, sage. C’est vérité ! 52 Et c’est ainsi que par Notre vouloir, Nous t’avons révélé un esprit [c.-à-d. l’essentiel de la religion]. Tu ne connaissais ni le Livre ni la foi. Nous en avons fait une lumière par laquelle nous guidons qui nous voulons, de Nos esclaves. Toi aussi tu guides dans un chemin droit. Dieu est transcendant. Jamais de relations directes, ni de l’homme vers Dieu, ni de Dieu vers l’homme ; mais seulement par intermédiaire. Pourtant Dieu est plus près de l’homme que sa veine jugulaire, comme le dit la sourate Câf — Câf est une lettre de l’alphabet arabe — c’est la cinquantième sourate, au verset 16. « Et très certainement Nous avons créé l’homme, et Nous savons ce que son âme lui suggère à l’oreille. Nous sommes plus près de lui que sa veine jugulaire ». Depuis toujours Dieu choisit chez tous les peuples des hommes qui devront recevoir ses messages divins. Dieu charge alors des intermédiaires célestes, les anges, surtout l’archange Gabriel (étymologiquement : « puissance de Dieu ») de transmettre son message à ces hommes. Ceux-ci, ensuite, communiquent ces messages à leurs peuples. Ils sont ainsi les prophètes de Dieu. LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 51 Muhammad a dit que, dans son cas, la révélation du message pouvait se faire de plusieurs façons. Tantôt, l’ange Gabriel prenait la forme d’un homme et il lui parlait, comme parle un homme à un autre homme. Tantôt, il avait une forme particulière, dotée d’ailes. Il retenait toutes les paroles qu’il lui adressait. Tantôt, dans un vacarme extatique à ses oreilles, des paroles s’imprimaient en sa mémoire. Après, il se souvenait de tout. Des compagnons de Muhammad ont témoigné que « lorsque la révélation se faisait au Prophète, il transpirait, même au jour le plus froid ». D’autres rapportent que, lors de révélations, « le prophète devenait si pesant que sa chamelle préférait s’agenouiller. Si elle s’obstinait, ses jambes alors se courbaient, et l’on craignait qu’elles n’aillent craquer ». Un autre compagnon raconte qu’un jour, dans une salle, l’affluence avait contraint le Prophète à s’asseoir sur sa cuisse. Tout à coup, l’état de révélation saisit Muhammad et son compagnon sentit sur lui un poids écrasant à lui rompre le fémur. S’il ne s’était pas agi du messager de Dieu, il avoue qu’il aurait poussé des cris de douleur et retiré sa jambe. Khadija, la première épouse du Prophète, s’assura de façon bien féminine de l’authenticité de la révélation. Un jour que Muhammad voyait l’ange, elle s’approcha de son mari et tandis qu’elle restait respectueusement à côté de lui, Muhammad voyait toujours l’ange. Mais quand elle se saisit amoureusement de lui, l’ange disparut. Elle conclut que c’était bien un ange, car le Diable n’aurait pas eu la délicatesse de se retirer en ce moment d’intimité conjugale. Les Musulmans considèrent donc le « Qor’ân » comme « la parole incréée de Dieu ». Muhammad « ne dit rien de son propre mouvement », comme le dit le Qor’ân, sourate 53, dite « l’étoile », verset 3 et suivants ». C’est une sourate d’avant l’Hégire ou « Émigration » de Muhammad et de ses premiers compagnons de La Mecque à Médine. Je traduis en explicitant ici ou là le texte, souvent elliptique, pour que vous puissiez comprendre. C’est l’ange qui parle : « En premier, le nom de Dieu, l’Infiniment Miséricordieux, le Tout Miséricorde. 1 (Je le jure) Par l’étoile quand elle descend (à l’horizon) ! 2 Votre camarade [c.-à-d. Muhammad] ne s’égare ni n’erre ; 3 et il ne parle pas non plus par impulsion (psychologique) : 4 ce n’est là que révélation révélée. 5 Un fort (doué) de puissance [l’ange Gabriel] l’a enseigné, 6 lequel, plein de bile [c.-à-d. à l’allure noble] alla se camper, 52 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU 7 alors qu’il [c.-à-d. Muhammad] était à l’horizon supérieur [c.-à-d. regardait vers un point élevé du ciel] ; 8 puis il [c.-à-d. l’ange Gabriel] s’est rapproché (en descendant), puis (resta) suspendu 9 Il [c.-à-d. Muhammad] fut donc à deux portées d’arc ou plus près encore. 10 Et il [c.-à-d. l’ange Gabriel] révéla donc à Son [de Dieu] esclave ce qu’il révéla. 11 Le cœur (de Muhammad) n’a pas menti touchant ce qu’il a vu. 12 Est-ce vous qui allez creuser pour lui [c.-à-d. mettre en doute] ce qu’il voyait ? 13 Et très certainement, il [c.-à-d. Muhammad] l’avait déjà vu [l’ange Gabriel] à l’occasion d’une autre descente [de l’ange Gabriel], 14 près du Jujubier de la Limite extrême, [c.-à-d. près d’un arbuste épineux qui subsiste à la limite ultime du monde végétal, symbole du monde humain, et du désert qui par son immensité inconnaissable et impénétrable symbolise le divin. La vision de Muhammad est la limite extrême accordée à l’homme pour s’approcher de Dieu.] 15 près de là est le Paradis de Refuge : 16 au moment où le jujubier était couvert (d’ombre ?)... 17 Le regard (de Muhammad) ne chavira pas, et ne se rebiffa pas non plus. 18 Très certainement, il a vu certains des plus merveilleux signes de son Seigneur. » Cette relation de la vision de Muhammad reprend celle de la sourate 17 : Le voyage nocturne. « En premier, le nom de Dieu, l’Infiniment Miséricordieux, le Tout Miséricorde. 1 Pureté (Louange) à Celui qui, une nuit, fit voyager Son esclave, de la Sainte Mosquée [c.-à-d. la Kaaba] à la très lointaine Mosquée, (Jérusalem ou plutôt une Mosquée au ciel, car, à la sourate 30 verset 3, la Palestine est appelée « la terre proche ». De plus, il s’agit ici du « Mî`râj ». Muhammad se voit en vision transporté au ciel et introduit en présence de Dieu. En vision, il voit le Paradis, l’Enfer et les autres merveilles célestes.) dont nous avons béni l’enceinte, afin de lui faire voir certaines de nos merveilles. C’est Lui (Dieu), vraiment, qui entend et observe tout. » Le Prophète Muhammad a donc approché Dieu autant qu’il est possible à un être humain : « jusqu’au jujubier de l’Extrémité », jusqu’au point où un homme peut encore subsister devant Allah... Mais il ne nous donne aucune connaissance de Dieu. Il n’a fait que « transmettre » ce que l’Ange lui dictait LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 53 « de la part de Dieu » sans rien ajouter, sans rien retrancher. Ce livre est le « message » révélé par Dieu, par son intermédiaire angélique. Muhammad n’est donc pas l’auteur de ce livre. Le prétendre, c’est offenser le Musulman. Le Qor’ân ne fut pas révélé en une seule fois, mais au cours d’une période de vingt-trois ans, chaque fois qu’on avait besoin d’une révélation appropriée pour résoudre un problème concret. Révélation de lois pénales, à l’occasion de crimes ; révélation de lois sur l’héritage, à l’occasion de décès. Voilà pour l’essentiel la conception musulmane de la révélation. Je n’exposerai pas les péripéties de la codification des sourates et leur mise en ordre qui a abouti au texte du Qor’ân, tel qu’il est. Muhammad retenait en mémoire les paroles de l’ange qu’il distinguait soigneusement de ses propres paroles (groupées plus tard en Hadith (paroles ou dits) du Prophète). Il ne voulait pas qu’on confonde ses opinions personnelles avec les paroles divines. Il les écrivait ensuite lui-même, ou les faisait écrire sous sa dictée. Il en faisait aussi apprendre par cœur à ses compagnons qui les ont aussi mises par écrit. Les supports matériels de ces écritures étaient assez variés, comme des omoplates de chameaux par exemple. Il y avait donc toute une collection d’écrits de révélation. Ce sont ces écrits qui ont été, après la mort du Prophète, recueillis et mis en ordre pour être lus et « déclamés ». D’où le nom du livre : « le Qor’ân, alqor’ân », c’est-à-dire la lecture. Le Qor’ân ne contient donc que des paroles de révélation. Dans le livre, les sourates sont classées d’après leur longueur, sauf pour la première, fâtihat al-kitab : c’est-à-dire qui « ouvre le livre ». Cet ordre n’est pas celui selon lequel les révélations ont été faites. Cela est d’ailleurs sans importance, puisque c’est la révélation de Dieu dont la vérité ne dépend pas des circonstances humaines. Seule la communication des parties de cette révélation s’est adaptée aux contingences historiques. Toutes les sourates, sauf la neuvième, sont introduites par une invocation que je traduis ainsi : « En premier, le nom de Dieu, l’Infiniment Miséricordieux, le Tout Miséricorde ». Croire pour un Musulman, c’est donc lire le Qor’ân en étant conscient qu’il lit les paroles de Dieu, et mettre en pratique tout ce qu’il lit dans le Qor’ân. Ce sont les lois de Dieu qu’il y lit et qui le concernent au moment où il les lit. Mais le Qor’ân ne demande pas que l’on croie seulement ; il invite à la réflexion, à la méditation, au raisonnement, à la recherche de la vérité, même en matière de foi, comme, par exemple, au sujet de l’existence de Dieu, de l’au-delà et de la résurrection des morts le jour de la 54 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU rétribution. J’espère avoir répondu à votre attente. S’il y a des questions, je tâcherai d’y répondre. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Je remercie mon ami qui a bien voulu nous résumer l’essentiel de la conception musulmane de la révélation. Je sais qu’il s’attend à un certain nombre d’objections de la part d’intellectuels qui ne sont pas musulmans. INTERROGATION SUR LES FACTEURS PSYCHOLOGIQUES DE LA FOI MUSULMANE LE PSYCHANALYSTE. – Notre intervenant musulman a dit que ce serait offenser un Musulman que de dire que Mahomet « est » l’auteur du Coran et non Dieu. Je me garderai donc de l’offenser... Mais une telle prise de position ferme la porte à toute discussion ! Je pense toutefois que la psychanalyse aurait peut-être des choses à dire sur le psychisme de Mahomet et ses états mystiques. L’étonnante pesanteur du corps de Mahomet est-elle un signe d’authenticité de ses révélations ? Je me permets d’en douter. Il faudrait d’abord établir qu’il y a un lien entre les deux, plutôt qu’un phénomène paranormal dans une petite communauté religieusement très motivée... Dans d’autres contextes religieux que celui de Mahomet, c’est dans la légèreté et la lévitation qu’on prétend voir des signes d’action divine... Les hommes ont beaucoup d’imagination et leurs visions du « monde sublime » peuvent les rendre très efficaces et les conduire à réaliser de grandes choses dans l’histoire. Proclamer qu’on a reçu une mission de Dieu et en convaincre ses partenaires est un très grand moyen d’action sur les masses humaines. Je pense que Mahomet en était très sincèrement convaincu et qu’il a magnifiquement convaincu ses compagnons. Il est ainsi le fondateur d’une religion nouvelle à partir d’éléments puisés dans le judaïsme, le christianisme et les coutumes religieuses de l’Arabie. Non, il n’a pas joué double jeu. Il manquait d’esprit critique spéculatif, mais était sincère. C’était en plus un habile commerçant, un politique avisé et un bon stratège militaire. C’était un Alexandre ou un César, avec une dimension religieuse en plus. Une telle conduite me pose question. Quel est ce « phénomène de foi », cette « pulsion inconsciente à croire, à s’inventer des révélations » ? Qu’est-ce qui dans le psychisme humain, celui de Mahomet, bien sûr, mais aussi celui de tous ses compagnons et LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 55 des hommes en général, rend possible de telles croyances et leur diffusion dans l’empire religieux islamique ? L’HISTORIENNE. – Je partage votre question, car, comme historienne, je retrouve les grandes lignes de ce phénomène dans les autres religions. En accord avec une sorte de « standard religieux » inconscient ou délibéré Mahomet cadre dans un même moule tous les prophètes antérieurs, Abraham, Moïse, Jésus... C’est à peine si leurs qualités humaines sont différentes... Ce n’est pas un phénomène spécifique seulement des religions monothéistes. S’il ne se manifeste pas avec le même succès que dans l’islam, c’est parce qu’il se développe soit à partir d’un psychisme humain collectif plus complexe, soit dans un cadre culturel religieux moins propice, ou encore dans un contexte géopolitique moins favorable... Les historiens ont déjà assez bien analysé les raisons du succès de l’expansion de l’islam, mais pas le phénomène de son apparition. Je sais donc que si mes connaissances historiques me conduisent à m’interroger sur son apparition, ce n’est pas l’histoire qui y répondra... Est-ce que la psychanalyse peut y répondre ? Est-ce que les croyants eux-mêmes peuvent y répondre ? LE PROFESSEUR D’ARABE. – Comme musulman, je ne me pose pas ce genre de questions. Je pense même que si je me posais ces questions, je ne serais plus musulman. Je suis certain que l’ange Gabriel, envoyé par Dieu, a répété à Muhammad ce que Dieu lui avait dit de dire, sans rien ajouter, sans rien retrancher. Je crois aussi que Muhammad a redit fidèlement à ses compagnons, sans mentir, les paroles de l’ange. J’accepte de faire ce qu’il est dit de faire dans le Qor’ân, car ce sont les lois de Dieu et ses prescriptions pour toujours. Je sais pourtant que les choses ne sont pas aussi simples que le code de la route et qu’une lecture superficielle ne suffit pas pour tout clarifier dans nos actions. Il faut pour cela des études spéciales du texte. Il y a plusieurs interprétations. Si Muhammad a redit fidèlement les paroles de l’Ange, il n’est pas absolument sûr que les Musulmans qui les écoutent ulémas, imâms ou non les écoutent correctement. Il n’y a pas d’erreurs dans le Qor’ân, mais il y en a sans doute chez ceux qui le lisent. 56 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU LE PSYCHANALYSTE. – Vous ne répondez pas à ma question. Ce n’est pas un reproche ! Non, une simple constatation. Vous me dites même que vous ne vous posez pas « ce genre de questions ». Comme vous ne vous les posez pas, vous ne pouvez bien entendu pas répondre à mes questions. Mais, en même temps, vous illustrez de façon vivante, par votre personne et vos propos, le « phénomène de pulsion de croire » dont je viens de parler. Sans doute, vous n’inventez pas le Coran comme Mahomet, et vous n’imaginez pas que l’ange Gabriel vous parle, mais vous entrez totalement dans la pulsion de foi de Mahomet et de ses imaginations, tout comme ses compagnons. Est-ce un phénomène de bourrage de crâne par l’éducation ? « Pourquoi faitesvous cela, vous et les autres ? » Voilà la question que je me pose. Est-ce que vous pouvez sincèrement vous poser à vous-même cette question ? Cette question que je vous pose, je pourrais la poser à d’autres croyants, juifs ou chrétiens. Certes, vous êtes musulman, mais les autres pourraient bien être à votre place ; je leur poserais la même question... : Pourquoi cette pulsion de croire et toute cette fantasmagorie imaginative ? LE PROFESSEUR D’ARABE. – Je ne sais si ces autres croyants pourraient mieux que moi se poser à eux-mêmes votre question et donc mieux vous répondre. Pourquoi est-ce que je crois ? Pourquoi est-ce que je m’abandonne à une « pulsion de foi », comme vous dites ? Je comprends bien que vous ne me demandez pas pourquoi, moi Malik, je suis musulman. Car alors je vous répondrais que je suis né dans une famille musulmane croyante, que j’ai été élevé dans la religion musulmane, et que j’ai épousé une musulmane, etc... C’est comme ça : Malik est croyant musulman par éducation. Mais alors votre question reviendrait : « Comment une éducation « par pulsion de foi » et à « la pulsion de foi » est-elle possible ? Drôle de question ! LE PSYCHANALYSTE. – Oui, vous saisissez intellectuellement très bien ma question. Est-ce que vous pouvez vous la poser affectivement, la ressentir en quelque sorte « corporellement » ? LE PROFESSEUR D’ARABE. – Je ne sais pas... Je n’ai pas d’angoisses psychanalytiques... Il me semble que céder à ma pulsion de foi, comme vous dites, c’est dans mon cas une bonne chose. Est-ce que j’ai besoin de me poser personnellement cette question ? ... Je ne vois pas. LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 57 LE PSYCHANALYSTE. – Et si vous vous posiez quand même cette question, est-ce que vous auriez l’impression de commencer à mettre en doute votre foi musulmane ? LE PROFESSEUR D’ARABE. – Je ne sais pas... Pour vous, psychanalystes, la pulsion sexuelle est éducable et elle est forcément éduquée ! En bien ou en mal d’ailleurs ! Disons alors que ma « pulsion de croire » a été éduquée dans la religion musulmane. Mais est-ce que vous vous demandez, vous autres psychanalystes, pourquoi il y a une pulsion sexuelle dans les formes que vous lui connaissez ? Il me semble que vous constatez son existence et que vous la prenez comme un tout pour analyser le reste du psychisme humain. Pour moi, ma « pulsion de croire » est musulmane. C’est un tout et... LE PSYCHANALYSTE. – Vous avez raison de parler comme vous le faites... Il faudrait sans doute se poser la question : « Pourquoi y a-t-il une pulsion sexuelle ? » tout comme il faut se poser la question : « Pourquoi y a-t-il une pulsion à croire ? » Et répondre à ces « pourquoi » aiderait sans doute à répondre aux questions du « comment » dans les deux cas. « Comment sexualiser humainement ? ». « Comment croire humainement ? » Je me demande même s’il n’y a pas un rapport entre les deux ? Je l’ai déjà dit. Votre pulsion de croire a été éduquée « à la manière musulmane ». En ayant été éduquée de la sorte a-t-elle été bien ou mal éduquée ? Je vous retourne la question que vous posiez pour la pulsion sexuelle. Bon ! Je m’arrête. Place à d’autres questions. Mais mes questions restent posées... DES VERITES DONNEES POUR REVELEES PEUVENT-ELLES CONTREDIRE DES VERITES HISTORIQUES OU SCIENTIFIQUES L’HISTORIENNE. – Ma question est d’un autre genre. Lorsque dans le Coran Dieu raconte par l’intermédiaire de l’Ange l’histoire passée des hommes, ou fait allusion à des événements historiques, est-ce qu’il peut se tromper ou déformer les faits, ou omettre des périodes entières de l’histoire ? LE PROFESSEUR D’ARABE. – Non, Dieu ne peut se tromper et il ne ment pas. Vous me direz alors que le texte du Qor’ân comporte des inexactitudes 58 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU historiques... C’est sans doute parce que les auteurs antérieurs ont mal raconté l’histoire ou l’ont délibérément faussée, comme la Bible des Juifs qui ment à propos d’Ismaël et d’Isaac, ou les évangiles qui racontent faussement que Isâ, Jésus, est mort sur une croix, alors qu’Allah l’a soustrait à ses ennemis et l’a fait monter directement au ciel. L’HISTORIENNE. – Et vous pouvez dire cela, sans même vous poser aucune question de critique historique ? Ce serait une attitude légère ! Est-ce que les spécialistes du texte, les imâms ou les oulémas, pourraient contester les preuves apportées par les historiens spécialistes, surtout lorsqu’on dispose d’autres sources que celles des textes, qu’on peut toujours accuser d’avoir été falsifiés ? LE PROFESSEUR D’ARABE. – Je ne sais pas... Le Qor’ân devant la critique historique ? Il faudrait interroger les islamologues. Je pense que plusieurs contestent la valeur des récits historiques du Qor’ân. Ça pose certainement des problèmes. L’HISTORIENNE. – Il y aurait donc des conflits entre les révélations « historiques » de Dieu dans le Coran et les récits des historiens ? Les historiens suivront plutôt la méthode historique que des révélations soi-disant divines. Et s’il y avait aussi des erreurs scientifiques dans le Coran ? J’ai lu que, dans une sourate, l’ange Gabriel raconte la conception et la formation de l’enfant dans le sein maternel. Cela ne correspond pas du tout avec les connaissances de la biologie actuelle. Est-ce que Dieu a donné de mauvaises informations ? Ou bien Dieu dans le Coran s’est-il contenté d’exprimer le savoir dont disposait Mahomet à son époque et dans son milieu ? LE PROFESSEUR D’ARABE. – Il faudrait voir le texte de plus près. S’il y a des désaccords avec la science, ils ne sont qu’apparents, résultant d’une mauvaise interprétation. Dieu parle à chaque fois le langage de l’époque. Et il parle pour des situations concrètes. Il faut tenir compte du contexte historique. C’est très important. L’HISTORIENNE. – Mais alors le Coran n’est plus « la parole incréée de Dieu » puisque certains de ses versets sont de la seule époque de Mahomet. LE PROFESSEUR D’ARABE. LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 59 – Il est toujours « la parole incréée de Dieu », car ces versets sont écrits de toute éternité pour le moment où la révélation est faite à Muhammad. L’HISTORIENNE. – Mais si tous les versets sont ainsi prévus de toute éternité, toutes les lois et règles que l’Ange prescrit à Mahomet le sont aussi. Ces lois ne peuvent donc pas changer, même celles qui sont de pure circonstance. LE PROFESSEUR D’ARABE. – Il faut nuancer. Certains versets ont été abolis et remplacés par d’autres au cours de la révélation. L’HISTORIENNE. – Soit ! Ce sont alors ces nouveaux versets qui sont définitifs de toute éternité, bien que liés aux circonstances de la vie de Mahomet ou aux coutumes de son temps. Cela signifie qu’il n’y a plus de possibilité d’adaptation pour l’histoire future. Le Coran fige l’histoire. Dans ce cas, le Coran n’empêche-t-il pas les Musulmans de participer activement à l’évolution de l’humanité ? Si, en revanche, ils veulent s’approprier les progrès de la civilisation, ne sont-ils pas obligés de renoncer à un certain nombre de versets du Coran ?... Dans ce cas, il n’est plus intégralement la « parole incréée de Dieu ». LE PROFESSEUR D’ARABE. – Je comprends vos objections... Personnellement, je ne pense pas que les versets qui font difficulté à l’historien, au psychanalyste et aux scientifiques appartiennent à l’essentiel de la foi musulmane ! Sans doute qu’en matière scientifique, les Musulmans, du moins s’ils sont instruits en ces disciplines, penseront comme tous les scientifiques du monde. Pour les versets du Qor’ân qui disent autre chose que les sciences... eh bien ! ils ne les liront pas... Rires amusés dans le groupe. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Je pense que votre humour vous sauve, non seulement par rapport aux objections qu’on vous fait, mais par rapport à une conception religieuse « cadenassée » de la révélation. Vous faites bien de laisser au croyant la possibilité de ne pas tout « entendre » de ce qu’on lui dit être la parole de Dieu. L’humour peut à l’occasion n’être pas dépourvu d’esprit critique... On ne retranche rien au texte, mais on se bouche les oreilles au bon 60 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU moment pour ne pas entendre... C’est une manière de ne pas tomber dans le fanatisme religieux et de ne pas nous mutiler en rejetant les connaissances humaines autres que religieuses. C’est aussi une façon de ne pas devenir athée, en n’acceptant comme vérité que les sciences de la matière et de l’observation empirique. Ces dernières ne peuvent rien dire sur Dieu. Elles ne peuvent en rien répondre à notre « pulsion à croire ». L’INTERROGATION PHILOSOPHIQUE SUR LA NATUREDE LA REVELATION CONCERNE TOUTES LES CONCEPTIONS RELIGIEUSES L’AUTRE PHILOSOPHE. – Toute cette discussion est très intéressante. Elle montre bien que ce qui est en question, c’est la notion même de révélation. Quelle peut être la réalité en laquelle doit consister une révélation qui soit œuvre de Dieu ? Est-ce la dictée d’un texte, et son résultat : « le texte dicté », voire dicté à un seul homme comme dans l’islam ? Est-ce une inspiration à l’intime de l’intelligence humaine des prophètes bibliques ou des apôtres évangélistes ; inspiration qui se glisse dans leurs textes humains et son résultat « les textes inspirés » comme dans le christianisme ? Est-ce les deux à la fois, dictée et inspiration, comme dans le judaïsme ? Tantôt une « dictée » ou un texte remis par Dieu à Moïse par exemple, tantôt une « inspiration », en fonction des divers livres bibliques. En fin de compte, ne considère-t-on pas, au moins au niveau de la croyance populaire, que la révélation se réduit à « un texte écrit » épaulé d’une « tradition orale », ou à « un texte mémorisé », donnant lieu tous deux à des interprétations multiples, et pour ainsi dire « indéfinies » comme dans le judaïsme, selon certains rabbins ? Est-ce en plus, comme la tradition chrétienne l’affirme de Jésus, Dieu lui-même parlant et agissant par la bouche d’un homme ? Mais comme il n’a laissé aucun document personnellement identifié, il n’est connu que par des textes humains qu’on recevra comme « inspirés ». Nous sommes donc là aussi ramenés à un « texte ». Et qui dit « texte », dit gardiens du texte et interprètes autorisés du texte. Ces interprètes sont éventuellement aussi « inspirés » par Dieu, dans leurs interprétations des textes sacrés. La réalité d’une révélation de Dieu n’est-elle pas aussi autre chose que des textes, et la foi autre chose qu’une adhésion à des textes, pour parler d’une façon un peu simplificatrice ? La notion même de « parole incréée » n’est-elle pas une contradiction dans les termes, puisqu’une révélation s’opère nécessairement dans LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 61 l’ordre de la création ? Ou alors une « parole incréée » est autre chose qu’une révélation dictée en langage humain ! Et l’on en revient à la question initiale de nos amis « Que valent ces textes, tous ces textes sacrés, par rapport à ce que peut et doit être une « révélation de Dieu » aux hommes ? Cela pose à nouveau la question de la nature de la foi et celle de l’authenticité d’une révélation. Cette question peut paraître présomptueuse, surtout si on y voit le désir d’obtenir en réponse une « description psychologique ». Elle ne l’est pas, si l’on s’interroge sur le « statut ontologique » de la foi et de la révélation. Je peux par exemple me poser la question : « Que doivent être les paroles de mon père ou de ma mère ? ». Et je réponds : « Elles doivent ne pas être contradictoires ni en elles-mêmes, ni avec leur rôle de père et de mère ». Je me suis interrogé sur leurs propriétés logiques. Je n’en ai pas cherché une description ou une mise en scène, ni ne me suis efforcé de deviner ce qu’ils pourraient bien me dire… En outre, on ne peut échapper « culturellement » à cette question, étant donné que nous nous trouvons devant au moins trois prétentions religieuses à être la révélation de Dieu. Laquelle est la bonne ? Le judaïsme, le christianisme, l’islam ? Faut-il choisir entre elles ? Faut-il ne conserver que ce qu’elles ont en commun ? Faut-il les hiérarchiser les unes par rapport aux autres selon le nombre de leurs fidèles, selon leur arrivée dans le temps ? Faut-il nécessairement ratifier la forme de croyance reçue après notre naissance ? Toute sympathie pour une autre forme de foi que celle culturellement héritée est-elle une trahison rampante, avant la trahison consommée que serait une conversion ? Sur quelle base de vérité se déterminer pour répondre à ces questions ? Quelle est la valeur de chacune de ces formes de foi, par rapport à un « idéal » de foi ? Comment déterminer un pareil « idéal » ? LE PROFESSEUR D’ARABE. – La réponse à vos questions principales se trouve pour le Musulman au début de la deuxième sourate. Écrite après l’Hégire, cette sourate littéralement « sourate » signifie : murs ou demeure est comme un résumé de la doctrine islamique. Je vous donne une traduction pour le début... Mieux vaudrait, pourtant, la lire en arabe… 1 En premier, le nom de Dieu, l’Infiniment Miséricordieux, le Tout Miséricorde. 2 Ce livre, [cela ne fait] aucun doute, est le guide guidant les pieux ; 62 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU 3 qui croient aux choses invisibles et pratiquent l’Office de la prière et dépensent (en charité) [c.-à-d. font des aumônes ; ce qui est différent de « dépenser en justice », c’est-à-dire de payer l’impôt] des biens que nous leur avons accordés. 4 et qui croient à ce qu’on a fait descendre [c.-à-d. la révélation] vers toi et à ce qu’on a fait descendre avant toi [avant Muhammad, c’est-à-dire la Bible. Il est écrit : « vers toi » et non pas « vers moi », car Muhammad transcrit matériellement les paroles que l’Ange lui adresse]. Et ceux-là croient ferme à l’Au-delà. 5 Eux seuls sont guidés par leur Seigneur ; eux seuls sont les gagnants. 6 Pour ceux qui ne croient pas, oui, il leur est égal que tu les avertisses ou ne les avertisses pas ; ils ne croiront pas (tes paroles). 7 Dieu a mis un sceau sur leurs cœurs et leurs oreilles, et sur leurs yeux un bandeau ; et pour eux il y a un grand châtiment. 8 Parmi les gens, il y a ceux qui disent : « nous croyons en Dieu et au dernier jour » ! Et pourtant ils ne sont pas croyants. 9 Ils cherchent à tromper Dieu et ceux qui ont cru ; mais ils ne trompent qu’eux-mêmes et n’en ont pas conscience. 10 Il y a dans leurs cœurs une maladie [c.-à-d. hypocrisie et foi sceptique] : Dieu donc ne fait que l’accroître. Pour eux, donc, un châtiment douloureux pour avoir menti ! LE PREMIER PHILOSOPHE. – Quand Allah-Dieu menace, quels sont les hommes qui sont visés ? LE PROFESSEUR D’ARABE. – Il y a trois catégories d’hommes par rapport à la foi : les vrais croyants, c’est-à-dire ceux qui croient que le Qor’an est la révélation, les incroyants polythéistes, les croyants mal croyants, Juifs et Chrétiens. Suivent justement dans la sourate plusieurs versets qui décrivent la conduite de ces mal croyants « dont le cœur est malade » de doutes et de duplicité entre ce qu’ils disent et ce qu’ils pensent au fond d’eux-mêmes. Ils veulent « tricher » avec Dieu en ne croyant pas à la révélation faite à Muhammad. Un terrible châtiment leur est réservé pour ne pas voir et entendre la vérité. Si Dieu voulait, il leur enlèverait la vue et l’ouïe, car il est tout-puissant. Mais Muhammad voudrait les convaincre... Nous arrivons ainsi aux versets 21 et suivants : 21 Hommes ! adorez votre Seigneur, qui vous a créés vous et ceux qui vous ont précédés, ainsi serez-vous pieux LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 63 22 Lui qui a fait pour vous la terre comme un lit et le ciel comme une tente ; et qui du ciel fait descendre l’eau ; et qui par elle fait sortir des fruits, votre part (de nourriture). Ne donnez donc pas de rivaux à Dieu. Vous le savez bien. 23 Et si vous avez des doutes sur ce que Nous avons fait descendre sur Notre Esclave, venez donc avec une sourate semblable (à celles que Nous descendons), et si vous êtes véridiques, appelez vos témoins [que vous invoquez] en dehors [c.-à-d. rivaux] de Dieu ! Cette dernière sourate formule un défi : Si vous doutez de la révélation écrite dans le Qor’ân, essayez d’en faire autant, d’en parler comme Dieu en parle à Muhammad par l’Ange. Vous ne pourrez dire que mensonges et incohérences. Cet argument sera souvent repris dans le Qor’ân. Il est à la fois étrange pour les Occidentaux, mais très convaincant pour les Musulmans. Puis vient l’annonce du châtiment et la promesse de récompense. 24 Puis, si vous ne le faites pas, et jamais ne le ferez redoutez le feu alimenté d’hommes et [d’idoles] de pierre préparé pour les malcroyants. 25 Et annonce à ceux qui ont cru et fait de bonnes œuvres, qu’il y a pour eux des jardins où coulent des ruisseaux. Toutes les fois qu’ils auront du fruit comme part (de nourriture), ils diront : « C’est bien ce qui était servi autrefois comme portion ! » Or c’est quelque chose de semblable [mais de meilleur] qu’on leur servira. Et ils auront des épouses pures. Et là ils demeureront éternellement. Dans d’autres sourates, l’Ange reprend souvent les mêmes affirmations et parfois les développe, afin qu’il n’y ait pas d’hésitation sur le sens de la révélation, « qui descend » de Dieu. Mes citations du Qor’ân ont été un peu longues... Difficile de faire autrement... Je peux maintenant répondre à vos objections. Je le ferai en tant que croyant... et sans doute peu en tant que philosophe. C’est paraît-il une faiblesse que me reproche mon ami chrétien, qui lui est philosophe. C’est peut-être une faiblesse congénitale de l’islam... Il faut faire avec... LA SUPERIORITE AUTOPROCLAMEE DE L’ISLAM SUR LES AUTRES FORMES DE RELIGION LE CHANOINE, écrivain. – Je sais que, lorsque Chrétiens et Musulmans essaient de propager pacifiquement leur foi, les Chrétiens se servent du Coran pour convaincre les Musulmans de croire à l’Évangile et que les Musulmans se servent des Évangiles pour convaincre les 64 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Chrétiens de croire au Coran. Personne ne peut convertir personne et chacun reste sur ses positions. Dans le cadre du dialogue interreligieux qui est aujourd’hui à la mode, on veille à ne plus parler des divergences, voire des incompatibilités, pour insister sur les ressemblances plus nominales que réelles, plus superficielles que profondes... Ce sont surtout les Chrétiens qui dans ce dialogue adoptent un « profil bas », plutôt que les Musulmans qui ne craignent pas de proclamer fortement leurs convictions... Je pense qu’il y a un célèbre hadith de Mahomet qui dit « l’Islam doit dominer et ne saurait être dominé ». LE PROFESSEUR D’ARABE. – C’est exact. Mais ce n’est pas nous qui voulons dominer par je ne sais quelle volonté impérialiste... C’est Dieu qui dit dans la sourate 3, dite « la famille d’Amram » verset 110 : « Vous êtes la meilleure communauté qu’on ait fait se lever parmi les hommes. Vous ordonnez ce qui est bon et vous interdisez ce qui est mauvais, et vous croyez en Dieu. Si les gens du Livre croyaient, ce serait tout avantage pour eux [...] » Si les Musulmans doivent dominer, c’est pour que toute l’humanité bénéficie des avantages de la communauté la meilleure, grâce à la Révélation du Coran. LE CHANOINE. – Je constate que vous êtes très assuré sur le plan religieux... Je n’en doutais pas... Peut-on cependant envisager de dialoguer, en faisant abstraction totale des questions religieuses, pour rester sur le plan d’une éthique humaine universelle ? On peut tenter l’expérience. Les difficultés sont énormes, tant les notions de personne humaine, de droits et de devoirs, de société, de rapports entre l’homme et la femme sont différentes... L’HISTORIENNE. – Lorsque Mahomet proposait l’argument de la qualité inimitable du Coran, pour prouver son origine divine, je pense qu’il s’adressait aux représentants crédules de la culture polythéiste dans la péninsule arabique, ou à ceux d’un christianisme et d’un judaïsme local relativement médiocres. Lui-même n’était d’ailleurs pas capable d’aller aux sources de la brillante culture méditerranéenne. Il avait recueilli ses connaissances religieuses dans des milieux chrétiens « subordinationistes » ainsi que dans les communautés juives où circulaient des commentaires « haggadiques » de la Torah des LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 65 plus fantaisistes, comme le montre la sourate 27 à propos du « buisson du Sinaï ». Mahomet n’était pas en mesure de juger ses propres écrits en les comparant critiquement aux grandes œuvres philosophiques et théologiques des siècles précédents. Il aurait sans doute été moins convaincu, si... En revanche, il était pénétré d’une conviction mystique qui devait en imposer énormément à son entourage. Cette conviction validait ses arguments aux yeux de ses compagnons. Leur conviction était effectivement celle d’être la « plus excellente communauté des hommes ». Cela lui assurait les appuis décisifs contre ses détracteurs et ennemis. Une telle conviction n’est pas chose négligeable dans le destin d’un homme. LE CHANOINE. – A propos de conviction mystique, je voudrais rapprocher le début de la sourate 53, qui nous a été traduit, d’une confidence de Paul dans la 2e lettre aux Corinthiens au chapitre 12. Je cite... C’est Paul qui parle de lui.. « Je connais un homme en Christ qui, était-ce dans son corps ? je ne sais ; était-ce hors de son corps ? je ne sais, Dieu seul le sait , cet homme-là fut enlevé jusqu’au troisième ciel. Et je sais que cet homme, était-ce dans son corps ? était-ce sans son corps ? je ne sais, Dieu le sait cet homme fut enlevé jusqu’au paradis et entendit des paroles inexprimables qu’il n’est pas permis à l’homme de redire ». Les expressions : « enlevé jusqu’au troisième ciel... » et « enlevé jusqu’au paradis... » me font penser à votre traduction : « Muhammad L’a vu en une autre occasion, près du jujubier de la limite extrême, près de là est le paradis... » Il y a chez ces deux hommes la confidence d’une expérience spirituelle particulière. Mahomet proteste qu’il ne ment pas. Sur ce point il n’y a pas de raison de ne pas le croire. Paul ne dévalorise pas cette expérience... mais il n’identifie pas son existence humaine et sa prédication de l’Évangile avec elle. Elle n’est pas la source du message qu’il enseigne... En revanche, il semble que Mahomet ait puisé dans une ou plusieurs expériences de ce genre la « sacralisation » de ses connaissances religieuses recueillies chez les Juifs et les Chrétiens d’Arabie. De telles expériences et leurs souvenirs, ravivés pour les besoins des circonstances, lui ont permis de « transmuter » ces connaissances en révélation continue de la part de Dieu. La sincérité de Mahomet, quant à la vérité de son expérience subjective d’une certaine Transcendance divine, a érigé en 66 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU vérités objectives « descendant de cette Transcendance », ses connaissances religieuses très fragmentaires. Son expérience en était la garantie absolue. Leur organisation en divers écrits s’est faite sous le signe d’une sincérité équivalant vérité. Elle s’est développée en dehors de toute considération rationnelle, voire en prenant appui sur une certaine méfiance populaire, juive et chrétienne, envers les raisonnements philosophiques. LE PREMIER PHILOSOPHE. – C’est pour cela que mon ami n’accorde aucun intérêt à la philosophie. C’est une position modérée de sa part envers la philosophie, alors que beaucoup de religieux musulmans lui vouent une haine franche et affichée... Les hommes qui ont voulu faire de la philosophie en milieu d’islam, l’ont souvent payé très cher... même Averroès en Espagne... Disciple d’Aristote, qu’il commenta avec notoriété, il estimait que la philosophie devait s’interroger sur tous les sujets de l’existence humaine, notamment en matière d’éthique et de droits. Ce qui lui valut la haine des juristes malékites. Il chercha à développer la raison au maximum pour en connaître les limites. Cette recherche lui fit comprendre que pour les questions de Dieu, de la création et de l’immortalité de l’âme, la raison n’était pas à la hauteur et qu’il fallait alors se tourner vers la Révélation. Pour lui aussi la révélation est au-delà de la raison. Celle-ci n’a donc aucun contrôle sur elle. Beaucoup de théologiens catholiques ont eu une position semblable. Elle a l’avantage d’être simple et tranchée… L’AUTRE PHILOSOPHE, intervenant rapidement... – Disons qu’Averroès s’approcha des limites de la raison aristotélicienne, mais non de la Raison humaine en tant que telle. À moins que de vouloir ramener toute la capacité philosophique de l’Homme à ses seuls développements historiques classiques, essentiellement gréco-latins. Ceux-ci sont principalement centrés sur les objets matériels perçus et cernés en leur entité massive de « choses » et ils ont considéré les personnes humaines sous l’angle de leur seule identité individuelle « objective », en laquelle ils faisaient consister toute leur perfection et valeur. C’est pourquoi, même si Mahomet avait eu une aussi bonne connaissance de la philosophie antique qu’Averroès, il n’aurait pas pu analyser critiquement ce qu’il estimait très sincèrement être une révélation descendue du Ciel. Certes, s’il avait été disciple de Platon et d’Aristote, il se serait gardé de donner à ses connaissances personnelles un caractère sacré, religieux, réceptionné directement de Dieu. S’il n’avait pas été LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 67 psychologiquement doué pour des expériences, disons, « mystiques », il n’aurait pas « transféré » ses connaissances religieuses de l’ordre du culturel à l’ordre du révélé. Il les a fait passer par une « mutation » ontologique. Un abus inconscient de sa part. LE PSYCHANALYSTE. – En me gardant de voir trop rapidement dans cette conduite une forme de pathologie, je dirai que le fait de changer les niveaux de réalité des choses et leurs significations suggère une forme de délire... En l’occurrence un délire religieux... LE PROFESSEUR D’ARABE. – Pour un Musulman, un discours philosophique qui permet un tel jugement psychanalytique est celui d’un athée. Et c’est par politesse que je l’écoute... L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je vous remercie de votre courtoisie. Je sais que vous ne pouvez absolument pas être d’accord avec moi... Je ne vous demande pas de cesser d’être musulman... Mais contrairement à ce que vous pensez, mon discours n’est pas athée. Je récuse aussi ce mot. Si vous me disiez que mon discours n’est pas « religieux », j’accepterais le constat... Il n’est ni juif, ni chrétien, ni islamique. Il n’existe pas de « discours philosophique religieux », pas plus qu’il n’existe de « mathématique musulmane ». Ce qui n’empêche pas que des Musulmans puissent être d’excellents mathématiciens... Quand je parle en philosophe, je ne parle pas non plus en croyant. Pourtant je suis croyant. Et le philosophe qui est en moi justifie le croyant que je suis de croire comme il le fait. Non seulement je crois au Dieu révélateur et à sa révélation, mais je respecte aussi le Dieu créateur et la Raison qu’Il crée en l’homme. C’est le même Dieu, et son action est une même action ou plutôt les étapes de son action sont en parfaite cohérence avec son être divin. Le Dieu créateur a créé l’homme doué de raison en son être même, de telle sorte qu’il puisse recevoir sa révélation en son être aussi. En sa raison, l’homme peut donc se découvrir créé d’une manière telle qu’en son être il est naturellement croyant. En comprenant donc réflexivement son « être humain » dans sa dimension de croyant, il découvre en quelque sorte, en la réceptivité programmée par le Créateur en son être, la forme que prendra nécessairement la Révélation, réelle depuis toute éternité auprès de Dieu, en tant qu’elle « descend » vraiment de Lui. 68 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Cette prise de conscience réflexive de son être et de son activité essentielle de foi est proprement philosophique. Elle s’accomplit dans le temps, progressivement, avec tâtonnements, erreurs, rectifications, et enfin compréhension fondée et assurée. Dans cette optique, on peut déceler la part de vérité pressentie dans les affirmations bibliques d’une « Torah du Ciel », d’une « Sagesse éternelle auprès de Dieu », ou dans l’idée coranique d’une « parole incréée de Dieu ». Mais on voit aussi qu’elles n’ont pas de sens, si on les situe sur le plan de la psychologie empirique humaine. LE PROFESSEUR D’ARABE. – Mais alors vous admettez aussi la vérité du Qor’ân ! L’AUTRE PHILOSOPHE. – Le tout est de savoir quel genre de vérités on peut y discerner... LE PROFESSEUR D’ARABE. – La Révélation elle-même. L’AUTRE PHILOSOPHE. Certainement pas, du moins au sens où je pressens que vous l’entendez. LE PROFESSEUR D’ARABE. – Pourquoi ? Je suppose que vous n’allez pas me citer les versets du Qor’ân qui commandent de tuer les infidèles, à moins qu’ils ne se convertissent… EN QUEL SENS DES EXPERIENCES RELIGIEUSES HUMAINES PEUVENT OU NE PEUVENT PAS ETRE REVELATION DE DIEU L’AUTRE PHILOSOPHE. – Nullement… Ces versets existent,… mais je me place sur un autre plan… Mahomet ne respecte pas assez la raison créée de l’homme. Il n’y a eu pas faute de sa part. Historiquement il ne pouvait pas... Toutes ses pensées se développent sur le plan de la psychologie humaine. Lui et ses compatriotes communiaient en une même psychologie religieuse. Elle est assez largement répandue, semblable à elle-même dans le polythéisme ou les monothéismes... Et les concepts et conduites de cette psychologie religieuse sont loin, très loin, de correspondre à la conscience ontologique humaine préformée à une Révélation venant vraiment de Dieu. Il appartient à la philosophie, d’une LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 69 part, d’en faire la critique et, d’autre part, de découvrir la structure de... LE CHANOINE, plutôt impatient. – Mais si le philosophe a la prétention de dire ce que peut et ce que doit être la révélation de Dieu, il impose des limites à la liberté de Dieu et il cherche à imposer sa propre volonté à Dieu, plutôt que de se soumettre à la volonté de Dieu. C’est le monde à l’envers ! Est-ce que saint Paul ne disait pas que la croix du Christ est un scandale pour les Juifs, une folie pour les Païens, mais une sagesse aux yeux de Dieu ? Ce n’est pas au philosophe, tout de même ! de dire ce qu’il y a dans une révélation ! L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je pense qu’il y a un malentendu, peut-être plusieurs !... Établir des critères ou normes de vérité, que nos affirmations doivent respecter sous peine d’être fausses, ne signifie pas que l’on énonce les vérités de ces affirmations. Énoncer en mathématiques les règles de l’addition ne signifie pas que je puisse à l’avance connaître le montant de mes achats chez l’épicier de mon quartier. Mais grâce à ces règles je pourrai m’assurer que la note à payer est exacte. Ces règles de l’addition ne limitent pas non plus ma liberté, ni celle de mon épicier,... à moins que l’un ou l’autre ne veuille tricher sur le prix des marchandises... et ne rage de ne pouvoir faire ce qui lui « plaît ». La liberté ne me donne pas la possibilité de « tricher », c’est son imperfection, au niveau des choix que j’opère, qui le permet... En conséquence la « triche » mutile en moi la vraie liberté... Mais le fait que vous me posiez cette objection, Monsieur l’abbé, montre que vous prêtez à Dieu une forme de liberté bien médiocre. Ce sont les aspects d’imperfection de la liberté humaine que vous prêtez à Dieu... C’est un comble... et vous ne vous dédouanez pas de ces imperfections en les envisageant chez Dieu en une mesure sans limite. Comme si la liberté de Dieu consistait à pouvoir choisir n’importe quoi, sans limitation... Vous avez sur ce point la même conception que Mahomet... lorsqu’il dit que si Dieu le voulait, Il ôterait la vue et l’ouïe à ceux qui refusent de croire au Coran, car Il est tout-puissant... Et nous voilà retombés dans des catégories conceptuelles propres à la psychologie religieuse populaire... Elles nous donnent de Dieu une idée radicalement fausse... LE CHANOINE. – Vous n’allez pas nous accuser de... 70 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je ne vous accuse de rien... Vous n’êtes en rien coupables... Vous et Mahomet, vous êtes tous deux victimes de la mentalité classique, pour laquelle la liberté c’est « choisir ». Sur ce point, elle ne dépasse pas le sens populaire... Et pour une multitude d’hommes, cette signification populaire tient lieu de philosophie... Mais même dans le contexte de cette erreur, ce n’est pas imposer notre volonté à Dieu que de chercher à comprendre comment Il se révèle lui-même. Il nous en donne les indices nécessaires en notre être créé selon que celui-ci est son « image », en cela et dans la mesure où cette image est à sa « ressemblance ». Déjà en notre être créé, qui est son image, façonnée en certains de ses traits à sa ressemblance, il doit donc y avoir quelque chose qui est à la ressemblance du Dieu capable de Se révéler. En revanche, c’est faire violence à la compréhension de son œuvre que d’accepter pour soi voire d’imposer aux autres, lesquels sont prompts à les accepter d’ailleurs des manières de voir et de penser qui mutilent ou occultent les points de ressemblance de l’Homme à son Créateur. C’est là tout le problème de la théologie ou des théologies monothéistes... Quand tous les esprits se meuvent dans l’espace intellectuel de la philosophie classique, ce problème n’apparaît guère... Et s’il y a cependant ici ou là des pierres d’achoppement, les responsables religieux les évacuent. Ils dénoncent l’impertinence et l’arrogance de la critique Qui peut oser me creuser... ! dit Mahomet ou ils se retranchent derrière la présence de mystères insondables, dont on ne peut connaître ni l’existence ni la nature, dit un dogme catholique... Mais je pense que le moment est venu, dans l’histoire de la pensée, de prendre conscience des insuffisances de la philosophie classique... LE CHANOINE, plutôt irrité... – Mais, Monsieur, l’apôtre Paul l’a dit bien avant vous... Je citais ces paroles à l’instant : le message de la croix est scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs, mais sagesse aux yeux de Dieu... Que signifient toutes ces déclarations... toutes ces... Envers notre intervenant musulman... Il n’est pas possible... L’AUTRE PHILOSOPHE, simultanément... – Monsieur l’abbé... Monsieur l’abbé... Je vous prie... LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 71 LE MODERATEUR. – Allons, allons... Nous confrontons des idées et non des sensibilités... Ne gâchons pas le débat par nos susceptibilités... Monsieur le Chanoine, que vouliez-vous ajouter ? LE CHANOINE. – Non, non... rien, rien... LE MODERATEUR. – Monsieur, si vous le voulez, vous pouvez répondre... L’AUTRE PHILOSOPHE. – Monsieur l’abbé, votre citation de Paul était tout à fait pertinente. Il faudrait toutefois bien lire le début de la première lettre de Paul aux Corinthiens et se demander ce que Paul entend par « la sagesse des Grecs ». Qui nous autorise à identifier « la sagesse des Grecs » avec la sagesse humaine comme telle ? La sagesse des Grecs est une forme de sagesse, certes, mais incomplète, et ses lacunes entraînent en théologie des incohérences. En raison de ses insuffisances, la sagesse grecque juge le témoignage rendu à Dieu, donc révélateur pour nous, par un homme crucifié comme une folie, alors que ce témoignage est sagesse selon Dieu. Il y a donc là un « déphasage ». Puisque ce témoignage est sagesse pour Dieu, le théologien devrait plutôt conclure qu’il doit aussi être sagesse pour l’homme, si du moins l’homme cherche à être sage d’une véritable sagesse humaine. Sagesse cohérente, complète, fidèle à toutes les exigences de sa Raison. Aux théologiens de parler... La balle est dans le camp de la théologie... LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – C’est surtout la prédication de la résurrection du Christ par Paul qui est une folie pour les Grecs, ainsi que le montre la réaction des Athéniens de l’Aréopage au discours de Paul, discours recomposé par Luc dans les Actes des Apôtres, à la fin du chapitre 17. Personnellement je ne vois pas comment une « nouvelle philosophie », une anthropologie d’un genre nouveau, que je me représente mal d’ailleurs pourrait « réfléchir » sur un événement singulier comme la résurrection du Christ. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Professeur ! Excusez-moi... Votre question comporte trop de sous-entendus pour pouvoir en quelques mots y répondre complètement... Je dirais seulement qu’aucune philosophie, qu’elle soit classique avec une ontologie individualiste, ou non 72 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU classique avec une ontologie interpersonnelle, contradictoire logique de la précédente, ne peut établir par la méthode réflexive aucune vérité qui s’adresse à la foi de l’homme. Elle permet seulement, si elle est interpersonnelle,... ou ne permet pas si elle est individualiste, d’accueillir une révélation humaine ou divine en une intelligibilité qui lui soit adéquate. Toute proportion gardée, on peut dire que la mathématique ne permettra jamais d’établir un fait expérimental dans les sciences. Elle permet seulement de traiter intelligiblement les données expérimentales observées et à partir d’elles d’induire des lois. Ce faisant, on admet qu’il y a une sorte d’accord préformé entre les mathématiques hautement développées et le monde matériel. Semblablement, il faut admettre qu’il y a une sorte d’harmonie préétablie pour reprendre une expression de Leibniz entre la philosophie, en sa forme ontologique intégrale et interpersonnelle et ce qu’il y a d’authentique dans les révélations. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Merci de votre réponse... J’attendrai pour en apprendre plus... Toutefois permettez-moi une remarque. Dans votre comparaison entre les rapports de la mathématique et des sciences d’une part et les rapports entre la philosophie et les révélations d’autre part, il y a une différence importante. Dans les sciences nous sommes dans le domaine du déterminisme, tandis que dans l’ordre des révélations nous sommes dans un domaine de liberté... L’AUTRE PHILOSOPHE. – Entièrement d’accord. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Votre intervention, cher collègue, montre que les questions posées sur la révélation impliquent des questions sur la liberté humaine et aussi sur la liberté de Dieu. La manière de concevoir la liberté détermine ainsi notre manière de concevoir la révélation. Or est-ce la révélation qui se prononce sur la liberté ? Non. C’est bien une idée philosophique. Il faut donc recourir à la raison philosophique pour éclairer nos conceptions de la révélation. Nous aurons sans doute l’occasion d’y revenir, si nos entretiens continuent d’approfondir le sujet. Je voudrais relayer ou poursuivre ici la réflexion philosophique. D’autant plus que le langage des religieux, qu’ils soient juifs, chrétiens, ou musulmans, présente souvent la foi en une révélation, la leur, comme une condition du salut, comme LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 73 condition d’une réussite complète de l’existence humaine après la mort... « Si vous croyez, vous serez sauvés,... vous serez gagnants, ai-je entendu dans la traduction du Coran,... si vous ne croyez pas, ce sera pour vous le châtiment... » Mon confère le chanoine pensait que les normes de vérité formulées par la réflexion philosophique pour juger de l’authenticité d’une révélation limitait la liberté de Dieu. En fait ces normes, parfaitement fondées en une réflexion métaphysique, ne limitent que l’imagination religieuse bien souvent délirante en la matière. En revanche une présentation de la révélation comme condition du salut, voilà une conception qui limite singulièrement notre intelligence de la liberté de Dieu. Une nouvelle fois notre idée de Dieu est asservie à nos catégories psychologiques humaines. En revanche, le philosophe, lorsqu’il reconnaît les nécessités constitutives de son être interpersonnel c’est-à-dire de sa relation nécessaire avec autrui comme une perfection ontologique et pas seulement comme une donnée phénoménale peut à partir de l’intelligence de ces nécessités, définir les normes d’une relation interpersonnelle de révélation et de foi. Cette démarche méthodologique me semble claire et cohérente, même s’il n’est pas donné à tout le monde de s’y engager aisément... La rigueur philosophique n’impose aucune contrainte à Dieu. Lorsque l’homme reconnaît les nécessités de son être, il reconnaît par le fait même les normes qui s’imposent à ses actions ; donc celles aussi qui pourraient s’imposer à une démarche de foi en une révélation, en vertu de la structure de son être interpersonnel. Prenons une comparaison dans le cadre de la philosophie classique, avec des nécessités constitutives qu’une analyse individualiste peut cependant déjà reconnaître. Lorsque le philosophe classique reconnaît, par exemple, que le principe d’identité et celui de non-contradiction s’imposent à sa pensée et à son discours, il en conclut qu’ils s’imposent aussi à un langage de révélation. Donc, si Dieu veut se faire comprendre de l’homme, il faut que son langage respecte ces principes logiques. Est-ce que par là le philosophe prétend imposer à Dieu ses principes logiques, comme s’il s’agissait d’une décision qui ne dépendait que de lui ? Nullement. Et si Dieu se révèle en respectant de tels principes, Dieu ne fait tout simplement pas autre chose qu’être fidèle à lui-même et en accord avec son activité créatrice. Et c’est là précisément la « liberté de Dieu ». C’est donc, en reconnaissant les nécessités ontologiques selon lesquelles une révélation de Dieu peut et doit se faire, si elle se 74 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU fait, que l’homme, grâce à une réflexion philosophique appropriée reconnaît vraiment ce qu’est la liberté de Dieu. C’est par là aussi qu’il peut reconnaître, en outre, que Dieu se révèle effectivement en toute liberté. Sa réponse de foi pourra alors aussi être pleinement libre... Considérer que Dieu se révèle autant de fois qu’il veut, quand il veut, à qui il veut, pour révéler ce qu’il veut à la limite, agir immoralement sous prétexte que c’est lui qui décide arbitrairement du bien et du mal , c’est évidemment concevoir la possibilité d’une révélation sur le modèle le plus anthropomorphique qui soit. L’invocation de Dieu peut parfois recouvrir de bien bas instincts en l’homme... Cela se constate... LE SOCIOLOGUE. – Effectivement... Le sociologue des religions constate un peu partout de semblables conduites. Lorsque des hommes se présentent comme les bénéficiaires de semblables révélations, leurs auditeurs n’ont aucune difficulté à « s’y reconnaître », c’est-à-dire à « se trouver comme en pays connu ». Ils prennent alors inconsciemment ces ressemblances pour des signes d’authenticité et se précipitent pour les croire. Cette adhésion est d’autant plus enthousiaste que le détenteur autoproclamé de la révélation leur promet des récompenses éternelles dont ils sont friands et leur en garantit déjà des avantgoûts dès maintenant, sous forme d’avantages matériels à prélever par la force sur les biens des incroyants. Ceux-ci, par contre, sont menacés de châtiments éternels déjà anticipés dans les vexations qu’on leur fait subir. Puisqu’ils sont rejetés de Dieu, la curée sur eux est légitime... Je dirais ici à notre ami psychanalyste que notre « pulsion de croire » est dans ce cas « narcissique » jusqu’à la négation d’autrui. Ce « narcissisme » est un retournement, une inversion du « désir »... Comment expliquez-vous cela ? LE PSYCHANALYSTE. – Sans doute, mais le « narcissisme », bien qu’étant une perversion du désir témoigne de l’existence du désir. Encore une fois, j’y perçois une analogie avec le désir sexuel. Celui-ci dans son développement normal jouit du plaisir de l’autre. Il est le véhicule sensible de l’amour qui veut le bonheur de l’autre et est heureux de le réaliser. Il s’invertit lorsqu’il devient possessif, dominateur. Il peut se pervertir jusqu’au viol et au crime. Comment vous l’expliquer ? Je ne le sais... Du moins je ne connais pas de réponse psychanalytique. Comment le désir de jouissance, comme disait Freud, peut-il s’autodétruire en LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 75 détruisant ce qui lui permet de se réaliser ? Je ne le sais... C’est pour moi une énigme... Comme homme, je pense que c’est une forme du mal... En disant cela, je quitte le domaine de la psychanalyse... Il faudrait que je devienne philosophe... Mais c’est trop tard... LE MODERATEUR, historien de la philosophie et doyen d’âge. – Il n’est jamais trop tard pour bien faire... LE PSYCHANALYSTE. – Vous croyez... Vous n’abusez pas de ma pulsion de foi ?... Après quelques rires sympathiques des participants.... L’AUTRE PHILOSOPHE. – Votre comparaison entre la pulsion sexuelle et le dynamisme de foi est recevable sous cet aspect... L’égarement de notre adhésion de foi dans un simulacre humain de révélation témoigne de son existence. Les millions d’hommes qui croient aux révélations de Mahomet témoignent en vérité, non pas de la réalité d’une révélation de Dieu faite à Mahomet, mais de la vérité que l’homme est un « croyant » par nature. Il faudrait que les hommes prennent conscience, selon une démarche réflexive rigoureuse, de ce qu’est cette disposition naturelle constitutive de croire. Disposition éminemment respectable... Immense défi… LA TENDANCE PSYCHOLOGIQUE DE LA CONSCIENCE CROYANTE A SE DONNER DE PSEUDOREVELATIONS EN PAROLES HUMAINES L’AVOCATE. – Et que faites-vous alors des athées ? Ce sont quand même des hommes. Je tiens à les défendre... L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est que l’athéisme peut être une réaction saine de l’homme constitutivement croyant contre le « narcissisme » de sa pulsion de foi. Les athées sont très utiles à leurs frères croyants. Mais cette réaction est insuffisante. Car sous le « narcissisme » du croyant, qui se piège inconsciemment, il y a bel et bien la réalité de la « capacité active de foi », d’un « dynamisme à croire ». Faut-il lui refuser toute réalisation, comme le voudrait l’athée ? Et devant les difficultés à lui donner une réalisation authentique, faut-il lui refuser des réalisations incomplètes ? Sous prétexte qu’un parfait amour entre l’homme et la femme est impossible, faut-il supprimer le mariage ? Tout le problème des 76 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU religions et des rapports entre les religions est là... surtout le problème des rapports entre « religions » et foi. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Mais alors, lorsque l’homme se piège comme Narcisse en projetant sa « pulsion de foi » dans une révélation qui lui renvoie l’image de sa « psychologie religieuse », que va-t-il se donner effectivement comme « révélation de Dieu » ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – En posant la question, vous donnez presque la réponse. Il va se projeter lui-même, ses convictions, ses lois morales, son droit, son sens de la vie, ses solutions existentielles, ses rites, etc. Toutes ses façons de penser et de faire, touchant la vie et la mort, le monde de son expérience et ce qu’il pressent comme réalités au-delà de son expérience, son idée de Dieu notamment, tout cela est susceptible de lui « redescendre comme révélation ». La valeur humaine, je ne dis pas la valeur divine, de ce qu’il se donne comme « révélation » dépend bien entendu de la valeur de ce qu’il projette ainsi de lui-même. Le contenu des révélations est donc à juger selon l’idéal rationnel qu’il est capable de se donner. L’homme est capable de projeter comme « pensées de Dieu » pensées prêtées à Dieu et de se faire « revenir comme révélation » des valeurs humaines très nobles et très élevées, peut-être les plus nobles et les plus élevées qu’il peut concevoir. Cela ne fait aucun doute. Mais cela ne signifie pas qu’en telle ou telle « révélation » au cours de l’histoire, il se soit déjà donné effectivement ses plus hautes valeurs. Des progrès sont encore possibles sans doute... Surtout, s’il prend conscience de ce miroir narcissique de lui-même dans les révélations qu’il se donne. Il progressera s’il comprend mieux la nature de son aptitude à croire et en conséquence s’il comprend mieux ce que Dieu peut être et comment Dieu peut en une véritable révélation non-narcissique, le rencontrer en son humanité. Tout ceci pourrait encore être développé et illustré dans le détail par une analyse des principaux messages religieux qui se donnent pour « révélés ». Mais je tiens encore à préciser ceci. Cette projection par « pulsion de foi » que l’homme fait de luimême en une « révélation » qu’il se donne « comme la recevant de Dieu » n’est pas une conduite immorale, ni irrationnelle. Ce qui est « pathologique » dans le phénomène religieux, c’est que l’homme n’en prenne pas « conscience », que cela reste inconscient et que cela entraîne des « troubles ». Cette pulsion de foi doit être éduquée, cultivée, civilisée « réfléchie rationnellement »... Elle ne doit pas être « refoulée » par un censeur LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 77 « réductionniste », sinon elle revient sous formes de croyances « déguisées » en des « rationalités scientistes partielles », en des « techniques idolâtres ». Elle ne doit pas être abandonnée non plus à sa « licence » propre et se « défouler » en toutes sortes de mysticismes et délires religieux. Elle doit être vécue dans la rectitude et la clarté. C’est ainsi qu’elle peut se disposer à accueillir ce qui pourrait être une « véritable révélation de Dieu ». L’homme aurait alors pris conscience des conditions de possibilité et d’intelligibilité d’une telle révélation. Il aurait répondu rationnellement à la question : « Que peut être et que doit être une véritable révélation de Dieu ? » Il serait capable d’apprécier correctement la nature de sa foi et de reconnaître la part d’authenticité des révélations et leur nature. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Alors vous ne croyez pas que Dieu a parlé à Abraham, à Moïse et aux autres prophètes, et si j’étais musulman j’ajouterais et : à Muhammad ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Excusez-moi ! Je ne comprends pas bien votre question. Quel sens donnez-vous au mot « croire » ? Est-ce que vous me demandez si « j’ai la foi » que Dieu a parlé... ? Ou bien si mon opinion, ma conviction est que Dieu aurait parlé... ou n’aurait pas parlé... Ma demande de précision ne porte pas d’abord sur le fait que Dieu a parlé ou n’a pas parlé, mais sur le sens du mot « croire ». LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – J’entendais le terme « croire » au sens impropre, mais courant de « être d’avis, estimer, penser que... ». Je sais très bien que si je l’entendais au sens de « avoir la foi », vous me diriez qu’en pareil cas il n’y a pas de raison d’utiliser le terme « croire avoir la foi », tout comme il n’y a pas lieu de se demander quelle est la couleur du point d’intersection de deux droites... Par rapport à des événements, on ne peut que considérer les témoignages, les accepter ou les refuser. On y ajoute « foi » ou non, selon l’expression habituelle ; disons plutôt « crédit » ; on fait « crédit » ou non à une tradition. Dans ce cas, il ne peut s’agir en effet que d’une sorte de « foi humaine ». Bien entendu, lorsqu’on est éduqué dans une semblable conviction, on y reste naturellement attaché, comme à sa langue maternelle. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Suis-je donc d’avis que Dieu a parlé aux prophètes...? Je réponds. Si l’on se représente une parole adressée comme celles 78 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU que nous nous adressons mutuellement en ce colloque, je répondrai par la négative, quel que soit le merveilleux imaginatif : anges, voix célestes, apparitions, motions purement spirituelles directement en l’intelligence, dont on entourerait une telle parole pour montrer sa différence d’avec les nôtres. Ce merveilleux imaginatif n’est pas suffisant aux yeux du philosophe pour vraiment reconnaître et respecter la Transcendance de Dieu. Ces imaginations « visent » bien sûr à affirmer une Transcendance. Elles ne sont donc pas dépourvues de sens. Il faut les comprendre comme le vêtement de « notre pulsion de foi », comme ses atours — je reprends pour le moment l’expression de notre ami psychanalyste ; quitte à revenir encore par la suite sur cette formule et à nous demander quelle est sa vraie nature. Ces imaginations, plus ou moins féeriques, sont adaptées surtout à notre condition corporelle. Et dans la mesure où elles marquent par le truchement de différences visuelles, auditives, tactiles, un certain décalage d’avec notre conscience empirique, elles visent effectivement l’affirmation d’une Transcendance. Cette affirmation n’est que psychologique, même si elle peut être d’une qualité psychologique très spirituelle, comme dans le cas des visions de Paul et de Mahomet Monsieur le chanoine l’a fait remarquer et de tant d’autres au cours de l’histoire religieuse des hommes. Le danger, le piège, l’auto-illusion ou l’abus de confiance, c’est de prendre ou de faire prendre cet habillement —habillement ambigu, car il est pour une part un « déguisement » —, de notre « pulsion de foi » pour la réalité objective d’une révélation engagée de Dieu, par Dieu. Je ne dis donc pas qu’il ne peut pas y avoir quelque chose qui soit de l’ordre de la « révélation de Dieu » sous une telle présentation imaginative. La question est de savoir reconnaître rationnellement ce donné révélé. D’abord en le distinguant de son emballage imaginatif ; ensuite en se demandant si tout ce qui se présente sous ce « déguisement » est entièrement de l’ordre d’une révélation. Reconnaître qu’il y a là un déguisement de la pulsion de foi, c’est se libérer de ce déguisement qui est un piège à double détente : il piège les « censeurs » de la pulsion de foi, mais il piège aussi la pulsion de foi elle-même si l’on estime que ce déguisement est la réalité même d’une révélation. Qui pourrait prendre sans dommage le rêve flou d’une union sexuelle pour la réalité d’une étreinte conjugale avec son ouverture sur la vie et son épanouissement familial pour l’éternité ? D’un côté nous avons une conscience claire d’un idéal humain, de l’autre une imagination onirique en rapport ambigu avec cet idéal. LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 79 LE CHANOINE. – Vous voulez dire alors que les croyants sont des « rêveurs » ! L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vu l’ambiguïté du terme « rêveur » et donc toutes les possibilités de mal comprendre votre affirmation, je dirais : non. Mais si vous développez le rapport comparatif, car ce sont deux rapports qu’il faut comparer et non deux états psychiques isolément considérés, et si vous dites : « le croyant religieux se situe par rapport à la réalité, rationnellement reconnue, d’une révélation de Dieu, comme l’homme qui rêve par rapport à la réalité du monde reconnue par l’homme éveillé et attentif » ; alors je suis d’accord. Mais vous comprenez bien que cette comparaison entre ces deux rapports n’est pas satisfaisante. Comment bien situer le « croyant religieux » par rapport au « croyant authentiquement croyant » ? Il ne s’agit pas en effet de distinguer deux individus, ou communautés d’individus. Il ne s’agit pas non plus de priver le « croyant croyant » d’une extériorisation religieuse de sa foi. Un amour conjugal qui se veut être un amour d’éternité ne se prive pas de l’étreinte sexuelle, au contraire il lui donne toute sa plénitude... LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Vous situez donc la religion dans des comportements extérieurs, dans des « rites », gestes et paroles, et la foi dans des dispositions de l’intelligence et du cœur ? LE PREMIER PHILOSOPHE. – Dans votre rapport de proportions, quel est, dans l’ordre de la foi, le correspondant de ce qu’est l’homme éveillé et attentif par rapport au monde extérieur ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Voilà deux questions ! Mais au fond elles attendent une même réponse. Considérons-la comme l’inconnue « x = a » du rapport a/b = c/d, si vous voulez ! Dans l’ordre de la foi, l’équivalent de l’homme éveillé au monde (c) par rapport au rêveur (d), serait l’homme qui a une intelligence rationnelle, claire, complète, cohérente de sa foi, c’est-à-dire du lien vivant personnel avec un autre (avec d’autres au pluriel) qui se révèle(nt) à lui et s’engage(nt) pour lui (a). Appelons-le « le croyant fiducial », « l’homme fiducial » par rapport au « croyant religieux », ou plutôt au « croyant qui n’est que religieux »(b). Le « croyant fiducial » n’est jamais seul, il est toujours en relation interpersonnelle consciente avec « son » révélateur en 80 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU vis-à-vis. Ce qui peut se traduire en certains moments privilégiés par une conscience exceptionnelle, entièrement humaine, de la « proximité » ou « présence » divine. La conscience fiduciale, selon sa relation à Dieu, est ouverte à Dieu et Dieu lui est créativement présent. Il en est de même de la fiducialité entre les personnes humaines, selon ses modalités propres. Par rapport à Dieu, l’homme fiducial, d’une part, peut très bien aussi exprimer religieusement sa foi en une révélation authentique, rationnellement reconnue comme telle. Étant donné que la relation de l’homme à Dieu est universellement singulière, en ce sens que chacun en sa singularité personnelle est en relation à Dieu, l’expression religieuse de la foi, expression qui rassemble des individualités croyantes, considérées usuellement comme juxtaposées, comme le sont les objets du monde matériel, sera collective, communautaire, ecclésiale. La fiducialité intrahumaine, en revanche, s’actualisera en un réseau de structures semblables de relations. C’est le cas d’un « peuple », qui est une « société structurée de familles ». D’autre part, le croyant religieux, sincère dans sa foi religieuse, à condition de la mettre en harmonie avec les exigences éthiques de sa conscience, actualise valablement, bien que maladroitement, un dynamisme de foi qui le dispose à rencontrer, peut-être de son vivant, mais assurément dans sa mort le Dieu qui se révèle. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Excusez-moi ! Mon intervention n’est qu’une parenthèse que je refermerai de suite… Il me semble qu’il y a là dans votre distinction de « collection d’individus » et de « société de familles », l’esquisse de deux conceptions de l’Église » : une communauté d’individus croyants, ou une communion de familles, en réciprocité de foi entre ses membres, et croyantes. Je ferme la parenthèse, mais je voudrais vous entretenir personnellement à ce sujet… Je ferme ma parenthèse. L’AVOCATE. – Vous venez de parler de « révélation authentique, rationnellement reconnue comme telle ». Mais comment peut-on distinguer rationnellement, c’est-à-dire visiblement pour un avocat, dans un message ou une suite de messages révélés, ce qui est de Dieu de ce qui ne l’est pas, ce qui est de Dieu et ce qui est le « déguisement de la pulsion de foi », comme vous dites ? L’historienne. – Bonne question ! S’il y avait des critères précis, ce serait, en effet, intéressant pour l’historien. LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 81 LE PROFESSEUR D’ARABE. – Justement ! Muhammad distingue très nettement entre ce qui lui est transmis par l’ange Gabriel de la part de Dieu et ses propres opinions personnelles. Celles-ci sont quand même importantes pour le Musulman, car elles sont précisément celles d’un prophète, c’est-à-dire d’un homme qui est certes le mieux à même de juger de la conformité de sa conduite aux volontés de Dieu, Seigneur des mondes, l’Infiniment Miséricordieux, le Tout Miséricorde. Muhammad ne... rêvait pas... Le Qor’ân le dit. « Il ne s’égare, ni n’erre, ni ne parle par impulsion propre... » Sourate 53 versets 2,3 L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je ne pense pas qu’il s’agit, selon Madame l’avocate, d’une distinction entre ce qui est affirmé venir de Dieu et ce qui est attribué à l’homme. N’importe qui peut faire une telle différenciation, qu’il se dise inspiré, ou prophète, ou l’élu d’une institution religieuse. L’analyse que je fais, je l’applique à toute religion, ou plutôt à toute doctrine religieuse qui prétend se fonder sur une révélation ou qui est son véhicule. Il s’agit d’une distinction ou plutôt d’un discernement à faire à propos de ce qui est présenté explicitement comme « paroles ou textes révélés ». C’est à cette question de Madame l’avocate qu’il me faut répondre. UNE REVELATION VENANT DE DIEU REQUIERT UNE APTITUDE ONTOLOGIQUE A LA RECEVOIR Vous posez là, Maître, une question embarrassante... Vous demandez des critères visibles… Je crains aussi de décevoir tout historien ou sociologue... Il n’est pas possible de distinguer dans un message qui se donne comme révélé, oral ou écrit, ce qui serait vraiment révélé de ce qui ne le serait pas, comme on distinguerait dans un texte les phrases bien construites de celles qui le sont mal, la bonne orthographe de la mauvaise. Il n’existe pas de « grammaire du discours révélé ». Je veux dire qu’il n’existe pas de « critères » objectifs, sensibles, extérieurs, observables, pour faire une telle distinction. La raison en est que nous ne sommes pas, quand il s’agit de la foi, dans un domaine d’expérience sensible, empirique ou scientifiquement élaboré. Le penser, ou penser qu’il puisse exister semblables critères, ce serait une nouvelle façon de « se déguiser » pour notre « pulsion de foi ». Par exemple, lorsqu’on soumet à enquête médicale des guérisons extraordinaires, afin de déterminer si 82 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU elles sont de « vrais » miracles ou non, s’il faut y voir une action de Dieu ou pas. Dans semblables situations notre « pulsion de croire » cherche à se protéger d’un « censeur » sceptique. Ce faisant, elle se piège elle-même et ne se reconnaît pas vraiment elle-même selon sa dimension constitutive de notre être. L’homme qui rêve prend ses fantasmes oniriques pour la réalité, même s’il rêve qu’il s’élève dans les airs et qu’il y flotte. Il s’étonnera même, dans son rêve, de planer... Il peut même s’interroger pour tester s’il plane vraiment ou pas. Que vaudraient pour lui les critères expérimentaux qui lui prouveraient en rêve qu’il plane ? Le croyant qui n’est que religieux ou son prophète qui n’en appelle qu’à sa révélation pour authentifier sa révélation est semblable à ce « rêveur ». Lorsque l’homme se réveille et qu’il est attentif au monde et à ses occupations, il jugera que son rêve n’est que « du rêve », que ce n’est pas la même réalité que son contact avec les choses et ses rencontres avec autrui. Pour apprécier son rêve, le rêveur doit sortir de son rêve. Pour apprécier sa « révélation », le croyant religieux ou le prophète illuminé doit sortir de sa « révélation », de son « illumination », pour apprécier sa réalité et sa valeur de vérité. Et cette sortie se fait par la réflexion philosophique sur son activité consciente et son pouvoir constitutif de croire. Je me répète une nouvelle fois... Mais il n’y a pas d’autre issue vers une vérité de révélation pour mon dynamisme de foi. Je termine l’explication de ma comparaison... Sorti de son sommeil, l’homme peut aussi s’interroger sur ses rêves. Peut-être ont-ils un sens ? Rêver est une réalité pour l’homme. Et ce n’est pas parce que cela se passe pendant son sommeil que son activité onirique est dépourvue de finalité physiologique et qu’il n’y a pas dans leur contenu quelque reflet de sa vie psychologique. Ainsi, les révélations que les hommes se donnent comme venant de Dieu, obligatoirement, ne sont pas pour autant privées de significations ou un pur assemblage d’erreurs. Elles sont une concrétisation culturelle de ce « dynamisme à croire » inné au fond de l’être humain. Leur conscience fiduciale se donne un objet. Et en tant que telles ces révélations autoproduites sont respectables... Cela ne fait aucun doute. La question sur ce point est de savoir quel objet de révélation la conscience fiduciale peut reconnaître dans l’ordre de son activité naturelle en tant que révélation immanente en son être, et quel objet de révélation transcendante elle est capable d’accueillir, sans pouvoir en décider en aucune manière. LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 83 L’étude de ces révélations autoproduites peut même être une sorte de propédeutique à une réflexion philosophique sur l’activité de croire. La détection d’indices de déviations de foi et d’illusions de révélation, en des points tangents à d’autres activités humaines avec lesquelles elles entreraient en opposition, peut nous mettre sur la piste d’une recherche de vérité. Enfin, après être sorti de l’illusion des soi-disant révélations transcendantes par le doute et l’érudition, on peut aussi se poser des questions plus pertinentes. Que nous disent de tels faits de révélations et de croyances sur la réalité ontologique de notre relation à la Transcendance ? Qu’est-ce que leur contenu nous « dévoile » de cette relation à la Transcendance ? Qu’est-ce qui en eux est, à un certain niveau, « révélation » non pas transcendante de Dieu, mais manifestation immanente, dévoilement de la relation de l’homme à Dieu sur un mode relationnel interpersonnel et donc fiducial. À partir de là et avec l’appui de la réflexion philosophique, on peut accéder à un discernement rationnel de ce qui est vraiment révélation, manifestation transcendante de Dieu, parce qu’on perçoit son accord avec notre disposition ontologique à croire, disposition créée par Dieu même comme le « berceau » de sa révélation prévue de toute éternité. Je prends une autre comparaison... En faisant la distinction entre une caisse, un panier, et un berceau, on peut juger si ce qui y sera déposé est bien ce qui convient... Allons-nous nous contenter de bûches ou de boîtes de conserve dans un berceau ? Si j’ai déçu l’avocat ou l’historien, j’espère avoir quand même éclairé un peu ...(interruption sur intervention...) le croyant qui y cohabite aussi... LE PROFESSEUR D’ARABE, sur un ton de protestation... – Voulez-vous dire alors que l’islam c’est des boîtes de conserves ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Pardon, Monsieur, je n’ai jamais dit cela... Ce serait vous manquer de respect... mais avec de pareilles falsifications de ma pensée vous m’attireriez une « fatwa » de mort. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Oh ! Nous n’en sommes pas là... Mon ami musulman n’est pas un fanatique de la « guerre sainte »... Je sais personnellement qu’il est ouvert à la réflexion... Mais comme professeur de littérature il n’est pas familiarisé avec ce genre de raisonnement, 84 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU qu’est la comparaison de rapports. La métaphore en poésie est plus directe, plus simple... Les affirmations religieuses de l’islam sont elles aussi très simples... Il faut comprendre sa réaction... L’AUTRE PHILOSOPHE. Je vous entends... Mais la simplicité dans notre débat n’est pas une donnée de départ, sous peine de verser immédiatement dans le simplisme des opinions et la mutilation de la réalité. Elle est le résultat d’une unification de la complexité de l’existence... Platon le montre bien dans l’allégorie de la caverne et le symbolisme du segment de ligne divisé, selon une proportion donnée a /b, en quatre parties dont deux sont égales entre elles et trois inégales l’une par rapport aux deux autres... Platon a besoin de symbolismes pour organiser entre elles les différentes formes de la connaissance humaine. Or avec la conscience croyante que Platon ignore nous sommes aussi en présence d’une forme particulière de connaissance... Il faut en faire la méthodologie... Je faisais donc une comparaison de deux rapports et non une comparaison de quatre choses deux à deux. Je développe cette comparaison : la révélation coranique est à la conscience fiduciale ontologique de l’homme musulman (ou non-musulman), ce que tout objet autre qu’un bébé (boites de conserve ou chat qui se prélasse sur le duvet ou n’importe quoi d’autre, comme le châle de sa mère) est au berceau préparé par les parents. Vous comprenez que le « berceau préparé par les parents » est l’image de la « conscience fiduciale » créée par Dieu, préformée à sa révélation transcendante, mais déjà révélation immanente de lui en sa création. S’il y a des versets du Coran qui énoncent des vérités, qui méritent d’être comprises comme révélées, et il y en a, je l’affirme, elles se rattachent à la structure de la conscience fiduciale humaine. Elles correspondent, je parle par comparaison, à certaines parties du berceau… Elles relèvent d’une conscience-de-foi naturelle en l’homme… Mais il n’y a aucune révélation transcendante de Dieu qui puisse être transmise par les paroles d’un ange… Comme l’homme musulman est d’abord un homme avant d’être musulman, c’est à lui de s’interroger sur le degré de conformité de sa manière musulmane, culturelle et historique, de croire avec les propriétés constitutives de sa conscience fiduciale humaine. Cette interrogation je ne peux la conduire à sa place... Maintenant je sais aussi, par mon étude personnelle du Coran, que tout est fait, en milieu d’islam, pour bloquer cette interrogation, notamment en inculquant que l’homme est créé « musulman », qu’Adam est le premier musulman, et que tous LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 85 les autres, juifs et chrétiens, ont été des traîtres à cette révélation musulmane initiale. Mais laissons ces remarques et les polémiques qu’elles soulèvent, pour revenir à l’essentiel du différend entre la philosophie et la vision religieuse de la révélation... dans l’islam, mais pas seulement dans l’islam. Vous avez dit au début de votre intervention qu’il n’y a aucune capacité en l’homme pour recevoir une révélation... LE PROFESSEUR D’ARABE. – Le Qor’ân dit : « Quoi l’homme a-t-il, (c’est-à-dire, que possède l’homme pour) que Dieu lui parle ? La réponse est, bien sûr, négative. Il ne possède rien. Il n’a aucun pouvoir, aucune capacité pour que Dieu lui parle. A moins que par révélation : ou de derrière un voile, ou qu’Il envoie un ange, lequel révèle ensuite, sur son ordre, ce qu’Il veut. Donc, comme cela s’est passé pour Muhammad, l’homme peut recevoir une révélation par l’intermédiaire de l’ange. Mais il n’est pas capable d’entendre Dieu lui parler directement, car Allah béni soit son nom est infiniment haut. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Cette réponse est facilement reçue par notre imagination religieuse... Les réminiscences sont bibliques... Dieu est caché derrière le « voile du Temple »... Un ange, créature qui fait le « messager » téléphonique entre Dieu et l’homme, transmet le message... C’est psychologiquement simple et immédiatement acceptable... On est porté à croire… On croit... Mais voilà ! Pour la raison, c’est moins simple, car Dieu ne parle pas, même à l’ange... Il faudrait que l’ange soit non seulement un messager du « Monarque invisible », mais encore un « décodeur et un recodeur » décodant la pensée divine qui lui est manifestée et la recodant dans un langage humain, l’arabe en l’occurrence, pour que Mahomet puisse comprendre… Les historiens des religions savent que Gabriel est polyglotte... Mais si Gabriel pouvait parler à Mahomet ou à tout autre, il ne pourrait révéler que ce que lui Gabriel « est » et ce que lui, Gabriel, aurait comme projet avec les humains. La révélation que Dieu peut faire à Gabriel n’est autre que « Gabriel » lui-même. En effet, lorsque Dieu « parle », il crée. Les « paroles de Dieu » sont des êtres réels, et pas seulement des « pensées humaines ou... angéliques ». Et ce n’est pas en multipliant les intermédiaires qu’on échapperait à l’anthropomorphisme psychologique à propos de 86 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Dieu. Ce n’est pas en ajoutant indéfiniment des barreaux à une échelle, qu’on finirait par sortir de l’espace... L’homme doit respecter la Transcendance divine d’une autre façon qu’en imagination... Il doit le faire... « en raison ». Toutefois, son respect en imagination n’est pas sans valeur. Il reflète cette exigence rationnelle radicale de respect, même si l’imagination est en elle-même une erreur… À moins qu’elle ne soit que symbolique, allégorique… Si donc Dieu a le projet de se révéler à l’homme, il le crée en conséquence en vue de ce projet. Il ne recourt pas à des expédients pour le réaliser envers un homme qui serait incapable à l’origine de recevoir sa révélation. Or, le refus séculaire de l’islam de considérer d’autres formes de révélation que celle faite à Mahomet et sur le schéma duquel sont présentés tous les prophètes antérieurs y compris Jésus, montre bien le sens du verset coranique : « L’homme n’a pas en lui la capacité de recevoir une révélation de Dieu, sauf… », mais seulement la possibilité d’entendre dans sa langue un discours émanant prétendument de Dieu, avec à la clef des récompenses s’il l’accepte, des châtiments s’il refuse... Pour le philosophe, la conception que l’islam a de la révélation est une conception incompatible avec l’être créé de l’homme et la nature de Dieu. Elle emprisonne Dieu et toutes ses actions dans une représentation psychologique humaine. Il y a là une opposition conceptuelle irréductible, parce que ces représentations imaginatives sont prises pour la réalité ellemême et « absolutisées ». LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Pour que notre intervenant musulman n’interprète pas l’analyse de Monsieur Debruquel, comme une opposition du chrétien à l’islam, sachez que je fais comme théologien la même remarque au « christianisme-du-péché-originel ». C’est là une théologie très classique, basée sur une psychologie humaine, malheureusement plus classique encore... Dans ce cas, pour reprendre les termes de votre comparaison, je dirais que cette théologie postulant une faute originelle (a) est à la conscience fiduciale (b) ce qu’un chat ou un tas de boites de conserve (c) est au berceau (d), et comme théologien j’ajoute : qui contient le bébé... Le chat est en train d’étouffer le bébé... ou les boites de conserve de le dissimuler... Heureusement le bébé est robuste... L’intelligence de la Révélation évangélique de Dieu à la sauce « péché originel et son rachat par la mort en croix du Fils de Dieu » occulte et étouffe la réalité et le sens véritable de LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 87 cette révélation en Jésus, en sa vie, en sa mort sur une croix et en sa résurrection. La théologie aujourd’hui insiste de plus en plus sur la personne en qui le Chrétien croit. Il croit en Dieu. Il croit en Jésus. En ce sens, le christianisme n’est pas une « religion du Livre », comme le dit le Coran. En revanche, cette dénomination raccourcie conviendrait à l’islam. Dans le christianisme, la relation de foi à Jésus-Christ et à Dieu est première. Je ne dirais pas qu’elle l’emporte sur le « je crois que Dieu…, que Jésus…, que... » Mais la formulation « je « crois que… » ne fait qu’expliciter de manière fragmentée l’unité de la relation vivante de foi entre le chrétien et le Dieu qui se révèle personnellement en l’homme Jésus. Une autre théologie que celle du péché originel et de son rachat par le sacrifice de la croix est en train de se mettre en place. Ce qui explique le flottement de la théologie actuelle... LE THEOLOGIEN PROFESSEUR. – Après ce que vient de dire mon collègue, on comprend encore mieux qu’il n’existe pas de « grammaire de révélation ». Il n’existe de grammaires que des diverses croyances ou doctrines de foi, comme par exemple le « Catéchisme de l’Église Catholique ». Pourtant, les définitions dogmatiques sont indispensables. Elles énoncent l’orthodoxie d’une foi envers Dieu en une situation où le croyant ne peut plus rencontrer personnellement le Révélateur. Il ne peut plus le rejoindre qu’à partir de la transmission de son message révélé dans la communauté des hommes, en l’occurrence l’Église. Il faut donc que les propositions énoncées après un « je crois que... » deviennent les propriétés de sa relation de foi envers Dieu et son révélateur. Cela n’est possible que parce que Dieu n’est pas un être du passé, mais du présent du croyant. La tradition dans la communauté ecclésiale peut même enrichir l’intelligence que le croyant peut avoir de sa relation de foi. Cette théologie ecclésiale très classique peut aussi, je pense, s’accorder avec les exigences du philosophe. La conscience ecclésiale de foi, qui se formule dans les dogmes, peut très bien dialoguer et se confronter avec l’analyse philosophique de la conscience fiduciale. Je pense qu’elles peuvent se servir réciproquement de miroir, jusqu’à se rejoindre entièrement. Je veux dire que toutes les exigences ontologiques de la conscience fiduciale je reprends aussi ce terme peuvent s’actualiser peu à peu dans les modalités historiques de la conscience ecclésiale... 88 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Au début j’étais réservé, en voyant les attaques violentes contre la philosophie classique qui est traditionnellement notre outil, mais maintenant je pense qu’il y a un avenir pour une nouvelle réflexion. Elle nous permettrait peut-être de sortir d’un certain nombre d’impasses actuelles. J’aimerais, comme mon collègue, qui a une grande liberté de recherche, en apprendre davantage sur l’usage d’une référence fiduciale comme principe de discernement de la révélation. Il faut en effet discerner d’abord entre différentes prétentions à la Révélation, ensuite et je suppose que la révélation évangélique réussira ce terrible examen il faut apprécier les différentes formes d’intelligence théologique que nous en avons. Il me semble qu’il faut pour cette tâche creuser profondément jusqu’aux raisons premières ou dernières de l’existence. Comment faire cela ? Je me tourne vers la philosophie pour apprendre comment est fait le « berceau » que nous sommes, pour accueillir une révélation transcendante… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Combien de temps me reste-t-il pour répondre, car le problème est assez complexe ? LE MODERATEUR. – Je pense qu’il est temps de conclure... Comme pour notre première rencontre, je vois que notre professeur de théologie a eu, sans que je le lui demande cette fois, le mot de la fin. Je l’en remercie… LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Il est heureux, effectivement, de terminer plutôt sur une perspective de collaboration dans la recherche, que sur un affrontement... LE MODERATEUR. – Je propose de nous retrouver demain pour une autre séance de notre colloque sur la foi. Et s’adressant au professeur d’arabe. Puis-je vous demander si vous serez présent parmi nous demain ? LE PROFESSEUR D’ARABE. – Cela m’aurait vivement intéressé. Le cadre de cette discussion est pour moi nouveau. Habituellement ce sont des théologiens chrétiens qui critiquent l’islam et l’islam en appelle à la raison humaine contre leurs arguties byzantines sur le Dieutrois-en-un et sur l’homme-Dieu. LA REVELATION COMPRISE COMME DISCOURS DIVIN 89 Cette fois, l’opposition vient de la philosophie et c’est Monsieur le chanoine qui défend l’expérience religieuse de Muhammad… Aussi, je serais désireux de voir comment vous allez continuer vos argumentations… Mais malheureusement, demain je dois faire dans mon groupe un petit exposé sur « Le syncrétisme poétique à Bagdad aux IIIe et IVe siècles de l’Hégire », c’est-à-dire aux IXe et Xe siècles de votre ère occidentale. Je ne pourrai donc pas, à mon grand regret, suivre vos débats. LE MODERATEUR. – Nous aussi, nous le regrettons. Mais nous demanderons à notre avocate de défendre vos intérêts... Nous vous souhaitons un auditoire attentif. Remercions-nous les uns les autres de nos incitations à une commune recherche. À demain donc. TROISIEME RENCONTRE NECESSITE PHILOSOPHIQUE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE L’AVOCATE à l’historienne en a parte… – Comment avez-vous trouvé le documentaire sur Bénarès animé par le promoteur de notre groupe hier soir ? L’HISTORIENNE. – Vraiment instructif ! C’est très impressionnant de voir toutes ces foules en pèlerinage ! Et cette multitude de temples ! Ils avaient presque tous été détruits par les Musulmans au cours de leur longue occupation de la ville, du XIIe au XVIIe siècle. Depuis lors, les Hindous les ont reconstruits. L’AVOCATE. – J’ai remarqué une vision plus intellectuelle de « l’ordre universel » chez les brahmanes, une piété plus dévotionnelle chez les autres. Est-ce vraiment de la foi ? Une conviction profonde assurément ! Tous tiennent les livres sacrés des Védas pour révélés et intangibles. Pourtant, les interprétations sont très variées... mais elles se tolèrent. C’est appréciable. LE MODERATEUR. Bonjour à tous ! Je vois que nous sommes tous là. Nous pouvons donc reprendre nos débats. Comment allez-vous faire, cher collègue, pour nous exposer les critères de discernement d’une véritable révélation ? LA RAISON PHILOSOPHIQUE PEUT-ELLE JUGER DE L’AUTHENTICITE D’UNE REVELATION LE CHANOINE, écrivain. – Permettez-moi de revenir sur la question préalable que j’avais déjà soulevée hier. L’homme « croyant », chrétien ou 92 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU autre, peut-il accepter que la raison humaine juge sa foi pour la déclarer... valable, moins valable, ou sans valeur ? Que le croyant cherche, lui, à discerner dans les outils rationnels et dans l’ensemble des connaissances naturelles, ce qui peut lui faire mieux comprendre sa foi et la justifier devant les non-croyants, c’est normal. C’est le fameux « fides quaerens intellectum ». « La foi cherche l’intelligence » ! Oui ! La foi cherche l’intelligence « de la foi ». Il ne s’agit pas d’une soumission de la foi au jugement de l’intelligence humaine et d’une attente de son verdict d’authenticité. Par la foi, nous sommes introduits par grâce divine en des vérités qui dépassent la « nature », en « des vérités surnaturelles ». Je ne vois pas comment la raison pourrait se prononcer sur elles. Elles sont « sur-rationnelles ». La raison peut s’en apercevoir elle-même. Si je peux lever un poids de 50 kg, je peux de suite, en constatant que je suis déjà à la limite de mes forces, dire que je ne peux lever un poids de 100 kg. C’est aussi simple que ça… LE MODERATEUR, s’adressant aux philosophes. – Il me semble que l’objection a déjà été faite à propos de l’islam. Peut-être que la réponse n’a pas été suffisante. Voulezvous y revenir, si vous avez, l’un ou l’autre, quelque chose à ajouter ? LE PREMIER PHILOSOPHE. – Je crains que Monsieur le chanoine ne juge, comme beaucoup d’écrivains de spiritualité, qu’à partir d’une comparaison matérielle… D’abord, sa comparaison ne vaudrait que pour ses propres aptitudes musculaires. D’autres hommes peuvent lever des poids supérieurs à 100 kg. Si les aptitudes musculaires varient d’un homme à l’autre, il peut, certes, en être de même sur le plan intellectuel, et cela dans toutes les disciplines. En sciences physiques, tout le monde n’est pas un « Einstein ». Il en va de même en mathématiques, en philosophie et en théologie… Il est normal que quelqu’un qui ne se sait pas assez compétent en ces matières fasse crédit à plus sages que lui… sans abdiquer pourtant son jugement personnel, surtout lorsque sa responsabilité est engagée… comme dans les questions de sa santé…, de sa conduite morale…, et de sa foi… En ces questions, il doit pourtant apprendre à « juger par lui-même, selon sa raison… autant que possible « intégrale et universelle »… Aussi, en matière de philosophie, il ne faudrait pas prendre une difficulté personnelle à comprendre sa propre foi pour une limite constitutive de la raison humaine en tant que telle. Hélas, NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 93 c’est souvent ce que beaucoup font… alors qu’ils sont plus sages en d’autres disciplines… Mais mon collègue va encore plus loin, puisqu’il prétend que même les formes rationnelles les plus élaborées de la philosophie classique ne doivent pas être prises pour la réalisation accomplie et donc unique de la raison humaine… Peut-être a-t-il raison ? Je ne le sais pas encore… Mais même pour la philosophie classique le champ du jugement de la raison est sans limite. C’est l’être en tant qu’être, comme le dit Aristote. Les vérités de la révélation en tant qu’elles sont réelles s’inscrivent dans ce champ. On ne peut donc les soustraire à la raison. Prétendre les soustraire à la raison, c’est dire implicitement qu’elles sont « irréelles ». Ce n’est pas, je pense, votre intention, Monsieur le chanoine… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Certes, ce n’est pas la pensée de Monsieur le chanoine… Mais je suis d’accord avec vous, cher collègue, pour déduire qu’une révélation conçue, même partiellement, en dehors du champ de la raison ne serait qu’irréalité. Une telle conception du statut de la révélation ne pourrait que comporter aussi des contradictions internes, signes supplémentaires de son irréalité, malgré l’apparence d’évidence que pourrait lui donner toute comparaison matérielle avec des degrés d’aptitudes humaines… Premièrement, j’insisterai à nouveau sur la nécessité impérieuse d’éviter deux confusions : la première entre les concepts de « révélation » et de « foi » ; la seconde entre les concepts de « raison humaine en tant que telle » et de « raison humaine en sa forme grecque ». Ces concepts sont en rapport entre eux, bien entendu, mais ils n’ont pas même sens et les réalités qu’ils visent ne coïncident pas nécessairement totalement..., partiellement peut-être. Il faut voir selon les différents problèmes abordés. Nous le verrons sans doute au cours de nos débats. Deuxièmement, je pense discerner dans l’objection plusieurs incohérences internes. Ce jugement que la raison humaine ne peut pas discerner l’authenticité d’une révélation, est-elle une affirmation révélée ? Est-ce au contraire une affirmation de raison que ce jugement : « la raison est incapable de ce discernement » ? Il n’y a pas que je sache, selon l’objection, de troisième possibilité. Examinons-les l’une et l’autre. Dans l’hypothèse où ce jugement est considérée comme une affirmation révélée, il a comme objet une première révélation dans son rapport avec la raison. Il est donc une révélation au second degré. La raison pourra-t-elle ici en apprécier l’authenticité ? Si oui, alors cette 94 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU possibilité dément en acte ce qu’elle affirme dans les termes. Elle est donc fausse. Sinon, il faut alors une révélation au troisième degré pour confirmer la vérité de ce jugement révélé en second sur l’incapacité de la raison. Nous sommes ainsi engagés dans un processus indéfini de confirmation d’une première révélation par une infinité d’autres à venir... et qui ne viendront jamais. On dira que la révélation « se justifie elle-même » et qu’il n’y a pas ainsi de remontée absurde dans un processus sans fin. Cette autojustification est impossible en la conscience humaine, car la révélation par définition « vient de l’extérieur » et ne peut comme la conscience rationnelle se saisir elle-même dans sa propre réalité et ainsi s’authentifier elle-même rationnellement. Si maintenant l’impossibilité d’apprécier la vérité d’une révélation par la raison est une affirmation de raison, alors elle peut être elle-même discutée rationnellement. Car la raison se sait capable d’erreurs et capable de se libérer de ses erreurs, en fournissant les efforts nécessaires, bien entendu... Nous serions devant une affirmation « réformable ». Et on peut très raisonnablement penser que ceux qui la partagent « se réformeront ». Si quelqu’un cependant prétendait, au nom de la raison, que cette affirmation : « la raison ne peut pas se prononcer sur la vérité et la réalité d’une révélation » est une vérité rationnelle irréformable, alors la raison de cette personne serait incohérente avec elle-même. En effet, pour prétendre son affirmation comme irréformable, il faut bien qu’elle affirme en soi et a priori son incapacité en soi et a priori à discerner la vérité ou l’erreur d’une « affirmation de révélation ». Cela reviendrait à ce que cette personne dise qu’il n’y a pas pour elle d’intelligibilité dans des affirmations de révélation. Mais il se peut que le « délire religieux » soit tel qu’il aille jusqu’à dire que les « vérités de révélation sont des vérités absurdes ». S’il s’agit, au contraire, de reconnaître a posteriori une incapacité a posteriori, il se peut que nous nous trouvions face à une situation culturelle circonstancielle. Et c’est précisément le cas de la philosophie classique face à la révélation évangélique en la personne de Jésus. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Mais ne pourrait-on pas concevoir deux autres possibilités, à savoir : une reconnaissance a posteriori d’une incapacité a priori ou une reconnaissance a priori d’une incapacité a posteriori ? LE PREMIER PHILOSOPHE. – Selon un calcul combinatoire, il est possible, certes, de formuler ces deux autres possibilités. Mais je pense qu’elles sont NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 95 superflues. S’il y a reconnaissance a priori, la réalité reconnue n’est pas seulement une donnée a posteriori, sans présence d’une nécessité a priori en elle. Nier cette présence c’est ériger en absolu ce qui ne serait que contingent. Et une reconnaissance a posteriori de ce qui est a priori peut représenter une prise de conscience circonstancielle, concrète, conduisant à une reconnaissance a priori ou être le cadre psychosociologique et historique d’une reconnaissance a priori. Ainsi on ne peut nier que la foi chrétienne de Thomas d’Aquin lui a permis de construire une démarche rationnelle affirmant l’existence d’un Dieu cause première du monde et donc créateur de ce monde. Il est indéniable que la foi chrétienne a souvent aidé les philosophes dans leur découverte, donc a posteriori, de certaines nécessités premières, donc a priori, de l’existence ; sans empêcher que leur reconnaissance philosophique soit a priori. C’est une position très classique… L’AUTRE PHILOSOPHE. – La remarque de mon collègue permet de reconnaître la part de vérité qu’il y a dans une attitude de réserve ou de suspicion envers la raison qui veut apprécier la révélation. Quelle part ? La raison, je veux dire : l’homme doué de raison, peut constater a posteriori que tel ou tel effort rationnel pour comprendre ce qui se donne pour révélation a échoué. Cela est normal. Mais il n’y a pas là de jugement irréformable. Et si cet effort rationnel, qui n’est autre que l’effort du théologien « scientifique », n’a pas réussi, cela peut être dû, soit à la révélation qui est déficiente, donc inauthentique, soit aux propres limites historiques contingentes, mais non constitutives de sa raison. Or c’est bien le cas lorsque la révélation biblique et évangélique se voit confrontée à la « raison grecque ». Nous y reviendrons très certainement. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Toute cette argumentation fut un peu abstraite…, mais elle était nécessaire, je pense, pour lever un empêchement de départ. Toutefois, le fait d’enlever un obstacle sur la route, ne signifie pas que nous ayons progressé en chemin. Il faudrait maintenant qu’on se mette en route pour comprendre qu’une révélation authentique est aussi pleinement rationnelle en elle-même. Comment pourrait-il en être autrement, puisque c’est le même Dieu qui est le créateur de notre raison et l’auteur de sa révélation ? 96 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU LE CHANOINE, écrivain. – Oui, mais notre raison humaine depuis et à cause du « péché originel » ne dispose plus de toutes ses possibilités. C’est pour cela qu’elle n’est plus capable d’apprécier l’authenticité de la révélation. Ce que vous dites serait vrai d’une raison idéale, mais nous n’avons plus qu’une « raison déchue ». LE THEOLOGIEN EXEGETE, qui était resté silencieux jusque maintenant. – Encore ce « péché originel »… ! Le Nouveau Testament n’en parle jamais, l’Ancien non plus… Il y a du « péché » depuis l’origine, c’est bien clair… Donc bien avant que ne se produise ce macabre « péché originel » avec le fruit défendu… Cet archétype culturel du mal est un mauvais guide, un perturbateur du sens des textes… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Il est bon pourtant de formuler toutes les objections possibles... Il ne faut pas traîner derrière nous des boulets… Je laisserai aux théologiens du dogme et aux exégètes le soin de déterminer dans quelle mesure la doctrine du « péché originel » fait partie de la révélation chrétienne. Les idées sur ce point semblent avoir beaucoup évolué... LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Quelques remarques sur cette doctrine… Il ne suffit pas d’invoquer la présence du mal dans le monde et dans l’homme pour justifier cette théorie. Elle n’est pas non plus une simple constatation du mal depuis que l’homme existe. Le récit de la Genèse, auquel elle se réfère, peut être considéré comme une tentative archaïque de rendre raison de la présence du mal. Est-ce une tentative réussie ou non ? À ce mythe d’une désobéissance originelle, la philosophie pourrait formuler plusieurs objections sérieuses et imparables… Cela mériterait une étude plus pointue. Dans le cadre de la théologie chrétienne, cette théorie du « péché originel » a surtout comme fonction de donner une raison, apparemment rationnelle mais seulement psychologique, à l’œuvre de salut accomplie en Jésus Christ. On disait : s’il y a un Sauveur, il faut bien qu’il nous sauve de quelque chose. Par souci de vraisemblance on a donc supposé l’existence d’une faute. S’il doit sauver tous les hommes, il faut bien que cette faute soit une faute de l’origine et héréditaire en plus… afin qu’aucun homme ne puisse être dispensé ni tenu à l’écart de ce salut... NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 97 Est-ce une « raison » valable pour faire admettre le sacrifice rédempteur du Christ ? La mort du Christ est-elle d’ailleurs un sacrifice de rachat ? Le vocabulaire juridique de « dettes, de rachat, de remise de dettes » n’est-il pas « symbolique » ? Beaucoup de questions d’interprétations théologiques se posent. Mais toutes s’inscrivent dans le cadre d’une révélation admise pour authentique. Il me semble assez maladroit d’invoquer une théorie particulière, mise d’ailleurs en question dans le cadre de cette révélation, pour contester le bien fondé d’une recherche en authenticité de l’ensemble de cette révélation. Cette théorie ne résistera d’ailleurs pas à une recherche générale d’authenticité. Enfin, en guise d’argument ad hominem — donc non démonstratif — on peut s’étonner qu’après avoir déclaré la raison déchue et amoindrie dans ses possibilités, une doctrine religieuse se donnant comme révélée ait recours à cette raison déchue pour se rendre compréhensible. C’est pour le moins étrange dans le cadre du catholicisme…, on dit alors qu’elle n’est pas entièrement pervertie… Mais ce dernier jugement ne serait-il pas alors aussi un peu « perverti » ? Pour être cohérente avec elle-même, une telle « doctrine révélée » ne devrait-elle pas soutenir que la « lumière de la révélation » doit se suffire à elle-même... et qu’elle n’a en aucun cas besoin de faire appel à la raison humaine pour quoi que ce soit... comme dans le protestantisme… On connaît le mot de Luther : « la raison ! cette putain du diable... » C’est là une forme de scepticisme religieux… À partir d’un présupposé faux (le péché originel), on fait un raisonnement cohérent pour mettre la raison hors jeu. L’AUTRE PHILOSOPHE, en plaisantant. – Je me ferais volontiers l’avocat de Luther, en disant que la raison dont il parle, c’est la raison « gréco-latine »,… la seule qu’il connaissait… Mais je ne connais pas bien son dossier… et je ne veux pas m’en charger… Le professeur de physique. – Une enquête en authenticité de la foi chrétienne me semble maintenant entièrement fondée et nécessaire. Mais faut-il que chacun la mène pour son propre compte ? Je fais un parallèle avec mon enseignement. Devant mon auditoire, je fais mon cours. Les étudiants prennent des notes et passent leurs examens. Ils me font confiance et avec leur bagage universitaire, ils pourront être physiciens, ingénieurs en n’importe quel pays… Certains seront chercheurs, mais pas tous… 98 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU N’est-il pas normal et légitime que la plupart des chrétiens fassent confiance à leurs autorités ecclésiastiques ? AVOIR LA FOI, REVELER, CROIRE, SE REVELER : AMBIGUÏTE DE CES TERMES QUANT A LEURS SENS ET LEURS APPLICATIONS LE PREMIER PHILOSOPHE. – C’est sagesse humaine que de reconnaître qu’on n’est pas compétent en tout domaine. Si je suis malade et que je ne sais pas comment me guérir, je vais chez le médecin. Je recours à ses soins. Je lui fais confiance et j’espère qu’il fera un bon diagnostic et me donnera les remèdes adéquats pour guérir le mieux possible. Mais cette confiance dans mon médecin n’est pas un « acte de foi » en son « ordonnance ». Je ne puis dire, au sens propre ou spécifique du terme, qu’il me « révèle » sa science médicale. Il m’en parle. Et s’il m’informe de ma maladie, il ne me la « révèle » pas au sens propre du terme non plus, même si dans le langage courant nous disons qu’il nous a « révélé » la maladie dont nous souffrons. Lorsqu’il m’explique ma maladie et mon traitement, il me communique seulement un savoir qu’il possède et que je dois comprendre. Et si je ne comprends pas, je reconnais mon ignorance, et je suppose que mon médecin maîtrise bien le savoir médical et le met bien en pratique. Des signes extérieurs de diplômes et de notoriété me confirment dans cette supposition. Mais jamais, à aucun moment, le médecin ne « se révèle » à nous et nous n’avons jamais à lui accorder notre « foi », comme lorsqu’il s’agit de Dieu. C’est ainsi non pas parce qu’entre mon médecin et Dieu il y a une infinie distance. Distance qui serait comblée par la foi, alors que je resterais comme malade au niveau de la raison médicale. Il y a différence, parce que ma démarche personnelle de conscience et de liberté n’est pas la même dans l’un et l’autre cas. La seule similitude consisterait en ceci que je « crois » en mon médecin, lorsqu’il me dit, parlant de lui : « je vais tout faire pour vous guérir ». En cela je le crois. Il en est de même dans votre enseignement. Vous transmettez un savoir de physicien. Vous ne révélez pas la physique aux étudiants. Vos étudiants n’ont pas à croire en votre cours. Et si vous veniez à vous tromper dans un problème ou une expérimentation, les meilleurs d’entre eux pourraient éventuellement vous le faire remarquer. Il en va de même avec les théologiens qui nous expliquent ce qu’est une révélation et ce qu’elle nous « révèle » ; cette fois NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 99 au sens propre du terme. Mais nous ne donnons pas notre « foi » aux théologiens. Si nous les comprenons bien et que nous comprenons la « révélation » qu’ils nous transmettent, nous « croyons alors en Dieu ». Nous reconnaissons la compétence des théologiens et nous devons nous efforcer de comprendre ce qu’ils nous disent de la « révélation ». Ils peuvent se tromper, comme les médecins peuvent se tromper. Mais malgré ce risque d’erreur, et conscients de notre ignorance, nous leur faisons confiance. Cela suppose cependant un minimum de conscience et de connaissance. Malade, je prends conscience que je dois me soigner et bien me soigner. Homme, je perçois, confusément au moins, que je dois « croire » et « bien croire ». De là la nécessité de tirer au clair ce que notre ami psychanalyste appelait « une pulsion de foi ». C’est, je pense, ce que nous cherchons tous à faire en ce colloque. Mais le recours à la compétence d’autrui, parce que nous sommes conscients de notre ignorance et aussi parce que certaines connaissances nous sont nécessairement médiatisées par autrui, c’est-à-dire par une communauté d’hommes, est une démarche de nature très différente de la démarche de foi en Dieu. Prenons garde ! Le langage courant nous induit en erreur. Lorsqu’un magazine porte à la connaissance du public des secrets de la vie sentimentale ou politique de certaines personnes, il dit qu’il « fait des révélations » et s’il présente un documentaire sur les océans, il nous dit « qu’il révèle les secrets de la nature ». De telles expressions donnent à penser que le verbe révéler signifie « manifester des choses cachées, ou jusque là inconnues, ou inaccessibles à la découverte humaine ». Ces significations pourraient tout au plus s’appliquer aux circonstances humaines, ou à certains conditionnements historiques de la révélation divine. Elles n’expriment pas son essence ou sa nature. L’AVOCATE. – Pour penser correctement : « Dieu se révèle aux hommes » que faut-il penser ? Ou plutôt que il ne faut-il pas penser ? LE PREMIER PHILOSOPHE. – Que faut-il encore éliminer comme mauvaises compréhensions du verbe révéler lorsqu’on l’applique à Dieu ? Toutes les significations par lesquelles Dieu est appelé en garantie ou en caution de ce que les hommes décident ou enseignent. Des hommes ont pu penser autrefois, il y a deux, trois ou quatre millénaires, qu’étant donné leur peu de connaissances, il 100 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU fallait que des divinités leur révèlent les secrets de la vie, de la nature et de l’au-delà. Ils estimaient aussi qu’il fallait des révélations divines pour faire accepter à tous les hommes des lois communes — c’était là une opinion qu’on prêtait à Zoroastre, un sage iranien —, étant donné leur penchant pour les querelles et les guerres. Aussi les hommes qui ont écrit sur ces sujets ont mis leurs propres discours sur les lèvres de divinités. Et leurs livres ont été reçus et transmis avec la conviction de plus en plus forte qu’ils étaient effectivement « dictés » « révélés » par les divinités ou Dieu lui-même. On peut citer comme exemples les Védas de l’Inde. Dans un cadre monothéiste, ces dispositions psychologiques ne sont pas absentes de la rédaction des livres de la Bible. Mais l’idée monothéiste en transforme profondément la signification, notamment dans le livre de l’Exode et la proclamation des commandements de Dieu. En Grande Grèce, le philosophe Parménide place aussi son enseignement sur les lèvres d’une déesse. Mais il n’est pas dupe de son procédé littéraire. De telles dispositions sont toujours sous-jacentes au fond de la psychologie religieuse des hommes. C’est aux philosophes et aux théologiens « scientifiques » qu’il appartient de réfléchir sur ce qu’est une authentique démarche de foi adulte, arrivée à maturité, et de la distinguer de ses ébauches pour ainsi dire enfantines et adolescentes, ainsi que de ses perversions ou déviations ou tout simplement de ses pathologies les plus habituelles... L’HISTORIENNE. – Alors il n’est pas facile de croire véritablement, s’il faut prendre tant de précautions ! LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Je ne le pense pas. Il suffit d’être naturel. Il n’est pas nécessaire de connaître la médecine pour être en bonne santé, ni de connaître la psychologie pour entretenir des relations normales avec notre entourage. Ma définition de la foi est pour moi très simple : croire c’est se savoir aimé de quelqu’un, entre autres... de Dieu. Dieu me « dit » sans parler « à moi », aux miens, aux hommes, qu’il m’aime et les aime. Mais comment m’aime-il, nous aime-t-il ? Il me le dit de deux façons, ou à deux niveaux, en mon être créé « au milieu » de sa création et en la personne de Jésus « du milieu » de sa divinité même… Sa première et ancienne révélation toujours permanente nous est accessible à tous en NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 101 principe. Comme exégète, je dirai que les hommes en ont donné une expression dans l’Ancien Testament. Sa seconde et nouvelle révélation, opérée pour l’éternité en un court instant de notre immense temporalité en la personne de Jésus, ne nous est accessible aujourd’hui que par sa transmission en la communauté des hommes. Une telle révélation nous vient donc de l’extérieur, par définition. Il faut donc apprécier ce que l’on reçoit. Je prendrai pour ma part une comparaison alimentaire. Nous savons tous porter la nourriture à notre bouche et la manger. Cela nous est naturel. Et nous avons des sens, odorat et goût principalement, pour en apprécier la qualité. Mais nous pouvons nous tromper et absorber des aliments indigestes, avariés, voire certains qui sont des poisons pour l’homme…, alors qu’ils sont des mets délicieux pour d’autres animaux, comme l’amanite phalloïde dont les chèvres se régalent. Les hommes sont responsables, doivent être responsables de ce qu’ils mangent. Ils doivent être responsables de ce qu’ils acceptent comme « révélation » pour leur « pulsion de foi ». Je veux bien accepter l’expression de notre intervenant psychanalyste « pulsion de foi », quoique ce soit la première fois que je l’entende... Mais après tout, pourquoi pas ? Cela montrerait combien l’initiative éternelle de révélation de Dieu est profondément inscrite en notre nature... LE CHANOINE. – Nous avons donc une « pulsion de foi », comme nous avons de l’appétit. Admettons ce rapprochement ! Mais vers quoi nous porte-t-elle ? Vers une bonne nourriture ou vers du poison, ou vers des aliments frelatés ? ... LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Oui ! Je reprends et je développe ma comparaison. Pour la nourriture qui est directement à notre portée… je veux dire, pour la première révélation de Dieu, laquelle est « dans sa création » directement à notre portée, nous sommes seuls et directement responsables… Notre philosophie et notre foi spontanée sont seules ici en jugement devant la Raison. Quand je parle de « foi spontanée », je ne parle pas de crédulité naïve. Je parle de la « foi du Psalmiste », de cette foi profonde qui s’exprime dans les Psaumes. Je dirais « foi naturelle », naturelle et co-naturelle à la création, lorsque celle-ci est comprise comme « manifestation » de Dieu, et perçue comme le « visage en miroir seulement et en plus en un miroir voilé » de l’Éternel Pour la nourriture que nous recevons, produite et conditionnée par d’autres, nous sommes toujours responsables directement, 102 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU par mise en comparaison des aliments conditionnés avec les aliments naturels, et indirectement par l’appréciation de notre foi ou confiance envers ceux qui nous les distribuent. Je veux dire que pour notre foi en la révélation de Dieu au second degré, laquelle est une nouveauté éminente en la personne de Jésus, nous sommes responsables directement par comparaison avec notre foi spontanée, laquelle se doit d’être aussi conforme que possible aux propriétés de notre conscience croyante, en prenant exemple sur le Psalmiste, et nous sommes responsables indirectement par l’appréciation de foi envers ceux qui nous en apportent le témoignage évangélique. Comme chacun de vous dit : « je crois en mon médecin, lorsqu’il m’assure implicitement qu’il va tout faire pour me guérir » ; je dis comme vous : « je crois en mon épicier lorsqu’il m’assure implicitement qu’il fait tout pour me vendre de la bonne nourriture ». De même « je crois en » ma communauté ecclésiale, lorsqu’elle m’assure implicitement : « je fais tout pour vous transmettre de la meilleure façon la révélation nouvelle et éternelle de Dieu en Jésus ». C’est à ce niveau que se situe ma foi en l’Église. Mais comme mon médecin peut se tromper ou même être trompé dans son savoir et comme mon épicier peut être trompé par des fournisseurs, sans que je mette en doute l’honnêteté de mon médecin ou de mon épicier, ainsi mon Église peut se tromper et même être trompée, notamment par les philosophies auxquelles elles recourt, par les transferts de son enseignement d’une langue dans une autre, d’une culture dans une autre, etc… Les causes d’erreurs dans la transmission de la révélation de Dieu en Jésus peuvent être multiples, sans que je remette en cause ma foi en l’honnêteté foncière de nos pasteurs, à commencer par les auteurs du Nouveau Testament… Aussi malgré mon silence un peu réticent, du moins réservé du début, je pense qu’il faut effectivement poser très sérieusement la question de savoir ce que doit être une « véritable révélation de Dieu », ou pour employer une formule moins ambitieuse, « savoir ce qu’une véritable révélation ne peut pas être ». LE CHANOINE. – Comment allez-vous vous y prendre pour répondre à cette question ? Ce n’est plus, cher confrère, votre travail de théologien exégète... Et si une réponse critiquement fondée à cette question remettait en cause un certain nombre d’analyses exégétiques, que diriez-vous ? Comment vous défendrez-vous contre les attaques philosophiques ? NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 103 LE THEOLOGIEN EXEGETE. – D’abord, si la critique philosophique est vraiment fondée, je ne la considérerai pas comme une attaque. Ensuite, comme la théologie exégétique n’est pas figée et que de multiples interprétations sont possibles, une telle critique philosophique permettrait peut-être d’en valoriser certaines plus que d’autres. Enfin, si certaines interprétations, même des miennes, devaient être remises en question, voire abandonnées, je les abandonnerais. Maintenant, le théologien que je suis est aussi un « homme » comme les autres. Je suis donc capable de faire un peu de physique, d’histoire, et même un peu de philosophie... Même si je ne suis pas, précisément parlant, un « spécialiste » en la matière. Mais un des avantages de l’exégète, c’est d’être proche des textes. Et comme dans ces textes c’est la vie concrète des hommes de chair et de sang qui s’exprime, l’exégète reste proche de l’expérience humaine… proche donc de la foi vécue…, donc proche de cette réalité que le philosophe essaie de rejoindre à sa manière avec la rigueur qui doit être la sienne… Il peut y avoir des convergences fructueuses… Une femme, intervenant pour la première fois… – Comment voyez-vous alors la foi dans le concret de la vie ? PAS DE REVELATEUR CREDIBLE S’IL NE S’ENGAGE PAS A RENDRE L’HOMME MEILLEUR ET PLUS HEUREUX LE THEOLOGIEN EXEGETE. – « Croire, c’est se savoir aimé de Dieu », ai-je dit. La question est donc, de savoir de quel amour nous sommes aimés. Quelle sorte d’amour de Dieu pour nous, les « révélations » nous proposent-elles ? C’est me semble-t-il dans cette voie qu’il faut orienter nos réflexions. Le meilleur de la Bible et des évangiles nous présente un Dieu à l’amour prévenant, généreux, patient, compatissant, tendre même… toujours à l’image de ce qu’il y a de meilleur en l’homme…, en l’homme et la femme, bien entendu… Vous me direz alors que ce sont des projections psychologiques sur Dieu… Soit ! Pour plus de rigueur je laisse la parole aux philosophes... J’ai assez parlé… LE PREMIER PHILOSOPHE. – À vrai dire, les philosophes n’ont pas tellement réfléchi à l’amour de Dieu pour les hommes. Ils ont surtout réfléchi à l’amour de l’homme pour Dieu ou du moins pour des réalités 104 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU supérieures. C’est ce qu’indiquent les mouvements de l’âme vers le Bien en soi, dans les dialogues de Platon, et l’effort de contemplation de l’être en acte pur, selon Aristote. Cet être qui est pure activité est le « Principe Moteur » de toutes choses imparfaites et en mouvement. Mais lui-même est immobile parce que parfait. L’amour est dans l’ensemble considéré comme un « désir » de quelque chose d’aimable en soi et donc de bon pour nous. Mais l’existence d’un « amour » en Dieu pour l’homme ne paraît pas envisageable. Il semble même impossible. Peut-être y a-t-il là un manque qu’il faudrait combler dans la philosophie ! L’AUTRE PHILOSOPHE. – Mais ce n’est pas un chapitre supplémentaire qu’il faudrait ajouter à ceux de la philosophie classique, c’est une révision complète de la conception même de l’amour en l’homme, de l’amour de « l’autre humain » et de l’amour envers Dieu. LE PSYCHANALYSTE. – La psychanalyse connaît la « libido », qui est un désir de plaisir. À ce désir de plaisir s’oppose la « fonction de réalité ». Entre les deux il y a tension. Lorsque la fonction de réalité domine et empêche la libido de se réaliser, celle-ci se voit « refoulée ». De là la constitution d’un inconscient fait de tous ces « refoulements ». La libido, marquée ou modelée en quelque sorte par ces refoulements, cherche à se réaliser alors par des voies détournées en lesquelles ce qui a été refoulé trouve une certaine réalisation en une situation de « compromis ». Celle-ci n’est pas toujours heureuse, souvent elle est même pathologique, parce qu’elle n’est pas en accord conscient avec la fonction de réalité. De là la nécessité de la cure psychanalytique pour amener les refoulements inconscients à la conscience, et ensuite, et c’est le plus difficile dans la thérapeutique, pour les accorder à la réalité en une réalisation saine, socialement intégrée ou les « réprimer » consciemment et librement. Mais la pratique psychanalytique, montre que toutes les pathologies psychiques ne se laissent pas traiter selon les méthodes classiques de la tradition freudienne. De là, les autres tentatives d’explications du psychisme inconscient, comme celle de Jung. Mais toutes semblent considérer la force psychique sous la forme générale d’un « désir qui va vers quelque chose » et qui serait à « sens unique ». Or j’ai constaté que cette « unidirectionnalité » dans le désir est elle aussi cause de névroses. Il y a névrose, non seulement parce que l’objet du désir n’est pas atteint, mais parce que le NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 105 désir est à sens unique, comme si la voix ne recevait jamais son écho…, comme si le « parleur » ne s’entendait jamais… N’y aurait-il donc pas aussi une autre dimension de la force psychique sous la forme d’une « aspiration à ce qui vient de quelque chose ». Le désir est « à deux sens », parce que le désir n’est pas de nature solitaire. Il y a à la fois « désir vers... » et « attente de... ». La sexualité non plus n’est pas solitaire, ni par définition ni en réalité. On ne peut donc pas considérer la « libido » selon une seule direction : vers la possession de son fantasme, selon les différents stades de son développement. Si la libido tend dans sa première dimension à la possession réelle de ses fantasmes à l’extérieur d’elle-même; dans sa deuxième dimension elle serait désir « d’être désiré », attente d’une réception des fantasmes extérieurs qui la prennent pour objet. La « pulsion de foi » se rattacherait au désir considéré dans sa deuxième dimension. Le désir de ce qui vient de..., l’attente de... Croire que quelque chose ou quelqu’un vient pour moi... La crainte et l’angoisse du délaissement en sont des expressions négatives. C’est ce que traduisent aussi des expressions telles que celles où l’homme se croit le « jouet des dieux ou du destin », « prédestiné au bonheur ou au malheur », « programmé par les astres à tel succès ou échec ». Les croyances religieuses si généralisées et diversifiées ne se comprennent psychiquement que comme cela. Elles sont remèdes à la frustration d’abandon… Si la libido, d’un côté, connaît des « refoulements du désir », de l’autre, elle est sujette à des « refoulements d’attente », c’està-dire des « réceptions » négatives, rejetées inconsciemment, comme sont rejetées les réalisations de fantasmes réprouvés et censurés. Si le sadisme est une perversion du premier mouvement de la libido, le masochisme relèverait de la perversion du second mouvement. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Dans cette conception analytique du psychisme humain avons-nous vraiment un fondement pour la « pulsion de foi » que vous supposez en attente d’une révélation ? Est-ce que la deuxième direction de la libido n’est pas tout simplement un effet de miroir opérant sur le premier mouvement ? N’y aurait-il pas là une déviation narcissique du premier mouvement, une inversion du désir vers ? Auquel cas, cela en serait une perversion et cela empêcherait de tendre vers ce qui est « aimable » en soi. La conception philosophique de Platon et d’Aristote sur le plan de l’être, et son écho dans la psychanalyse, 106 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU au niveau du psychisme ne sont-il pas plus justes et plus conformes à l’expérience commune ? LE PSYCHANALYSTE. – Je comprends vos objections. Je me les fais aussi, de par ma formation classique. Mais il me semble que les analyses traditionnelles sont insuffisantes. Alors je cherche autre chose... L’AUTRE PHILOSOPHE. – Personnellement, je suis très intéressé par cette tentative psychanalytique. Je pense qu’il faut surtout la conduire à son terme et ne pas revenir en arrière, comme le suggérerait mon collègue. Elle me semble avoir quitté une rive et se diriger vers l’autre. Elle ne doit pas maintenant rester au milieu du gué... LE PSYCHANALYSTE. – Que proposez-vous alors pour achever le passage vers une rive plus favorable ?... L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je ferai d’abord remarquer que je ne suis pas psychanalyste. Toutefois, je peux, dans une certaine mesure, décoder votre langage, en rechercher et en découvrir les présupposés. Car, qu’on le veuille ou non, la psychanalyse présuppose, même de façon inaperçue, une certaine conception de l’homme. Certaines conceptions philosophiques s’y retrouvent « en écho », comme le disait mon collègue. Je vous répondrai donc en philosophe, en vous laissant la charge de « décoder » dans l’autre sens et de trier, dans mon discours de philosophe, ce qui pourrait vous être utile en psychanalyse. S’il n’est pas possible de faire le travail de l’autre, il est sans doute possible de tirer réciproquement bénéfice du travail que chacun fait. J’ai donc à répondre à la fois, à un psychanalyste, à un collègue philosophe et à un théologien. Cela fait beaucoup, mais en fait tout est lié. Comment est-ce que, comme philosophe, je comprends le désir ? Comment est-ce que, comme philosophe, je comprends l’amour ? D’abord conceptuellement l’un n’est pas l’autre. Non seulement parce que tout désir n’est pas un désir d’amour. C’est une banalité de copie d’étudiant qui aurait comme contrepartie que l’amour est cependant un désir. Et l’on appliquera à nouveau à l’amour les caractéristiques génériques du désir que l’on se chargera ensuite de spécifier, pour le faire rejoindre le moins mal possible notre intuition confuse de ce qu’est l’amour. Et comme cet effort ne sera pas concluant, on se chargera encore d’établir NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 107 des « variétés » d’amour, comme dans une même espèce : amour de bienveillance..., amour de concupiscence..., amour sensible..., amour intellectuel..., amour oblatif... etc... Si le désir n’est pas l’amour, c’est parce que le désir et l’amour n’ont pas le même fondement, la même racine dans la réalité d’un être. Bien entendu, chez l’homme il n’y pas d’amour sans désir, comme il n’y a pas de connaissance sans désir. Mais l’amour, la connaissance, la conscience et la liberté sont des propriétés transcendantales de l’être, c’est-à-dire des propriétés de l’être en tant qu’être. En l’homme, ce sont des qualités qui relèvent de l’aspect de « perfection » de son être. Ces qualités sont, par le fait, même prédicables de Dieu, ou attribuables analogiquement à Dieu. En revanche, le désir, la tendance, le dynamisme, le progrès, le développement sont des qualités propres à un être fini en tant que fini. Elles sont caractéristiques d’un être qui est « en devenir », qui n’est pas « acte pur », ou activité pure pour reprendre ici des termes aristotéliciens qui sont adéquats pour notre analyse. Il faut donc dire que l’amour en tant que propriété de la perfection d’un être n’est pas un désir. En même temps il faut dire que l’homme, comme être en devenir, « désire aimer », non que l’amour soit l’objet d’un désir, mais que l’homme « aime » tout en progressant dans son amour. Il aime « en désirant » aimer plus et mieux. Il y a nécessairement du « désir » dans l’amour dont l’homme est capable en tant qu’être, parce que l’homme est un être fini et un être en devenir de lui-même. L’homme « désire aimer » parce qu’il est engagé en un processus de réalisation de lui-même. Aimer sans ce désir-là, ce serait pour l’homme ne pas exister. En revanche, Dieu aime d’une façon parfaite, et donc sans désir d’atteindre une perfection supérieure. Sinon, ce ne serait plus Dieu. Lorsque saint Jean nous dit que Dieu est amour, il énonce une vérité philosophique sublime, mais c’est une vérité philosophique. Ce n’est pas une « révélation », même si elle est énoncée par un croyant. Et il est naturel et tout à fait logique qu’un croyant l’énonce, car il a conscience d’être l’objet de cet amour. Mais, en disant « Dieu est amour », le croyant n’énonce pas une vérité qui lui est extérieure, mais une vérité dans laquelle il existe. Pour l’homme philosophe, dire « Dieu est amour » signifie, au moins et sans doute plus, : « Dieu m’aime » ou « je suis aimé de Dieu ». Acceptant cet amour, il devient par le fait même « croyant », car Dieu se révèle à lui « comme quelqu’un qui l’aime ». 108 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU J’ose supposer que cette distinction entre « désir » et « amour » n’est pas trop difficile à comprendre et que vous la trouvez justifiée. L’AVOCATE. – Vous reprenez et vous poursuivez sur l’idée de la Bible, comme… Monsieur vient de l’exposer… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Tout a fait ! J’ai simplement voulu lever une confusion entre désir et amour. Cette confusion est entretenue par le sens commun, la littérature romanesque et la philosophie classique. On y conçoit l’amour comme une « fusion ». Et en effet, le désir, lui, est homogène en ses différents moments. Sa réalisation finale fusionne avec son manque initial. Il fallait lever cette confusion, car elle est une cause importante de myopie intellectuelle. J’ai aussi esquissé brièvement une articulation entre la raison philosophique et la raison croyante. Mais il faut poursuivre… Si nous avons dit que l’amour se rapporte à la dimension de perfection de l’être conscient et libre, il faut se demander maintenant comment concevoir la perfection de l’être, ou de façon plus concrète : « Comment l’Être parfait, c’est-à-dire Dieu, existe-t-il ? » Il ne s’agit pas de savoir ce qui ferait exister l’Être parfait ? Ce serait une question contradictoire. Si quelque chose devait le faire exister, alors « ce dieu qui serait rendu existant » ne serait pas parfait et infini. Ce serait cet « autre quelque chose » qui serait Dieu-Être parfait, l’Acte pur comme dit Aristote. La question est donc : « Comment Dieu est-il en lui-même en vertu de sa perfection ? » Cette question est une façon concrète de s’interroger sur la nature de la « perfection » en l’être de l’homme. Certes, le philosophe sait que c’est en s’interrogeant réflexivement sur l’homme qu’il est, qu’il répond à cette question et non pas en examinant Dieu à la loupe ! Comment donc Platon, Aristote, et toute la tradition occidentale qui est leur héritière, conçoivent-ils la perfection de l’être, ou l’Être en sa perfection ? Je réponds : Comme un être clos sur lui-même dans son individualité solitaire. Voilà ! Mon collègue ne me démentira pas ! UNE INTERVENANTE ANONYME, prenant la parole pour la deuxième fois. Pardonnez-moi, mais maintenant je ne comprends plus rien… Excusez-moi… Je me présente d’abord un peu… Mon mari est NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 109 médecin généraliste dans un bourg de province et moi infirmière dans un service de « soins palliatifs »... Nous avons élevé cinq enfants, trois filles et deux garçons… Nous ne sommes pas habitués aux discussions théologiques… et nous ressentons la vie directement, en quelque sorte « à fleur de peau ». Je ne comprends donc pas comment vous pouvez dire que Dieu est l’amour et en faire ensuite une sorte de Superinfini de solitude. Pour aimer il faut être au moins deux et quand on s’aime vraiment à deux, on ne s’aime pas qu’à deux… Il y a nos enfants… et nous puisons aussi dans notre couple de quoi donner un peu de tendresse à nos patients, surtout à ceux qui justement souffrent de solitude… Alors expliquez-moi comment Dieu est solitaire et aimant à la fois,… je ne comprends pas… Beaucoup de signes d’approbations et même quelques applaudissements… mesurés, comme il se doit … LE MODERATEUR. – Madame, je pense que vous avez traduit les sentiments de beaucoup ici présents… Comme quoi le débat philosophique ne supprime pas les élans du cœur ! LA PHILOSOPHIE CLASSIQUE PERMET-ELLE DE COMPRENDRE QUE DIEU S’ENGAGE POUR LE BONHEUR DE L’HUMANITE ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Madame, après ce que vous venez de dire, je n’ai plus besoin de réfuter la philosophie classique et sa conception individualiste de l’amour. Amour et solitude sont totalement incompatibles. Là où il y a amour, il ne peut y avoir de solitude, ni d’être solitaire. Là où il y a solitude, il y a déficience d’amour, appel d’amour… amour souffrant, amour à sauver… Pour étayer votre remarque, il convient cependant de voir comment la philosophie classique a réussi le tour de force de faire consister la perfection d’amour avec la solitude la plus complète. Je brosse à grands traits son raisonnement… Pour la philosophie grecque antique, « aimer c’est désirer posséder ce qui est aimable en soi » et le parfait amour est de désirer posséder ce qui est parfaitement aimable, c’est-à-dire l’Être parfait. Tendre et désirer posséder des êtres imparfaits, cela n’est le propre que d’un amour imparfait. De même la connaissance parfaite, c’est la connaissance de l’Objet qui est parfait en soi. La 110 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU connaissance d’objets imparfaits ne peut être jamais qu’une connaissance imparfaite. Les hommes ont donc le pouvoir de désirer et de tendre « par besoin, en raison d’un manque, de connaissance et d’amour » vers l’Être parfait : le Bien en soi de Platon ou l’Acte pur d’Aristote. Ils peuvent aimer et connaître quelque chose ou quelqu’un de distinct d’eux, parce qu’ils sont des êtres finis et imparfaits. C’est leur imperfection qui les distingue de ce qui est parfait et c’est cette imperfection qui leur permet de désirer plus que ce qu’ils ont et de tendre vers ce qui est parfait et distinct d’eux. Leur imperfection leur permet de tendre aussi vers d’autres êtres finis, tous également imparfaits. Ceux-ci viennent alors compenser proportionnellement leur imperfection initiale. Les êtres finis sont « complémentaires » pour d’autres êtres finis, en proportion de leur « amabilité » et de leur « compréhensibilité ». De l’Être parfait, en revanche, on ne peut pas dire qu’il désire et tende vers quelque chose qui serait distinct de lui et parfait, puisque c’est lui la perfection de l’être. Et comme il est parfait, sa connaissance et son amour sont parfaits et ils sont parfaits en tant qu’il se connaît et s’aime lui-même comme étant la perfection de l’être. L’être parfait ou l’Acte pur, selon Aristote, est « pensée de sa pensée, volonté de sa volonté ». Ce que l’on peut comprendre ainsi : « il est pensée-pensée de sa pensée-pensante et volonté voulue de sa volonté voulante ». Autrement dit « Sa réalité parfaite unique comme Sujet connaissant et aimant est également Son Objet parfait unique connu et aimé. Je précise donc : il n’est pensée que de sa pensée, et volonté que de sa volonté. C’est cette identité exclusive qui est la caractéristique de la conception classique et non l’affirmation de la présence de la conscience à elle-même et de son initiative de liberté d’être soi. Aristote précise alors, en effet, que si l’Acte pur (Dieu) connaissait et aimait autre chose que lui, il connaîtrait et aimerait quelque chose de moins parfait que lui. Et comme dans la connaissance et l’amour s’opère une « identification » entre le sujet connaissant et aimant et l’objet connu et aimé, il faudrait conclure que Dieu deviendrait lui-même imparfait. Ce qui ne se peut. Il ne peut pas non plus connaître quelque chose de distinct de lui et qui serait également parfait, car leur distinction signifierait qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre parfaits. On voit que ce qui distingue un être d’un autre, c’est une différence de qualité d’être. L’être parfait étant l’unique être parfait, les autres ne peuvent se distinguer de lui que par leur moindre perfection NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 111 d’être. Spinoza formulera ce postulat, « faussement évident » à nos yeux, en trois mots : « omnis distinctio imperfectio ». L’amour absolument parfait pour la philosophie classique ne peut donc être qu’amour de soi et non de quelqu’un d’autre. Être constitutivement nécessité à « aimer un autre que soi » ne peut qu’être le signe d’un être fini et donc d’un amour imparfait. L’amour de l’homme envers l’Être parfait (Dieu) est certes l’amour le plus parfait que l’homme puisse entretenir dans les limites de son imperfection naturelle. Mais l’identité entre le sujet humain aimant et l’objet divin aimé ne peut jamais se réaliser. Un tel amour ne peut jamais aboutir. Il reste toujours un désir qui n’est jamais comblé… LE CHANOINE. – Dans l’ordre naturel dont parle Aristote, il en est bien ainsi. Mais dans l’ordre surnaturel, Dieu peut faire aboutir un tel désir d’amour. C’est la « vision de Dieu qui remplit de bonheur les élus du Paradis ». C’est la vision béatifique qui est une pure grâce de Dieu. Saint Jean dit qu’après la mort « nous verrons Dieu et que nous lui serons semblables ». Les grands saints mystiques de l’Église, comme Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, ont éprouvé ce désir immense de Dieu. Désir qui les rendait à la fois heureux, parce qu’ils éprouvaient un commencement de sa réalisation et qu’ils en espéraient l’accomplissement… Désir qui les rendait aussi malheureux en leur rendant plus sensible leur insatisfaction présente ici sur cette terre… LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Personnellement je ne lis pas le verset 2 du chapitre 3 de la 1re lettre de Jean dans le sens « hellénique » d’un accomplissement fusionnel avec Dieu, comme vous le faites. Jean parle plutôt d’une vision du Christ ressuscité dans sa gloire auprès du Père. Nous serons aussi semblables à lui, au Christ…, pas au Père... En quoi consistera cette similitude, Jean ne le dit pas. À partir de ce texte et dans le contexte conceptuel de l’hellénisme qu’on vient de rappeler on a imaginé le bonheur du croyant en Jésus, comme la réalisation d’un désir de connaissance de la Perfection divine en soi. Et ce que les philosophes grecs avaient déclaré irréalisable, en complète cohérence avec leurs principes, des théologiens l’ont déclaré réalisable par grâce divine… Comment ? Ils ne donnent pas de réponse… C’est un mystère… Et abusivement ils en ont fait presque un mystère de la foi chrétienne. 112 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vous pouvez ainsi constater que ces théologiens d’autrefois se sont servis d’une philosophie inadéquate ! Cette philosophie grecque ignore, en effet, la raison croyante constitutive de la conscience humaine et, par conséquent, elle ne convient pas à la révélation évangélique. Ce faisant, ces théologiens d’autrefois ont identifié une idée philosophique (la possession du Bien en soi) avec une affirmation de foi (la rencontre dans la gloire avec le Christ ressuscité). Et persuadés que la foi dépasse la raison, que le Dieu de la révélation surclasse le Dieu de la création, et que la puissance de la grâce l’emporte sur le pouvoir de la nature, ils ont déclaré réalisable surnaturellement ce qui ne l’était pas naturellement. Dans cette démarche intellectuelle, il leur était presque évident que cette œuvre de grâce était une vérité de révélation, qu’elle dépassait mystérieusement ce que notre raison pouvait comprendre et qu’elle s’adressait à notre foi comme une pure lumière. Personnellement, je me sens toujours mal à l’aise, lorsque j’entends chanter, au cours de célébrations religieuses, que la « foi est notre lumière… », que « la parole de Dieu nous arrache à nos ténèbres… » alors que ces chants ne nous expliquent jamais rien… Mais passons ! En entendant l’objection de Monsieur le chanoine, j’éprouve un sentiment plus grave qu’une déception dans l’annonce liturgique de l’Évangile. Son objection implique une incompatibilité dans l’ordre de l’être entre ce qui relève de l’ordre naturel de la création et ce qui se revendique de l’ordre de la révélation. C’est très grave… Si l’on reste dans les termes de cette problématique, il résultera, par hypothèse, que le bon sens se rangera du côté de l’ordre naturel de la création et balancera par-dessus bord l’ordre de la révélation en le laissant aux gens crédules et superstitieux… LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – Comment échapper alors à un tel désastre ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – En ayant le courage de reconnaître que la philosophie classique ne nous donne pas de la réalité dans son ensemble une ontologie correctement fondée ! Le terme erroné de la contradiction, impliquée dans la position de Monsieur le chanoine, n’est pas celui de la révélation évangélique, mais celui de la philosophie à laquelle il confronte cette révélation… NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 113 Comme philosophe, c’est cette philosophie que j’entends réfuter, et les positions théologiques qu’elle entraîne, et non la révélation en Jésus-Christ. L’insuffisance de cette philosophie apparaît, non seulement dans la conception de l’amour parfait en Dieu, comme nous venons de le montrer, mais dans la conception de l’amour interpersonnel humain. En effet, selon elle, la relation avec un être distinct de soi implique toujours une imperfection dans l’être qui entre en relation avec cet autre. « Aimer » pour l’être fini qu’est l’homme apporte une « augmentation » de perfection. Il est préférable d’aimer autrui et d’avoir des amis que de ne pas en avoir. L’amitié est pour Aristote une grande richesse. Et il a écrit à ce sujet de très belles pages. Mieux vaut un manque comblé et un besoin satisfait que de rester dans l’indigence. Mais une semblable perfection n’est pas une perfection simple et pure. Elle est mitigée d’imperfection. Toute cette conception est cohérente. Platon et Aristote savaient raisonner juste. Mais leurs conclusions sont-elles bien vraies ? La cohérence logique est une condition nécessaire de la vérité, mais ce n’est pas une condition suffisante. Il faut aussi que les prémisses d’un raisonnement correct soient vraies pour que la conclusion le soit aussi. Cette conception philosophique est-elle en accord avec la réalité sur le plan de la raison, je dis bien « sur le plan de la raison » ? Voilà la question qu’il convient de se poser. Il faut en avoir le courage. L’HISTORIENNE. – Et pourquoi n’a-t-on pas posé plus tôt cette question ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Parce que la méthode philosophique n’était pas suffisamment au point. Jusqu’à Descartes — en simplifiant beaucoup — les philosophes recherchaient la vérité de l’être, dans les êtres qui leur « faisaient face » et qui leur étaient « extérieurs », c’est-àdire dans les « objets ». S’ils la recherchaient en eux-mêmes, c’était pour autant qu’ils se donnaient une représentation objectivée d’eux-mêmes. Il était donc normal que Platon et Aristote aient apprécié la valeur de la connaissance et de l’amour, en fonction de la valeur et de la perfection de l’objet connu et aimé et en tant que « connaître et aimer » sont les activités respectives des facultés d’intelligence et de volonté, déterminées par leurs objets : le vrai et le bon. Descartes a orienté la pensée philosophique vers le Cogito, le « Je pense », vers le Sujet. Il y a passage d’une pensée philosophique centrée sur l’Objet, vers une pensée centrée sur le Sujet. 114 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Notre compréhension de l’être s’en trouve modifiée. Une pensée qui se centre sur le Sujet ne peut pas se centrer seulement sur le Sujet, alors qu’une philosophie de l’Objet peut effectivement se centrer seulement sur l’Objet. En effet, la pensée qui se centre sur l’Objet ne verra jamais dans l’Objet une quelconque relation nécessaire et constitutive avec le Sujet. L’Objet peut être pensé comme « clos sur luimême » et la perfection de son être sera conçue comme « une unité dans l’unicité, fermée sur elle-même ». Une pensée du Sujet, en revanche, ne peut se fermer sur le seul Sujet. Sans doute en un premier temps — car des évolutions aussi profondes ne se font que lentement — le sujet peut se considérer lui-même comme s’il était un « objet » devant lui-même. Mais dans la mesure où le sujet étudie ses propres activités de connaissance et de volonté, il se rend compte qu’il doit se penser lui-même nécessairement en relation avec autre chose que lui. Kant affine la méthode cartésienne et met définitivement au point la méthode philosophique. Il s’agit de rechercher les conditions a priori de possibilité de toute action du sujet en tant que telle, de tout sujet en tant que tel. Il n’est dès lors plus possible de considérer l’action d’un sujet en fermant ce sujet sur lui-même, comme lorsque l’on pense un Objet qui serait un Sujet en lui seul, à la manière de la tradition platonicienne ou aristotélicienne. Il n’est plus possible non plus de penser un Sujet seul et comme en statut d’Objet pour le sujet lui-même, ainsi que le font certains commentateurs de Descartes, parce qu’ils n’achèvent pas la « conversion cartésienne ». En revanche, le Sujet qui se saisit lui-même réflexivement dans l’exercice de son activité de conscience se comprend nécessairement en relation avec autre chose que lui : le monde et d’autres sujets. Cherchant les conditions a priori de telles activités et se posant la question de savoir si de telles relations sont fondées sur la perfection ou sur l’imperfection de son être, il arrive finalement à reconnaître que sa relation à autrui, sans être une relation parfaite absolument, est cependant fondée, en tant que réelle, dans la perfection de son être. On aboutit ainsi à une conclusion nouvelle strictement contradictoire avec la conception grecque et classique. La relation de connaissance et d’amour envers un être distinct de soi relève de ce qu’il y a de perfection en l’être. L’amour ne peut donc plus être assimilé à un désir et à une volonté de posséder ce qui est « aimable en soi ». L’amour est un vouloir, certes, mais un vouloir que l’autre soit lui-même en sa perfection propre, même si elle est par nature limitée. NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 115 Le « désir » proprement humain n’est pas de tendre vers un Objet parfait, mais vers la perfection de sa propre activité en tant qu’elle est « vouloir que l’autre soit parfait en lui-même selon sa nature et parfaitement distinct de moi », autant que cela est possible à l’homme. Cette formidable évolution de la pensée n’a pu se faire du jour au lendemain. Cela se comprend. Il faut une lente maturation. Ensuite lorsque la vérité émerge, elle doit prendre racine et progressivement se faire partager. Il lui faut beaucoup de temps... LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Les premiers théologiens chrétiens ont rencontré une difficulté parallèle à celle que vous exprimez. En effet, comment expliquer l’idée de création à des hommes qui considéraient d’une part, que le monde était éternel et, d’autre part, qu’un être parfait ne pouvait avoir la moindre relation avec un monde imparfait. La double conception d’une matière éternelle et d’un être que sa perfection isole de tout, en le fermant complètement en lui-même, s’oppose à l’idée de création selon laquelle précisément, un être parfait entre en relation étroite avec les choses de ce monde, puisqu’il les fait, puisqu’il les « crée ». Il y a différentes raisons psychologiques et intellectuelles qui expliquent que les hommes se représentaient le monde comme « éternel », ou plutôt comme « perpétuel », sans commencement et sans fin dans le temps. L’absence de l’idée de « commencement » traduit l’impossibilité de concevoir une « création » par un Être absolu, dont l’existence aurait été pensée comme éternelle, au sens véritable, c’est-à-dire « au-delà » du temps, et pour lequel la question d’une absence de commencement dans le temps ne se pose même pas, puisqu’il n’existe pas dans le temps. Il est faux de dire qu’il existerait pendant tout le temps, depuis toujours et pour toujours, puisqu’il est en dehors de ce temps qui s’écoule et qui est un aspect de sa création. L’éternité n’est pas un « écoulement sans fin ». Ce fut donc une des difficultés majeures de l’évangélisation que d’éveiller et de couler, dans une telle conception du monde et de l’homme, la foi en un Dieu qui est créateur, qui prend part à l’histoire des hommes en se choisissant un peuple, en passant alliance avec lui, en lui promettant de perpétuer son avenir, en échange du respect par ce peuple de ses commandements, et qui finalement, comme le dit saint Jean, vient lui-même « habiter » chez ce peuple, se choisir des disciples, annoncer le salut qu’il apporte aux hommes et le prouver dans sa mort sur une croix. 116 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Comme le dit très justement Paul de Tarse, une telle conception des relations entre Dieu et les hommes est une « folie », une vue tout à fait « insensée » et « irrationnelle », opposée au bon sens le plus élémentaire de la culture grecque. Aussi ce que vous déduisez sur le plan logique, à savoir une incompatibilité stricte, touchant la nature de la relation à autrui, entre la conception grecque et celle d’une philosophie transcendantale réflexive, s’est d’abord vérifié en quelque sorte dans l’histoire à propos des deux conceptions grecque et biblique touchant les relations entre Dieu et les hommes. Je vous le dis, il y a là un parallélisme qui mériterait d’être approfondi. Un telle déduction est en quelque sorte éclairante aussi pour le théologien et plus particulièrement pour l’historien du dogme. Ce que les Chrétiens ont trouvé comme conceptions les plus voisines de leur pensée de Dieu, ce sont l’Idée platonicienne du Bien ou l’hypostase de l’Un de Plotin, ou encore le Moteur immobile des sphères célestes selon Aristote. Mais voilà ! ces conceptions de l’Être absolu ne semblent pas permettre à cet « être absolu », en raison même de la nature de la perfection qu’elles lui attribuent, de pouvoir entrer en une quelconque relation avec le monde et l’homme, encore moins de pouvoir les créer, c’est-à-dire de les faire exister à partir de rien, « ex nihilo ». Je partage donc sur ce point vos analyses critiques de philosophe. Ces réalités transcendantes selon la pensée grecque sont en effet l’objet seulement d’un désir de l’homme, désir intellectuel, désir de contemplation. Toutefois, c’est sur le plan de son devenir et de son accomplissement, qu’il y a un rapprochement possible entre le « désir grec du Bien en soi » et le « désir chrétien du royaume de Dieu et de sa justice ». Mais, si Dieu reste assimilé à l’idée du Bien en soi, il y a alors une grave confusion qui s’installe entre l’idée de « Dieu » et l’idée du « royaume de Dieu ». Le royaume de Dieu, c’est l’homme réalisé en sa perfection ; c’est le bonheur de l’homme, le bonheur de toute l’humanité. En identifiant le Royaume de Dieu avec Dieu, comme s’ils n’étaient que le même objet d’un même désir, alors le soi-disant « désir de Dieu » devient, au moins théoriquement et parfois affectivement aussi, hostile au désir de bonheur de l’homme. Se développe ainsi une idée de Dieu plus ou moins jalouse ou concurrente du bonheur des hommes. Le bonheur que les hommes peuvent goûter en étant vraiment hommes, doit être « sacrifié » au désir de Dieu. Il est alors logique de penser que Dieu récompensera particulièrement ceux qui auront suivi ce « désir de Lui, Dieu », plutôt que le désir « d’être homme autant NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 117 que possible ». Et c’est d’autant plus logique que ce « désir d’être homme autant que possible » ne peut alors être compris que de façon individualiste et égoïste ». Dieu est censé dédommager le choix de ce « désir de Lui », en accordant un bonheur particulier à ceux qui l’auront préféré à tout autre bonheur, notamment au bonheur conjugal et familial. S’il fallait établir une équivalence entre une formulation grecque du « désir » humain et une formulation juive de ce désir, il faudrait l’établir entre le « désir d’être homme autant que possible » et le « désir du Royaume de Dieu et de sa justice ». Mais cela requiert l’adoption d’une autre conception philosophique de la perfection de l’homme, une conception relationnelle et interpersonnelle et l’abandon de la conception individualiste. Des considérations grecques de ce genre ou voisines ne sont pas absentes d’une certaine doctrine et pratique de la sainteté chrétienne, notamment dans la manière de concevoir la vie religieuse consacrée. Il convient de le reconnaître, en espérant qu’il y sera porté remède. La vie religieuse consacrée doit à coup sûr être fondée sur un autre genre de considérations, plus en accord avec la révélation évangélique et moins tributaire des conceptions païennes du divin. Celles-ci oscillent entre deux extrêmes d’un même genre : conduites magiques de prise en possession des forces divines, et conduites de soumission et d’esclave devant une toute-puissance arbitraire. Ces deux conceptions sont logiquement « contraires entre elles ». Elles ne peuvent être vraies ensemble, mais peuvent être fausses toutes les deux. On n’échappe pas à un désir de possession de Dieu par des comportements de soumission. Le désir de possession est indigne de l’homme, les prostrations de soumission donnent une image de Dieu indigne de Lui. Fonder la vie religieuse sur l’imitation de Jésus, homme individuel parfait, tout obéissant à la volonté de son Père, impliquerait aussi une confusion entre un idéal philosophique unitaire et narcissique et l’idéal évangélique du « Royaume et de sa justice ». Ce serait une confusion semblable aux assimilations que nous avons évoquées à l’instant… Il conviendrait que les théologiens et les penseurs chrétiens mettent mieux en valeur les fondements évangéliques de la vie chrétienne, en libérant leurs significations des influences païennes. Celles-ci, par ailleurs, ne sont pas dépourvues d’une certaine noblesse et élévation de pensée. J’estime qu’il y a là un immense champ de recherche spirituelle et un profond besoin de « conversion éthique ». 118 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU LE MODERATEUR, historien de la philosophie. – Les premiers Chrétiens ont pourtant été bien obligés d’exprimer la révélation évangélique dans le contexte culturel et philosophique, que vous condamnez au nom de la raison. Ce faisant, ils n’ont pas trahi pour autant l’évangile… UNE PHILOSOPHIE DE LA RATIONALITE DE L’ACTE DE FOI POUR UNE MEILLEURE INTELLIGENCE DE L’EVANGELISATION LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Paradoxalement, cette difficulté de dire le sens de la révélation évangélique dans les termes de la pensée grecque stimula le zèle des premiers Chrétiens. En effet, bien que très peu nombreux dans l’immense empire romain, ils avaient en revanche une forte conscience de leur originalité, de leur « incroyable » différence. Et ils avaient le souci de la faire partager par le plus grand nombre possible. Leur foi était enthousiaste. Ils avaient « foi » dans leur « foi », s’il m’est permis de jouer sur deux sens du mot « foi » : la foi théologale d’une part et l’ardeur psychologique d’autre part. Ils y « croyaient » (sens psychologique) à leur « foi » (sens théologique). Leur foi au Dieu créateur et au Christ mort en croix et ressuscité, sauveur des hommes, faisait « choc » dans le monde païen. Aujourd’hui, les Chrétiens n’ont plus assez conscience d’une telle différence valorisante. Ils sont « indifférents », ou plutôt ils se sentent trop « indifférenciés », trop « homogénéisés » avec le monde dans lequel ils vivent et avec lequel ils font masse. Ils ne « provoquent » plus et ne veulent plus « provoquer », faire « choc ». Ou alors ils se solidarisent avec les « petits chocs à la mode » : écologie, droits de l’immigré, combat contre la guerre, ouverture aux cultures étrangères, droit au logement pour tous, droit des femmes, etc… Ils ne se sentent plus porteurs d’un message nouveau par rapport à leur environnement culturel... Leurs convictions leur paraissent usées, limées. Et c’est vrai : 20 siècles de christianisme ont émoussé la « nouveauté » évangélique, du moins une certaine « nouveauté », celle qui a vieilli précisément, et qui était d’ordre culturel. Cela ne veut pas dire que l’Évangile a perdu sa valeur. loin de moi cette idée ! L’Évangile reste toujours une « nouveauté », une nouveauté ontologique par rapport à notre existence humaine en cette histoire. Il est la « Bonne Nouvelle » permanente de notre divinisation par-delà notre vie présente… Cette Bonne NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 119 Nouvelle-là et les raisons de cette bonne nouvelle sont peut-être encore un message culturellement nouveau pour notre monde actuel. Peut-être y a-t-il encore dans l’Évangile quelque chose de « neuf » culturellement, qui reste à découvrir et qui « renouvellera » la nouveauté initiale qui est devenue traditionnelle. Si la conscience chrétienne de cette « différence » ontologique s’est affaiblie, ou du moins est devenue moins sensible aujourd’hui, est-ce parce que les Chrétiens ont cessé d’être chrétiens pour redevenir païens comme autrefois ? ou est-ce parce que les « nouveaux » païens d’aujourd’hui sont, même sans le savoir, tellement imprégnés de culture chrétienne que les signes extérieurs du christianisme sont comparativement moins significatifs ou moins attrayants ? Faut-il alors conclure que le besoin de conversion et d’attachement à l’idéal chrétien n’est plus aussi enrichissant pour les esprits et les cœurs ? En effet, certains idéaux modernes, du moins dans le monde occidental, tels que le vrai sens des droits de l’homme, l’exigence de plus de justice vraie dans le monde, ont par bien des égards des allures chrétiennes qui s’ignorent. Alors pour quel bien et pour quelle raison s’afficher comme « chrétien », puisque dans la vie quotidienne, être chrétien ou ne pas l’être, cela revient au même ? N’y aurait-il alors de « différence motivante » que dans l’opposition culturelle aux opinions régnantes ? Est-ce seulement parce que des idéaux modernes ont voulu ignorer par ingratitude, leurs sources juives et chrétiennes, qu’ils ont été — phénomène étrange — peu estimés, voire condamnés par des institutions ecclésiastiques qui s’estimaient spoliées de leurs biens spirituels ? Faut-il désigner un adversaire ou un terrain de conquête, même spirituel, tel que « sauver les âmes de l’enfer », pour motiver le Chrétien ? Faut-il interpréter selon un contexte d’angoisse pour soi, pour ses proches et pour la société tout entière, l’affirmation qu’en dehors de l’Église il n’y a pas de salut ? Ce serait conditionner la ferveur du chrétien comme on chauffe celle d’un militant de parti politique ! Non ! La « différence chrétienne » n’est pas de cette nature. Elle n’est pas de nature culturelle. Elle est radicalement autre. Elle est de nature ontologique, même si elle « fait différence » sur le plan culturel. Aujourd’hui, heureusement, l’Église retrouve en quelque sorte « son bien » et son héritage biblique, en reconnaissant dans certains idéaux du monde le reflet de la tradition biblique. Réjouissons-nous de ce dialogue entre l’Église et le monde, loin des conflits d’intégrismes. Toutefois, ce nouveau dialogue ne 120 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU risque-t-il pas de se dérouler un peu trop dans un « consensus mou », dans le « semblable et l’homogène », avec ce monde de « dilutions chrétiennes » ou de « petits chocs à la mode » comme je disais ? Les Chrétiens ont-ils suffisamment conscience d’une « nouveauté ontologique » motivante qu’ils puiseraient une nouvelle fois en l’histoire dans le fait de « croire de manière originale » dans le Christ, en accord plus profond cette fois avec la nouveauté ontologique de Sa révélation ? LE CHANOINE. – Vous vous inscrivez alors dans le projet de nouvelle évangélisation du Pape Jean-Paul II ? LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. Certainement ! Sinon je n’aurais pas la mission de rechercher cette voie nouvelle… En effet, il ne faut pas comprendre cette nouvelle évangélisation comme une réédition de l’ancienne, ainsi qu’on le voit pour les manuels scolaires… « Nouvelle édition revue et corrigée… » Il ne s’agit pas de ça ! Le problème est de savoir reconnaître aujourd’hui où sont les caractéristiques de cette nouvelle évangélisation. D’abord, elle ne peut plus être conflictuelle avec elle-même, comme l’ancienne. Ensuite, elle ne peut plus aborder en un même type de relation conflictuelle le monde qu’elle doit à nouveau transformer. L’ancienne évangélisation avait transformé un monde avec lequel elle était entrée en conflit. Dans ce conflit, elle était entrée sur le terrain de ce monde, avait parlé son langage et lui avait imposé au nom de l’Évangile des convictions qui lui étaient opposées ou « contraires ». Ce faisant, la révélation évangélique s’est vue comprise en relation de contrariété avec les conceptions que le monde païen ancien avait de lui-même. L’Évangile n’était pas compris selon son intelligibilité propre, mais selon l’intelligibilité du monde grec et en opposition de contrariété avec cette dernière. Dans cette situation ambiguë d’opposition explicite des convictions (ex. la création contre l’idée d’une éternité du monde) sur la base d’un consentement implicite aux concepts (ex. Dieu assimilé au Bien en soi, à l’Un, à l’Acte pur), on ne pouvait échapper à une certaine déformation du sens de la révélation. Quant au monde à évangéliser, il n’est plus le même. Sous un certain aspect, les Chrétiens d’aujourd’hui et de demain ne devraient-il pas se considérer comme des « envoyés » dans un « nouveau monde païen », dans un monde païen, non pas revenu à son état ancien, mais profondément modifié par les valeurs morales impliquées dans les livres bibliques juifs et les écrits évangéliques. NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 121 Dans un paganisme polythéiste, comme autrefois, on honorait certaines divinités, et on était indifférent à d’autres ou en conflit avec leurs adeptes. Dans un paganisme « monothéiste », comme aujourd’hui, ou bien on adore encore le Dieu unique ou bien on est indifférent à son égard ou en conflit avec ses fidèles… Quant aux valeurs morales, soit elles se situent au niveau terre à terre de la multiplicité des « divinités », soit elles s’élèvent en noblesse selon l’unicité du divin. Le monde païen actuel « monothéiste » reconnaît, en effet, des exigences morales plus élevées que celui de l’antiquité. Ce n’est donc plus par contraste avec une faible compréhension éthique et une pratique médiocre de la loi morale, comme jadis, ni face à l’idée que Dieu ne peut s’occuper des hommes, que les Chrétiens doivent chercher aujourd’hui la « différence ontologique » qui les motivera et leur permettra une conduite morale plus digne. Encore que le thème du « silence de Dieu » devant les abominations des massacres modernes pose question pour tous ceux qui croient que la « Parole de Dieu » a transformé le monde païen d’autrefois. Devant un nouveau monde païen, les Chrétiens doivent donc chercher quelle est cette « différence ontologique », et cette « nouveauté permanente », fondée bien entendu dans l’Évangile. Ils feront par là apparaître l’Évangile sous un angle nouveau, ce qui permettra cette « nouvelle évangélisation ». LE CHANOINE, écrivain. – C’est très bien tout ce que vous dites… Mais comment vaisje écrire pour la grande masse des fidèles sur cette « différence ontologique et nouveauté permanente… » par rapport à ce monde ? LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Ce n’est pas facile, je le sais… Il faut pour cela, d’abord bien analyser la situation religieuse de notre monde actuel : celle d’un paganisme éthique individualiste. Il faut ensuite bien comprendre la nouveauté évangélique : celle d’une révélation interpersonnelle et d’une éthique de communion. Je m’explique. Le monde païen antique ignorait l’éthique biblique et évangélique et le Dieu qui s’y révèle. Il a donc accueilli leur prédication comme une nouveauté culturelle. Le monde païen moderne, qui a été christianisé, est dans une situation différente. Il a gardé de l’éthique évangélique et biblique, ainsi que du Dieu de Jésus-Christ, des images fortes mais ambiguës qui résultent de la façon dont le monde antique les a reçues. Ces images aujourd’hui apportent toujours le message évangélique, mais 122 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU elles masquent aussi le vrai visage de la révélation de Dieu en Jésus et le vrai sens de l’éthique biblique qui lui est attachée. Aussi, lorsque les Chrétiens ne parviennent pas à dépasser dans leur rapport avec le monde le stade d’un consensus mou, et ont tendance à se contenter de ses valeurs — ou de s’y opposer en les dépréciant —, cela signifie qu’eux-mêmes, individuellement et collectivement, n’ont pas encore rejoint l’originalité ultime de l’évangile. Quelque chose leur échappe encore dans le message de Jésus. Quelque chose encore de la révélation de Dieu en Jésus nous reste inaperçu. Non que Dieu ait caché quoi que ce soit, mais nous n’avons pas encore sans doute « tout » vu de ce qu’il nous a montré, ou, si nous l’avons vu, nous ne l’avons pas compris. Il nous faut donc inventer un « sens » pour ce qu’Il nous a déjà montré, et il faut que ce sens s’accorde avec les faits de sa révélation. Une « nouvelle évangélisation » ne peut être une répétition de l’ancienne. Ce serait, par parenthèses, une très mauvaise interprétation de la pensée du Pape Jean-Paul II, que de penser que, sous ce vocable, l’Église romaine tenterait de reconquérir des positions sociales et politiques du passé. Non. Il s’agit d’un nouveau dynamisme spirituel. Mais celui-ci ne peut être une réédition du zèle religieux d’autrefois. Nous nous trouvons, en effet, dans un monde païen nouveau ; nouveau, répétons-le pour ne pas tomber dans des simplifications réductrices, parce qu’il est un monde christianisé, non pas en retournant au paganisme ancien, mais en engendrant son « propre » paganisme, c’est-àdire un paganisme qui reste marqué, surtout au niveau des valeurs morales, par sa christianisation. Pour qu’il y ait une nouvelle évangélisation, il faut que les Chrétiens se présentent à lui avec une conscience claire de la « différence ontologique » révélée en Jésus. Et cette conscience nouvelle ne peut venir que d’une nouvelle compréhension de l’évangile, non d’un nouvel évangile, comprenez-moi bien. Et ce sera cette nouvelle compréhension de l’évangile qui fera la nouvelle différence culturelle chrétienne par rapport à ce nouveau monde païen. Cette nouvelle différence chrétienne ou cette nouvelle compréhension de l’évangile doit donc aller au-delà de la première différence culturelle et de la première compréhension de l’évangile. En effet, notre nouveau monde païen garde encore la marque de la première évangélisation, mais il ne la comprend plus comme messagère de la révélation de Dieu et de sa nouveauté radicale et permanente par rapport à l’expérience de cette vie présente. NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 123 Cette nouvelle différence est à partager en Église, en une nouvelle conscience que l’Église aurait d’elle-même. Une nouvelle compréhension de l’évangile et de Jésus entraînerait nécessairement une nouvelle compréhension de l’Église par ellemême. Réciproquement et en stricte logique, sans une nouvelle compréhension de l’Église par elle-même, pas de nouvelle compréhension de l’Évangile, pas de nouvelle différence pour un monde nouveau et pas de « nouvelle évangélisation ». Un nouveau retour aux sources pour une nouvelle évangélisation requiert donc un nouvel approfondissement de celles-ci. Ce doit être un approfondissement qui « renouvelle » notre compréhension de l’évangile et qui marque sa différence par rapport à ce qui fut présenté et surtout « reçu culturellement » comme évangile par le premier monde païen, celui de la culture grecque. Une meilleure compréhension de l’évangile pour une meilleure évangélisation, telle est aujourd’hui la tâche des théologiens chrétiens, afin de retrouver une motivation missionnaire et d’annoncer aux hommes un message d’espérance. LE PSYCHANALYSTE. – Je vois que les problèmes de théologie sont presque aussi complexes que les problèmes de psychanalyse... et presque aussi confus pour les non-spécialistes... Quelques rires dans le groupe et quelques signes réservés d’approbation.... LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – J’en conviens volontiers... et je pense même qu’il est plus difficile à des non-spécialistes de se familiariser avec ces questions philosophiques et théologiques qu’à dénouer les intrigues qui se nouent dans leur inconscient... LE CHANOINE. – Pourtant « croire » est une chose simple. Et les enfants croient sans devoir y réfléchir... LE PREMIER PHILOSOPHE. – Heureusement... Ils ne réfléchissent pas non plus lorsqu’ils apprennent à parler... Cela ne les dispense pas d’apprendre à parler correctement leur langue maternelle durant de longues années à l’école. Quels sont ceux qui consacrent autant de temps pour apprendre à « croire » correctement, que les enfants pour apprendre leur langue ? 124 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU En outre, les enfants courent et ils tombent aussi naturellement, je veux dire « selon la nature des choses », mais ils ne connaissent pas encore la loi de la « chute des corps » de Galilée, ni celle de « l’attraction universelle » de Newton. Or, sans la connaissance de ces lois, nous ne pourrions pas nous doter de satellites artificiels, conquérir l’espace ni aller sur la lune… Mais spontanément ils tirent de leurs bévues des « leçons » qu’ils savent « généraliser », en les appliquant à d’autres situations semblables. De plus, les enfants ont aussi un sens intuitif des principes logiques d’identité, de non-contradiction et du raisonnement déductif, ainsi que des premières lois morales, sans encore réfléchir et sans en avoir une connaissance systématisée. Pourtant, ce n’est que par l’étude qu’ils apprendront à les reconnaître comme normes de leurs pensées et de leurs actes. LE CHANOINE, écrivain. – Pourtant Jésus a dit « Si vous ne devenez semblables à des enfants, vous n’entrerez pas dans le Royaume des cieux. » LE PREMIER PHILOSOPHE. – Sans doute, parce qu’il considérait leur rectitude intellectuelle et morale spontanée. En outre, il s’adressait à des adultes et il supposait qu’ils savaient ce que c’est qu’être enfant, afin de comprendre le sens symbolique de sa comparaison. Or, il n’est pas sûr qu’ils le savaient... Car savoir ce que c’est qu’être enfant, ce n’est pas jouer à l’enfant ou rester infantile. Et, de plus, il y a plusieurs niveaux de réponse à cette question, comme il doit certainement y avoir plusieurs niveaux de réponse à la question « Qu’est-ce que croire ? » LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Pourriez-vous précisément nous éclairer sur cette question ? Cela pourrait peut-être ouvrir une perspective sur cette compréhension nouvelle de l’évangile qui est absolument nécessaire à l’action de l’Église dans le futur. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Il s’agit là d’une réflexion philosophique sur l’acte de croire. Or, la philosophie classique ne m’ouvre pas de perspectives nouvelles en la matière. Je préférerais que ce soit mon collègue. Il me semble être plus inventif que moi en la matière... NECESSITE D’UNE ANALYSE DE L’ACTE DE CROIRE 125 LE MODERATEUR, historien de la philosophie. – En effet, je ne connais pas de philosophes qui se soient vraiment interrogés à ce sujet.. Pourriez-vous donc, cher collègue, nous préparer pour notre prochaine rencontre quelques idées sur le sujet. Vous avez déjà, en effet, parlé plus d’une fois de la nécessité d’une analyse réflexive de la conscience croyante. Je voudrais bien personnellement savoir en quoi elle consiste… Pour ce matin, l’heure est déjà bien avancée. Cet après-midi, nous faisons escale à Naples, et demain une possibilité est offerte d’aller visiter les ruines de Pompéi, ou autre chose, au goût de chacun. Notre promoteur ne manquera pas de nous donner une nouvelle preuve de ses compétences touristiques. Nous nous retrouverons donc après-demain ? Qu’en pensent les membres du groupe ? La plupart des participants marquent leur accord. L’AUTRE PHILOSOPHE, s’adressant à son collègue. – Comme vous m’obligez à choisir entre l’archéologie à Pompéi et la philosophie, je choisirai la philosophie... Les questions y sont plus urgentes, même aux yeux de la « philosophia perennis » que vous cultivez avec brio... L’archéologie attendra... C’est dans ses habitudes... D’accord donc pour rassembler quelques idées sur la foi pour notre prochaine rencontre. LE MODERATEUR, à toute l’assistance. – Bonne visite de Naples, cet après-midi, et beaucoup d’émotion à Pompéi et à Herculanum, demain… QUATRIEME RENCONTRE STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE LE MODERATEUR. – Je suppose que vous êtes tous très satisfaits de votre visite aux ruines de Pompéi et d’Herculanum... Après cette journée de détente en quelque sorte, nous allons consacrer notre rencontre de ce matin à débattre d’une analyse de l’acte de croire... « Une telle analyse est-elle possible ? Qui la souhaite ? Qui la rejette ? Quelle est l’essence de la foi ? Quelles sont ses malfaçons ? Pourquoi croire et comment ? Faut-il croire ou non ? Et que fautil croire et qui croire ?» Les questions ne manquent pas ! Comme les jours précédents vos questions spontanées traceront la route… PAS DE FOI SANS REVELATION OU PAS DE REVELATION SANS FOI ? LE CHANOINE. – Une question préalable sur l’objet de cette analyse ! L’acte de croire suppose une révélation de Dieu. Impossible de croire si rien n’est révélé. Quelle révélation allez-vous admettre comme point de départ, la musulmane ou la chrétienne ? LE THEOLOGIEN EXEGETE, interrompant. – Il y a aussi la révélation biblique, celle du judaïsme ancien, dans laquelle la révélation évangélique et la religion musulmane vont puiser à profusion… et que le judaïsme moderne maintient de façon vivante… LE CHANOINE, reprenant. De plus, Monsieur Debruquel a dit, devant le professeur de langue arabe, que si Gabriel devait révéler quelque chose à Mahomet, il n’aurait pu révéler que ce que Gabriel était luimême et les projets qu’il aurait lui-même pu avoir pour 128 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Mahomet. Cela semble écarter la possibilité d’une révélation angélique, comme celle de l’Ange à Marie de Nazareth. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Nous voilà au centre du sujet, avant même de l’avoir abordé !… Je réponds à Monsieur le Chanoine… L’analyse philosophique de la conscience croyante n’est soumise à aucun choix entre plusieurs révélations. La conscience croyante est une donnée première. Son analyse n’est donc pas dépendante de telle révélation plutôt que de telle autre. Cette analyse ne requiert même pas l’existence actuelle d’une révélation qui s’adresserait de l’extérieur à la conscience croyante. En revanche, la reconnaissance d’une révélation extérieure présuppose notre capacité actuelle de croire. En conséquence, passant d’un a priori du connaître à l’ordre de l’être, je puis dire que la possibilité qu’il y ait pour l’homme une révélation présuppose en lui la capacité actuelle de croire. S’il n’y avait pas en l’homme la capacité actuelle de croire, il n’y aurait pas de possibilité de révélation. Faites-vous, Monsieur le Chanoine, des révélations aux arbres de votre jardin ? Non, bien sûr ! Dieu est aussi raisonnable que vous ! Vous savez que les arbres de votre jardin sont incapables de vous accorder une quelconque forme de foi. Et ils ne le peuvent pas, car ils ne sont pas capables de faire de la philosophie… Un arbre capable de faire de la philosophie pourrait aussi croire… Mais ce ne serait plus un « arbre », ce serait un homme… Et à un homme constitutivement incapable de croire, Dieu ne se révèlerait pas… Ce ne serait plus un « homme ». LE CHANOINE. – Vous contournez ma question préalable avec une comparaison plaisante et des raisonnements subtils… Pourtant, vous savez qu’il n’y a pas de philosophies des mathématiques, sans l’existence des mathématiques, pas de philosophies des sciences sans l’existence des sciences, donc pas de philosophies de la foi sans révélation. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vous posez maintenant une autre question, Monsieur le Chanoine. Vous êtes passé d’une question que je supposais relever de la philosophie réflexive, à une question d’ordre épistémologique ou herméneutique. Il n’existe pas de philosophie de l’histoire sans l’histoire ; pas de philosophie ou, plus exactement, pas d’épistémologie des sciences sans une STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 129 histoire des sciences ; pas d’épistémologie des mathématiques sans une histoire des mathématiques. Je suis d’accord. Cela revient à dire qu’il n’y a pas d’épistémologie des révélations religieuses sans l’existence historique de ces révélations. Plus particulièrement, il n’y a pas de « théologie chrétienne », sans révélation évangélique. Je suis pleinement d’accord. Vous voyez… Les mots sont trompeurs. Chacun est un masque, en plusieurs exemplaires, qui s’applique identique sur plusieurs visages différents. Il faut regarder autour du masque, reconnaître l’habit et la prestance du personnage pour savoir avec qui on a affaire. Le terme « philosophie des sciences… » signifie qu’on « interprète » le développement des sciences à partir d’une certaine métaphysique du réel et d’une certaine méthodologie de la connaissance scientifique, illustrée éventuellement par quelques exemples de sa mise en œuvre. Il y a des interprétations des sciences qui sont spiritualistes et d’autres qui sont matérialistes. Cela dépend de la philosophie de l’être et de la connaissance que l’épistémologue (ou le philosophe au sens large) adopte… De même, il peut y avoir différentes théologies de l’Évangile, selon la métaphysique ou la philosophie adoptées pour son interprétation. Selon l’ordre logique et méthodologique, la philosophie proprement dite, au sens strict, de nature « réflexive », précède ses « utilisations », en tant que fonction de référence, dans l’ordre herméneutique, celui des « interprétations ». Étant donné que j’avais compris votre question sur le plan a priori de la réflexion métaphysique, je vous avais répondu que si l’homme était constitutivement incapable de croire, Dieu ne se serait jamais engagé à se révéler en personne à lui. Pour la simple raison qu’il n’aurait pas eu en face de lui un « être humain ». En revanche, pour que je puisse effectivement croire en une révélation au cours de ma vie, il est bien entendu nécessaire que j’entende au préalable parler d’une révélation. Mais ce n’est pas l’enseignement, qui m’est fait de cette révélation, qui me rend capable d’y croire. Pour qu’un enfant apprenne sa langue maternelle, il faut qu’il entende son entourage parler en cette langue. Mais ce n’est pas le bavardage de son entourage qui rend l’enfant capable de langage. Il est capable par nature, mais cette capacité doit s’exercer. S’il est sourd de naissance, il pourra apprendre le langage des signes. Généralisons ces exemple. Sur le plan a posteriori des actions humaines, dans le cours de l’histoire, il faut qu’il y ait une révélation qui se présente comme telle aux hommes pour qu’ils 130 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU puissent croire effectivement en une révélation. C’est presque une tautologie de dire cela. Dans votre jardin, vous ne pouvez pas voir un arbre s’il n’y a pas d’arbres. Mais l’absence d’arbres ne vous prive pas de la vue. La foi d’un homme en une révélation de Dieu présuppose non seulement la capacité humaine de croire, mais aussi la connaissance philosophique, au moins implicite ou acceptée collectivement, de l’existence de Dieu et même la conscience, souvent imaginative, que Dieu a en lui-même la capacité de se révéler, je vous l’accorde de surcroît. LE CHANOINE. – Soit ! Je constate que je ne maîtrise pas comme vous l’argumentation philosophique… On ne me l’a d’ailleurs pas suffisamment enseignée autrefois… Mais ça, c’est un autre problème…Pourtant je reviens à mon affirmation. L’acte de foi présuppose la révélation, car avec la révélation est donnée la grâce de la foi. La foi est un don, un don pour accueillir la révélation qui est déjà accomplie. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE – La foi est effectivement un « don ». C’est ce que j’enseigne aux futurs prêtres de mon diocèse. Comment, en effet, comprendre que devant la même annonce de l’Évangile, les uns croient et les autres ne croient pas, si ce n’est parce que les uns ont reçu la grâce de croire et les autres pas ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je ne sais par où commencer ma réponse !… Il y a en effet tellement de présupposés implicites, inaperçus dans ce genre de questions… J’ai l’impression de jouer à cache-cache avec eux. Je pense les avoir débusqués… et éliminés… et ils ressurgissent d’un autre côté… LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Vous parlez de présupposés… Ce sont plutôt des préjugés… et ils témoignent tous d’une méconnaissance ou d’une ignorance grave de la conscience naturelle de foi, de la fiducialité humaine, comme vous dites. Lorsqu’on ignore et sa réalité dans le cadre de la philosophie classique et sa nature dans le cadre de la théologie, on est bien obligé de recourir à de pseudo-explications comme lorsque l’on dit que la « foi est un don ». Et sur ces explications qui n’en sont pas, viennent se greffer des déviations de sens empiriques ou psychologiques… Il n’est pas aisé de sortir de situations intellectuellement aussi confuses. STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 131 L’AUTRE PHILOSOPHE. – Permettez, Monsieur le Chanoine, que je mette momentanément « entre parenthèses », selon l’expression de Husserl, l’affirmation : « la foi est un don ». Je vous promets d’y revenir. C’est d’ailleurs une obligation intellectuelle… Revenons à votre question. Je la formule plus ouverte… De la révélation ou de la foi, laquelle est la première ? Votre position est : la révélation est première, la foi seconde. Votre affirmation est vraie, si vous considérez la conduite contingente d’un homme dans le temps, qui prend connaissance de cette révélation, soit directement d’un révélateur, soit indirectement par ses témoins. Nous sommes dans l’ordre des jugements a posteriori, concernant une activité de connaissance. Cette affirmation est fausse, dans l’ordre des jugements a priori, si on considère la possibilité pour un sujet connaissant de reconnaître un message ou autre chose comme révélé. Dans ce cas, la capacité de croire est première et la révélation est seconde. C’est parce que l’homme est constitutivement capable de croire qu’il va reconnaître une « information » comme révélée. Autre signe encore de cette antériorité de la conscience fiduciale : la possibilité de la méprise fiduciale. Cette capacité humaine et naturelle de croire est, lorsqu’elle s’égare, capable de transformer en « révélation » ce qui ne l’est pas et d’entraîner de graves erreurs. D’où la nécessité d’en élaborer une méthodologie rigoureuse et de bien déterminer ses relations avec les autres modes de connaissance. On passe ainsi à une troisième hypothèse, la première sur le plan ontologique… Ce que je viens de dire ici sur la foi, en tant que mode de connaissance, est valable de toutes les formes de foi… LE CHANOINE. – Ah ! Il existe plusieurs formes de foi ?… J’ignorais… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Mais bien sûr ! La fiducialité humaine est structurée selon les relations ontologiques constitutives de l’être humain. Il y a la foi théologale, dont nous parlons, mais aussi la foi conjugale, la diversité des fois amicales, et l’énorme variété des fois sociales. Une bonne compréhension de la foi théologale requiert aussi que nous analysions ses rapports avec les autres formes de foi. L’AVOCATE. – Alors on n’est pas au bout de nos peines !… Mais si c’est pour apprendre des choses intéressantes… sur la « foi conjugale » par exemple…, pourquoi pas ? 132 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU L’AUTRE PHILOSOPHE. Maintenant, il faut considérer qui est première, la foi ou la révélation, sur le plan ontologique. Deux points de vue sont ici à envisager : le point de vue de l’homme croyant et le point de vue de Dieu qui se révèle. Dans le cadre d’une ontologie de la connaissance humaine, c’est la réalité de la conscience fiduciale qui est première. C’est son analyse qui nous permet d’obtenir les critères pour discerner radicalement entre la vérité ou la fausseté d’une révélation. À ces critères radicaux viennent s’ajouter les critères secondaires issus de la comparaison du message révélé avec les vérités acquises par d’autres formes de connaissance : philosophie et sciences. Allons plus loin encore… Du point de vue de Dieu…, si c’est permis,… car maintenant je ne parle plus en considérant l’activité consciente de l’homme du point de vue de la connaissance, mais je considère l’action divine par rapport à l’homme, non que je prétende lire dans l’intimité de la conscience divine, mais d’après ce que je peux déduire de la constitution ontologique de la conscience humaine en tant qu’elle est créée. Une connaissance a priori de ces dispositions requiert qu’on ne lui cherche pas de fondements logiques dans une révélation accomplie dans l’histoire, même si on en a une connaissance a posteriori par érudition. On ne peut fonder une affirmation comme nécessaire et a priori sur une connaissance a posteriori. Mais inversement, on peut inférer de l’actualité de la structure fiduciale théologale qu’une révélation lui est donnée dans l’ordre permanent de la création même. On peut ensuite inférer du développement de la conscience fiduciale théologale, en fonction de l’idée de Dieu que construit la réflexion philosophique, qu’une révélation transcendante en l’histoire est possible. C’est sur un pareil développement de la conscience croyante que se fonde le « désir d’une parole de Dieu ». « L’attente messianique » dans la Bible en est une forme historique. Celle-ci est une forme a posteriori de la fiducialité éclairée par la réflexion. À la conscience fiduciale incombe l’obligation de se développer correctement, conformément à sa constitution ontologique. Pour le savoir, ici aussi, il faut recourir à la réflexion métaphysique transcendantale. Dernière déduction : Si Dieu a créé l’homme en tant que croyant et croyant théologal, c’est parce que son dessein est de se révéler à lui en plénitude et pas seulement en miroir dans sa création. J’espère, Monsieur le Chanoine, avoir répondu à votre question principale. STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 133 Quant à ce que j’ai dit de Gabriel et que vous rappeliez, c’était une application à cette figure angélique d’une caractéristique essentielle de toute conduite de révélation : à savoir que le révélateur se révèle lui-même, ne révèle que lui-même et la relation qu’il engage avec celui qui va lui accorder sa foi. Personnellement, je préfère déduire que si Dieu se révèle, il doit le faire directement, car c’est l’essence même de son être divin. Nous y reviendrons certainement. Quant au personnage de Gabriel, est-ce plus qu’un être d’imagination, personnifiant des aspects de la relation en laquelle des hommes se conçoivent par rapport à Dieu ? C’est le symbolisme du messager du « Grand Roi », le « Basileus » perse, que le petit peuple ne peut pas approcher… Schéma populaire, passablement enfantin, pour exprimer la transcendance de Dieu… Sa valeur est toutefois très respectable étant donné son intention… Gardons l’intention, éliminons l’imagination pour mieux approcher lucidement la réalité. Elle est bien plus belle. Le philosophe que je suis l’a rencontrée dans l’incarnation du Verbe et il y croit. LE MODERATEUR. Vous terminez par un témoignage personnel. Ce qui montre que votre rigueur philosophique peut vous conduire très loin, sans avoir besoin d’un « merveilleux » imaginaire. LE CHANOINE. – Je vous remercie de votre réponse. Mais je reste troublé… Mes maîtres spirituels me disaient que le trouble vient du diable… Je plaisante un peu… Mais enfin, si vous changez toute la philosophie, vous changez aussi toute la théologie… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Sans doute, mais je ne change pas la révélation, au contraire. Elle devient plus intelligible grâce à une meilleure philosophie. LE CHANOINE. – Il faudrait alors un petit abécédaire pour décoder la révélation comprise selon l’ancienne philosophie et la recoder selon une philosophie fiduciale. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Non, non !… n’employez pas ce terme. Il n’y a pas de philosophie fiduciale ; c’est impossible. Il y a une philosophie de la fiducialité de la conscience. Et c’est une philosophie réflexive, exclusivement rationnelle. Ce qu’il faut souhaiter à l’avenir pour les théologiens, c’est de disposer d’une philosophie réflexive 134 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU intégrale, méthodologiquement indépendante de toute référence à une révélation. Sur le plan de la connaissance, elle aura intégré la dimension fiduciale de la conscience ; et sur le plan de l’ontologie elle aura compris que la relation interpersonnelle est une relation de perfection de l’être. Elle aura aussi établi que l’unité de l’être en Dieu n’est pas une « unité d’indivision ». Celle-ci est un décalque de l’unité mathématique. L’unité de l’être de Dieu est une unité vivante interpersonnelle de communication d’être. Cette philosophie relationnelle, nouvelle mais bien plus rigoureuse que la philosophie classique, peut seule ouvrir la raison à l’intelligence des deux vérités centrales du christianisme : l’incarnation du Verbe et la structure trinitaire interpersonnelle de Dieu. L’homme pourra dire avec dignité : je comprends que c’est là la révélation transcendante qui correspond à ce qui est préformé en ma conscience de foi créée. Donc j’y crois et fermement. Le combat pour l’intelligence de la foi se livre en philosophie… LE MODERATEUR. – Je constate que vous faites bien votre plaidoyer, en même temps que vous exposez vos thèses philosophiques… L’idée d’un abécédaire de Monsieur le Chanoine est à retenir : mettre en parallèle les rapports entre la raison et la foi selon la conception classique et selon une conception relationnelle comme vous le préconisez. Qu’en pensez-vous ? LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – L’idée n’est pas mauvaise… Mais il n’y a pas, à mon avis, de correspondance biunivoque entre les deux systèmes. Je pense qu’il faut avoir pour le moment une ambition plus modeste et clarifier encore un certain nombre de concepts. On vient de voir que les ambiguïtés de vocabulaire nous font partir par la tangente. Certes, ce sont des digressions intéressantes, mais parfois difficiles à suivre. Ils risquent aussi de nous entraîner trop vite, trop loin… LA FIDUCIALITE CONSTITUTIVE EN SES FORMES ESSENTIELLES L’AUTRE PHILOSOPHE. – Effectivement ! Dans mes réponses j’ai parfois pris des positions trop avancées, sans avoir assuré toutes les étapes démonstratives. Je reviens donc un peu en arrière… STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 135 D’abord, il nous faut écarter des significations du terme « croire » qui sont étrangères à notre sujet, mais qui interfèrent avec lui quand nous en débattons. Je voudrais donc reprendre, avec une petite nuance, une distinction de vocabulaire que vous faisiez, à la fin de notre précédente rencontre : celle entre le sens psychologique et le sens théologal du terme « foi ». En effet, sur le plan du langage courant, le terme « croire » laisse entendre — d’après le ton et le contexte — deux attitudes psychologiques de « certitude » se répartissant graduellement entre deux extrêmes incompatibles. Tantôt, il peut signifier que l’on ne « sait » pas vraiment, que l’on n’a qu’une « opinion », que nos certitudes ne sont pas absolues, ou que nous refusons de nous engager en exprimant ce que nous pensons. Tantôt, il peut exprimer tout le contraire : que nous sommes vraiment convaincus de ce que nous affirmons, et que nous tirons pour nos actions les conséquences pratiques de jugements assurés. Ces significations psychologiques étaient celles dont vous parliez, lorsque vous disiez que les premiers Chrétiens « croyaient » en leur « foi », tandis qu’aujourd’hui trop de Chrétiens ne « croient » plus que mollement en leur « foi ». L’adhésion de foi peut, en effet, être plus ou moins vivante. Ceux qui prient avec ferveur : « Seigneur, je crois, mais augmente ma foi » ne sont probablement pas conscients des confusions possibles que recouvre cette invocation… Il pourrait s’agir d’un désir de plus grande ferveur en une foi éventuellement erronée… Un peu comme si on désirait un plus grand appétit pour manger un plat de champignons vénéneux… Mieux vaudrait désirer une meilleure intelligence de foi en celui qui se révèle… , et exprimer ce désir-là dans la prière. La ferveur serait alors mieux ordonnée… et affermie du même coup… Les deux significations psychologiques du terme « croire », traduisant les intensités minimale et maximale de nos certitudes, sont extérieures à l’essence de l’acte de foi. Leur étude ne nous permet pas de comprendre ce qu’est la foi. En effet, selon ces significations psychologiques, le verbe « croire » peut être associé à différentes démarches de conscience. Par exemple, s’il a comme objet des affirmations philosophiques, il traduit alors l’assurance propre de la « conscience réflexive » selon qu’elle est convaincue ou incertaine. Le savant peut « croire » en son expérimentation ou pas… L’industriel peut « croire » ou non en la réussite de son projet… Mais il est fréquent que le verbe « croire » — plus souvent en son sens fort qu’en son sens faible — ait comme « objet » des vérités qui disent la « foi du sujet (ou de plusieurs sujets 136 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU ensemble) en quelqu’un ». Il est alors « associé » à une démarche de pensée différente de celles de la science ou de la philosophie. Il traduit alors l’action propre de la « conscience fiduciale » selon qu’elle est fervente plutôt que tiède. En un sens propre et méthodologique, que j’appelle « fiducial », le verbe « croire » peut donc traduire cette attitude, cette conduite, cette vie spécifique de la conscience personnelle dans sa « foi en quelqu’un ». Le terme « foi » peut à son tour désigner tantôt la relation directe de la foi vécue (fervente ou tiède) envers quelqu’un, tantôt l’explicitation, en un discours « second et réflexe », de ce qu’est et de ce qu’implique en elle cette relation vécue. – Je ne dis pas ici « réflexif », car ce terme « réflexif » s’applique à une conscience « première et immédiate » – Cette explicitation dans le cadre des religions se fait par la formulation plus ou moins précise d’un « corps de doctrine », par des « articles de foi », car la relation de foi envers l’être divin est alors commune à plusieurs croyants et doit s’imposer comme telle aux membres de ce groupe de croyants. Il s’agit alors de ce qu’on nomme « la doctrine de la foi » : doctrine chrétienne de la foi chrétienne ; doctrine catholique de la foi catholique ; doctrine juive de la foi juive ; doctrine musulmane de la foi musulmane. Ces expressions de la « doctrine de foi » sont différentes selon les religions, mais elles existent, même quand ce vocabulaire n’est pas employé, voire récusé, comme dans le judaïsme. L’HISTORIENNE. – Pour clarifier la question de la foi, vous employez depuis un certain temps un terme qui ne nous était pas familier. C’est dans ce séminaire, dans nos rencontres précédentes, que je l’ai entendu pour la première fois. L’adjectif « fiducial » semble correspondre au terme « théologal » dans le vocabulaire classique du théologien. Certes, je comprends qu’un terme qui doit clarifier le débat ne nous soit pas immédiatement familier. S’il nous était, en effet, connu par avance, il ne faudrait sans doute pas tant d’efforts pour y voir clair... Pourriez-vous cependant nous rendre son sens plus familier et sa « clarté » psychologiquement plus abordable... L’AUTRE PHILOSOPHE. – Bien volontiers ! Disons que la foi théologale est une forme de la fiducialité humaine, c’est-à-dire de la capacité et de l’exercice de croire, constitutif de la conscience humaine. Elle n’est pas la seule. Il y a aussi la « foi conjugale », la « foi sociale » Je les ai mentionnées il y a quelques instants et cela a STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 137 surpris Monsieur le Chanoine… Nous y reviendrons... Oui, sur les différentes formes de la fiducialité…, pas sur la surprise de Monsieur le Chanoine !… Mais j’explique d’abord le terme. Le terme « fiducial » vient du mot latin « fiducia » qui signifie la confiance qu’on place en quelqu’un. Et l’adjectif latin « fidus » qualifie la personne en laquelle on a confiance. La « fidissima uxor », par exemple, est l’épouse qui « mérite » ou plutôt qui « produit en son époux » une très grande confiance en elle. La racine du verbe latin « fidêre » permet des concepts qui s’appliquent à la source de la relation de foi ainsi qu’à son terme ; au sujet qui croit et à la personne en qui on croit. Dieu est l’être « fidissime » par excellence, et l’homme qui trahit la confiance qu’on met en lui est un « per-fide ». Bien qu’employé aujourd’hui au sens péjoratif de complice fiable, un « af-fidé » est celui en qui on peut avoir confiance. Cette racine « fid » traduit aussi une nuance de persévérance dans la foi. On y est fidèle. La « fidélité » est la qualité, non de celui qui croit en une parole momentanée, donc en une relation éphémère par nature, mais de celui qui persiste dans son adhésion, car pour lui la « révélation » qui lui est faite et son engagement de foi sont réciproquement permanents. Ainsi en est-il, quand on parle de « fidélité conjugale » ou de la « fidélité de Dieu à son peuple dans l’Ancien Testament. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Pourquoi formez-vous un néologisme sur une racine, par ailleurs, pleine de significations : fiducialité, fiducial. Excusezmoi, mais cela me fait penser au langage des banquiers lorsqu’ils parlent de l’argent « fiduciaire »… C’est la même racine, j’en conviens… L’AUTRE PHILOSOPHE, lui coupant la parole… – Parce que l’usage de la monnaie est aussi une forme de foi, de « foi sociale »… LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Je veux bien… Mais les contextes sont très différents : d’un côté des rapports entre des personnes, de l’autre une référence à la monnaie et aux billets de banque. Vous ne l’employez pas non plus par goût de l’hermétisme, puisque vous voulez par ces termes clarifier une analyse classique que vous estimez insuffisante… 138 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU L’AUTRE PHILOSOPHE. – Comme vous le dites, je n’ai aucun goût pour l’hermétisme. Je n’aime pas non plus les simplifications, apparemment claires parce que, hélas, elles ne sont que familières. Elles rendent confuse et obscure la complexité des choses, au lieu de l’éclairer. Disons que j’ai l’espoir que l’usage d’un mot nouveau et de ses dérivés nous permettra de reprendre l’analyse de cette « activité de foi », constitutive de la nature humaine, sans nous laisser enfermer dans les limites des problématiques classiques. J’espère que ces termes, certes nouveaux, nous permettront de développer certaines implications de notre existence humaine. Celles-ci se trouvaient malheureusement « bloquées », dans la tradition classique, pour diverses raisons philosophiques, sociales et religieuses, psychologiques et affectives. LE CHANOINE. – Comme on parle pour le moment de « vocabulaire », je place ici ma remarque. J’entends les expressions : « pulsion de foi », « activité ou exercice de foi constitutif de la nature humaine… » ! Vous employez souvent cette formule ou d’autres approchantes. Mais vous n’expliquez guère ce que cette formule recouvre comme réalité… On reste sur sa faim, voyez-vous… L’AUTRE PHILOSOPHE. – S’il ne tenait qu’à moi, je vous aurais déjà donné depuis longtemps un substantiel « plat de rouge », c’est-à-dire de « lentilles », comme Jacob à son frère aîné Ésaü, dans la Bible… LE CHANOINE. – Oh ! L’AUTRE PHILOSOPHE. – Par ces néologismes, j’entends signifier la réalité de la personne humaine en une activité authentique de foi, c’est-à-dire lorsqu’elle « croit » conformément aux exigences constitutives de sa nature spirituelle. L’homme « croit » authentiquement à trois conditions : premièrement, lorsqu’il a une conscience, réflexive si possible, du « pourquoi et du comment » d’un engagement de foi ; deuxièmement, lorsqu’il se donne en conséquence une intelligence critique de la révélation qui sollicite son adhésion de foi, et troisièmement, lorsqu’il s’épanouit en une dimension spécifique de sa liberté personnelle, suscitée par l’initiative libre du révélateur envers lui. Je résume tout cela en disant que l’homme est et doit se réaliser en « être fiducial » STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 139 Et pour aller jusqu’au bout de l’audace, je dirai que cette dimension fiduciale de l’être de l’homme est une « perfection simple » et qu’elle a son fondement en Dieu même. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Suggérez-vous que des relations en Dieu seraient aussi de type fiducial ? C’est pour le moins très… J’en reste interloqué… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Oui…, mais, je n’aurais pas dû m’avancer une nouvelle fois à ce point pour le moment… Ne mettons pas la charrue avant les bœufs… et restons pour le moment au stade du « vocabulaire » et de ses raisons… Nous parlerons de « fiducialité de la conscience humaine », de « liberté fiduciale », de « se fiducier à celui qui se révèle à nous », de « lien fiducial entre le révélateur et le croyant », de « structure fiduciale de l’existence », etc… Nous parlerons même de « croyant fiducial » et de « croire fiducialement » tout en sachant que ces deux expressions ne seraient que des pléonasmes si les mots « croyant » et « croire » étaient saisis dans leur pleine intelligibilité réflexive. Mais ils ne le sont pas… Le terme « croyant fiducial » sera alors synonyme de « croyant authentique », mais il aura l’avantage de préciser la nature de cette authenticité. Si nous parlons ainsi, ce n’est pas pour reprendre les solutions traditionnelles aux questions que pose le fait humain religieux de pouvoir croire et de croire effectivement. Et ces questions se posent d’autant plus que ce pouvoir de croire s’actualise d’une part avec maladresse en balbutiant, et d’autre part se pervertit — malheureusement ! — en des doctrines et des conduites indignes. C’est là une forme du mal et peut-être sommes-nous là à la racine du mal… Et si la racine du mal se logeait dans le domaine de la foi !… dans la relation fiduciale !… LE MODERATEUR, historien de la philosophie. – Je dois constater que plusieurs d’entre vous ont par leurs questions fait progresser le débat plus vite que je ne le pensais,... ou du moins ont lancé notre collègue philosophe dans des raids en profondeur, loin de nos bases… Personnellement, je souhaite encore, mais je ne veux forcer personne qu’on fasse le point sur les rapports entre raison et foi selon la conception classique. Cela afin de mieux nous situer dans la confrontation entre une philosophie classique, c’est-àdire, de la substance centrée sur elle-même et une philosophie interpersonnelle, c’est-à-dire, de la relation entre les substances 140 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU spirituelles, si vous permettez à l’historien que je suis de s’exprimer ainsi… C’est une autre façon, pour moi, de reprendre l’idée de l’abécédaire de Monsieur le chanoine, compte tenu cependant de la restriction apportée par notre ami théologien. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je comprends votre demande…Je résume donc l’attitude du croyant religieux dont nous avons déjà beaucoup parlé. Il place la foi au-dessus de la raison. Comme elle n’appartient pas à la nature de l’homme, il doit la recevoir de Dieu en association avec la révélation. La foi est pour lui une « grâce ». Nous sommes là en plein brouillard. J’ai promis à Monsieur le Chanoine de revenir sur cette dernière affirmation : « la foi est une grâce ». Il faut aussi considérer l’attitude antagoniste du rationaliste non religieux qui met, lui, la foi en dessous de la raison, en tant que croyances irrationnelles. Paradoxalement ce rationaliste-là s’accorde avec le croyant religieux pour « refuser à la raison le pouvoir naturel de croire ». Grandit-on la raison en la privant d’un pouvoir qui lui est aussi naturel que la respiration pour un organisme vivant ? Ces deux attitudes sont caractéristiques des philosophies classiques de la substance, car leur « ontologie » se limite à l’être individuel considéré seulement dans son individualité. La relation aux autres substances n’est, pour elles, qu’une qualité accidentelle, greffée sur les substances et nullement constitutives de leur essence considérée sous l’angle de leur perfection. L’AVOCATE. – Vous parlez là entre philosophes… et, semble-t-il, vous vous comprenez avec plaisir, mais nous… les gens de la base !… On se demande comment ces différences d’attitude peuvent nous être perceptibles dans des questions, des remarques, ou des conduites ordinaires et quotidiennes ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Par exemple, en pensant qu’on ne peut pas connaître et croire en même temps ; que connaître et croire ne sont pas compatibles en un même acte de conscience. Ou encore, qu’il faut croire pour aller « au-delà » de ce qu’on peut connaître. « Il faut bien écouter le maître d’école, pour devenir savant… » disent les mères à leurs enfants. Sage conseil, mais qui, par la suite, trottine mal dans les cerveaux… Ou encore, que l’on cesse de croire lorsqu’on arrive à la connaissance, comme le prétendent certaines sectes, qu’on appelle pour cette raison « gnostiques », à moins que ce ne soit là un reproche que les STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 141 « orthodoxes » leur font... Ou encore que celui qui a vu, ne croit plus. Et on transforme un demi-verset de l’évangile de Jean : « Bienheureux, ceux qui ont cru sans avoir vu », en un adage contraire à sa signification contextuelle. En effet, juste avant Jésus dit : « Parce que tu m’as vu, tu as cru. » Comme quoi, voir et connaître ne supprime pas la foi… Autre remarque qui trahit une méconnaissance de ce qu’est la foi : penser que la foi disparaît dans la perfection d’une relation d’amour. Sur le plan humain la « foi » serait la vertu des « fiancés », mais elle disparaîtrait dans l’amour conjugal. Envers Dieu, beaucoup de chrétiens pensent que, pour le moment ils vivent « dans la foi », mais qu’après la mort ils « verront » ce à quoi ils auront cru. Après la mort, la « foi » serait dépassée… Et alors on interprète de travers les louanges de Paul sur la charité en la Première lettre aux Corinthiens, chapitre 13 . On fait de la foi une sorte de connaissance limitée et confuse, comme à travers un miroir… Mais quand viendra la perfection après la mort, ce qui est limité sera aboli, tandis que l’amour ne disparaît jamais. L’INFIRMIERE D’UN SERVICE DE SOINS PALLIATIFS. – Effectivement, vous me permettez maintenant de prendre conscience de ces types de langage… Je les entends souvent auprès de nos patients en fin de vie… Je ne me rendais pas compte de leurs insuffisances… Mais je pense aussi que les maladresses, ou les erreurs de ces langages troublent moins nos mourants que les incertitudes et les craintes de l’au-delà… Je pense pourtant quand même que celles-ci sont liées à une mauvaise compréhension de la foi en Dieu… Avec une croyance en un Dieu justicier, il leur est difficile d’être serein, et l’évocation de sa miséricorde n’est souvent, elle aussi, qu’un palliatif… Excusez-moi, mais les expériences de vie sont parfois cruelles… LE MODERATEUR, après un moment de silence… – Votre intervention, Madame, bouscule en moi plusieurs idées. Celle de la distance entre une discussion ici, bien confortable, et les souffrances de l’existence ; celle de la stagnation ou de l’absence de maturation de nos relations de foi au cours de nos vies ; celle finalement de la nécessité de nos discussions présentes pour faire évoluer les mentalités et enrichir notre intelligence de la révélation et de la foi. J’espère que nos discussions vous permettront de mieux aider vos patients… LE THEOLOGIEN EXEGETE. 142 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU – Malgré les efforts de l’exégèse pour expliquer correctement les textes, je dois bien aussi constater que subsistent beaucoup d’interprétations erronées. Pourquoi ? Certes, les textes ne sont pas toujours d’une intelligibilité claire et limpide… Et tout ce qu’on y lit n’est pas vérité éternelle, ni même vérité tout court… Ils ne sont pas pour autant responsables des déformations systématiques dont ils sont l’objet. Il doit y avoir dans l’esprit des lecteurs, peut-être des exégètes aussi, des schémas d’errements, des processus de falsifications inconscients qui conduisent à des contresens sur le message, voire à des non-sens ou à des fantaisies plus ou moins délirantes… LE MODERATEUR. – Le dépistage de ces voies d’erreurs, relèvent plus de la psychanalyse ou de la critique philosophique que de l’étude des textes eux-mêmes. FORMES DE CONNAISSANCE TRADITIONNELLEMENT RECONNUES L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je souscris à votre diagnostic d’exégète. Il faut même considérer que ces « schémas d’errements » peuvent aussi se rencontrer dans les textes mêmes que vous étudiez. Leurs auteurs étaient, en effet, de simples humains et ils n’étaient pas protégés automatiquement contre les faiblesses de l’intelligence humaine. Pour les dépister et s’en protéger, il faut d’abord avoir quelques notions claires sur la connaissance humaine en général et sur les règles du « bien connaître ». Lorsque l’on parle de « connaissance », les hommes entendent spontanément et en premier lieu la connaissance du monde des choses et des corps : la connaissance empirique d’abord, qui s’efforce de décrire le plus précisément possible nos perceptions de ce monde extérieur et la connaissance scientifique ensuite, méthodologiquement élaborée, qui s’actualise dans toutes les sciences modernes de la matière inanimée, de la matière vivante, et dans les sciences de l’homme en ses conduites observables. Après cette forme de connaissance objective et expérimentale, dont les applications techniques s’affirment massivement et merveilleusement devant nos yeux, les hommes retiennent en second lieu la « connaissance formelle », la logique et la mathématique, et en troisième lieu la « connaissance philosophique ». Cette dernière est d’essence réflexive. Nous y cherchons obstinément à nous connaître nous-mêmes comme STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 143 « sujets de nos actes », sujets donc aussi et auteurs de nos savoirs objectifs et formels. Mais n’y a-t-il que ces … LE PREMIER PHILOSOPHE, intervenant... – Les trois formes de connaissance que vous énumérez sont très classiques. Platon les expose dans l’étude des trois sections « réalistes » de la ligne divisée : la doxa (l’opinion), la dianoia (la pensée raisonnante) et la noèsis (l’intelligence), à la fin du livre VI de la République et dans l’allégorie de la caverne. Aristote les distingue d’après les niveaux de « généralité discursive » de leurs discours, selon trois degrés d’abstraction : 1) l’abstraction empirique de la forme sensible des choses, 2) l’abstraction mathématique et enfin, 3) l’abstraction du troisième degré, l’abstraction philosophique, métaphysique dans l’étude de l’être en tant que tel. Pendant près de 20 siècles ensuite, et aujourd’hui encore, platoniciens et aristotéliciens s’y référeront et discuteront des propriétés de ces trois formes de connaissances. Descartes les passera en revue, les soumettant à l’épreuve de son doute, afin de parvenir à une vérité première, « ferme et assurée » en l’intuition que nous avons de notre être personnel conscient. « Je pense, je suis » Kant reprendra aussi cette division tripartite à son compte. Il a eu, en plus, le souci de montrer la différence de nature entre les sciences, qui étudient les phénomènes qui nous connaissons par notre sensibilité, d’une part, et la philosophie, d’autre part, préoccupée de l’être de l’homme et de ses implications. Il réservera, avec insistance, le terme de « connaissance » pour les sciences expérimentales et les sciences formelles. Afin que les vérités philosophiques ne soient pas calquées sur le type des affirmations scientifiques et que la méthode philosophique ne soit pas placée dans le « prolongement » et en un « au-delà extrapolé » de la connaissance expérimentale, il refusa de parler de « connaissance philosophique ». L’AUTRE PHILOSOPHE. – Excellente remarque ! Comme dans les interprétations erronées des textes, il y avait dans cette sorte d’« assimilation » un processus d’errement ! Kant craignait, je pense, à juste titre que les caractères de la connaissance expérimentale ne soient simplement projetés jusque sur le plan transcendantal de l’être en tant qu’être, c’est-à-dire sur le plan de l’universalité de pensée la plus générale qui soit. Cette funeste « projection » pouvait se faire de deux façons : ou par généralisation conceptuelle selon 144 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU une vue aristotélicienne, ou par assimilation réductrice du mode d’affirmation philosophique au mode d’affirmation expérimental, en raison de l’usage forcé d’un même langage. Quand nous parlons de science ou de philosophie, nous conversons en utilisant une même langue et une même grammaire… Or comme le remarquait aussi Bergson, le langage est essentiellement adapté à la connaissance et à la manipulation des objets matériels et aux sentiments que nous éprouvons. Nos langues humaines décrivent avec aisance trois domaines de relations : celui des relations des objets entre eux, celui des relations observables des hommes avec les objets et enfin celui des relations des hommes entre eux, lorsqu’ils sont objectivement considérés. Le langage exprime moins bien les relations du sujet humain, en tant que sujet, aux objets et des sujets humains en tant que sujets entre eux. Il ne dispose pas de conjugaisons ou de formes verbales appropriées à la structure ontologique permanente de l’activité consciente. Et cela se comprend ! Comme cette structure est la même pour chaque être humain, elle reste toujours implicite. Et pour cause ! Comme elle n’introduit pas de différences entre nous pour nous entretenir de ce qui nous préoccupe, le langage ne l’exprime pas. Le langage, en effet, n’exprime pas tout ce dont nous sommes conscients. Petit exemple très maladroit : Un homme ment. Ce qu’il dit n’exprime pas la conscience qu’il a de mentir… Autre exemple : je vous parle. Ce que je dis n’exprime pas la conscience que j’ai de vous parler, ni la conscience que j’ai que vous n’êtes pas moi. Le langage que je vous tiens, en ces minutes, exprime seulement mes « opinions » sur les analyses philosophiques de Kant. LE PREMIER PHILOSOPHE. – On comprend donc pourquoi, selon Kant, la philosophie n’est pas « un savoir », si par « savoir » nous comprenons une connaissance a posteriori du même type que celle que nous avons des choses qui nous « apparaissent », mais qui serait supposée aller prétendument au-delà de ces apparences. Cette manière de connaître propre à notre « connaissance des phénomènes » du monde ne peut en aucune façon nous conduire jusqu’à la connaissance de leur « être » et donc de l’être en tant que tel. La vérité philosophique n’est pas une vérité cachée derrière des apparences… Pour la « pensée philosophique » qui ne peut en aucun cas fonctionner selon le modèle de la connaissance des phénomènes, Kant parlera de « foi rationnelle ». Foi, parce que la pensée philosophique ne se fonde pas sur une expérience des sens ; STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 145 rationnelle, parce qu’elle ne dépend pas d’une adhésion à une révélation, et donc foi rationnelle au sens d’une « certitude de pensée et de conscience » envers les « conditions a priori » de notre existence et de notre activité. On comprend fort bien cette précaution de vocabulaire sous la plume de Kant, dans son effort pour orienter définitivement la philosophie vers son objet propre. Celui-ci n’est pas l’ensemble des choses « objectivement » extérieures, car au-delà d’elles mais dans leur prolongement, il n’y a pas d’accès à l’être. L’objet d’étude de la philosophie, c’est le « sujet conscient » lui-même en sa réalité intérieure en laquelle les propriétés de l’être se dévoilent sous la forme de « conditions a priori de ses actions ». En termes techniques, on dira que ces conditions a priori sont formulées en des jugements « synthétiques a priori », c’est-à-dire des jugements ou des « propositions », dont le sujet grammatical n’est pas seulement explicité par une « analyse » de sa signification, comme dans le cas d’une définition, mais qui est véritablement « enrichi » par des qualificatifs qui ne proviennent pas d’une expérience particulière en un lieu et un temps donnés. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Voilà donc un autre sens du mot « foi » ! Il ne faudrait pas qu’il nous fasse oublier la réalité de la conscience fiduciale, ou la confondre avec la conscience réflexive. Cette assimilation en effet est souvent la première réaction de mes collègues dans l’enseignement… Personnellement, nous garderons le terme de « connaissance » pour parler du « savoir philosophique ». Kant était soucieux, dites-vous, de montrer la différence radicale entre la connaissance expérimentale et la connaissance philosophique. Je suis entièrement d’accord avec vous sur ce point. Mais en plus de ce que Kant a dit, et à l’exemple de sa démarche précédente, nous sommes soucieux personnellement d’établir la réalité de la « connaissance fiduciale », et de garantir son caractère rationnel. Ce faisant, nous montrons aussi la différence radicale et la complémentarité tout aussi radicale entre la « connaissance philosophique » et cette « connaissance fiduciale ». Mon vocabulaire est donc nécessairement différent de celui de Kant, puisque je m’avance sur un terrain qu’il n’a pas prospecté. Toutefois sa méthode de réflexion est totalement la mienne. Et lorsque Kant dit que l’homme ne peut « connaître » la réalité nouménale des choses, les vérités métaphysiques, il entend parler de la connaissance expérimentale et scientifique des choses. Il rejette donc par avance la prétention de certains « scientifiques » à se prononcer sur Dieu et sur la structure de la conscience humaine. 146 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU La « foi » en des vérités révélées échappe donc à la connaissance « expérimentale », mais pas à la « connaissance » philosophique. Une philosophie intégrale qui ne se limite pas aux ouvrages de Kant établit la rationalité de la conduite fiduciale, mais elle ne produit aucune vérité de révélation s’adressant à ma « foi ». Elle établit seulement les critères de leur discernement. Dans l’unité infrangible de la conscience humaine, il revient à l’initiative fiduciale, guidée par la réflexion philosophique, de s’engager elle-même jusqu’en son être le plus profond. On ne peut invoquer Kant et sa « Critique de la Raison pure spéculative », fixant les limites de la « connaissance » aux phénomènes, pour interdire une « critique de la raison pure croyante ». Celle-ci se situerait d’ailleurs dans la ligne de la « Critique de la Raison pure pratique ». Dans cette deuxième Critique, Kant rejoint le plan de l’être d’Aristote et de Thomas d’Aquin. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Nous nous rejoignons entièrement dans notre appréciation de la méthode philosophique, particulièrement selon sa présentation kantienne. Il ne faut pas dépouiller la philosophie transcendantale de ses visées ontologiques, du fait qu’elle nous ait avec pertinence mis en garde de ne pas « ontologiser » ce qui relève de notre perception des phénomènes ! Comme le fait de penser, par exemple, que tout ce qui existe, existe dans l’espace et le temps. Elle récuse, non une connaissance réflexive de l’être en ses propriétés ultimes, mais l’illusion d’une visée prétendument ontologique du réel, par projection, au-delà des phénomènes du monde, de notre façon de connaître ces phénomènes. Aujourd’hui, le passage d’une philosophie de « l’Objet » à une philosophie du « Sujet », commencé avec Descartes et affermi par Kant, est un acquis définitif de la réflexion philosophique. Il est donc permis, comme vous le faites, de reprendre le terme « connaissance » en tant que terme générique pour signifier toute forme de conscience de la réalité, sans que les spécificités de notre conscience risquent de se voir homogénéisées au profit du seul mode expérimental du « connaître ». La pensée réflexive, philosophique, est bien une méthode propre de connaissance, tout autant que la connaissance formelle ou la connaissance expérimentale, mais d’une nature différente. Quand on parle des relations entre la foi et la raison, c’est par rapport à ces trois modes de connaissance qu’il faut raisonner… L’AUTRE PHILOSOPHE. Il est en effet traditionnellement « classique » de reconnaître ces trois formes de connaissance comme rationnelles : STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 147 connaissance philosophique, logico-mathématique et scientifique. La « raison humaine » y est à l’œuvre. C’est une évidence au-delà de tout doute. N’est-elle à l’œuvre qu’en ces trois formes ? Pourquoi ne pas poser la question ? Ne serait-elle pas aussi à l’œuvre en une quatrième forme de connaissance ? Dans la « connaissance de foi » ? Pourquoi pas ? Entendons-nous bien ! Il ne s’agit pas d’une connaissance des croyances auxquelles des hommes croient — ce qui relèverait d’une connaissance objective, de nature scientifique, comme dans la sociologie ou l’histoire des religions — mais d’une connaissance dans « l’activité de foi elle-même ». La conscience authentiquement croyante n’est-elle pas aussi assurée de connaître, selon un mode propre, en un mot « de connaître fiducialement » ? Et cette forme de connaissance, qui a donc son objet propre, ne serait-elle pas aussi « rationnelle » ? Il faut ici s’entendre sur l’usage du mot « raison ». Pour certains, l’activité de la raison connaissante se limiterait aux connaissances expérimentale et formelle ; autrement dit, à la logico-mathématique et aux sciences objectives. Ils reprennent le sens kantien en en faisant un absolu, exclusif de toute autre forme de connaissance. Ils se mettent en opposition totale avec l’intention de Kant. Et là est l’erreur. C’est une tendance « réductionniste ». Réductionnisme spéculatif et explicite chez plusieurs, réductionnisme pratique et implicite chez un grand nombre : empirisme, positivisme, néopositivisme, relativisme psychologique. Beaucoup d’autres estiment que la raison s’épanouit tout entière, et donc seulement, dans les trois branches du connaître explorées par la pensée grecque, et dont la pensée moderne a développé les multiples ramifications : les sciences, la logique et la mathématique, mais aussi la « philosophie ». Mon collègue vient de les rappeler. C’est ce que nous considérons précisément comme la « conception classique » de la connaissance. Nous l’avons aussi déjà appelée : conception « grecque » en fonction de son origine. À cette conception classique de la connaissance correspond une conception de la réalité, une compréhension de l’être qui lui est proportionnée, c’est-à-dire une ontologie. Cette ontologie nous la considérons aussi comme « classique ». Dans cette ontologie, l’idée de l’unité, comprise comme une « indivision en soi », exerce un primat conceptuel absolu. Ainsi définie, cette l’idée exerce une fonction régulatrice exclusive sur tous les autres concepts. Elle est dite, une « propriété transcendantale de l’être ». Et elle l’est assurément. Mais elle est conçue traditionnellement comme la forme 148 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU rationnelle unique de l’unité de l’être. En raison de cette définition de l’unité, nous appellerons cette ontologie et cette philosophie traditionnelles : « unitaires », philosophie de l’unité indivise, de « l’un indivis ». Pensez-vous que ces précisions de vocabulaire et ces appellations sont ou ne sont pas appropriées ? LE PREMIER PHILOSOPHE. – Je pense qu’elles peuvent convenir. Elles sont neutres et ne sont pas choquantes. LE CHANOINE. – Tout dépendra de la valeur qu’on attachera à ces termes. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Ils me semblent correspondre à la réalité de ce qu’on nomme aussi la philosophia perennis. Sauf que, pour Monsieur Debruquel, elle n’est pas la seule forme d’unité de l’être en sa perfection… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Assurément ! Mais ces termes n’entendent pas à mes yeux dévaloriser la philosophie classique. Ce qu’elle dit est un prodigieux acquis de notre culture. Mais elle ne dit pas tout. Ses analyses de la réalité humaine laisse voir de graves lacunes. Il faudra les combler. Quelle place fait-elle, en effet à la « foi » ? En rigueur de termes : aucune. C’est clair, pour les croyants autant que pour les incroyants. Voilà une première lacune. Et pourtant le fait qu’il y ait de la « foi », dans l’existence humaine est évident aussi. Alors la foi se situera donc « en dehors » de la raison et de sa structure tripartite. Elle est qualifiée d’irrationnelle ; d’infra-rationnelle par ceux qui ne croient pas ou veulent y voir seulement une attitude sentimentale existentielle, et de supra-rationnelle par ceux qui adhèrent à une révélation d’origine divine qu’ils estiment leur avoir été faite. Sur la base de ces présupposés (disons : classiques, grecs et/ou unitaires) surgissent les problèmes traditionnels bien connus des rapports entre la « foi » et la « raison », problèmes modulés, bien entendu, selon chaque foyer culturel de croyances, comme nos rencontres précédentes l’ont montré. Il est, en effet, impossible que ces problèmes ne se posent pas, parce que d’une part, « rationalistes » et « croyants » se rencontrent forcément dans la vie sociale et ne peuvent s’ignorer totalement et parce que, d’autre part, au fond de chacun, réfléchir, déduire et calculer, expérimenter et aussi croire sont des pouvoirs et des activités de conscience que nous mettons en œuvre avec plus ou moins de succès, mais nécessairement. STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 149 Il est impossible aussi de ne pas leur chercher une solution. Le fait de l’unité de la personne avec elle-même et le fait d’une certaine unité de la société imposent aux hommes de trouver un accord entre la « raison », différenciée en « raison scientifique » et « raison philosophique », d’une part, et d’autre part, la « foi » comme mon collègue vient de le rappeler. Ce n’est pas une raison unidimensionnelle qui chemine avec.., qui se confronte à… et qui peut collaborer avec la foi. LE MODERATEUR. – Je pense que vous avez bien dessiné devant nos participants les grandes lignes de la philosophie classique, au sens très large du terme. Il serait bon maintenant de camper également la situation de la foi par rapport à cette philosophie, qui spéculativement ne fait pas de place à la connaissance de foi, laquelle est pourtant une réalité. Vous venez de le soulignez. L’AUTRE PHILOSOPHE. – La situation est paradoxale. L’homme croyant se meut dans un univers extérieur, conceptuel et mental, qui lui impose des exigences rationnelles, mais qui en même temps veut ignorer qu’il existe comme croyant et ce qu’il est en tant que croyant. Il est comme un agriculteur qui vivrait dans un contexte industriel qui ignore totalement que l’agriculture existe et ce qu’elle est. Comment voulez-vous que cet agriculteur soit un bon agriculteur, s’il n’a pas la possibilité d’avoir d’autres normes que des normes industrielles auxquelles il est contraint de se plier. Qu’adviendra-t-il de cet agriculteur ? Ou bien, sous peine de devenir fou, il enverra promener les contrôleurs industriels (tous les préjugés classiques) pour rester agriculteur et vivre en relation directe à sa terre. Mais il sera alors privé des moyens d’action industriels qui pourraient lui être adéquats (certaines méthodes, techniques et vérités de la philosophie classique et des sciences). Ou bien, sous la pression industrielle globale, il fera de la mauvaise agriculture, voire ne produira plus que des produits frelatés et finalement il mourra. Situation peu enviable et qui ne peut qu’éveiller la pitié. Il en est de même du croyant religieux standard. Comment, en une semblable situation, dis-je, ces croyants pourraient-ils alors apprécier la vérité de leurs croyances ? Ils les estiment vraies et les mettent en pratique avec conviction ; mais ils ne peuvent, au double sens du mot, en donner aucune justification, à la manière dont la raison in-croyante ou nonfiduciale le réclame. 150 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU En effet, ils en sont incapables, car ils n’ont pas d’arguments entrant dans les catégories restrictives préalablement définies par cette raison qui ignore leur « foi », qui méconnaît leur « pulsion de foi », bref, qui rejette l’épanouissement de leur conscience fiduciale spontanée. Et même s’ils avaient des arguments, ils ne se sentiraient pas autorisés à les utiliser, sous peine d’être illogiques avec eux-mêmes. En effet, pourquoi recourir à cette raison incroyante, à laquelle ils refusent tout crédit du fait qu’elle les ignore comme croyants ? J’ai déjà cité le mot de Luther : « la raison, cette putain du diable ! » Mais en rejetant la raison in-croyante, qui est en fait une raison mutilée, comme l’est la raison « classique » limitée à deux ou à trois méthodes de connaissance : math., sciences, philo., ces croyants confirment la raison in-croyante dans sa « suffisance ». Ils la confirment encore plus en s’accommodant avec elle, en subissant sa prétention à exprimer seule la totalité de la rationalité humaine. C’est la position de ceux qui veulent se servir de la rationalité classique et grecque comme « ancilla theologiae », servante de la théologie. Ici se passe un phénomène étrange… Le croyant religieux, au lieu de rester alors à l’intérieur de sa foi, et de laisser la science et la philosophie en dehors de son discours, se met, comme pour compenser une sorte de frustration des autres modes de connaissance qu’il ne maîtrise pas, à s’aventurer sur leur terrain. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Il y a donc deux terrains sur lesquels le croyant ne devrait pas s’aventurer, celui de la science et celui de la philosophie. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Exactement.. LES AFFIRMATIONS RELIGIEUSES DANS LEURS CONFRONTATIONS AVEC LES AFFIRMATIONS SCIENTIFIQUES LE PREMIER PHILOSOPHE. – Pourtant, vous qui êtes croyant, vous vous êtes considérablement aventuré sur le terrain de la philosophie, puisque vous contestez le fondement de l’ontologie classique de l’unité et la conception grecque du savoir. N’y a-t-il pas là une apparence de contradiction ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Ce n’est qu’une « apparence » de contradiction, car ce n’est pas en tant que croyant, mais en tant que philosophe que je STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 151 débats avec la philosophie classique. Je ne confonds nullement les méthodes de connaissance. C’est aussi en tant que philosophe que je reconnais l’existence et la nature de la conscience fiduciale. En revanche, c’est bien parce qu’il ne respecte pas cette distinction, du fait de son ignorance, que le croyant religieux s’aventure à ses frais dans le domaine des sciences. Par ignorance de la distinction des méthodes de connaissance, il pense que la révélation divine peut lui apporter des connaissances scientifiques. Ce qui est une grave erreur. Vous le reconnaissez bien… Étant donné que la distinction des méthodes de connaissance est la première évidence de la méthodologie du connaître, une révélation qui ne la respecterait pas, ne saurait être sur ce point de nature divine. À moins de prétendre encore une fois que Dieu comme Révélateur se moque de la manière dont, en tant que Créateur, il structure l’intelligence humaine. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – La théologie catholique sait aujourd’hui se garder de cette erreur. Si dans les écrits de révélation, comme la Bible et le Nouveau Testament, il y a des références à la science de l’époque, cela ne signifie pas que ces références sont révélées. Elles ne sont que le cadre ou le contexte qui habille une signification révélée. Ainsi l’idée de la création du monde est habillée selon une chronologie de 7 jours dans le premier chapitre de la Genèse. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Heureusement pour la théologie catholique ! Car dans les situations de conflits entre doctrines religieuses et sciences — que chacun appréciera en fonction de ses connaissances historiques —, les croyances religieuses sur la nature physique du monde matériel sont condamnées à la défaite intellectuelle. Cette situation engendre alors deux types de comportement. Ou bien le croyant, constatant sa défaite, accepte de se réformer, ou bien refusant l’évidence, il s’enferme dans son texte ou sa tradition. On dit aujourd’hui que c’est du fondamentalisme. Si les croyants veulent se réformer, le font-ils en restant croyants, ou au contraire rejettent-ils leur « foi » en bloc avec leurs croyances erronées ? Rejeter sa foi en bloc fût-elle entachée de nombreuses erreurs serait une conduite insensée. Parce que l’on s’est un jour fourvoyé, faut-il renoncer à marcher ? Parce que l’on s’est trompé et que nous avons pris l’erreur pour vérité, faut-il ne plus se servir de notre intelligence ? Parce que nous avons mal 152 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU « cru », parce que notre conscience croyante, c’est-à-dire notre « raison fiduciale », s’est mal développée ou a été mal éduquée, faut-il y renoncer ? Sans doute, il faut reconnaître qu’entre la « raison scientifique » et la « foi » — nous préférerions dire ici « entre la raison scientifique et la raison fiduciale » —, il y a une différence spécifique, mais cette différence spécifique n’a de consistance qu’en l’unité de la conscience, en la réalité « une », « organisée » mais non pas « uniforme et homogène », de la raison humaine personnelle. En l’unité de sa réalité personnelle, les diverses aptitudes de la raison humaine sont complémentaires et ne peuvent pas se rejeter l’une l’autre. Ne pas comprendre leur accord, constitutif aussi de ce qu’elles sont chacune, nuit à une construction harmonieuse de soi-même. Cela peut même nous faire courir le risque de nous « mutiler » nous-mêmes intellectuellement et affectivement, en une sorte de schizophrénie intellectuelle. Les croyants qui veulent se réformer, tout en restant croyants, ont aujourd’hui, en général, la sagesse de n’accepter en principe comme objet de leur foi aucune croyance qui impliquerait des prises de positions proprement scientifiques. Mais comme cela leur est cependant arrivé et que la science a manifesté la fausseté d’une ou plusieurs de leurs « croyances », ils se sont résignés à les « éliminer » progressivement du champ de leur foi. C’est parfois dramatique, mais l’habitude se prend au fur et à mesure des progrès de la science expérimentale... L’abandon de la doctrine du « péché originel qui doit être réparé par la mort en croix du fils de Dieu » illustre cette évolution. De plus ces croyants admettent en général que, lorsqu’il y a accord entre leur foi et la science, les vérités, que la science expérimentale établit, ne peuvent être revendiquées — en dehors de situations polémiques ou apologétiques et comme arguments ad hominem — comme une « justification » de telle ou telle de leurs croyances en tant que croyances. Bien plus, ce qui était l’objet d’une telle « croyance » cesse au contraire immédiatement de relever du corps des vérités auxquelles ils croient, précisément parce que ce qu’elle affir-mait est devenu une vérité scientifique. Ils évitent tout « concordisme », simpliste ou subtil, entre le texte sacré et les conclusions scientifiques. Non que ce qui était d’abord leur « croyance » soit réputé désormais faux, parce que c’est maintenant une vérité expérimentale — ce qui serait absurde, car la vérité n’est pas d’un côté et l’erreur nécessairement dans l’autre camp —mais STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 153 parce que le domaine des vérités de foi est a priori distinct et différent des vérités scientifiques. L’accord entre la foi et la science ne se fait pas par « superposition adéquate » de leurs affirmations respectives, mais par complémentarité de leurs autonomies méthodologiques propres et de leurs vérités différentes. Ces croyants peuvent même reconnaître leur dette envers les scientifiques, non seulement lorsque apparaît une incompatibilité entre telle conclusion scientifique définitive et telle croyance désormais irrecevable, parce qu’elle énonce une « fausseté scientifique », mais surtout lorsqu’au contraire il y a une adéquation entre l’une et l’autre, enlevant par là le label « révélation » à la croyance devenue « scientifiquement vraie ». Ainsi les scientifiques conduisent alors indirectement les croyants à une foi déjà plus authentique, parce que plus « dépouillée » de vérités étrangères qui la parasitent. Un tel service indirect de la science envers la foi n’est possible que parce que le même homme qui est croyant peut aussi être un scientifique et que le scientifique est capable aussi de croire, non en tant que scientifique, mais en tant qu’homme. L’homme, qui est doué de vision grâce à ses yeux, est aussi capable d’entendre, sans pour cela que l’œil soit jamais l’oreille. Le savant peut être croyant sans pour cela que jamais la science ne soit la foi, ni réciproquement. Qui pour mieux entendre se crèverait les yeux, ou pour mieux voir se rendrait sourd ? LE MODERATEUR. – Vous venez de rassembler les principales idées que nous avions déjà échangées entre nous sur les rapports de la foi avec la science. Pourriez-vous faire de même pour les rapports entre la foi et la philosophie ? Ce sera une façon de synthétiser nos discussions antérieures. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Ces rapports sont autrement plus complexes et plus lourds de conflits. Travailler à leurs solutions est aussi plus exaltant. Si en face des sciences le croyant religieux peut affirmer avec quelque vraisemblance que la foi est « supérieure » à la raison scientifique — sur le domaine de laquelle elle se gardera toutefois d’empiéter — c’est parce que la foi répond à des questions que l’homme se pose sur sa propre existence, questions plus intimes et plus profondes que celles sur l’organisation de la matière. En revanche, la pratique de la connaissance scientifique s’inscrit dans une conception de l’existence. Le scientifique peut 154 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU donc s’accommoder de cette « prétention » du croyant religieux, d’autant plus facilement que les champs du réel sur lesquels chacun se prononce sont reconnus comme distincts et différents. Il n’en va plus de même face à la philosophie ! Pourquoi ? Parce que le philosophe s’interroge aussi sur son existence et, à travers elle, sur la totalité du réel et qu’il se donne aussi des réponses à ces questions. Philosophie et croyances semblent donc vouloir occuper, au moins partiellement, un même domaine et répondre à des questions semblables, par exemple sur l’existence du monde et de l’homme, sur le bien et le mal, sur la vie et la mort... De là les tensions et la contestation par la raison de la prétention des croyances religieuses à lui être supérieures, et à se situer au-delà de ses pouvoirs. Les réponses apportées par les philosophes au cours de l’histoire sont certes très variées, parfois incompatibles entre elles, — ce qui implique l’erreur de certaines — mais elles sont toutes considérées comme fruit d’un effort de la raison humaine. Les hommes peuvent débattre entre eux de leur valeur et ainsi progresser vers plus de vérité. Lorsque le croyant — il s’agit ici, rappelons-le, du type de croyant qui se place, non contre la raison philosophique, mais au-dessus d’elle — présente ses réponses aux questions qu’il pose en commun avec le philosophe, il prétend qu’elles viennent de Dieu. Selon lui, ces réponses l’emportent donc en vérité sur les réponses simplement humaines. Sa réponse de croyant se soustrait par là même à tout débat critique. C’est à prendre ou à laisser : à croire ou à refuser de croire. La valeur de vérité de ses affirmations de foi n’est pas discutable. Le seul effort intellectuel que pense devoir faire ce « type » de croyant, c’est de s’efforcer de bien comprendre la « révélation » d’origine divine, pour autant que sa raison le peut avec l’aide d’une « lumière surnaturelle ». Sinon, si sa raison est incapable de comprendre cette « révélation », soit par déficience personnelle, soit par insuffisance de nature, son devoir de croyant est de l’accepter comme telle. Dans le cas d’une insuffisance de nature, constitutive de l’intelligence humaine comme telle, cela implique que ce qui est « révélé » au croyant est incompréhensible en soi pour tout homme. Quel intérêt une telle révélation présente-t-elle alors pour lui ? Et quelle idée faut-il avoir de Dieu, pour penser que Dieu se livre à de telles révélations ? Et parce que cette soi-disant vérité de foi est déclarée incompréhensible comme telle, cette incompréhensibilité de la croyance devient elle-même un objet de foi et une croyance supplémentaire, surajoutée. Croyance nouvelle, incompréhen- STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 155 sible à son tour, qu’il faut croire aussi sans comprendre. On voit poindre ici le spectre d’un processus indéfini, signe d’une absurdité... C’est là un comble pour une vérité qui nous viendrait de Dieu ! Comme pour le moment nous relevons les problèmes, voire les incohérences qui naissent d’une rencontre entre la foi et la raison, comprises toutes deux selon leur conception grecque, il nous faut aller jusqu’au bout de notre petite analyse. Si donc la foi, comme ensemble de croyances révélées, est « extérieure et supérieure » à la raison humaine, non seulement scientifique, mais philosophique aussi, comment pourrait-elle être, même partiellement, reconnue comme « révélation » et comme prenant sa source dans une « révélation » reconnue comme véritable révélation ? Impossibilité totale ! Si, en revanche, la révélation est jugée vraie par une telle raison, elle n’est plus supérieure à la raison. Il n’y a même plus de foi. Si on la maintient comme foi, elle ne peut être reconnue comme vraie. L’impasse est sans issue ! Que faire ? Il faudra faire marche arrière. Ce qui veut dire qu’il faudra remonter jusqu’en amont des axiomes premiers de la philosophie occidentale : ceux formulés par les premiers penseurs grecs. Ces « axiomes » sont, en effet, ceux de la conscience psychologique spontanée de l’homme et non, malheureusement, de sa conscience réflexive. Ils concernent l’appréciation ontologique que nous établissons entre l’unité et la multiplicité des choses, ainsi que les différentes formes de connaissance, comme nous l’avons déjà dit. Ces axiomes représentent le premier niveau de compréhension que l’homme se donne de ses propres activités. Et cette compréhension de lui-même se fait par analogie avec sa compréhension des choses et en utilisant un langage approprié en première instance à l’usage des choses et aux rapports interhumains touchant ces choses. Pour croire de façon dignement humaine, c’est-à-dire en faisant pleinement droit aux requêtes de la conscience réflexive, il est donc indispensable de s’interroger adéquatement sur les conditions a priori d’une révélation possible et ses critères de vérité. La foi n’est dignement humaine que si elle peut être « réfléchie » philosophiquement. Mais une conception de la raison qui ne fait pas de place à la « foi » comme activité rationnelle, c’est-à-dire comme composante « fiduciale » de cette raison, est-elle en mesure d’assumer cette fonction de réflexion et d’intelligence du « croire » humain ? Alors que la philosophie traditionnelle a « réfléchi » sur la connaissance expérimentale, sur la connaissance formelle, 156 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU logico-mathématique, et sur elle-même bien entendu, elle n’a pas, que je sache, « réfléchi » sur la connaissance fiduciale. Les philosophes grecs ont combattu et rejeté le caractère révélé de la foi juive et de la foi chrétienne. Descartes met le problème sur le côté. Dans la première partie du Discours, il nous confie : « Je révérais notre théologie, et prétendais, autant qu’aucun autre, à gagner le ciel ; mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin n’en est pas moins ouvert aux plus ignorants qu’aux doctes, et que les vérités révélées, qui y conduisent, sont au-dessus de notre intelligence, je n’eusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que, pour entreprendre de les examiner et y réussir, il était besoin d’avoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et d’être plus qu’homme. » LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Ce texte d’un grand homme est bien révélateur des « préjugés » dont nous débattons. Pourriez-vous après cette séance nous le communiquer ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je vous en ferai pour chacun une photocopie que je vous remettrai lors de notre prochaine rencontre… Kant ose aborder le contenu doctrinal enseigné par les théologiens, mais bien que croyant, il dégage, comme philosophe, le sens des affirmations religieuses « dans les limites de la simple raison ». Par là il ne retient de la révélation chrétienne que les affirmations éthiques qu’elle entraîne avec elle. Certes, si de cette analyse on peut conclure que ces affirmations éthiques ne sont pas en leur essence de l’ordre de la foi, mais sont impératives en raison, plus précisément, en raison réflexive — ce qui n’est pas sans intérêt, même pour le croyant, nous l’avons vu —, on ne peut pas dire que Kant aborde la question de la nature de la foi et de ses exigences éthiques propres, en tant que conduite fiduciale. Beaucoup d’autres philosophes ont parlé de la révélation juive ou chrétienne et ont inséré, de façon instructive, dans leurs analyses philosophiques des idées de traditions religieuses, tels Hegel, Bergson, Blondel, Lavelle, Marcel, Jaspers, Buber, Lévinas, etc. Ils ont certes créé ainsi un contexte de pensée et de culture philosophiques en lequel la question des fondements ontologiques de la foi et celle des conditions de possibilité et d’intelligibilité d’une révélation divine peuvent enfin être posées. STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 157 Mais, est-ce parce que notre connaissance n’est pas exhaustive, elle est même très limitée, que nous ne connaissons pas d’exposés systématiques sur la rationalité de la foi en tant que foi. Par de telles analyses, les philosophes classiques ne reconnaissent pas le caractère naturel spécifique de l’acte de foi, de « l’acte fiducial ». Le peuvent-ils ? Étant donné la manière « limitée » dont ils conçoivent la « raison », cela leur est impossible. Mais cette manière grecque de concevoir la raison est-elle pleinement « rationnelle » ? La question est très grave. C’est dans la manière de concevoir la structure de la « raison » qu’il faut chercher l’explication des diverses convictions incohérentes de l’irrationalité de la foi, tant chez les croyants que chez les philosophes classiques. LE MODERATEUR, historien de la philosophie. – Comme historien, j’ai été quelque peu surpris lorsque vous disiez que les croyants qui estiment leur foi supérieure à la raison n’étaient plus méthodologiquement autorisés à y recourir pour justifier la révélation qui leur était faite. Or paradoxalement, ce sont, dans l’histoire, les croyants, lesquels sont toujours les fidèles d’une foi déterminée (de forme juive, chrétienne ou islamique) , qui ont eu recours à des argumentations rationnelles, pour faire accepter leur foi et/ou pour la défendre contre d’autres formes de foi, ou contre des philosophes qui récusaient la valeur de la révélation à laquelle ils croyaient. De là sont nées les « théologies », apologétiques d’abord et ensuite spéculatives et plus systématisées, qui se développèrent dans le contexte des grands courants philosophiques de l’Antiquité : stoïcisme, platonisme, aristotélisme et de leurs traditions toujours actuelles. Certes, ils ne pouvaient pas en appeler à la raison pour justifier méthodologiquement leur foi, comme, vous, vous en voyez la nécessité. Pour l’historien, cette situation paradoxale de croyants qui recourent à une philosophie historiquement déterminée pour leur apologétique, alors qu’ils récusent la raison philosophique dans leur foi pour en apprécier la valeur de vérité, doit avoir une explication historique aussi. De votre point de vue de philosophe méthodologique, vous parlez de « confusion des méthodes » et vous la condamnez. Vous montrez aussi que ceux qui la pratiquent se mettent en contradiction ou avec les préjugés de leur foi, ou avec les principes philosophiques qu’ils invoquent. 158 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU L’historien, lui, voit dans cette situation paradoxale, non une confusion qui est en train de se faire à partir de deux connaissances distinctes, comme on mélangerait le lait au café, liquides d’abord séparés, mais une différenciation qui est en train de s’opérer, comme lorsque l’on retire la crème du lait pour obtenir deux éléments séparés : la crème et le lait écrémé. C’est l’appréciation de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine… Pour moi c’est la bouteille qui est en train d’être remplie… Cet usage incohérent logiquement parlant, j’en conviens tout à fait de la raison philosophique dans les croyances religieuses est donc un progrès par rapport à une période antérieure de complète confusion, ou plutôt d’indistinction initiale. Ainsi en est-il dans le cas de l’embryon dont les membres et les organes ne sont pas encore formés. C’est une marche vers une meilleure intelligibilité. C’est pourquoi la « foi » comme « ensemble de croyances » gagne toujours à se « rationaliser », malgré les incohérences de cette démarche... En effet, l’historien constate que ces croyances ne sont en fait que des ébauches archaïques de pensées philosophiques théoriques ou pratiques. Il s’agit là d’une évolution normale, dans un grand mouvement de différenciation des méthodes de connaissance. On peut même dire que la pensée philosophique elle-même a pris naissance dans des croyances et qu’elle s’est elle-même progressivement élaborée méthodologiquement. Ces croyances qui autrefois faisaient appel à l’adhésion passive des hommes, cessent d’être des croyances, lorsque par suite de leur évolution, elles sollicitent désormais leur intelligence : comme, par exemple, l’affirmation d’un Dieu, cause créatrice du monde. Je dirai donc que les religions avec leurs cortèges de croyances et de pratiques sont le terreau, au terme de ce processus de différenciation, et de la philosophie et de la foi. Et je verrais et ceci vous fera plaisir qu’une bonne compréhension de la « raison philosophique réflexive » et de la « raison fiduciale ouverte à une révélation authentique » serait l’aboutissement de ce processus historique de différenciation. CROIRE OU COMPRENDRE ? QUAND Y A-T-IL DILEMME ? LE CHANOINE. – À mon tour je suis surpris en entendant ce que notre doyen de séance vient de dire… Vous semblez réintroduire l’idée que lorsque l’on comprend, on cesse de croire. Or Monsieur Debruquel avait dit que c’était là une façon de s’exprimer qui impliquait une mauvaise compréhension des rapports entre la foi et de la raison. STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 159 LE MODERATEUR, historien de la philosophie. – Je n’ai pas parlé de la foi en tant que telle ni de la raison en tant que telle, mais de certaines croyances qui étaient « crues » à tort en un premier temps, et qui ensuite cessaient de faire partie d’un ensemble de croyances, une fois qu’on avait compris qu’elles étaient en fait des vérités rationnelles de type philosophique. Comprendre qu’une affirmation donnée, comme celle de l’existence de Dieu, par exemple, ne relève pas d’une révélation, mais de la recherche intellectuelle humaine ne signifie pas qu’on affirme que la foi en tant que telle meurt, lorsque l’intelligence humaine comprend la révélation qui lui est faite. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Effectivement ! Non seulement les croyances dont la raison philosophique classique manifeste l’erreur, mais celles dont elle établit réflexivement la vérité, cessent par le fait même, tout comme les vérités scientifiques, de relever du domaine d’une révélation. Comme les sciences, la philosophie peut, lorsqu’elle arrive selon sa méthode à des vérités fondées, rendre aussi ce service indirect à la foi : celui de la libérer de vérités qui ne lui sont pas spécifiques, même si elles lui sont liées, comme sur le plan éthique par exemple, puisque les exigences éthiques et la démarche de foi ont un même fondement ontologique. La philosophie, comme les sciences, peut orienter la foi vers plus de vérité dans la compréhension de ce qu’elle admet comme « révélé ». Semblablement, d’ailleurs, les sciences jouent le même rôle à l’égard de la philosophie. Une vérité expérimentalement établie, que l’on estimait autrefois relever de la philosophie, cesse d’être une vérité de type philosophique. Les philosophes continueront de l’admettre comme vérité, bien sûr, mais non plus en tant qu’elle est philosophique, mais en tant qu’elle est scientifique. Ils en dégageront alors la valeur épistémologique. Mais le croyant qui reconnaît le service que lui rend la philosophie touchant principalement « ce qui est objet » proposé à sa foi, sera sans doute insatisfait de voir que les philosophies classiques ne l’éclairent pas– ou très peu – sur la nature de sa « démarche de foi » et sur son acte de foi en tant qu’acte de vie spirituelle personnelle. LE CHANOINE. 160 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU – Comment le philosophe pourrait-il éclairer le croyant, même le croyant qu’il est, puisque sa « foi » est un « don » ? En tant que don, sa foi n’est pas un élément de la nature humaine sur laquelle seule il peut « réfléchir » selon sa méthode rationnelle. La raison doit accepter ses limites et ne pas se prendre pour règles de l’action de Dieu. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vous me rappelez, Monsieur le Chanoine, que je vous devais une réponse à cette objection. Vous m’en fournissez l’occasion. En général, voyez-vous, le croyant a été persuadé et se persuade lui-même que sa foi est un « don de Dieu », une faveur que d’autres n’ont pas reçue. Si le statut ontologique de sa foi est compris de la sorte — et ce n’est pas sans confusion —, il n’est pas possible pour l’homme d’en chercher, en philosophe, les conditions de possibilité et d’achever son effort pour se rendre sa foi intelligible. Mais cette affirmation que la « foi » est un don de Dieu, relève-t-elle de sa « doctrine de foi » ou lui est-elle extérieure ? Si cette affirmation fait aussi partie de sa « doctrine de foi », le fait de croire qu’elle est un don est-il aussi un don, un don nouveau ? Si oui, alors nous sommes engagés dans un processus indéfini. Et une absurdité s’attacherait à l’acte de croire. Ce qui ne se peut, car l’homme est effectivement capable d’adhésion de foi authentique. C’est donc le discours habituel sur le statut de la foi qui est à revoir. Si donc l’affirmation que la foi est un « don » est extérieure à ce qui est proposé à la foi, alors le croyant peut en débattre critiquement sans risque pour sa foi, si du moins elle est authentique et fondée sur une révélation rationnellement justifiée. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Et si la conscience, que la foi est un don, était donnée en même temps que la révélation est reçue, il n’y aurait pas lieu de parler d’une foi « seconde », revenant à l’infini sur une foi « première » en un processus absurde ! L’AUTRE PHILOSOPHE – Sans doute ! Mais alors ! Ou bien, il y aurait une démarche réflexive au cœur de la foi ; et donc une possibilité de juger rationnellement de la révélation. Ou bien l’adhésion de foi serait enveloppée d’une conscience réflexive ; ce qui permettrait un jugement critique de la révélation qui la sollicite. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 161 – Il convient de distinguer la foi de la révélation. Nous l’avons fait précédemment, mais peut-être pas de façon assez nette. Il faut être plus rigoureux dans le vocabulaire… L’AUTRE PHILOSOPHE – Justement ! J’aurais dû rappeler clairement cette distinction… Le « don de Dieu », c’est à proprement parler sa « révélation ». Ne confondons pas « révélation » qui est œuvre divine et la foi qui est réponse humaine. La révélation s’offre comme une initiative divine à la « foi » de l’homme. Certains hommes acceptent ce don, d’autres le refusent et restent dans la « non-croyance ». Cette façon de voir les choses ne pose aucun problème. Et il ne faudrait pas attribuer à un choix de Dieu, le fait que parmi les hommes, les uns adhérent à sa révélation et que d’autres la refusent… Même à l’égard d’une « pseudo-révélation », le croyant qui lui accorde naïvement sa foi dira qu’elle est un « don de Dieu », puisqu’il la considère comme « vraie révélation ». L’HISTORIENNE. – Qu’est-ce qui explique cette adhésion naïve aux croyances, comme si c’était une passion ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – « …comme si c’était une passion. ? » Votre rapprochement est audacieux, mais il est éclairant… Une passion, c’est quelque chose que l’on subit… Donc aussi quelque chose qui vous saisit… On subit ce qui vous saisit… On parle ainsi de l’amour humain entre l’homme et la femme. C’est quelque chose qui semble vous « tomber dessus »… Et parfois, c’est pour toute la vie… Heureusement !… Semblablement pour la foi… Il est vrai, que parfois la démarche de foi, comme la démarche amoureuse, semble vous « tomber dessus »… Et comme la révélation vient de Dieu, par définition, on parlera d’un « don de Dieu ». L’expression traduit donc une disposition affective, plus marquée chez les uns, moins chez d’autres, presque absente chez d’autres encore… Elle est une manière psychologique de vivre une démarche de foi. Cette expression : « la foi est un don » ne traduit pas un statut ontologique, réflexivement reconnu, de l’acte de croire. Il en est de même des termes « vocation » et « appel de Dieu ». Ils traduisent psychologiquement des mouvements de la conscience fiduciale. LE PSYCHANALYSTE. 162 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU – Pour expliquer le caractère de naïveté de certaines adhésions à des croyances religieuses, des psychologues ou anthropologues invoquent une forme d’atavisme grégaire dans l’espèce humaine. Ils estiment d’ailleurs que ces dispositions peuvent aussi fonctionner en sens inverse, en faveur des croyances de l’athéisme. Il y a des engouements de croyances, comme il y a des phénomènes de mode. L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est sans doute vrai pour les phénomènes religieux de masse, lors de grands rassemblements ou de pèlerinages. Mais les « moutons de Panurge » ne se seraient pas précipités par panique du haut d’une falaise, s’il n’y avait chez le mouton un psychisme craintif disposé à la fuite devant le prédateur… Semblablement cette émotivité religieuse crédule, bien que regrettable par le manque d’intelligence qui la caractérise, ne serait pas possible s’il n’y avait, en la conscience humaine, une disposition à croire affectée d’une certaine obligation à se réaliser… Aussi ne faut-il pas exclure qu’il y ait parmi ces foules des croyants authentiques et réfléchis… ou qui souhaitent le devenir… LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Votre comparaison semblerait suggérer qu’il y aurait une sorte d’instinct à croire, voire un déterminisme de l’adhésion de foi. Or la foi est une démarche libre. Il n’y aurait plus de foi, si j’étais suis soumis à une nécessité. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Votre objection est pour moi une source d’arguments. En affirmant que la foi est une démarche libre ce dont je suis entièrement convaincu vous inscrivez la démarche de foi dans l’exercice de la liberté constitutive de la personne humaine. La démarche de foi est donc bien constitutive de la personne humaine. La fiducialité est même le champ par excellence de la liberté de l’homme. Et l’acte de croire est la rencontre de deux libertés, celle du révélateur et celle du croyant. Et dans cette rencontre ni la liberté du révélateur, ni la liberté du croyant ne sont soumises à une nécessité extérieure contraignante. Je viens d’ajouter à votre mot « nécessité » deux adjectifs pour souci de précision « nécessité extérieure contraignante ». LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – L’homme a donc le choix entre croire et ne pas croire ! L’AUTRE PHILOSOPHE. STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 163 – Cette affirmation est fausse à plus d’un titre, tout en ayant l’apparence de vérité à la faveur d’un amalgame entre ce que l’on constate empiriquement et ce qui est vérité constitutive. Je m’explique. On constate, dans l’ordre de la connaissance des objets, appelée « doxa » ou « opinion » par Platon, que des hommes sont croyants et que d’autres ne le sont pas. Le sociologue pourra en faire des statistiques, mener des enquêtes sur leurs intentions de croyants et sur leurs croyances répertoriées selon un certain nombre de rubriques. On fera de la « sociologie religieuse ». Le sociologue ne porte aucun jugement sur le bien-fondé de ces conduites. Il ne pose même pas la question de savoir comment l’homme en tant qu’être fiducial doit se comporter. Cette question relève de la réflexion philosophique. Il n’apprécie pas davantage la conduite de ceux qu’il a observés par rapport à une norme de conduite fiduciale que la sociologie ne peut lui donner. Cela le philosophe ne le fait pas non plus, bien qu’il connaisse cette norme et les diverses conduites qui ne la respectent pas. Un tel jugement relève de la responsabilité morale de chacun, selon la conscience qu’il a individuellement de cette norme. De la constatation sociologique que les uns croient et que les autres ne croient pas, je ne peux pas conclure que l’homme a le choix entre croire et ne pas croire. De ce que certains hommes sont des meurtriers, je ne peux pas conclure que l’homme a le choix entre tuer et ne pas tuer. Il y a obligation de ne pas tuer mais de respecter la vie de son prochain. L’AVOCATE. – Vous ne pouvez pas mettre sur le même pied les meurtriers et ceux qui ne croient pas… et assimiler tous les croyants à des gens honnêtes… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Certes non ! Et je ne le fais pas… Ma comparaison ne visait pas à rapprocher le non-croyant des meurtriers, mais à stigmatiser un raisonnement, qui s’appuyant sur l’évidence de constatations de nature objective, prétend en déduire une affirmation de nature réflexive. Il y a là une confusion de modes de connaissance des plus fréquentes et des plus regrettables. D’une vérité sociologique, je ne puis tirer aucune affirmation philosophique. Mais je ne puis remédier en une seule phrase à toutes les confusions qui sont impliquées dans l’objection qui m’est faite. Elle relève d’un discours de théologie classique. Mais pour l’avocate que vous êtes et qui me posez implicitement une 164 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU question, je vais nuancer ma comparaison, sous l’angle où vous l’avez comprise, et distinguer plusieurs cas ; au moins quatre. Il y a le croyant sincère adhérant à une révélation véridique. Il y a le non-croyant sincère refusant une révélation véridique. Il y a le croyant sincère adhérant à une révélation fallacieuse. Il y a le non-croyant sincère refusant une révélation fallacieuse. Dans ces quatre cas, le croyant et le non-croyant, en raison de leur rectitude foncière de conscience, ne méritent aucun reproche de faute morale. Toutefois, dans le premier et dans le quatrième cas, l’homme est plus proche d’une situation idéale que cherche à définir le philosophe. Au premier, il faut demander si, dans sa sincérité, il voit aussi les raisons de la vérité de la révélation à laquelle il adhère. Et c’est bien sur ces raisons de vérité que nous nous interrogeons depuis le début de nos rencontres. Nous constatons aussi la palette des nuances concrètes de chacun de nous… Au quatrième, il faut demander si, dans sa sincérité, il voit aussi les raisons de la fausseté de la révélation qu’il rejette. Et c’est bien aussi sur ces raisons de fausseté, contradictoires des raisons de vérité, que nous nous interrogeons aussi. Quant au deuxième et au troisième cas, il faut d’abord leur faire comprendre qu’il existe des raisons de vérité et des raisons de fausseté. Ce qui est beaucoup plus difficile que de demander si l’on voit ces raisons tandis qu’on en admet implicitement l’existence. Il s’agit ici de reconnaître des exigences intellectuelles et d’y consentir. C’est un devoir, pour l’intelligence humaine, avant de parler d’un devoir moral de croire, et de croire « moralement ». Vous voyez que je n’assimilerais au meurtrier que l’homme qui refuserait une révélation véridique en rejetant, en connaissance de cause, les signes de vérité de cette révélation véridique. Cet homme agirait mal, commettrait une faute qui le détruirait intérieurement. Agirait également d’une manière indigne celui qui continuerait à adhérer à une révélation fallacieuse en voyant en connaissance de cause les signes de fausseté de cette révélation. L’AVOCATE. – Merci de cette explication… presque juridique… LE MODERATEUR. – Pourriez-vous revenir à la question sur la liberté de la foi de notre ami professeur de théologie. L’AUTRE PHILOSOPHE. STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 165 – Bien volontiers ! Vous voulez que je considère à nouveau l’acte de foi en tant qu’il est un acte libre de la personne, et non le problème de la liberté religieuse dans l’organisation des États ? LE MODERATEUR. – Exactement. Le problème de la liberté religieuse vise les conditions socio-politiques collectives qui doivent permettre à l’homme de croire et de témoigner dignement de sa foi, que ce soit dans un cadre religieux organisé ou non. Le droit à la liberté religieuse, en ce sens, s’oppose aux persécutions cherchant à interdire les pratiques de toute religion, ou de certaines plus particulièrement, en en imposant une comme exclusive de toutes les autres. Notre intervenant théologien se demandait…, mais ai-je bien compris sa question ? si vous ne passiez pas indûment de la reconnaissance de la dimension fiduciale de conscience à une sorte de déterminisme psychique à croire. Déterminisme qui enlèverait à l’acte de croire sa dignité de liberté, comme la passion pour reprendre le terme qui a lancé cette discussion peut dans certains cas inhiber notre liberté et nous faire perdre la raison,… comme on dit communément. L’AUTRE PHILOSOPHE. Je commencerai par deux citations latines de Kant, car il ne m’est pas possible de traiter maintenant dans le détail du problème de la liberté. « Non datur fatum ; non datur casus » : Il n’y a pas de destin ; il n’y a pas de hasard ». Mais il y a « déterminisme ». Sans le principe du déterminisme, il n’y aurait pas de possibilité d’élaborer les sciences de la matière, de la vie et de la vie psychique humaine. À l’organisation du monde qui nous entoure et dont notre corps fait partie correspond en l’homme comme personne spirituelle les nécessités constitutives de notre être et de l’être en tant que tel. Comme l’homme est un être en devenir, il y a pour lui obligation de se réaliser selon les nécessités de son être. C’est le fondement philosophique de l’obligation morale. S’accomplir selon ses propres nécessités intérieures est donc pour l’homme la forme la plus haute de sa liberté. En cela il ne dépend pas des influences du monde extérieur. Mais pour s’accomplir ainsi il utilise les déterminismes du monde, y compris ceux de son organisme corporel et de sa psychologie. Aussi, derrière les tendances profondes de la psychologie humaine, même sous ses formes déviantes, se laisse deviner ce que la réflexion découvre en profondeur comme « obligations ». 166 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Sous un psychisme « déterminé » pour croire, sans qu’il soit pour autant « contraignant », n’y a-t-il pas, en raison de la spiritualité de l’homme, une sorte de « devoir moral de croire », si et lorsqu’il y a reconnaissance rationnelle d’une révélation constitutive de notre existence, selon son présent et selon son avenir ? Cette obligation de croire en initiative libre pour être soi-même en tant que personne fiduciale, expliquerait, lorsqu’elle est maladroitement consciente d’elle-même, voire immature, la propension psychologique à « croire » un peu vite, sans discernement ; tout comme il est plus facile de se montrer charitable par bons sentiments et douces émotions, au risque d’être abusé et complice d’escroqueries, plutôt que de pratiquer la charité avec réflexion et sens de la justice et de la responsabilité. LE PSYCHANALYSTE. – Cela signifierait-il que sous la pulsion de croire, il y aurait une « obligation morale » ? Tout comme sous la pulsion sexuelle, il y a l’obligation de la générosité de la vie… Sous l’instinct maternel et paternel également, il y a l’obligation morale de l’amour et de la responsabilité des parents. Le fait que ces conduites sont reconnues comme spontanées ne signifie pas qu’elles ne sont pas sous-tendues par une exigence morale. Au contraire ! On le comprend mieux lorsque ces conduites sont méconnues ou bafouées. On parlera alors de violation et de trahison des devoirs les plus élémentaires… S’il y a une obligation de croire en une révélation que l’on reconnaît comme valable, c’est donc que la foi n’est pas un don. On n’est pas obligé, en effet, de recevoir un don, même si cela peut mécontenter le donateur… lequel a alors des idées derrière la tête… comme on dit. Encore deux mots… Je ne voudrais pas être long, mais pour le moment je voudrais vous faire part de rapprochements qui me parcourent l’esprit et revenir sur la communication du musulman. L’idée d’obligation est associée à l’idée de punition et inversement… Or, dans le Coran, Mahomet menace constamment des pires châtiments ceux qui ne veulent pas le croire… Ou plutôt, car sa formulation est plus perfide… Il menace ceux qui ne veulent pas croire en Dieu et en son prophète. N’y a-t-il pas là, comme une conscience confuse de cette obligation de croire sous-jacente à la pulsion de croire ? Il y a peut-être là une certaine perception de cette obligation et en même temps un abus de cette disposition spontanée, en créant une culpabilité factice chez ceux qui ne se rattachent pas à son groupe religieux. L’AUTRE PHILOSOPHE. STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 167 – Dans cette menace de châtiments, il y a aussi une idée de Dieu qui est en contradiction avec celle de la réflexion philosophique. C’est donc un indice que cette révélation n’est pas authentique. Un véritable discernement chez le croyant lui enlèverait toute base pour fonder une obligation de foi à son égard. Il n’y a d’obligation en liberté de croire qu’envers un révélateur qui s’engage aussi en liberté pour l’accomplissement de celui dont il sollicite la foi. Mais il faut aussi admettre que sur le plan moral, un jugement même erroné oblige en conscience, jusqu’à la découverte de son erreur… Cela montre encore que la « foi » n’est pas un don de Dieu. À moins que l’on me dise encore qu’il n’y a que la « foi chrétienne » qui est un « don de Dieu » ! Je pense qu’il n’est pas nécessaire d’envisager cette objection… Quant à la possibilité de croire en ce qui se présente comme « révélation divine », est-ce un don de Dieu ou pas ? Nous répondrons par l’affirmative, mais de façon critique. La capacité de croire et l’acte de foi est un « don de Dieu » au même titre que la capacité de réfléchir philosophiquement, car elle est constitutive de notre nature humaine. Elle est « don de Dieu », comme l’existence, la liberté et l’obligation morale, y compris l’obligation de croire, comme nous venons de l’évoquer. Mais il est faux de dire que la foi est un don, un don surnaturel préciseront certains théologiens, si nous entendons que c’est une capacité qui viendrait s’ajouter de l’extérieur à notre nature et qui accompagnerait la révélation, telle une clef pour lui ouvrir notre intelligence. S’il en était ainsi, il serait non seulement irrationnel de croire, mais ce serait un acte contre nature et non pas « perfectionnant notre nature ». Si notre nature humaine peut être « ainsi perfectionnée », c’est une propriété de son être. Elle a donc en son être l’aptitude naturelle de croire. C’est le problème de la « capacitas fidei » (aptitude à la foi), de la « potentia obedientialis » (faculté d’écouter docilement) qu’a rencontré saint Thomas d’Aquin. Mais en ce domaine aussi, il faut se souvenir de la règle du rasoir d’Occam. « Entia non sunt multiplicanda sine necessitate » (Il ne faut pas multiplier les réalités explicatives sans nécessité). Ce serait ruiner la possibilité de croire authentiquement que d’affirmer que la foi est un don que Dieu fait à certains et que d’autres ne reçoivent pas, restant ainsi dans leur « état naturel » naturellement incapables de foi. LA FOI EST-ELLE SUPERIEURE A LA RAISON OU PARTIE D’UNE RAISON QUI FAIT PLACE A LA FOI ? 168 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU LE CHANOINE. – En citant Thomas d’Aquin, vous venez de sortir la grosse artillerie… Mais vous venez aussi de reconnaître qu’il n’y a pas de foi sans révélateur. Seriez-vous sur le point de reconnaître que la foi est… Je ne dirai plus : supérieure à la raison, car cela vous irrite, mais qu’elle est extérieure à la raison… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Cette fois, je suis pour moitié d’accord avec vous. Il est bien évident, d’une évidence même analytique, que l’homme ne peut pas par lui seul actualiser son pouvoir de croire, s’il n’y a pas l’initiative d’un révélateur. Comment « croire », s’il n’y a pas de révélateur en qui croire et si rien en conséquence ne m’est révélé ? Mais cela ne signifie pas, même lorsque le révélateur est Dieu, que ce qu’il révèle à l’homme soit incompréhensible par l’homme lui-même en vertu de ses propres aptitudes naturelles. En la réalité de celles-ci, d’ailleurs, il est possible de voir réflexivement une révélation de Dieu et ensuite d’y consentir fiducialement. Mais de l’évidence que pour un homme ontologiquement seul il n’y a pas de possibilité de croire, il ne faut pas tirer de conclusion hâtive et dire que la foi est extérieure à la raison humaine. Une telle conclusion ne serait vraie que si elle pouvait s’appliquer à un homme défini au préalable, dans sa réalité la plus profonde, comme « enfermé en tant que personne spirituelle dans sa solitude » et que si la foi n’avait en face d’elle qu’une raison, restreinte au préalable aux seules activités que l’homme pourrait accomplir « seul », c’est-à-dire sans que la présence d’une autre personne ne soit ontologiquement et méthodologiquement requise. C’est le cas pour la connaissance des objets et de toutes les autres réalités perceptibles, pour la logique et la mathématique et pour une réflexion philosophique solipsiste. Mais dans ce cas, toute révélation serait aussi impossible. N’est-ce pas dans cette évidence mal comprise et dans tout ce qu’elle suppose de conception individualiste de la personne humaine qu’il conviendrait de voir la racine dernière ou première de l’opposition entre la foi et la raison. Pour quelles raisons limiter la Raison aux seules activités que l’homme pourrait accomplir « seul », comme le fait la conception grecque et classique du connaître ? Pour quelles raisons admettre, sans s’en apercevoir, que l’homme serait plus parfait s’il pouvait concentrer en sa seule personne toutes les capacités humaines et posséder seul tout l’univers ? La perfection de STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 169 l’homme est imaginée selon le modèle de l’unicité divine. Un mono-anthropisme qui serait le décalque d’un monothéisme unitaire. Telle est la conception permanente de l’ontologie classique depuis Platon et Aristote. Tous les deux ont tranché l’antinomie entre l’affirmation de l’Unité, chantée par Parménide, et celle du Multiple, soutenue par Héraclite, au bénéfice de Parménide. Ils ont résolu cette antinomie au bénéfice de l’unité définie comme rejet total de toute distinction et de toute relation, dans la forme absolue de sa perfection unitaire. Dans une telle conception de la connaissance et de la réalité, il n’y a pas de place pour la foi en une révélation. LE CHANOINE. – Alors les hommes qui ne croient pas, vivraient de manière plus conforme à la philosophie classique que les autres ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – À partir des présupposés de votre question, la réponse est « oui ». Mais ils seraient moins bien épanouis comme personnes humaines, car en conformité avec une philosophie insuffisante. En revanche, ils vivraient de manière moins conforme par rapport à une philosophie intégrale et interpersonnelle. En adoptant cette dernière, ils seraient assurément plus épanouis. Dans la réalité concrète, il faut juger différemment. Je connais mal la théorie de la relativité d’Einstein et ne suis pas docteur en mathématiques. Je suis donc moins épanoui que si je maîtrisais aussi ces connaissances. Cela ne veut pas dire que je ne suis pas heureux et épanoui d’être ce que je suis. Si certains hommes ne croient pas — ce qui est un fait — c’est parce qu’ils n’ont pas actualisé ou laissé s’épanouir, par rapport à une « foi ou doctrine de foi » religieuse déterminée, un pouvoir naturel de croire, qu’ils aient ou non compris l’exigence éthique de s’engager fiducialement envers une révélation critiquement discernée comme constitutive de leur existence. Peut-être ont-ils raison d’être encore non-croyants, — ce qui ne veut pas dire incapables de croire — s’ils n’ont pas rencontré de message révélé digne de leur foi humaine ou s’ils se sont rendu compte que ce qu’on leur avait proposé comme « révélation divine » n’était pas digne de l’homme, ni compatible avec une noble idée de Dieu. Pour eux, il y a, dans ces cas, plus de dignité à ne pas croire. Je reprends ici sous une autre forme, ce que je disais à notre intervenante avocate… Certes, des hommes peuvent aussi refuser de croire, par rejet du « devoir de croire » ou par crainte des exigences spirituelles 170 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU et morales qui découlent d’une telle adhésion. Mais de tels motifs de refus de croire ne méritent pas de retenir ici notre attention puisque notre but est de comprendre, sur le plan ontologique, l’articulation de la foi et de la raison considérée l’une et l’autre dans leur authenticité humaine intégrale. Il s’agit, bien sûr, en l’occurrence d’une « idéalité » du réel, que le philosophe se doit de considérer, afin de mieux apprécier la réalité effective et contingente. D’un point de vue pastoral, et médical en quelque sorte, ces motifs psychologiques de refus de croire ne sont certes pas négligeables. L’idéal pour l’homme est donc de croire, mais de croire en conformité à une philosophie, qui fonde dans l’être humain inaltérable, sa démarche de foi et qui lui fournit par le fait même le moyen de discerner la vérité de la révélation et celle du révélateur auquel il accorde sa foi. LE MODERATEUR. – Il serait temps maintenant de conclure. Je vous demande donc de résumer en quelques minutes l’essentiel de votre plaidoyer pour un pouvoir de croire appuyé sur la pensée philosophique et pour une philosophie qui fait à la foi toute la place qui lui revient selon la nature interpersonnelle de l’homme. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je récapitule donc. Le croyant qui veut être pleinement responsable de son adhésion de foi, ne s’interrogera pas seulement sur la compatibilité entre telles ou telles affirmations de sa foi et telles ou telles positions philosophiques classiques. Un accord in terminis entre les deux ne laisserait subsister que la seule affirmation rationnelle et un vide de foi. Mais il cherchera le pourquoi et le comment de la possibilité d’une adhésion de foi et de son effectuation authentique conformément aux nécessités éthiques de sa conscience et de sa liberté. Il s’efforcera, en outre, de comprendre l’originalité spécifique d’une vérité de foi. Celleci ne peut se calquer sur le type d’une vérité philosophique, mais n’en est pas moins pleinement rationnelle, d’une « rationalité fiduciale » s’harmonisant, sans identification ni empiétement aucun, avec les trois autres formes de rationalité, en un parfait accord ontologique. Pour découvrir cette « rationalité fiduciale » l’homme, comme croyant, par responsabilité propre, suscitera donc sa réflexion philosophique sur son pouvoir naturel de croire, remettant en cause une conception de la foi qui tend à la fermer sur elle-même en la considérant comme un « univers de faveurs ». Ce qui est façon bien maladroite d’exprimer au Créateur notre reconnaissance pour une aptitude naturelle de valeur éminente . STATUT ONTOLOGIQUE DE L’ACTE DE CROIRE 171 Et comme philosophe, en raison de sa propre démarche de foi, ou devant le témoignage de foi de certains de ses semblables, le même homme s’interrogera sur la conception traditionnelle de la raison, qui elle aussi tend à fermer la raison sur elle-même en l’emprisonnant en un « statut de solitude ». En effet, les seules trois formes de connaissance en lesquelles on estime « classiquement » que la raison puisse se déployer, sont des activités essentiellement « individuelles » de part en part. Elles sont pensées comme l’apanage ontologique d’un être humain qui pourrait exister « seul » au monde, même si en fait elles sont pratiquées empiriquement « en équipe ». Et il est vrai que les vérités selon ces formes-là de connaissance : doxasciences, dianoia-mathématique et noèsis-philosophie, paraissent demeurer vraies même pour un homme qui serait « seul au monde ». Les philosophes classiques estiment aussi qu’il en va analogiquement de même pour Dieu, qui est pensé, bien évidemment... seul en sa divinité : « Pensée de sa pensée et volonté de sa volonté » selon l’expression célèbre d’Aristote. Le croyant et le philosophe, s’ils sont soucieux d’être fidèles aux exigences de leurs démarches respectives, ne peuvent que s’accorder pour remettre en cause : a) la conception courante de la foi chez les croyants, considérée comme supérieure à la raison et comme don privilégié de Dieu, b) ainsi que la conception classique de la raison que la philosophie traditionnelle cantonnerait en des activités d’essence solitairement individuelle. Une meilleure solution consisterait à considérer philosophiquement la démarche de foi comme pleinement rationnelle, c’est-à-dire comme l’actualisation d’une « rationalité fiduciale » tout comme il y a une rationalité expérimentale ou scientifique. De même qu’il est possible en se basant sur l’affirmation d’une rationalité scientifique de développer une méthodologie de la science et d’apprécier la valeur expérimentale des recherches scientifiques en fonction de cette rationalité constitutive de l’intelligence humaine, ainsi il serait possible sur la base d’une rationalité fiduciale, constitutive de la conscience, de déterminer la valeur d’une adhésion de foi et la « crédibilité fiduciale » d’une révélation qui sollicite une telle adhésion fiduciale. Ce résumé est aussi un « programme ». Je devrais maintenant étayer ces affirmations… LE MODERATEUR. – La séance est levée. À cet après-midi… D’ici là, nous aurons bien mérité le bon air que nous respirerons sur le pont… CINQUIEME RENCONTRE L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE Sur le pont du paquebot, l’avocate demande quelques explications à l’historienne. L’AVOCATE. – Toute l’histoire de la philosophie semble donc, d’après ce que j’ai entendu ce matin, avoir été conditionnée à l’origine par la confrontation de deux hommes : Héraclite et Parménide. L’HISTORIENNE. – Pourtant, ils ne se sont jamais rencontrés. Parménide vivait à la fin du VIe siècle, à Élée, une ville fondée sur la côte occidentale de l’Italie, à une centaine de km au sud de Naples, par des colons de la ville de Phocée. Au tournant du siècle, il vint à Athènes et y passa la deuxième moitié de sa vie. Il s’opposa alors aux disciples d’Héraclite. Celui-ci vécut à Éphèse, en Asie Mineure. D’une trentaine d’années plus âgé que Parménide, il affirmait que tout était en perpétuel mouvement et que les innombrables termes contraires de ces multiples changements s’opposaient et se suivaient comme le jour et la nuit. En regard de cette multiplicité d’éléments en constante instabilité, Parménide affirma l’unité, la stabilité et l’éternité de l’être. Le changement et la diversité des choses occupent notre sensibilité, tandis que notre pensée a seule accès à ce qui est stable, assuré, entièrement encerclé dans les liens de l’unité de l’être. « Encerclé… » Je me souviens de cette image dans un de ses vers… Pour le reste… Je ne me souviens plus exactement… Oh ! je devrais consulter mes documents… L’AVOCATE. – Ils me semblent avoir raison tous les deux. 174 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU L’HISTORIENNE. – C’est ce que les Athéniens ont pensé eux aussi. Et cependant, leurs deux conceptions ne sont pas compatibles, du moins à première vue. Platon et Aristote ont hérité de leur opposition. Ils ont tenté de les concilier. Sur le plan de l’histoire générale des idées, on estime qu’ils ont rattaché le changement et la multiplicité des phénomènes à ce qui est matériel, à notre corps, à notre sensibilité. La compréhension de l’unité, de la permanence des choses, de l’éternité du monde serait le fait de notre pensée, de notre intelligence ; bref, de ce qui est spirituel. Et ainsi, ils ont donné plus de valeur à l’unité qu’à la multiplicité, plus de valeur à ce qui est stable qu’à ce qui est en mouvement, plus d’estime à ce qui demeure qu’à ce qui passe, plus d’admiration pour ce qui est éternel que pour ce qui n’est que temporaire. L’AVOCATE. – Dans cette vision globale, je comprends aussi pourquoi ils pouvaient penser que l’âme gardait son unité et était immortelle, alors que le corps, lui, perdait le peu d’unité qu’il avait et se désagrégeait dans la multiplicité de grains de poussière. L’HISTORIENNE. – Je pense effectivement que, pour eux, les considérations abstraites sur l’unité et la multiplicité des choses étaient étroitement liées à la condition poignante de notre mort… Nous allons avoir l’occasion d’interroger nos « philosophes » à ce sujet… Nos questions leur plaisent… L’AVOCATE. – Ce sont des discussions nouvelles pour moi. Aussi, j’éprouve assez souvent quelque peine à les suivre. Mais ce débat me plaît. Il y a parfois de l’affrontement, comme au barreau… J’aime bien leur souci d’exactitude des termes… C’est très juridique… C’est indispensable pour trancher les différends dans la clarté… L’HISTORIENNE. – C’est exact ! Les historiens, au contraire, pèchent plutôt par défaut en ce domaine… Mais à l’occasion, l’imprécision peut être une manière de mieux rejoindre la réalité qu’ils doivent reconstituer. L’histoire, dit-on, n’est pas une science exacte… Elle n’est pas toujours non plus une science claire… mais la réalité l’est-elle ? L’AVOCATE. – C’est notre métier aussi de jouer parfois avec l’ambiguïté de certaines situations… Ah ! Voilà ces « doctes messieurs » qui se L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 175 dirigent vers notre salle de réunion… Allons à leur rencontre… Avez-vous vu comme ils sont ravis de l’attention que nous leur prêtons… L’historienne. – Il suffit de faire semblant d’être attentives pour qu’ils soient contents… Ils sont parfois aussi naïfs que leurs abstractions sont sublimes… Quel contraste avec l’histoire et ses réalités… LE MODERATEUR. – Bonjour, Mesdames… Tout le monde est-il là ?… Oui ! Tous les sièges sont occupés… Bien ! Pensez-vous qu’il faille nous remettre en mémoire l’essentiel des discussions de ce matin ? Quelques voix féminines. – Non… Ce n’est pas nécessaire… Seulement si la discussion nous y ramène… Je ne pense pas… LE MODERATEUR. – Mais peut-être y a-t-il des questions à poser ? PHILOSOPHIE CLASSIQUE DE L’INDIVIDU OU PHILOSOPHIE DE LA RELATION INTERPERSONNELLE L’INFIRMIERE, mère de famille. – Plutôt qu’une question, je voudrais vous exprimer ma surprise et mon étonnement… Jamais je n’aurais pensé que la philosophie grecque ou classique, comme vous l’appelez, était une philosophie individualiste. Je pensais que l’individualisme était un phénomène relativement récent, de deux ou trois siècles seulement…, peut-être depuis la révolution française… et que les Anciens avaient davantage le sens de la famille, de la communauté... civile et religieuse. Autrefois, on mourait le plus souvent « en famille » et non dans la solitude sur un lit d’hôpital, quelle que puisse être pourtant la qualité de soins... Les proches visitent, certes, celui qui est hospitalisé, mais ils ne vivent pas en permanence avec lui à l’hôpital. C’est d’ailleurs impossible. Mais il n’y a pas que la vieillesse qui est exposée à la solitude, l’enfance l’est aussi, lorsque, par exemple, la mère ou le père doit élever son ou ses enfants seul, ou avec un conjoint de rechange. Aujourd’hui l’entraide sociale est peut-être matériellement plus importante que jadis, mieux organisée collectivement,… mais aussi, par le fait même elle est dépersonnalisée. Une allocation versée par un organisme d’État est anonyme… Elle n’a pas la chaleur de la proximité familiale ni la délicatesse du 176 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU voisinage… Je ne critique pas la Sécurité Sociale, mais la solidarité qu’elle apporte n’est pas sous-tendue par des relations affectives de tendresse, d’amitié ou de camaraderie. Et quand de telles relations existent, elles ne peuvent se concrétiser par une aide matérielle efficace, car les ressources font défaut… ayant été absorbées par des organismes officiels… On se trouve devant une planification du « chacun pour soi, à moi la même chose qu’à toi ». Devant une générosité dépersonnalisée, il n’y a plus de place non plus pour qu’on puisse avoir en retour de la gratitude et de la reconnaissance… Seulement place pour de la revendication… Les choses que l’on reçoit ne nous parlent plus de celui qui nous les donne… Or une tasse de café préparée par quelqu’un qui nous aime a une autre saveur que le café d’un distributeur automatique… Si les choses ne nous parlent pas de ceux qui nous aiment, à quoi cela sert-il de les posséder ? C’est pour cela que j’ai été surprise d’entendre que, pour les penseurs classiques, il y avait plus de perfection à posséder seul les choses qu’à les partager avec autrui, et plus de perfection à ce qu’on peut connaître seul, qu’à connaître ce que les choses nous transmettent quand elles nous viennent d’autrui. Le bouquet de roses que m’offre mon mari me dit plus de choses que le même bouquet à la vitrine du fleuriste… même si je peux l’acheter pour décorer le salon… LE MODERATEUR – Qui souhaite réagir au témoignage de Madame ? L’historienne. – Vos constatations s’expliquent peut-être par l’ampleur que la solidarité doit prendre aujourd’hui dans les États modernes. C’est vrai qu’à l’échelle du village ou de la ville d’autrefois, l’entraide était plus directe et avait un visage. Mais elle restait aussi plus limitée. Plus elle s’étend à une région, à un État, plus elle se « mondialise » aussi, plus les rapports interpersonnels se distendent. C’est inévitable. Faut-il le regretter ? Je ne sais. L’aide apportée par des organismes officiels nationaux ou internationaux à des pays en situation de famine ou de misère est, certes, plus efficace que celle des actions individuelles. Encore que celles-ci ne soient pas négligeables au travers de toutes les sollicitations publicitaires lancées par des œuvres de bienfaisance… Celles-ci s’efforcent d’ailleurs d’établir une relation aussi directe que possible entre leurs « nécessiteux » et leurs bienfaiteurs… Ce qui confirmerait aussi vos observations… L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 177 L’AVOCATE. – Sous un autre aspect, l’anonymat de l’entraide n’est pas sans valeur. Il permet à celui qui est aidé de ne pas se sentir dans la dépendance vis-à-vis de son bienfaiteur. Cela peut être une question de dignité personnelle, surtout lorsqu’on ne peut rien offrir en retour… Il est difficile, je pense, de concevoir un idéal unique pour toutes les situations où la générosité est un devoir. Mais, hélas, il n’y a pas que des gens qui s’aiment au monde… Et si c’était le cas, mon métier d’avocat et celui des juges n’auraient plus de raison d’être… LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Pour approfondir vos réflexions, Mesdames, il serait intéressant de voir comment Jésus agit lorsque sa générosité est sollicitée. Ainsi, une première fois, il envoie le lépreux qu’il vient de guérir se présenter au prêtre et il lui ordonne d’acquitter la taxe pour les œuvres de solidarité du Temple. Une autre fois, il loue le lépreux qui, seul parmi les dix qui avaient été guéris, était venu le remercier et il le félicite pour sa « foi ». Considérez aussi quelles attitudes Jésus valorise dans ses propos. Ainsi, dans la parabole du bon Samaritain, celui-ci reste inconnu de celui qu’il a secouru. Dans celle du débiteur impitoyable, il condamne celui-ci parce que, une fois aidé et tiré de la misère par son créancier, il n’agit pas de même envers les autres… Ce qui laisserait entendre que la meilleure façon de remercier Dieu de sa générosité serait de nous montrer généreux à notre tour vis-à-vis des autres. Je dirais alors à Madame l’avocate que cette générosité qui rebondit vers des personnes tierces est la manière de ne pas se sentir « prisonnier d’une dette » envers qui nous a aidés en premier. En relayant pour d’autres une générosité dont nous avons d’abord bénéficié, nous faisons place à la gratitude et à la reconnaissance. Ce faisant, nous nous libérons également d’un asservissement aux comportements purement revendicatifs… Il n’est d’ailleurs pas dans la nature d’un don véritable d’emprisonner celui qui le reçoit… Au contraire ! LE MODERATEUR. – Vous me semblez exprimer des réflexions complémentaires. Si je voulais y voir un fil conducteur, je le chercherais du côté du rejet ou du refus d’une conception individualiste de l’existence. C’est très clair pour l’exégèse de l’évangile. Mais c’est également vrai, lorsque Madame l’avocate parle d’une « générosité qui est un devoir », et lorsque nos intervenantes sont sensibles au risque de « dépersonnalisation » des relations humaines. 178 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Sur le plan de ces réflexions pratiques, on s’éloignerait donc de la philosophie classique. Elles seraient un environnement favorable, dirions-nous, à une philosophie de la relation. D’autre part, les facteurs de dépersonnalisation sont très réels. En revanche, les relations de foi et de confiance sont les plus personnelles qui soient. Seraient-elles menacées par cette distanciation que génère l’anonymat ? Ou au contraire sont-elles si profondément inscrites en nous qu’elles peuvent donner une âme à toutes nos relations humaines ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Pour ma part, je ne suis pas surpris de votre étonnement. Madame. L’individualisme pratique que vous constatez dans l’exercice de votre métier et le phénomène de « dépersonnalisation » dans la société moderne sont en fait la conséquence de la philosophie classique et de sa longue imprégnation des esprits, à la fois en raison des vraies valeurs qui sont les siennes comme le sens de l’expérimentation et ses applications techniques dans le travail et aussi de ses carences dans l’analyse de tout ce qui est « relationnel ». Les erreurs théoriques de nos conceptions de vie n’apparaissent que tardivement sur le plan pratique, surtout s’il faut passer par leurs douloureuses conséquences concrètes pour en apprécier leur fausseté. Prenons un exemple. La conception marxiste et communiste de l’existence. Les erreurs théoriques du marxisme furent très vite reconnues par les philosophes. Cette doctrine s’imposa pourtant pendant un siècle. Les insuffisances qui la caractérisaient ne pouvaient engendrer que des drames. C’est son échec sur le plan pratique qui révéla pourtant au grand nombre ses erreurs théoriques, pourtant déjà diagnostiquées par les esprits les plus éclairés. Considérons maintenant l’impact sociologique de la philosophie classique, celle de l’unité indivise et de la méconnaissance de la dimension relationnelle constitutive de la personne humaine. On commence à peine à soupçonner ses déficiences spéculatives. Elle ne règne pas sur les esprits depuis un siècle, mais depuis un millénaire en Occident… En l’absence d’un diagnostic intellectuel de ses insuffisances, il faut nécessairement passer par la constatation de ses échecs sur le plan pratique. Ceux-ci commencent seulement à apparaître. Ces échecs, vous les percevez autour de vous, Madame. On les constate aussi en bien d’autres domaines, dans la vie civile ou dans la vie de l’Église… Nous pourrons en parler plus tard, si l’occasion s’y prête. Que des générations passées, même contemporaines des premiers développements de cette philosophie, aient L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 179 pu vivre en étant moins affectées de ses insuffisances est tout à fait normal. Elles n’ont pas non plus bénéficié du développement positif des valeurs réelles de cette philosophie de l’existence, notamment sur le plan scientifique et technique, ou dans le domaine juridique et social. Ne regrettez pas, Madame, un temps où les générations vivaient peut-être de façon plus humaine, mais sans le savoir… et sans pouvoir concrétiser matériellement leurs dispositions généreuses Il faut plutôt souhaiter construire une conception nouvelle de vie. Celle-ci remédiera d’abord sur le plan théorique aux insuffisances classiques et pourra ensuite animer consciemment des comportements plus intégralement humains, en bénéficiant sur le plan pratique de meilleures ressources techniques. LE CHANOINE. – « Une nouvelle conception de la vie »… Mais Monsieur, tous les réformateurs ont dit cela, et même des dictateurs… Hem… Excusez-moi… Je sais que vous n’avez pas de sympathie pour les dictateurs… Mais enfin, pour être concret, quels moyens proposez-vous pour construire cette « nouvelle conception de la vie » ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Monsieur le Chanoine, je ne suis pas pour la nouveauté à tout prix, pour la nouveauté comme nouveauté… « pour être de la nouvelle vague… » ou pour être « dans le vent de la mode ». Le long des rivages, toutes les vagues sont nouvelles et elles meurent très vite sur le sable ou les rochers… Je pensais avoir déjà suffisamment dit qu’il s’agissait d’une nouveauté qui remédierait aux insuffisances de la philosophie classique. Il y a, en effet, des courants de philosophie moderne qu’on peut appeler « nouveaux », sur la crête de la vague, mais qui ne remédient pas aux carences que j’ai indiquées ; ils les aggravent même… LE CHANOINE. – Mais encore… Quelles voies indiquez-vous ? Car nous n’avons pas beaucoup de moyens pour transformer le monde… Nous ne pouvons que formuler quelques idées… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Les voies et les moyens ? Présenter à tous nos collègues en philosophie et à tous ceux qui ont des responsabilités d’éducation et d’information, une philosophie qui accorde enfin aux conduites fiduciales le statut rationnel qui leur sied, tant dans l’ordre de la connaissance que dans celui de l’être, en ontologie. 180 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU LE PREMIER PHILOSOPHE. – Encore faut-il que cette présentation soit solidement construite et qu’elle puisse résister à toute critique rationnellement fondée… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Entièrement d’accord, cher collègue… Gardons de la philosophie classique ce qui est solidement établi ! Ne rejetons de ses positions que celles qui nous empêcheraient de remédier à ses lacunes, c’est-à-dire ses tabous spéculatifs qui nous interdisent de reconnaître rationnellement la réalité de la conscience fiduciale et ses implications ontologiques. C’est là tout un programme… LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Pourquoi ne pas commencer modestement et faire l’hypothèse d’abord que la « foi » est une forme rationnelle de connaissance. Je parle de la « démarche de foi ». Il ne s’agit pas d’accorder le label de rationalité à toutes les croyances… Loin, très loin de là… Cette hypothèse vérifiée, on passerait alors à une « affirmation de principe » ? Quelles seraient les conséquences d’une telle hypothèse sur notre compréhension de la raison ? « L’homme par nature désire connaître » faisait déjà remarquer Aristote. Et il envisageait les trois formes de connaissance à la portée de l’homme « individuel ». Pourquoi ne pas dire : l’homme par nature désire aussi « croire », c’est-à-dire connaître fiducialement ce qu’un autre veut lui révéler comme un engagement de sa part envers lui ? On envisage dans ce cas la foi comme une forme spécifique de connaissance. Elle est constitutive de la nature humaine consciente et libre, tout entière en chaque homme. Ce qui implique que la relation à l’autre, à celui qui est le révélateur, est constitutive de son être en tant que tel, que cette relation n’est pas occasionnelle, accessoire, accidentelle. En termes de philosophie aristotélicienne, la communication entre le révélant et le croyant relèverait de son essence spirituelle. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Cela, le philosophe classique, que je suis, peut très bien l’accepter. La foi est un acte intellectuel et volontaire à la fois… L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est pour cela qu’il faut ajouter, pour bien saisir la différence, que si la relation de communication entre le révélant et le croyant est constitutive de notre essence spirituelle, ce n’est pas en vertu du principe d’imperfection, de limitation et de multiplicité de notre être (c’est-à-dire, en vertu de son essence L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 181 « humainement » finie, et « matériellement » multipliée en de nombreux individus). Cela, mon collègue classique l’admet, car cet aspect d’imperfection fait aussi partie de notre essence spirituelle en tant qu’être fini et limité. Ce principe de limitation de la réalité d’un être, permettant la multiplicité d’êtres distincts semblables à lui, Aristote l’appelait dunamis, et les théologiens philosophes du Moyen Âge parlaient de potentia, c’est-à-dire de « puissance ou potentialité ». La distinction entre des êtres de même nature, même spirituelle, condition de leur relation, est due à leur imperfection constitutive. Contradictoirement à cette position, il faut affirmer que cette relation est constitutive de notre être en vertu de son principe de perfection et de son unité, même quand il y en a plusieurs. Cette relation existe en vertu de son acte, (energeia en grec ou actus en latin, selon ces mêmes auteurs classiques), principe par lequel il est… par lequel ils sont, en tant qu’êtres finis relationnels, à l’image de leur Créateur. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Mais si vous dites que la relation fiduciale entre révélant et croyant est constitutive de la conscience humaine en raison de sa perfection et est ainsi à l’image de la perfection absolue de Dieu, vous devez conclure que cette relation est également constitutive de l’essence divine… La philosophie classique n’osera jamais affirmer cela… C’est impossible pour elle… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Sans doute… Et c’est bien là la différence irréductible entre, d’une part, les philosophies de la « substance », selon lesquelles la personne spirituelle est considérée idéalement comme parfaite en sa totalité individuelle unique, et d’autre part, les philosophies de la « personne », lorsque celle-ci est considérée non seulement comme substantielle en elle-même, mais aussi, et selon une même valorisation ontologique, comme relationnelle à une autre, à d’autres…, en perfection égale et de même nature… LE CHANOINE. – Si vos positions philosophiques sont irréductibles, pourquoi continuez-vous à discuter entre vous ?… Et par rapport à nous, vous ne nous laissez que le choix entre l’une ou l’autre de vos deux conceptions : celle du premier, qui est classique et unicitaire et celle de l’autre, qui est relationnelle et unité de plusieurs. 182 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – La philosophie classique a pour elle le mérite de l’ancienneté. Au cours de l’histoire elle a fait ses preuves. Ce n’est sans doute pas sans raison qu’on parle de « philosophia perennis ». Sans doute, il y a des problèmes encore sans réponses… Mais peut-être pas insolubles… Ce qui oblige les théologiens à parler de « mystères » pour certaines vérités de la foi catholique. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – En revanche, la philosophie relationnelle a pour elle le mérite de l’espérance… En s’attaquant aux « problèmes sans réponses » peut-être pourrait-elle libérer toute la valeur d’intelligibilité de ces « mystères », si malencontreusement appelés tels ? En réalité, ils sont sources de lumière et non énigmes obscures… Encore faut-il en extraire leur intelligibilité… Je pense ici aux deux formes d’aveuglement des prisonniers de la caverne de Platon : l’aveuglement de ceux qui sont dans l’obscurité, et celui de ceux qui sont éblouis par la lumière du soleil… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je dirais à Monsieur le Chanoine que j’ai parlé d’irréductibilité au sens logique du terme. J’aurais mieux fait de parler d’une relation de contradiction entre ces deux positions ontologiques sur la nature de l’être en sa perfection : la classique unicitaire indivise et la relationnelle selon une structure unifiée de plusieurs. Devant deux affirmations en relation de contradiction stricte, on peut au moins dire que l’une des deux est vraie et que l’autre est fausse. C’est déjà un progrès, n’est-ce pas ? En ce sens je veux bien qu’on parle d’espérance… Car si l’on trouve que l’une est fausse, on peut conclure que l’autre est vraie, même si on ne comprend pas bien encore la nature de cette vérité et son intelligibilité positive. On sait au moins dans quelle direction chercher. Comme dans notre cas ces deux affirmations contradictoires sont des systèmes complexes qu’il faut prendre chacun en leur totalité, il suffit qu’ils diffèrent entre eux sur un seul point et qu’ils concordent sur tous les autres pour qu’ils soient en relation de contradiction. Sans doute, si ce point de divergence est en fait une ligne de force synthétique qui parcourt chacun des deux systèmes, il y aura des répercussions dans chaque domaine de la philosophie. Mais cela ne doit pas nous masquer tous les points d’accord existants. J’ai déjà dit que la philosophie interpersonnelle ou relationnelle gardait toutes les valeurs de la philosophie L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 183 classique. Elle remédiait seulement à ses apories logiques. Celles-ci sont dues à un inventaire partiel de l’expérience humaine, à des « insuffisances » dans l’analyse réflexive de l’activité consciente et libre de l’homme. Le théologien exégète. – Selon cette manière de voir, il serait alors possible d’échapper à un choix contraignant et brutal et de passer progressivement d’une conception classique unitaire et unicitaire à une conception interpersonnelle par enrichissement progressif des significations de la première. Cette procédure, qui remédie à ces « insuffisances », à des « absences », serait une démarche particulièrement intéressante pour l’exégète. Celui-ci est, en effet, confronté non seulement à la restitution du sens des textes, mais aussi à la recherche de l’intention de ceux qui les ont écrits. L’intuition qui guidait leurs auteurs a pu être inhibée, chez leurs interlocuteurs, par les contraintes des conceptions ambiantes… En recherchant le sens profond de leurs intuitions, selon une contradictoire de ces contraintes, et en tenant compte de l’intégralité de l’expérience humaine toujours implicitement présente dans leurs écrits, on pourrait enrichir d’une façon contrôlée le sens de leurs textes, et éviter les interprétations fantaisistes ou de circonstances… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Très certainement… Je n’avais pas songé à cette application… C’est une manière originale de concrétiser, dans certains cas, la méthode épistémologique. Cette cinquième méthode de connaissance a précisément comme but de mettre en évidence l’intérêt humain des connaissances autres que philosophiques, en approfondissant leurs significations à la lumière d’une philosophie donnée. Pour votre interprétation des textes religieux, prendriez-vous alors comme référence la philosophie relationnelle interpersonnelle, pour « enrichir progressivement » leurs significations ?… LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – Pensez-vous que la philosophie relationnelle permettrait d’enrichir aussi les connaissances physiques ou biologiques ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je le pense effectivement. La conception « discontinue » de la matière, constituée de « particules » distinctes, qui sont organisées en structures unifiées selon différents niveaux de force, depuis les forces internes aux atomes jusqu’aux forces gravitationnelles de l’Univers, en passant par toute une série de forces intermédiaires entre les atomes, les molécules, et les corps 184 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU complexes, présente beaucoup plus d’analogies significatives avec une ontologie relationnelle, qu’avec une ontologie classique unitaire et sa conception ancienne de la matière sous la forme d’un « continuum » indifférencié. Celui-ci est-il d’ailleurs autre chose qu’une projection « inconsciente » dans la matière de notre représentation abstraite de l’espace, « forme a priori » de notre sensibilité, selon Kant ? Une bonne connaissance des sciences physiques et biologiques montre l’importance de la « dimension de distinction » et le rôle du « facteur de différenciation » dans la complexification progressive de la matière. Cela correspond d’ailleurs à l’intelligibilité de la « négation » dans l’ordre logique de la pensée : « une particule n’est pas une autre ». Plus généralement, sans l’intelligence de la négation, la pensée humaine est impossible. Nous pouvons même affirmer que la « négation distinctive » est constitutive de la pensée, constitutive de l’activité de présence de la pensée à elle-même, donc de l’être même de la conscience dans sa relation à une autre conscience distincte d’elle. Dans le cadre de notre discussion, nous dirons que le croyant n’est pas le révélant et que le révélant n’est pas le croyant. Une intelligence correcte de la relation fiduciale exigera donc une intelligence correcte du statut ontologique de la négation distinctive. La philosophie est-elle capable de lui faire une place dans son ontologie, et laquelle ? Est-elle capable de reconnaître que cette négation distinctive est plus fondamentale que celle impliquée dans la conception « solitaire » de la perfection de l’être selon la philosophie classique, ou dans les mots « néant » et « vide » du sens commun ? LE CHANOINE. – Mon collègue exégète laisse supposer, à ce sujet, une transition progressive du classique au relationnel... Pourriez-vous, Monsieur Debruquel nous donner une petite idée de ce passage, s’il existe, de la philosophie ancienne à votre philosophie moderne ? Faites-nous faire une petite promenade et pas un parcours du combattant… Vous comprenez ce que je veux dire… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Oui, je comprends… mais vous êtes quand même un bon marcheur, Monsieur le chanoine… N’est-ce pas ?… Alors en marche ! Il est possible en un premier temps « d’induire » — imparfaitement — ou de « postuler », à partir de certaines affirmations de la philosophie classique et de l’expérience commune, l’existence d’une forme de connaissance que j’appelle donc maintenant : « fiduciale ». Mais cette « inférence » n’est pas une L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 185 preuve rigoureuse, car tous les enchaînements de cette inférence n’ont pas une même valeur transcendantale. Elle peut cependant ouvrir psychologiquement la voie à une véritable reconnaissance de la fiducialité de la conscience entre personnes distinctes. En voici les étapes. L’activité de connaissance est classiquement conçue comme la propriété universelle de tout sujet individuel, de sorte que dans l’hypothèse d’un seul sujet existant, cet unique sujet en aurait la pleine jouissance. Même en un état — hypothétique, bien entendu — de solitude ontologique, l’homme conscient disposerait de son entier pouvoir de connaître et pourrait pleinement l’exercer. Sur la base de ce présupposé, que nous avons rencontré dans notre discussion ce matin, on interprète souvent, tendancieusement hélas !, la démarche du doute cartésien et l’affirmation du « Cogito ». La conception classique de la connaissance est élaborée donc comme s’il s’agissait de l’activité d’un sujet seul qui n’aurait en face de lui que des choses matérielles perçues sensiblement. Elle est cependant affirmée comme objectivement universelle, c’està-dire comme mise en œuvre intégralement par chacun de tous ces « sujets seuls ». Concevoir des connaissances comme « universellement » valables pour tous les sujets, c’est déjà affirmer une certaine relation nécessaire à autrui… du moins dans « l’objet » du savoir, mais pas dans son « exercice »… LE PREMIER PHILOSOPHE. – Cela pourrait en effet s’expliquer par la limitation de la nature humaine et sa multiplication consécutive en de nombreux individus. Quand à l’accord entre les esprits sur un certain nombre de vérités, il pourrait s’expliquer parce que chacun observe un même monde et que ce monde obéit à des lois que chacun peut observer. En voyant la même chose, on est forcément d’accord avec son voisin… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Parfaitement. C’est l’explication classique. C’est même l’explication propre à cette tendance, ou « variété », de la philosophie classique qu’on appelle « philosophie de l’objet ». Elle est même de nature très objectiviste… Elle contient comme une pétition de principes et une généralisation indue. Car, qui pose l’existence de lois dans les phénomènes physiques et autres, si ce n’est l’esprit lui-même ? L’accord particulier avec mon voisin particulier dans le cas d’une vision particulière d’un objet particulier n’est possible que sur l’évidence première, « exercée » même si elle n’est pas « réfléchie », que nous percevons et pensons, lui et moi et tous les hommes, selon un certain nombre 186 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU de principes communs. Ils sont « universels » en nous, universellement constitutifs de notre être. De cette évidence première, nous concluons implicitement, mais correctement qu’il en est de même de tout ce qui existe, donc de tout phénomène « objectif » aussi. Heureusement que la réflexion transcendantale sur l’activité intellectuelle du sujet lui-même, réflexion menée par Kant et ses disciples, a déjà mis en évidence les formes a priori de la connaissance. Il faut alors se poser la question de savoir si ces formes a priori, sont fondées dans l’être de la conscience… et si certaines d’entre elles pas toutes bien évidemment sont fondées dans la composante de perfection de la conscience. Si oui, alors on est proche de reconnaître une relationnalité constitutive de l’être de l’homme… LE PREMIER PHILOSOPHE. – Merci de cette précision… Je m’y attendais… C’est vrai que le caractère « universel » de nos concepts, de tous nos concepts, des vrais comme des faux, et donc celui aussi de l’universelle validité pour tous les esprits qui s’interrogent de la même façon, n’est pas fondé sur la stabilité supposée des « objets ». C’est effectivement un élément en faveur de la relationnalité… Je ferme ma parenthèse et vous laisse continuer.. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Oui ! Vous faites bien de citer différentes significations du terme « universel », quand on parle de la connaissance. Mais toutes ces significations se fondent sur l’activité « universalisante », nécessaire et permanente, de la conscience. C’est elle qui est « productrice » du caractère « universel » de tous ses concepts, dans leur application à ses « objets en général », y compris à ses « objets réflexifs », c’est-à-dire nos concepts métaphysiques. Elle est donc fondatrice, en vertu de sa réflexivité, de l’exigence de validité universelle du savoir pour tous les sujets. Nos concepts étant ses « contenus » reçoivent sa « marque », si l’on peut dire. Tous nos contenus de conscience sont « universalisés », ont donc un caractère « universel », parce que notre conscience est « universalisante ». Je passe maintenant à un autre aspect de notre activité consciente. Sa dimension de liberté considérée par la philosophie classique. D’une part, ce « sujet seul », ce « Cogito » solitaire se connaît lui-même, d’une certitude philosophique ou métaphysique, comme un être libre, et, d’autre part, l’expérience commune lui fait reconnaître, d’une certitude empirique et psychologique, l’existence d’autres sujets libres. Le philosophe classique n’a pas, en effet, à partir des présupposés de L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 187 l’ontologie grecque ou unitaire, la possibilité d’établir avec une certitude métaphysique l’existence d’autrui. Elle est pour lui un fait objectif avéré, mais elle n’est pas reconnue comme une nécessité transcendantale de l’être. Sinon, nous serions dans une philosophie relationnelle. Ici apparaît à nouveau l’insuffisance de rigueur de notre tentative de transition pour induire l’existence d’une connaissance fiduciale et reconnaître la fiducialité de la conscience à partir des thèses classiques. En effet, le degré de certitude de la conclusion d’un raisonnement ne pourra pas dépasser le degré de certitude de la plus faible de ses prémisses. De telle sorte que nous ne pouvons conclure qu’à une certitude empirique de la possibilité de croire. En quoi nous ne dépassons pas le témoignage de l’expérience commune. Toutefois cette tentative a le mérite de situer le « lieu existentiel » de la question de la fiducialité. Continuons pour cela notre « induction », notre tentative de transition. Instruit par son expérience commune, le philosophe classique reconnaît à tous les hommes individuels les mêmes aptitudes constitutives qu’il se reconnaît à lui-même. « Les autres, à lui semblables, sont aussi des êtres libres ». C’est une application universalisée d’une vérité qu’il découvre en son individualité. Mais s’est-il jamais posé la question philosophique et réflexive et pas seulement la question intentionnelle et empirique de savoir comment il peut connaître ce « semblable individuel » en tant que libre, qui agit librement envers lui et se fait librement connaître de lui par et dans son action libre envers lui ? Se poser cette question, c’est s’engager dans la voie de la reconnaissance de la fiducialité de la conscience envers un être libre qui se révèle librement. Quand il s’agit de connaître « autrui comme sujet libre », le philosophe classique est enfermé dans un raisonnement par « analogie » avec son expérience individuelle. Il n’y a pas de possibilité de connaître autrui en tant que libre, par une démarche expérimentale scientifique. Il n’est connu alors que dans sa phénoménalité, non dans sa liberté. Or, celle-ci est postulée par l’universalisation des qualités que le sujet découvre réflexivement en lui-même. Affirmé comme libre, autrui ne pourrait-il jamais être connu dans l’exercice de sa liberté envers moi ? Car c’est moi qui doit connaître cette liberté en acte, donc en acte envers moi. Et en vertu de la même exigence d’universalité, il faut aussi postuler qu’autrui doit aussi faire l’expérience de ma liberté envers lui. Il ne me suffit pas, pour satisfaire l’exigence d’universalité reconnue par la philosophie classique, de recourir à une analogie objectivée entre, d’une part, mes actes libres envers les choses ou 188 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU envers des personnes mises sur le même plan que les choses, et, d’autre part, les actes d’un autre envers des choses ou d’autres personnes que lui, mises également sur le plan des choses. Heureusement, l’expérience humaine est plus riche que ne le suppose l’analyse de la connaissance faite par la philosophie classique ! Y A-T-IL UNE PREUVE METAPHYSIQUE DE LA NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI ? LE CHANOINE. – C’est sans doute pour cela que la phénoménologie de Max Scheler parle d’une intuition de l’existence d’autrui et de sa personnalité… Il paraît qu’un certain étudiant Karol Wojtyla, aujourd’hui Jean-Paul II, aimait lire cet auteur… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Rien de plus naturel que cela ! Je pense que ce pape n’accepterait guère de cantonner sa pensée dans le cadre individualiste de la philosophie classique ! Était-il en train d’opérer une « transition » vers une conception relationnelle de l’existence ? Comme vous souhaitez que je l’esquisse ? Je ne sais. De toute façon, pour satisfaire l’exigence classique d’universalité dans l’ordre du connaître, lorsqu’elle est appliquée à la personnalité d’autrui, il faut assurément que sa liberté s’exerce, non seulement devant moi envers des choses ou envers d’autres personnes phénoménalement considérées, mais envers moi en me permettant d’en prendre conscience, c’est-à-dire en se révélant de telle manière que je puisse le connaître dans son action libre envers moi. Et réciproquement. C’est l’expérience de la foi en autrui. Expérience en laquelle je peux « le croire », croire « activement » en lui, me lier à lui en un « lien fiducial », lien de révélation de sa part, lien de foi de la mienne. La révélation, c’est-à-dire la réalité d’une personne libre qui se révèle à moi dans son engagement pour moi, voilà « l’objet général » de ma foi, « l’objectum formale intellectus fidei », « l’objet formel de la conscience fiduciale », de même que l’être en général est l’objet formel de « l’intellectus reflexionis », l’objet formel de la conscience réflexive. La révélation, par un autre en tant que sujet libre, de son engagement à me faire exister en plus grande perfection est à la « foi fiduciale » — excusez ce pléonasme —, ce que les actions des choses selon leurs lois naturelles sont à l’expérimentation et à la connaissance scientifique, et ce que les nécessités constitutives de la conscience en son être, sont à la conscience L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 189 elle-même en tant que présente à elle-même, c’est-à-dire à la connaissance réflexive philosophique. Compléter, comme nous le faisons, la palette de nos modes de connaissance, en reconnaissant l’existence d’une connaissance fiduciale, implique d’une certaine façon que nous complétions aussi notre conception de l’être. De quelle nature est donc l’ontologie impliquée dans la reconnaissance de la fiducialité ? La conception classique de la connaissance, qui méconnaît la fiducialité, étant foncièrement « individualiste », son ontologie pouvait être « essentiellement » fondée sur l’unité « unicitaire » de la substance en son individualité et « accidentellement » sur la multiplicité des relations entre les « substances » en une « unité par accident ». Faire ainsi une place à la fiducialité dans l’ordre de la connaissance requiert donc une ontologie qui ne peut plus être seulement « substantielle », mais substantielle et relationnelle à la fois, sans que la relationnalité de l’être soit « subordonnée » à sa substantialité. Substantialité et relationnalité de la personne consciente et libre y sont indivisiblement liées et s’impliquent l’une l’autre en même valeur de perfection. La substantialité du sujet qui se révèle ou du sujet qui croit ne l’emporte pas en valeur ontologique sur leur relationnalité de révélant ou de croyant, ni réciproquement. Une telle ontologie pose donc comme signe de la perfection de l’être plusieurs formes d’unité : une unité de structure pour la relation « révélant-croyant », une unité de nature pour l’un et l’autre et une unité d’identité avec soi pour chacun. L’être, c’està-dire « ce qui existe », est une unité relationnelle d’êtres, uns avec eux-mêmes en l’unité d’une même nature pour chacun, intérieurement structurée selon la relationnalité qu’ils ont entre eux. Nous inférons ici l’existence d’une ontologie logiquement contradictoire (tiers exclu) de l’ontologie classique qui ne reconnaît, en la perfection de l’être qu’une seule forme d’unité : l’unité substantielle d’identité avec soi en la nature du soi. Les autres formes d’unités dans le réel sont des unités accidentelles, qui viennent s’ajouter à l’unité substantielle du sujet, et lui sont donc ontologiquement inférieures et subordonnées. Si la reconnaissance de la fiducialité de la conscience postule une ontologie relationnelle et interpersonnelle, la réciproque est vraie également. Cela veut dire que la preuve d’une telle ontologie ne repose pas sur le fait d’admettre la fiducialité de la conscience, encore moins de l’accepter comme une « révélation » ou une croyance. Une telle ontologie ne peut être fondée que par la méthode philosophique, c’est-à-dire par une « réflexion » en 190 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU notre être propre, en une recherche transcendantale des conditions a priori de l’activité consciente. C’est dans le cadre d’une telle ontologie philosophique que le pouvoir de croire et l’acte de croire, comme impératif de vie, prennent toute leur signification pour l’homme. Exister, c’est exister en relation fiduciale. L’un révèle à l’autre son engagement à le faire exister. Saint Thomas d’Aquin, dans les questions disputées du « de potentia », considérait que le propre de « l’acte d’être », pour un être, était de se communiquer dans toute la mesure de son pouvoir. C’était là selon lui, et je partage son jugement, le propre de l’être en sa perfection, le propre de « l’être en acte ». LE CHANOINE. – Je vous écoute attentivement et je me rends compte que vous ne parlez de relation de foi qu’entre des personnes humaines ! Mais la foi en une autre personne humaine, n’est pas la même chose que la foi en Dieu. De la part d’autres personnes, je n’apprends rien de bien nouveau. De Dieu, si ! La bonne nouvelle de l’Évangile ! Je m’attendais à ce que vous nous montriez que la foi en Dieu est bien cette connaissance particulière, spécifique, rationnelle aussi, complémentaire de la philosophie et des sciences… Je ne vois rien de tout cela… Et pourtant vous nous l’aviez promis… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je vous ai fait des promesses solides… et j’entends les tenir. C’est pour cela que je dois d’abord établir la réalité de la fiducialité dans l’ordre de notre humanité même, tant sur le plan de la connaissance que sur celui de l’ontologie. Comment établir la rationalité de la foi en Dieu, si la fiducialité n’est pas une réalité rationnelle sur le plan humain ? Après, il faudra aussi se poser la question du fondement absolu d’une telle réalité relationnelle humaine. Vous comprendrez de suite que ce fondement est en Dieu même, en tant qu’il est en lui-même une communion de trois personnes infinies et parfaites, qui « se révèlent » et « se fient » entre elles, les uns aux autres. Je dis cela en guise de jalon pour baliser notre recherche. Je ne puis en faire maintenant la démonstration… LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Vous aviez déjà posé un jalon semblable en disant que si Dieu est créateur et révélateur, il faut que ces deux démarches de la générosité de Dieu envers nous soient fondées en une générosité absolue, infinie et parfaite en Dieu même. Cette générosité est l’essence même de la divinité. L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 191 Comme quoi Dieu n’est pas un être solitaire, mais un être familial. Dans ce contexte le terme de « révélation » prend une densité ontologique considérable. « Se révéler » à l’autre, c’est lui communiquer quelque chose de notre être, sans nous en dépouiller, pour le faire exister en lui-même en une parfaite distinction… L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est exact. Tout se tient effectivement et tout est simple à comprendre… Tout est si simple, lorsque l’on se place dans une perspective relationnelle. Mais c’est une simplicité acquise, car il s’agit d’embrasser au départ toute la richesse réflexive de l’expérience de conscience. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Si je comprends bien… la relation fiduciale entre le révélant et le croyant devient une relation ontologique constitutive de la perfection de l’être… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Une relation de communication d’être… Oui. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Une relation qui est au cœur de l’ontologie. Une relation qui donne à l’être sa pleine signification et qui reçoit de l’être sa pleine réalité. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Très juste. Vous exprimez de façon très forte ma pensée, lorsque je disais qu’il fallait au christianisme une philosophie de la connaissance qui fasse à « l’acte de foi » toute sa place, une place pleinement rationnelle et que la théologie chrétienne devait exprimer la vérité révélée de l’évangile en se référant à une ontologie relationnelle, seule accordée à l’action créatrice et révélatrice de Dieu, parce qu’elle est, précisément, relationnelle et fondatrice de l’acte de foi . LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Les réflexions que vous venez d’échanger ne peuvent laisser l’exégète indifférent. J’y vois maintenant une référence positive pour interpréter les textes. La relation de différenciation contradictoire par rapport aux idées de la pensée classique était déjà éclairante. Elle pouvait permettre d’éviter certains pièges d’interprétation, ou contourner des blocages de lecture. Une vision relationnelle peut donner une grille de lecture plus riche. Son intérêt est d’autant plus grand qu’elle couvre tout le champ de la réalité humaine. Elle n’est pas limitée, comme le sont 192 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU certains critères historiques et littéraires… tous très utiles par ailleurs, parfois même indispensables. LE CHANOINE. – À condition que cette nouvelle ontologie soit non seulement solidement fondée et mais encore prise en compte par les nombreux spécialistes de toutes ces disciplines. Personnellement, j’avoue que j’ai quelques réticences à abandonner ma vision classique et traditionnelle… Et si je voulais me convertir à cette nouvelle ontologie, je n’y arriverais sans doute pas… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Votre franchise et votre sincérité vous font honneur, Monsieur le chanoine. D’autres éprouvent les mêmes difficultés que vous. Ils en éprouvent une sorte de peur paralysante, très décourageante… On ne peut surmonter un tel handicap, qu’à la condition d’acquérir une vision claire du bien-fondé d’une philosophie relationnelle et d’y puiser une conviction forte qui ne se laisse pas arrêter par les incroyables « inerties molles et statiques » de la mentalité ambiante. Il faut une « conviction » remarquez que je n’emploie pas le mot « foi », qui a pourtant souvent ce sens…, mais qui introduirait de la confusion dans nos discussions il faut, dis-je, une conviction capable de soulever des montagnes de mollesse, de tiédeur, d’apathie et d’encroûtement intellectuel… En effet, le conditionnement intellectuel et psychologique des philosophies substantialistes et unitaires est considérable. Il imprègne toute nos cultures sous la double forme de l’individualisme et du collectivisme, avec entre les deux toutes les variantes des « communautarismes ». Dans toutes ces situations, c’est l’idéal métaphysiquement erroné, mais psychologiquement dominant » de l’unité indivise qui est appliqué soit sur les personnes individuelles qui sont alors juxtaposées sans lien véritablement profond, soit sur les groupes considérés comme des blocs monolithiques, en lesquels les personnes n’ont pas d’existence véritablement autonome. Ces deux conceptions sont logiquement contraires entre elles, et en confrontations pratiques permanentes parfois même belliqueuses dans les sociétés civiles autant que religieuses. Formellement parlant, elles ne peuvent être vraies ensemble, mais peuvent être fausses toutes les deux. Concrètement parlant, elles sont fausses toutes les deux. En revanche, la philosophie relationnelle est la contradictoire logique de l’une et de l’autre. Elle apparaît donc comme la position vraie, face à deux erreurs contraires entre elles. Elle L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 193 n’est ni individualiste, ni collectiviste. Elle assure, sur le plan théorique, l’autonomie de chaque personne et la cohésion de la communauté. Elle le fait, non en équilibrant un rapport inversement proportionnel entre l’autonomie individuelle et la cohésion sociale, mais en montrant que plus il y a de véritable liberté personnelle relationnelle, bien sûr plus il y a de communion, et réciproquement, plus il y a d’unité relationnellement structurée, cela s’entend dans la communion des personnes, plus il y a d’autonomie et de consistance personnelle. En d’autres termes, il y a un rapport directement proportionnel entre la réalité individuelle des personnes et la réalité de la communion des personnes. Il en est ainsi parce que l’unité ontologique entre les personnes est de nature fiduciale. Inversement la relation fiduciale est une relation de communication d’être. Il en résulte, sur le plan de la vie quotidienne, qu’une société bien construite est une société construite sur la confiance réciproque. Qui pourrait nier une telle évidence de bon sens… LE SOCIOLOGUE. – On ne peut nier cette évidence, si on y voit un idéal…, mais dans la réalité que le sociologue observe, on en est très loin… très très loin… En vous entendant, j’avais l’impression que vous aviez décollé de la terre où nous vivons… Mais je constate que vous y revenez… C’est bien pour moi… Je peux au moins vous faire prendre conscience de l’écart entre ce qui existe concrètement et ce que vous rêvez de faire exister… LE PREMIER PHILOSOPHE. – N’ayez pas de crainte pour nous, Monsieur… Tous les philosophes, classiques et autres, sont conscients de cet écart entre ce qui est en soi fondamentalement et qui doit être, d’une part, et ce qui, d’autre part, se fait concrètement et constitue la réalité observable. Cet écart est inévitable. Il découle de notre nature d’êtres finis et limités, en évolution dans le temps et l’espace… Cet effort pour combler cet écart donne corps à notre histoire, à ses progrès et à ses échecs. De plus, son déroulement n’est pas et ne saurait être harmonieux. Un déroulement harmonieux où les échecs sont progressivement surmontés est aussi un « idéal ». Cela ne se réalise pas, car, comme notre liberté est une liberté imparfaite, elle est capable de commettre le mal. L’histoire est donc le lieu où le mal se réalise nécessairement… Pas que le mal, bien sûr ! Le bien, assurément, y trouve sa place, mais le mal aussi et 194 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU nécessairement… contre lequel il faut lutter. La réflexion sur le bien et le mal est au cœur de la conscience de tout homme. C’est d’ailleurs cette conscience morale en vous, qui vous fait reconnaître un écart entre un idéal et la réalité que vous observez comme sociologue. L’idéal doit rester idéal, et la réalité observée doit rester une donnée d’observation. L’une ne peut devenir l’autre. La fréquence d’une conduite indigne ne la rend pas moralement bonne. La réalité observée ne peut être prise pour idéal sous peine de catastrophe… et l’idéal comme idéal ne peut être tenu pour une réalité accomplie. Il reste toujours à réaliser. Sinon, nous sommes en pleine illusion. Mais il n’y a pas d’illusion à se forger un idéal. Et l’on n’est pas guetté par la désillusion, s’il ne se réalise pas complètement… Un idéal réalisé en fait resurgir un autre au-delà de lui. C’est comme un progrès de notre capacité d’inventer de l’idéal. LE PSYCHANALYSTE. – Les psychoses sont, comme vous le savez, des détériorations, voire des délabrements de la personnalité dus à des déséquilibres organiques graves ou à des malformations cellulaires ou moléculaires dans nos systèmes hormonaux ou nerveux. Les névroses sont des troubles de la personnalité dans nos relations diverses avec les autres personnes. Le psychanalyste observe les faits psychiques, comme le sociologue observe les faits sociaux. Mais en plus, il a un rôle thérapeutique, là où le sociologue passe la main aux politiques et aux agents économiques. Dans les psychoses, ce sont les anormalités du corps qui empêchent une présence psychique normale du sujet au monde et aux autres personnes. La personne est trahie par son corps, comme l’est le paralysé ou l’amputé. Dans les névroses ce sont les modalités de nos comportements intérieurs et extérieurs qui sont affectés. Les névroses peuvent faire l’objet d’une thérapie psychique, pas les psychoses. La cure psychanalytique n’a guère d’effet sur ces dernières. Posons, donc, l’existence d’une pulsion de foi et d’attachement à autrui. Je suppose aussi que les psychanalystes l’interpréteraient, au niveau de l’inconscient, soit dans une perspective plutôt individualiste, comme l’a fait Freud, soit dans une perspective plus collective, comme l’a proposé Jung, qui parle explicitement d’un inconscient collectif. Ces interprétations psychanalytiques sont donc aussi, sans s’en apercevoir, tributaires d’un inconscient culturel socialement dominant. C’est ce que je viens de comprendre en écoutant vos réflexions et en les appliquant à la situation de la psychanalyse. L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 195 Si les relations psychologiques sont les différentes facettes d’une relation fiduciale avec au moins deux pôles personnalisés je reprends aussi ce terme, bien qu’il n’ait jamais fait partie de mon vocabulaire technique relation à la fois de révélation et de foi, de dévoilement et de réceptivité, de proposition et de réponse, d’engagements réciproques implicites ou explicitement contractés, je conclus que les troubles de cette relation multipolaire ne sont jamais liés à la seule subjectivité individuelle du patient. Ils sont fonction de l’un ou l’autre rôle qu’il exécute dans ces relations. Je vais réfléchir aux conséquences que je dois tirer de cette constatation… LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Permettez-moi une courte remarque, pour laquelle je dois vous remercier, en vertu du raisonnement que vous venez de faire. LE PSYCHANALYSTE. – Ah ! LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Oui. Je reprends la forme de votre raisonnement,… la forme seulement, et non sa matière. Et je remplace le mot « trouble de la personnalité » par le terme « faute morale ou péché ». Je parle donc de tout autre chose. Et il ne faut pas assimiler un trouble de la personnalité à une faute morale ou faire l’inverse. Si donc il n’y a pas de personne solitaire en sa seule nature propre, si la relation fiduciale est une relation ontologique de communication d’être, et si la liberté humaine personnelle s’accomplit essentiellement dans cette relation, mais est imparfaite et finie, même en une telle relation, il faut conclure que c’est dans l’ordre de la relation fiduciale libre ontologiquement imparfaite qu’il y a possibilité du mal et du péché. L’essence du mal est donc une autodestruction de l’homme en sa relationnalité de révélation et de foi. C’est donc aussi en cet ordre qu’il peut y avoir un « salut » pour l’homme. Je termine ma remarque. Et comme vous, je vais réfléchir à toutes ses implications… Je vous remercie encore une fois de m’avoir donné, sans le savoir, un modèle de raisonnement transposable du plan psychologique dans le domaine moral et éthique. LE CHANOINE. – Vous avez l’esprit très rapide… pour raisonner ainsi. Mais n’oubliez-vous pas que le péché est une désobéissance à Dieu, comme le raconte le chapitre 3 de la Genèse ? 196 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Et si cette désobéissance n’était pas autre chose qu’une falsification et une perversion de la relation fiduciale voulue par Dieu entre les hommes, volonté inscrite au cœur même de son action créatrice ? LE CHANOINE. – Mais Adam et Ève ne commettent pas une faute dans la relation de l’un envers l’autre, mais tous les deux ensemble envers Dieu ! LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Ne demandez pas à ce texte, déjà si lucide pour l’époque, d’être animé explicitement par une vision interpersonnelle de l’existence. Toutefois il ne faudrait pas négliger le défaut de discernement de foi, dans l’attitude du premier couple. Ils font davantage crédit à la parole du Serpent qu’à celle de Dieu… Et si nous comprenons les paroles du Serpent comme une extériorisation des pensées du couple, c’est bien la relation fiduciale qui est ébranlée à l’origine de l’humanité… Et ce Serpent n’est-il pas, dans la tradition, considéré comme le « menteur » des menteurs ? Et le mensonge n’est-il pas l’opposé de la parole révélatrice vraie ? La parole mensongère n’abuse-telle pas de la foi spontanée de l’autre ? LE CHANOINE. – C’est exact… La fiducialité peut effectivement offrir une nouvelle grille de compréhension en beaucoup de domaines. C’est pourquoi il serait intéressant qu’on reprenne l’analyse philosophique de toutes ces implications. Philosophia ancilla theologiae ! Peut-être faut-il changer aujourd’hui de servante… et donner congé à la servante aristotélicienne pour une servante plus moderne… LE PREMIER PHILOSOPHE. – Sans oublier pourtant ses bons et loyaux services… selon la formule consacrée… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Non, non, il ne faut pas la congédier… Elle a rendu de grands services à la théologie, et elle peut continuer à en rendre encore, mais il ne faut pas lui demander de remplir des tâches pour lesquelles elle n’est pas compétente. Mais suivons-la, lorsque… LE CHANOINE. – Quels sont donc, selon vous, les autres domaines où le principe d’une relationnalité peut modifier notre façon de voir ? L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 197 L’AUTRE PHILOSOPHE. – D’abord, gardons de la philosophie classique son souci de rigueur et suivons-la lorsqu’il s’agit de penser correctement selon une méthode bien précise. Celle-ci s’est progressivement élaborée depuis le « connais-toi toi-même » de Socrate et Platon. Elle fut élevée par Aristote jusqu’au sommet de l’être en tant qu’être. La rencontre de cette prise de conscience de soi avec le plan général et universel de l’être en tant qu’être donna la « réflexion » au sens thomiste du terme, ainsi que le « cogito » de type cartésien. Ensuite, l’effort pour expliciter les vérités impliquées dans cette expérience première irrécusable permit d’affiner la méthode. Après Leibniz, elle trouva ainsi sa forme définitive dans l’œuvre de Kant. Il s’agit donc de « rechercher les conditions a priori de possibilité de toute action en tant que telle ». Cette méthode peut s’appliquer en des domaines limités et bien circonscrits de l’activité humaine. Elle peut aussi s’appliquer sur le plan qui les englobe toutes, sur le plan où l’universalité de la pensée peut s’exercer au-delà de toute limite, sur le plan de la généralité transcendantale, celui de l’être en tant qu’être, non du concept abstrait de l’être ce qui serait une impasse où nous serions prisonniers des insuffisances classiques mais de l’être concret que je suis. C’est alors « une analyse réflexive transcendantale de l’activité de conscience et de liberté, en tant qu’elle est notre expérience personnelle et universelle, irrécusable en soi, car identique à notre propre réalité ». Nier les vérités que cette démarche réflexive nous montre, serait nous nier nous-mêmes. Ce qui est impossible. Voire, tout effort de négation nous présenterait à nouveau ces vérités en pleine activité, pour soutenir l’acte d’affirmation par lequel nous prétendons sottement les nier. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Et en appliquant cette méthode, vous pensez pouvoir mettre en évidence des vérités que les philosophes classiques n’auraient pas vues, ou du moins mal vues et mal appréciées, par défaut de méthode ! LA NECESSITE DE L’EXISTENCE D’AUTRUI ET LA CONNAISSANCE FIDUCIALE L’AUTRE PHILOSOPHE. – Très exactement ! On peut mettre en évidence des a priori constitutifs qui impliquent l’existence nécessaire d’autrui. Car là réside l’ultime condition de possibilité de la fiducialité. 198 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU LE CHANOINE. – Et vous l’avez fait ? Vous en avez donné la preuve ? LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Personnellement, je l’ai lue dans son ouvrage fondamental. Il y reprend sa thèse de doctorat sur la relationnalité de l’être. J’estime qu’elle est très valable. Pour l’apprécier, il faut en faire personnellement la démarche. Elle est ardue, certes, mais on ne peut atteindre une telle vérité sans s’en donner la peine. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Il s’agit de reconnaître non seulement l’existence de fait d’autrui personne ne la nie mais de percevoir réflexivement, en ma réalité personnelle propre, les marques de son existence de droit, si je puis dire, notamment par l’analyse de l’intentionnalité de la conscience et de son pouvoir universalisant. Il s’agit de propriétés de l’activité consciente individuelle qui disent l’existence d’autrui, même en son absence « méthodologique », ou plutôt grâce à cette absence d’un genre spécial. Je ne puis en effet analyser « réflexivement » la réalité individuelle de la conscience d’autrui. C’est une impossibilité totale. Et c’est heureux. Une telle possibilité reviendrait à nier la réalité de la distinction entre lui et moi, pour l’identifier à moi et refuser par là son existence. Ce qui serait absurde. Mais ce serait aussi évacuer toute possibilité de relation fiduciale de révélation et de foi. Il n’y a pas, logiquement parlant, de possibilité de révélation et de foi, dans une optique intellectuelle de fusion entre moi et autrui, comme le réclame l’idéal classique de l’unité indivise. Posée comme seul idéal de perfection, elle est rebelle à toute unité de communion relationnelle. C’est d’ailleurs pour cela que la philosophie classique de l’unité ne peut faire de place à la connaissance fiduciale, comme nous le constatons dans l’histoire de la philosophie. Il s’agit de marques, en la conscience individuelle, de l’existence distincte d’autrui, non en vertu d’une imperfection dans le sujet humain individuel, mais en raison de sa perfection d’être. LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – Comment peut-on constater la présence d’une chose en son absence. Cela paraît incongru… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je sais… C’est là une évidence réflexive qu’il est impossible de se représenter sous une forme objectivée. Je ne connais pas de L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 199 bonne comparaison pour faire comprendre une telle évidence. Comment traduire en images le fait que plus il y a d’unité entre deux consciences, plus il y a de distinction entre elles, et que la connaissance que l’une a de l’autre renforce la distinction de l’une par rapport à l’autre. Il en va de même dans l’amour. Plus il y a de communion dans l’amour, plus il y a de distinction entre les personnes qui s’aiment. L’amour fusionnel est la négation de l’amour véritable. J’ai parfois pensé à la comparaison de deux électro-aimants. Plus on augmente le nombre de leurs spires et donc leur volume, et donc leur position distincte dans l’espace, plus on augmente leur puissance d’attraction de l’un par rapport à l’autre… Mais cette comparaison est mauvaise. Elle ne présente pas de véritable analogie avec l’évidence réflexive. Sur le plan de la pensée objective et empirique, les termes d’union et de distinction sont plutôt antithétiques, en sorte que là où il y a davantage d’union il y a moins de distinction, et que là où il y a davantage de distinction il y a moins d’union. Le langage psychologique n’illustre pas mieux l’évidence réflexive, car il puise ses métaphores dans l’ordre matériel des choses. En termes psychologiques, en un langage descriptif et objectivé, il faudrait dire… vous allez voir combien c’est compliqué, lourd et maladroit, alors que l’intuition réflexive est simple et dynamique qu’il n’est pas possible de se penser soimême comme un « Je » sans comprendre que ce « Je », que je suis, porte la marque d’un « Toi » que je ne suis pas, et qui est aussi un « Je » portant également la marque d’un « Toi » qu’il n’est pas et que je ne suis pas non plus. Sans la marque de ce « Toi » marqué d’un « Toi » que je ne suis pas, je ne serais pas le « Je » que je suis. Quelques sourires et quelques rires contenus accueillent cette explication… J’avais pris mes précautions… et je vous avais prévenu… Il n’est pas possible de ne pas rire d’un langage objectivé qui tente de traduire une vérité réflexive… Votre rire me confirme dans ma conviction de bien distinguer les méthodes de connaissance… Donc, plus la marque du « Toi » distinct du « Je » est forte dans le « Je », plus le « Je » est lui-même. Ce n’est pas tout… Il faut maintenant tenir compte que cette marque du « Toi » dans le « Je » est une marque dynamique. Elle est un vouloir que l’autre soit et soit lui-même comme vouloir d’un autre, autre que lui, autre que moi. Ce qui nous donne une structure ternaire de la relation de communication de l’être. Nous retrouvons ainsi la 200 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU structure de la famille, telle que l’auteur du chapitre 2 de la Genèse nous la présente avec beaucoup de poésie, nous informant en plus qu’elle est l’œuvre de Dieu à son image… Stupéfiante et extraordinaire plongée dans les profondeurs de l’expérience humaine authentique… N’est-ce pas ? Mais la méthode philosophique est bien plus lente. Elle différencie plus nettement les étapes de son parcours. Nous venons de reconnaître ce qui n’est en quelque sorte que son point de départ. À la manière d’Aristote, il nous faut penser à la raison ultime de toutes choses, à Dieu. Mais l’idée que les philosophes se font de Dieu est à l’image de leur point de départ. En retour, l’idée de Dieu va venir conforter le point de départ retenu. Elle éclairera ou embrouillera, en proportion de sa justesse ou de sa fausseté, toutes les autres questions de l’existence humaine… LE CHANOINE. – Quelle est alors l’idée de Dieu qui correspond à votre point de départ ? SI L’EXISTENCE D’AUTRUI EST NECESSAIRE, ALORS DIEU NE PEUT ETRE PENSE COMME UN ETRE SEUL. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Comme mon point de départ est un sujet personnel en relation de communication d’être, consciente et libre, à d’autres sujets semblables, je ne puis penser Dieu que sous la forme d’un être pluripersonnel. Cela pour deux raisons. La première, par analogie avec la réalité interpersonnelle de l’homme, la seconde en raison de l’acte créateur lui-même. L’Absolu divin, en effet, qui est et parce qu’il est la source « exemplaire » de notre être relationnel et communicatif, doit d’être pensé en lui-même comme un absolu de « communication d’être », communication parfaite et en plénitude, au-delà de toute imperfection, au-delà de tout étirement de sa relationnalité dans le multiple, comme c’est le cas de l’humanité de générations en générations, et au-delà de tout l’écoulement du temps. Reconnaître, ensuite, Dieu comme créateur, comme capable de communiquer l’être de telle sorte que sa Création existe distincte de lui, implique que ce pouvoir de faire être soit parfait en Dieu. Ce pouvoir de créer, qui est en Dieu, ne peut pas être une simple possibilité, puisque Dieu est activité pure. De plus, l’actuation de ce pouvoir ne peut dépendre de la création, c’est-à-dire ne s’actualiser, pour être communicatif, qu’envers des êtres finis. Il faut donc que ce pouvoir de faire être que nous pensons, quand nous pensons Dieu comme notre créateur, soit actualisé en L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 201 perfection en Dieu même et que « Dieu » soit la perfection et la plénitude en acte de ce pouvoir de communication d’être. Aristote avait déjà compris qu’il n’y a pas de place en Dieu pour une quelconque « potentialité » et pour un passage en son être même à une plus grande perfection. Dieu, disait-il, est « acte pur », « pure énergie ». Expression qui fut à juste titre reprise par les théologiens chrétiens. L’insuffisance de la position d’Aristote, c’est d’avoir pensé cette « activité » sur le mode d’une « solitude individuelle ». Quand je pense : « Dieu » en philosophe, je pense : « Cette réalité transcendante qui existe en perfection absolue comme Communication d’être interpersonnelle entre plusieurs ». Il est « L’Un, L’Autre et le Tiers en Relation ». Penser qu’un être existant en une solitude stricte d’unicité en sa nature puisse faire être d’autres êtres est une contradiction sur le plan ontologique, une impossibilité ontologique. Une telle pensée humaine n’est que de l’anthropomorphisme psychologique, en lequel la contradiction n’est pas perceptible, et par lequel nous prêtons à Dieu, porté à l’infini (imaginatif) le pouvoir qu’un humain individuel a de fabriquer empiriquement des objets matériels. LE CHANOINE. – De même que vous estimez pouvoir compléter la philosophie classique dans l’investigation de notre expérience initiale de l’être, vous estimez pouvoir compléter l’idée de Dieu dans sa déduction finale. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Oui, on peut dire cela ! LE CHANOINE. – Et comme vous pensez qu’il y a comme une « transition » d’une pensée unitaire et unicitaire à une pensée relationnelle, pensez-vous aussi qu’il y comme une sorte de transition aussi de l’idée d’un Dieu solitaire à la manière d’Aristote, vers un Dieu conçu comme une Communion de Personnes ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Très certainement. D’abord je pense que l’idée de Dieu ou d’une Transcendance divine a toujours été de type « monothéiste ». Le polythéisme est en fait un « monothéisme hiérarchisé ». Les divinités intermédiaires ne font que souligner la « hauteur », l’élévation du « Dernier » qui est aussi le « Premier ». Elles sont la « cour » du « Très-Haut », la cohorte du « Maître du Ciel et de la Terre ». Plus proches des humains, ces 202 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU divinités étaient aussi plus affectivement honorées en des cultes variés. L’histoire des religions nous les présente à profusion. En raison du cloisonnement relatif des groupes humains et de l’horizon limité de la mentalité collective de ces groupes, cette Transcendance était forcément circonscrite à leur univers culturel. C’était un « monothéisme hiérarchisé national ». La « cour polythéiste » reflétait la société et sa représentation religieuse en était un élément culturel. Le passage à un monothéisme plus strict ne se fit pas par un progrès dans l’idée de ce que pouvait être en lui-même ce « TrèsHaut », ce Tout-Puissant, mais par un changement ou par une conception plus nette du statut ontologique de sa « cour polythéiste ». Cette cohorte de divinités était-elle de « sang divin » ? Si on l’avait pensé, on changeait progressivement d’avis. Ces divinités n’avaient pas la même nature que le ToutPuissant. Et si la question se posait seulement maintenant, on répondait par la négative. Tous les intermédiaires entre le TrèsHaut et les hommes étaient dès lors considérés aussi comme des « produits » du Tout-Puissant. Ils n’étaient pas de son « sang », de sa nature. Ils étaient « de ses œuvres » et non « de sa famille ». Lui, le « Très-Haut » était « sans famille ». L’idée de Dieu était « désexualisée » mais nullement « désobjectivée ». Elle se présentait comme l’idée d’un « superobjet ». Comme cette évolution se faisait dans des cadres nationaux, la « discrimination » entre le « Très-Haut » et sa cour, « rétrogradée » en dignité ontologique, se reportait sur les rivalités avec les groupes voisins. Chaque groupe disait : « Notre Dieu » dénommé X ou Y est le vrai tout-puissant. C’est lui que nous adorons. Vous, nos ennemis, vous n’êtes que les adorateurs de ses « productions ». Vous substituez au « Très-Haut » ses propres œuvres, quand ce ne sont pas purement et simplement les vôtres, les « images » que vous vous en faites. Vous vous trompez donc. Ce sont de faux-dieux. Nous serons les vainqueurs parce que nous nous rangeons au côté du Tout-Puissant. Vous, vous serez les vaincus, parce que vous n’êtes pas avec lui. » À l’origine, l’élaboration de l’idée monothéiste est donc liée à la volonté de puissance d’un peuple par rapport à un autre, volonté de domination ou du moins d’indépendance. En cette situation, cette volonté politico-religieuse du monothéisme national est confortée par le « despotisme » logique de l’idée d’une unité « exclusive », unicitaire. LE CHANOINE. – Mais la sortie du polythéisme, ou du « monothéisme hiérarchisé », comme vous dites, devait quand même avoir une répercussion sur la manière de se représenter Dieu ! L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 203 L’AUTRE PHILOSOPHE. – « Le monothéisme hiérarchisé » et polythéiste recourait abondamment aux relations familiales et générationnelles, réelles ou fantaisistes, pour s’organiser. Le passage à un monothéisme plus strict impliquait donc leur abandon complet et total. Que restait-il alors comme type de relation pour traduire symboliquement la relation du Tout-Puissant aux hommes ? Je vous pose la question. Que dites-vous ? … LE PSYCHANALYSTE. – Restaient les relations aux objets… L’AUTRE PHILOSOPHE. – En effet, il n’y en a pas d’autre… Ou alors il faut passer par un symbolisme philosophique… Ce qui est beaucoup plus ardu… effort, dont les religions ne sont pas coutumières… Le premier moment de cette évolution vers le monothéisme fut d’affirmer l’existence d’un démiurge organisateur de la matière chaotique. C’est la situation de l’artisan humain magnifiée autant que faire se peut. Le deuxième moment est de considérer que Dieu n’a pas besoin d’un substrat « objectif », face à lui, pour faire quelque chose. Il est indépendant de toute chose extérieure pour « créer ». Il crée ex nihilo. Mais notre « idée » du « sujet agissant divin » n’a pas changé par rapport à celle du démiurge. Il est un « individu », un être pensé en son « unité indivise », l’unique « sans égal », « sans associé », c’est-à-dire qu’il est pensé selon un concept « objectif et empirique », en tant qu’il est le « premier d’une série, mais sans suite ». Quand nous parlons ainsi, nous parlons sans nous interroger sur la compatibilité ontologique entre sa « situation » — pensée — de sujet seul et le « pouvoir de faire exister quelque chose sans rien utiliser », que nous lui reconnaissons. Le pouvoir de créer est déjà certes rationnellement reconnu dans le « ex nihilo ». Mais ce pouvoir qui est « sien » pour Dieu n’est pas encore pensé comme « constitutif » de son être. Il n’est pas intériorisé à notre pensée de l’être de Dieu. Il est simplement constaté « en creux » dans l’absence de choses : « ex nihilo ». L’homme qui est « potier » n’a en lui-même rien qui ressemble à la forme d’un « pot ». Il n’y a pas de relation « personnelle » entre lui et le pot. Il n’en est pas de même avec la relation familiale du « père » au « fils ». Celle-ci sera réintroduite plus tard. Par parenthèses, remarquez qu’elle est toujours absente dans la pensée musulmane. Jamais Dieu n’est appelé « père » dans le Coran. Dans l’homme qui est « père » il y a quelque 204 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU chose qui ressemble au « fils ». Celui-ci n’est pas « œuvre de ses mains », mais de son « sang ». Il y a entre eux une identité de nature compatible avec la distinction des personnes. Le symbolisme du potier est compatible avec l’idée de l’unicité personnelle de l’artisan, même si le maître artisan a plusieurs apprentis. Le symbolisme du père dans son œuvre paternelle n’est pas compatible avec l’idée d’une unicité personnelle. Le « pot » quelle que soit l’idéalisation artistique en laquelle on le glorifie, ne change pas l’humanité du potier. Le « fils » en revanche accomplit l’humanité du père. Un père ne peut exister seul. Le Dieu-potier est le grand célibataire des mondes. LE CHANOINE. – Pourquoi l’idée de l’unicité, compatible avec le symbolisme du potier, ne peut pas être appliquée à Dieu ? Il n’y a qu’un seul Dieu. Dieu est unique. La raison en est qu’il ne peut y avoir plusieurs êtres infinis. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Un seul Infini de perfection. Ce qui ne veut pas dire un Infini individuel. Il n’y a qu’un seul Dieu. Assurément. Mais Dieu n’est pas seul. Dieu est unique. Assurément. Mais Dieu n’est pas solitaire. LE CHANOINE. – Vous jouez sur les mots… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Ce n’est pas mon genre, Monsieur le chanoine !… C’est plutôt vous qui confondez deux acceptions d’un même mot, selon que le mot « unique » est appliqué à l’être de Dieu en luimême, ou à Dieu dans sa relation à l’homme et au monde. Mais d’abord, que signifie exactement l’idée d’unicité ? Et quel est son champ d’application propre ? L’idée d’unicité est propre à la pensée mathématique. Elle implique la négation d’un indéfini potentiel, sans acquérir pour autant une « positivité ontologique transcendantale ». Elle ne peut donc être affirmée comme propriété interne de « l’essence divine ». Ce serait encore de l’anthropomorphisme. Elle n’est applicable à Dieu que dans son rapport à la création. Aussi le troisième moment de notre idée du Dieu-unique-parrapport-à-nous est de le considérer, ainsi que nous le faisons, comme la Perfection en plusieurs Personnes de ce « pouvoir de faire exister ». Nous avons dit pourquoi. Parce que ce pouvoir de faire exister, que Dieu nous manifeste dans sa création, celle du monde et la nôtre, ne jouit pas d’une perfection absolue, puisque L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 205 son terme : le monde et l’humanité, est imparfait. Ce pouvoir étant divin doit être parfait en Dieu même. Ce qui implique une communication d’être entre plusieurs personnes parfaites, unies parfaitement entre elles par cette communication. Et par la création, cette perfection divine interpersonnelle se reflète dans la communication d’être et de vie entre les personnes humaines. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Mais Dieu pour être Dieu, n’avait pas besoin de créer. Il a créé librement. Il pouvait le faire ou ne pas le faire. Comme la création est hypothétique, on ne peut pas conclure d’une hypothèse à une nécessité en Dieu. Si Dieu n’avait pas créé, on ne pourrait pas conclure à une communication entre plusieurs personnes en Dieu. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Excusez-moi, mais je ne sais si vous énoncez une lapalissade ou si vous posez la question de savoir si la Trinité en Dieu est fonction de « l’économie », c’est-à-dire l’organisation rationnelle, du salut de l’humanité, donc dépendante de l’incarnation de Dieu : Trinité « économique » ou si la Trinité économique avec le Verbe incarné est fonction de la Trinité ontologique de l’essence divine. Cette question a été l’objet d’une controverse entre deux grands théologiens : Karl Rahner et Hans Urs von Balthasar. Vous soulevez également la question de la liberté de Dieu. Je vais tenter de vous répondre sur ces trois points, dans la mesure de mes connaissances. J’écarte d’abord la lapalissade. Ce terme vient, comme vous savez, de ce que l’on a attribué à Jacques de Chabannes, seigneur de La Palice, maréchal de France, mort en héros à la bataille de Pavie, où François Ier fut fait prisonnier de Charles-Quint, un verset de la chanson que ses soldats avaient composée pour célébrer sa bravoure. Voici ce verset : « Un quart d’heure avant sa mort, il était encore en vie ». Vous avez dit : « Si Dieu n’avait pas créé, on ne pourrait pas conclure à une communication interpersonnelle en Dieu ». C’est l’évidence même : Si pas de création, donc pas d’homme, donc pas de conclusion philosophique, donc… pas de séminaire aujourd’hui… C’est une évidence purement formelle, vide de toute réalité. Vous avez peut-être voulu formuler la question suivante : « Si Dieu n’avait pas créé, la présence de la Trinité dans l’histoire du salut de l’humanité, sous la forme : « Dieu le Père, Dieu le Fils, et Dieu le Saint-Esprit » n’aurait eu aucune consistance. C’est aussi un truisme. Mais la question peut rebondir. En l’absence de la Trinité dans l’histoire de la création, Dieu serait-il encore trinitaire ? 206 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU En d’autres termes, la création est-elle la voie par laquelle Dieu s’accomplit comme Trinité de personnes ? Dieu aurait-il besoin de créer un monde et une humanité pour s’y incarner et y engendrer, comme il le prévoit de toute éternité, son Fils et avec lui y transmettre son Esprit et être ainsi « Dieu accompli en Trinité » ? Telle serait la question. Avant de chercher à y répondre, je me demanderai si elle a un « sens », si elle est possible effectivement comme question véritable et pas seulement comme question purement « verbale ». On peut encore « corser » cette question en lui joignant la question de Thomas d’Aquin : « Si l’homme n’avait pas péché, Dieu se serait-il incarné ? » Cette question de Thomas se comprend, car dans la théologie, on affirme souvent que Dieu s’est incarné pour sauver l’homme de son péché et de la damnation qui est sa conséquence, par son sacrifice sur la croix. Thomas d’Aquin se désolidarise d’une telle conception « sacrificielle » de l’incarnation. Il répond, en effet, à cette question je donne la formule latine, riche dans sa concision « Oui, Dieu se serait incarné, même sans le péché de l’homme, propter Dei bonitatem communicandam ». Ce qu’on peut traduire littéralement « à cause de la bonté de Dieu ‘‘devant’’ être communiquée ». L’adjectif verbal « communicandam » marque une obligation, voire ici une nécessité. Le sens passif de cet adjectif verbal ne peut indiquer d’autre agent de cette communication que Dieu même. Donc, le sens passif grammatical prend une tournure pronominale. On peut donc traduire : « à cause de la bonté de Dieu, bonté qui se doit de se communiquer » ou « à cause de ce que Dieu, étant la bonté même, ne peut pas ne pas se communiquer ». Si on continue, malgré tout, d’affirmer que le but de l’incarnation est le salut par le sacrifice de la croix, alors il faut aussi dire que Dieu avait besoin que l’homme commette le mal pour s’accomplir comme Dieu Trinité. On verse dans un abîme d’absurdités… On ne peut donc souscrire à la célèbre phrase de saint Augustin : « bienheureuse faute d’Adam, qui nous a valu un tel rédempteur ». C’est une exclamation d’admiration devant l’incarnation qui est complètement « déplacée », quand on y réfléchit. Laissons-là pour ce qu’elle est : un ébahissement littéraire devant le poupon de la crèche… Je reviens à votre objection. Plaçons-nous dans l’hypothèse d’une Trinité économique. Si Dieu a besoin de la création pour devenir Trinité, vous ne pouvez plus dire que Dieu avait le choix de créer ou de ne pas créer. C’est une nécessité et même une L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 207 nécessité qui le fait dépendre d’une réalité qui lui est extérieure. En d’autres termes, la liberté de Dieu n’est plus une liberté parfaite. Et ce Dieu n’est plus le Dieu qui est Dieu. Il est donc de loin préférable de dire que la Trinité des personnes en Dieu est une Trinité constitutive de l’essence divine : une Trinité ontologique. Dieu ne serait pas Dieu, s’il n’était pas Trinité de personnes. Reste, bien entendu, à préciser les rapports entre cette Trinité considérée en sa divinité et l’œuvre de cette Trinité dans l’histoire et au-delà de l’histoire pour le salut d’une humanité, sachant que celle-ci est affectée en son statut de créature de la possibilité de commettre le mal. Sur ce sujet je dirai que… LE MODERATEUR. – Il n’est pas nécessaire, Monsieur, d’aborder maintenant cette question. Le problème du mal est trop complexe. Mettons-le pour le moment entre parenthèses. Vous savez que cette procédure est une exigence méthodologique. On ne peut étudier la maladie d’un organe qu’à condition de savoir d’abord quel est son état de bonne santé… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Exactement… Toutefois, je voudrais ajouter quelques remarques sur la conception de la liberté que mon interlocuteur prête à Dieu. La perfection de la liberté ne réside pas dans la possibilité de choisir. Cette possibilité est la forme d’une liberté imparfaite, celle de l’homme. Mais pour l’homme lui-même, elle est lié à son aspect d’imperfection, non à son aspect de perfection. En effet, l’ambiguïté du choix est transcendée par la liberté de l’exigence éthique qui, ne pouvant faire l’objet d’aucun choix, ne peut être que « transgressée », dans le cas de la faute morale, précisément parce que la liberté humaine est imparfaite. Il ne convient donc pas de dire que Dieu peut « choisir » de créer ou de ne pas créer. Ce serait faire dépendre son activité créatrice, par quoi nous reconnaissons qu’il est transcendant, d’une forme de liberté uniquement propre à l’être fini en raison de sa finitude : la liberté de choix. Lorsque je dois choisir, je suis dans une situation de dépendance vis-à-vis des possibilités de choix qui me sont extérieures. Ce n’est pas le cas de Dieu. Quant à l’homme, s’il est évident que sa liberté s’exerce dans le cadre de choix multiples et hiérarchisés, l’orientation qu’il donne à son choix transcende la multiplicité des possibilités de choix lorsqu’elle concrétise, en exigence éthique, la « fidélité » de son action à son être. 208 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Dieu est libre absolument, car son action ne consiste qu’à être Dieu. La liberté d’un être, c’est d’être lui-même par lui-même en sa relationnalité constitutive. Dire que Dieu « choisit » ceci ou cela, choisit de faire ceci ou de ne pas le faire, créer en l’occurrence, c’est donc se laisser aller à une nouvelle forme d’anthropomorphisme psychologique et parler de Dieu en des termes voués à une impossibilité ontologique. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Il est bien difficile, pourtant, pour l’homme de comprendre la liberté autrement que sous la forme d’un choix. Il lui est donc spontané de parler de Dieu de la sorte. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Sans doute, mais il faut que l’homme se rende compte de cette difficulté... et qu’il se méfie et rectifie son langage spontané. Ce que l’homme pense spontanément, et qui correspond à sa psychologie et à ses actions humaines, n’est pas nécessairement transposable à Dieu sans correction… LE CHANOINE. – Pourtant toute la Bible parle des choix de Dieu. Il faut alors tout corriger… ? LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Rien n’est à corriger dans la Bible… Ce qu’il faut sans doute corriger c’est l’angle de lecture sous lequel on la comprend. Penser qu’il faut tout corriger, c’est toujours rester dans le même mauvais angle de lecture, le plan d’une lecture « objectivée », selon une mentalité empirique, qu’elle soit recouverte du manteau de la science historique, ou de celui de la dogmatique religieuse. La Bible charrie toute une série d’éléments qui peuvent, bien sûr, faire l’objet de multiples recherches scientifiques. C’est incontestable. Et ces recherches doivent être menées et prises en compte dans notre lecture. Mais la Bible est aussi et surtout le témoignage – un témoignage privilégié parmi d’autres – de la manière dont des hommes reçoivent, perçoivent, gardent en mémoire, comprennent, modifient leur compréhension et réinterprètent constamment l’action créatrice de Dieu envers eux, lorsqu’ils se placent instinctivement, parfois inconsciemment, sur le plan de cette conscience croyante, dont nous nous efforçons de comprendre rationnellement, peut-être pour la première fois, la nature et le fonctionnement, si je puis dire. L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 209 Dans le cheminement biblique, la conscience fiduciale humaine se met en place progressivement. Elle naît, se développe, s’égare, retrouve une bonne orientation, se bloque, repart et ne cesse de progresser en tâtonnant, puis plus méthodiquement, comme nous essayons aussi de le faire présentement. Nous nous inscrivons donc dans ce mouvement évolutif de la conscience fiduciale. Nous avons l’avenir devant nous… Prenons-en conscience… Cherchons à « croire vraiment », avec une conscience lucide de la bonne manière de « croire » et de la vérité de ce que nous croyons… ayant reconnu l’authenticité du Révélateur. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Ce qui veut dire que le développement progressivement affiné de la conscience de foi et l’évolution de l’idée monothéiste sont les eaux d’un même fleuve… ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est très exactement cela, cher collègue… LE CHANOINE. – Comment l’idée monothéiste continue-t-elle d’évoluer, si on tient compte maintenant de la conscience fiduciale, selon vos termes ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Conscience fiduciale et conception relationnelle de l’être ont aussi partie liée. Leur conjonction nous a aussi obligés à plus de précision dans l’usage des concepts d’unité et d’unicité. Ils changent de signification selon le « lieu ontologique » auquel on les applique. C’est par l’idée rationnelle de l’unicité de Dieu dans l’unicité d’une communication d’être entre plusieurs que se voit affirmée sa transcendance absolue. Cette transcendance, disais-je, avait d’abord été affirmée, bien que maladroitement, par des divinités intermédiaires intercalées entre Dieu et l’humanité Elles signifiaient une « distance » en en remplissant l’intervalle. Les « anges », messagers entre Dieu et les hommes, jouent encore ce rôle primitif aujourd’hui dans les religions monothéistes. Ensuite, l’idée de création « ex nihilo » affirme encore cette transcendance par rapport à l’existence d’un « objet primordial informe » destiné à être façonné par un démiurge. Cette idée est illustrée par l’exemple d’une parole qui produit la réalité qu’elle nomme : « Dieu dit « lumière » et la lumière fut ». Cette parole 210 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU inverse, en effet, la relation de l’objet qui s’impose à nos sens et qui est ensuite nommé et éventuellement utilisé. Jusqu’à ce jour, et probablement pour le futur aussi, les hommes ne pourront pas donner de l’action créatrice de Dieu, une meilleure illustration que celle de cette parole qui fait exister ce qu’elle nomme. Toutefois, ne pourrait-on pas aller encore plus loin dans l’affirmation de l’indépendance de Dieu envers le monde ? Rien n’est plus facile que de parler ou de ne pas parler. Pour créer, il suffit à Dieu de « parler » ; de parler à sa façon bien sûr ; mais il pourrait très bien ne pas « parler » ; il pourrait très bien ne pas créer. La décision de créer ou de ne pas créer ne dépend que de lui et de personne d’autre. Pourrait-on concevoir plus haute transcendance que cela ? C’est selon son bon vouloir… Ainsi raisonne la pensée classique… Nous sommes là sur la crête des affirmations de la Transcendance divine que la pensée objective et psychologique de l’homme peut proposer. Les religions s’arrêtent sur cette frontière ?… Qu’en pensez-vous ? LE CHANOINE. – Vous voulez une réponse ? Eh bien ! Que les religions affirment la transcendance de Dieu… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Assurément ! Mais comment ? Les affirmations religieuses de la transcendance de Dieu s’expriment seulement dans la manière dont elles conçoivent le monde et l’homme, lui faisant adopter des attitudes de soumission, d’abaissement, de culpabilité, voire d’angoisse, de néantisation devant Dieu. Si Dieu le voulait, je disparaîtrais de l’existence, je serais néantisé. Nous voyons cela dans le Coran. Les ennemis de Dieu sont menacés d’anéantissement… Voulant affirmer la transcendance de Dieu en affirmant une précarité absolue de sa création, on introduit forcément en Dieu les schémas humains de notre liberté liée à la contingence des événements. En outre, la liberté de Dieu est souvent conçue comme un choix sans limite. « Dieu peut faire exister n’importe quoi, ou ne rien faire exister du tout », imagine-t-on… Nous sommes alors dans une impasse. La transcendance de Dieu est affectée des imperfections de la liberté humaine, comme nous avons eu l’occasion de le dire. Cette contradiction n’existait pas, lorsqu’on se représentait la transcendance dans des schémas objectifs de « distance », de « pouvoir absolu » sur les choses et de paroles souverainement « impératives ». Mais elle apparaît bel et bien quand la « pensée réflexive » vient se mêler à la discussion. On comprend que les philosophes ne soient pas L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 211 aimés des responsables religieux bloqués dans leurs représentations objectives… Dans le christianisme, avec le dogme de la Trinité, la transcendance de Dieu paraît, au premier abord, encore plus difficile à affirmer, surtout si, pour expliquer que Dieu est Trinité de personnes, on conçoit une solution qui contraint Dieu à faire un détour par la création pour s’accomplir comme Trinité. Aussi, beaucoup de chrétiens souhaiteraient voir ce dogme tomber aux oubliettes… Eh bien non ! Car c’est dans une juste compréhension de ce dogme que réside la véritable et la plus haute affirmation de la transcendance divine en même temps que le fondement de notre foi en Dieu et en sa révélation. LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – À ce sujet, je voudrais vous faire part de mon embarras… Un embarras qui est un écho de l’embarras de mes grands enfants. Je vous dis d’abord ce qu’ils comprennent de l’enseignement qu’ils reçoivent. Je ne dis pas que c’est ce qu’on leur enseigne, mais ce qu’ils comprennent dans les aumôneries de facultés, les cercles bibliques ou cafés théologiques (où ils s’amusent beaucoup), les homélies, les articles de journaux et même les formules liturgiques. Pour eux, Dieu le Père, c’est le Dieu de l’Ancien Testament. Il est le créateur. Dieu le Fils, c’est le Dieu du Nouveau Testament. Dieu a investi un homme Jésus, qui est ainsi son fils depuis sa conception miraculeuse, pour le conduire à la mort. Tantôt sa mort est présentée comme un sacrifice de rédemption de nos péchés, tantôt c’est un témoignage de la bonté de ce Dieu qui l’a investi. On ne sait plus très bien… Et Dieu le Saint-Esprit, c’est toujours ce même Dieu qui guide, inspire l’Église. Théoriquement on dit qu’il inspire tous les hommes, femmes y compris…, mais manifestement il inspire surtout le clergé et sa hiérarchie… Bref pour eux, la Trinité c’est une même personne, Dieu, selon trois rôles ou trois fonctions successives qui deviennent ensuite permanentes, l’une à la suite des autres. Ces fonctions, Dieu les avait programmées depuis toujours dans sa grande sagesse. Dieu est donc à la fois créateur, puis rédempteur et enfin rassembleur de l’humanité dans son amour. Voilà ce que mes enfants comprennent… Ils trouvent en cela une certaine synthèse pour se situer dans le monde. Ils ne critiquent pas trop,… sauf mon aîné qui trouve cela un peu « débile ». Passe encore pour le rôle de Dieu dans la création, mais pour son rôle de rédempteur et de rassembleur… c’est le scepticisme… « Si c’est pas raté… il y a encore beaucoup de chemin à faire… » dit-il. 212 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Personnellement, cela me semble plus une sorte de philosophie de l’histoire, d’un point de vue théologique, que la réalité d’une révélation. Mes fils perçoivent ce discours comme une sorte de « marxisme chrétien », tandis que le marxisme représente pour eux une sorte de messianisme sans Dieu. Le « grand soir » avec ou sans Dieu ? Témoigner de l’un ou de l’autre ? S’engager pour l’un ou pour l’autre, dans des « manifs » ou dans des processions et cultes religieux… Voilà ! LE MODERATEUR. – Qui veut réagir à ce témoignage ? Faut-il voir dans cette simplification du dogme chrétien, une façon de « botter en touche » de la part d’un certain clergé. Un souci de « dialogue » avec le judaïsme et l’islam ne les conduit-il pas à éliminer ce dogme central et celui de l’incarnation ? LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. Si c’était le cas, ce serait une véritable régression théologique… Mais je ne le pense pas. C’est plutôt le résultat d’une paresse intellectuelle aujourd’hui dans l’Église, ou encore l’absence d’une véritable recherche théologique par crainte des tendances conservatrices… Des innovations en ce domaine risquent de secouer les bases théoriques de l’administration de l’Église. Celle-ci, qu’on le veuille ou non, est basée sur un modèle de société inspiré des principes de la philosophie classique et obéit à l’idéal de l’unité indivise, d’où sa structure hiérarchique, avec à son sommet une « seule » personne… Une vision de l’Église témoignant de la Trinité avec une autorité structurée « relationnellement » n’est pas pour demain. Pourtant, à en juger d’après le témoignage de Paul, la toute primitive Église avait à sa tête une triade. Il dit avoir rencontré les colonnes de l’Église : Jacques, le frère cadet de Jésus, témoin de sa tradition familiale, Pierre, le chef des Douze, témoin eschatologique des douze tribus de son peuple, et Jean, ami personnel et interlocuteur de confiance de Jésus, témoin de sa « divinité » en raison de ses liens sacerdotaux avec le Temple. L’histoire politique et religieuse n’a laissé subsister que la structure « apostolique », organisée selon le schéma unitaire de l’empire romain, avec ses gouverneurs régionaux et son empereur à sa tête, à Rome. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Il serait quand même important que la religion chrétienne parvienne à affirmer clairement et de façon cohérente la transcendance divine de Dieu, tout en y voyant la possibilité de son œuvre de création et de salut de l’humanité. L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 213 QUEL MONOTHEISME ? UN DIEU INDIVIDU OU UN MONOTHEISME INTERPERSONNEL ? LE CHANOINE. – Comment ? Je voudrais connaître la fin de la réponse à ma question sur l’évolution du monothéisme. L’AUTRE PHILOSOPHE. – J’y suis tout disposé,… mais vous voyez vous-même que l’évolution de l’idée monothéiste d’un Dieu créateur soulève beaucoup de questions latérales… L’idée monothéiste d’un Dieu non créateur, comme celle d’Aristote, ne soulève pas tant de problèmes. Mais elle en soulève d’autres quant à la compréhension de l’homme et du monde. Et ces difficultés nous ramèneraient nécessairement à celles d’un Dieu créateur. Il nous faut donc aller jusqu’au bout de notre réflexion… LE CHANOINE. – Allez-y… L’AUTRE PHILOSOPHE. Il faut donc affirmer que Dieu, pour être Amour, Bonté, Communication, Don, Élan de vie, Fidélité, Générosité, est en lui-même indépendant de « l’hypothèse » d’un acte créateur, qu’il n’est pas tenu de trancher un « choix » entre créer ou ne pas créer des êtres finis. De plus, il n’a pas besoin d’un détour dans le devenir de l’Histoire pour être Dieu Trinité, ainsi que pouvait le concevoir Hegel, qui voulait synthétiser l’être et le devenir de l’être en une « unité spéculative » ultime. Cette unité est de nature ontologique relationnelle. Dieu est en lui-même pouvoir et acte de faire être de l’Infini à l’Infini et de l’Infini au Fini. Il est en perfection infinie communication d’être en lui-même. Communication d’être en un infini de perfection, Dieu est donc aussi en capacité absolument libre, au-delà de toute ambivalence d’un choix, de créer en vertu de sa seule fidélité à lui-même, sans être tenu d’orienter un quelconque choix qui introduirait en lui une limitation. Dieu est donc un créateur absolument libre, parce qu’il est Trinité d’amour, de bonté, de communication d’être, de don de vie. Il est créateur, parce qu’il existe en lui-même en une unité vivante de relation : l’Un, l’Autre et le Tiers. J’espère, Monsieur le Chanoine, que j’ai répondu à votre question et montré que la reconnaissance de la transcendance de Dieu 214 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU ne consiste pas à refuser de parler de lui, en refusant de poser des questions à son sujet ou en affirmant qu’il est le Tout Autre, dont on ne peut rien dire… C’est là la conduite du serviteur qui reçoit un « talent » de son maître et qui va l’enfouir… Ce sont des attitudes de paresse intellectuelle et de manque de courage… En affirmant la relationnalité de Dieu, nous reconnaissons aussi combien il nous est impossible d’en faire une quelconque expérience, d’en avoir une quelconque forme de connaissance autre que celle de notre fiducialité entre personnes humaines et avec Dieu. LE CHANOINE. – Merci bien. Je reconsidérerai tout cela avec intérêt… LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Vous avez dit en passant, je pense, que le mystère trinitaire était aussi le fondement de la foi. Qu’entendez-vous par là ? Voulez-vous dire que ce dogme est le cœur même de la foi catholique ? Si on enlevait de la doctrine catholique le dogme de la Trinité et celui de l’Incarnation, autrement dit, de la divinité de Jésus, il n’y aurait plus de foi chrétienne. Il y aurait à la limite une variante du judaïsme, une sorte de judaïsme pour les Païens, un judaïsme au rabais avec des règles moins exigeantes, comme le pensent un certain nombre de Juifs, souvent bien disposés par ailleurs envers les Chrétiens, avec lesquels ils dialoguent. Qu’en dites-vous ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Il y a plusieurs questions dans votre demande. Je prendrai d’abord les questions auxquelles je ne veux pas répondre, parce que ma réponse n’aurait aucune valeur pour ceux qui seraient concernés. Vous êtes professeur de théologie, professeur en quelque sorte assermenté de l’Église catholique. À ce titre, vous pouvez être consultant de différentes commissions qui se préoccupent des rapports officiels entre l’Église catholique et les autorités officielles homologues du judaïsme. Aux questions qu’elles se posent, c’est à leurs membres de répondre. Personnellement, je suis philosophe et croyant en Dieu tel que je comprends qu’il se révèle en Jésus, grâce aux témoignages que je rencontre dans l’Église catholique, dans d’autres Églises aussi et également en dehors des Églises, témoignages que j’interprète à la lumière de la philosophie que je m’efforce d’élaborer le plus rationnellement possible. Vous avez pu le remarquer… Mais je ne suis en rien assermenté à une quelconque autorité religieuse. Si la compréhension que j’ai de ma foi concorde avec une doctrine de foi de tel ou tel groupe, tant mieux. Il n’y aura pas L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 215 tension… Je me sentirai même en « communion de foi ». Mais ce n’est pas cet accord qui me conforterait dans ma foi, pas plus que des désaccords ne m’ébranleraient… Je crois donc en Jésus, qui est né juif, qui était de culture juive, qui pratiquait le judaïsme selon les modalités de son temps, qui est mort en juif, à propos duquel les témoignages sont essentiellement des témoignages de Juifs. Ces témoignages furent transmis ensuite par des non-Juifs, qui ici ou là y ont laissé des traces non-juives, qui tombèrent dans le champ conflictuel des passions humaines. Témoignages qui furent aussi lus et compris dans une autre culture que leur culture d’origine, la culture grecque dont nous avons déjà parlé, tandis qu’ils furent écartés et rejetés des lectures officielles et publiques des Juifs. Mais, d’après ces témoignages, acceptés, d’une part, et rejetés, d’autre part, indépendamment des tensions conflictuelles ce qui n’est pas indifférent pour leur signification cet homme juif n’était pas qu’homme. Et il n’est pas non plus sans signification que le fait qu’il n’était pas qu’homme se soit manifesté par rapport à son humanité juive. Je réponds maintenant à vos autres questions. Sans la Trinité et sans l’Incarnation il n’y aurait plus de foi chrétienne ? Cela me paraît évident. C’est l’essentiel. Tout le reste de la doctrine ne prend son sens que par rapport à ces deux affirmations centrales. Tout le reste, sans ces deux affirmations centrales ne seraient plus qu’affaire de goût ou d’options à la carte…, éventuellement carte d’affiliation à tel ou tel groupe… Nous ne serions plus dans l’ordre de la foi authentique, de la fiducialité, mais dans l’ordre d’une appartenance sociale à un groupement religieux. Bref, dans l’ordre des christianismes sociologiques, si cette expression pouvait encore avoir un sens… Mais quand je dis que la Trinité est le fondement de la foi, je ne reste pas sur le plan de la doctrine de foi. En tant que croyant rationnel, je me situe sur le plan ontologique de la fiducialité. Le Dieu trinitaire est la condition absolument requise pour fonder la réalité des relations fiduciales humaines, autant pour assurer l’existence d’un Révélateur, que celle d’un Croyant humain. Si, au début de nos rencontres, je soutenais la priorité de l’analyse réflexive d’une conscience de foi pour apprécier la validité d’un discours de révélation et ne pas être dupe d’une pseudo-révélation, c’est parce que nous étions dans l’ordre de la connaissance. Maintenant, nous parlons d’un point de vue ontologique. Il s’agit de comprendre ce qui fonde dans l’être cette conscience fiduciale. Nous sommes dans l’ordre ontologique. Nous avons fait ce passage d’une analyse de l’ordre du connaître à une analyse de l’ordre de l’être quand nous nous 216 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU sommes interrogés sur la réalité que pouvait recouvrir notre idée de Dieu, à travers l’évolution du monothéisme. Nous avons aussi fait ce passage, rapidement, sans doute, toutes les fois que nous disions que la structure de l’ordre du connaître devait se fonder sur la structure de l’ordre de l’être. LE MODERATEUR. – Pourriez-vous alors, pour répondre complètement à la question d’un responsable de la formation du clergé, faire une petite synthèse de votre conception de la Trinité en tant qu’elle est le fondement de la capacité naturelle de croire en l’homme ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est, en effet, le concept et l’affirmation d’une relationnalité interpersonnelle en Dieu qui nous permettent de comprendre ce qu’est l’acte de révélation et l’acte de foi. Ils sont identiques dans leur réalité avec l’acte de création et celui-ci n’est possible que parce que Dieu est en lui-même Communication d’être. LE MODERATEUR. – Pourriez-vous expliquer davantage votre thèse, s’il vous plaît… UN MONOTHEISME INTERPERSONNEL POUR COMPRENDRE LA POSSIBILITE DE LA CREATION ET DE LA REVELATION L’AUTRE PHILOSOPHE. – En créant des êtres conscients dans le monde matériel, Dieu manifeste en dehors de lui qu’il est en lui-même communication d’être. Il « se révèle »…, sur un double plan relationnel : a) il révèle ce qu’il est en lui-même à celui qu’il crée, dans l’acte où il le crée, et b) en même temps il révèle ce qu’il est pour celui qu’il crée. Il ne se manifeste pas à des êtres préexistants. Sa manifestation en serait dépendante. Il n’est pas un démiurge révélateur. Cette imagination n’est que la transposition de la situation humaine de celui qui dit : « À toi, je te dis que… » Comme il crée « ex nihilo », il se manifeste « ad nihilum ». Cela signifie qu’il ne se manifeste qu’à son œuvre et qu’en son œuvre et à « rien d’autre » ni dans rien d’autre, tout comme il n’a besoin de « rien d’autre » pour son œuvre. Il s’agit donc d’une révélation immanente en l’être créé, qui constitue celui-ci, selon sa « qualité de conscience », en « être fiducial ». Conscient d’être en sa réalité humaine ce que Dieu L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 217 manifeste de lui-même en tant que Dieu, pour lui en tant qu’ homme, l’homme se reçoit en étant par le fait même accueil de cette révélation qu’il est. Il est donc constitué en « croyant ». Être créé par un Dieu qui n’est pas un « artisan », mais qui est un Dieu en une relationnalité « familiale », c’est par le fait même être créé en statut de fiducialité. Inversement, si nous reconnaissons notre fiducialité constitutive, nous reconnaissons que nous sommes créés par un Dieu trinitairement personnel. Nous sommes ainsi en présence d’une œuvre de transcendance absolue. La « fiducialité » naturelle, constitutive de la conscience humaine et non un prétendu « don » surajouté, est l’affirmation en acte de la transcendance absolue de Dieu, dans son absolue proximité avec l’homme. LE MODERATEUR, historien de la philosophie. –Votre analyse étant philosophique, bien que dans un contexte religieux, serait donc valable pour tout homme, en dehors d’une adhésion à une religion particulière, le christianisme en l’occurrence. Vous vous situez donc sur le plan de ce qu’on pourrait appeler : la religion naturelle. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je pourrais répondre par l’affirmative. Mais je crains qu’il n’y ait maldonne. Parler de « religion naturelle », c’est se situer, sur le plan de l’histoire et de la culture. Nous sommes dans un ordre de phénomènes objectifs. Qu’est-ce qu’une « religion naturelle » pour les historiens et les sociologues des religions ? La religiosité ? Je ne sais, sauf qu’ils la cherchent du côté des religions primitives… Je ne me situe pas sur le plan de l’étude des religions, ni sur le plan de la théologie d’une religion particulière, le christianisme en l’occurrence. Je me situe sur le plan de l’analyse réflexive de la conscience humaine en tant que telle, dans sa dimension fiduciale. Que l’homme en tant que fiducial s’exprime, se développe, évolue, recule, progresse en donnant corps aux « religions », c’est exact. Vous savez que l’homme en tant qu’il est naturellement et constitutivement philosophe s’exprime et se construit de même dans les œuvres et les courants philosophiques. Les écoles philosophiques sont à la pensée réflexive ce que les religions sont à la conscience fiduciale. LE MODERATEUR, historien de la philosophie. – Mais je peux estimer que tel ou tel philosophe exprime mieux et avec plus de vérité que tel ou tel autre les réalités premières et fondamentales de l’existence humaine. 218 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est exact ! Vous êtes alors plus qu’un historien ; vous devenez philosophe au contact de ceux que vous étudiez… LE MODERATEUR. Bien ! Vous êtes philosophe de la conscience fiduciale, ditesvous, et croyant. Bien ! Si vous vous faites, en sens inverse de moi, un peu historien ou théologien des religions, laquelle d’après vous, aurait donné la meilleure expression, ou du moins l’expression la plus proche, de la réalité de la conscience fiduciale telle que vous la concevez ? En d’autres mots, en quelle religion reconnaîtriez-vous la concrétisation la plus réussie, si je puis dire, de votre analyse philosophique ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vous me posez là une question un peu… Comment dire ? LE MODERATEUR. – un peu indiscrète ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Non, pas tout à fait… un peu intime… disons,… comme si vous me demandiez si j’aime mon épouse… Je vous répondrai : « Bien sûr, je l’aime ». L’amour conjugal est une relation de fiducialité privilégiée de l’existence humaine, à l’image de la fiducialité éternelle qui est Dieu même. Je réponds donc à votre question… Au niveau de mon analyse de la fiducialité naturelle et universelle de la conscience, et en me limitant à ce niveau, c’est le judaïsme qui en est la meilleure réalisation historique. Il l’a été et il l’est toujours. Voilà ma réponse. LE MODERATEUR. – Bien ! Merci ! Ça ne se discute pas. Pas plus que le fait que vous aimez votre femme… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Oui, mais, je n’ai pas terminé mon analyse de la fiducialité ! Je dois aussi vous dire que ma femme et moi, avons cinq enfants et qu’ils ont des enfants aussi… Alors, Dieu et le peuple juif qui s’aiment ont aussi une descendance... Il s’agit de Jésus. Et comme il est œuvre de Dieu, il est aussi révélation de Dieu et je suis croyant en cette révélation… LE PREMIER PHILOSOPHE, questionnant avec stupéfaction… – Et vous avez aussi une analyse philosophique pour cette révélation là ? L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 219 L’AUTRE PHILOSOPHE. – Une analyse philosophique qui me permettrait de croire en Jésus, cet homme qui vécut il y a deux millénaires ? Non. Je n’en ai pas… C’est impossible qu’il y en ait une. Le philosophe ne peut déduire aucun événement de l’histoire à partir des nécessités constitutives de son être. Mais il peut reconnaître parmi ces nécessités, un désir qui parcourt tout son être… un désir permanent et un désir qui est au fond de chaque homme… un désir qui est une attente interrogative envers Dieu… un désir qui sourd des insuffisances de son élan fiducial et de la possibilité du mal qui s’y glisse… oui, un tel désir le philosophe peut le déceler… LE PSYCHANALYSTE. – Un désir de quoi ? L’EXIGENCE D’UN ACCOMPLISSEMENT PARFAIT DE L’OBLIGATION MORALEOU LE DESIR MESSIANIQUE D’ETRE LIBERE DU MAL L’AUTRE PHILOSOPHE. – Un désir de vivre sans faute, sans échec, sans sadisme, sans masochisme, sans trahir, sans être trahi, sans s’entredétruire réciproquement dans notre relationnalité fiduciale envers autrui et envers Dieu. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Vous voulez dire vivre une communion de relations parfaites libérées du mal ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Exactement. Un désir d’être libérés du mal,… du mal inhérent à notre être fini. Un mal que nous faisons envers les autres et que nous subissons de leur part. Un mal que nous ne sommes pas capables, absolument pas capables de rendre impossible, même quand nous agissons bien, même quand nous faisons tout notre possible… Je voudrais que vous donniez aux mots « capable, possible et impossible » toute leur force philosophique réflexive, et pas seulement une signification psychologique conventionnelle. Et pourtant, nous comprenons que, dans la relation fiduciale de création, le pôle de la perfection fiduciale est du côté de Dieu et le pôle d’imperfection est du nôtre. En outre, comme la relation fiduciale requiert en quelque sorte la plus grande égalité possible entre les « af-fidés », entre les 220 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU êtres en « alliance ontologique fiduciale », nous questionnons Dieu sur cette inégalité que le mal, interne à sa création, met en nous… Certes, nous ne reprochons à Dieu aucun mal… C’est nous qui le faisons… Mais la possibilité de faire le mal, de « nous mal faire » est bel et bien dans sa création… Dieu peut-il arrêter son œuvre de don de lui-même à ce stade ?… LE CHANOINE. – Mais c’est notre liberté… Dieu nous crée libres… Nous pouvons choisir de faire le mal ou de faire le bien… Dieu respecte notre liberté… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Ah… Je ne m’attendais plus à cette objection… Mais elle revient… Et c’est toujours la même bévue psychologique sur la liberté, sur la liberté de l’homme et pire encore sur la liberté de Dieu… Excusez-moi, Monsieur le Chanoine, mais les hommes d’Église sont parfois décourageants pour les philosophes… LE CHANOINE. – Il y a aussi d’autres philosophes pour vous contester et vous décourager… L’AUTRE PHILOSOPHE. Bon ! Faisons taire nos émotions… Votre dernière remarque est juste, très juste… puisqu’il y a, pour me décourager, tous les philosophes classiques… ceux dont l’esprit est dominé par l’idéal despotique de l’unité indivise… Mais revenons au sujet. Quant à la liberté… L’homme s’accomplit comme sujet libre lorsque les possibilités objectives d’un choix le lui permettent, tantôt plus, tantôt moins. Entre le bien et le mal il n’y a qu’un choix verbal, pas une alternative réelle, car le mal n’est pas « à choisir ». Il y a pour l’homme obligation à faire le bien, nécessité intérieure libre à se bien faire. Il y a d’autant plus de liberté qu’il y a élan de tout l’être à faire le bien sans la moindre hésitation, disait pourtant Descartes. La liberté est parfaite lorsqu’il y a impossibilité de faire le mal. C’est le cas de Dieu. La finitude de l’homme créé comporte cette imperfection de la liberté qu’est la possibilité de faire le mal, malgré l’élan de l’exigence éthique à nous accomplir selon nos relations constitutives. Toutefois cette possibilité de faire le mal n’existe qu’en dépendance de l’élan éthique fiducial et subordonnée à lui. L’élan éthique fiducial, exigence d’amour, existe par lui-même, si l’on peut dire ; la possibilité du mal n’existe pas par elle-même. Elle n’est que son « imperfection » en la création présente. L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 221 L’INFIRMIERE. – Mais à la présence de ce mal, l’homme ne peut se résigner, même maintenant, même quand il s’agit d’un mal, disons « naturel » comme la maladie… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Il est donc logique et naturel que s’éveille en l’humanité, un désir d’être libérés du mal, d’être libérés des mauvais choix, de la possibilité de mal choisir… de cette capacité inhérente à notre statut de créature de se mal faire… ainsi que des obstacles matériels, corporels à notre liberté… La réalisation de ce désir nous est, pourtant, radicalement impossible, non par mauvaise volonté, mais par radicale impuissance de notre bonne volonté en notre état ontologique présent de créature en ce monde. Il est donc naturel que dans le dynamisme de notre conscience fiduciale, nous nous adressions à Dieu. Désir, donc, de salut pour tous, désir que Dieu soit sauveur de toute l’humanité… C’est plus qu’un désir psychologique de bonheur, qu’une aspiration sociale de paix, c’est un désir ontologique qui, sous-tendant ces désirs partiels et limités, va bien au-delà d’eux. LE MODERATEUR, historien de la philosophie. – Je vous pose à nouveau la même question. Quelle est selon vous la culture qui a le mieux laissé émerger, sous différents visages, ce désir de libération complète du mal, jusqu’à l’éradication de la possibilité même de le commettre ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vous en devinez la réponse, puisque ce sera aussi la même que tout à l’heure. C’est le désir messianique, né dans le contexte de la foi religieuse juive. L’expression de ce désir est juive, située dans le temps et l’espace, mais la nature de ce désir est humaine, universellement humaine, même dans les cultures où il n’émerge pas, ou plutôt où il n’a pas encore émergé, mais où il est inscrit au cœur de chaque homme. On en voit même une trace chez Aristote qui fonde son éthique sur le désir de bonheur : « Tout homme désire être heureux ». LE PREMIER PHILOSOPHE. – Alors comme philosophe, comment concevez-vous la réalisation de ce désir ? Cette réalisation est impossible par l’homme, avez-vous dit. Elle ne peut être alors accomplie que par Dieu. Avez-vous comme philosophe des informations sur la manière d’agir de Dieu ? J’aimerais savoir… 222 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU POUR UNE REVELATION EN FAVEUR DE SA CREATION DIEU AGIT EN CONTINUITE AVEC LA MANIERE DONT IL SE REVELE EN CREANT L’AUTRE PHILOSOPHE. – J’ai les mêmes informations que vous, cher collègue… Elles sont rationnelles et à votre portée. Je ne vous apprends rien que vous ne puissiez connaître vous-même. Ce sont celles que Dieu me donne…, que Dieu vous donne dans l’œuvre révélatrice de sa création. J’ai essayé de montrer que la première révélation de Dieu pour l’homme, c’était la réalité même de l’homme en tant qu’il se reconnaît comme créé par Dieu, Dieu qui ainsi s’engage librement pour l’homme et son bonheur. Dieu se révèle dans la réalité de l’homme. L’homme n’est pas un « contenant » recevant la révélation ; il est par identité cette révélation. L’information que j’en tire est simple. « Dieu ne se révèle que par identification de sa révélation avec la réalité d’une personne ». Si Dieu répond au désir messianique de l’homme, il ne peut le faire que selon la manière divine d’agir qui lui est propre : par la réalité personnelle d’un homme. Son action ne peut être un discours ni un langage. Elle ne peut être que la réalité d’une personne et de sa vie. Celle-ci, consciente de sa réalité personnelle, dit ensuite ce qu’est cette révélation qu’elle est, selon les conditions spatio-temporelles de l’existence humaine. L’ordonnancement et l’articulation d’une révélation transcendante est donc dans la ligne de la structure de la créationrévélation. Tout le reste est imagination psychologique, dont la part de vérité consiste à être un effort maladroit pour exprimer dans le cours de l’histoire notre situation ontologique de créature. Effort maladroit qui devient erreur et mensonge, quand il est pris littéralement pour notre situation ontologique même. Alors, au royaume des aveugles, les borgnes sont rois… LE PREMIER PHILOSOPHE. – Sans doute,… mais lorsque l’homme prend conscience de ce désir d’un Dieu sauveur, il n’est plus dans l’instant premier de sa création, si je puis dire. Bien que la création de Dieu soit permanente, elle a dépassé le moment de la « mise au point » de l’homme. Comment Dieu peut-il répondre à un homme qu’il ne doit plus « ajuster » à l’existence, sans changer quelque chose dans son acte créateur ou par rapport à lui ? L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 223 L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je pense que vous posez maintenant la bonne question ! On doit, pour être clair, parler maintenant d’une « révélation transcendante ». Elle s’accomplit par communication d’être, toujours par « immanence d’une œuvre divine », — au sens actif du terme, bien entendu, comme pour la création —, mais cette fois, par communication d’être personnelle en mesure divine, à un homme conscient, pleinement constitué en fiducialité humaine créée. LE MODERATEUR, historien de la philosophie. – Et cette déduction philosophique a dans l’histoire le visage concret de la personne de Jésus ! Visage que vous ne pouvez pas « déduire » bien entendu. Mais vous comprenez ce visage dans la perspective de votre déduction…Est-ce cela ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est cela. Mais pour qu’il n’y ait pas de méprise, je tiens à rappeler que dans l’évolution de ma recherche philosophique, disons, sur le plan psycho-historique, j’ai d’abord été nourri intellectuellement du catéchisme et de l’enseignement de l’Église catholique touchant la personne de Jésus. Et c’est en réfléchissant sur cet enseignement et sur les impasses en lesquelles je me voyais engagé, que j’ai repris à la base la question de Jésus. Il ne faudrait donc pas penser trouver, dans la culture juive antérieure ou contemporaine de Jésus, les formes d’une analyse théorique comme celle que je fais en philosophe, en utilisant la méthode kantienne réflexive et transcendantale, mais après vingt siècles d’interrogations chrétiennes et trente de judaïsme. Mais ma réflexion philosophique me permet de reconnaître que c’est bien un désir messianique de ce genre qui germait, si je puis dire, et bourgeonnait dans la culture « fiduciale » du peuple juif, sur le terreau, très agité par ailleurs, de sa vie sociale et politique. Je pense aussi qu’il faut une réflexion de ce genre pour comprendre ce désir profond et sa nature et que si un historien n’a pas ce fil conducteur, il passe à côté de la réalité profonde du peuple d’Israël. C’est aussi dans le milieu juif de Jésus que ce désir approchait au mieux de son essence pure, puisque c’est en cet homme Jésus que Dieu a donné sa réponse, une réponse dans la ligne de sa création, une création qui dévoile son intelligibilité dans la réflexion philosophique. 224 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Vous estimeriez alors que c’est le christianisme qui est la forme historique de la révélation de Dieu, en réponse au désir messianique universel ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Votre question m’embarrasse beaucoup… Je ne peux y répondre, car je ne peux l’accepter… LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Excusez-moi… Mais pourquoi ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je suis embarrassé, mais pas surpris… Vous êtes surpris mais pas embarrassé… Mais parlons franchement tous les deux… car nous sommes tous les deux attachés, très attachés à la personne de Jésus. Jésus était juif. Il n’a jamais été chrétien, bien qu’il soit à la source du christianisme. Dans l’histoire, en réponse à un désir messianique, Dieu ne s’est pas révélé sauveur en un homme chrétien, mais en un homme juif. La raison en est simple. C’est dans le judaïsme que ce désir avait trouvé sa forme concrète « nécessaire et suffisante » je ne dis pas « parfaite ». Mais Dieu n’attend pas que nous fassions quelque chose de parfait pour que sa réponse à ce désir soit entendue. N’a-t-il pas inscrit lui-même ce désir dans sa création ou révélation première, immanente en notre être ? On peut même imaginer mais ce n’est que de la psychologie humaine qu’il est plus pressé de nous répondre que nous de trouver la bonne question pour lui exprimer notre désir d’une délivrance de tout mal… C’est que son intention est si forte de réaliser la réponse, qu’il passe à l’action avant que nous ne nous posions correctement la question. Il se contente de questions maladroites… Comme un professeur, praticien d’une pédagogie active, qui cherche à amener ses élèves à poser les bonnes questions en sa discipline, pour pouvoir leur donner la bonne réponse. Mais qui parfois est obligé de se contenter de questions approximatives, mais indispensables, et de passer cependant à l’exposé de la réponse. Et la réponse de Dieu fut effectivement entendue par des Juifs. Elle ne fut pas entendue par tous les Juifs. Pour la plupart, ils construisent leur identité dans la foi au Créateur, foi qui culmine dans le désir messianique. Ils continuent donc de témoigner de cette condition nécessaire et suffisante pour accueillir le Dieu L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 225 sauveur et son salut en une relation fiduciale. Ce témoignage est important car, malgré sans doute ses propres insuffisances, il nous met en garde contre des interprétations erronées du salut de Dieu. À la suite de ces Juifs qui ont reconnu la révélation du salut de Dieu, des non-Juifs, en foule considérable, témoignent de la révélation de ce salut accomplie en la personne de Jésus. Pour parler objectivement il convient de parler de la « révélation évangélique » et non de la révélation chrétienne. On peut parler d’une « foi chrétienne » en la révélation évangélique. LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Puisqu’il y a une telle unité dans l’œuvre de Dieu entre la fiducialité humaine, en sa forme historique juive et la personne de Jésus, à la source du christianisme, comment expliquez-vous l’éclatement, dans l’ordre de la prise de conscience humaine et historique de l’œuvre de Dieu, entre le judaïsme et le christianisme ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – La réception humaine de cette révélation transcendante souffre de la même imperfection que la révélation de Dieu en sa création. Elle doit donc être aussi libérée de cette imperfection ; et elle sera selon la manière dont Dieu révèle la réalisation de la libération de tout mal en la personne de Jésus. En attendant, demeure présentement l’exigence éthique de chercher la vérité du Dieu « qui se révèle ». Pour le chrétien, la révélation du salut en une résurrection justificatrice renforce cette exigence. Théoriquement à ce sujet, il y a deux questions à poser. Mais ce n’est pas à moi à les poser en tant que questions existentielles de fiducialité. Les Juifs ont à en poser une, les Chrétiens l’autre. Mais elles sont corrélatives l’une de l’autre, puisque la révélation transcendante de Dieu s’est accomplie en la conscience juive de sa révélation immanente. Les Chrétiens : « Est-ce que nous comprenons correctement la révélation de Dieu en Jésus, en accord avec la foi juive et son désir messianique, lesquels ont attendu et accueilli sa révélation ? ». Cette révélation du salut de Dieu est identique avec la personne de Jésus . En effet, une « parole » révélatrice de Dieu est une réalité personnelle, une personne dans sa réalité, comme pour la révélation immanente de Dieu, identique avec la réalité humaine. Les Juifs : « Est-ce que notre compréhension de la révélation de Dieu dans notre existence présente est vraiment correcte et notre désir messianique est-il suffisamment bien compris 226 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU aujourd’hui, comme il le fut peut-être par certains des nôtres qui ont accueilli en Jésus une réponse qu’ils estimaient venir de l’Éternel, et qu’il nous faut examiner sérieusement ? LE THEOLOGIEN EXEGETE. – J’avais effectivement mal posé ma question précédente, car je suis pour l’essentiel d’accord avec vous, y compris pour les ouvertures méthodologiques antérieures… Je vous l’ai dit. J’aurais dû formuler ainsi ma question. « Est-ce que le christianisme est la forme historique de la compréhension humaine de la révélation de Dieu en Jésus, connue par les témoignages évangéliques ? » L’AUTRE PHILOSOPHE. – Ma réponse sera bien sûr affirmative. Mais comme le christianisme est une compréhension humaine, notre compréhension chrétienne est susceptible de s’améliorer… Puissent nos discussions contribuer à ce progrès… LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Quelles réflexions philosophiques faites-vous sur cette révélation évangélique, qui nous permettraient éventuellement de mieux comprendre les témoignages du Nouveau Testament, en orientant la critique des textes ? L’AUTRE PHILOSOPHE. Ma réponse va mêler un peu philosophie et théologie. J’espère que vous vous y retrouverez quand même… Je reprends mes idées quelque peu en amont des dernières interventions… Il est, en effet, important de bien comprendre qu’une « révélation » de Dieu est toujours une « réalité » et non un « discours », même si l’homme traduit le sens de cette réalité en un « discours », qu’il a tendance à attribuer à Dieu. Le faire et le penser « en fondamentaliste » est alors une erreur pure et simple. La création ne serait pas un acte de « révélation » de Dieu, si Dieu créait seulement des choses matérielles non connaissantes et non conscientes. Elles ne seraient qu’un « reflet », combien pâle, de Dieu. Mais pour qui ? Elles seraient sans signification. C’est comme si l’on pensait, en faisant abstraction de celui qui pense : « la réalité primordiale ( ?) avant le Big Bang a créé (produit), en explosant, l’univers ». Donner une valeur ontologique à une telle affirmation reviendrait à extrapoler irrationnellement la démarche scientifique expérimentale qui requiert que le savant ne doit pas interférer dans le phénomène qu’il étudie. Mais c’est l’homme qui fait la science de la réalité phénoménale… Et celle-ci n’est pas la réalité totale. Sur le plan L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 227 de l’être en général, le plan sur lequel se situe le philosophe, il faut que l’homme soit présent, et il l’est, pour que le monde matériel puisse être le chantre de la gloire de Dieu… La création est « révélation » de Dieu en tant qu’il crée des êtres « à son image », conscients de leur être et capables aussi de comprendre leur être comme « être créé », comme « être reçu », comme « êtres donnés à eux-mêmes ». Donc, en l’être de tels êtres, Dieu « se manifeste et se rend visible, c’est-à-dire présent à la conscience » dans la conscience que l’homme prend de son être en tant que « créé ». L’acte divin (considéré du point de vue de Dieu) de « révélation-création » pose, par le fait même, l’homme en une existence fiduciale. L’homme, lui, a conscience de l’action de Dieu comme « création-révélation ». Remarquez que j’inverse les termes « révélation » et « création » lorsque je parle du point de vue de l’homme. Dieu ne pose pas l’homme en l’existence comme une « chose », qui est simplement « là », simplement produite en statut d’objet portant la trace (les vestigia Dei) de son Auteur, certes, mais qui n’informerait personne. Un animal passe sur de la terre molle. Il y laisse une empreinte. Cette empreinte n’est qu’une modification de la surface du sol. Elle n’est une « trace » significative que pour le trappeur ou le chasseur. Le chasseur, lui, sait la signification de la « trace » qu’il laisse aussi sur le sol… Dieu crée l’homme. Il le fait « conscient de lui en relation aux autres dans le monde ». Il en fait donc un sujet capable de se reconnaître comme « créé » avec les autres dans le monde, comme étant en son humanité propre « donné à lui-même ». L’homme se sait ainsi le terme « en personne » d’un engagement absolu et absolument libre, pris par quelqu’un d’Autre, absolument transcendant, pour que lui avec les autres puissent exister. Bref, Dieu crée l’homme comme capable de reconnaître « réflexivement » la double dimension fiduciale de son être : envers les autres à « Son image », et avec les autres envers Lui. Cette reconnaissance réflexive de notre interpersonnalité fiduciale entraîne une adhésion — en exigence éthique de consentement à notre être — à cette révélation divine qui est notre réalité humaine propre. L’acte divin, créateur de notre être et révélateur de l’être du créateur, nous installe par le fait même dans le statut ontologique d’un être conscient créé comme « croyant ». L’homme est ainsi le récepteur conscient de cette communication d’être révélatrice du « Révélant » absolu. En me reconnaissant créé de cette manière, je crois « en Dieu », puisque je comprends que Dieu veut être « Dieu pour 228 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU moi », qu’il veut exister en lui-même pour que nous « soyons tous » en relation de perfection d’être. « Dieu, Tu veux que nous existions comme Toi, parce que de tout ton être Tu ne peux que faire exister du bonheur » Nous existons non par choix divin, mais par la nécessité intérieure d’absolue liberté en vertu de laquelle Dieu est Dieu et est en lui-même perfection de communication d’être. La création n’est pas l’objet d’une révélation divine, révélation qui serait ici entendue psychologiquement, comme une information donnée aux hommes sur l’état des choses du monde, ni comme une inspiration où le poète, justement admiratif devant les beautés de la nature, affirme que les cieux chantent la gloire de Dieu, ni même comme la divulgation d’un secret céleste. La réalité créée de l’homme est pour l’homme conscient la « révélation » de Dieu en son être. Pour l’homme, la capacité de reconnaître, si possible réflexivement et de façon pleinement rationnelle, que son être interpersonnel (moi avec autrui) est par identité la « créationrévélation » de Dieu ; capacité jointe à la possibilité d’adhérer, en impératif éthique de liberté, à son être avec autrui, selon sa relationnalité propre avec le Créateur-révélateur, c’est, par identité, la « fiducialité » spécifiquement « théologale » de la conscience humaine. Parce que l’homme est conscient de lui en son être créé, il est créé comme « capable de croire », et, en fidélité éthique à son être, il s’engage alors en des conduites de foi effectives, progressivement ajustées, à travers l’histoire, à leur idéal intelligible. La fiducialité de la conscience doit être découverte comme la conclusion d’une juste prise de conscience de notre dépendance ontologique à l’égard de l’Absolu divin. Elle est en quelque sorte le signe que la « causalité divine » est comprise, non plus sur un plan cosmologique, mais dans l’ordre des personnes par une pensée réflexive. Si la révélation divine est la réalité créée personnelle de l’homme et non « un discours », il n’est pas possible de croire en des « discours de révélation », mais seulement au Dieu révélateur-créateur, en une relation de fiducialité, réflexivement comprise, et psychologiquement extériorisée en des comportements religieux. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Cette forme de foi, dont vous exposez à nouveau l’articulation ontologique correspond-elle à ce que nous pouvons constater dans les récits bibliques et la foi du peuple de l’Ancien Testament. L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 229 L’AUTRE PHILOSOPHE. Très exactement. Mais la foi de l’homme de l’Ancien Testament est ouverte à un « surcroît de révélation », parce que la création est « inachevée ». Dieu sait qu’il n’a pas fini son œuvre par la création de l’homme en l’histoire. Toute l’histoire, passé, présent et futur dans le temps, a besoin d’un avenir audelà de l’histoire pour que se réalise l’œuvre unique de communication d’être de Dieu. L’homme, en effet, a vu, voit et verra toujours en cette histoire sa finitude ontologique la plus profonde, à la racine de sa liberté, dans la possibilité de la faute et dans son péché effectif, tandis qu’il se comprend comme « obligé et destiné par l’acte créateur » à exister en une générosité parfaite envers autrui, et en réception fiduciale pleinement accomplie de la parfaite générosité de Dieu, manifestée dans l’action du Créateur. L’homme pas nécessairement tous les hommes avec la même lucidité aspire donc, en une sorte de nouvelle création, d’une création d’un degré de perfection supérieure en laquelle, au-delà de la création présente, cet idéal soit accompli, le libérant par le fait même du pouvoir de pécher encore. Ce surcroît de révélation, c’est la révélation de Dieu par l’incarnation du « Verbe divin », deuxième personne de la Trinité, en Jésus. Il y a cette fois « révélation » par Dieu en personne du terme ultime et transhistorique de l’acte initial et permanent de la création dans le temps. Terme ultime que l’homme percevait sous la forme d’une aspiration dont la réalisation était requise, mais hors de sa portée. LE CHANOINE. – « Hors de sa portée » ? Qu’est-ce à dire ? L’AUTRE PHILOSOPHE. Que l’homme est d’abord incapable d’en prendre l’initiative et de se libérer effectivement de cette possibilité de faire le mal, alors même qu’il fait le plus grand bien qu’il lui est possible de faire… C’est évident, aux yeux d’une analyse claire. « Hors de sa portée » signifie aussi que l’homme ne peut pas dans cette histoire faire l’expérience d’une telle libération… Dieu lui-même ne peut en cette histoire nous libérer de cette possibilité du mal. Sinon il l’aurait déjà fait… Sinon, il aurait créé une humanité sans la présence de cette possibilité du mal en elle… Ne rêvons pas d’une contradiction… d’un « cercle carré »,… d’une humanité se développant dans le monde et le temps, sans qu’elle n’ait en elle la possibilité de faire le mal… 230 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Mais l’aspiration à une libération de la possibilité de faire le mal implique nécessairement une réalisation au-delà du temps, car cette libération est « l’à-venir » de toute l’humanité temporelle et historique. Cette aspiration en l’homme en tant qu’elle est nécessairement liée à l’obligation de faire le bien et à l’exigence éthique de progresser toujours plus vers le bien est une « réalité en l’homme ». Comme « réalité en l’homme » elle est révélatrice de la volonté de Dieu qu’elle soit réalisée. Le monde et l’homme ne sont d’ailleurs lancés par Dieu dans l’existence présente imparfaite qu’en vue d’une perfection d’existence : à savoir une communication d’être de sa part la plus généreuse possible. Elle équivaut à une véritable « divinisation », nous libérant par le fait même, par-delà notre mort, de la capacité de faire le mal inhérente à notre création présente, ainsi que l’atteste la « résurrection » de l’homme Jésus. La résurrection de Jésus est la réalité de la révélation transcendante de Dieu à l’humanité. La révélation transcendante de notre existence libérée et divinisée n’est pas un « programme », ni une épure, ni une projection « virtuelle » de ce qui nous attend, ni une « vision » de ce que nous serons en cette nouvelle existence. Elle est une réalité, la réalité d’un « homme divinisé ». Elle est la réalité d’une divinisation d’un homme qui est né, qui a vécu, qui a pris conscience de sa destinée, qui est mort et qui est réellement entré dans cette « divinisation », le « tout de cette révélation » en vertu de l’action divine en lui, en vertu d’une présence personnelle de Dieu en lui. Toute révélation de Dieu aux hommes consiste en une réalité. La révélation de notre divinisation libératrice est donc aussi une réalité : celle de la résurrection d’un homme pas d’une « vision » de résurrection manifestant « l’à-venir » de l’humanité. C’est une « révélation » parce que cet « à-venir » est accompli en lui. C’est à ce titre seulement qu’il est « révélation de Dieu » pour nous. Par cette révélation transcendante s’achève ce que Dieu veut révéler de lui dans le premier temps de sa générosité communicative, le temps de sa création. En la personne de Jésus, il montre alors dans sa création ce qu’est l’au-delà de sa création, à savoir la « résurrection divinisatrice » en vue de laquelle il a commencé par créer l’homme avec sa capacité de faire le mal et son désir messianique d’en être libéré. Cette divinisation œuvre de Dieu non une déification et une élévation humaine « sur des autels » qui ne serait que supercherie est réelle seulement par-delà la mort, mais elle est aussi assurée pour nous que notre propre existence présente. Elle est le deuxième temps de son activité de communication d’être L’ACTE DE CROIRE AU CŒUR DE L’UNITE DE L’ETRE 231 en dehors de lui. Elle est fondée en perfection en la communication d’être trinitaire, qu’il est en lui-même. Elle est participation à ses relations trinitaires et pas seulement « à Son image », pas seulement « à l’image » de ses relations trinitaires. Parce que la création de l’Humanité par Dieu est à l’image de ses relations trinitaires, et donc en exigence éthique du bien : exigence de recherche de vérité, de volonté d’amour et de justes relations fiduciales, et en même temps parce qu’elle est affectée de la possibilité de faire le mal, la libération de cette possibilité du mal requiert une communication d’être de la part de Dieu qui va au-delà de cette existence « en image »... Elle implique donc une « intégration », une intronisation en quelque sorte aux relations trinitaires elles-mêmes. Il est donc naturel que dans la révélation de notre divinisation en la personne de Jésus, Dieu opère en vertu de ses relations trinitaires personnelles et non plus en raison de sa structure trinitaire, et seulement « en image » de lui-même. En Jésus la révélation-création de Dieu est parfaite et elle l’est sur le mode de l’immanence, comme pour l’homme en son statut d’être créé limité. Accomplie comme immanence en la personne de Jésus, cette révélation est pour nous une révélation transcendante, dans l’attente de sa réalisation immanente en Dieu, en notre résurrection après notre mort. Là est aussi la vraie signification du mot résurrection. Il faut se libérer d’une imagination empirique attribuée à ce mot. Le révélateur divin s’engage toujours pour l’épanouissement de celui, ou plutôt de ceux dont il sollicite la foi, les ayant créés nécessairement comme « êtres en fiducialité ». Aussi la conscience fiduciale ne peut concevoir authentiquement de révélation qu’orientée à son épanouissement personnel et relationnel, ainsi qu’à celui de tous les hommes, sans exclusive aucune. Le « salut » de Dieu, c’est-à-dire le « don de la vie parfaite d’amour » se doit d’atteindre et atteindra tous les hommes ; aucun n’en sera exclu, et aucun ne pourra s’en exclure... Le langage psychologique s’accorde ici avec cette analyse philosophique. On se « fie » à celui qui nous veut du bien ; on se « méfie » de qui nous menace. La menace prend la conscience fiduciale « à revers », car elle est la négation d’une communication d’être. Il y a conduites de révélation entre conjoints et de la part des parents envers leurs enfants, et conduites de foi et de confiance entre conjoints et de la part des enfants envers leurs parents. Ce sont des formes de fiducialité qu’il faudrait maintenant étudier, car elles sont la structure de l’acte divin de révélation-création. Dans l’ordre ontologique, la fiducialité théologale met en valeur la fiducialité familiale, tandis 232 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU que dans l’ordre de la connaissance, c’est la fiducialité interpersonnelle familiale qui nous rend intelligible la fiducialité théologale. Ensemble ces deux dimensions fiduciales nous renvoient aux relations de fiducialité éternelle entre les personnes divines, à la communication d’être éternelle que Dieu est en lui-même. LE MODERATEUR. – Cher collègue, permettez-moi de vous interrompre ici. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vous ne m’interrompez pas. Je pense avoir fini de répondre aux questions qui me furent posées… LE MODERATEUR. C’est vrai… Mais il me semble aussi que vous venez d’ouvrir une nouvelle fenêtre… sur d’autres questions. Ce sera pour notre prochaine rencontre… La séance est levée… Je vous souhaite une bonne soirée… À demain… SIXIEME RENCONTRE REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE Le lendemain… LE MODERATEUR. – Bonjour à tous… Voici une petite anecdote pour introduire cette sixième rencontre… Hier soir au restaurant, je me suis retrouvé avec quelques amis archéologues. Ils s’entretenaient naturellement des symboles propres aux anciennes religions. Pour étayer son interprétation, l’un d’eux me prit à témoin : « Dans votre atelier sur « la nature de la révélation », il y a un psychanalyste, paraît-il, qui est partisan de l’existence d’une « pulsion de foi ». Si c’est vrai, l’existence d’une telle pulsion pourrait expliquer l’emprise de certains symboles sur le psychisme humain et leur présence en différentes religions, alors qu’elles n’ont manifestement pas de liens historiques entre elles. » Je fus agréablement surpris de voir que les idées de notre ami psychanalyste avaient déjà franchi le cercle de notre groupe. « Votre expression retient l’attention, voyez-vous ! » LE PSYCHANALYSTE. – Franchement, je n’y suis pour rien… Puissent aussi toutes nos analyses donner à réfléchir… Je m’en réjouirai encore plus. L’AVOCATE. – Mon amie historienne et moi-même souhaiterions qu’on traite aussi de la foi entre les conjoints. On y a déjà fait allusion ici plusieurs fois… Nous en avons aussi discuté hier soir entre nous. Qu’est-elle au juste ? De par nos métiers, nous sommes surtout en présence d’abus de confiance et de trahisons en ce domaine… Notre pulsion de foi ne serait-elle pas alors dépourvue d’efficacité ? Et si elle était dépourvue d’efficacité sur le plan humain, comment pourrait-elle 234 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU aider à comprendre la foi religieuse ? Quelle place faire dans nos réflexions à tous les échecs de la vie des couples ? LE MODERATEUR. – Ces interrogations ouvrent l’éventail de nos analyses… Qui veut réagir à ces questions ? LE PREMIER PHILOSOPHE. – Permettez-moi, Madame, une petite précision de vocabulaire ! Vous avez parlé de « foi religieuse ». Est-ce que vous vouliez dire « foi théologale » ou bien entendez-vous garder ce terme de « foi religieuse » ? Il y a, en effet, deux types de questions très différents. L’étude des rapports entre les « fois religieuses » envers Dieu et les institutions matrimoniales qui leur sont propres relève de l’histoire, de la sociologie, du droit et d’autres sciences « d’observation », comme la psychologie, par exemple… Si, au contraire, vous vous interrogez sur la « foi théologale », comme nous avons tenté de la définir dans son essence, et sur ses rapports avec la foi conjugale, dont il nous faut aussi chercher quelle est son essence, alors vous posez une question réflexive, philosophique. LES RELIGIONS ET LEURS CONCEPTIONS DU COUPLE HOMME-FEMME L’HISTORIENNE. – Les deux types de questions nous intéressent. Nous ne les confondons pas. Nous savons aussi que pour juger des rapports entre les croyances religieuses et leurs conceptions du mariage, il nous faut des références. À défaut de références philosophiques indubitables, ou pour ne pas prendre parti,… nous nous contentons souvent de simples comparaisons entre les différentes sociétés religieuses et leurs règles matrimoniales. Si nous participons à ce séminaire, c’est précisément pour clarifier et ordonner nos références… L’AVOCATE. – Nous pouvons, par ailleurs, constater qu’il n’y a pas plus enclins que les chefs religieux à se mêler des rapports entre les hommes et les femmes, alors que théoriquement leur office est de s’occuper des rapports des hommes avec le divin. Pourquoi cette conduite de leur part ? Est-ce que leur idée de Dieu les oblige à décider ce que doivent être les relations entre hommes et femmes ? LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 235 – Je pense pour ma part, Maître, qu’il y a un lien entre l’idée de Dieu et l’idée du couple humain et de sa famille. Il est donc normal que les religions définissent les relations, du moins les relations essentielles entre les hommes et les femmes, en accord avec l’idée qu’elles se font de Dieu. Cela ne me choque pas. Les femmes aussi ont un rapport au divin… Le même que celui des hommes ? Je ne sais… Donc, le couple aussi doit avoir un lien avec l’idée de Dieu… Pourtant, je pense percevoir dans votre question un mouvement d’indignation et de contestation. Ce qui rend mon petit raisonnement très insuffisant… L’AVOCATE. – C’est exact… Et vous provoquez encore plus mon indignation, lorsque vous vous demandez si le rôle des femmes est le même que celui des hommes ! On voit bien que les religions n’accordent pas aux femmes la même place qu’aux hommes… Cette discrimination est-elle constitutive de la foi religieuse ou seulement un reliquat des sociétés primitives ? LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – Je partagerai, Maître, votre indignation que je viens d’aviver, contre mon intention , non quant à l’existence d’un lien entre l’idée du couple et l’idée de Dieu, mais quant à la manière de concevoir ce lien ? Il y a peut-être là une erreur de conception dans les religions monothéistes. Cela expliquerait les discriminations qui vous révoltent… Mais en conséquence, plusieurs questions se posent. Il faudrait alors, me semble-t-il, considérer d’abord le couple en lui-même et s’en donner une idée indépendamment de toute référence religieuse. LE MODERATEUR. – Ce serait donc une idée philosophique du couple ? LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – Exactement… On peut alors considérer son aspect psychologique, son aspect éthique et aussi la consistance propre de sa réalité… LE PREMIER PHILOSOPHE. – Vous voulez dire : sa dimension ou son statut ontologique ? LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – Oui. Est-ce que le couple est une simple association ou plus que cela ? Peut-il rester une union passagère plus ou moins durable ou devenir un engagement définitif en soi ? Entre-il au cœur de la personnalité de chacun ou lui demeure-t-il à sa 236 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU périphérie ? Est-ce que la personnalité se construit « en couple », ou le couple est-il seulement « un cadre » pour l’individu ? Ensuite, après avoir élaboré ainsi une certaine idée du couple, on la mettrait en relation avec l’idée de Dieu, d’abord avec certaines idées philosophiques de Dieu, puis avec les idées religieuses de telle ou telle société sur le couple et sur Dieu. Pour progresser dans la recherche en sciences physiques, on établit des protocoles d’expérimentation. Ici, semblablement, il nous faut un protocole. L’AVOCATE. – Sur ce point, je suis d’accord avec vous… C’est pour cela que j’ai demandé qu’on s’interroge aujourd’hui sur ce que peut être la « foi » dans le couple et si cette foi a quelque chose à voir avec la foi en Dieu. LE MODERATEUR. – On touche, je le vois, à des questions sensibles… Pour les aborder, on vient aussi de proposer d’établir et de suivre un protocole. L’idée me semble bonne. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Protocole ou pas… mais je suis pour… il faut être précis dans son vocabulaire. Autres sont les questions réflexives sur l’essence des choses, autres celles qui portent sur la réalité constatée de ces mêmes choses. Sans doute, notre intelligence de l’idéalité de ces choses doit être telle qu’elle nous permette aussi de comprendre les écarts observés de ces choses par rapport à leur essence idéale. C’est tout le problème de l’erreur et du mal dans le monde, surtout quand il s’agit de l’action des hommes. Une chose est l’intelligence de l’amour conjugal selon son « idéalité », autre chose est la vie concrète des couples qui tentent de s’approcher de cet idéal. Encore faut-il, pour tenter de s’approcher d’un idéal, que cet idéal soit correctement pensé. On ne pourra jamais réaliser un idéal absurde en soi. Il en va de même pour la mise en œuvre d’un idéal de foi théologale dans les formes religieuses historiques de cette foi. Pour penser correctement un « idéal », il faut le penser à la fois comme vraiment réalisable et comme susceptible aussi d’être imparfaitement, voire mal réalisé. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je m’associe pleinement à la remarque de mon collègue. Penser l’idéal d’une conduite humaine, c’est la penser selon toutes les caractéristiques qui lui sont nécessaires pour être ce REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 237 qu’elle est en son « essence ». L’absence d’une de ces caractéristiques, lorsque cette absence est possible, entraînerait la disparition de cette conduite. Prenons, par exemple, la conduite du « dialogue ». Elle requiert la présence d’au moins deux personnes. Seul avec moi-même, je ne puis dialoguer. Tout le monde comprend que la figure de style « dialogue avec soimême » n’est que littéraire, et que dans un « dialogue solitaire » je joue au moins deux rôles différents… Ils peuvent être les rôles de celui qui pose les questions et de celui qui y répond, les rôles de celui qui expose sa thèse et de celui qui la contredit, etc. Mais il existe des caractéristiques de nos conduites humaines qui sont si fondamentales qu’il n’est pas possible de les éliminer. Leur présence est absolument nécessaire en toute existence humaine. Les nier en paroles ou en pensées ne peut se faire qu’en les mettant en œuvre dans l’acte même de parler ou de penser au moment même où je parle ou pense. Agir à leur encontre, c’est encore les reconnaître sur le mode du mensonge, de la trahison ou du crime. Par exemple ; si je dis « que je ne dis rien » ; si je pense « que je ne pense pas » ; si je juge « que je ne juge pas » ; si j’affirme comme vrai « qu’il n’y a pas de vérité » ; si je nie « l’existence de la négation » ou ne pas la comprendre ; si je rejette contradictoirement la « relation de contradiction » ; si je rejette universellement pour tous mes concepts, « leur propriété d’être universellement applicables aux objets qu’ils désignent » ; si je veux « ne pas vouloir » ; si je choisis « de ne pas choisir » ; si je prends comme règle de vie « qu’il n’y a pas de règles » ; etc. LE MODERATEUR. – Ce genre d’arguments fut en quelque sorte découvert par Aristote. Il l’appella « èlegchos ». Ce que nous pourrions traduire par « réfutation par l’absurde ». Le mot vient du verbe « èlegchô » qui signifie « faire honte à », « convaincre d’une faute, d’une erreur ». C’est un argument de controverse que le philosophe utilise envers un contradicteur de mauvaise foi, ou envers un interlocuteur, plutôt naïf et quelque peu prétentieux, qui généralise abusivement des vérités négatives partielles. Ce n’est pas, par exemple, parce qu’il est vrai qu’il y a des erreurs certaines, qu’on a le droit d’affirmer que « tout est erreur » et qu’il n’y a pas de vérité. C’est une généralisation indue. Par sa prétendue valeur absolue, elle met son auteur en contradiction « exercée » avec lui-même et lui fait affirmer « en exercice » ce qu’il conteste en paroles ou trahit par ses actions. Ce genre d’arguments, imparable en soi, a cependant l’inconvénient d’irriter celui qui ne veut pas voir « la vérité qu’il porte pourtant en lui », comme le disait Socrate, non pas comme 238 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU un « savoir oublié » dont il faut se ressouvenir, mais en sa propre réalité humaine consciente et libre. Faire constater « réflexivement » une propriété ontologique qui nous constitue est une démarche préférable à la réfutation par l’absurde. Pour une éducation à la « réflexion », il faut du temps et de la patience. Le succès de cette pédagogie est une rare récompense… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Au désir de rigueur méthodique et de clarté dans le vocabulaire, je voudrais ajouter une deuxième remarque touchant le protocole proposé par notre ami physicien. Si nous suivons ce protocole. et il n’y a pas de raison de ne pas le suivre nous changeons complètement l’angle sous lequel nous abordons la fiducialité de la conscience. Dans nos rencontres précédentes, nous discutions dans un cadre formé par des croyances religieuses. Pour clarifier les problèmes théologiques, nous allions puiser concepts et raisonnements, suivant les besoins, dans nos arsenaux philosophiques respectifs. Cette rencontre, en revanche, s’est ouverte sur une question indignée. Elle s’en prend aux croyances religieuses à l’égard des femmes. Elle ne doit pas être prise à la légère. Votre protestation, Maître, s’harmonise bien avec votre métier, et a reçu en plus l’approbation des femmes ici présentes… LE MODERATEUR. – Nous ne l’avons pas prise à la légère… Notre ami physicien a pour cette raison suggéré de suite de mettre entre parenthèses les croyances religieuses. Il propose que nous fassions une analyse des relations de foi dans le couple « indépendamment de toutes références religieuses ». Ce sont ses propres termes… Je marque aussi mon accord avec lui. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Cela signifie que nous allons faire route en sens inverse… Nous partirons d’une analyse exclusivement philosophique pour retrouver ensuite les questions théologiques. Nous les aborderons sans doute alors avec plus de pertinence critique. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE, sur un ton plaisant… – Alors nous vous souhaitons « bonne route » et nous n’avons plus qu’à attendre que vous reveniez en théologie… LE PREMIER PHILOSOPHE, sur le même ton… – Les théologiens ne manquent pas d’aptitude à la philosophie… Alors, prenez le départ avec nous… REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 239 LE COGITO CARTESIEN EST-IL UN POINT DE DEPART SUFFISANT POUR ACCEDER A UNE VERITE PHILOSOPHIQUE INTEGRALE ? LE MODERATEUR, historien de la philosophie. – Justement ! D’où partez-vous ? Voilà la question maintenant… Descartes, « …ce cavalier français qui partit d’un si bon pas », comme disait Péguy, se sert du « doute ». La possibilité de douter est pour lui un instrument de mise à l’épreuve, non de nos connaissances acquises, mais de nos « modes de connaissance », afin de trouver, par élimination, la forme de connaissance qui nous fera accéder à une forme de vérité absolument indubitable. Il remarque qu’il peut douter de la valeur de la connaissance scientifique. Il la met donc sur la touche… Il parvient même à douter de la connaissance mathématique. Il la met donc aussi sur la touche… comme s’il s’agissait de connaissances fausses. C’est là une incroyable ascèse intellectuelle que de se libérer ainsi l’esprit d’un confinement et d’un enfermement dans les modes scientifiques et logico-mathématiques du connaître humain. LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – Où cela le conduit-il ? LE MODERATEUR. – À découvrir le mode de connaissance réflexif, c’est-à-dire la manière proprement philosophique de connaître qui lui permet d’accéder à des vérités indubitables, absolument nécessaires. Le texte du Discours de la méthode, quatrième partie, est limpide : « Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais. » Pour Descartes, le point de départ indubitable de la philosophie, c’est l’affirmation du « je suis », c’est la reconnaissance de la personne individuelle consciente et libre. Descartes en fera découler progressivement toute sa philosophie. L’INFIRMIERE D’UN SERVICE DE SOINS PALLIATIFS. – Je veux bien admettre que la vérité du « je suis » soit une vérité indubitable, mais je ne vois pas qu’elle puisse motiver qui 240 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU que ce soit dans un service hospitalier, ou une mère de famille dans son ménage. LE MODERATEUR. – Il est vrai qu’on a souvent reproché au « je pense-je suis » de Descartes d’être un sujet individuel seul avec lui-même. Sa première relation ontologique sera avec Dieu. Et celui-ci ensuite lui garantira sa connaissance du monde et des autres hommes. C’est le point faible du cartésianisme. Je le reconnais. On peut faire le même reproche à Malebranche. On connaît aussi le mot de Bossuet « moi seul et mon Dieu ». LE PREMIER PHILOSOPHE. – Et pourtant la démarche de Descartes est juste. Le chemin intellectuel parcouru est irréprochable. Descartes s’est malheureusement arrêté à quelques encablures du but. Ou plutôt ayant touché au but, il n’a pas su l’expliciter pleinement. Voyons cela dans le texte. Nous le connaissons tous par cœur pour l’avoir tellement fréquenté… Au moment où Descartes veut penser que tout est faux, il remarque la nécessité de sa pensée et de son existence. Il faut nécessairement, en effet, que lui qui le pense, soit quelque chose. Dans le texte, nous voyons le complément d’objet direct du verbe « penser » s’effacer progressivement. Il est d’abord une proposition subordonnée : « que tout était faux ». Il devient ensuite un simple pronom : « le », et il disparaît complètement dans la formule : « je pense, donc je suis ». LE MODERATEUR. – Comment expliquez-vous que Descartes perde ainsi de vue que sa pensée a toujours un objet, ainsi que l’ont fait remarquer Brentano et Husserl ? LE PREMIER PHILOSOPHE. – Je suggère de chercher l’explication dans les premiers mots de la phrase : « Mais, aussitôt après, je pris garde que,… » Aussitôt après ! Voilà le drame… Après ! c’est trop tard… Pour saisir par la réflexion les premières nécessités de notre être, il faut s’installer dans l’acte même de penser, et non dans son « souvenir », fût-il le plus récent possible. Dès que le souvenir intervient, nous versons dans l’introspection. Nous sommes alors en psychologie ; nous ne sommes plus en philosophie. Platon avait été sensible à ce problème, bien qu’il n’ait pu le résoudre. Il parlait de « réminiscence ». Ce n’était pas le souvenir de quelque chose de passé, d’un événement qui cesse ensuite REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 241 d’exister, mais d’un éveil en l’esprit de quelque chose de permanent en nous. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je vous rejoins entièrement, cher collègue. La méthode philosophique, que nous qualifions de réflexive, consiste, en effet, à saisir les nécessités constitutives de l’acte de conscience et de liberté, au moment même de cet acte, non dans un éclair fugitif, mais dans la permanence de cette activité. Comme l’a bien montré notre président de groupe, il faut, comme le fait Descartes, ne pas rester confiné, ni dans le champ objectif de notre pensée, que nous pourrions appeler « le monde », ni dans le champ logico-mathématique dans lequel nous « formalisons » notre connaissance de ce monde. Il nous faut ensuite atteindre l’acte de conscience « de penser sensiblement le monde », ainsi que l’acte de conscience « de penser formellement ce monde » et tous les autres actes de conscience dans leur exercice permanent. LE PREMIER PHILOSOPHE. – À la suite de Franz Brentano, mais aussi d’autres philosophes, même avant Descartes, il nous faut bien voir que lorsque nous pensons, nous pensons toujours à quelque chose. C’est ce que Thomas d’Aquin appelait « l’intentionnalité ».. Ce terme traduit bien le mouvement de la conscience dirigée vers…, tendue vers quelque chose. « Toute conscience est conscience de quelque chose » disait Franz Brentano. N’est-ce pas ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Quant à moi, je préférerais la formule latine d’Edmund Husserl : « Cogito cogitatum » que je compléterais, pour achever le parallélisme avec Descartes, d’un « ergo sum cum cogitato ». LE PREMIER PHILOSOPHE. – On peut avoir cette préférence… Les deux formules sont toutefois équivalentes… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Pardonnez-moi… Les deux formules ne sont pas équivalentes… et il faut préférer manifestement celle de Husserl en la complétant comme je le fais. « Cogito cogitatum, ergo sum cum cogitato existente in re. » LE PREMIER PHILOSOPHE. – Je n’en vois pas la raison… Mais j’aimerais la connaître… 242 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU L’AUTRE PHILOSOPHE. – Pardonnez-moi encore une fois… Mais je pressens qu’ici nos routes vont déjà diverger. Vous allez rester dans une analyse classique substantialiste et individualiste, tandis que moi je vais déjà commencer à mettre en valeur la relationnalité d’une conscience personnelle. LE PREMIER PHILOSOPHE. – C’est possible… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vous allez me dire que la conscience qui est toujours « conscience de quelque chose », après avoir affirmé cette autre chose, « revient » vers elle-même pour s’affirmer elle-même. Et vous reprendrez la formule latine de la « reditio completa ad seipsum », c’est-à-dire du « retour complet de la conscience à elle-même », après s’être dirigée d’abord vers l’objet. On peut, certes, concevoir la réflexion comme un « retour » de la conscience à elle-même. Le terme s’y accorde sémantiquement. Mais dans ce cas, ce « détour » par l’objet affirmé fait que nous arriverons à nouveau trop tard pour saisir l’activité de conscience en immédiateté avec elle-même, et en expliciter ensuite toute la richesse. Avec perspicacité, vous venez de diagnostiquer le détour introspectif du Cogito cartésien. C’est là la faille ! Il implique un décalage, en quelque sorte temporel, entre le moment de la suspension du jugement envers les objets de nos connaissances scientifiques et logico-mathématiques et le moment de l’intuition du « je pense, je suis ». Vous en avez conclu très justement qu’il avait laissé s’échapper la reconnaissance de l’objet du « Je pense », en l’occurrence le résultat de ses mises en doute, à savoir : « que tout était faux ». Mais déjà à ce moment-là, il aurait fallu faire remarquer que les doutes ne portaient que sur ce que nous affirmons de ces objets, en quoi il peut y avoir erreur, et non sur l’existence d’une forme de connaissance « objective », c’est-à-dire d’une activité de conscience qui vise des « objets », c’est-à-dire des réalités distinctes du sujet conscient qui les connaît et en reconnaît l’existence. Voilà pourquoi je préfère la formule de Husserl « Cogito cogitatum » qu’il faut compléter : « ergo sum cum cogitato existente in re ». Au moment même où je suspends mon jugement envers tous mes savoirs objectifs et formels, je prends conscience de moimême et de mon existence tout en étant en train de mettre en œuvre des formes de connaissance, l’objective et la formelle, en REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 243 lesquelles je puis rencontrer des motifs de douter et en lesquelles j’ai le pouvoir de suspendre mon jugement, alors que dans cette prise de conscience réflexive, à laquelle je n’accède qu’en ayant eu la force de ne pas rester confiné en elles, il m’est impossible de douter en aucune manière. Je suis alors nécessairement au cœur d’une vérité que je puis formuler avec un sentiment de certitude absolue. L’intuition de la conscience qui est mienne et de mon existence englobe en une même affirmation de réalité et mon intentionnalité et l’existence d’un monde « objectif » qui est sa visée, qui lui est proportionné et qui doit contenir son « objet adéquat » . Je puis douter de tous mes savoirs objectifs et formels, je ne puis douter de la réalité de l’intentionnalité objective et formelle de ma conscience, car cette intentionnalité est appréhendée intuitivement en un même acte réflexif par lequel la conscience se saisit elle-même. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Avouez qu’il n’est pas facile de saisir d’un seul coup d’œil une réalité que vous décrivez en des phrases kilométriques… Quelques rires et sourires, plutôt sympathiques, dans le groupe… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je le confesse volontiers… Mais les interventions précédentes m’obligeaient à tenir compte de la problématique de Descartes… C’était d’ailleurs une bonne chose que d’avoir Descartes comme point de gravitation… Cependant, si vous voulez faire abstraction de toute référence culturelle, pour décrire l’intuition réflexive fondamentale et indivisible, que nous vivons tous en permanence, il suffit de dire… ou plutôt il suffit que chacun puisse dire : « Je suis et je suis conscient de moi comme étant moi-même nécessairement conscient d’autre chose que moi en relation d’existence avec moi ». L’AVOCATE. – Ah, c’est déjà beaucoup plus facile à comprendre… LE PREMIER PHILOSOPHE. – Et pourquoi dédaignez-vous la formule de Brentano : « toute conscience est conscience de quelque chose » ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Permettez-moi aussi de la corriger, en l’inversant. « Toute conscience de quelque chose est conscience de soi ». Par rapport au Cogito cartésien, cette correction est l’inverse de la correction apportée par Husserl. Avec Husserl, nous complétions l’affirma- 244 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU tion du Cogito par l’affirmation, en un même niveau ontologique, de sa relation à une « réalité objective existante ». En inversant la formule de Brentano, nous complétons l’affirmation d’une réalité objective « phénoménale », d’où le nom de ce courant philosophique : la phénoménologie par l’affirmation, en un même niveau ontologique, de la conscience de soi. Il faut, en effet, éviter à tout prix que la conscience de soi ne soit saisie que comme une sorte de « phénomène » second, à la suite de la conscience des réalités objectives. Si la « réflexion » en soi de la conscience n’était que le retour vers soi,… n’était que la « reditio ad seipsum » d’un mouvement intentionnel de conscience allant d’abord à l’objet phénoménal, puis revenant de cet objet vers le sujet conscient, on aurait aussi perdu, en cours de route, la relation constitutive du sujet conscient à autre chose que lui. Le sujet serait à nouveau saisi comme une individualité close sur elle-même, à l’instar de l’objet, qui est le terme clos de l’intentionnalité de la conscience. Nous n’aurions plus alors qu’une connaissance « objectivée » de notre subjectivité consciente. Nous nous connaîtrions à la manière dont nous connaissons « un objet ». Ce serait une connaissance « objectiviste » et non plus une connaissance « réflexive ». Nous aurions même, dans ce cas, perdu tout le bénéfice de l’ascèse cartésienne des doutes, qui consistait à nous « déconfiner », à nous « dés-enfermer » de la connaissance objective intentionnelle. En dépit de toutes nos connaissances scientifiques de l’univers et des hommes, nous resterions, par rapport à une juste compréhension de notre propre essence, dans une désolante pénombre, comme des prisonniers enchaînés dans une Caverne, selon l’allégorie décrite par Platon. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Si je vous comprends bien…, vous voulez que la relationnalité de la conscience soit reconnue « au commencement » de la vie de l’esprit, dans notre intuition la plus fondamentale de l’être, et donc, par conséquent, comme « le premier principe » de la philosophie que vous proposez… L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est exact. J’accepte ce compliment, non pour moi, mais pour la vérité de l’intuition relationnelle de soi que chacun a de lui-même. L’HISTORIENNE. – Nous voilà rassurées… On ne vit pas dans un monde de « solitudes juxtaposées »… L’évidence en est établie… REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 245 LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – J’ai suivi avec beaucoup d’intérêt votre discussion. Je pense que l’ontologie de l’unité pure et dure est dépassée… C’est très important pour la théologie… Toutefois je me demande encore si cette relationnalité intentionnelle de la conscience, que vous suggérez, est vraiment une relationnalité interpersonnelle. Comment faire apparaître dans le sujet individuel cette dimension interpersonnelle ? L’évidence objective de la présence d’autrui autour de moi, depuis ma naissance, et même dès ma conception jusqu’à ma mort, ne peut être niée… Mais est-elle plus qu’un fait irrécusable ? Est-elle plus qu’une nécessité biologique comme la respiration et la nutrition ? Et cette nécessité biologique des générations et de l’univers des relations familiales est-elle extérieure à la nature spirituelle des personnes ? Est-elle une « ruse de la nature », comme disaient les philosophes idéalistes allemands, pour multiplier des individus,… une sorte de moule à gaufres ? Faut-il, au contraire, estimer que la structure générationnelle est une certaine expression, dans l’ordre des corps, d’une structure spirituelle plus fondamentale de l’être humain ? Vous savez aussi que, selon la théologie classique, dans la ligne du platonisme et de l’aristotélisme, les parents sont censés « disposer la matière corporelle » de leurs enfants, tandis que Dieu crée directement leurs âmes individuelles. Que faut-il en penser ? Elle a l’avantage de ne pas aborder la difficile compréhension d’une création par Dieu d’une humanité spirituellement relationnelle ? Toutefois, les difficultés de compréhension d’une telle hypothèse doivent-elles nous interdire de la formuler et de tenter de la rendre intelligible ? LE MODERATEUR. – Où nous entraînez-vous par de telles questions ? Ne faudraitil pas refermer ce dossier ? LE PSYCHANALYSTE. – En vous entendant, je me suis demandé si je ne devais pas maintenant envisager une sexualité des esprits,… en dehors des corps ? Excusez-moi de poser brutalement la question ! Mais c’est tout comme… LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – J’avais envisagé beaucoup de difficultés intellectuelles, mais je constate maintenant qu’il y a aussi des difficultés émotionnelles !… Oui… LE PREMIER PHILOSOPHE. 246 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU – Je pense qu’il faudrait, pour le sujet, adopter une des règles de la méthode de Descartes, et décomposer chaque difficulté en autant de parcelles qu’il est nécessaire pour les résoudre… Qu’en pensez-vous ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je pense effectivement, qu’il faut en premier lieu montrer qu’il y a une dimension interpersonnelle à l’intentionnalité de la conscience. LA DIMENSION INTERPERSONNELLE DE L’INTENTIONNALITE DE LA CONSCIENCE LE MODERATEUR. – Comment allez-vous procéder ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – En reprenant notre intuition réflexive de nous-mêmes et en continuant à l’expliciter. Je ne vois pas d’autre chemin possible. Conscients, donc, de nous-mêmes en relation à autre chose que nous-mêmes, nous comprenons, pour chacun de nous, que nous sommes « un » avec nous-mêmes et que nous ne sommes pas ce avec quoi nous sommes en relation. Parlons naïvement : Assis devant cette table, j’ai conscience que je ne suis pas cette table, et que je ne suis pas « vous » qui m’écoutez. J’ai ainsi l’intuition de la « négation ». Je suis moi et je ne suis pas toi ; et toi, tu es toi et tu n’es pas moi. La négation est inscrite au cœur de l’être, en tant que distinction entre des êtres. Mon intelligence de la négation n’est pas celle du « non-être ». le mot « néant » n’est qu’un mot et il n’a aucun sens. Ne me dites pas que vous ne comprenez pas ce que je dis, car en disant cela, vous posez implicitement que votre pensée n’est pas la mienne ou vice-versa, et que vous comprenez votre objection. Ne me dites pas que vous ne comprenez pas votre objection, car alors je ne suis plus tenu de vous répondre… Refus et négation que vous comprendrez alors assurément ! ! ! L’AVOCATE. – Quelle dialectique ! ! ! Des négations en cascade !… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Justement ! « en cascade »… Vous venez d’expliciter par cette image le caractère « universalisant » de notre conscience intentionnelle dont nous avons aussi une intuition réflexive REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 247 immédiate. Tout ce que nous pensons peut être appliqué « en cascade indéfiniment… » L’AVOCATE. – Que voulez vous dire ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – De nouveau, quelque chose de très simple,… mais qu’il est très compliqué d’expliquer. Voici ! Tout ce que vous pensez est toujours pensé sur un mode « universel ». Tous nos concepts sont des « universaux », disent les philosophes. Ce qui signifie qu’ils sont indéfiniment applicables selon une même signification aux objets, distincts les uns des autres, qu’ils désignent. Les concepts s’expriment dans des mots, sans coïncider avec eux. Parlons naïvement ! Quand je dis « arbre » et que je pense « arbre », j’ai conscience que ce terme « arbre » que je pense est valable pour cet arbre-ci, et pour cet arbre-là, et encore pour cet autre arbre là-bas, et ainsi de suite, indéfiniment. Ceci est vrai du concept « arbre » et aussi de tous mes autres concepts… Vous voyez, je viens d’utiliser de façon universalisée le terme « concept ». Le terme « concept » est un concept universel. L’AVOCATE. – Mais c’est le serpent qui se mort la queue, ce truc-là !… L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est très juste. C’est l’image du cercle. Et cette image du cercle ou de la sphère fut utilisée dès l’aube de la philosophie grecque par Parménide, pour indiquer l’unité du réel avec luimême. Hegel l’a reprise. La pensée philosophique est un cercle de cercles, disait-il, voulant signifier qu’elle creuse en spirale dans la densité du réel. L’AVOCATE. – Mais quand je pense quelque chose qui n’existe qu’en un seul exemplaire, comme par exemple « la lune », ça ne marche plus. Je ne peux plus l’appliquer indéfiniment… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Justement ! Ça marche encore mieux… En effet, lorsque je pense « lune », je pense ce concept comme indéfiniment applicable à toutes les lunes possibles… Mais l’expérience m’apprend qu’il n’y a qu’une seule lune, qu’il n’y en a pas plusieurs, qu’il n’y en a pas deux, qu’elle est unique. Pour dire 248 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU qu’elle est unique, je dois d’abord penser qu’il peut y en avoir plusieurs et ensuite « nier » cette possibilité indéterminée. Je ne suis capable de dire qu’elle est « unique » qu’à la condition d’avoir un concept « universel » et ensuite d’user de la « négation » pour exclure toute pluralité d’applications. Remarquez en passant que les applications d’un concept, quel qu’il soit, seront toujours limitées, alors que le concept reste en tant que concept indéfiniment applicable. Je ne peux donc avoir l’intelligence de l’unicité qu’à condition d’avoir au préalable, dans une expérience de conscience plus fondamentale, l’intuition de mon unité, de ma distinction d’avec une autre et d’une pluralité d’unités, dont chacune n’est aucune des autres. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Manifestement il est impossible pour une conscience d’être seulement conscience d’elle-même en elle seule. Nier sa relationnalité, c’est se servir de la « négation » dont l’intelligence m’est donnée dans l’intuition vécue de cette relationnalité même. C’est la mettre en pratique dans l’acte de la nier. Ceci étant acquis, je vois qu’il y a une possibilité d’affirmer qu’autrui existe, mais ce n’est encore qu’une possibilité. Je ne vois pas encore la nécessité d’affirmer son existence. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Nous sommes près du but. Mais il faut encore enlever quelques écailles que nous avons sur les yeux… Le caractère d’universalité est le même pour tous nos concepts, pour tous, absolument pour tous, quel que soit leur degré de « généralité », du plus particulier jusqu’au plus général, comme le concept « être ». Encore une fois, parlons naïvement… Le concept « félin » est un concept générique. Les concepts « chat, tigre, lion, panthère, jaguar, etc… » sont des concepts spécifiques. Ces concepts sont entre eux plus ou moins généraux, car leur domaine d’application est plus ou moins vaste… La généralité d’un concept est une qualité variable, comme en témoignent toutes les espèces de classifications scientifiques : géologique, botanique, zoologique, etc… Les concepts les plus généraux de tous sont appelés « transcendantaux », parce qu’ils englobent toutes les différences classificatrices… Ce sont par exemple les concepts : « être, chose, unité, vérité etc… ». Le caractère d’universalité de nos concepts, lui, ne varie pas. Il est le même pour tous nos concepts. Cela signifie que cette qualité ne dépend pas de ce que nous connaissons mais de notre REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 249 activité consciente elle-même. C’est notre pensée qui est « universalisante ». Elle universalise tout ce qu’elle conçoit, imprimant ainsi sa marque à tous nos « concepts ». Nous ne pouvons pas choisir qu’elle soit « universalisante » ou pas. Elle l’est. Ce caractère s’impose à nous dans l’exercice même de notre conscience en tant que présence relationnelle à elle-même. Remarquons que nous ne faisons aucun raisonnement déductif, ni aucune expérimentation, mais que nous décrivons seulement notre activité consciente telle qu’elle s’impose à nous réflexivement de la façon la plus fondamentale qui soit. Comment achever notre description, afin de prendre en compte maintenant l’intégralité de notre activité consciente dans sa triple dimension réflexive, intentionnelle et universalisante ? En tant qu’universalisante, notre conscience nous fait voir que notre intentionnalité est adéquatement humaine, lorsqu’elle est de même nature dans sa source et dans son terme ainsi que dans l’ouverture de son terme. Dans sa source : l’homme que je suis, comme « être ». Et dans son terme : donc un autre « être » également de nature humaine. L’autre de moi, auquel je dis « toi ». De plus cette intentionnalité de personne à personne en humanité est aussi ouverte à d’autres personnes humaines possibles. Faisons encore un petit pas, à la manière de Kant, et posons la question : « À quelle condition notre conscience a-t-elle ce pouvoir d’universaliser tout ce dont elle est consciente, en tout premier lieu, d’universaliser sa propre nature personnelle… Cela va de soi. Notre activité consciente ne pourrait être universalisante, si la réalité humaine n’était pas une structure relationnelle entre plusieurs personnes et si notre intentionnalité en son être n’était pas totalement humaine. Notre intentionnalité est donc, en son être, interpersonnelle. Elle est relationnalité entre personnes humaines. Mon existence consciente implique, par son architecture ontologique, l’existence nécessaire d’autrui, c’est-àdire une relation à l’autre humain, distinct de moi, ouverte à d’autres humains, distincts de nous. LE MODERATEUR. – Je vois ! Pour en arriver là, il nous a fallu compléter le Cogito cartésien par le Cogitatum phénoménologique et ensuite transfigurer les deux dans l’universalité relationnelle de l’esprit. La méthode employée est empruntée à Kant et appliquée sur le plan de l’être et pas seulement aux catégories abstraites de la pensée. 250 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU L’AUTRE PHILOSOPHE. – Un petit indice supplémentaire nous montre qu’il est bien nécessaire de prendre en compte le dynamisme universalisant de la conscience, c’est qu’il est la condition de possibilité des mathématiques et de la logique. En posant l’intuition de mon unité personnelle, je pose l’unité formelle : le « 1 » et je la pose de façon universalisée : une « indéfinitude de 1 de même nature que le premier 1, tous distincts entre eux ». En posant la structure de mon intentionnalité, je pose l’opération « + 1 » et je pose cette opération de façon universalisée. Cela me permet de construire des nombres : Je pose « 1 + 1 = », et je saisis ce groupe en son « unité » propre de « somme » de 2. Comme cette opération est nécessairement pensée de façon universalisée, je peux la reproduire pour chaque nombre « 1 + 1 + 1… ». Je peux ainsi construire la suite des nombres dits « entiers » positifs, et à partir de là construire toute la mathématique. Je pose en effet, parce que ma conscience est universalisante, que toute « opération » est possible. Je déclare donc que l’inverse de l’addition, c’est-à-dire la soustraction, est toujours possible. Je peux toujours soustraire, même quand il n’y a plus de nombres positifs… Je construis ainsi les « entiers négatifs » Et il en est de même pour les autres opérations et les autres ensembles de nombres. En effet, en mathématique, mais aussi en logique, je ne considère que la pure applicabilité de mon activité universalisante et je fais abstraction des limites de toute application empirique. De la sorte, on pourrait donc dire que la raison ultime ou la plus fondamentale de ma capacité à faire des mathématiques, c’est la structure ontologique de ma conscience relationnelle à autrui. « Je fais des mathématiques, donc autrui existe ». Ce n’est pas une déduction, mais l’affirmation, dans l’ordre du réel tel qu’il est, d’un départ et d’une arrivée. Si, à Paris, je monte dans un Eurostar « Paris-Londres », je puis dire : « Je monte à Paris, donc j’arriverai à Londres. » Je le dis, parce que je connais le trajet et les horaires du train Eurostar tels qu’ils sont. Si je cherche jusqu’au bout, pourquoi je suis capable de faire des mathématiques, je remonterai de conditions en conditions jusqu’à la structure de ma conscience qui me montrera, au terme de ma recherche, que j’existe nécessairement en relation avec d’autres personnes que moi. LE MODERATEUR, sur un ton plaisant.. – Et qui osera, après cela, dire que les mathématiques sont une science déshumanisante et parler de « froids calculateurs » ? REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 251 L’HISTORIENNE. – Pourriez-vous parler encore une fois « naïvement », comme vous dites, pour m’aider à comprendre que quand je pense, je dois me figurer que je suis en présence de quelqu’un ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est très bien de vivre psychologiquement avec l’idée que nous sommes en présence d’autrui, pourvu que les sentiments qui vous animent, soient des sentiments nobles de respect et d’affection et non de défiance, de jalousie et de haine. Sur le plan psychologique, notre idée de l’existence d’autrui peut être ambiguë. Si vous revenez naïvement, c’est-à-dire sans idée préconçue, vers l’intuition que vous avez de vous-même, non seulement vous constatez que vous existez, mais que vous voulez exister, que vous consentez à votre être, que vous voulez être vous-même de mieux en mieux. Mais comme votre être personnel est, en sa totalité, nécessairement en relation à autre chose, non seulement vous constatez que cette autre chose existe, mais vous voulez aussi qu’elle existe, vous consentez à son être, vous voulez qu’elle soit de mieux en mieux elle-même. En outre, vous avez aussi conscience d’être une « conscience humaine » et cette « nature humaine » dont vous êtes consciente en vous-même, vous la vivez nécessairement comme pouvant être aussi celle d’une autre réalité distincte de vous. Votre conscience est, en effet, une activité « universalisante » de tout ce dont elle est consciente. Il vous est ainsi impossible de penser votre « humanité » comme étant la nature exclusive de votre seule personne. S’il y a pour vous, comme pour moi et pour tous… (voyez, je suis en train d’universaliser ma réflexion présente) c’est parce que l’être de votre conscience personnelle est effectivement, réellement, en relation nécessaire avec d’autres êtres personnels humains. Enfin, cette relation nécessaire à une autre, à d’autres personnes humaines que vous-même, vous ne vous contentez pas de la constater, vous y consentez, vous la voulez, vous voulez que cette autre personne soit elle-même, pleinement elle-même, distincte de vous. Ne pas vouloir l’autre pleinement pour luimême, se serait se détruire soi-même. C’est là une évidence première, lorsque l’on accède à cette compréhension réflexive de soi-même. La relation interpersonnelle à l’autre personne n’est jamais une identification de l’autre à soi, ni de soi à l’autre, ni une fusion dans un mélange ni une intégration par subordination ou hiérarchisation dans un ensemble. La négation relative interpersonnelle (entre « toi » et « moi ») est, en effet, inscrite dans l’être, au même titre de sa perfection que l’identité de soi avec 252 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU soi pour chacune des personnes distinctes en relation nécessaire. Puis-je me résumer en termes simples ? PLUSIEURS VOIX. – Oui,… Assurément,… Bien sûr… L’AUTRE PHILOSOPHE – Mais en un enchaînement complexe,… un enchaînement qui devient de plus en plus complexe ? LE MODERATEUR. – Laissez-nous le temps de suivre, au moins… L’AUTRE PHILOSOPHE. « Cogito ». Ergo, je suis moi, tu es toi, je ne suis pas toi, tu n’es pas moi. Et parce que je suis moi, je veux que tu sois toi et que tu ne sois pas moi. Parce que je veux être moi le plus parfaitement possible, je veux que tu sois toi le plus parfaitement possible aussi, et que tu ne sois pas moi le plus parfaitement possible. Et comme je veux être le plus pleinement moi-même en voulant que tu sois pleinement toi-même, je veux que tu sois pleinement toi-même en voulant un autre parfaitement distinct de toi, et qui ne soit pas moi, car je veux que tu sois toi-même pleinement distinct de moi en tant que tu veux être toi en voulant un autre que toi. Voilà ! Tout est dit. LE PSYCHANALYSTE. – Tout cela est apparemment très concret… On entend : Je, puis Toi, puis encore Je et encore Toi… Ce sont des termes que tout le monde comprend… Mais l’ensemble me semble encore très abstrait… Pour affirmer son Cogito, Descartes s’imaginait qu’il n’avait pas de corps… Est-ce que vous aussi vous adoptez le même contexte de pensée ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Nullement ! Je ne puis pas plus douter d’être corporel que d’exister. Mon corps est l’expression même de mon identité avec moi-même et de mon intentionnalité envers autrui, ensemble dans le monde des choses. Le corps est à notre réalité humaine interpersonnelle ce que notre parole est à notre pensée dialogale. Sans nos conversations, nous ne pourrions pas échanger d’idées. Mais nos idées ne se réduisent pas à la production vocale de sons. Les sons de nos voix ne produisent pas nos idées. Mon corps ne produit pas ma personne, mais ma personne n’est pas sans corps. REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 253 Toutefois, mon corps n’est pas un simple instrument de ma conscience, ni son vêtement ou son habitation. Si comme personnes spirituelles, conscientes et libres, nous ne sommes pas nos corps, nous sommes corporels. N’hésitons pas à dire que notre conscience est corporelle, sans qu’elle soit la matérialité de notre corps. Cette matérialité abandonnée de sa conscience n’est plus que cadavre, lorsqu’elle n’est plus apte à être son expression dans le monde matériel. Nous pourrions aussi dire que nos corps sont la « manifestation » de nos esprits, je veux dire de nos personnes spirituelles, et que dans nos corps nous voyons nos personnes, tout comme dans nos voix nous entendons nos pensées, comme dans nos gestes nous touchons et ressentons les mouvements des nos volontés libres. L’intégralité de nos corps est cette manifestation. Tout corps humain est entièrement pétri de notre spiritualité consciente et libre, sans qu’elle dépende de lui de manière subordonnée et vassale, sans qu’elle veuille ou puisse s’en priver non plus, car elle a l’initiative impérieuse de s’y manifester. LE PSYCHANALYSTE. – Tout ce que vous dites de la spiritualité humaine et du corps s’applique donc aussi à sa sexualité ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Bien évidemment ! Ce n’est que dans une perspective philosophique individualiste et solipsiste qu’on néglige la sexualité et qu’on se rend incapable de comprendre son sens et son rôle. Mais comme elle s’impose malgré tout, la philosophie classique la considère, si pas comme une intruse, du moins comme un lourd héritage de notre parenté avec les animaux… Elle est perçue en opposition avec la spiritualité de la personne. Comment intégrer, en effet, dans une conception d’autosuffisance en soi seul, une fonction corporelle dont la relation à l’autre personne en tant que partenaire est une évidence ? LE PSYCHANALYSTE. – Alors tout ce que vous dites de la relationnalité interpersonnelle des consciences, je peux le traduire dans l’ordre de la sexualité ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Non seulement on le peut, mais on le doit… LE THEOLOGIEN THEOLOGUE – Si je comprends bien,… vous inversez à nouveau la conception classique. Celle-ci disait que la sexualité est d’ordre 254 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU biologique, et commune avec les animaux et donc, que la conscience en est affectée « de l’extérieur ». Vous, vous dites que c’est parce que la conscience spirituelle est ontologiquement relationnelle en tant que spirituelle qu’elle s’exprime dans une corporalité sexuée et donc, qu’il y a une exigence spirituelle « intérieure » que la vie biologique soit sexuée pour que la relationnalité interpersonnelle humaine puisse s’y exprimer, s’y manifester, s’y épanouir, bref, s’y réaliser elle-même. Cela signifierait déjà, pour moi qui suis théologien, que l’apparition de la sexualité, dans l’évolution du monde, serait la mise en condition de ce monde par Dieu, en vue de la création de l’homme. L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est là une conséquence logique. LE PSYCHANALYSTE. – La relation « homme-femme » est donc en soi une forme privilégiée de l’intentionnalité interpersonnelle ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Cela me paraît une évidence d’expérience, tant à partir de la réflexion philosophique, que sur le plan psychologique. C’est d’ailleurs pour cela que les échecs en ce domaine sont si dramatiques et que la psychanalyse a donc un rôle thérapeutique. Encore faut-il, pour qu’elle accomplisse bien sa fonction, qu’elle ait de la sexualité humaine une conception aussi juste que possible. Permettez-moi de souhaiter que les psychanalystes aient également une bonne formation philosophique et pas seulement une formation clinique. LES IMPLICATIONS ETHIQUES D’UNE INTERPERSONNALITE DE L’ETRE SELON LA TRIADE FAMILIALE : PERE-MERE-(FILS-FILLE) LE PSYCHANALYSTE. – Je prends acte de votre remarque. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Toutefois la sexualité proprement dite n’est pas la totalité de notre corporalité. Elle est une fonction de notre corps parmi d’autres, bien qu’elle le parcoure tout entier. L’homme est tout entier masculin et la femme tout entière féminine. Si nous voulons envisager la totalité de la relation interpersonnelle humaine, il nous faut aussi considérer la relation « hommefemme » sous l’angle « époux-épouse » en tant qu’elle implique REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 255 la relation parentale « Père et mère-enfant ». Ce sont les relations familiales qui sont l’expression adéquate de la relationnalité humaine en tant que spirituelle. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Je comprends que la philosophie relationnelle soit l’inverse de la philosophie classique sur le plan des concepts, mais est-elle tellement plus performante pour nous faire vivre d’authentiques relations avec autrui ? Conceptuellement, elle nous fait peut-être comprendre qu’autrui doit nécessairement exister, que nos relations familiales ont une dignité insoupçonnée par la tradition classique, mais elle ne nous donne pas davantage une « expérience » d’autrui. Pas plus que la philosophie classique, elle ne nous fait « rencontrer » autrui en personne. Elle n’est donc pas plus efficace pour notre vie quotidienne. Notre intervenante qui travaille dans un service de soins palliatifs nous disait que le Cogito ne pouvait guère la motiver dans son service de dévouement. Est-ce que, après avoir entendu notre discussion, elle se trouve plus encouragée ? L’INFIRMIERE. – Quand cette croisière sera terminée et que je retrouverai mes patients… Je ne les retrouverai pas tous, certains seront sûrement morts… Le Seigneur les aura accueillis auprès de lui… rien ne sera changé dans mon service… Et pourtant je pense avoir compris quelque chose de plus au cours de nos entretiens… C’est que… LE MODERATEUR. – Vous pouvez continuer à vous exprimer… N’hésitez pas… L’INFIRMIERE. – …Que la douleur des corps manifeste aussi quelque chose de la souffrances des esprits et des cœurs. Et que la communion dans la peine fait aussi partie d’une communion dans l’existence. Elle nous en montre une insuffisance que notre désir de bonheur ne peut se résoudre à accepter comme définitive… S’il y a une si forte exigence qu’autrui existe parce que, moi, j’existe, cette exigence est d’autant plus vraie envers ceux que nous avons connus et aimés… Donc notre existence qui continue, alors que des proches sont morts, ne peut supporter qu’ils n’existent plus. Sinon je ne pourrais plus dire « J’existe, donc tu es, donc ils sont ». Et notre peine est de ne plus pouvoir contribuer à leur épanouissement, alors que nous le devons… alors que ce devoir ne cesse pas… puisque comme vous l’avez dit « en consentant à 256 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU notre existence, nous voulons qu’ils soient eux-mêmes aussi parfaitement que possible »… Vous avez dit quelque chose comme çà… Le modérateur. – Kant a fait remarquer que l’obligation morale est une nécessité absolue et que sa réalisation est absolument nécessaire. Or, si elle ne peut être pleinement remplie en notre existence présente, elle doit l’être en une existence après la mort. Et Dieu, qui en est l’auteur, selon Kant, veille à ce que cette réalisation soit pleinement accomplie. S’il y a une obligation morale à vouloir qu’autrui existe en luimême, et si vous acceptez le raisonnement de Kant, alors vous pouvez considérer que la peine spirituelle, que la souffrance introduit dans notre existence, doit céder devant l’exigence morale du bonheur partagé. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – C’est là un aspect du salut de l’humanité. Le salut annoncé en la personne de Jésus, n’est pas un salut individuel, mais un salut relationnel aussi. Nous ne sommes pas sauvés « individuellement », pas plus que nous ne sommes créés « individuellement ». Nous le sommes en relation les uns aux autres, non selon des liens accessoires et contingents, mais selon une relationnalité constitutive. Nous pouvons dire « je suis sauvé, donc tu l’es aussi » Aucun homme ne peut être sauvé sans que tous ne soient sauvés. C’est là aussi une nouvelle conception du salut qu’une philosophie relationnelle est susceptible de mieux nous faire comprendre. Peut-être reviendrons-nous sur le sujet ! Mais déjà, en universalisant cette vérité de la réflexion, nous pouvons dire, en l’appliquant à Jésus. « Il est ressuscité, donc nous sommes ressuscités ». Ce qui ne veut pas dire que cette vérité ontologique soit déjà accomplie pour nous dans notre propre durée. Il faut pour cela attendre notre mort, comme ce fut le cas pour lui. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je vous remercie de me montrer une nouvelle implication,… oh, combien centrale,… de notre foi chrétienne, selon une ontologie relationnelle, que nous avons maintenant en commun. Je voudrais, en plus, répondre à mon collègue sur la question de la « performance » d’une philosophie relationnelle. Elle ne me donne pas l’expérience d’autrui en personne, dites-vous… C’est exact. Elle ne me la donne pas, parce qu’elle ne peut pas me la donner et elle ne peut pas me la donner parce qu’elle ne doit pas REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 257 me la donner. La réflexion philosophique en ma réalité personnelle me montre que mon être est préformé, programmé, structuré en lui-même pour cette rencontre nécessaire, mais elle ne peut l’accomplir sans se contredire et se nier elle-même. Elle me montre au contraire que la rencontre avec autrui est absolument originale. Elle porte un nom que nous avons déjà rencontré : la fiducialité. La révélation de soi à l’autre pour que l’autre soit luimême et l’accueil fiducial de cette révélation, la foi en l’autre qui s’engage pour mon existence et son épanouissement. La réflexion philosophique, en effet, peut me dire ce qu’est l’amour humain en son essence. Elle ne peut en aucune manière produire le « je t’aime » révélateur d’un conjoint qui s’engage librement. Inversement, combien de « je t’aime » sont prononcés, même sincèrement, sans véritable connaissance de l’idéal à réaliser et donc, sans pouvoir bénéficier de l’énergie morale qu’un juste idéal peut apporter dans la vie quotidienne !… – L’HISTORIENNE. Vous avez établi souvent un parallélisme entre la foi dans le conjoint et la foi en Dieu. Maintenant encore vous invoquez l’expérience conjugale pour situer les espoirs que nous pouvons placer dans la philosophie relationnelle. Pourtant, vous ne nous avez pas encore dit comment vous compreniez la foi entre un homme et une femme qui s’aiment. L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est exact. Veuillez m’en excuser… Un petit retour en arrière… très bref. La « fiducialité » est donc cette forme de conscience et de connaissance corrélative d’une structure ontologique relationnelle de communication d’être. Notre fiducialité humaine se différencie selon différents niveaux de profondeur : fiducialité sociale, fiducialité amicale, et les plus profondes : la fiducialité conjugale et la fiducialité filiale. On pourrait en développer toute une phénoménologie, dans leurs réalisations authentiques ainsi que dans leurs contrefaçons et leurs perversions. Les phénoménologues et les romanciers s’y emploient, mais ils en ignorent le statut ontologique. Par la foi sociale je fais confiance à ceux qui s’engagent librement à me rendre de multiples services touchant les choses du monde : des objets, des connaissances ou des actions. Cellesci comme telles restent extérieures à la relation fiduciale ellemême. Ainsi, je « crois » l’agent de police qui m’indique mon chemin dans une ville que je connais mal. 258 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Dans la foi amicale nous nouons un rapport personnel réciproque en vue d’une œuvre à accomplir ensemble, œuvre qui nous reste cependant encore extérieure, quel que soit l’investissement de nous-mêmes que nous y mettons. Dans la fiducialité conjugale, révélation et foi ont comme objet la réalité même de nos personnes en leur totalité, englobant donc aussi les aspects précédents de la foi sociale et amicale. « Se révéler conjugalement », c’est pour le sujet aimant se faire exister en tout son être comme celui qui se place entièrement dans la relation fiduciale et en souveraine liberté se veut pour l’autre, pour que l’autre « soit » et en vertu de la seule raison que lui-même « est ». « Croire conjugalement », c’est reconnaître la vérité que l’autre fait exister pour moi, non dans des objets, mais en sa propre personne. La vérité qui se propose à la foi conjugale n’est plus seulement un « ceci ou un cela pour toi », mais la vérité de l’être de l’autre, en tant que souverainement libre il se fait exister pour moi, afin que je sois absolument aussi pour un autre que lui, c’est-à-dire pour un « Tiers » par rapport à moi et par rapport à lui, et que ce Tiers soit. Cette vérité de l’engagement conjugal n’est ni d’ordre empirique, ou scientifique, ni d’ordre formel, ni d’ordre philosophique. Une réflexion philosophique exigeante est toutefois nécessaire pour en comprendre la nature. De plus la réalisation d’un tel engagement met en œuvre une foule de connaissances d’ordre objectif tirées d’une grande variété de savoirs et de savoir-faire en découlant psychologique, économique, juridique, biologique, physique, sens pratique et esthétique, etc. Ce n’est pas par analyse réflexive que j’adhère à la révélation d’un « je t’aime » mais par la foi seule dans l’initiative authentiquement libre de l’autre. Et ce n’est pas par l’emploi plus ou moins bien réussi de moyens extérieurs (argent, confort, beauté, santé) ou par l’utilisation de dons plus personnels (savoir-faire et qualités diverses) ou par une harmonie des tempéraments et des caractères que l’on peut juger de l’authenticité de l’amour, mais par la foi seule en l’autre qui librement se veut pour moi, me le dit et ne se dément pas, même dans les maladresses réciproques. La « foi conjugale » authentique en une révélation conjugale authentique ne demande donc pas de « preuves », de signes objectifs donc étrangers à la liberté des conjoints qui attesteraient la véracité des paroles. Le faire serait rendre impossible la « foi conjugale » et ramener la rencontre de l’homme et de la femme à une communauté d’intérêts, parmi lesquels l’intérêt sexuel, ou à une amitié en vue d’une œuvre : ménage, soutien réciproque : affectif, économique, professionnel, collaboration dans l’éducation et la procréation. Tout REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 259 cela est intégré,… peut et doit être intégré à la fiducialité conjugale, mais cela n’en constitue pas l’essence. C’est cette réalité profonde qu’il faut découvrir. L’amour conjugal, ce n’est pas : « je t’aime » parce que tu as ceci ou cela... qui peut m’être avantageux... (niveau de la foi sociale), ni parce que tu peux faire ceci ou cela avec moi,… actions qui peuvent nous accomplir grandement (niveau de la foi amicale). L’amour conjugal n’est pas non plus bien que ce soit déjà mieux « je t’aime » parce que « c’est toi » qui es aimable et qui me plais et qui m’attires à toi (conception classique) mais je t’aime parce que « je suis ». Et c’est en toi que je crois parce que c’est de toi que je sais avec certitude que je suis aimé, parce que « Tu es », afin que nous soyons conjugalement pour qu’Il soit filialement, notre enfant. L’INFIRMIERE. – Peut-on avoir une telle intuition de l’amour ? Peut-être dans l’idéal,… mais elle est si peu apparente,... et si rare… C’est l’exception ! LE CHANOINE. – « Je t’aime, parce que je suis », « Tu m’aimes parce que tu es » ! En vous entendant, j’ai l’impression que vous voulez jouer votre petit « dieu ». Seul Dieu peut vraiment dire : « Je fais cela parce que Je suis ». Cela me semble bien prétentieux et peu réaliste,… donc décourageant… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Pardonnez-moi, Monsieur le chanoine, mais c’est votre objection qui est décourageante… Dans la philosophie classique, l’amour est compris comme une attirance irrésistible, venant de l’extérieur, combler un vide ou un besoin dans l’homme. C’est l’objet aimable qui prend possession de moi… Et je suis en proie à un délire…, à une folie… La littérature romanesque y voit une perte de ma liberté… Ce sont là des intrigues de théâtre, peutêtre aussi des tragédies réelles, mais ce sont des erreurs philosophiques et des échecs de l’existence. Remarquez une nouvelle fois que la philosophie relationnelle inverse les conceptions classiques. Dire : « je t’aime, parce que je suis », ce n’est nullement se prendre pour Dieu. C’est affirmer que l’amour ne dépend pas de la présence contingente, passagère, éventuellement illusoire d’un « objet », fût-il une « personne ». C’est seulement reconnaître que la raison de l’amour est identique à la réalité de la personne. Il n’existe pas de « Je » conscient de lui qui ne soit en même temps vouloir, en 260 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU initiative intérieure, que l’autre, le Toi, existe en lui-même, comme autre, aimé pour lui-même. Le chanoine. Il est classique de dire que le véritable amour, c’est d’être attiré par l’être parfaitement aimable en lui-même et que cet être, c’est Dieu. À travers l’amour des êtres finis, nous nous rapprochons de Dieu. L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est effectivement très classique… Par cette affirmation, vous espérez surmonter l’imperfection de l’amour, lorsqu’on s’attache à des êtres déficients, comme sont les choses ou les autres personnes humaines. Et les théoriciens de cette conception ajoutent que les êtres imparfaits que nous aimons ne sont que des « relais », ou médiations de notre amour vers Dieu. L’homme marié, qui ne peut pas aimer Dieu « directement », l’aime à travers sa femme… On connaît la formule ambiguë : « aimer les autres pour l’amour de Dieu ». Ce qui revient à dire qu’on ne les aime pas pour eux-mêmes. Cela impliquerait ensuite que Dieu aime les hommes, non pour eux-mêmes, mais pour Lui-même, pour la pure jouissance de son être propre. On pourrait ainsi compléter non sans une certaine incohérence la formule d’Aristote : « Dieu est la Pensée de sa Pensée et de toutes ses pensées pour Lui et la Volonté de sa Volonté et de toutes ses volontés pour Lui. Dans ce désir individuel de fusionner avec un divin, puissamment attractif, ou d’être fusionné à lui par lui, il est bien difficile de reconnaître que nous sommes à l’image de Dieu. Si Dieu, au contraire, est initiative d’amour envers sa création, parce qu’il est d’abord initiative d’amour en lui-même entre plusieurs, c’est la moindre des choses que, s’il nous crée à son image, il nous crée aussi en initiative d’amour envers l’autre de nous-mêmes. Affirmer : « Je t’aime parce que je suis », implique une conception de l’amour conjugal bien plus exigeante que lorsqu’on le conçoit à travers la formule : « Je t’aime parce que c’est toi ». Un contrat conjugal engagé sur les plans d’une fiducialité sociale et amicale, c’est-à-dire un mariage de convention ou d’intérêts ou de complémentarité purement psychologique, et qui ne dépasserait pas ces niveaux, ne s’inscrit pas spontanément dans la durée. Il s’inscrit plutôt dans la précarité. S’il se conclut sur la présence de l’autre et la durée de cette présence par un « je t’aime parce que c’est toi », alors il s’inscrit dans la fidélité jusqu’à la mort de l’autre. Sa règle est : « Je te REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 261 serai fidèle jusqu’à ta mort ». Toutefois, l’expérience de l’amour est alors susceptible de s’approfondir en voulant l’existence de l’autre par-delà sa mort. L’expérience et la réflexion vécue peuvent ainsi nous conduire à l’essence véritable de l’amour humain : « Je t’aime, c’est toi que j’aime, parce que c’est moi ». Sa maxime est « Je te serai fidèle fiducialement aimant jusqu’à ma mort et au-delà, car notre amour est à l’image relationnelle de Dieu même, et à ce titre, il est œuvre d’éternité ». Cet idéal moral transcende l’ordre juridique limité par nature à l’existence présente. Il n’est donc soumis à aucune juridiction. Il relève de la seule obligation dont des libertés humaines conscientes sont capables de se doter en consentant à leur interpersonnalité constitutive LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Pour que votre critique ne reste pas unilatérale, il faut aussi dire que, dans la réalité, beaucoup de chrétiens aujourd’hui s’inspirent plus de l’Évangile et de l’exemple du Christ, que des positions théologiques tributaires de l’individualisme philosophique classique. Dans la personne de Jésus, le Dieu Trinité manifeste concrètement et ce n’est pas seulement une déduction réflexive qu’il aime les hommes pour eux-mêmes, maintenant dans leur vie et pour leur « salut », au sens fort du terme, c’est-à-dire pour leur accomplissement, en leur résurrection, en un parfait bonheur selon toutes leurs relations humaines et ensemble avec lui. L’INFIRMIERE EN SOINS PALLIATIFS. – Si l’amour humain peut nous parler de Dieu avec cette noblesse, pourquoi ne pas l’expliquer davantage aux jeunes couples, et mieux les accompagner ensuite dans leur existence ? En fin de vie, cette espérance d’éternité d’un bonheur partagé peut aussi être pour de vieux couples d’un grand réconfort, me semble-t-il. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vous avez raison… Sans cesse il faut redire qu’en la foi conjugale et l’amour familial, c’est l’humanité qui s’accomplit dans ses relations spirituelles les plus profondes. Par là, elle s’accomplit comme ouvrage d’éternité : éternelles sont les personnes, et éternelles la réciprocité de foi et la communication de l’être et de vie qui est son achèvement. Si leurs relations ont été forgées comme véritables créations de liberté humaine, elles sont indéfectiblement inscrites dans l’être. La foi conjugale a donc un lien tout naturel avec la foi humaine théologale et avec l’idée de Dieu qui lui est adéquate. 262 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Telle est comprise, dans une culture humaine donnée, la relation de l’homme à la femme, telle est comprise la relation de Dieu à l’humanité, et telle est aussi comprise, en conséquence, la relation de Dieu à lui-même, si je puis m’exprimer ainsi quand il s’agit de Dieu… En fonction de l’ontologie du couple et de la famille qu’une culture admet, l’idée culturelle de Dieu acceptera ou rejettera l’idée d’une relationnalité également fiduciale en Dieu même. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Vous pouvez aussi renverser l’ordre de vos comparaisons : telle idée de la famille, telle idée de Dieu. Mais aussi telle idée de Dieu, telle idée du couple et de la famille. Vous avez, en effet, suivi, en tant que philosophe, l’ordre propre à une démarche de connaissance. En passant dans le domaine ontologique, l’ordre des comparaisons est inversé. C’est souvent l’ordre que suivent les théologiens qui invoquent une révélation du mystère de Dieu. L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est exact. Si une théologie descend alors par paliers jusqu’à ces « évidences premières » que la philosophie considère comme son point de départ ferme et assuré, il y a là un signe certain de l’authenticité de la révélation que cette théologie présuppose. Le professeur de théologie. – Où voyez-vous l’articulation entre la démarche descendante de la théologie et la démarche ascendante de la philosophie ? Il faut qu’il y ait une charnière entre les deux. Autrement dit, il faut qu’après la montée, la descente puisse se faire par le même chemin. Cette possibilité fait défaut chez Aristote. Il nous montre une certaine façon de « monter », grâce à sa preuve de l’existence de Dieu sous la forme d’un « Premier Moteur immobile ». Mais une fois au sommet, on est aussi frappé d’immobilité. On ne peut plus « redescendre », c’est-à-dire comprendre, à partir de ce qu’est ce « moteur », la réalité du monde et de l’humanité dont on est parti. Sans l’affirmation de ce moteur immobile, le devenir du monde et de l’homme seraient absurdes et leur possibilité resterait dépourvue de raisons explicatives. Mais après cette affirmation, le monde et l’homme ne sont pas plus intelligibles qu’avant. L’affirmation de Dieu à la manière d’Aristote n’aide pas davantage l’homme à se mieux comprendre que s’il ne le connaissait pas. L’AUTRE PHILOSOPHE. REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 263 – Je partage votre question et votre jugement. Les preuves classiques de l’existence de Dieu, dans la tradition grecque aristotélicienne, ne sont pas fausses. Conclure de la relativité du monde à un être absolu, de sa contingence à un être nécessaire, de son évolutivité à un être immuable, de degrés d’être fini à un degré de réalité infinie sont des démarches intellectuelles concluantes. Il n’est pas possible, en effet, que ce qui existe ne soit que du relatif, que du contingent, que du changement, que du fini. Ne penser que du relatif, relatif à du relatif…, rien que du contingent, contingent de contingent…, du changement de changement, etc…, c’est penser de l’impossible, du rien, c’est ne rien penser. Si l’on s’interroge sur la possibilité de l’existence des choses, il faut alors affirmer Dieu sous peine d’absurdité. Il est bien entendu loisible à des individus de ne pas s’interroger de la sorte. Nier que Dieu existe revient alors à avouer qu’on se détourne de la question ultime sur le monde et notre existence. La faiblesse de ces preuves, c’est leur « formalisme ». Elles sont « dépersonnalisées ». C’est comme si des parents, face à leurs enfants, se contentaient pour toutes relations avec eux de les « compter » sans plus. 1+1+1+1+1 : 5. Ils sont là ! Ce n’est pas faux, mais c’est bien pauvre… La preuve de l’existence de Dieu doit être enrichie de notre expérience du réel, de notre conscience d’être avec autrui au monde. Être, exister comme personne, c’est dans ma relation aux autres, connaître et être connu, vouloir et être voulu. Être, c’est communiquer l’être, c’est faire exister et être fait existant. La relativité, la contingence, l’évolutivité, la finitude de cette expérience interpersonnelle de communication d’être me renvoie à une plénitude de réalité en parfaite communication d’être en elle-même. En conséquence, entre notre réalité humaine interpersonnelle finie et l’infini d’une Réalité transcendante également interpersonnelle, il ne peut y avoir d’autres rapports que des rapports interpersonnels de communication d’existence. C’est la générosité divine du don de l’être, de l’être en toutes ses propriétés et qualités relationnelles : création spatio-temporelle, incarnation révélatrice, surcréation libératrice au-delà de la mort de toutes imperfections et de toutes formes de mal. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – La charnière entre la montée philosophique vers Dieu et la descente d’une révélation de Dieu vers l’homme, c’est donc l’idée de création. Elle manque, en effet, chez Aristote. Mais la philosophie, en milieu chrétien, ne l’a-t-elle pas introduite par les principes de causalité efficiente et de causalité finale ? L’AUTRE PHILOSOPHE. 264 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU – Sans doute, il y a là quelques progrès… Mais on reste dans un univers de pensée « cosmologique ». L’activité créatrice y est comparée à celle de l’artisan… Or l’activité professionnelle de l’artisan ne nous renseigne pas sur la personnalité spirituelle de l’artisan. Entre une création comprise comme une production d’objets et une création comprise comme une relation interpersonnelle communicatrice de vie, et donc comme révélation immanente de soi à l’autre, il y a encore un progrès à faire… LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Et vous pensez que c’est une philosophie et une ontologie des relations interpersonnelles qui permet ce progrès ? L’ACTE DE LA CREATION COMPRIS COMME UN ACTE DE REVELATION DU CREATEUR L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je vous laisse juger par vous-même de cette possibilité… Mais pour ma part et vis-à-vis de moi-même, j’en suis convaincu. Permettez-moi de parler maintenant de l’acte créateur en une dialectique descendante. L’acte créateur divin interpersonnel est fondé, au sens philosophique, c’est-à-dire trouve ses conditions de possibilité en une communication d’être entre plusieurs en Dieu même. Symétriquement à sa source, il s’accomplit en son objectif en des êtres, qui « en image » de Dieu sont, selon leur aspect de perfection, également en communication d’être. Ce sont les êtres humains en structure de vie familiale : époux-père ; épouse-mère ; fils et filles. Cette structure familiale « s’universalise » en l’humanité tout entière. La structure familiale et ses relations internes sont donc l’aspect de perfection des rapports humains entre les hommes et la base d’une fraternité universelle. Ce qui revient à dire que les « valeurs universelles » de l’homme sont en leur essence des relations intersingulières et non des qualités « uniformisées » en commun dénominateur. « Les valeurs universelles », ce sont les aspects de perfection interpersonnels qui sont « universalisés » et non des « généralisations » abstraites des bonnes qualités de nos actions. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Les formes concrètes de la fiducialité humaine peuvent donc servir de base analogique pour « exprimer » notre compréhension réflexive de la création en tant qu’elle est une première « révélation de Dieu » en notre réalité de créature. Cette REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 265 compréhension réflexive techniquement élaborée, ou maladroitement intuitive enclenche donc en nous une conduite de foi envers le Créateur. La « foi théologale » recourt alors aux symbolismes de fiducialité sociale, comme celui de « roi, royauté, royaume » symbolismes de fiducialité faible ou aux symbolismes de fiducialité forte, en analogie avec la foi conjugale et la foi filiale. Dieu est dit « père ». Le langage religieux, particulièrement celui de la Bible, de la Torah et des Évangiles, recourt très judicieusement à ce fond d’analogies. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Remarquez, en passant, que pour renforcer les symbolismes de fiducialité faible, le langage recourt aux relations de fiducialité forte. « On dit du « roi » qu’il est le « père » de son peuple… Ce qui illustre le phénomène « d’universalisation » de la fiducialité conjugale et familiale… LE PREMIER PHILOSOPHE. – Vous avez dit que cette conception de la création, comme révélation immanente en notre réalité humaine, pouvait être maladroitement comprise. Si, en plus, on l’exprime à travers la psychologie des relations familiales, il y a un grand risque de verser dans l’anthropomorphisme. Ce danger n’existe pas avec les preuves cosmologiques de l’existence de Dieu. Il me semble qu’il faut alors tempérer l’usage des symboles familiaux par des symbolismes tirés de la sphère des choses. Les choses sont moins proches de Dieu, si je puis dire, que les hommes. Il y a donc moins de risque d’attribuer à Dieu des propriétés qui n’appartiennent qu’à ses créatures. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Le danger existe effectivement si ces symboles familiaux sont compris sur le plan psychologique, et interprétés selon l’ontologie classique de l’unité ; par exemple, si les relations « époux-épouse » sont comprises selon des schémas hiérarchiques de « subordination » ; ou selon un dualisme de type platonicien : « corps-esprit », les différences n’étant que corporelles, leur identité de nature uniformisée étant spirituelle. Comme de telles situations se rencontrent très souvent, il faut être sur ses gardes. Cela, en raison du manque de culture de certains auditeurs. Si, en revanche les analogies sont comprises sur le plan réflexif relationnel, il n’y a alors aucun danger d’anthropomorphisme. Il est, en outre, très difficile de visualiser 266 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU des relations et de s’en donner des « formes imaginatives » du divin, en en faisant des « idoles ». En revanche, il faut bien se rendre compte que les symbolismes tirés de la nature risquent de masquer ou d’occulter complètement la dimension relationnelle et interpersonnelle de l’être humain et de Dieu. Il faut alors « décoder » les symbolismes des choses et retrouver sous leur matérialité les signes d’une relationnalité spirituelle. Je pense à l’instant aux symbolismes du « pain, de l’eau, de la vigne » dans les évangiles. Je lance ici une idée à creuser… Je voudrais faire encore une deuxième remarque sur l’appréciation des avantages et inconvénients des symbolismes tirés de la nature comparés aux analogies issues de l’existence humaine, tout spécialement familiales. Les symbolismes de la nature sont plutôt neutres : le rocher, l’eau, le feu, la lumière, le vent… Or les rapports de l’homme avec Dieu se déploient dans l’histoire. Il y a là mouvement, développement. Les relations humaines sont, elles aussi, historiques. Les relations de fiducialité entre personnes humaines sont donc plus en accord avec les relations de fiducialité à l’égard de Dieu. LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Cette dimension historique intéresse tout particulièrement l’exégète, lui qui s’efforce de comprendre les textes d’une « histoire sainte ». L’action créatrice de Dieu, que vous m’invitez constamment à comprendre comme un mouvement interpersonnel de communication de l’être s’accomplit dans le temps. Elle peut donc être considérée doublement : d’une part, à partir de son présent, vécu dans le texte, vers sa source, vers son origine toujours présente d’ailleurs et, d’autre part, vers son terme en considérant son présent comme une ouverture nécessaire à son avenir, comme une présence qui n’est pleinement ce qu’elle est que par sa destination à venir. Ces deux moments sont indissociables, mais l’accent peut être mis tantôt plutôt sur l’un, vers l’origine, que sur l’autre, vers son terme. Je voudrais donc replacer dans cette double perspective historique ce que nous avons dit jusqu’à maintenant sur la création de l’humanité par Dieu, sur sa révélation et sur la foi en ce Dieu, révélateur de lui-même en son activité créatrice. Dans la religion juive, nous observons une conscience fiduciale de l’origine. La foi juive se tourne vers le Dieu de la création pour son action non seulement à l’origine des temps, mais à l’origine du présent du temps, au moment où le texte est formé. Cette foi-là en Dieu croit en Dieu en tant qu’« auteur de l’histoire ». REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 267 Comme, d’une part, nos discussions précédentes nous ont mis en garde de voir du divin dans le factuel contingent et que, d’autre part, il est bien clair que la parole de Dieu, c’est notre réalité humaine concrète, je dirai maintenant que Dieu « se révèle dans l’être historique des hommes », non dans les « péripéties » historiques. Les événements ne prennent de sens pour le croyant qu’en fonction de notre compréhension de la création de Dieu en l’histoire. Sens naïfs d’abord et très empiriques et ensuite progressivement élaborés critiquement. J’estime que je dois désormais ainsi parler, si, après nos discussions, je ne m’arrête plus aux formes psychologiques des croyances, mais si je reconnais à la vie de foi une densité ontologique de « fiducialité ». L’histoire sainte, je la comprends dorénavant comme le déploiement d’une ontologie fiduciale, malgré tous ses tiraillements internes inhérents à notre finitude, et non plus comme une « anecdote » sacralisée et absolutisée. Ce qu’il y a de contingent dans les religions ne se comprend effectivement qu’en tenant compte de notre nécessaire constitution fiduciale. LE MODERATEUR. – Une de nos participantes à nos rencontres désire prendre la parole... C’est votre première intervention, je pense… Pouvezvous, Madame, vous présenter brièvement… LA CONSCIENCE BIBLIQUE QUE LA PROMESSE DE DIEU EN SA CREATION EST CELLE D’UNE DESCENDANCE POUR LE COUPLE LA NOUVELLE INTERVENANTE. Oui,… Je suis gynécologue. Mon mari est cardiologue. Nous sommes tous deux très attachés à notre judaïsme. Je n’ai pas l’habitude de raisonner de la manière dont vous le faites. Nous procédons plutôt par comparaison d’idées, ou convergence d’images. Nous rapprochons aussi des significations, parfois éloignées entre elles, par l’intermédiaire de leurs vocables, lorsqu’ils ont, par addition des valeurs chiffrées de leurs lettres, une même valeur numérique. En vous écoutant depuis les premières rencontres, je vois donc certains rapprochements à faire. Cela devient de plus en plus clair après l’intervention de votre spécialiste de l’Écriture. Vous comparez la foi en Dieu avec la foi dans le conjoint. Or, la foi entre les conjoints, c’est une foi dans la promesse que chacun fait 268 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU à l’autre de lui assurer une descendance. Ainsi, la foi d’Abraham en Dieu est précisément une foi dans la promesse que l’Éternel lui fait d’avoir une descendance. Dans Genèse, au chapitre 15 verset 6, on peut lire « Et Abraham crut, ou eut foi dans l’Éternel, et l’Éternel le lui compta pour justice, ou pour justification, ou encore, selon la traduction du rabbinat, il le lui compta comme mérite. » Nos rabbins et spécialistes de l’Écriture discutent beaucoup sur la manière de traduire ce verset. Et je sais que les premiers chefs religieux du christianisme, Paul de Tarse et Jacques de Jérusalem, ont fait de même. Bien sûr, je ne prétends pas intervenir dans tous ces débats. Je constate seulement que la foi entre un homme et une femme, scellée sous le dais nuptial, et la foi d’Abraham envers Dieu, scellée sous la Tente, a comme objet une naissance, la naissance d’un enfant. Pour les Chrétiens, je pense qu’il en est de même avec la naissance de Jésus. Est-ce que la foi peut avoir d’autres objets que des naissances ! Je rapproche aussi les naissances avec l’histoire et donc l’histoire avec la foi. En hébreu, c’est le même mot « toledot » qui signifie « générations » et « histoire ». L’histoire pourrait-elle être autre chose qu’un développement de relations de foi et de naissances ? Les relations de foi ne sont-elles pas le moteur de l’histoire à travers une suite de naissances ? Lorsque, comme médecin, j’aide une femme à accoucher, je me dis que je participe ou, plus modestement, que j’assiste à la naissance renouvelée de l’alliance de l’Éternel avec l’humanité. Malgré le suspens du récit biblique, entretenu par la stérilité de Sara jusqu’en un âge avancé, la foi d’Abraham en Dieu n’a pas comme objet l’invraisemblance de la naissance d’un fils, mais la naissance elle-même dans sa normalité la plus ordinaire. La précarité de la naissance d’Isaac est seulement le signe de la précarité de toute l’histoire du peuple d’Israël. Son existence est précaire dans sa composante humaine depuis son origine. Le meilleur gage de naissances dans les couples, c’est la foi entre les conjoints, malgré parfois les défaillances des corps. Le meilleur gage de la fécondité de l’alliance de l’Éternel avec Israël _ pour Israël et à travers Israël pour toute l’humanité c’est la foi en l’Éternel. Dans ce couple de mon peuple avec Dieu, ce n’est pas l’Éternel qui risque de faire faux bond. Il est toujours le « fidèle », comme vous avez expliqué le sens de ce mot « celui qui croit en permanence en l’autre ». C’est la foi de l’homme qui est précaire. En insistant sur la difficulté de concevoir de Sara, le texte montre que la foi d’Abraham était une foi ferme. Il faut que la foi soit ferme également, quand la naissance est normale… C’est, malheureusement, quand les REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 269 naissances peuvent être et sont normales que la foi en l’Éternel risque de devenir précaire et de ne plus être capable de reconnaître le don de l’Alliance. L’Éternel regrette alors cet assoupissement de la foi, car sa générosité pour l’homme est alors comme bridée, freinée, étouffée, mise en faillite. Il ne peut plus alors, comme pour Abraham, approuver les hommes pour leur confiance en sa promesse et les féliciter pour la justesse de leur réponse, pour leur « tsedaka ». Comme mon mari et moi, nous ne reconnaissons pas vraiment notre pensée dans les traductions françaises de ce verset, nous le paraphraserions ainsi : « Abraham accueillit de tout son cœur comme vérité la promesse de l’Éternel, et l’Éternel le félicita pour sa juste conduite ». LE MODERATEUR. – Je vous remercie, Madame, pour votre témoignage… Comme les autres intervenantes femmes, dans ce séminaire, vous apportez à nos débats la richesse de votre expérience concrète de vie. LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Merci aussi pour votre témoignage. Je pense qu’il me permet de dire, avec plus de facilité, que les Hébreux et ensuite les Juifs comprennent leur existence personnelle et celle du peuple tout entier, parmi les Nations, en dépendance d’une initiative divine. Dieu passe alliance avec eux. Ils expriment donc, dans les catégories de la conscience fiduciale, essentiellement dialogale, leur condition présente de créatures conscientes et historiques. En ce sens l’expérience religieuse juive est toujours valable pour nous. Elle a valeur permanente, en tant qu’elle comprend notre relation à Dieu à partir de son origine, sa création première. « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre… Dieu dit : « que la lumière soit, et la lumière fut… Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image… » Dieu dit à Abraham : « va, pour toi… », c’est-à-dire, en vue de ton accomplissement… C’est la création qui se poursuit. Les Juifs lisent le texte. Le texte dit que Dieu parle... et il décrit cette parole. Le texte qui exprime cette parole n’est donc pas la parole de Dieu… Si un texte dit : « Il y a un arbre au milieu du jardin… », le texte n’est pas cet arbre. Si le texte décrit cet arbre, le texte n’est pas l’arbre décrit. Le texte, qui n’est donc pas la parole de Dieu, est la compréhension que l’homme a de cette parole, de même que la description de l’arbre est la perception que l’homme a de l’arbre… 270 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Dans la réalité objective, la parole de Dieu au peuple juif n’est pas un assemblage de mots, mais sa propre réalité humaine, pas seulement « générale », mais historique, en tant qu’il se conçoit en relation personnelle avec Dieu. Et cette réalité humaine, comprise en image de Dieu, sera exprimée par des hommes juifs, scribes anonymes, prophètes, en des « textes », et au travers de ces textes, en des tournures de pensée, en des situations relationnelles de la conscience fiduciale humaine universelle. De là l’origine du caractère, non pas « sacré », mais « saint » du texte de la Torah, parce que ce texte essaie de dire la sainteté de « Dieu qui se révèle » , positivement, dans ce qui est saint en l’homme, et négativement par ce qui est péché en l’homme. Dieu « dit » de la sorte la sainteté de l’homme et le péché de l’homme en référence à sa propre sainteté divine (Lv. 19, 2 et sq.) L’AUTRE PHILOSOPHE. – J’apprécie beaucoup votre analyse, et les belles déductions que vous pouvez comme théologien tirer du texte, lorsque celuici n’est pas pris au pied de la lettre pour « parole prononcée » de Dieu, mais qu’il est considéré comme une compréhension humaine de cette parole infiniment plus riche qu’est l’homme lui-même. Cela permet qu’on puisse l’interpréter et le réinterpréter sans cesse en scrutant à travers lui l’horizon de la réalité de la parole créatrice et révélatrice de Dieu, à savoir : l’homme en son existence historique. Les commentateurs juifs se montrent experts en réinterprétations. Cependant toutes n’ont pas la même valeur, car elles ne s’approchent pas toutes avec le même bonheur de la réalité humaine en laquelle Dieu se révèle lui-même. Mais il est également vrai que plus on multiplie les essais, plus on a de chance de progresser dans la vérité. En revanche, il n’y a rien de pire que de n’avoir qu’une seule lecture du texte, la plus mauvaise de surcroît, celle du texte pris au pied de la lettre en un sens empirique immédiat. Il est, en effet, bien évident que Dieu ne parle pas au sens psychologique du terme. Le penser ne serait que de l’empirisme religieux, une forme d’anthropomorphisme primaire. Car il est bien évident que parler, comme l’homme parle en ses langues multiples, est le propre d’un être spirituel certes, mais corporel aussi. Or Dieu est totalement incorporel. Il ne parle donc pas ; il ne tient pas de discours, ne nous dicte, ne nous souffle, ne nous fait réciter aucun texte, ni directement, ni par quelque intermédiaire « objectif » ange, par supposition que ce soit. Si nous disons que « Dieu parle », il faut penser qu’il « parle en perfection » et non avec les limites et insuffisances du langage REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 271 humain. En effet, qu’est-ce pour nous une parole adressée à autrui ? C’est une action par laquelle nous tentons de faire exister quelque chose pour autrui. Ce peut n’être qu’une simple information, mais ce peut être beaucoup plus, comme lorsque nous lui disons, par exemple, que nous l’aimons. Notre parole, dans ce cas, est réalisatrice. Mais elle est humainement si peu réalisatrice que les actes doivent suivre et l’accomplir ! Dieu « parle en perfection », d’une façon pleinement réalisatrice. Sa parole est « créatrice ». La « parole de Dieu » ne peut donc être qu’« une réalité » et non un « langage ». Elle est de l’être, non seulement en tant que parole réelle, mais en tant que sa réalité de parole est « un être ». La parole que Dieu adresse à l’homme n’est donc autre chose que la réalité même de l’homme, réalité donnée à l’homme, pour l’homme lui-même qui en prend conscience comme lui étant donnée. L’homme est donc donné à lui-même comme prenant conscience qu’il est la réalité de cette parole divine et que dans cette parole, c’est Dieu qui se révèle lui-même à l’homme. Je puis me dire, au cœur de mon humanité, et non dans un rêve éveillé ou un délire religieux : « Je suis la réalité de la parole que Dieu m’adresse, et je suis la réalité de cette parole non pas en homme solitaire, mais nécessairement avec autrui, dans l’histoire. Car la parole de Dieu me dit, en une démarche réflexive, qu’il n’est pas bon que je sois seul et elle fait que je sois, en mon être, vouloir d’un autre que moi. Nous en avons pris conscience en une analyse réflexive. Mon accomplissement de moi-même est alors notre accomplissement à plusieurs. Dès lors notre avenir est promesse divine. Et la promesse divine assure notre avenir. Et notre avenir, c’est notre descendance, une naissance. En nous créant, Dieu nous la promet et nous la promettant, il nous rend capables de croire en lui, en raison de sa générosité. Nous accueillons cette vérité en consentant à notre humanité interpersonnelle. Et Dieu nous loue pour la justesse de notre foi en lui. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – L’homme peut aussi transférer sur d’autres, puisque sa conscience est « universalisante », ces vérités découvertes en son humanité personnelle. Un scribe anonyme peut mettre en scène Dieu et l’homme qui dialoguent ensemble. Ce dialogue n’est pas psychologique. Il est une transposition psychologique d’une relation ontologique interpersonnelle universelle. Le scribe écrit : « Dieu promit à Abraham… » et le texte nous raconte une histoire appropriée à cet effet et attribuée à l’ancêtre originel… 272 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU LE CHANOINE. – Voulez-vous dire que l’histoire d’Abraham est une histoire standard totalement imaginaire et sans valeur historique ? LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Je n’ai jamais dit cela ! Est-ce que vous lisez, vous, le texte de la Bible comme s’il s’agissait du récit d’un grand reporter ? Ce qui est incontestablement historique, c’est le texte. Et le texte nous révèle d’abord la personnalité de ou des auteurs, ensuite leur milieu culturel, enfin l’âme humaine universelle. Que les événements racontés dans la Bible se soient passés comme ils sont racontés, cela n’a pas beaucoup d’importance. L’important, c’est le texte qui atteste que des hommes ont pensé leur existence d’une manière telle et avec une telle profondeur qu’ils ont écrit ces textes. La valeur de la figure d’Abraham n’est pas événementielle, elle est fiduciale et ontologique. Aussi des hommes innombrables se sont reconnus en lui et continuent encore aujourd’hui à s’y reconnaître, tout en projetant sur lui, avec plus au moins de bonheur et de vérité, leur propre visage religieux. On peut même dire que la vérité ou la fausseté, la noblesse ou la médiocrité de la figure d’Abraham dépend de l’idée que l’on se fait de Dieu. Le couple Dieu-Abraham ou Abraham-Dieu est le miroir de notre relationnalité fiduciale théologale et de la conscience que nous en avons. Le texte nous dit donc : « Dieu promit à Abraham une descendance… » Cette promesse, c’était l’accomplissement d’Abraham lui-même. Abraham crut en cette promesse. Il adhéra en lui-même à son humanité en laquelle Dieu se révélait. Il eut foi en Dieu. Dieu jugea que sa conduite était juste. Pas Abraham seul, mais Abraham et Sara… Il y eut Israël… Dieu dit :« Lumière » et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne. Il y eut un soir, il y eut un matin. Premier Jour. … Dieu dit : « Faisons l’Humain… Il le fit homme et femme avec promesse de descendance… Dieu vit que c’était très bon. Sixième jour. » Pour le septième jour, je paraphrase maintenant le texte des scribes, écrit après l’exil de Babylone. Je profite de l’ambiguïté de leur texte, pour aller au-delà de leur pensée … « Au septième jour, Dieu s’arrêta de travailler… pour travailler… » Faisons donc dire à Dieu : « Cessons aujourd’hui de travailler seuls… pour travailler avec l’Humain et donner naissance à l’Histoire et achever par après, au-delà d’elle, notre œuvre de générosité ». REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 273 Et Dieu dit encore : « Faisons un homme et une femme qui comprennent que nous sommes « l’Unique des Uniques qui donnent tout ». Qu’ils comprennent maintenant qu’ils sont depuis l’origine à notre image et que pour achever cette image en notre ressemblance, nous leur avons promis à l’origine de se donner entre eux une descendance et que depuis l’origine, nous avons réalisé avec eux notre promesse. Qu’ils comprennent maintenant que nous avons dit que c’était très bon, parce que, dans notre générosité, nous les avons faits généreux, en image de nous-mêmes en notre générosité éternelle ». Et il y eut Abraham et Sara, au cours du septième jour, qui entendirent l’appel à comprendre leur accomplissement, en accueillant la générosité de Dieu en leur descendance. Et Dieu leur dit que cette foi en sa générosité était ce qu’ils pouvaient faire de plus juste qui soit. Ainsi, après le sixième jour, il y eut le septième jour… Et c’est toujours encore le septième jour… L’AUTRE PHILOSOPHE. – À quand le huitième jour ? Vous venez, en effet, de nous dire, en une présentation fiducialisée comme dans l’Écriture, que l’histoire est aussi parole de Dieu. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Mais dans l’histoire il y a beaucoup de tragédies et de crimes… Sont-ils aussi paroles de Dieu ? Allez-vous suivre Hegel qui voit dans le devenir de l’histoire, la réalisation de l’Esprit absolu ? Ce serait alors dramatique… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Nullement, car je n’identifie pas Dieu avec son œuvre. Le propre de l’action créatrice de Dieu, c’est précisément qu’il distingue réellement son œuvre de lui. Et là aussi, il peut le faire parce que précisément toute communication véritable d’être suppose la « séparation », la « négation » respectueuse de l’autre constitué en lui-même. La création est vraiment distincte de Dieu ; elle n’est pas son émanation, ou son épanchement dans le temps, car Dieu, vraiment est plusieurs en lui-même. L’Un n’est pas l’Autre, ni le Tiers en Dieu. La distinction entre eux est parfaite, comme est parfaite leur indissociable unité entre eux. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – En termes théologiques traditionnels, on peut donc dire que la création et l’homme ne sont pas Dieu et ne peuvent en aucune 274 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU façon devenir Dieu, car Dieu est Trinité, et que dans la Trinité, le Père n’est aucunement le Fils, ni le Fils et le Père ne sont aucunement le Saint-Esprit. La perfection de la distinction entre les personnes divines est le fondement et donc la garantie de la distinction entre Dieu et l’homme, si élevée que soit la dignité à laquelle Dieu appelle l’homme pour le libérer de tout mal et se communiquer à lui dans toute la mesure de son pouvoir divin. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Exactement, avec une ontologie relationnelle, toute possibilité d’un quelconque panthéisme est exclue. Ce qui n’est pas le cas avec l’ontologie classique de l’unité indivise comme perfection transcendantale de l’être, ainsi que la tendance en est marquée dans la philosophie de Spinoza. Mais revenons sur le plan de la réalité humaine de l’histoire. L’homme est un être historique dans l’étirement du temps, du fait que sa relationnalité est imparfaite et universalisée. Comme tel, il est en sa réalité historique, la « parole » que Dieu lui adresse. Donc, lorsque l’homme se dit en paroles humaines ce qu’il est en vérité, il entend la « parole de Dieu ». Mais, lorsqu’il se trompe sur la vérité de son existence, il « brouille » la parole de Dieu. Et manquer d’intelligence, surtout se méprendre sur la nature de notre fiducialité constitutive, c’est être sourd à cette parole ou la trahir. Comprenons cela sans psychologisme ni fantasmes psychiques ! Aussi, comme la « parole de Dieu », est toujours modulée par la manière religieuse humaine dont nous la comprenons et l’exprimons, nous n’avons pas à l’imposer par la force, la persécution, la malédiction, le chantage au bonheur, la ruse ou la séduction, ni par le crime, dit « d’honneur », commis sur celui qui estime mieux entendre Dieu dans une autre religion que dans celle où il a été éduqué. Il faut seulement la proposer par l’intelligence pour l’intelligence et par le cœur pour le cœur. LE THEOLOGIEN EXEGETE. – « À quand le huitième jour ? » m’avez-vous posé comme question ! L’AUTRE PHILOSOPHE. – Oui, puisque la « parole de Dieu » s’accomplit dans l’histoire, en laquelle Il se révèle en nous créant… REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 275 LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Je pense qu’il ne succède pas au septième, mais qu’il lui est contemporain… pour paradoxal que cela puisse être… En effet, l’histoire, vécue comme histoire sainte par la perspective fiduciale, et d’abord comprise à partir de son origine, peut aussi être comprise de son présent vers son terme, vers sa destination plus ou moins ultime… Je reviens à mon exposé… d’avant les dernières interventions… À la suite de la prédication de Jésus, nous observons une prise de conscience fiduciale de la création présente comprise dans la révélation de son avenir absolu. Il ne s’agit plus, en effet, d’une compréhension du présent en fonction d’un avenir temporel, selon un projet de « descendance » avec tous les projets humains qui accomplissent la création initiale. Il s’agit d’un avenir de l’homme historique comme tel, c’est à dire de toute l’humanité passée, présente et future, d’un avenir de toute l’histoire humaine, au-delà de l’histoire elle-même, avenir transcendant donc, révélé par Dieu lui-même comme l’aboutissement de son engagement présent et originel de Créateur. PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – Pourquoi faut-il un tel aboutissement ? LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Je laisse cette question aux professeurs de philosophie ou aux théologiens dogmatiques. Mais j’adopte leur conception réaliste et non plus verbale de ce qu’est la révélation. Excusezmoi de « botter en touche »… D’autres la remettrons en jeu… Je n’en doute pas ! Cette révélation transcendante s’est faite sur la base des principes ontologiques de révélation, qui animent la Torah. En celle-ci, Hébreux et Juifs se sont dit et ont dit au monde leur « être humain » créé en alliance, et ensuite vécu consciemment à travers les textes de l’Exode. En comprenant leur existence et leur histoire, ils comprenaient la révélation que Dieu leur faisait. Et ils en écrivaient le texte. Une révélation transcendante de Dieu ne peut donc être qu’une réalité vivante ; réalité vivante comme pour la révélation de Dieu en notre consistance humaine présente. Elle n’est donc pas un « texte », mais un homme qui est aussi effectivement et en plénitude « Parole de Dieu », c’est-à-dire entièrement et totalement investi de Réalité divine et non plus seulement une créature. Cette révélation transcendante, réalisatrice de ce qu’elle révèle, ainsi que l’est la révélation créatrice initiale, est une 276 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU personne divine humainement présente, selon toutes les conditions humaines, en notre histoire. Cet homme investi d’une personne de Dieu nous « dit » et à ce titre il est « Parole pour nous » son être divin dans son rapport à l’humanité, en le découvrant progressivement de façon réflexivement humaine. Et pour notre humanité, la révélation de Dieu en lui, est manifestée par ce qui s’accomplit en lui. Et comme cette révélation est réalisatrice, ce qui s’accomplit en son humanité sera aussi la réalité future de notre humanité,. Donc son « propre au-delà » de l’histoire, vécu par lui, est aussi notre au-delà. En d’autres termes, la révélation de Dieu en la résurrection de Jésus implique la réalisation de notre propre résurrection universelle. Cette vérité, qui est « crue » en quelque sorte spontanément par tout chrétien dans la tradition de l’Église, est donc pleinement en harmonie ontologique avec la réalité de la révélation que le peuple juif a reçue, en comprenant fiducialement sa propre existence, même s’il y a désaccord doctrinal entre les deux religions. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Nous nous rejoignons dans notre conception de l’histoire comme « parole de Dieu ». Il faut ajouter, du point de vue de l’ontologie relationnelle qui sous-tend une conception unifiée de l’histoire, que la personne divine, qui en son humanité opère la « révélation de Dieu pour les hommes », doit être éternellement, en quelque sorte « révélation personnelle de Dieu en Dieu », c’est-à-dire, être l’Autre personne en Dieu posée en divinité par le Premier, afin de donner, conjointement avec lui, naissance éternelle au Tiers. Une fois encore, nous retrouvons la Trinité au fondement de notre existence et de notre histoire ainsi que de notre résurrection au-delà de cette histoire. L’Autre du Premier est Parole du Premier pour le Tiers. L’Autre-en-son-humanité est Parole pour les « tiers » que sont les hommes. En fonction de ces structures relationnelles, l’existence « divinisée », que Dieu révèle en transcendance par sa présence personnelle en un homme « né, mort et ressuscité », et qui est par le fait même l’avenir transhistorique que sa générosité a prédestiné pour tout homme, est également comparable à une œuvre d’enfantement d’un tiers. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – En effet, étant donné que Dieu ne parle pas en un langage de mots, mais par des réalités, il se doit de manifester en la réalité d’un homme, vivant en plénitude au-delà de sa mort, ce qu’est la réalité de tout homme au-delà de son histoire présente. Il le doit REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 277 en initiative libre absolue, et il le peut aussi, parce qu’il est en lui-même puissance infinie de communication de vie que rien ne peut menacer. Ce que l’homme peut espérer comme un défi à l’impossible, ainsi qu’Abraham en la vieillesse de son couple, est pourtant la norme de la relation fiduciale. Dieu, parce qu’il est Trinité, est en puissance de l’accomplir. Le reconnaître est la juste conduite. Ici aussi Abraham peut être pris pour archétype de notre conduite. « Il plaça en Dieu la certitude de son avenir et Dieu le confirma dans cette juste conduite ». Je vous remercie, Madame, de cette traduction. Sara, dont la fonction maternelle était morte, sera mère. L’homme, dont l’histoire présente meurt, sera vivant. Tout croyant chrétien reconnaît que Dieu a manifesté en l’homme Jésus cet au-delà de toute l’histoire. C’est la « résurrection ». C’est là l’essentiel de la révélation de Dieu en Jésus. Ce n’est pas le « christianisme » qui est révélé. Il est le témoin de cette révélation et il l’est sur la base de la révélation de Dieu en sa création, dont les Hébreux et les Juifs sont les premiers témoins. Les Hébreux et ensuite les Juifs en ont pris conscience et ils continuent de l’expliciter pour les Nations. À leur suite, il appartient aussi à tous les hommes, y compris les Chrétiens, de l’approfondir. RELATIONS ENTRE LE JUDAÏSME ET LE CHRISTIANISME SELON L’HISTOIRE ET SELON L’ONTOLOGIE RELATIONNELLE LA GYNECOLOGUE, de confession juive. – Je suis sensible aux propos positifs que vous tenez sur le judaïsme. Je vous en suis gré. Je suis toutefois un peu déroutée par la façon… je ne dirai pas « abstraite », mais comme intemporelle, dont vous comprenez le rôle d’Israël, bien que vous parliez constamment d’histoire et de l’homme historique. C’est comme si, les uns et les autres, vous voyiez les choses en étant dans le « Conseil » de l’Éternel… C’est un peu trop haut… par rapport à la terre… Pour nous, la mémoire de l’histoire est plus importante que la spéculation sur son sens. Aussi comprenons-nous les rapports entre le judaïsme et le christianisme davantage sur le plan historique simple que sur le plan théologique ou philosophique. Et sur ce plan, les rapports furent assez tendus et conflictuels, pour ne pas dire plus… Sans doute les relations entre nos deux communautés, l’Église et la Synagogue, sont aujourd’hui en train de changer favorablement vers plus de compréhension réciproque. Les historiens simplifient moins que dans le passé les causes de la séparation initiale. Ils tentent de mieux rendre 278 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU compte de la complexité culturelle à l’époque de l’empire romain. Il reste néanmoins vrai que sur le plan de l’analyse historique des idées et des doctrines, les positions juives et les positions chrétiennes sont difficilement conciliables, voire incompatibles. Il me semble alors que l’amélioration de nos relations consiste en ce que chacun ait décidé de ne plus transférer ces incompatibilités doctrinales vers le plan d’une affectivité religieuse hostile... On accepte que chacun garde et vive de la vérité de sa propre tradition, en se laissant éventuellement éclairer par l’autre sur tel ou tel point commun de notre héritage. L’HISTORIENNE. – Les recherches historiques des cinquante dernières années nous amènent à comprendre que la transposition rétroactive d’une dualité tranchée entre judaïsme et christianisme, ne reflète pas les conditions de leur naissance. Le judaïsme biblique, celui de la fin du Second Temple, au début de l’Empire Romain, était très diversifié. Les courants religieux étaient nombreux : Sadducéens, Pharisiens de l’école de Chammaï ou de l’école de Hillel, Esséniens, Thérapeutes dans l’importante communauté juive d’Égypte, Juifs hellénisants et Juifs nationalistes. Il y avait aussi la littérature eschatologique et les Hassidim, c’est-à-dire les multiples cercles de « gens pieux », dont le cercle de « Jésus, le Nazoréen ». Tous faisaient partie d’une même grande famille, celle du « judaïsme biblique ». Les différences souvent très importantes n’étaient cependant pas facteur de séparation ou de rupture. Beaucoup de ces mouvements disparurent après la révolte de 66 contre l’occupant romain et la tragédie de la destruction du Temple en 71. Cette première catastrophe fut suivie de deux autres : la destruction de Jérusalem en 135, après une dernière révolte, faisant elle-même suite à la révolte, puis à la destruction de la communauté juive d’Égypte. De cette tourmente, survécurent deux courants : le courant pharisien, principalement selon la tradition de Hillel, et le courant des disciples pieux de Jésus. Tous deux opérèrent aussi pendant cette période une profonde mutation, spécifique à chacun. Cela aboutit finalement au judaïsme rabbinique et au christianisme. Leur séparation s’explique par deux lignes de facteurs, qu’on ne peut dissocier : leur spiritualité propre et les circonstances historiques. Que serait-il arrivé sans l’une de ces deux causes ? Sans ces circonstances historiques dramatiques, leurs spiritualités propres, bien que très différentes, seraient restées sous un même toit : « la maison d’Israël », avec deux appartements REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 279 principaux. Peut-on dire, « hypothétiquement » seulement, qu’il y aurait eu un « judaïsme biblique large et ouvert », avec probablement deux polarités de plus en plus affirmées : une polarité pharisienne hillélitique et une polarité nazoréenne messianique. Comme l’audience du judaïsme biblique touchait déjà près de dix pour cent de la population de l’empire romain, on peut penser que, par sa branche nazoréenne messianique, elle n’aurait cessé de croître. De multiples harmonisations doctrinales en auraient résulté. Mais… il y eut la tourmente et la disparition du judaïsme biblique. Cependant, ce ne fut pas une disparition corps et biens, … une métamorphose plutôt… Si la prédication de Jésus n’avait pas apporté des éléments nouveaux de doctrine, il n’y aurait certes pas eu de christianisme. Car ce n’est pas la tourmente où sombra le judaïsme biblique qui aurait pu lui donner naissance, ni produire les disciples qui répandirent sa doctrine. Quels autres courants du judaïsme biblique auraient pu survivre à la tourmente en se transformant ? Le judaïsme rabbinique lui-même aurait-il pu sauver du naufrage la part du judaïsme biblique qui fut gardée par le christianisme en raison de son implantation dans le monde païen ? Ce monde païen avait réduit en ruine le Temple de Jérusalem et ne voulait plus sa renaissance. Livré seul entièrement à lui-même, et nourri de sa seule part d’héritage, quel aurait pu être son pouvoir pour reconstruire le judaïsme biblique ? Malgré sa rivalité, puis son hostilité envers le judaïsme rabbinique, le christianisme n’a-t-il pas été aussi son allié objectif pour garder la tradition du judaïsme biblique ? Et le christianisme ? Serait-il vraiment resté fidèle à lui-même, s’il n’y avait pas à ses côtés la présence du judaïsme rabbinique ? Questions hypothétiques sans doute ! Mais qui peuvent orienter la recherche historique pour une meilleure compréhension réciproque. LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Comme juive, vous avez dit, Madame, que, pour vous, la mémoire de l’histoire est plus importante que la spéculation sur son sens… Je puis être d’accord avec vous. J’estime que le judaïsme rabbinique actuel garde en cela une caractéristique du judaïsme biblique. D’un autre point de vue, j’ai dit que la foi du judaïsme était tournée vers l’origine, vers l’action créatrice de Dieu et vers ce qu’il comprenait comme son action dans l’histoire. C’est bien là une démarche de mémoire… En revanche, le christianisme, en raison de l’enseignement de Jésus et de ce qui est advenu en sa personne après sa mort, est orienté vers l’avenir, et même vers 280 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU l’avenir de l’histoire considérée en sa totalité. Cette propriété de la foi chrétienne favorise effectivement la « spéculation sur le sens de l’histoire ». LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. Maintenant, la mémoire de l’histoire est-elle suffisante pour comprendre l’existence historique de l’homme ? La mémoire de l’histoire d’Israël, même de ses événements les plus importants comme ceux du Sinaï et son installation en terre de Canaan, ou son retour de Babylone, est-elle suffisante pour comprendre la démarche de foi d’Israël, repérable pourtant dans la manière dont il comprend ces événements et en garde la mémoire ? Je pense qu’il y a une profondeur de la foi des hommes en Israël que ces événements ne pouvaient produire, mais qui, en revanche, donnait sens à ces événements. Il en est de même pour la personne de Jésus, homme à cent pour cent juif, sans être membre du judaïsme rabbinique qu’il précédait d’un siècle. Il n’a pu donner son enseignement que sur la base de cette foi particulière au judaïsme biblique. Et la réalité qui est advenue en sa personne, à savoir sa résurrection, dont n’apparaissent dans l’histoire événementielle que les témoignages de ceux à qui elle fut manifestée, car, dans sa réalité, elle est en dehors de l’histoire présente n’est concevable et compréhensible que par analogie avec la manière dont Israël conçoit et comprend l’action de Dieu, laquelle aussi est en dehors de l’histoire événementielle. Aussi je pense, et je dirais cela à tous les historiens, que la seule considération des facteurs humains observables n’est pas suffisante pour comprendre et la spiritualité de foi en Israël et la personne de Jésus. La science historique seule mais on ne peut l’écarter ne suffit pas pour comprendre l’ampleur de la réalité qui est advenue, par action divine, en Israël, en la personne de Jésus le juif, et dont la mémoire est gardée dans le christianisme. Une réflexion philosophique et théologique est absolument nécessaire, et les historiens, qui sont des hommes, en sont capables, mais ils ne doivent pas la négliger sous prétexte de limitation méthodologique pour comprendre, non une équivalence, mais la complémentarité en profondeur qui existe entre le judaïsme rabbinique et le christianisme. Cette complémentarité reste sans doute à découvrir théologiquement et à traduire culturellement dans les faits. Ces deux religions reconnaissent puiser dans un héritage commun : le patrimoine riche et diversifié du judaïsme biblique. En celui-ci s’est accompli une prise de conscience humaine de la création comme révélation de REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 281 Dieu. Le judaïsme rabbinique continue d’en témoigner. Cette conscience fiduciale du judaïsme biblique fut la condition historique nécessaire et suffisante pour Dieu, afin de se révéler personnellement comme le créateur de notre accomplissement par-delà l’histoire, de même qu’il est le créateur de notre développement en l’histoire. Pour cela, il a investi de sa présence un homme d’Israël : Jésus. Le christianisme continue d’en témoigner. Leurs deux témoignages renvoient à une même œuvre de Dieu pour l’humanité. Celle-ci en assure par le fait même la complémentarité. Ce niveau de profondeur de la réalité historique humaine est-il accessible à la science historique qui se limite à l’observable ? Je pense que l’intelligence de l’histoire doit s’ouvrir à une compréhension réflexive de l’existence. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Les questions que l’historien ne peut se poser dans ses limites méthodologiques, mais dont il est souhaitable qu’il en entende la formulation de la part des philosophes métaphysiciens et des théologiens qui ont conscience de la fiducialité constitutive de la conscience humaine sont les suivantes. Premièrement : l’horizon de réalité de l’action créatrice de Dieu se limite-t-il à l’existence historique présente, ou implique-t-il son propre dépassement et pourquoi ? Deuxièmement : la conscience fiduciale que des hommes se sont donnée en Israël de cette création, dans le cadre du judaïsme biblique, est-elle la condition… et pour emprunter à Kant un terme technique que j’utiliserai de façon paradoxale est-elle la condition historique a priori d’une révélation de son dépassement dans un au-delà de la création présente, et comment ? Si les réponses sont affirmatives, alors par-delà la tourmente de la destruction du Temple et la tragédie de la longue séparation du judaïsme rabbinique et du christianisme, il deviendra possible de rechercher l’esprit de famille et sa concorde fraternelle, qui furent aussi vite perdus, que fut perdue l’innocence originelle par le premier couple. Mais le mal est inévitable en cette création, en raison de l’imperfection de la liberté humaine. L’homme est, en effet, créé par Dieu capable de pécher et, comme créature imparfaite, il pèche effectivement. Aussi la révélation d’un dépassement de cette histoire en lequel cette possibilité du mal serait éliminée pouvait-elle être reçue sans que le mal ne l’affecte ? Il y a là une impossibilité. Jésus ne porte-t-il pas le poids du péché ? Formule qu’il faut comprendre avec intelligence,… bien entendu… 282 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU C’est seulement dans la réalisation de cette révélation par-delà la mort que la réception de cette révélation de notre libération sera elle-même libérée totalement du mal. Mais la présence inéliminable du mal présentement ne nous dispense nullement de la responsabilité de tendre vers le bien, au contraire, donc en l’occurrence de rechercher une meilleure compréhension réciproque entre le judaïsme rabbinique et le christianisme, non seulement par principe général, mais en tant qu’ils sont complémentaires pour une intelligence complète de l’œuvre de Dieu et une foi véritable en lui. Sans perdre le sens du réalisme devant des incompatibilités culturelles, considérons que cette exigence s’étend aussi aux autres formes de religions. LE CHANOINE. – Pourquoi avancez-vous toujours des idées choquantes, parmi d’autres qui sont séduisantes ? Je ne comprends pas cette façon de faire ! L’AUTRE PHILOSOPHE. – Pour faire ressortir par contraste les séduisantes… Ne vous offusquez pas… LE CHANOINE. – Soyons sérieux !… Pourquoi dites-vous que le mal est inévitable. Ce fut un choix de l’homme. Dire que l’homme ne put s’abstenir de faire le mal, c’est en rendre Dieu responsable. C’est insupportable… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Moi, je supporte très bien cette responsabilité de Dieu… Après le déluge, Dieu se repent d’avoir fait disparaître l’humanité… Après avoir créé Adam tout seul, il estime qu’il n’est pas bon qu’il soit seul… Ce qu’il a fait n’est donc pas bon ?… Bien sûr ce n’est pas bon, puisque lui-même en sa divinité ne vit pas en solitaire… Et Dieu plongea Adam en un profond sommeil… Il s’approcha de lui, en fit sortir Ève… qui le réveilla… De même, après avoir créé l’homme imparfait et capable de pécher, j’entends, moi, qu’il dit, ce n’est pas moi qui dit, c’est Dieu qui dit, je ne fais qu’entendre… : « il n’est pas bon que les hommes restent capables de faire le mal… Bien sûr, il n’est pas bon qu’ils restent pécheurs et meurent dans leurs péchés, puisque nous-mêmes, entre nous trois, nous ne sommes qu’amour infini l’un pour l’autre… En un sommeil définitif, je vais m’approcher d’eux, et les élever jusqu’à moi pour que ma REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 283 sainteté les pénètre tout entier et ainsi je les libérerai de cette détestable capacité à se détruire entre eux... Et je n’aurai pas à me repentir de les avoir alors faits parfaitement à notre ressemblance. D’ailleurs c’est toujours ce que j’ai pensé faire dès le début, avant même que nous ne nous mettions au travail tous les trois, chacun à son poste… LE CHANOINE. – Vous pastichez bien vos classiques… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je m’en inspire toujours énormément… Vous voyez donc que la création de l’homme en une liberté imparfaite implique la possibilité de pécher. Dieu ne peut pas créer un être parfait. Lui seul est parfait. L’homme qu’il crée est nécessairement destiné au bien, mais pécheur. Pourtant en raison de sa perfection infinie, Dieu ne peut admettre que la présence de cette capacité de faire le mal soit définitive. Il se doit de se communiquer en plénitude à l’homme, parce que l’homme est conscient d’être créé par Dieu avec, en son être, l’exigence morale de se réaliser en perfection. Quelques-uns en sont effectivement conscients. Les autres le sont potentiellement… Il s’agit donc alors d’une nouvelle communication d’être telle que nous serons libérés de notre capacité de faire le mal. Cela n’est possible qu’en une existence libérée de toutes les imperfections de ce monde présent. Cette « seconde création » s’adresse à un être conscient qui la désire nécessairement et en prend conscience. Cela ne concerne pas les êtres qui ne peuvent pas par nature être conscients d’eux-mêmes ni donc de Dieu et donc ne peuvent « croire » en lui. L’élan fiducial, en revanche, attend de l’autre tout ce qu’il est capable de lui révéler en raison de son initiative de révélant et de communiquant. Le croyant fiducial n’invoque donc aucun mérite de sa part pour obtenir en retour une « récompense », c’est-à-dire quelque chose qui « compense » ce qu’il aurait offert et lui vaudrait en échange un avantage. Le croyant fiducial croit, c’est-à-dire sait avec certitude, parce qu’il a reconnu dans son être créé la révélation de ce que Dieu était qu’il peut tout espérer de Dieu, non parce que sa foi serait son « mérite » ce ne serait plus fiducial mais parce que Dieu est « Dieu », c’està-dire en lui-même communication trinitaire de vie. En fiducialité, je puis dire « j’espère de Dieu tout ce qu’il m’est possible espérer ». Ce qui ne doit pas s’entendre sur le plan psychologique pour le temps présent, mais pour la durée de Dieu. 284 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Dieu peut alors manifester en un homme la plénitude de son engagement pour tous les hommes. Cette plénitude de don est conçue par lui, parce qu’il est Dieu, en raison de sa perfection infinie et non pas parce qu’il en formerait conceptuellement un projet ou dessein, qu’on pourrait alors imaginer différent. Cet engagement pour la perfection de l’homme, en raison de son « être divin », est donc nécessaire, dès l’instant de l’acte de création. Son projet sur l’homme est indivisible dès l’origine. Il s’agit, pour Dieu, de la plénitude de communication de son être divin à ses créatures conscientes de lui et donc lui accordant leur « foi ». Or, ce n’est qu’en étant « personnellement », c’est-à-dire par une de ses Personnes, présent en un homme qu’il peut le faire : par la Personne divine dont la personnalité est d’« être divinement reçue comme se donnant », afin de pouvoir « parler » aux hommes de leur « être à recevoir en surabondance ». C’est l’incarnation. Cette incarnation est aussi révélation de la plénitude de communication d’être pour l’humanité entière. Aussi l’œuvre de communication d’être qui est œuvre trinitaire, est manifestée en un homme, selon la manière dont Dieu, en ses relations interpersonnelles propres, peut faire participer les hommes à cette communication d’essence trinitaire, à savoir sous la « forme » d’une naissance en divinisation, en statut de « tiers », en descendance conjointe du « Premier » et de « l’Autre » par son incarnation et sa vie achevée en résurrection. J’exprime en termes ontologiques ce que révèlent des formules telles que : « Jésus né de l’Esprit,… Jésus conduit par l’Esprit,... ressuscité dans l’Esprit ». Remarquez une dernière analogie de la structure relationnelle ontologique de fiducialité, structure de « révélation » et de « foi », ou tout simplement structure interpersonnelle d’amour communicatif d’être et de vie. Dieu est structure trinitaire du Premier vers l’Autre, lequel est ainsi l’être de l’être du Premier, en étant ensemble vers le Tiers, lequel vient des Deux. En termes évangéliques : Le Père vers le Verbe, lequel est son engendré, en étant ensemble vers l’Esprit, lequel est l’engendré ou le « spiré » du Père et du Verbe. En image d’eux, Dieu crée l’humain en structure ternaire : l’homme vers la femme. L’homme n’a pas l’initiative absolue de faire exister la femme, car il n’est pas Dieu. C’est Dieu qui la « tire » lui-même de l’homme, faisant en sorte que l’homme soit, comme créature, par tout son être créé « vers la femme ». L’homme « reconnaît » sa femme comme « chair de sa chair ». Dieu leur confie ensuite l’initiative d’aller ensemble vers l’enfant qui est leur engendré commun. REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 285 Dans l’ordre de la création, cette structure ne peut jouir d’une actualisation parfaite, comme la structure divine trinitaire. Elle est « universalisée ». Dans la descendance de l’homme et de sa femme se forme à nouveau le point de départ d’une initiative de communication d’être et de vie. L’enfant sera ou garçon ou fille, futur homme ou femme. Et ainsi de suite… Nous sommes dans une « création » nécessairement imparfaite, et contingente, indéfiniment ouverte aux mêmes possibilités. Le couple croyant comme Abraham et Sara sait que leur initiative engendrante est elle-même en relation avec l’initiative divine qui crée l’enfant avec eux. Le couple humain est en quelque sorte en fonction conjugale et maternelle par rapport à l’initiative paternelle de Dieu. Et ainsi de façon universalisée… « Dieu promit à Abraham et Sara une descendance nombreuse comme les étoiles du ciel ». Dans l’ordre de notre « divinisation » ou de notre élévation en transcendance, donc par-delà cette création présente, la structure trinitaire de Dieu s’incarne en la structure ternaire de l’humanité. Le Verbe éternel prend chair et humanité dans un couple humain : Joseph et Marie, couple croyant descendant d’Abraham et Sara. Leur enfant investi du Verbe est Jésus. Le Père est ainsi vers son Verbe, pour que le Verbe aille vers les hommes, comme il va vers l’Esprit qu’il «engendre » avec le Père. Le Père formant son Verbe en l’humanité d’un couple humain, le Verbe prenant nature humaine, ils vont ensemble vers les hommes pour les « engendrer » en l’Esprit qui accueille l’Humanité entière. Notre « divinisation » libératrice de tout mal et de toute imperfection et réalisatrice de l’absolue volonté de Dieu de se communiquer en plénitude aux hommes est « œuvre d’engendrement-enfantement » par le Père incarnant et le Verbe incarné et « naissance » en l’Esprit d’une humanité recevant en partage propre la plénitude de Dieu. Mais toute analogie ne va pas sans une radicale différence. Alors que la structure ternaire de la famille humaine était universalisée, indéfiniment ouverte aux autres familles possibles, en raison de son imperfection initiale dans la création présente, la structure de notre « divinisation » est, elle, unique et d’une « actualité » accomplie, car il n’y a pas plusieurs incarnations, ni plusieurs résurrections, mais une seule, pour une seule élévation en l’Esprit de l’humanité entière. En notre divinisation, toute contingence, comme ouverture indéfinie et inachevable, est surmontée en l’actualité pure de la générosité divine. Sinon nous serions à nouveau en un monde limité et imparfait. Notre liberté serait aussi encore déficiente et donc sujette encore au mal. Mais la résurrection de Jésus est unique et définitive. Notre libération 286 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU du mal aussi. La générosité de Dieu accomplie en plénitude aussi. LE MODERATEUR. – Si nous ne voulons pas nous priver de repas ce midi, il serait temps de conclure. Je ne pense pas que les fortes nourritures intellectuelles et spirituelles de ce matin nous dispensent des autres… Au contraire, sans doute… Voulez-vous donc conclure par un petit rappel de l’essentiel… en deux minutes… L’AUTRE PHILOSOPHE. – En deux minutes ? Bien. Je puis le faire en deux types de discours… L’un de type réflexif, l’autre de type fiducial. Dans le premier, je parle « de Dieu ». Dans le second je parle « à Dieu ». Bon ! Je resterai philosophe et parlerai « de Dieu ». Je laisserai à chacun le soin de parler « à Dieu », selon ce qu’il aura compris de lui. Le langage fiducial par excellence, c’est la prière intelligente. Dieu, en créant l’homme comme être conscient, et conscient en son être que son être lui est communiqué, le rend ainsi capable de devenir conscient de son initiative divine personnelle envers lui et capable d’exprimer fiducialement la conscience de cette relation. L’homme se découvre « en alliance » avec Dieu. Dieu donc, ayant ainsi, par son acte créateur, passé « alliance » avec l’homme qu’il crée, s’est engagé devant Lui-même à mener jusqu’en sa perfection la communication d’être commencée en sa création : engagement donc d’une communication parfaite d’être, engagement d’une communication d’être à la mesure de Dieu même, pour des êtres créés finis mais conscients, c’est-à-dire engagement pour une « divinisation » de l’homme, de toute l’humanité. Divinisation accomplie selon la structure trinitaire de ses relations interpersonnelles de communication, c’est-à-dire, par le Père et le Verbe incarné et en gloire en l’Esprit. Or comme la communication de l’être est le fondement de l’éthique et de son exigence d’amour, une communication parfaite d’être de la part de Dieu établit l’homme en une totale perfection éthique, par-delà les imperfections de ce monde et donc par-delà cette existence historique, le libérant ainsi de tout mal à subir et de la possibilité même de pouvoir lui-même encore commettre le mal. L’actualisation de la fiducialité théologale en sa forme juive et son actualisation en sa forme chrétienne, sont indispensables l’une à l’autre pour témoigner de la totalité de l’œuvre de Dieu pour l’homme. L’une ne peut remplacer l’autre, ni s’y substituer, REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 287 ni l’absorber, ni l’exclure. Judaïsme et christianisme sont aussi en quelque sorte « en alliance » l’un avec l’autre. Dans l’histoire, la foi juive est « ouverte » à la révélation évangélique, mais elle n’y conduit pas par nécessité humaine interne. Le désir humain messianique n’est pas « coercitif » pour Dieu. Mais, « ex parte Dei » il y a implication nécessaire de la divinisation, et donc de sa révélation, dans la création, dès son origine dans le « projet » même de Dieu. Mais il n’y a pas implication nécessaire de la conscience fiduciale humaine juive en la création envers la révélation évangélique. S’il y avait une quelconque nécessité interne de passer de l’une à l’autre, il n’y aurait pas de « révélation transcendante » spécifique de Dieu en Jésus. Nous serions simplement dans l’ordre d’une révélation immanente en la création. Mais la réalité de la foi humaine en sa forme juive est bien la « condition historique à priori » de cette révélation. « Quand les temps furent accomplis… » peut-on lire. Mais, tandis que dans l’histoire le judaïsme n’a pas besoin du christianisme pour être ce qu’il est, le christianisme au contraire a besoin du judaïsme comme condition d’intelligibilité de la révélation de Dieu en Jésus, du fait que l’incarnation révélatrice présuppose la création, non seulement en tant que « donnée première dans la réalité », mais pour autant et telle qu’elle est fiducialement comprise par les Hébreux et les Juifs. La vie juive selon la Torah est la condition historique de possibilité d’existence de la révélation transcendante de Dieu en Jésus. L’acte divin de création en lequel Dieu se révèle universellement implique la divinisation universelle par Dieu de toute l’humanité et sa révélation historique en un homme, révélation donc nécessairement limitée dans le temps mais à faire connaître sans limitation. Le Chrétien reconnaît que cet homme fut Jésus et il lui accorde sa foi, parce qu’en lui cette « divinisation universelle » s’est déjà personnellement manifestée. Sur cette base, il est possible de concevoir des rapports « d’alliance » entre le judaïsme et le christianisme qui témoigneront, dans leur nécessaire distinction, de l’unité de l’œuvre de Dieu, en ses composantes de création et de divinisation. L’AVOCATE, intervenant brusquement… – Vous dites toujours qu’il faut une révélation transcendante en un « homme ». Et pourquoi pas en une « femme » ? … LE MODERATEUR. – Trois minutes… Vous êtes presque dans les temps… Mais voilà une question inattendue… 288 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU L’AVOCATE. – Inattendue peut-être pour vous,… excusez-moi,… mais que je cherche depuis longtemps à introduire… Accordez-nous deux trois minutes encore… Et s’adressant à L’AUTRE PHILOSOPHE… Si dans votre analogie familiale de la Trinité, la femme est l’image du Verbe éternel, celui-ci n’aurait-il pas dû s’incarner dans une femme plutôt que dans un homme ? LE CHANOINE. – Ah ! Une question déroutante… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Nullement déroutante,… si l’on tient compte des plans de réalité en lesquels l’analogie trinitaire s’applique… Votre question, Madame, est très pertinente. Dans l’ordre de la création, l’homme, époux et père est l’analogie de Dieu-Premier, le Père. La femme, épouse et mère est l’analogie de Dieu-Second, le Verbe. Et l’être humain (masculin ou féminin) en statut de filiation est image de l’EspritSaint, le Dieu-Tiers. Dans l’ordre de la révélation transcendante envers l’Humanité, la Trinité tout entière est en position première ou paternelle et l’Humanité fiducialement croyante en position seconde ou maternelle. C’est en Israël qu’elle atteint, en cette fiducialité, une maturité suffisante aux yeux de Dieu, et en Israël, plus particulièrement, le couple de Joseph et de Marie. Et dans ce couple, Marie, naturellement. Jésus, humanité du Verbe, y a vécu en position tierce, né de l’Esprit et fils du couple. L’AVOCATE. – Justement ! Et pourquoi le Verbe s’est-il incarné en garçon et pas en fille ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Justement aussi ! Parce que, en son humanité masculine, Jésus est celui qui dans sa personne révèle le Dieu Trinité et son œuvre. Il exprime un rôle « paternel », en initiative première, en cette histoire, en tant que révélateur envers l’Humanité. L’Humanité, elle, est, pour une part, en statut « maternel » en altérité comblée, en l’Israël biblique et chez les parents de Jésus. Elle est, pour une autre part, en statut « filial » pour recevoir en plénitude, dans l’Église, la foi biblique en la création et la révélation évangélique de notre divinisation libératrice de toute imperfection. REFLEXION EN NOTRE INTERPERSONNALITE FIDUCIALE 289 Mais dans l’œuvre de Dieu-Trinité, pour l’humanité, que Jésus-homme révèle en l’accomplissant en tant que Verbe incarné, il garde, conjointement avec le Père, son statut « maternel » de justificateur divinisateur de l’homme en l’Esprit. LE SOCIOLOGUE. – En outre, comme, en Israël, les femmes n’étaient pas autorisées à commenter publiquement les textes sacrés, Dieu aurait fait un mauvais choix en s’incarnant en une fille. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Excusez-moi, cher ami, mais je ne pense pas que Dieu estime pouvoir se guider selon des coutumes humaines pour le moins très discutables… et assurément sans fondement ontologique. Le Christ, pas davantage, n’a introduit des contingences de société en opposition à l’idéal de la création, comme celle de la « subordination sociale des femmes », dans son œuvre révélatrice, même s’il les a rencontrées dans sa vie. LE MODERATEUR. – Bien ! Nous en resterons là… Je clos la discussion. Bon appétit à tous et à demain. Profitez bien de cette aprèsmidi de loisirs… SEPTIEME RENCONTRE L’INTERPERSONNALITE COMME FONDEMENT DE LA MORALE ET DU DROIT LE MODERATEUR. – La rencontre d’aujourd’hui sera consacrée à un échange sur nos entretiens d’hier. Ce sera une façon de clarifier certains détails, ou de reprendre les sujets abordés sous un autre angle. Vous avez la parole. EN QUEL SENS DIEU EST-IL L’AUTEUR DE L’HISTOIRE QUE LA BIBLE MET EN SCENE ? L’HISTORIENNE. – J’ai deux questions à vous poser. Un théologien a parlé de Dieu comme « auteur de l’histoire »... Et au passage, vous, comme philosophe… très philosophique…, vous avez fait quelques recommandations aux historiens… Première question. Personnellement, je n’ai jamais vu de traces de Dieu dans les documents historiques. Est-ce que vous voulez parler de la Providence divine, qui organiserait de façon cachée le cours de l’histoire ? Deuxième question. Vous faites une analyse de la foi juive. Est-ce que les Hébreux et les Juifs avaient conscience de croire en Dieu de la manière que vous dites ? Quelles peuvent être les données de l’histoire sur ce point ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Dans la manière dont vous posez votre première question, vous me semblez rejeter la conception d’un Dieu « interventionniste ». Sur ce point, je suis de votre sentiment. Dieu n’intervient en aucune manière dans le déroulement de notre histoire pour en modifier les causes naturelles et humaines. Dieu n’est pas un 292 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU agent historique pour la simple raison qu’il n’existe pas « dans l’histoire ». Dieu est « en dehors » de l’histoire, précisément parce qu’il est le créateur de l’homme, qui lui est un être historique. L’homme ou plutôt les hommes, parce qu’ils existent dans le temps, y sont seuls responsables de leur histoire, en bien et en mal. Si Dieu n’intervient pas dans l’histoire à la manière d’un homme exceptionnel et surhumain y accomplissant des exploits, il n’est pas non plus « en dehors » de l’histoire à la manière d’un homme qui en une totale passivité n’y jouerait aucun rôle, laissant les événements se dérouler comme s’il n’existait pas. Il n’y a donc aucune trace objective de Dieu dans l’histoire. Vous avez parfaitement raison. Mais, puisque Dieu est le créateur transcendant de l’homme en tant qu’être historique, vous pouvez dire aussi que Dieu est « partout agissant » dans l’histoire ; et donc pour cette raison il n’intervient pas plus ici que là. Dieu est l’auteur de l’histoire tout entière parce qu’il est le créateur de l’homme qui est l’auteur de ses péripéties événementielles. Donc si Dieu « est actif » dans l’histoire, c’est en tant que créateur et à la manière de son pouvoir de créer. Et dans l’hypothèse où Dieu devrait « intervenir » dans l’histoire humaine, ce serait encore à la manière de son pouvoir de créateur et toujours en parfait accord avec lui-même. LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – Vous ne croyez donc pas aux « miracles » qui sont des événements attribués à Dieu ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Du point de vue de la science expérimentale, il n’y a aucune raison à parler de miracles ni dans la nature, ni en l’homme. Tout ce qui se fait, se fait selon des lois. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas des faits « surprenants », dont nous ignorons les lois. L’existence universelle de lois n’est autre que le principe méthodologique du déterminisme. Mais cela ne veut pas dire qu’il y a une loi établissant que cela doit se passer comme cela se passe habituellement. Dieu en tant que créateur est le garant en quelque sorte que tout se passe selon la nature des choses, grandes ou petites, par rapport à elles-mêmes et dans leur rapport avec l’ensemble de l’univers. Dieu n’agit pas dans l’histoire en modifiant la nature des choses ou de l’homme ni en eux-mêmes, ni dans la complexité de leurs relations. Encore une fois, Dieu n’intervient pas « en faisant des miracles », c’est-à-dire à la manière d’un homme, d’un surhomme exceptionnel, doué de pouvoirs spéciaux... L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 293 Mais il y a des hommes qui croient en Dieu et qui selon leur manière de croire, interprètent certains événements particuliers, inhabituels, sortant du cours ordinaire des choses, comme des miracles opérés par Dieu. Croire aux miracles est donc une certaine façon de croire en Dieu, une certaine façon de comprendre que Dieu est avec nous dans l’histoire. Que Dieu soit avec nous dans l’histoire, cela est vrai, puisqu’il est notre créateur transcendant. Et c’est là ce qu’il y a de «plus admirable », de vraiment « mira-culeux ». Se représenter Dieu comme quelqu’un qui tantôt laisse les choses aller leur cours naturel, tantôt y intervient et le change, cela dépend d’une certaine psychologie humaine de la foi, dont il faut rendre compte selon une méthode herméneutique particulière. Mais pour cela, je pense qu’il nous faudrait une meilleure compréhension, surtout une compréhension plus largement répandue, de la fiducialité de la conscience en interaction avec notre intentionnalité, c’est-à-dire avec notre manière d’être au monde. LE CHANOINE. – Mais y a-t-il, oui ou non, des miracles ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Cela dépend de l’attitude de conscience en laquelle l’homme se place. Selon l’attitude de conscience religieuse en laquelle vous vous placez, il y a des miracles, alors qu’il n’y en a pas pour le mathématicien ou le physicien. Mais la question sérieuse n’est pas là pour le philosophe, car il ne s’agit pas de supposer qu’il existe une sorte de « physique et de chimie surnaturelles », préparée et mise en réserve par Dieu pour certaines circonstances. La question appropriée est de se demander si ceux qui croient aux miracles sont en vérité avec eux-mêmes. Dans quelle mesure le sont-ils ? Ils sont en accord avec eux-mêmes en tant qu’ils expriment leur foi en Dieu, confessant ainsi qu’il agit favorablement envers eux dans l’histoire. Dans ce cas, ils pourraient progresser dans leur foi, en ad-mirant Dieu, non seulement pour ce qui leur fut un bien exceptionnel, mais pour tous les instants de leur vie et de celle des autres hommes, instants qui sont tout autant de merveilleux dons de Dieu. Devant une table de fête, des enfants peuvent dire soit : « Maman nous a fait un bon gâteau, elle nous aime bien aujourd’hui ! » ou « Maman nous a fait un bon gâteau aujourd’hui, elle nous aime bien ! ». Choisissez ! Vous aurez sûrement trouvé la plus belle réponse de la part des enfants, tout 294 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU en considérant que ce gâteau a été fait selon la même recette que celle utilisée par d’autres pâtissiers ! Mais ceux qui lisent des miracles de Dieu dans l’histoire cessent d’être en vérité avec eux-mêmes et avec Dieu, lorsqu’ils parlent de miracles d’une manière telle qu’on se demande pourquoi Dieu n’agit pas également de façon favorable envers d’autres, surtout si ceux-ci sont dans la misère et l’extrême détresse. Dieu parle-t-il et manifeste-t-il sa bonté en des lieux sacrés et reste-t-il silencieux et insensible dans les camps d’extermination, lorsque des enfants sont torturés ? Croire que Dieu parle et agit ici ou là avec plus de bonté qu’ailleurs, c’est affirmer qu’il ne parle pas et n’agit pas ailleurs avec la même bonté. Une telle conception du miracle induit une accusation légitime, parce que logique, de Dieu. Dieu serait tout simplement injuste et partisan. Serait-ce encore Dieu ? De tels croyants ne sont donc pas en vérité avec eux-mêmes ni avec Dieu. On ne peut fonder une foi authentique en Dieu et en son amour universel sur des faits contingents exceptionnels, tout comme on ne peut reconnaître valablement un amour, dont on est en permanence l’objet, si l’on n’est sensible qu’aux manifestations qui nous surprennent et pas aux autres. De plus comment reconnaître cet amour comme universel, si on le confesse seulement sur la base de faveurs qui nous sont particulièrement destinées ? Impossibilité ou contradiction. Comment des enfants pourraient-ils croire à l’amour de leurs parents pour tous, si leurs faveurs sont sélectives, les uns étant privilégiés et les autres laissés pour compte ? Proclamer notre foi en Dieu sur la base de « miracles » ou d’événements miraculeux peut, au lieu de rendre la foi en Dieu estimable, susciter le scandale et la discréditer. Les disparités de bonheur et de malheur en cette existence ne peuvent être, en leur singularité et individualité, rapportées à Dieu, comme si c’était sa volonté particulière, expresse et définitive. LE CHANOINE. – Mais il s’agit d’événements qui concernent tous les hommes, comme l’alliance de Dieu avec Abraham, son apparition à Moïse, son incarnation en Jésus ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vous pouvez même dire que ces événements se renouvellent annuellement... À Pessah, à Pâque, le peuple hébreu de jadis, le peuple juif aujourd’hui sort d’Égypte et reçoit à Chavouot, à Pentecôte, les tables de la Loi ; et que chaque année à Noël, Jésus revient au monde... C’est le langage liturgique qui, de L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 295 façon symbolique et très concise, exprime une réalité qui nous atteint profondément et que nous nous efforçons de comprendre. Mais, nous ne pouvons pas brutalement affirmer qu’un événement en tant qu’événement serait permanent à travers tous les temps, temps passés et temps futurs. En revanche, ce qui a été vécu par les hommes d’une façon particulière en ces événements concerne tous les hommes. Cela est juste. Mais en quel sens ? En ceci, qu’une valeur humaine universelle et constitutive y a pris une forme historiquement heureuse, digne de mémoire... En ceci encore, si, selon une possibilité unique, l’unicité d’une relation de Dieu avec l’unique humanité entière s’accomplit en une unique personne humaine. J’estime que cette déduction s’est accomplie en Jésus. Mais c’est là une tout autre question que celle d’une intervention événementielle de Dieu dans l’histoire !… Nous y avons réfléchi hier. Pour achever de répondre, Madame, à votre première question, je vous dirai donc que Dieu n’est pas une Providence qui veille sur le déroulement de l’histoire à la manière d’un chef d’orchestre qui dirige une symphonie ou un opéra. Il agit dans l’histoire en créant toute chose, lui permettant d’agir selon sa nature. Cela est aussi vrai de l’homme et des actions de l’homme qui font l’histoire. Par exemple : Dieu agit pour la justice en ayant mis,… ou plutôt en mettant en l’homme, qu’il crée en permanence, un idéal de justice qui est sa propre image, mais non en répartissant les biens et les maux de ce monde. Des hommes peuvent, comme les Hébreux au Sinaï, prendre conscience de cette loi et voir en Dieu son auteur. Mais cet idéal éthique qui est mis par Dieu au cœur de l’homme, l’homme peut le trahir et devenir un monstre pour son frère. Dieu ne se tait pas pour autant. Le poids de la méchanceté humaine ne peut être ressenti comme un poids du silence de Dieu. La parole de Dieu, l’action de Dieu, c’est en notre monde la parole de l’homme, l’action de l’homme en sa réalité même, lorsque l’homme parle et agit en conformité avec son être créé et les exigences de son être créé. Là où il y a méchanceté de l’homme, certes on ne peut pas dire que Dieu « parle ». Il n’y parle pas. L’homme humilié et torturé, victime du mal, n’entendra jamais « directement » Dieu lui parler et agir pour sa délivrance. Dieu attend, Dieu veut pour lui parler que des hommes agissent et parlent à la victime selon l’authenticité de cœur et d’esprit en laquelle Dieu les a créés. Dieu « attend » même d’une façon plus profonde encore « son heure » pour parler et agir. C’est le moment où pour un homme, la méchanceté et même la bonté sont sans efficacité aucune : lorsqu’il entre dans la mort et que toutes réalités humaines en 296 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU tant que paroles de Dieu, font place à la seule action divine, c’est-à-dire, lorsque l’homme est tellement sous cette seule action divine qu’il ne peut plus trahir cette parole de Dieu qu’il est désormais en perfection, parce qu’alors il est délivré de tout mal. Il y a une façon de croire en Dieu à travers des événements miraculeux, dont les religions font mémoire, qui est logiquement en contradiction avec l’universalité et l’infini de sa bonté. Je dis « logiquement », car je suis bien persuadé qu’elle en est, en fait, bien que maladroitement, une reconnaissance implicite : « Si Dieu fait déjà cette merveille pour moi, pour notre peuple, pour notre Église ou communauté..., que ne fera-t-il pas encore par la suite et pour tout le monde ! » Cette sorte d’argumentation pose a priori la bonté infinie de Dieu, comme une sorte de majeure d’un syllogisme de confiance, et elle applique cette majeure à un cas particulier, celui qui suscite son ad-miration, pour y reconnaître en conclusion une action de Dieu. Mais l’homme qui ne reconnaît pas cette majeure a priori d’un syllogisme de confiance y voit à juste titre une pétition de principes, un sophisme. Aussi la situation de misère qui est la sienne en fait logiquement un « révolté ». Contre Dieu ? Non, contre une argumentation humaine qui parle de Dieu d’une manière méthodologiquement fausse. Les formes inauthentiques de la foi en Dieu favorisent le doute, la révolte ou l’athéisme. Le « sophisme de confiance » est comparable dans sa méthode au « raisonnement du fataliste » dont parlait Leibniz. Dans les deux cas, nous avons affaire à une interprétation « objectiviste » et non « réflexive » de l’action de Dieu envers le monde. La foi en Dieu se dénature lorsqu’elle s’exprime dans les concepts d’une conscience empirique objective. Elle tend à son authenticité lorsqu’elle essaie de se comprendre comme une démarche constitutive de la conscience. Mais dans l’histoire, cette « dénaturation objectiviste » de la foi est en quelque sorte un passage obligé de la fiducialité qui se cherche. Tout comme la philosophie, la fiducialité s’est d’abord exprimée en des catégories et des raisonnements typiquement appropriés au savoir et à l’usage objectifs des choses. Quant à votre deuxième question, Madame, puis-je vous demander de la reformuler ? L’HISTORIENNE. – Est-ce que les Hébreux et ensuite les Juifs étaient conscients de la nature de leur foi en Dieu telle que vous l’analysez ? Y a-til des documents historiques pour confirmer votre thèse ? L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 297 L’AUTRE PHILOSOPHE. Je ne pense pas qu’on puisse trouver des textes qui s’expriment dans les mêmes termes que moi. Je ne puis non plus justifier mes thèses par des citations explicites tirées de la Bible juive. Je n’ai d’ailleurs jamais cherché à le faire, car je ne fais pas œuvre d’historien, ni d’exégète chrétien, ni de commentateur rabbinique. Je prends appui au contraire sur leurs travaux pour observer la foi juive « en action », si je puis dire, et pour penser ensuite son « essence », pour comprendre sa réalité et son originalité au plus profond de la réalité humaine universelle. Permettez-moi une comparaison. L’Iliade n’est pas un traité de logique. Cela ne signifie pas qu’Homère n’argumente pas. Il est donc possible d’analyser sa façon de raisonner, sans pouvoir trouver aucune citation confirmant explicitement l’analyse qu’on en fait. En faisant une telle analyse de l’Iliade, c’est bien aussi au cœur de la pensée humaine qu’on est conduit. LE PSYCHANALYSTE. – Savez-vous ce que vous faites en parlant de la sorte du judaïsme ? Je vous le dis : une espèce de psychanalyse. Freud cherchait les sens cachés de ce qui formait le contenu explicite du rêve. Vous, vous cherchez les ressorts secrets de l’âme humaine qui cherchent à se réaliser dans les formulations explicites des croyances bibliques. LA GYNECOLOGUE. Devant cette « psychanalyse », je me sens comme juive mise à nu et j’en éprouve donc un certain sentiment ambigu, un peu de gêne, mais aussi de la fierté, car après tout l’âme juive est « belle ». Et il n’y a pas à rougir de ce qui est « beau ». LE PSYCHANALYSTE. Je vous approuve, Madame, et même doublement. D’abord parce que vous vous situez bien dans notre débat et ensuite parce que vous me permettez de nuancer une certaine image populaire de la psychanalyse. On identifie, en effet, trop souvent la psychanalyse avec une « thérapie psychanalytique ». Le médecin par définition soigne les malades. Les maladies ne sont jamais belles ni bonnes. Ce qui est beau et bon, c’est la santé. Ainsi pour la psychanalyse. Mais ce qui est beau et bon, c’est la vie psychique. Maintenant, cette vie psychique, il ne faut pas la réduire à la vie affective et sentimentale et ramener celle-ci à la sexualité purement organique. Inscrire la sexualité dans l’ensemble de la vie affective, et celle-ci dans l’ensemble de la vie mentale, voilà 298 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU ce qui est beau. Chercher à comprendre ce qu’est la foi dans l’ensemble de la vie mentale est donc une chose intéressante. Pour ma part, je pense qu’il y a dans l’inconscient plus de noblesse qu’on n’y en voit d’habitude. Le médecin psychanalyste est bien obligé de diagnostiquer les pathologies de cet inconscient pour les soigner. Ce que vise sa thérapie ensuite, c’est la santé de cet inconscient et donc une certaine noblesse d’âme... Un moment de silence dans le groupe… LE MODERATEUR. – Qui veut maintenant prendre la parole ? À la suite de nos entretiens d’hier, que chacun mette ses questions sur la table… Vous êtes deux… Bien ! Alors allez-y… EN AFFIRMANT QU’ETRE C’EST FAIRE ETRE, DONNE-T-ON UN FONDEMENT A « L’AGIR DE FOI » ? LE PREMIER PHILOSOPHE. – Par votre conception de l’être comme pouvoir de faire être, ou communication d’être, vous me paraissez reprendre des affirmations de la philosophie phénoménologique. Heidegger soutient en effet qu’être c’est être avec. Gabriel Marcel, également. Et le vieil Aristote estimait déjà que si l’homme était seul, il serait ou un monstre ou un dieu. Comment donc comprendre la qualité de « l’être avec » propre à « l’être existant » (ens), et apprécier le « coesse », propre de « l’esse » ? LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Dans votre conception de l’être, nouvelle ou seulement renouvelée, où situez-vous la foi ? Hier, il me semblait qu’on mettait la foi partout. Quel est le « lieu ontologique » précis, si je puis dire de la foi ? Ou encore, en quels aspects de l’être la foi plonge-t-elle ses racines ? Selon la tradition des trois religions monothéistes, le premier croyant et le père de tous les croyants, c’est Abraham. D’où lui est venue la foi ? N’y avait-il pas des croyants avant Abraham ? L’AVOCATE. – Je voudrais aussi la parole… De par mon métier, je rencontre des croyants certes, mais aussi beaucoup d’incroyants, ou des personnes indifférentes à la religion. Beaucoup de collègues et de juges ont aussi une conception du droit purement positiviste, en ce sens qu’elle exclut toute référence à une loi divine inscrite dans les cœurs, comme le disait Antigone, ou à une loi qui serait directement l’expression de la parole de Dieu comme dans la Bible ? Est-ce qu’une reconnaissance de la L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 299 dimension fiduciale de la conscience peut avoir une influence sur notre conception de la morale et du droit ? Ma question déborde peut-être le cadre religieux ou philosophique de la foi. Je ne sais. Je vous laisse le soin de rester dans le cadre de notre séminaire. LE MODERATEUR. – Ce sont là des questions qui sont adressées au philosophe interpersonnel ! À vous de répondre, Monsieur Debruquel… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je vais essayer de répondre de mon mieux à ces trois questions. Prenons la première. Je l’ai abordée hier… peut-être un peu superficiellement… Je dois donc y répondre plus « techniquement »... avec un peu de latin,... puisqu’on m’interroge en latin… Je campe d’abord la position classique. Si je m’égare trop, vous me reprendrez. Vous avez fait allusion à la phénoménologie moderne avec Heidegger, mais vous avez aussi rattaché à Aristote son intuition que nous ne sommes pas seuls au monde, mais que nous y sommes avec autrui. C’est très judicieux. Le constat phénoménologique que « toute conscience humaine est toujours à la fois conscience de soi et conscience d’autre chose » est, me semble-t-il, le point de départ obligé, le plus englobant possible, de toute réflexion philosophique. Hier nous nous sommes aussi conformés à cette exigence. Mais ce n’est encore que le point de départ. À son sujet se pose une double question. Cette relation de la conscience à autre chose qu’elle, ainsi que sa présence lucide et active à elle-même sont-elles deux propriétés qui relèvent chacune au même titre de la constitution de l’être de la conscience ? Ou bien y a-t-il une priorité et/ou une plus grande dignité de l’une par rapport à l’autre ? Il s’agit, en effet, non seulement de constater que la présence à soi de la conscience, sa réflexivité, est toujours liée à son intentionnalité vers autre chose et réciproquement, mais d’apprécier la nature de ce lien dans l’unité indivisible de la conscience. Car la conscience de soi est, en effet, conscience d’être soi-même conscience d’autre chose que soi. Il me semble que, selon des modalités diverses, les courants traditionnels de la philosophie classique donnent la priorité à la conscience en tant qu’elle est « présente à elle-même ». Ce serait là son aspect « substantiel », la marque de sa permanence dans l’existence et sa transcendance par rapport à l’écoulement du temps, bref, son être même en acte et son unité avec elle-même. En revanche, le fait d’être conscience-d’autre-chose ne pose pas, à ses yeux, le même type de réalité, non seulement parce que 300 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU cette unité « intentionnelle » contient en elle-même une distinction, mais parce qu’elle est moins parfaite, en raison précisément de cette distinction inéliminable, que l’unité d’identité stricte, sans distinction, de la conscience avec ellemême. L’intentionnalité de la conscience se développerait dans l’ordre des « accidents » de la substance, comme des compléments de celle-ci, nécessaires sans doute, mais dépendant d’elle pour « accéder » à l’existence. L’activité intentionnelle de la conscience ne semble pas jouir non plus de la même actualité dans l’être, puisque cet « autre-chose » est sans cesse variable, tandis que la conscience est permanente. La permanence de son intentionnalité envers des objets changeants ne paraît donc pas pouvoir égaler en dignité la permanence de la conscience en la permanence de sa présence à elle-même. Une interprétation de la réflexivité de la conscience sous la forme d’un « retour » de la conscience intentionnelle sur ellemême aboutit au même résultat, à savoir : une discrimination ontologique entre la conscience comme être existant par soi (esse per et in se) et ses actes intentionnels, en lesquels elle s’affecte elle-même par le moyen de la diversité de ses « objets », actes qui n’ont de réalité qu’en elle et dans les objets visés (esse ab et in alio). La question du lien entre la « réflexivité » de la conscience et son « intentionnalité » se pose aussi, par degrés, à propos de l’affirmation « esse est coesse » qui en découle. Cette explicitation de l’esse en coesse affirme-t-elle seulement la constatation empirique de l’existence « de fait » du monde (formé de la Nature et de la Société) pour la conscience ? Ou bien cette ex-plicitation reconnaît-elle un « lien nécessaire », entre l’existence de la conscience et l’existence de ce monde, lien constitutif de l’essence même de la conscience ? Enfin ce lien est-il uniformément homogène, ou doit-il être différencié radicalement selon son rapport aux choses et celui à autrui ? LE PREMIER PHILOSOPHE. – Vous soulignez surtout les interrogations que pose la philosophie classique. Elles sont réelles en effet. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Esquissons alors une réponse. L’homme est un « être au monde ». Les philosophes n’en ont jamais douté. Même pas Descartes au plus fort de son pèlerinage des doutes ! N’invoquet-il pas, dans la Première Méditation, la méfiance qu’il convient d’avoir à l’égard de celui qui nous a déjà trompés, pour douter de L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 301 ses sens ? Mais Descartes nous donne l’exemple d’un philosophe qui tente, en usant de sa capacité graduée de douter, d’apprécier la nature, et le degré de nécessité du lien intentionnel avec le monde. Celui-ci est vulnérable au doute. Sa nécessité n’est donc pas absolue. L’homme est aussi un « être avec autrui ». Le lien du soi « avec » autrui doit aussi faire l’objet d’une tentative d’appréciation philosophique. Sur ce point, l’interrogation transcendantale, initiée par Kant, sera plus performante que le discernement par le doute. La relation avec autrui est-elle, en l’être de l’homme, « homogène » à celle qu’il entretient avec les choses, ou au contraire est-elle plus fondamentale et de nécessité plus profonde en son être que son rapport avec le monde ? La relation à autrui témoigne-t-elle d’une plus grande perfection de l’être de la conscience que sa relation avec les choses ? Enfin « être soi » et « être soi avec autrui » est-ce seulement une propriété de l’être humain en tant qu’humain, parce qu’il existe dans un monde matériel qui permet qu’il soit « multiple », ou bien le « coesse » de « l’esse » de l’homme est-il une propriété de « l’être-soi » en tant qu’être, c’est-à-dire une propriété transcendantale, c’est-à-dire, au sens scolastique que connaît bien la théologie, une propriété de l’être comme tel, comme il en va de son unité, de sa vérité et de sa bonté ? Sans doute cette relationnalité transcendantale à l’Autre estelle vécue par l’homme selon sa présence dans le monde, mais sans être constituée par sa présence au monde. Il en va de même pour la conscience de soi. C’est dans le monde que la conscience est aussi « présence à elle-même » sans être pourtant constituée comme conscience par le monde. Pour parler en rigueur de termes, faut-il dire seulement « esse homo est esse cum hominibus » ou encore « ens in quantum humanum est ens cum entibus humanis », ou au contraire, nous est-il enfin permis, après 25 siècles de philosophie, de dire « esse seipsum qua esse in actu seipsum est coesse in actu seipsum cum aliis ipsis in actu essendi » ? S’il nous est permis de dire, non seulement « in humanitate, esse est coesse », mais « in actu essendi, esse est coesse », ou encore « être soi comme être, c’est être soi avec d’autres « Soi » distincts de soi, alors une telle affirmation est aussi valable analogiquement de Dieu lui-même, une fois bien entendu, que nous avons affirmé son existence de façon justifiée . Notre affirmation de l’existence de Dieu sera toutefois plus cohérente, si l’on comprend préalablement, en notre propre activité consciente qu’« être », dans son plein sens, « c’est faire 302 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU être », et non, selon un sens de misère, « être posé là » en objet pour notre conscience intentionnelle. « Quod cadit primo in intellectu est ens... » Cela signifie aussi que notre relation à autrui, reconnu de même nature que nous, n’est pas uniquement rendue possible en raison de la finitude de notre être créé, laquelle ouvrirait en nous un « manque » et un besoin d’être complété par cet autrui. Elle est possible et réelle, parce que, en tant que créés, nous participons de cette perfection absolue de l’être, qui consiste à exister à plusieurs en une unité parfaite de communion selon une même nature. Les aspects incontestables de « manque » et de « besoin » en l’homme doivent s’articuler avec les aspects de plénitude et de perfection — limités certes — qui font de lui une « image » de son Créateur. C’est par rapport à l’idéal de perfection de cet « être-en-image de l’être du Créateur », que nous existons « en manque d’accomplissement » et en « besoin de réalisation ». Un tel « manque » et un tel « besoin » sont eux, bien entendu, liés à la finitude de notre être et à notre devenir. Ces manques et besoins visent un idéal de relationnalité et sont ouverts sur lui, mais ils ne constituent pas la raison ontologique ultime, le dernier « pourquoi » de la relation à l’autre humain et à l’Autre(s) transcendant. Aussi considérer ce « manque et ce besoin de notre être en devenir » comme s’il était la raison de la relation à l’altérité humaine ou divine, et voir en autrui un « complément » du soi, c’est se méprendre sur la nature de l’idéal relationnel à poursuivre. L’essence de l’éthique humaine s’en trouve occultée. L’idéal éthique n’a pas à être déterminé — et d’ailleurs il ne le pourrait pas —, par la visée d’un « quelque chose », objet d’un désir qui comblerait un manque ou un besoin. J’en viens ainsi insensiblement à répondre aussi à votre question, Maître, sur l’importance de la relationnalité fiduciale pour la morale et le droit L’AVOCATE. – J’y suis particulièrement attentive… L’AUTRE PHILOSOPHE. – L’exigence éthique, donc, doit être comprise à partir des nécessités dynamiques de l’être en tant qu’être, pour autant qu’elles s’imposent à l’être fini qu’est l’homme en devenir, comme normes de son action et de ses actes. La relationnalité de l’être ne se fonde pas sur un manque d’être, qui trouverait dans la relation un palliatif. Mais ce qui nous « manque » encore selon notre mode d’existence présent, et est donc l’objet d’un désir, L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 303 c’est d’atteindre, en y étant élevé par communication divine, à la perfection éthique de cette relationnalité constitutive. C’est le plein épanouissement de son être selon ses nécessités constitutives relationnelles qui est l’essence de l’idéal éthique de l’homme. En langage fiducial, il s’agit du désir messianique de salut. L’amour n’est plus dès lors compris seulement comme une qualité (de volonté) de l’être individuel envers un « autre » dont l’existence serait préalablement supposée « être là », et dont on aurait d’abord acquis (par l’intelligence) quelques connaissances avant de l’aimer. L’amour devient enfin pour nous, parce qu’il l’est en réalité de toute éternité, significatif d’une structure d’êtres, d’une structure de communication d’être, d’une générosité essentielle dont il est l’actualisation ou son actualité pure. L’amour est l’acte parfait — pour l’homme, c’est une actualisation seulement — d’un vouloir, constitutif du « Soi », que l’Autre soit, et soit en tant qu’autre, lui-même à son tour un « Soi » en perfection, et donc qu’il puisse vouloir à son tour que « l’Autre de lui-même » soit, et qu’il soit, comme Tiers, en luimême, aussi un « Soi » autre que lui et autre que le « Soipremier », par lequel il est déjà aussi, comme Tiers, voulu comme l’Autre de l’Autre. Il en est ainsi en toute simplicité dans la réalité, mais de façon compliquée et à la limite comique dans le langage, afin que soit chaque fois parfaite la distinction interpersonnelle de l’un envers l’autre du Je envers le Toi et du « Je et du Toi » envers le « Il ». Veuillez excuser l’inélégance de ce style, alors qu’il s’agit d’expliciter la simplicité centrale de la conscience. Mais vouloir exprimer en un langage « à la troisième personne » seulement, afin de souligner son universalité, une intuition qui lie le « Je » le plus personnel et le « Tu » en son intimité dans leur commune relation la plus profonde à leur « Lui » le plus cher, c’est vouloir construire un volume dans un plan, c’est tenter de faire voir trois dimensions en ne disposant que de deux. Il faut donc mettre « en perspective ». Aussi longtemps que l’homme peine à concevoir, en des concepts authentiquement réflexifs, l’identité dynamique de l’être et de l’amour, c’est-à-dire la relationnalité de l’être en acte de don et de réception, il exprime la force de celui-ci, non en des termes d’action, mais en des images de passion et d’indigence. L’homme empirique pense que les impulsions qu’il subit de la part du monde des objets sont plus fortes que les engagements qu’il peut entreprendre par initiative personnelle. Aussi est-ce 304 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU sous la forme paradoxale d’un « manque », absolu et total, d’un « vide » qu’il traduit, sur le plan psychologique, l’élan nécessaire et libre d’exister en soi comme volonté généreuse de faire exister l’autre et, en réciprocité, d’exister en soi comme reconnaissance et gratitude fiduciales d’être rendu existant par l’autre. « Tu me manque énormément… » dit l’amoureux infantile et possessif… « Mon plus grand désir, c’est ton bonheur… » dit l’amant fiducial… Dès lors de nouvelles questions se posent et requièrent des réponses correctement explicitées et rationnellement fondées. Quel est en l’Humanité l’aspect de perfection de l’unité de communion entre des personnes ? Quel est son aspect d’imperfection qui ne peut être comparé avec la perfection divine ? La structure de perfection de l’unité de communion divine se reflète-t-elle, comme structure de perfection, dans l’Humanité créée ? C’est à toutes ces questions qu’une ontologie relationnelle doit proposer des réponses. Nous les avons entrevues hier. Voilà, me semble-t-il, comment il faut comprendre le « coesse » de « l’esse » de l’homme. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Oui, on peut sans doute voir les choses ainsi... Je formule à nouveau ma propre question, en tenant compte de votre réponse à la question sur les « miracles ». Quel est le lieu d’enracinement de la foi en la conscience humaine ? Est-ce que la foi a pris naissance dans l’expérience d’Abraham, ou est-ce que l’expérience d’Abraham laisse émerger une tendance plus profonde de la conscience humaine ? L’AUTRE PHILOSOPHE. On considère Socrate comme le père de la philosophie. Pourtant ce n’est pas lui qui a rendu l’homme capable de faire de la philosophie. Mais l’homme qu’il était a donné à une aptitude innée de la nature humaine un dynamisme particulier qui a été amplifié ensuite par d’éminents disciples. Ainsi pour Abraham. Mais tandis qu’on a pris l’habitude de penser la nature humaine comme capable constitutivement de faire de la philosophie, on ne lui reconnaît pas une semblable aptitude constitutive à « croire ». Dès lors, on se prive des moyens de comprendre en cette nature humaine, rationnellement analysée, ce que peuvent être les normes d’une « foi » authentique. Alors qu’on s’est progressivement penché sur les exigences méthodologiques de la science et de la philosophie, on ne s’est jamais interrogé sur l’existence de semblables exigences appropriées à la « foi ». L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 305 Les théologiens semblent plus préoccupés par les questions d’orthodoxie des « croyances » que par celles de leur authenticité rationnelle. C’est d’ailleurs sur des questions d’orthodoxie que nos rencontres ont débuté, à propos de la valeur du Catéchisme de l’Église catholique. À la décharge des théologiens et des autorités religieuses, il faut bien reconnaître qu’ils n’ont pas pu trouver dans les conceptions classiques de l’être et de la nature humaine un ancrage pour une démarche rationnelle de foi. On ne peut non plus les tenir pour responsables des philosophies existantes, qu’ils utilisent d’ailleurs au mieux de leurs possibilités pour expliquer les croyances de leur foi. Mais c’est une attitude pastorale à courte vue. C’est donc dans une optique, non pas totalement nouvelle, (comment pourrait-on alors l’accepter ?) ni simplement renouvelée à l’identique, mais complétée et rendue plus performante pour comprendre la foi, qu’il faut chercher un « site ontologique », pour analyser ce qu’est la possibilité de croire, et son actualisation dans une adhésion de foi, ainsi que son expression explicite dans des « croyances » ou doctrines de foi. LE CHANOINE. – Comment cela ? Un site ontologique ? Vous voulez dire « une ontologie » ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Exactement. La structure interpersonnelle de communication d’être se donne, sous son aspect d’initiative, comme une structure de révélation, et sous son aspect de réception, comme une structure de « foi ». Recevoir son être, c’est-à-dire « se recevoir comme être », n’est pas en soi un signe de finitude, de limitation ou d’infériorité, puisque celui qui « donne l’être » le donne parce qu’il est de la perfection de son « être » de faire être. Le recevoir en plénitude est aussi un signe de perfection. La réception qu’implique une communication parfaite de l’être ne saurait être imparfaite. Là où la communication de l’être est parfaite, la liberté de celui qui fait être est absolue et n’est pas limitée par la contrainte de devoir choisir de faire être ou non. Un tel choix, qui impliquerait une imperfection du « don », en raison de l’inactualité ou de la potentialité que la possibilité et l’obligation de choisir introduisent nécessairement dans l’action d’un tel « donateur », ferait que dans ce cas la communication de l’être ne serait pas parfaite. C’est le don imparfait et déficient qui rend imparfaite et déficiente la réception de celui qui le reçoit. Le don parfait constitue l’autre qui le reçoit en parfaite liberté, sans 306 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU subordination infériorisante. « Faire être » et « être fait être » sont corrélatifs. L’être qui fait-être et l’être qui est-fait-être sont en égale perfection d’être, l’un en face de l’autre, l’un pour l’autre. Ils sont ensemble tels, l’un avec l’autre, ou ne sont pas. La relationnalité de l’être — parce que n’existent que des êtres en relation — est une perfection transcendantale, tout autant qu’il est vrai que l’être est intelligible et que s’il n’était pas intelligible, il ne serait pas. L’intelligibilité de l’être et sa bonté (omne ens est intelligibile ; omne ens est bonum) sont d’ailleurs aussi relationnelles en elles-mêmes. S’il n’y avait absolument pas de receveur parfait, il n’y aurait pas de donateur parfait. S’il n’y avait que des receveurs imparfaits, il n’y aurait que des donateurs imparfaits. Ce qui est une impossibilité. Des receveurs imparfaits supposent l’existence d’un donateur parfait et d’un parfait receveur. Nous voici à nouveau en présence de la structure trinitaire de Dieu. Ainsi la bonté d’un être ne consiste pas seulement à pouvoir être désiré comme un bien, comme le proposaient Platon et Aristote, mais à « faire être » l’être par lequel on est reconnu fiducialement comme bon. La relation de révélation en générosité et de foi en gratitude forme ce que nous avons appelé la relation de fiducialité. Elle est constitutive de la « perfection » d’un être, ou plutôt de l’être en sa dimension de perfection. La foi est la connaissance et la reconnaissance de ce que par bonté, inconditionnelle et donc totalement libre, « Un être » fait être pour et en « l’Autre » être, le rendant, pour que la distinction entre eux soit parfaite, communication en lui-même pour un « Tiers être ». LE CHANOINE. – Vous rattachez la connaissance de foi à la perfection d’un être. Alors comment expliquez-vous qu’il y ait tant de doutes chez les croyants ? Douter n’est pas un signe de perfection, que je sache ! L’AUTRE PHILOSOPHE. – Mais pour les croyants humains, ne pas douter n’est pas nécessairement non plus un signe de perfection ! LE CHANOINE – Ah ! L’AUTRE PHILOSOPHE. – Ne pensez pas que j’écarte votre question par une boutade. Je cherche seulement le moyen d’y répondre correctement, car L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 307 elle n’est pas simple. Je la comparerais volontiers à une autre du genre que voici. Un astronome réputé donnait autrefois une conférence. Il expliquait que la terre et la lune vont continuellement l’une avec l’autre, bref que la lune tombe sur la terre. Surpris, quelqu’un dans le public lança : « Mais, moi, je vois bien qu’elle ne tombe pas ». Et l’astronome de répondre « J’ai une aussi bonne vue que vous. C’est la vitesse linéaire de la lune qui l’empêche d’entrer en collision avec la terre ». Et notre quidam de rétorquer à nouveau : « Mais, moi, je vois qu’elle tourne et qu’elle ne va pas droit ». « Vous avez raison », lui dit l’astronome. « Alors expliquez-moi pourquoi elle tourne ». « Parce qu’elle fait les deux en même temps. Elle file tout droit et en même temps elle tombe, donc elle tourne ». La réalité concrète résulte de la conjonction de multiples facteurs. Pour la comprendre, il faut isoler ces différents facteurs et percevoir comment ils agissent ensemble pour expliquer finalement ce que nous observons. Et quand la réalité est soumise à des facteurs perturbateurs, il faut aussi les identifier et si possible s’en protéger… La foi concrète de gens est pleine de doutes. N’en doutons pas… Pourtant le doute n’appartient pas à l’essence de la foi. Mais l’absence de doutes ne garantit pas l’authenticité d’une foi concrète, particulière, propre à un être humain, dont les limites sont multiples. Considérons les règles de l’addition mathématique. Elles sont absolument certaines, mais les additions de mon épicier peuvent comporter des erreurs, même à son désavantage… Et sa certitude de me faire payer le juste prix, ne valide pas une addition erronée… De même pour la manière dont les hommes vivent leur foi. Ma foi en autrui, bien que constitutive de ma personnalité, peut être abusée par des menteurs, des traîtres, ou déçue par l’infidélité d’autres. Ma foi en Dieu peut être abusée par de pseudo-révélations, ou par des révélations qui se disent parfaites et ne comportant aucun doute, alors qu’elles sont pleines de supercheries, ou par des témoignage d’une révélation authentique mais qui sont mal compris… La première source de doutes dans la foi, vient de ce que le croyant a compris sa foi comme un complément de la connaissance humaine et a établi, à tort, un lien entre le caractère limité de ses connaissances (expérimentale et philosophique) et sa foi qui l’introduirait plus avant dans la réalité dont il ne verrait qu’un aspect. On entend parfois dire que la foi enrichit la connaissance toujours limitée qu’on a de l’existence humaine. Cette affir- 308 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU mation doit être explicitée, car elle est ambiguë. « La foi enrichit d’une autre forme de connaître l’homme qui déjà possède une connaissance objective et expérimentale du monde et une connaissance philosophique de son existence ». La foi n’est pas à mettre dans le prolongement linéaire d’une connaissance humaine « uni-forme », comme le moyen d’aller au-delà de limites naturelles ou de certaines insuffisances intellectuelles. Elle n’est pas une « greffe » sur la racine naturelle de la connaissance pour lui faire porter des fruits meilleurs, ni une sorte de « turbo » du savoir, un « overdrive » ou un « surrégime » de l’intelligence naturelle de l’homme, ni non plus a fortiori une source de sagesse à bon marché pour esprits lents et bornés ou puérils, ni un remède pour une intelligence humaine déchue et amoindrie. Ces diverses conceptions, erronées en elles-mêmes mais adoptées parfois avec assurance, ne peuvent manquer un jour ou l’autre de faire naître des doutes. Et dans ce cas, c’est un progrès. La foi, comme acte de la conscience, est un mode de connaissance « sui generis » naturel, au même titre que les connaissances expérimentale et réflexive, mais d’une modalité différente. Le développement harmonieux de la connaissance humaine en son intégralité implique le mode de connaissance fiduciale. Mais la connaissance fiduciale n’est pas un prolongement de la connaissance scientifique ou philosophique. Prenons une comparaison : un développement intégral de la sensibilité requiert, entre autres, la vue et l’ouïe. Si l’ouïe manque, c’est un douloureux handicap. Mais l’audition n’est pas un prolongement de la vision, une sorte de « survision ». Elle est une forme de perception « sui generis » sans laquelle la sensibilité humaine ne jouirait pas de son intégrité. Ainsi en va-t-il de notre aptitude à croire. Une conscience qui en serait privée serait non seulement gravement handicapée, mais elle ne serait pas ce qu’elle est et, purement et simplement, elle n’existerait pas. De même que l’homme ne peut se dispenser de raisonner et de juger, mais peut seulement, par déficience, mal raisonner et mal juger, ainsi l’homme ne peut se dispenser de croire, mais il peut mal croire, c’est-à-dire actualiser, par déficience, de manière inauthentique, sa fiducialité constitutive. La fiducialité de la conscience est constitutive de notre nature humaine autant que sa réflexivité et au même titre de perfection que celle-ci ; en sorte qu’elle l’est beaucoup plus fondamentalement que son intentionnalité envers le monde des choses, parce qu’elle est une dimension de l’être conscient et libre en tant que tel et pas seulement en tant « qu’humain et incarné au monde ». L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 309 LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Mais la foi, au sens que vous dites, cette foi que les hommes actualisent dans les religions, même imparfaitement, nous fait quand même connaître que Dieu existe ! En effet, le fait religieux est universel et une telle universalité ne peut être vaine. L’AUTRE PHILOSOPHE – Cette foi n’est pas vaine, sans doute ! mais les choses ne sont pas aussi simples. Et s’il convient de simplifier les choses pour vulgariser, il y a danger, en une telle démarche, de déformer la vérité des choses. Ce ne sont pas les idées de Dieu que les hommes se donnent dans les religions, qui ont force de preuve de l’existence de Dieu, mais le fait qu’ils sont capables de s’en donner, même des fausses. Cette capacité témoigne d’une réalité humaine plus profonde que les idées culturelles de Dieu. Ce n’est pas parce que, dans la réalité objective des religions, des hommes croient en Dieu et affirment qu’il existe, qu’on peut conclure à la nécessité de son existence. Une preuve de l’existence de Dieu par consentement, si pas universel, du moins relativement généralisé, des hommes, n’a pas de valeur rationnelle, c’est-à-dire s’élevant jusqu’à l’ordre des vérités absolument nécessaires. On ne reste, en cette situation, que dans le domaine de l’observable, sociologique en l’occurrence. N’importe quelle démarche de la conscience humaine n’est pas apte à affirmer l’existence de Dieu. L’étude scientifique du monde et des comportements humains dans ce monde en est radicalement incapable, tout autant que les développements de la pensée formelle logico-mathématique. L’esprit qui s’y cantonne ne peut en aucune manière parvenir à l’affirmation de l’existence de Dieu ni a fortiori à croire valablement en lui. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Mais la foi en Dieu, cette fiducialité dont vous dites qu’elle est constitutive, peut établir, elle, l’existence de Dieu. Elle est en effet la relation la plus parfaite possible avec Dieu. L’AUTRE PHILOSOPHE. – La conscience fiduciale n’établit pas la preuve que Dieu existe. Car dans la fiducialité théologale, je n’ai pas l’initiative de me révéler moi-même à l’autre, comme dans la fiducialité humaine interpersonnelle. Dieu a l’entière initiative envers moi, envers nous. Nous n’avons aucune initiative envers Dieu. C’est ce que nous reconnaissons également dans notre mort, où nous sommes en totale « passivité » vis-à-vis de Dieu pour notre « divinisation en l’Esprit » par le Père et le Verbe incarné 310 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU ressuscité Sur le plan de notre humanité, se révéler à l’autre et croire en l’autre sont des conduites qui peuvent être réciproques. Envers Dieu nous ne pouvons que « croire » et non nous révéler à Dieu avec la volonté de le faire exister en lui-même. C’est pour cela, que dans l’ordre de notre fiducialité théologale, au sens strict du terme, nous ne pouvons établir une « preuve de l’existence de Dieu ». Il nous faut reconnaître « réflexivement » notre être comme un être reçu, comme un être qui dans sa finitude relationnelle fiduciale interpersonnelle porte la marque de l’Infini de l’être. Alors, immédiatement, cette reconnaissance nous engage dans une relation de foi envers Dieu. L’homme fiducial en tant que fiducial, pas plus que le scientifique en tant que scientifique, ne peut construire une « preuve de l’existence de Dieu », mais l’homme interpersonnel fiducial est, dans sa réalité, la base sur laquelle la conscience réflexive philosophique construit cette preuve en démarche de « reconnaissance ». L’homme fiducial est donc aussi par le fait même l’analogie de l’essence de Dieu. Il l’est par excellence dans sa situation de fiducialité humaine accomplie qu’est la fiducialité conjugale et parentale, ainsi que filiale, communicative de vie. Et c’est sur cette analogie qu’il donnera forme et épanouissement à sa relation avec Dieu. L’humanité entière est l’analogie de Dieu pluripersonnel et dans cette analogie le sceau divin est la structure familiale. Nous sommes ici au départ de la foi en la révélation immanente de Dieu en sa création. La réflexion philosophique est la ligne de départ au sens logique et démonstratif. Elle est en quelque sorte a priori, ou antérieure logiquement, par rapport à la foi. Cette ligne de la réflexion, une fois franchie et correctement franchie, alors la relation de foi s’épanouit selon ses propres règles, si je puis dire, non pas automatiquement et infailliblement, mais toujours sous le contrôle critique de la réflexion philosophique qui juge alors a posteriori. Et le passage d’une foi théologale en l’immanence de la création à une foi théologale en la transcendance d’une révélation personnelle de Dieu se fait alors sur la base de la foi en Dieu en l’immanence de sa création. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – C’est pour cela que nous pouvons dire, en interprétant l’histoire, que la foi d’Israël est la « condition de possibilité historique a priori » de la révélation transcendante de Dieu en L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 311 Jésus et que notre participation critique, avec discernement à cette foi est la condition pour nous de l’intelligibilité de l’Évangile. LES RAISONS VALABLES D’AFFIRMER L’EXISTENCE DE DIEU L’AUTRE PHILOSOPHE. – Nous sommes d’accord… La conscience fiduciale trouve son objet adéquat et humainement proportionné dans la rencontre avec autrui. Elle n’a pas Dieu comme « objet » de son exercice nécessaire. Elle se donne cependant de facto des idées de Dieu, ou plutôt du divin. Elle s’actualise spontanément envers ce que l’homme estime lui être supérieur. Toutefois on ne peut conclure « rigoureusement » de l’existence objective de telles idées dans les religions à l’existence d’un être transcendant qu’elles viseraient, même si l’on admettait qu’elles expriment très mal la nature de ce Transcendant. On ne peut pas conclure non plus directement de la dimension fiduciale de la conscience à l’existence de Dieu « en qui » croire. La preuve en est que si l’on croit en Dieu, sans réflexion structurée interpersonnellement, on place de facto devant soi un Dieu en situation d’altérité unique en lui-même, à l’image du « conjoint unique » de la fiducialité humaine. La relation avec Dieu n’est pas dépourvue d’authenticité. Elle n’est plus l’affirmation d’un Dieu seul en lui-même et isolé par rapport à nous à la manière d’Aristote et de la philosophie classique de l’Objet. Elle est l’affirmation d’un Dieu qui n’est plus isolé par rapport à nous, mais qui risque d’être pensé sur un mode de solitude en lui-même. Je dis bien « qui risque… », car sa solitude en lui-même n’est pas, en rigueur de termes, prouvée. Elle est seulement consécutive de facto au fait de notre ignorance. Or d’une ignorance de la réalité, on ne peut rien conclure sur la réalité. Mais une ignorance peut être dépassée, sans que des connaissances assurées soient remises en cause… Celles-ci permettent d’ailleurs d’aller de l’avant. Mais en se privant, par ignorance, de la base analogique de notre fiducialité familiale, on court-circuite la possibilité que nous avons, en notre réalité crée, de reconnaître le vrai caractère de notre foi en Dieu et l’on se met dans l’impossibilité de reconnaître quel est ce Dieu en qui nous devons croire. Faut-il s’enfermer dans cette ignorance ? Peut-on prétendre que nous ne pouvons pas parler d’une pluralité de personnes en Dieu ? Convient-il de dire que nous ne pouvons pas poser la question ? Alors, il faut admettre qu’on ne peut pas dire non plus que Dieu est seul en lui-même, si on s’interdit de poser la question. 312 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Les idées religieuses de Dieu, en tant que produits culturels de l’humanité en leur statut d’objectivité, sont donc seulement le signe que l’homme « pense fiducialement » de facto à autre chose qu’aux êtres de son monde fini. Ce signe nous renvoie-t-il à une nécessité de penser fiducialement autre chose que ce monde et les êtres conscients de ce monde ? Oui, par le chemin de la reconnaissance réflexive de notre finitude. LE CHANOINE. – Quelle est alors votre preuve de l’existence de Dieu ? Sachez que ma question est seulement de pure curiosité intellectuelle… Je n’éprouve pas le besoin d’avoir une preuve pour être assuré de son existence. L’AUTRE PHILOSOPHE. – La voie d’une affirmation méthodiquement correcte de l’existence de Dieu ne peut être que « réflexive » et à condition que cette démarche réflexive s’élève jusqu’aux nécessités dernières, impliquées comme réelles en notre être-avec-autrui en une commune existence au monde. Il faut remarquer en nousmêmes, dans les aspects de finitude de notre être relationnel, l’exigence nécessaire d’une référence à un Infini dans l’être. Il s’agit de la conscience d’une pensée nécessaire de l’Infini nouée en la conscience de notre finitude. On pourrait aussi dire : « Dans une conscience encore indistincte de l’absolu et de l’illimité de l’être — ainsi qu’en témoigne, à l’origine de la philosophie occidentale, le poème de Parménide : « L’être est et il est impossible qu’il ne soit pas... L’être est absolument ou il n’est pas du tout » — il faut distinguer notre finitude de telle sorte qu’on comprenne qu’elle n’est pas le support de cet absolu dans l’être et qu’il faut poser dans sa transcendance l’infini de Dieu, Infini d’être, distinct et source de notre existence et de tout ce qui existe selon un mode d’existence comparable au nôtre. Ayant perçu cet absolu de l’être comme une vérité réflexive si profonde qu’il la présente comme une « révélation de la déesse », Parménide ne la scrute pas davantage et il « objective » cette totalité de l’être, structurée pourtant selon la loi de la communication de l’être, en un Tout indivis, « un et d’un seul tenant, éternel et immuable, équilibré en tout point et inviolable comme une sphère bien arrondie ». Pourquoi Parménide n’a-t-il pas eu aussi l’intuition (philosophique) de la relationnalité de l’être en comprenant mieux le statut ontologique de la négation, au lieu de la rejeter catégoriquement ; négation dont Héraclite avait été obsédé, mais dont il ne parvint pas à apprécier son enracinement dans l’être en L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 313 tant que tel ? Regrets stériles ! Mais il y a bien « négation » dans l’être : négation entre le « je » et « l’autre », entre « toi » et « moi », entre le fini et l’Infini. Finitude globale donc, de notre être tout entier, en tant qu’il est un être en devenir, qui vient d’un « moindre-être » et va vers un « plus-être ». Finitudes partielles, « à ventiler » selon les divers aspects de notre être : connaissance, volonté, conscience et liberté, imperfection de nos relations interpersonnelles, notamment de notre fiducialité, finitude de notre capacité de faire être, finitude de notre réception de l’être, finitude de sainteté, c’est-à-dire de réalisation relationnelle authentique de soi avec autrui, vu notre capacité de mal agir, etc. Référence nécessaire à un Infini d’absolue actualité dans l’être, sans Lequel notre être en devenir — et la totalité de ce qui devient — ne pourrait être pensé comme un mode d’être fini, c’est-à-dire « non infini ». Infini réel qui est un infini de pleine actualité de toutes ces perfections limitées qui s’accomplissent en notre devenir. Infini de communication d’être donc, source évidente de notre capacité finie de faire être. En effet en notre capacité finie de faire être nous saisissons l’identité de l’être et du faire être, et nous comprenons aussi qu’elle est insuffisante à faire être l’univers humain et naturel de notre expérience. Nous comprenons aussi que toute somme totalisatrice de capacités finies de faire être, jointes à la nôtre, est aussi insuffisante en elle-même pour exister par elle-même. Toute possibilité finie de faire être requiert une Activité infinie de communication d’être, un Infini transcendant au-delà même de ce que requiert l’idéal éthique pour l’homme selon une sainteté de ses relations interpersonnelles rendues inaccessibles à tout mal possible, subi ou causé, souffrance ou péché. Bref un Infini d’une parfaite communication d’être et d’une parfaite réception. Les relations entre l’actualisation de notre fiducialité et la reconnaissance réflexive de l’existence de Dieu sont donc très étroites. La conscience fiduciale étant traversée par la réflexion, c’est-à-dire étant conscience présente à elle-même en tant que fiduciale, lorsqu’elle comprend réflexivement sa nécessaire référence distinctive à un Infini dans l’être et qu’elle comprend aussi que cette référence dans l’être ne peut être qu’une relation de communication d’être, sinon elle ne serait pas de l’ordre de l’être, alors elle actualise nécessairement (plus ou moins bien) sa « foi » en Dieu. L’homme fiducial réflexivement conscient d’un Infini ne peut pas ne pas croire (plus ou moins bien) en Lui. 314 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU L’homme est donc religieux par essence. Mais les religions ne sont que des réalisations imparfaites (donc perfectibles, se libérant peu à peu de leur objectivisme) de son être religieux. Mais en dehors d’elles, il n’y a pas de possibilité pour l’homme d’actualiser socialement sa fiducialité envers Dieu, qu’il accepte une religion existante ou veuille en organiser une autre. Notre être, nous le recevons. Nous le recevons d’autres qui l’ont reçu. Mais nous le recevons comme fini et notre façon de le recevoir est « finie ». Si nous le recevions en plénitude, nous serions personnes de Dieu et Dieu. La difficulté réflexive d’une reconnaissance de Dieu n’est pas d’admettre que nous recevons notre être, mais que nous le recevons imparfaitement et donc que nous ne le recevons pas « infiniment », que nous ne le recevons donc pas « en Dieu », mais « extérieurement à Dieu », et donc que nous ne sommes pas Dieu, mais seulement des créatures : hommes conscients et libres avec tout le monde du vivant et tout l’univers en son immense profondeur. Dans l’intuition de la référence nécessaire « fini-infini » dans l’être, en nous reconnaissant comme des êtres finis, nous reconnaissons que notre être reçu de Dieu est un être de « créature » et non un « être-Dieu ». Reconnaître Dieu, c’est accepter de ne pas considérer comme « divin et absolu » ce que nous sommes simplement comme hommes, c’est accepter de ne pas nous « déifier » et rester simplement humains, bref, c’est ne pas dissoudre Dieu dans un panthéisme humaniste en lequel nous nous ferions le centre absolu. A contrario, ne pas nous prendre pour l’Absolu, ce n’est pas dissoudre l’humanité dans l’immense univers. L’immense univers ne peut « remplacer » Dieu pour expliquer valablement notre relationnalité de conscience, et le courant évolutif de vie qui peut s’y installer ne peut rendre compte d’une quelconque capacité finie de faire exister, si grande et si merveilleuse que soient les possibilités de développement de vie qu’on puisse y déceler. Certains courants d’opinions aujourd’hui voudraient nous faire croire au dieu-Évolution, producteur aveugle des formes de vie et le substituer à l’Intelligence créatrice de cette évolution admirable ! Grave erreur de méthode ! LE PREMIER PHILOSOPHE. – Je suis un peu étonné que vous ne fassiez pas de place au principe de causalité dans votre argumentation. Je pensais que vous y auriez vu une forme « cosmologique » de votre présupposé interpersonnel : « être, c’est faire être ». L’AUTRE PHILOSOPHE. L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 315 – J’entends bien votre question ! En dehors de la triple intuition réflexive 1) qu’être, c’est faire être, 2) qu’il est impossible que la réalité d’un tel être de communication ne soit pas (l’intuition de Parménide complétée par l’affirmation de la relationnalité de l’être), 3) que notre être et tout le réel de notre expérience sont marqués de finitude ; en dehors donc de ces trois intuitions réflexives je ne vois pas comment en partant seulement de l’être-objet, ou même de l’être d’un sujet seul, affirmés comme « êtres-là », il serait possible d’affirmer de façon cohérente, Dieu, comme l’Infini de l’être, transcendant et créateur. À partir de l’être-objet, on fait appel au principe de causalité, auquel on donne une valeur métaphysique, afin de le soustraire à la critique kantienne qui le limite au monde des phénomènes. Il me semble pourtant qu’à partir d’une conception de l’être limitée à l’être-objet, ce principe reste flottant et comme venant alors de je ne sais où. En effet, il n’est nullement donné dans une compréhension de ce que serait seulement un « être-là ». Le fait d’invoquer un tel principe, extérieur à l’intelligence du seul « être-là », comme on le voit dans certaines formulations classiques de l’existence de Dieu, et lui accorder cependant une valeur probante, ne peut être qu’une façon maladroite et mal analysée de traduire la nécessité absolue d’une communication de l’être. Je réponds peut-être ainsi à votre attente… Je ne sais.. LE PREMIER PHILOSOPHE. – La preuve classique de l’existence de Dieu par le principe de causalité vous semble donc relever d’une analyse insuffisante de la communication de l’être ? Mais vous ne rejetteriez pas toute valeur à ce principe, en limitant son application au monde sensible. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vous savez que certains philosophes considèrent ce principe comme valable, car il est selon eux un principe rationnel, inscrit dans la raison. Et à ce titre, il est possible de l’utiliser au-delà des limites de l’expérience objective des phénomènes. Kant pourtant conteste un tel usage. Il faudrait en tout cas établir la valeur de son usage métaphysique. D’autres estimeront que l’usage métaphysique d’un tel principe n’est pas justifié, car il n’est pas possible de le fonder sur une intelligence de l’être autre que celle des êtres sensibles. Il ne serait que la constatation de relations constantes entre les choses, mais extérieures à ces choses. LE PREMIER PHILOSOPHE. 316 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU – Je connais très bien ces diverses positions. Qu’en pensezvous ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Ils ont, les uns et les autres, raison dans ce qu’ils affirment, mais leurs positions sont incompatibles, car les uns comme les autres oublient un aspect fondamental du réel : à savoir son aspect relationnel. Ils pourraient pourtant le découvrir , les uns et les autres, à partir de leur point de vue à condition d’approfondir leur réflexion. Les uns en se demandant comment un tel principe de causalité peut exister en la raison. Certes pas comme une loi abstraite et formelle, comme un contenu régulateur d’autres contenus de pensée, comme la forme syllogistique par exemple. Ce principe de causalité ne peut exister en la raison que comme une activité exercée de la conscience identique avec son être même, c’est-àdire être un aspect constitutif de son être en tant que tel. Les autres en se demandant si notre intelligence de l’être sous la forme de l’être-là épuise en totalité le rationnel du réel. Une intelligibilité intégrale de l’être n’inscrit-elle pas l’être-là ou plutôt les « êtres-là » dans une structure relationnelle d’être entre êtres ? En se posant chacun pour leur part de telles questions, ils peuvent se rejoindre, ayant alors opéré une mutation profonde de leur ontologie. La conscience réflexive de notre relationnalité fiduciale nous permet donc, d’une part, de pouvoir accéder avec plus de cohérence et plus de certitude à l’affirmation de l’existence de Dieu et, d’autre part, d’avoir une base d’analogies plus riche pour penser l’essence divine. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Si je vous comprends bien, vous proposez une humanisation du principe de causalité. Alors, en le considérant comme fondé dans l’action de l’homme, vous le faites entrer dans la sphère de l’éthique. L’AUTRE PHILOSOPHE. – En effet ! La conscience de notre « finitude fiduciale avec autrui », c’est-à-dire la conscience de l’imperfection ontologique de notre fiducialité interpersonnelle humaine, rendue sensible par tous les échecs de la mauvaise foi et des trahisons, nous renvoie à une double requête. D’abord une requête inscrite au terme du mouvement même de notre reconnaissance d’un Infini de perfection. Cet infini divin de perfection est aussi en lui-même un infini de perfection L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 317 fiduciale. Il y a une fiducialité parfaite en un Être parfait qui se communique en lui-même parfaitement. C’est l’affirmation d’un Dieu pluripersonnel en lui-même, en structure trinitaire de communication de vie. Ensuite une requête qui s’inscrit dans la reprise fiduciale de notre mouvement réflexif vers Dieu. En posant un Infini de perfection qui se communique en initiative absolue, qui se révèle en nous créant, nous désirons aussi qu’il se communique à nous par-delà nos imperfections présentes afin que nous puissions le recevoir parfaitement. C’est la requête humaine envers un être qui nous aimerait d’un amour parfait suscitant en nous une foi parfaite. Bref, une vie de bonheur libérée de tout mal ! Désir profond et vrai et qui doit trouver sa réalisation. Mais ce désir n’a pas comme objet Dieu. Dieu ne peut être affirmé valablement comme l’objet d’un « désir » de l’homme, car un tel Dieu ne serait plus qu’un « Dieu-objet » à la manière du Dieu d’Aristote ou de Platon. Ne prenons pas pour une juste idée de Dieu la projection d’un idéal de perfection, pour lequel l’homme est effectivement fait. Ne permutons pas l’une avec l’autre ces deux idées : la perfection divine absolue et la perfection de notre humanité comme terme en nous de sa « révélation réalisatrice en nous, de ce qu’il est relationnellement en lui-même ». N’échangeons pas, d’une part, l’assurance d’une reconnaissance réflexive de l’existence d’un Dieu de parfaite communication d’être en lui-même, garant absolu de la réalisation, selon ses desseins, du désir de bonheur en perfection éthique relationnelle, qu’il a inscrit en nous en nous créant, avec, d’autre part, une « déification psychologique », idolâtre, de l’objet de notre espérance : un accomplissement en totale perfection. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Si je vous comprends bien… et il me semble que vous y revenez constamment,… vous craignez que l’homme religieux, par sa pratique psychologique, se contente seulement de « redresser », si je puis dire, une fiducialité interpersonnelle humaine horizontale et de la placer « verticalement » envers Dieu. Ce qui ferait de Dieu un « super autrui », seul en lui-même, sans les limitations de l’autrui humain concret… Il y aurait bien évidemment dans ce cas une confusion, une assimilation de Dieu à un idéal humain et une sorte de « sublimation à l’infini d’un idéal humain » présenté et reçu comme une idée de Dieu. Ce serait évidemment, bien qu’inconsciemment, une forme d’idolâtrie. 318 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est bien cela. Je vous en remercie… Dieu n’est pas celui vers qui je me tourne parce que ma foi dans les hommes a été déçue ou parce qu’aucun objet fini ne peut satisfaire ma soif de possession ou parce que l’affirmation de tout objet fini ne peut satisfaire le désir intellectuel infini de mon intelligence et que toute affirmation finie médiatise au-delà d’elle un Objet infini, comme le prétendent certaines « philosophies du jugement ». Ce n’est pas une foi déçue, ou qui risque de l’être par les hommes, si je m’y arrêtais, que je tourne vers Dieu. Non, ma foi humaine en Dieu, créateur transcendant parce qu’en lui-même il est communication d’être et de vie entre plusieurs, m’assure absolument que toutes mes relations de foi avec autrui, qu’il soit proche ou lointain, c’est-à-dire tout mon être fiducial dans son ouverture universalisée, se réaliseront en perfection, car c’est en cela que consistent et Son œuvre parfaite pour tous les hommes sans exception et l’accomplissement parfait — qui ne peut échouer — de Ses desseins sur chacun. La fiducialité que j’actualise envers Dieu en un acte et une vie de foi théologale ne peut pas être « orientée » vers un être indivis en lui-même, comme l’est une personne humaine, comme si Dieu était une autre « personne » à côté d’une personne humaine qui me fait face, mais infiniment au-dessus d’elle, comme un « Grand Roi » que je verrais parmi ses sujets. — je parle toujours sur le plan d’une ontologie philosophique et non sur le plan empirique et psychologique. Pour être authentique, l’orientation fiduciale de notre conscience vers l’Infini, doit « remonter », du cœur de sa présence réflexive à elle-même, vers l’Être qui est la source de notre être interpersonnel en relationnalité fiduciale, en tant que celle-ci est « image de son essence divine ». En effet je ne rencontre pas Dieu en statut d’« altérité objective », comme c’est le cas pour un autre être humain. Croire en Dieu sur le modèle relationnel de croire en « un » être, comme « un » être humain, serait donc de l’anthropomorphisme. En effet, je pense alors à Dieu comme s’il était une personne dans le cadre d’une structure interpersonnelle humaine. Je ne vois pas qu’en ce cas je méconnais sa transcendance, ou que je suis en contradiction avec moi-même, car pour affirmer sa transcendance, je le mets alors au-dessus de la structure interpersonnelle humaine, après l’avoir conçu en son niveau. La transcendance de Dieu requiert que je ne me le représente pas en «personne objective » par rapport à moi. S’il est vrai que ma foi en Dieu est aussi « naturelle » que ma foi en autrui, elle ne « s’oriente » toutefois pas vers Dieu de la même façon que L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 319 vers autrui. Sinon, je vivrais ma foi en une déformation objectiviste de sa nature ontologique. Croire au Dieu qui nous fait être pour et par des relations de confiance entre nous, c’est croire en un Dieu qui est en lui-même la perfection absolue de telles relations de confiance, parce qu’il n’est pas « seul » en lui-même, mais Plusieurs en une parfaite unité d’amour et de foi. Il ne peut donc être « un seul en luimême » objectivement devant moi, ni recevoir en mes représentations un tel statut d’objectivité, qui en ferait un être solitaire, sans que je ne doive corriger aussitôt un tel statut. LE CHANOINE. – Avec vos déductions à petits pas, ou vos percées en profondeur avec replis stratégiques pour occuper le terrain de la discussion, vous êtes en train d’annexer à la philosophie tout le message religieux de la théologie. C’est bien envahissant !… Plusieurs rires sympathiques dans l’assistance… Vous voyez !… Est-ce que vous voulez aussi déduire maintenant l’incarnation de Dieu dans l’enfant de Bethléem ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Il semble que c’est une invasion sympathique… Soyez sans crainte pour l’enfant de Bethléem. L’ogre philosophique, que vous redoutez, se laisse attendrir par le charme d’un bébé si bien pourvu de grâce et de divinité… Que fait donc le philosophe devant l’incarnation ? Le Dieu qui se « révèle » à moi, en mon être, en mon être avec autrui, au fondement de « notre » commune existence historique peut-il se révéler aussi dans l’histoire des hommes comme Celui qui s’engage, à Plusieurs toujours, pour notre avenir commun audelà de l’histoire ? La réflexion philosophique ne peut l’exclure. En raison de notre imperfection morale persistante et de notre capacité de faire le mal jusqu’à notre mort, elle peut même désirer une intervention particulière de Dieu. Mais elle ne peut pas en prévoir l’accomplissement. Elle peut concevoir que Dieu en prenne l’initiative envers une humanité pré-disposée en tant que créature à l’accueillir comme tel, en raison de l’obligation morale de nous accomplir en de parfaite relation de foi et d’amour avec autrui. Si, maintenant, Dieu en prend l’initiative, ce sera donc, logiquement et conformément à son être divin, en la forme d’une communication d’être « sui generis » en notre histoire, là où la fiducialité des hommes aura suffisamment progressé en sa pré-disposition naturelle. 320 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Le Chrétien reconnaît que tout cela est advenu par l’incarnation du Verbe du Père, l’Autre de l’Un, en un homme en Israël : Jésus le Nazoréen. La réalité d’une telle « révélation » transcendante dont Dieu a l’absolue initiative et qui donc ne peut en rien être prévue ou même pressentie explicitement par les hommes est cependant rendue possible par le développement naturel de la fiducialité humaine, créée et voulue comme telle par Dieu. L’homme qui en toute lucidité veut alors donner sa foi, en une forme renouvelée, au Dieu qui vient ainsi lui manifester son engagement pour son futur absolu, en vue de l’accomplissement parfait de son être relationnel, se doit aussi de prendre conscience des conditions de possibilité d’une telle foi. Nous en avons déjà longuement discuté. Il n’est pas nécessaire, me semble-t-il, de reprendre le sujet. LE MODERATEUR. – N’oubliez pas de répondre à la question de notre avocate… L’INTERPERSONNALITE DE L’ETRE ET LA FIDUCIALITE MODIFIENT-ELLES NOTRE CONCEPTION DU DROIT ET DE LA JUSTICE ? L’AVOCATE. – Oui, Merci… Est-ce que la reconnaissance d’une dimension fiduciale de l’existence humaine, impliquant une idée de Dieu en plusieurs sujets, peut influencer notre conception du droit et celle de son rapport à la loi morale ? L’AUTRE PHILOSOPHE Sans doute, mais... LE MODERATEUR, l’interrompant et se tournant vers l’avocate. – Excusez-moi, Maître, mais je voudrais joindre mes questions à la vôtre… La loi morale est-elle d’origine divine ? Ou au contraire, une morale et un droit sont-ils possibles sans Dieu ? Cette question peut se comprendre sur le plan de la pratique humaine, d’une part, et, d’autre part, sur le plan de l’être… J’ai bien ma petite idée sur le sujet, mais comme modérateur, ma fonction est de faire parler les autres. Alors, qu’en pensent les philosophes ? LE PREMIER PHILOSOPHE. – Les croyants voient dans la loi morale un commandement de Dieu. Pour les Juifs et les Chrétiens, la révélation de cette loi aurait été faite pour partie et progressivement aux premiers L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 321 humains, tirés du néant, puis à Noé et aux rescapés du déluge, puis à Moïse et aux Hébreux au Sinaï, après la délivrance d’Égypte. On a l’impression qu’à chaque « sauvetage », ou étapes de l’évolution, la loi morale se perfectionne… Je fais cette remarque en passant… Y a-t-il là une interprétation à trouver ? Comme Dieu ne nous parle pas autrement que dans l’acte où il nous crée on l’a assez dit ces jours-ci j’en conclus avec l’Antigone de Sophocle que la loi morale est innée en nous et qu’elle est gravée dans nos cœurs. C’est donc une opinion largement répandue que la loi morale vient de Dieu. Pourtant, on ne peut pas dire que les incroyants et les athées vivent sans loi morale. Peut-on se contenter de dire que Dieu l’a bien inscrite en leur conscience, mais qu’ils ne se rendent pas compte qu’elle y a été inscrite ? C’est comme s’ils lisaient un texte sans en connaître l’auteur. La loi morale n’existerait pas sans Dieu, mais sa pratique par des hommes serait possible sans la connaissance de Dieu. Dieu est le législateur souverain et a donc établi les lois générales qui devaient régir nos relations sociales. Le droit en précise en quelque sorte les décrets d’application. C’est pour cela qu’un droit « juste » ne peut contredire la loi morale. On peut donc dire que le droit vient de Dieu par l’intermédiaire de la loi morale, ou qu’il vient de la loi morale, ou qu’il est la loi morale elle-même, sans que l’on fasse référence à Dieu. Le droit reste le même, c’est l’attitude du croyant ou de l’athée envers le droit qui change. L’AVOCATE. – Je vous entends. Vous venez de répondre principalement aux questions de notre modérateur. Pour ma part, je me demande en quoi une conception nouvelle de la nature des relations humaines pourrait modifier aussi notre conception du droit et de la morale. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Je laisserai mon collègue répondre à votre question… Permettez-moi seulement de la « situer » dans un débat philosophique. Hegel nous a fait comprendre que l’ordre du droit dans son essence représentait la forme concrète de l’agir libre de l’homme. Sous cet angle, il y a accord entre le droit et la morale. Toutefois le droit positif, parce qu’il n’est qu’une œuvre humaine, peut dans certains cas trahir plus ou moins gravement son idéal de justice. Mais cette possibilité pour le droit de faillir en imposant des « lois injustes » doit être mise entre parenthèses, comme le dit Husserl, si nous voulons saisir l’essence du droit à partir d’une réflexion sur l’être et en parallèle avec l’idée de 322 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Dieu qui en est déduite. S’interroger sur le droit, c’est alors s’interroger sur le statut des droits de la personne humaine. Les droits de la personne sont déjà en eux-mêmes des relations : relations à des choses et à des actions d’autrui en tant qu’elles sont dues au sujet de droit ; lequel peut donc les revendiquer comme un bien lui appartenant. Il en découle un devoir pour chacun de respecter les droits d’autrui. Face à la définition classique, vous vous posez la question suivante : « Est-ce que l’idée des droits de la personne peut être éclairée d’un jour nouveau, si l’on prend en compte la relationnalité essentielle de la personne, et pas seulement les situations factuelles de relations entre des individus ? » Êtesvous d’accord, Maître, avec cette formulation ? L’AVOCATE. – Oui, c’est le sens de ma question. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Pour répondre à cette question, je me placerai donc, comme le préconise mon collègue, dans l’hypothèse d’un droit positif en harmonie avec les exigences éthiques dont il exprime les modalités concrètes. Et d’abord, une petite précision sur le statut de la loi morale comme réalité innée en notre conscience. Il faut ici tenir compte d’une forme de distinction courante en philosophie : celle entre l’aspect d’exercice d’une activité et son ou ses contenus. Par exemple : le mot « parole ». Ce terme peut signifier, d’une part, l’acte ou l’exercice de parler et, d’autre part, les paroles qui sont le contenu ou la spécification de cet acte. Quand nous parlons de « loi morale » ou « d’obligation morale », il faut bien distinguer « l’acte d’obliger ou de s’obliger » et « ce à quoi on est obligé, ou ce à quoi on s’oblige ». Lorsque mon collègue parlait d’un progrès de la loi morale, il envisageait la loi morale dans ses contenus successifs. Sur ce plan sa remarque d’un progrès de la loi morale dans la Bible à chaque nouvelle « libération » ou « élévation en dignité » mérite d’être retenue, sur le plan de la prise de conscience. Mais, dès le départ, il y a obligation en tant qu’acte ou impératif moral, même si le contenu est perçu de façon rudimentaire. C’est donc à propos de l’impératif éthique et de sa spécification que se pose le double problème de son statut ontologique. Certes, ce n’est pas à un homme créé de pied en cap que Dieu impose la loi morale, instituant après son acte créateur l’impératif moral. L’idée d’une loi morale innée, gravée au cœur de L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 323 l’homme implique une simultanéité entre la création de l’homme et son statut éthique. Mais cette simultanéité de la « gravure en nos cœurs » de la loi avec l’acte créateur est-elle suffisante pour respecter le principe que toute parole de Dieu est une réalité et que, lorsqu’il s’agit de l’homme, la parole de Dieu est alors une personne humaine ? À mon sens, ce n’est pas suffisant. LE CHANOINE. – Et pourquoi ? L’innéisme rejoint l’idée classique d’une morale et d’un droit naturels, c’est-à-dire attaché et découlant de la nature humaine. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Sans doute, mais tout dépend alors de la manière dont vous considérez le nature humaine. Si vous la considérez toujours de manière « individualiste » et relative à d’autres en raison de sa déficience native, alors l’obligation morale de respect et d’amour d’autrui lui est imposée de l’extérieur, ou par Dieu ou par la société elle-même, pour la faire renoncer à son égoïsme foncier. La « parole » de Dieu instituant l’obligation morale et ses spécifications doit donc coïncider totalement avec l’être créé de l’homme, rien qu’avec son être, mais avec tout son être, lequel est précisément la « parole de Dieu » une et non morcelée. LE CHANOINE. – Comment cela ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – En ceci que l’homme est créé conscient et libre, c’est-à-dire qu’il s’accomplit consciemment par lui-même selon les nécessités constitutives de son être. Or l’homme est un être en devenir. Donc les nécessités constitutives de son être s’imposent à ses actions par lesquelles il s’accomplit. C’est cela l’impératif moral. L’homme est donc en obligation de devenir par lui-même ce qu’il est, en obligation de se faire, en obligation de s’accomplir. En outre les nécessités de son être, qui sont en analogie les mêmes que les nécessités de l’être de Dieu, sont les spécifications de son obligation en liberté. Or, nous l’avons vu, être c’est faire être. Les nécessités de l’être sont d’ordre relationnel et fiducial entre les personnes. Prendre conscience de cette relationnalité et y conformer progressivement nos actions, c’est découvrir ce qu’est la loi morale et agir moralement. Dieu, comme conscience et liberté parfaites, est son être relationnel en nécessité absolue. L’homme, comme être fini en 324 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU devenir, n’est son être qu’en obligation, et non en nécessité absolue. Si l’obligation morale n’est pas la nécessité absolue de la liberté divine, elle est cependant la forme la plus éminente de la liberté humaine. Mais comme la liberté humaine n’est qu’une liberté en obligation, elle se réalise dans le cadre de choix multiples et hiérarchisés, conformément à ses nécessités relationnelles constitutives. Dans l’éventail de ses choix, l’homme dépend du monde extérieur. Par les obligations qui découlent de son être, et forment la loi morale, il ne dépend que de lui-même. Cette nondépendance envers le monde est le signe extérieur de sa liberté intérieure ontologique. Orienter ses choix selon ses exigences morales, et les réaliser, est donc la forme concrète de la liberté humaine. L’AVOCATE. – Il n’y a donc pas de révélation de lois morales au cours de l’histoire, ni d’inscription de commandements divins en la conscience au moment de sa création. Cela nous éloigne beaucoup de l’affirmation d’un droit « révélé », comme on le prétend dans l’islam. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Non, aucune révélation individuelle ou communautaire d’une morale ou d’un droit n’est possible de la part de Dieu. De telles révélations ne sont que prétentions ahurissantes de la part de certains hommes. En effet, l’impératif moral et ses spécifications principales sont bien plus profonds en l’homme que ne pourraient le laisser supposer les images d’un message dicté par Dieu au cours de l’histoire à tel ou tel personnage, ou d’un commandement imprimé en la conscience de l’homme au moment de sa création. Car dans les deux cas, on pourrait supposer que l’impératif moral aurait pu ne pas exister et que les lois morales auraient pu être différentes, si Dieu l’avait décidé autrement. Or Dieu ne peut créer une humanité sans qu’en sa liberté créée elle ne soit et ne se comprenne en obligation de se réaliser ellemême par ses actions. L’obligation morale en l’homme est l’image de la nécessité libre par laquelle Dieu est Dieu. En outre, Dieu ne peut choisir sinon la liberté de Dieu ne serait plus parfaite une autre loi morale que celle de la conformité de nos actions aux nécessités constitutives de notre être, lesquelles sont aussi en image de ce que Dieu est en lui-même. Toutes les lois morales découlent de la relationnalité constitutive de notre être, en analogie de l’interpersonnalité de Dieu en lui-même. L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 325 Au cours de l’histoire les hommes en prennent progressivement conscience, avec plus ou moins vérité, et ils la particularisent en des dispositions juridiques avec plus ou moins de « justesse ». Ils ont aussi à en assumer l’entière responsabilité et ne pas rendre Dieu responsable de leurs errements en ce domaine, en les déclarant « révélées »… L’AVOCATE. – Les hommes sont donc entièrement responsables des législations juridiques qu’ils se donnent et ne doivent pas en référer à une autorité divine. N’êtes-vous pas alors partisan de ce qu’on appelle le « positivisme juridique » ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Pourquoi pas ? Il faut nuancer… Pourvu que ce positivisme juridique ne prenne pas comme absolus, le temps d’une élection populaire,… les choix proposés à nos actions… Il lui suffirait de respecter vraiment la dignité de l’homme dans ses relations à autrui, pour que le droit soit en accord avec l’unique volonté divine de faire l’humanité à son image. L’AVOCATE. – Alors une conception relationnelle de l’homme doit avoir quelque répercussion, au moins théoriquement, sur la manière de comprendre le droit ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Assurément. Comme l’homme est essentiellement relationnel selon la perfection de son être, et non en raison d’une déficience ontologique et d’un besoin de complémentarité, il faut poser que « s’obliger à être et à devenir soi-même comme homme, c’est s’obliger envers autrui, en fidélité à soi ». Le devoir de faire exister l’autre comme « autre » — c’est-à-dire totalement distinct de moi, y compris comme être relationnel, et donc comme ouvert à l’universalité du Tiers — ou le devoir de charité, autrement dit la loi morale d’amour, fonde en autrui l’espérance d’être le terme de cet amour auquel chacun s’oblige en liberté. À toute obligation de liberté en moi, et fondée sur elle, correspond en autrui l’attente, en fidélité à lui-même, que j’accomplisse mon devoir envers lui. Cette attente est la forme juridique de la fiducialité éthique. Et chez autrui toute espérance, en obligation de liberté aussi, suppose et postule, parce qu’elle doit être fondée — sinon l’obligation d’espérance serait absurde — et qu’elle ne peut être fondée sur elle-même, l’obligation en moi d’exister pour lui, c’est-à-dire le devoir d’amour et de charité. 326 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Cette relation : « obligation en l’un entraînant espérance en l’autre », est réciproque. L’obligation éthique en moi est fondatrice d’une « espérance » chez autrui ; l’obligation éthique chez autrui fonde mon espérance. La réciprocité entre les personnes du vouloir que l’autre soit, entraîne l’obligation de la foi en l’amour de l’autre, amour qui trouve en cette foi et espérance son propre accomplissement. Or cette relation propre à l’éthique s’actualise en s’incarnant, c’est-à-dire en s’accomplissant dans l’ordre du droit. La structure interpersonnelle de l’ordre moral pénètre et dispose tout l’ordre juridique. Autrement dit l’ordre juridique reçoit sa structure de la structure morale interpersonnelle. L’obligation et le devoir de liberté s’incarne donc dans le devoir juridique, où mon devoir envers autrui est réciproque du devoir d’autrui envers moi. L’espérance assurée que je place en la liberté d’autrui et en l’accomplissement de son devoir s’incarne aussi dans l’ordre juridique. Elle prend la forme d’un droit envers lui, forme incarnée de l’obligation d’espérance en son devoir. Comme dans l’ordre moral, il y a obligation à l’espérance du devoir d’autrui, sans quoi nous pourrions nous opposer moralement à ce qu’autrui accomplisse son devoir — ce qui serait contradictoire —, il y a par conséquent dans l’ordre juridique obligation juridique aux droits que nous valent les devoirs qu’autrui s’impose en liberté. Dans l’ordre du Droit qui est l’ordre incarné du Devoir (sens hégélien), le droit (de la personne) est l’attente obligative je ne puis donc pas à proprement parler m’y soustraire envers le devoir d’autrui à mon égard. Selon l’unité de ces deux sens nous dirons que les droits d’autrui envers moi sont les formes juridiques de son espérance en liberté de me voir accomplir mes devoirs envers lui selon ces dispositions juridiques. Dans l’ordre juridique, je suis tenu d’attendre qu’autrui accomplisse ses devoirs envers moi. Donc chaque « droit » en moi est corrélatif d’un devoir qu’autrui se donne envers moi et réciproquement. À tout devoir qui s’impose à moi, comme être relationnel, parce que comme sujet libre je m’y oblige nécessairement, correspond un droit en autrui fondé sur le devoir que j’ai envers lui. LE PREMIER PHILOSOPHE. – Vous renversez une nouvelle fois la position classique. Au lieu de dire : « le droit d’autrui entraîne chez moi un devoir », L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 327 vous dites : « mon devoir envers autrui entraîne chez lui un droit ». L’AUTRE PHILOSOPHE. – Exactement ! Les droits de la personne sont donc fondés sur les devoirs des autres personnes libres envers elle. Nos droits sont fondés sur la liberté d’autrui envers nous et non l’inverse, car si un devoir en une personne était fondé, comme la pensée classique l’admet trop souvent, sur le droit d’une autre envers elle, le fondement du devoir et de l’obligation morale ne serait plus en l’être même de la personne, mais extérieur à elle. Si les devoirs juridiques procédaient des droits que d’autres revendiquent et imposent, l’obligation morale ne serait plus fondée dans les nécessités de la liberté et l’ordre du droit ne serait plus l’ordre d’incarnation de la liberté et de la moralité, et le droit ne serait plus qu’un rapport de force « légalisé ». Et il ne serait pas suffisant de dire que l’obligation comme telle est fondée sur la liberté, mais qu’elle reçoit dans certains cas sa spécification des droits d’autrui, car alors le droit d’autrui n’aurait pas de valeur obligative pour moi, comme on le pense habituellement. De plus, une telle façon de parler dissocie de manière arbitraire l’exercice de l’obligation, de sa spécification, en les faisant reposer sur des sujets libres différents, ce qui est impossible, sans réduire à néant l’acte de liberté lui-même. Des « droits » attachés à la liberté d’un autre ne peuvent pas plus spécifier l’obligation morale en mon être que des définitions dogmatiques de foi ne peuvent déterminer mon acte de foi en Dieu. Toute législation humaine qui reposerait sur de tels présupposés porte, implicitement ou inconsciemment, atteinte à la dignité humaine. Aux devoirs fondamentaux que j’ai envers autrui correspondent autant de droits fondamentaux d’autrui, droits fondés en ces devoirs et réciproquement, aux devoirs fondamentaux en lesquels autrui s’engage librement envers moi, correspondent, parce que fondés en eux, autant de droits fondamentaux en moi. En tant que libre, c’est-à-dire en tant que sujet qui s’oblige à ses propres nécessités, je m’oblige à ces « droits » fondés sur les devoirs d’autrui, je suis aussi par là « en devoir » du devoir d’autrui envers moi. Aussi dans la manière dont je « reçois mon droit », je dois faire en sorte de manifester qu’autrui agit librement par devoir envers moi et donc est responsable. On ne peut donc que souhaiter qu’un esprit de reconnaissance et de gratitude se substitue à une mentalité de revendication, parce que le sens de nos devoirs primera sur nos égoïsmes. Cela deviendra possible dans la mesure où on comprendra qu’on n’est 328 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU vraiment soi-même que dans la mesure où on veut effectivement que les autres soient et soient eux-mêmes le mieux possible. L’esprit véritable du droit général n’est autre que la « fiducialité sociale ». La fiducialité conjugale est l’esprit du droit matrimonial. Mais le « droit » existant fait pour les situations de violation de la loi morale se place dans l’optique individualiste. Pour terminer, je dirai que, pour qu’une telle évolution soit possible, il faut aussi que notre idée de Dieu puisse évoluer et que nous puissions voir en elle l’idéal absolu et parfait de relations interpersonnelles… LE CHANOINE intervient sans attendre –Vous venez de dire qu’une évolution humaine vers un droit plus juste, vers plus de fraternité et d’harmonie entre les hommes suppose, ou du moins requiert parallèlement une adhésion au mystère trinitaire comme modèle de relations interpersonnelles. J’ai bien suivi votre raisonnement. Il est assez cohérent, mais vos conclusions me surprennent et il ne vous sera pas facile de les faire admettre. Vous vous heurtez à une réalité qui vous dépasse, cher Monsieur ! L’AUTRE PHILOSOPHE. – À une réalité qui est un « état de fait » observable ? C’est possible, c’est même plus que probable… LE CHANOINE. – Les philosophes rationalistes ne vous suivront pas. L’Église, quant à elle, se méfie encore beaucoup des philosophes qui veulent expliquer les mystères de la foi. En outre, comment allez-vous convaincre de votre vérité philosophique les juifs et les musulmans, puisqu’ils considèrent que le mystère trinitaire, est déjà à leurs yeux un blasphème du Dieu Un ? Est-ce que vous mesurez l’utopie d’une telle entreprise ? Voilà pour mon diagnostic. L’AVOCATE. – Maintenant enfin, je puis vous remercier de votre réponse. L’intervention brusque de Monsieur le chanoine m’était passée devant... Votre réponse me rappelle certaines thèses d’Auguste Comte..., qui était pourtant un philosophe positiviste et plutôt matérialiste..., mais il avait, disons..., du « sens social ». LE CHANOINE. – Veuillez m’excuser, Madame... L’INTERPERSONNALITE FONDEMENT DE LA MORALE 329 L’AVOCATE. – Vous êtes tout excusé, Monsieur le Chanoine. Je comprends que vous êtes plus engagé que moi dans ce débat, qui vous concerne de façon beaucoup plus vitale... L’AUTRE PHILOSOPHE. – Vous avez raison, Maître, de faire ce rapprochement avec Auguste Comte. Par idéalisme, il ne voulait parler que de « devoirs » et non de « droits ». Il eut des intuitions, pour lesquelles il faut lui rendre justice. Mais la primauté du « devoir », enraciné dans la liberté du sujet, sur un « droit », qui contraindrait de l’extérieur, ne peut être fondée valablement sur les conditions matérielles de l’existence humaine ; en revanche elle peut l’être sur sa relationnalité spirituelle interpersonnelle. Une ontologie relationnelle peut en effet inspirer toute une philosophie du droit. Il y aurait là un immense travail à faire. Nous pourrions en reparler entre nous... Je reste à votre disposition ! LE MODERATEUR. – Comme vous mettez un point final à votre réponse, j’en profite pour lever la séance… À demain pour notre dernière rencontre. HUITIEME RENCONTRE LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU LE MODERATEUR. – Nous voici réunis pour la dernière fois sur ce paquebot. Dans la soirée, nous accosterons à Haïfa. Profitons de cette matinée pour reprendre nos questions sur la fiducialité. COMMENT DISTINGUER ENTRE LES VERITES DE LA RAISON PHILOSOPHIQUE ET CELLES DE LA RAISON CROYANTE LE CHANOINE. – Permettez-moi, Monsieur Debruquel de revenir à la charge sur vos idées de base… Hier, en fin de rencontre, je vous demandais si vous ne vouliez pas aussi déduire le mystère de l’incarnation, après avoir déduit celui de la Trinité… De façon plus générale, je souhaiterais savoir comment vous parvenez encore à distinguer votre philosophie de la théologie. Car je vous comprends toujours mal… L’AUTRE PHILOSOPHE. J’entends bien votre question, Monsieur le Chanoine… Je reviens d’abord sur les préambules implicites de votre question. Je vous parais mélanger la philosophie avec la théologie, car vous n’apercevez pas dans mes propos où se situe ma ligne de démarcation entre les deux. Sans doute ne plaçons-nous pas cette ligne de démarcation au même endroit. Peut-être ne suis-je pas assez clair ! Car je passe trop facilement de l’une à l’autre. Je vais m’efforcer d’être plus précis... Vous pensez sans doute que le philosophe devrait seulement parler de l’unité de Dieu et pas de sa trinité. Vous placez votre démarcation entre des vérités « matériellement » différentes. Je 332 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU la place en des vérités « formellement » distinctes mais touchant les mêmes réalités : Trinité ontologique et créatrice pour le philosophe, et Trinité révélée comme salvatrice et engagée dans son œuvre de salut, pour le croyant et le théologien. LE CHANOINE. – Cette distinction ne porte que sur un seul point : la Trinité. Elle n’est pas vraiment méthodologique. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je le reconnais. Alors sur le plan méthodologique, je distinguerais, d’une part, la philosophie de la religion en général et celle du christianisme en particulier et, d’autre part, la théologie confessionnelle en général et celle propre au catholicisme en particulier. Elles sont proches, puisqu’on peut même dire que leurs « objets matériels » se confondent pour partie. Il y a intersection entre eux, diraient les logiciens. Elles sont distinctes parce que leurs « objets formels » sont distincts. Je ne voudrais pas rester trop abstrait..., bien que le sujet le soit, ni m’embarquer dans une analyse méticuleuse des méthodes respectives de la philosophie de la religion chrétienne et de la théologie catholique. Disons pour être concret... Lorsque vous parlez de la Sainte Trinité et que moi je parle d’une trinité de personnes en Dieu ou d’une structure interpersonnelle ternaire en la nature divine, nous parlons sans doute l’un et l’autre de la même réalité transcendante : Dieu,... Même « objet matériel » au moins partiellement. LE CHANOINE. – Donc vous prouvez que Dieu est Trinité, vous venez de le dire...Donc, aux yeux de l’orthodoxie catholique, il y a hérésie ! L’AUTRE PHILOSOPHE. – Non. J’affirme que non ! Nous ne donnons pas, en effet, la même signification « formelle » au terme « trinité ». Comprenez donc ! Moi-même, comme croyant chrétien quand je prie Dieu Trinité sainte révélée en Jésus le Christ, je m’adresse au Père de notre Seigneur, au Christ fils de Dieu et à l’Esprit qui procède de l’un et de l’autre et nous est promis par eux. Il en est de même pour vous, n’est-ce pas ? En d’autres termes, il s’agit de la Trinité révélée par l’incarnation du Verbe en Jésus : Père, Fils et Saint-Esprit. Trinité indissociable de l’Incarnation, comme le Dieu des premiers versets de la Genèse est indissociablement Créateur, et ensuite Dieu d’Abraham, Dieu libérateur d’Israël. LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 333 Or l’incarnation du Verbe en Jésus, comme Jean en parle dans le prologue de son évangile, c’est un événement en notre histoire. Un fait inouï proposé à notre foi. Comment voulez-vous que le philosophe « déduise » et prouve un « fait » ? Le théologien que vous êtes et tous les autres aussi et moi comme croyant, nous mettons ce fait à la base de la théologie. Il en est le présupposé fondamental. Vous ne le « prouvez » pas non plus. Le « croyant » ne le « prouve » pas non plus. A partir du témoignage des apôtres, il le reconnaît comme réel, comme « étant advenu », et c’est ce témoignage qui est transmis dans la tradition de l’Église, envers laquelle nous nourrissons une « fiducialité sociale » très profonde, mais pas une « fiducialité théologale ». Je pense que nous sommes d’accord ! LE CHANOINE. – Nous sommes d’accord. Si donc vous parlez de la Sainte Trinité avec la tradition de l’Église, vous ne pouvez pas en parler en tant que philosophe, ni d’une manière, ni d’une autre. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je vois que nous ne sommes pas encore d’accord ! En tant que philosophe de la religion, c’est-à-dire de la dimension religieuse de l’être humain et même plus largement en tant que métaphysicien, sur le plan de l’être en tant que tel, je peux parler d’une trinité de personnes en Dieu, car je n’emploie pas le même concept que le vôtre. Mon concept de philosophe de la religion chrétienne n’est pas non plus celui du croyant que je suis et qui prie Dieu par Jésus-Christ. Je peux aussi prier en tant que philosophe, mais ce n’est qu’un aspect de ma prière de croyant. Mais revenons à une analyse intellectuelle stricte et rigoureuse. Mon concept philosophique de structure ternaire en Dieu est « formellement » distinct de celui propre à la révélation évangélique, car comme philosophe je ne puis « déduire » le fait de l’existence de Jésus en terre d’Israël en lequel Dieu se donne à connaître comme Trois Vivants en une seule Communion de vie, d’être et d’existence pour notre salut universel. Je reprends mon exemple favori. Comme philosophe je puis m’interroger sur l’essence de l’amour humain et répondre à cette question. Mais jamais je ne pourrai à partir d’une conception philosophique de l’amour humain déduire et parler du « fait » et de « l’histoire vivante » en laquelle mon épouse me dit qu’elle m’aime et je lui dis que je l’aime. Il y a là une « révélation », humaine seulement, mais authentique, d’une personne pour une autre. Cette réalité événementielle, bien que permanente, ne peut se déduire ni se prouver réflexivement ou philosophiquement. 334 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Mais sans une conception philosophique de l’amour humain, au moins intuitive et empirique et bien que déficiente, cette « histoire d’amour » aurait une moindre signification et une moindre intelligibilité. Mieux vaut qu’elle ait une bonne intelligibilité à partir d’une bonne conception philosophique de l’amour humain. Cette conception s’élabore en même temps que la réalité de l’amour humain se vit, et elle se vit en même temps qu’elle reçoit son sens de la réflexion. Ainsi en va-t-il des rapports entre philosophie de la religion et révélation évangélique. Aussi l’affirmation dans la communion ecclésiale que la Trinité divine : Père, Fils et Esprit-Saint se révèle en Jésus estelle l’affirmation d’un « mystère de foi » quant à son existence et quant à son essence. Je suis bien d’accord avec cela. Et cette affirmation est une affirmation pour le croyant que je suis. C’est bien évident. Mais ce n’est pas une affirmation philosophique. On le comprend aisément... LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – Bien sûr ! Si la Trinité de Jésus-Christ était une affirmation de nature philosophique, comme celle de l’existence de Dieu, elle ne serait plus « un mystère de foi » et elle ne relèverait plus de l’orthodoxie catholique. Mais justement, elle n’est pas de nature philosophique, mais un mystère de foi. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je suis de votre avis aussi. C’est pourquoi mon concept philosophique d’une trinité de personnes en Dieu ne dit « formellement » rien de sa révélation en Jésus. Ce concept est intelligible en lui-même et est construit rationnellement sans utiliser les témoignages évangéliques. Mais le « fait » que je l’ai construit « en étant informé » des témoignages évangéliques et de leurs explicitations dogmatiques, est entièrement en dépendance du « fait » de la révélation évangélique, du « fait » de sa transmission dans l’Église et du « fait » que je suis croyant chrétien. Cela est vrai aussi. En effet, les conditions factuelles de la construction d’un concept ne sont pas à confondre avec son élaboration selon une méthode de connaissance dont les règles ne dépendent pas des « faits », mais sont universelles et s’appliquent comme telles aux « faits », les rendant ainsi intelligibles. Ce concept de structure interpersonnelle ternaire en Dieu, ou de trinité de personnes, une fois élaboré rationnellement, et donc intelligible en raison de cette construction rationnelle, permet de mieux saisir l’intelligibilité de l’événement en lequel la LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 335 réalité divine, visée par ce concept, se révèle dans son projet et son engagement pour les hommes de toute l’humanité. Trinité chrétienne, oui, mystère de foi ! Donc non déductible par la réflexion, mais intelligible par elle en raison de son immanence en la démarche de foi elle-même avec toute l’intelligibilité qu’elle peut tirer de son être créé. Sur la base de la reconnaissance de l’existence d’un Dieu créateur du monde et de l’homme, la raison établit réflexivement, non seulement que Dieu ne peut être « seul » en lui-même, qu’il est un « être pluriel » de façon indéterminée, donc au moins « deux » , mais qu’il est « trois », seulement « trois » et nécessairement « trois ». Cette structure intelligible de Dieu, que l’homme peut reconnaître dans l’acte de sa révélation transcendante n’est pas constituée par cette révélation qui la présuppose. Une fois vue dans son acte révélateur, elle peut ensuite être reconnue comme en miroir dans son acte créateur et dans son « analogie » qu’est la structure familiale de l’existence humaine. LE CHANOINE. – Vous dissociez donc la Trinité chrétienne de la trinité philosophique ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Oui, d’une distinction formelle, à laquelle correspond une nuance dans la démarche de foi. Foi en analogie conjugale envers Dieu créateur ontologiquement trinitaire, comme dans la foi juive (même si dans le judaïsme l’interpersonnalité de Dieu n’est pas reconnue… mais logiquement elle n’est pas exclue), et foi en analogie filiale envers le Dieu trinitaire révélé sauveur en Jésus, dans le christianisme, car, par le Père et le Verbe incarné en fils d’homme, nous sommes « divinisés » en l’Esprit filial du Père et du Verbe, Éternels tous les trois. LE CHANOINE. – Mon objection avait donc un certain fondement, puisqu’elle vous permet de faire cette distinction essentielle. L’AUTRE PHILOSOPHE. Assurément ! Une confrontation franche et argumentée est toujours fructueuse. En effet, cette affirmation que la Trinité chrétienne est un « mystère de foi » quant à son essence et quant à son existence, a une conséquence philosophique dans le contexte historique de sa formulation. Sa signification est donc double. Elle est « substantiellement » ou « per se » une définition de foi. Elle est « per accidens », pour parler le langage thomiste, une affirmation philosophique par rapport à la philosophie 336 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU grecque et aux courants philosophiques qui aujourd’hui encore s’en inspirent et qui sont des philosophies obéissant au primat d’un concept particulier de l’unité, celui de « l’unité indivise ». Or ce concept est incohérent, par son exclusivisme, face à l’idée d’une unité relationnelle. L’unité indivise est une forme d’unité sans distinction interne. Cette définition dogmatique affirme que ces philosophies de l’unité indivise sont « radicalement » incapables de donner la moindre intelligibilité à la révélation trinitaire, et, j’ajoute, rétrospectivement à la création. En ce sens le « mystère trinitaire » est inaccessible, même en intelligibilité, à la raison en sa forme grecque. N’oubliez donc pas d’ajouter cette précision indispensable : « en sa forme grecque ». Non que cette conception de la raison et des propriétés transcendantales de l’être soit une « exclusivité grecque ». Elle est au contraire très largement répandue dans toutes les cultures, en tant que forme essentiellement « objectiviste » de la raison. Mais ce sont les grecs qui lui ont donné sa forme spéculative la plus systématisée avec Platon et Aristote. C’est donc avec sa forme grecque que l’on peut discuter, argumenter, contester, se démarquer. Par rapport à elle on peut aussi adopter une position qui soit sa contradictoire logique, et par conséquent accéder à une meilleure vérité… Je comprends vos réticences dans vos hochements de tête… Il ne faut donc pas « amalgamer » la pensée philosophique humaine avec la philosophie grecque, en ce qui touche les principes les plus fondamentaux de l’être et de la conscience, pas plus qu’il ne faut amalgamer la philosophie de la religion envisagée dans toutes ses potentialités avec la théologie confessionnelle chrétienne qui « de fait » et en raison des contingences de l’histoire utilise principalement les courants de philosophie d’inspiration grecque, pour organiser son effort de « compréhension » de la révélation évangélique. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Mais je suppose que vous n’amalgamez pas vous-même, d’une part, la théologie catholique, présente et future, envisagée dans toutes ses capacités de manifester l’intelligibilité de la révélation évangélique avec, d’autre part, les œuvres théologiques passées, y compris les définitions conciliaires, dans une vision purement statique de la pensée religieuse de l’Église. L’Esprit-Saint n’a pas les mains, ni les idées, liées par la pensée grecque. La théologie catholique a de belles perspectives de progrès. Vous ne les lui refusez pas, je suppose... LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 337 L’AUTRE PHILOSOPHE. – En principe non. Mais dans les faits, c’est souvent le cas… LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Pas toujours et de moins en moins ! Je pourrais vous citer quantité de travaux de mes collègues qui témoignent d’une grande liberté de recherche et d’une grande rigueur méthodologique comme vous le souhaitez. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je le reconnais. Chaque effort doit s’apprécier pour luimême. Je nuance donc mon analyse à la suite de votre remarque. La théologie confessionnelle catholique n’est pas par essence ou « per se » liée à la pensée grecque, c’est-à-dire aux présupposés d’une philosophie qui ne reconnaît qu’une seule forme d’unité liée à la perfection de l’être : l’unité indivise. Je retire donc mon affirmation de la prétendre liée « en pratique » à la pensée grecque. Elle l’est seulement « per accidens », c’est-à-dire en raison d’une extrapolation, en quelque sorte, de la disposition psychologique spécifique du croyant chrétien, en tant qu’il identifie sa foi en Dieu par Jésus-Christ avec sa foi dans la tradition de témoignages de l’Église ou vice-versa. LE CHANOINE. – Mais le croyant chrétien ne peut pas se situer ailleurs que dans la tradition des témoignages de l’Église. C’est l’évidence même. Pourquoi transformer cette évidence en argument critique contre la théologie traditionnelle ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Bien évidemment, il n’est pas possible de témoigner du Christ en dehors de cette tradition, buissonnante d’ailleurs. Je ne retourne pas cette vérité en critique. J’ai seulement parlé d’une confusion psychologique faite par le croyant, qui, elle, peut être erronée. En effet, l’attachement justifié à la tradition pour l’Évangile peut aussi induire « per accidens » comme en une sorte d’épiphénomène ou d’effet secondaire, un attachement, injustifié cette fois, pour les philosophies qui ont été utilisées pour comprendre le message évangélique et rendre compte de son intelligibilité dans les circonstances historiques où il fallait témoigner en conscience de ce message et dialoguer avec ces philosophies. Bref, la confiance critique en la tradition ecclésiale ne s’identifie pas avec la foi théologale en Dieu Trinité révélé en Jésus. La foi en Dieu ne peut être réduite à la foi « sociale » en l’Église. Une communion dans la foi théologale trinitaire, n’est pas une foi théologale dans cette communion. 338 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Au fond le théologien confessionnel, selon vos termes, ainsi qu’à mes yeux, est excusable en raison de son zèle apostolique, mais il n’est pas justifié méthodologiquement, au regard de la « Raison croyante ». L’AUTRE PHILOSOPHE. – Si vous voulez. Mais s’il n’est pas justifié aux yeux de la conscience fiduciale considérée dans ses nécessités constitutives, lesquelles s’imposent comme les normes éthiques de nos conduites de foi, il n’est pas non plus entièrement justifié au regard du Créateur de cette conscience fiduciale et donc il n’est pas non plus entièrement justifié devant l’Esprit de Dieu. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Au fond, vous souhaitez comme moi que les théologiens soient dynamiquement plus dociles pour le futur aux inspirations de l’Esprit. En tout cas, gardez-vous d’amalgamer la théologie catholique, dans son essence, avec ses œuvres du passé, lesquelles ne sont pas non plus à rejeter, puisqu’elles transmettent une intelligence, même insuffisante, de la foi et témoignent de la réalité de la révélation qu’elles se sont efforcées de faire comprendre. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Assurément ! Surveillons-nous les uns les autres pour nous permettre d’éviter de fâcheux amalgames ! Une dernière remarque sur cette question des « amalgames » ! Il ne faut donc pas étendre l’orthodoxie dans la foi en la révélation à une « orthodoxie » de mauvais aloi dans la pensée philosophique. Ce n’est pas parce que la théologie catholique depuis des siècles s’est servie de la philosophie grecque, comme d’un instrument, que celle-ci aurait acquis une valeur de vérité supplémentaire qui la ferait participer aux certitudes de la foi. Nullement. Pas d’amalgame là non plus ! Mais il convient de ne pas abandonner, tout au contraire, l’effort de compréhension entrepris dès l’origine par la théologie chrétienne, dès et dans la rédaction même des évangiles et des autres textes chrétiens. Il n’y a pas d’adhésion de foi authentique, même au plan de la foi sociale en l’Église, sans compréhension intelligible de Celui ou de Ceux en qui on croit et sans compréhension du projet d’amour en lequel Il(s) s’engage(nt) en notre faveur et qu’Il ou qu’Ils — au pluriel —nous révèlent. La recherche de cette intelligibilité de la révélation évangélique est la mission de la théologie et de la philosophie de la religion. Si la théologie confessionnelle est plus liée « psychologiquement et LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 339 institutionnellement » aux philosophies utilisées dans la tradition de la foi, le philosophe de la religion en revanche dispose d’une plus grande liberté psychologique pour être fidèle aux seules exigences rationnelles de cette recherche d’intelligibilité ; exigences fondées en l’être de la conscience fiduciale. Enfin pour en terminer avec les présupposés de votre question, Monsieur le Chanoine, je pense qu’il faut bien distinguer, d’une part, l’antériorité ontologique d’une condition a priori de possibilité et d’intelligibilité d’une réalité de notre expérience humaine et, d’autre part, l’antériorité de la réalité de cette expérience par rapport à la recherche de son intelligibilité. La recherche des conditions a priori, que ce soit celle du théologien ou celle du philosophe de la religion chrétienne, dans son rôle herméneutique — rôle distinct de son rôle méthodologique vient toujours a posteriori par rapport à la réalité qu’il cherche à comprendre. C’est parce que je suis vivant que je m’interroge sur ma vie et les conditions de ma venue à la vie. C’est parce que je suis créé que je m’interroge sur les conditions a priori en Dieu d’un acte créateur. C’est parce que le Dieu créateur se révèle comme un Dieu sauveur, s’investissant selon ses trois personnes : Père, Fils et Esprit dans un engagement pour l’humanité, que je m’interroge sur les conditions a priori d’une telle révélation et sur sa « modélisation » trinitaire. Un ami prêtre, curé d’un très gros bourg en France et qui aime les formules frappées me disait : « Toute recherche d’a priori est toujours a posteriori ». Il avait bien vu. Si donc pour trouver cette condition d’intelligibilité de la révélation trinitaire, le philosophe de la religion ne trouve pas l’instrument nécessaire dans les philosophies existantes, il n’hésitera pas à chercher une meilleure philosophie, plus rigoureuse comme philosophie et plus performante dans son pouvoir d’interprétation herméneutique de la tradition biblique et évangélique. Il cherchera aussi à mieux fonder en la nature de son être humain de conscience et de liberté la possibilité même de « croire », de croire en l’initiative libre prise par d’autres êtres de conscience et de liberté. LE CHANOINE. – Et vous pensez toujours que vous allez réformer le monde ! Je vous le répète : C’est un rêve de jeunesse ! Vous voulez nous convaincre que si on démontre correctement que Dieu existe, on établit par le fait même qu’il est une trinité de personnes, et que cette trinité ontologique est la condition d’intelligibilité de la révélation trinitaire évangélique, ainsi que de notre salut par 340 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU adoption en quelque sorte en la vie trinitaire. Et pour arriver à cette fin une noble fin, je vous l’accorde, mais combien étrangère aux pensées philosophiques et aux croyances religieuses traditionnelles vous vous référez à une expérience humaine de foi dans la vie familiale, qui est, hélas, déjà bien mal comprise et vécue en elle-même. Dans de ces conditions avec la médiocrité humaine, les croyances religieuses bloquées et tous les freins philosophiques contre vous comment pouvez-vous alors réussir ? Votre situation est pire que celle de Sisyphe… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je mesure tout autant que vous, Monsieur le Chanoine, les obstacles à un approfondissement de notre intelligence humaine de la foi. Je ne parle pas ici de la compréhension des doctrines de foi ou d’une doctrine de foi particulière, comme la doctrine catholique, mais de l’engagement de « foi » qui actualise, dans le cadre de ces doctrines, juives, chrétiennes ou musulmanes, la fiducialité constitutive de notre conscience. Fiducialité constitutive qui, si elle était plus rationnellement « réfléchie », nous permettrait de porter des jugements mieux fondés sur les doctrines de révélation qui réclament chacune, parfois avec une violence meurtrière, l’adhésion de foi de leurs croyants. En effet, Dieu ne peut « se révéler » en méconnaissant, voire en contredisant les exigences d’une conscience fiduciale dont il est le créateur. Une « révélation », qui se dit telle, manifeste sa vérité et son authenticité dans l’exacte mesure de son harmonie avec les exigences fiduciales. Inversement, si elle s’y oppose, un jour ou l’autre, son erreur apparaîtra à la mesure même de cette opposition. Aussi, je n’ai pas le sentiment de m’attaquer à une réalité qui me dépasse et je ne rêve pas de révolutionner le monde de la philosophie et de la théologie. Ce n’est pas moi, en tant qu’individu particulier, qui peut prétendre changer la face religieuse du monde. Je ne me sens d’ailleurs aucunement une âme de réformateur religieux. J’énonce tout simplement des idées qui expriment l’intelligibilité naturelle de la « foi fiduciale ». Excusez ce pléonasme… Mon devoir de philosophe est de les faire connaître et de permettre à ceux qui les comprendront de croire plus authentiquement. Je ne propose aucune nouvelle doctrine de foi, car je vois trop lucidement l’impossibilité de la fonder sur une prétendue nouvelle révélation de Dieu. De plus, mes idées ne s’identifient pas à ma personne individuelle. Je n’ai pas à les défendre pour me défendre, c’est plutôt elles qui me défendront en se défendant elles-mêmes. Je n’ouvre donc pas une voie pour LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 341 des croyances nouvelles, je me contente de voir « une » courbe de la route en laquelle progressera la conscience croyante de l’humanité. Celui qui, embarqué, contemple le glissement d’un grand fleuve, sait que son regard ne fait pas avancer ses flots, mais il les suit. Où vont-ils ? Vers un Océan qui les recevra ; c’est assuré. Par quel parcours ? Ses yeux ne le voient pas. Faisant ainsi allusion à l’image par laquelle Platon décrit l’ascension dialectique de l’âme vers le Bien absolu, je puis aussi être assuré que l’humanité croyante, en chacun de ses membres, est promise à accéder un jour, par-delà le cours de cette histoire et ses méandres, en un Océan de fiducialité. C’est dans cette perspective que je voudrais maintenant répondre une nouvelle fois, de façon plus technique à votre question : « Prouver que Dieu existe, est prouver qu’il est une trinité de personnes ? » De quel Dieu parle-t-on, lorsqu’on dit que Dieu existe ? L’éventail des réponses à cette question est assez large. Depuis la théologie « négative » qui prétend qu’on ne peut parler de Dieu qu’en termes « négatifs » : Dieu n’est pas sensible, n’est pas visible, n’est pas corporel, n’est pas nommable, n’est pas concevable, n’est pas pensable, et même qu’il n’existe pas, qu’il n’est pas « être » ni « non-être ». Dieu serait l’inconnaissable absolu. On comprend sans difficulté l’intention psychologique de ces théologiens mystiques, mais on peut regretter leur manque de rigueur logique et leur acharnement à parler de Dieu, comme s’ils le connaissaient, tout en disant qu’il est l’Inconnaissable. Quoique très spirituels, ils partent du présupposé empirique que la connaissance humaine n’est appropriée qu’à l’expérience sensible des choses. Dieu est donc absolument au-delà. Ce qui est alors une évidence. Mais affirmer la réalité de l’esprit par simple négation du sensible n’est pas une démarche intellectuelle bien féconde, bien qu’elle soit déjà pour un grand nombre de personnes bien difficile à accomplir. Différente et plus nuancée est la thèse de l’école thomiste qui voudrait que l’on puisse dire de Dieu qu’il « existe », mais non « ce qu’il est ». Toutefois on peut parler de lui en termes positifs « analogiques », en lui appliquant à un degré éminent et insurpassable les perfections d’être qui se trouvent en l’homme et dans le monde, une fois affranchies de leurs limitations. Je souscris pleinement à cette thèse. Tout le problème est de « l’appliquer bien » comme disait Descartes en parlant de l’usage que nous devons faire de notre bon sens. Il s’agit, en effet, de bien reconnaître où se situe l’aspect de limitation et d’imperfection, d’une part, et l’aspect de perfection, d’autre part, des qualités de l’existence humaine. Cela n’est pas facile, ni possible sans une sérieuse compétence philosophique. En effet, 342 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU limites des perfections et perfections limitées de l’être sont parfois abusivement permutées l’une avec l’autre. Ainsi, il y a cette possibilité d’un funeste basculement de sens entre les termes « fini » et « infini », « parfait » et « imparfait ». Le terme « fini » signifie tantôt « achevé et parfait » pour ce qui a atteint son terme fixé et indépassable, et tantôt il signifie « limité et imparfait », lorsque le terme indépassable n’est pas atteint ou lorsque le terme atteint empêche un développement ultérieur. Le terme « infini », lui, signifie tantôt ce qui n’est pas fini, n’est pas achevé et est donc imparfait, pour ce qui n’a pas atteint son terme défini ou pour ce qui ne peut l’atteindre parce qu’il est indéfini. Tantôt, le terme « infini » signifie ce qui est parfait, du fait qu’il n’y a pas de développement ultérieur possible pouvant aller au-delà de ce qui est déjà sans limite. Ceci est la bonne notion d’infini, telle que nous la trouvons chez Anselme de Canterbury au XIme siècle. Non seulement les termes « fini » et « infini », « parfait » et « imparfait » peuvent porter, en guise de masque, la signification de l’autre terme, mais le terme « infini » lui-même peut porter le masque de son propre sens opposé, lorsque nous comprenons l’indéfinitude d’une qualité, par exemple l’idée d’un choix infini, pour l’infini réel et véritable de ce que cette qualité signifie comme perfection. Un « choix infini » est le contraire d’une liberté infiniment parfaite qui transcende tout choix. PEUT-ON DIRE QUE DIEU EXISTE SANS RIEN PENSER DE SA NATURE ? LE CHANOINE. – Excusez-moi ! mais je ne vois pas où vous voulez en venir et comment vous répondez à ma question : « Est-ce que votre preuve de l’existence de Dieu est en elle-même une preuve de l’existence de la Sainte Trinité ? » Oui ou non ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Excusez-moi aussi ! Ni oui, ni non. Il faut nuancer… Je pense qu’il n’est pas possible de dire d’un être qu’il existe en étant complètement ignorant de ce qu’il est ou du moins sans se donner en hypothèse une certaine idée de sa nature, si l’on cherche à savoir s’il existe. Mais qu’on ne connaisse pas complètement ce dont on est assuré de l’existence, cela n’a rien d’étrange. C’est même la situation normale de l’intelligence humaine, soucieuse d’améliorer sans cesse l’intelligibilité qu’elle a du réel dont elle a conscience de l’existence. LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 343 Nous ne pouvons pas affirmer l’existence de Dieu sans avoir une certaine idée positive de Dieu. Et ce n’est pas le défi, lancé parfois avec l’arrogance du faux sage, affichant, pour imiter Socrate, son ignorance alors qu’il ne sait pas où sa véritable ignorance se situe. N’objecte-t-il pas souvent : « Puisque vous prétendez savoir ce qu’est Dieu, allez-y, expliquez-le moi, à moi qui ne le sais pas ! ». Cette arrogance, sous couvert d’humilité, ne peut tenir lieu de respect pour Dieu, ni contraindre l’intelligence humaine à renoncer à comprendre de mieux en mieux « ce qu’est Dieu ». Que le faux sage y renonce ! Cela vaut peutêtre mieux ! Mais qu’il n’érige pas son incompétence en sagesse devant les autres. Nous affirmons donc l’existence de Dieu en ayant toujours, une certaine idée de Dieu. Plus ou moins juste, certes ! Même le faux sage. Et ces idées se logent dans la démarche même de la reconnaissance de son existence. Que valent ces différentes idées ? Tout le problème est là. Que pouvons-nous dire en vérité de « l’essence » divine en affirmant son existence ? Il y a, en effet, différentes preuves de l’existence de Dieu, en ce sens qu’il y a plusieurs démarches intellectuelles et/ou morales qui aboutissent à affirmer l’existence d’une réalité qu’on appelle à chaque fois « Dieu ». Cela ne signifie pas que cette réalité transcendante, appelée à chaque fois « Dieu », soit, dans tous les cas, pensée de la même façon. Les différentes affirmations de Dieu ne concourent pas toutes en un même point comme les rayons d’un cercle. Le penser relèverait d’un syncrétisme trop facile ou d’un concordisme de tolérance à bon marché. C’est en tant que ces démarches témoignent d’une même intention chez tous les hommes, d’un même effort pour penser le « Réel transcendant » qu’elles sont louables et respectables, non en tant qu’elles aboutiraient toutes au même but : un Dieu pensé de la même façon et avec les mêmes qualités ou attributs. L’idée ou plutôt les idées exprimées sous ce même mot « Dieu » peuvent s’accorder sur certains points, diverger jusqu’à la contradiction sur certains autres. Mais quel que soit le résultat final de ces démarches touchant nos idées de Dieu, elles sont toutes respectables dans leur effort et louables dans leur intention. Elles ne sont pas toutefois toutes de même valeur dans leurs aboutissements. Tous les sommets de l’Himalaya ne sont pas l’Everest, mais tous ceux qui les ont escaladés sont de bons « himalayistes ». L’exclamation de Pascal « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, non le Dieu des philosophes » ne va pas assez loin dans la reconnaissance des différentes conceptions de Dieu, tout en 344 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU jetant le discrédit sur les conceptions philosophiques. Or, les conceptions religieuses de Dieu sont aussi des conceptions philosophiques de Dieu, « méthodologiquement » parlant. Elles peuvent donc être soumises à la critique philosophique afin d’être corrigées et améliorées. Le Dieu de Platon, le « Bien en soi », le « Moteur immobile en acte pur » d’Aristote, « l’Un indicible » de Plotin, la « Cause première » et la « Fin ultime » des auteurs classiques, « l’Être infini » de Descartes ne disent pas la même chose, bien que leurs intentions soient orientées vers l’unique réalité transcendante absolue. Les « idées » biblique, évangélique et coranique de Dieu ne se superposent pas en une même signification. Les idées juives et chrétiennes de Dieu diffèrent même radicalement de l’idée musulmane. Dans les systèmes philosophiques et dans les doctrines religieuses, l’idée de Dieu ou plutôt les idées de Dieu dépendent de tout l’environnement religieux et de tout le contexte philosophique. On ne pense pas nécessairement d’une façon univoque et correcte à la fois ce qu’est Dieu, du seul fait qu’on affirme qu’il existe une réalité transcendant l’homme. Voilà pourquoi on ne peut répondre par oui ou par non à la question de savoir s’il existe une preuve philosophique ayant comme objet une idée religieuse particulière de Dieu, telle celle d’un Dieu trinité de personnes en lui-même. Aussi, selon qu’on adopte un contexte philosophique régi par le primat de l’idée d’unité-unicité, telle qu’elle est formulée par Parménide, ou au contraire qu’on pose, comme principe fondamental d’intelligibilité de l’être, l’idée que l’être ne peut trouver sa perfection dans la solitude ontologique, mais dans l’unité d’une communication d’être, les idées de Dieu, selon l’un ou l’autre contexte philosophique seront radicalement contradictoires entre elles. Ce qui ne veut pas dire qu’elles n’ont aucun point commun, mais que sur un point au moins elles sont incompatibles, sans que la vérité sur ce point puisse se trouver en une « troisième conception ». Sinon l’incompatibilité ne pourrait être qualifiée de contradictoire stricte. L’affirmation classique d’un Dieu solitaire — à la manière d’Aristote ou des scolastiques aristotéliciens qui ont tenté d’améliorer l’idée de « l’acte pur » pour le mettre en harmonie avec le Dieu de la Bible — ne peut en aucune manière dire quoi que ce soit sur l’essence trinitaire de Dieu. Une telle idée de Dieu est même radicalement — en stricte logique —incompatible avec l’idée d’un Dieu trinité de personnes que les évangiles nous montrent à l’œuvre en la personne de Jésus, en vue de notre salut. Aussi les théologiens ont-ils affirmé, et l’autorité LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 345 doctrinale de l’Église catholique a officialisé leur position, que la Trinité des personnes en Dieu était un « mystère de foi quant à son essence et quant à son existence ». Par rapport à la philosophie grecque « unitaire », cette position exprime une incompatibilité sur le plan de l’ontologie et donc de la connaissance, celle-ci étant, à tort, considérée comme enfermée dans l’ontologie unitaire. Par rapport à une ontologie relationnelle, cette précision sur la foi théologale chrétienne envers une Trinité salvatrice, signifie que notre salut, par élévation en la vie trinitaire par le Père et le Verbe ressuscité et accueillis en l’Esprit, ne peut être découvert par la raison humaine réflexive, mais peut être reçu intelligiblement par la raison croyante, sur la base de notre « intelligence » réflexive des personnes divines ontologiques. Cette définition dogmatique marque donc une distinction méthodologique dans l’ordre de la connaissance, entre la réflexivité et la fiducialité, mais non une incompatibilité ontologique. Heureusement !… Nous l’avons déjà montré… Cette position dogmatique de l’Église, entendue sur le plan ontologique, est logiquement cohérente dans son contexte historique classique et en fonction de ce contexte, là où il demeure et aussi longtemps qu’il demeurera. Mais si notre idée philosophique de Dieu se précise et gagne en intelligibilité en raison des progrès de la pensée, cette position dogmatique devra être nuancée et sa double signification précisée, comme nous l’avons fait. Or, notre pensée de Dieu peut et doit être nuancée. Elle peut être effectivement améliorée si nous appliquons aussi à notre idée de Dieu les exigences de la méthode transcendantale. Notamment, si nous posons la question de la condition a priori de possibilité en Dieu de son acte créateur. Pourquoi…, non pas au sens d’un motif particulier, mais au sens de « Qu’est-ce qui en Dieu, en son être divin fait que Dieu a pu créer et a créé le monde et l’homme ? » Or c’est une question que la raison humaine pose au judaïsme... et à l’islam aussi, si celui-ci du moins veut bien l’écouter. La gynécologue. – Mais cette question, les Juifs se la posent à eux-mêmes ! Un de nos amis nous racontait à la maison que les rabbins racontaient ce midrash qu’ils avaient entendu raconter. Vous voyez, on raconte beaucoup d’histoires chez les Juifs ! Dieu donc, qui existe depuis toujours et c’est très long depuis toujours ! commençait à s’ennuyer. Il ne voulait plus rester seul. Il se dit « faisons l’homme à notre image » ; ainsi nous 346 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU aurons une compagnie à qui parler. Et comme il occupait tout l’espace où l’on peut se trouver, il se concentra sur lui-même. Il se rétracta en lui-même. Il fit Tsimtsum. Et dans l’espace laissé vide, il fit l’homme. Mais comme il savait par expérience que « ce n’est pas bon d’être seul », il lui fit aussi en même temps une compagne : la femme. L’homme parle donc avec sa femme, à moins que ce ne soit surtout l’inverse et Dieu parle avec les hommes, à moins que là aussi, ce ne soit surtout l’inverse ! Les Juifs ont donc déjà répondu depuis longtemps à votre question par une petite histoire épicée d’un peu d’humour. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Charmant midrash en effet ! Eh bien ! Midrash pour midrash ! Je vous en propose un autre. Dieu existait depuis toujours, et il ne voyait pas le temps passer. C’est que « Chez Dieu », ou « En Dieu », c’était toujours la fête. Ceux qui étaient « Chez Dieu » ou « En Dieu » et qui donc étaient Dieu chacun, parlaient depuis toujours « Entre Eux » de la façon la plus agréable qui soit. Arriva le jour où ils se dirent entre eux : « C’est tellement agréable d’être ensemble dans notre « Entre Nous » « Chez Nous-Dieu », et de se parler. Après tout, si l’on faisait partager notre bonheur à d’autres qui seraient aussi dans leur « Entre Eux » ! Mais il n’y a pas d’autres « entre eux » ! C’est vrai ! Alors faisons un « Entre Eux » qui nous ressemble et ils parleront les uns avec les autres ». Et « Chez Dieu » ils décidèrent ensemble : « Faisons l’Homme comme un « entre eux » à notre image ». Et ils les firent masculin et féminin. Et pour achever la ressemblance de « l’Entre Eux » de l’homme et de la femme avec Eux-Dieu, ils leur dirent «Grandissez et multipliez-vous ». Ce qui veut dire « Agrandissez-vous l’un de l’autre et de deux devenez « Entre Vous » plusieurs ». Et l’homme et la femme parlèrent entre eux de celui à qui ils apprendraient à parler, leur enfant, leur « il ne parle pas encore ». Et ils parlèrent souvent entre eux de ceux qui ne parlaient pas encore. Et ainsi il y eut l’histoire de tous ceux qui parlent. LE PSYCHANALYSTE. – Votre midrash n’est pas aussi coulant ni aussi lisse que celui de notre gynécologue !… LE PREMIER PHILOSOPHE. – C’est parce qu’il n’a pas été raconté autant de fois par les rabbins !… Le midrash de mon collègue n’en est encore qu’au stade de la pierre taillée et pas encore de la pierre polie ! LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 347 LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE – Si c’est en conversant entre nous que nous ressemblons à Dieu, alors notre séminaire aura le premier prix de ressemblance ! Quant à la différence, je pense qu’elle tient en ceci que nous nous posons des questions sans avoir les réponses tandis que « Chez Dieu », ils ont les réponses et n’ont pas besoin de se poser de questions ! LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Qui sait ? Peut-être se posent-ils là-haut, « Chez Dieu » la question de savoir ce qu’il faut faire avec l’Homme puisqu’il est là ! Peut-être se demandent-ils ce qu’ils vont lui dire, ce qu’ils vont leur révéler et comment. LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE – Ces deux midrashim sont comme deux hypothèses, deux explications provisoires du pourquoi et du comment de la création. Elles ne peuvent pas être vérifiées toutes les deux, c’est le moins qu’on puisse dire. Alors quelle est celle qui sera validée et celle qui sera invalidée ? LE PSYCHANALYSTE. – Pourquoi faut-il que l’alternative à la solitude dans l’existence, ce soit un « ensemble de trois » ? Pourquoi le couple ne suffirait-il pas ? L’AUTRE PHILOSOPHE. Parce que « l’Autre », ou plutôt le rapport à l’autre dans les frontières du couple, c’est-à-dire le rapport à l’autre sans son ouverture nécessaire sur le Tiers, pourrait n’être qu’une duplication de la solitude de soi. Dans un couple d’essence exclusive, l’autre pourrait n’être que le miroir de soi. Je précise que c’est une hypothèse de discussion, car dans la réalité, un tel couple est une absurdité ontologique et il n’existe pas. Des couples peuvent être égoïstes, certes. Cela pose le problème du mal ; mais précisément ils se réalisent dans le mal parce qu’ils trahissent cette ouverture au Tiers. Dans l’hypothèse où la relation à l’autre n’impliquerait pas une ouverture nécessaire au Tiers, cela voudrait dire que l’autre-en-tant-que-relationnel ne serait pas voulu dans son irréductibilité absolue par rapport à soi, car la « relationnalité à l’autre » de cet autre devrait alors obligatoirement revenir au « soi », puisqu’elle ne pourrait aller vers le Tiers. Et elle lui reviendrait comme un vouloir indirect de celui-ci de se faire exister lui-même en voulant que l’autre soit pour être voulu par lui. Certes les formes d’unité réalisées sur un mode de « complémentarité », comme entre certaines choses, ne sont pas 348 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU négligeables, mais elles ne sont pas d’essence parfaite. Elles reposent sur un « manque » en l’un et en l’autre. Chacun se « complète » de l’autre. L’autre n’est pas voulu pour lui-même, en raison de ce que chacun est « positivement », mais par cela que chacun est « négativement », c’est-à-dire par ce qui manque comme réalité en son propre « soi ». Lorsque la relation à l’autre est pensée en fonction d’un manque de réalité en soi, l’autre ne peut être pensé en une entière distinction d’avec soi, en sorte que la réalité qu’est l’autre soit tout entière « sienne » et non « pour moi », même partiellement pour moi. Pensé comme « complément de moi », l’autre n’est pas pensé comme « voulu absolument pour lui-même ». LE PREMIER PHILOSOPHE. – Mais pourquoi faut-il que la relation à l’autre empêche cet autre de revenir à soi, comme on est allé à lui ? Est-ce que la réciprocité n’est pas une règle de l’amour ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Certes, mais la réciprocité parfaite passe par le Tiers. Elle n’est pas un simple « rebond » vers soi. Toutefois, il ne faut pas penser que le « passage par le Tiers » implique un report à plus tard ou un « différé » de la réciprocité. La réciprocité est immédiate, mais précisément par le Tiers, en tant que celui-ci est voulu par l’Autre selon sa relationnalité propre de Tiers envers le Premier. La raison de ce vouloir du Tiers dans le vouloir de l’Autre par le Premier doit être comprise dans la nécessité que la distinction ou la « négation » entre l’Un et l’Autre soit parfaite, y compris entre leurs relationnalités respectives. C’est en tant qu’êtres relationnels qu’ils doivent être parfaitement distincts. Dans la manière dont nous pensons l’essence de la relation à l’autre, il nous est difficile de situer exactement la place de la « négation » dans l’être. Peut-être nous faudrait-il distinguer différentes formes de « négation ». Psychologiquement nous comprenons mal l’intelligibilité de la « négation ». Elle est dans l’être absolument et pas seulement de façon relative selon l’ordre du devenir, en lequel ce qui devient n’est pas encore ce qu’il sera. La négation n’a pas à être pensée comme si elle résidait dans « un » être, soit comme une absence totale d’être, un néant, soit comme un défaut d’être, un manque, une absence d’être, un vide. La négation absolue dans l’être réside entre les êtres en tant que l’un selon toute sa réalité relationnelle n’est pas l’autre selon toute sa réalité relationnelle aussi. Cela, parce que l’un est parfaitement ce qu’il est et que l’autre est aussi parfaitement ce qu’il est. Mais chacun n’est parfaitement ce qu’il est, non dans la LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 349 solitude et l’ignorance de l’autre, mais en étant par tout son être conscience et vouloir que cet autre soit et soit pleinement distinct de lui. L’Un qui est relationnel en lui-même veut l’Autre comme relationnel à un autre, qui ne peut être lui, l’Un, sinon l’Autre comme relationnel à un autre ne serait pas pleinement et parfaitement distinct de lui, l’Un. Il faut donc que l’autre de l’Autre soit un Tiers et que ce Tiers soit voulu pleinement distinct et relationnel aux deux Premiers, orienté par l’Autre vers l’Un et par l’Un vers l’Autre. Ce Tiers ontologique est dans la Trinité salvatrice révélée : l’Esprit Saint, le « lien d’amour ». Si vous acceptez de poser — après une argumentation réflexive solide personnellement menée — que « l’être », c’est-àdire ce Réel qui existe au niveau des personnes, est, en son intelligibilité la plus adéquate, une structure relationnelle de personnes, alors la structure d’une parfaite relationnalité entre personnes parfaites sera effectivement « ternaire » en son unité. Et cette structure ternaire de personnes parfaites en elles-mêmes et en leur unité entre elles est la manière parfaite selon laquelle Dieu existe. Je répondrai donc ici à votre question, Monsieur le Chanoine. Selon la manière dont vous prouvez l’existence de Dieu, vous affirmerez un Dieu solitaire comme Aristote, ou un Dieu tripersonnel en son indivisible unité. Cela dépend de l’ontologie à laquelle on se réfère. Les deux midrashim peuvent illustrer l’une ou l’autre ontologie. LE THEOLOGIEN EXEGETE. – Il me semble que le midrash rabbinique est humainement bien compréhensible, et est bien en consonance avec notre psychologie. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Pour cette raison, justement, il comporte une grave ambiguïté. Il considère que Dieu crée l’homme parce qu’il est « en manque de compagnie ». Sur le plan logique la position théorique du midrash rabbinique est en relation de contrariété avec la position d’Aristote. Pour Aristote, puisque Dieu est parfait, il ne peut rien connaître ni vouloir d’autre que lui-même. Il est pensée de sa pensée, volonté de sa volonté, amour de sa seule réalité qui est la bonté parfaite. Pour une certaine tradition orale du judaïsme, Dieu n’est pas parfait, au sens aristotélicien, aussi peut-il créer et s’intéresser à l’homme. Pour pouvoir admettre que Dieu est créateur et en relation avec l’homme faut-il renoncer à le considérer comme l’absolue perfection de l’être ? Pour le considérer comme parfait en lui- 350 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU même faut-il renoncer à le considérer comme notre créateur infiniment aimant de chacun de nous ? Voilà le dilemme théorique et philosophique des idées classiques sur Dieu, c’est-àdire d’une conception monopersonnaliste de Dieu. Je sais que des amis juifs ne trouvent pas étrange ni absurde de dire que Dieu n’est pas parfait. Cela me surprend toujours. Car si le Dieu créateur n’est pas parfait, alors il n’est lui-même qu’un démiurge dépendant d’un être absolu qui serait alors le vrai Dieu. Et s’il n’y a pas de Dieu au-delà du Dieu créateur et que celuici n’est pas parfait, comment le concevoir sans origine lui-même et comme l’origine absolue de toute chose ? Spéculativement l’impasse est totale. Mais il y a des penseurs juifs qui ne s’engagent pas dans ce raisonnement ; mais peut-on l’écarter ? LE PSYCHANALYSTE. – Alors, s’il n’y a pas d’explication philosophique rationnelle à cette position rabbinique, comment l’expliquez-vous ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Parce que je pense que les Juifs, suivant spontanément les présupposés implicites psychologiques de la pensée commune, préfèrent tenir à l’idée de création plutôt qu’à l’idée de perfection divine. C’est un choix, non une preuve. LE PSYCHANALYSTE. – Pourquoi ce choix ? LA RECHERCHE DES CONDITIONS DE POSSIBILITE D’UNE ACTION PEUT-ELLE S’APPLIQUER AUSSI A L’ACTION DIVINE ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – La raison en est, à mon avis, qu’il y a une autre conviction chez les Juifs, plus profonde encore en leur culture religieuse que l’idée de création, c’est celle de leur libération d’Égypte. Or, leur idée d’un Dieu libérateur n’est vraiment pensable que si ce Dieu est aussi créateur. L’idée de création est donc en quelque sorte pour eux, la condition a priori de possibilité et d’intelligibilité de leur libération, tout comme pour Platon la présence de la vérité en l’esprit de l’homme trouve sa condition de possibilité dans la préexistence de son âme avant sa naissance, et dans la contemplation du monde intelligible des « formes pures », dont elle a joui avant sa venue dans un corps d’homme. L’HISTORIENNE. – D’autres peuples se sont aussi libérés de leur servitude. Ils ne se sont pas pour cela fabriqué l’idée d’un Dieu libérateur ! LE PSYCHANALYSTE. LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 351 – Quels ressorts inconscients ont alors joué en ce cas ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je ne sais si ce sont des ressorts inconscients qui ont joué, mais c’est en tout cas une disposition profonde de l’âme hébraïque qui a fait que les Hébreux, les aïeux des Juifs, ont compris leur sortie d’Égypte comme une libération. C’est cette disposition d’âme qui a induit la nature de l’événement et non le fait objectif de l’événement qui a produit cette disposition en leur conscience humaine. Bien entendu, c’est à propos de cet événement que cette disposition de leur conscience s’est cristallisée. L’événement ne fut que l’occasion. Ce fut celui-là, mais cela aurait pu en être un autre, bien que n’importe quel événement n’aurait pas pu donner lieu à une pareille expression de l’âme humaine. L’âme hébraïque était la vigueur et la force informatrice de l’événement historique. C’est l’avènement de l’âme hébraïque qui fit qu’une migration fut un événement de libération. Et c’est son propre avènement qu’elle exprima, comme un acquis définitif de la conscience humaine, dans les récits du livre de l’Exode. C’est chez les hébreux, en effet, que cette disposition de l’âme humaine a émergé dans l’histoire. Mais elle ne leur est pas propre au sens où elle serait contre nature ou impossible chez les autres peuples. Les Juifs avaient conscience de cette contingence et ils l’expriment dans un midrash : Avant de passer alliance avec les hébreux et leur offrir sa « Torah », Dieu alla visiter les autres peuples, comme un ambassadeur. Mais aucun n’accepta sa proposition. Il ne restait plus que les hébreux qui acceptèrent en quelque sorte les yeux fermés : « Tout ce qu’a dit le Seigneur, nous le ferons ». Cette disposition, c’est la conscience en l’homme que Dieu s’engage pour son existence en lui permettant de vivre, non sous la domination des forces physiques, ni sous le pouvoir d’autres hommes, mais librement sous la Loi de Dieu. Et nous ajoutons que cette loi, présentée culturellement comme un contrat, n’est autre que la loi de son être même. Vous avez reconnu dans cette disposition de l’âme hébraïque et juive, ce que nous appelons la « fiducialité » de la conscience. Son expression ne fut pas une génération spontanée, mais une lente émergence qui a commencé avec Abraham et qui est reprise de générations en générations. Envers Abraham, Dieu s’engage pour sa descendance. L’engagement de Dieu pour la descendance humaine est universel, mais Abraham en prend conscience dans la réalité de son amour pour Sara. L’engagement de Dieu pour les peuples de la terre est aussi universel, mais c’est le peuple d’Israël qui en prend conscience en sa propre histoire. Ce dont il 352 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU prend ainsi conscience a une valeur universelle. L’idée de l’initiative puissante de Dieu, impliquée dans une intervention « libératrice », s’universalise à toute l’humanité, en remontant vers ses origines. Elle conduit ainsi à l’idée de création qui est en quelque sorte son extension ultime, du moins presque ultime. En réalité, sans le savoir, il y a ici une recherche a priori de condition de possibilité du récit de l’Exode. L’idée de création comme condition de possibilité et d’intelligibilité d’une libération résulte donc d’une universalisation, amplifiante et pas seulement répétitive, de l’idée même d’un engagement de Dieu pour l’homme impliquée dans cette libération même. Avec l’idée de « création » comme engagement pour l’homme et son existence, l’universalisation de cette intuition fiduciale est-elle terminée ? Je ne le pense pas. Je pense au contraire qu’elle doit s’étendre jusqu’en Dieu même. Pourquoi ou en raison de quelle réalité divine intérieure à Dieu même, Dieu est-il « capable » de s’engager pour l’homme ? Il y a certes, dans une telle interrogation non seulement une nouvelle « universalisation » de la recherche des conditions a priori de possibilité d’une action, en l’occurrence de la création, mais un transfert analogique de cette question en la transcendance divine. LA GYNECOLOGUE. – Vous posez la question du pourquoi de la création. Et moi ; comme juive, je vous demande le pourquoi de cette question. Est-ce que l’homme peut vraiment poser une telle question ? En a-t-il la possibilité. En a-t-il le droit ? Est-ce qu’elle n’est pas une sorte de violation de l’intimité de Dieu ? Une indiscrétion sacrilège parce qu’elle brave la prudence bienveillante de Dieu ? Dans l’Exode, Dieu interdit à Moïse de le regarder, afin de ne pas mourir. Ce n’est pas une menace de la part de Dieu, c’est une précaution, comme si l’on disait « Ne regarde pas le soleil, afin de ne pas devenir aveugle ». Il me semble que vous voulez « déshabiller Dieu », le mettre à nu. C’est le comble de l’impudence ! Est-ce que vous ne forcez pas abusivement les intuitions du judaïsme ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Votre question, Madame, me trouble. Je l’avoue. Elle ne me semble pas seulement théorique, mais existentielle ; si je puis dire... Je ne trouve pas le mot juste... Il y a de l’émotion dans votre question..., une émotion enracinée dans le sens du respect qu’on doit à l’autre, qu’on doit à Dieu. J’approuve cela. Mais en même temps, votre question me prend en quelque sorte « à LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 353 revers », comme si je devais faire une volte-face dans mon argumentation et mon enthousiasme intellectuel à montrer toutes les vérités formidables impliquées dans le judaïsme et dans sa pratique. C’est, en effet, pour bien montrer que Dieu pouvait les libérer d’Égypte et faire revenir le peuple d’exil, bref qu’il dirigeait l’Histoire, que l’enseignement des prophètes a élaboré l’idée du Dieu créateur de toutes choses. C’est, avant l’heure, et à l’échelle de tout un peuple, et appliquée à Dieu, la pratique de la méthode, explicitée par Kant, de la recherche des conditions a priori de possibilité d’une action. Moïse, en effet, se voile le regard, et il n’aperçoit que l’ombre de Dieu... Mais il lui est quand même permis d’apercevoir l’ombre de Dieu ! Disons que la raison humaine a quand même le privilège de voir « l’ombre de Dieu ». Si Dieu lui montre son « ombre », sans doute veut-il que nous y voyions tout ce qu’on peut y voir. Cela n’est pas illégitime. Lorsque quelqu’un nous montre quelque chose de lui, parce qu’il nous aime, faut-il refuser de le voir et de l’admirer, parce qu’il ne nous montre pas encore tout ? Pour l’instant Dieu ne nous montre pas encore tout ce qu’il est, sans doute pour que nous ne soyons pas troublés à l’excès. Et pour tout voir, peut-être nous faut-il mourir ? Ce que Dieu ne voulait pas devant Moïse. Il voulait en ce moment de toute éternité pour lui un peuple en lequel un jour il pourrait prendre visage humain… pour nous révéler le visage « divin » qu’un jour par-delà la mort il nous façonnerait… Je pense que l’audace spéculative d’une interrogation sur les conditions a priori de possibilité, en Dieu même, de son acte de création est légitime, précisément parce que la relation de l’homme à Dieu est ici une relation « fiduciale » et pas seulement une recherche de « causalité » dans un ordre de réalités seulement « objectif ». Le respect de l’autre dans la relation fiduciale est un respect sans distance et sans tabou. Le Dieu qui libère de l’esclavage, qui communique l’existence, attend en quelque sorte, me semble-t-il, que dans un mouvement de reconnaissance et de gratitude envers sa générosité, on lui pose aussi la question : « Pourquoi fais-tu cela ? » et « Que comptes-tu faire encore ? » La reconnaissance et la gratitude pour un don reçu, si elles ne s’enferment pas dans une conscience focalisée sur la réalité du don, pour lequel elles remercient, certes, le donateur, veulent aussi, pour être entières, connaître en quelque sorte les raisons qu’a le donateur de faire ce don. Le don révèle toute sa valeur, lorsque le donateur en fait connaître ses raisons. Et lorsque ces raisons sont en quelque sorte inscrites dans le don lui-même, 354 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU n’appartient-il pas à celui qui le reçoit de les rechercher, de les découvrir et d’en faire le motif de sa gratitude et de son bonheur ? C’est pour cela, me semble-t-il, qu’il faut scruter « l’ombre de Dieu ». L’ombre de Dieu sur notre existence. L’ombre de Dieu qui est notre existence même créée et toujours appelée à une « libération ». Alors « l’ombre de Dieu » nous fait voir que s’il libère, c’est parce qu’il nous a créés, et qu’il nous a créés parce qu’en luimême, il est déjà absolument « Engagement pour l’Autre et l’autre de l’autre, le Tiers ». C’est en « remontant » vers les forces vives de l’esprit du peuple qui a écrit la Bible que nous pouvons comprendre ce que son texte nous raconte. Non pas tant les événements — quelle est d’ailleurs leur valeur historique ? —, mais ce que, dans « tel » récit des événements, il nous dit de « sa » réalité humaine. C’est elle, la réalité de la conscience humaine fiduciale, qui est la vraie réalité et le thème de la Bible. L’HISTORIENNE. – Alors, selon vous, les événements racontés « dans » la Bible sont moins importants que la Bible elle-même en tant « qu’écriture » ? C’est le récit lui-même, le texte de la Bible en tant que « confessions autobiographiques » d’Israël, si l’on peut dire, qui est le principal événement ? Les événements, au sens de l’historien, ne sont pour vous que le « décor » extérieur d’une « histoire intérieure » ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Si vous voulez ! Mais ne me faites pas dire que la Bible n’est que du roman. L’histoire des faits sert de toile de fond et de pâtes de couleur. Avec ces matériaux, les hommes hébreux et juifs font leur « autoportrait ». Ce sont ces « autoportraits » qui intéressent le philosophe métaphysicien de l’histoire LE PSYCHANALYSTE. – Autoportrait pour autoportrait ! Mais tous deux vous faites aussi le vôtre ! Juive et chrétien, vous tenez un langage religieux en lequel on retrouve les attitudes de la psychologie amoureuse... Est-ce votre inconscient ? Madame projette en Dieu sa psychologie d’être « déshabillée », du moins un peu trop vite déshabillée. Et Monsieur le philosophe cache à peine son audace à vouloir tout mettre à nu,... le plus vite et le plus loin possible... Vous me comprenez... Rires dans l’assistance... L’AUTRE PHILOSOPHE. LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 355 – Bien sûr, le philosophe est un « amoureux »... un amoureux de la vérité. Et c’est dans sa nudité que celle-ci est la plus belle ! N’est-ce pas vrai ? Le reste, le décor, le vêtement, la mode, le style,... Tout cela pourrait n’être que trompeur ! Aussi allons à l’essentiel ! L’ŒUVRE DIVINE DU SALUT DE L’HUMANITE ET LE LANGAGE AMOUREUX DANS LA BIBLE LA GYNECOLOGUE. – Mais la Bible emploie souvent le langage amoureux pour exprimer les relations entre Dieu et Israël ! Israël fiancée de l’Éternel. Dieu jalousement attaché à ce qu’elle reste avec lui... Peut-être peur de la fiancée à trop vouloir questionner son « Éternel » sur ses intentions... Peur de trop savoir ce qu’il est... Qui sait ? L’enchantement de se savoir l’élue pourrait se dissiper... ou la crainte de se voir remplacée par une rivale... une certaine nommée « Église »... LE PSYCHANALYSTE. – Bon, je vois, votre inconscient n’est pas pathologique ! Vous pouvez vous-mêmes le tirer au clair. Mais alors pourquoi les Juifs n’ont-ils pas été jusqu’au bout de l’analyse de l’événement fondateur de leur histoire ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Et qui vous dit que ce n’est pas un Juif qui a ouvert la voie à une telle analyse ? De telle sorte qu’il ne peut pas y avoir de « rivale », Madame, pour l’élection d’Israël ! LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Ceci est très juste ! Et dans la mesure où l’Église s’est dans le passé considérée comme la « nouvelle élue », substituée à la première, elle s’est effectivement trompée sur sa mission. Nous sommes bien d’accord sur ce point. Il y a eu là une erreur théologique et pastorale grave avec des conséquences tragiques pour vos communautés vivant en pays chrétiens. Il faut réparer tout ce qui peut être réparable et construire à l’avenir une œuvre d’estime, de paix, et plus encore remplir une mission de témoignage, à la fois commune et propre à chacun, pour l’honneur de l’Éternel. Comment accorder pour cela nos différences ? Il faut avoir, de part et d’autre, ensemble, la volonté de chercher les bases de notre complémentarité mutuelle, mais différente pour chacun, asymétrique en quelque sorte. 356 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU L’AUTRE PHILOSOPHE. – Madame vient de parler d’Israël comme fiancée de l’Éternel. Cela rejoint ce que je disais, il y a quelques instants, quand je disais que la foi juive était de caractère conjugal. Et la fécondité par excellence de ce couple, c’est Jésus, homme par Israël, la mère humaine, et Dieu par le père, Dieu lui-même. Pour comprendre la complémentarité entre le judaïsme et le christianisme, la première chose à faire est donc de reconnaître pleinement la « judé-juda-ïté » de Jésus. Pas une prise en compte superficielle, d’une judéité superficielle et comme accessoire, mais en profondeur pour atteindre la profondeur de la personne de Jésus. Le thème de la Pâque libératrice est au centre des Évangiles. Le comprendre comme une « figure » de la Pâque chrétienne et de la résurrection de Jésus, c’est la vider de sa réalité propre. Or, si elle est vidée de sa réalité propre, il n’est plus possible de se fonder sur elle pour s’interroger en profondeur sur le dessein de Dieu envers l’homme. La réalité humaine profonde qui s’y exprime, avons-nous dit, s’évanouit s’il n’y a là qu’une « figure ». Et ce que Jésus nous permet de comprendre en sa personne du dessein de Dieu ne peut que souffrir d’une dommageable réduction, d’une interprétation réductrice de l’œuvre de Dieu, ramenée par exemple à l’instauration du christianisme ; laquelle interprétation de l’œuvre de Jésus ne pourra manquer d’entrer alors en conflit avec le sens qu’Israël a de sa mission dans le monde. Au contraire, pénétré en tant que juif de toute la vérité humaine de la libération et de l’alliance avec Dieu, Jésus n’a-t-il pas pris conscience en lui-même de la réalité de ces conditions a priori d’une libération qui serait aussi une libération de toute l’humanité ? N’est-ce pas l’idée même du « royaume de Dieu » ? Il faut donc creuser sous les textes évangéliques comme il faut creuser sous les textes bibliques de la Torah pour en découvrir les fondements de possibilité. Je pense qu’il y eut dans les pensées de Jésus quelque chose qui correspondait à une telle « analyse » de l’événement fondateur d’Israël : la libération d’Égypte comme œuvre de Dieu. Et une telle analyse lui a fait prendre conscience de l’ampleur infinie de la volonté de salut de Dieu, c’est-à-dire volonté de bonheur parfait pour toute l’humanité : volonté qui se réalisait en sa propre personne. Une telle analyse s’est aussi poursuivie dans la tradition talmudique, comme une espérance toujours renouvelée. Et si l’on veut consulter également des textes philosophiques, n’est-ce pas à des sources juives qu’ont puisé des hommes comme Martin Buber et LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 357 Emmanuel Levinas ? Ils sont tous deux juifs et penseurs de l’altérité, c’est-à-dire des philosophes de la relation à l’autre, aux autres, en laquelle apparaît et doit se réaliser l’exigence éthique, en laquelle aussi l’humanité doit trouver son plein épanouissement et bonheur. Comme homme juif, Jésus se pensait donc comme partie prenante du rôle conjugal d’Israël en vue « d’une descendance nombreuse comme les étoiles du ciel ». De plus, par la présence du Verbe en lui, il entrait en relation avec le Père selon la « spiration » conjointe de l’Esprit Saint, le Tiers en Dieu. La conjonction de ces deux « rôles » se fait dans l’enfantement de l’humanité innombrable en l’Esprit, sauvée de sa capacité de pécher, par le Père et le Verbe incarné. Révélée à elle-même en son futur par-delà l’histoire, l’humanité est dans un statut filial… La foi en Dieu dans le christianisme est donc de caractère filial par rapport à la promesse évangélique de notre délivrance du mal. « L’Esprit crie en nous Abba, Père » dit Paul de Tarse. Il y a donc entre le judaïsme et le christianisme, une complémentarité des formes de foi théologale. Foi théologale à caractère conjugal pour le judaïsme, avec comme fécondité la poursuite d’une descendance humaine. En notre histoire, l’amour humain fondateur d’une famille peut alors, en son sens ultime, être vécu comme une « imitation » de l’Un et de l’Autre en la Trinité ontologique. L’enfant est accueilli comme analogie et image du Tiers. Foi théologale à caractère filial pour le christianisme dans l’espérance de notre résurrection universelle, œuvre conjointe du Père et du Verbe incarné, en l’Esprit qui nous accueille, en quelque sorte « fraternellement ». La situation humaine d’une filiation définitive, sans nouvelle constitution d’une nouvelle famille, peut alors être vécue « en témoignage » de notre divinisation filiale en l’Esprit, et « en imitation » de l’Esprit. Les deux formes de foi théologale sont nécessaires pour témoigner pleinement du Dieu qui nous crée en structure familiale et se révèle comme un Dieu familial qui nous accueille familialement en lui. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Vous venez de faire une remarque sur la complémentarité entre le judaïsme et le christianisme sur laquelle je voudrais revenir. Personnellement, je préférerais dire « complémentarité et même « alliance » entre Israël et l’Église ». En effet, la réalité désignée par le mot « Église » est plus vaste que le christianisme qui est d’ordre culturel. De même pour le terme « Israël ». Sa 358 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU réalité ontologique est plus vaste que le judaïsme. Mais passons sur cette différence de vocabulaire… Il s’agit de la complémentarité entre les deux formes de la foi théologale : sur un mode conjugal et sur un mode filial. Ces deux modes concernent aussi la vie intérieure de l’Église, en tant qu’elle doit dans ses membres assumer la « foi juive » en alliance conjugale, sans en dépouiller Israël, ni se substituer à lui et en même temps témoigner aussi avec un cœur filial et c’est sa spécificité propre dans ses membres de l’espérance du Royaume de la résurrection en l’Esprit. Et l’alliance « conjugale » Dieu-Israël est la matrice humaine de l’alliance « Père incarnant-Verbe incarné » en vue de notre salut. L’AUTRE PHILOSOPHE. Sans aucun doute… mais à la condition, certes, de bien comprendre de quelle alliance conjugale et de quel amour conjugal il s’agit. Quelle est la raison de cette foi et amour entre conjoints ? Quelle densité ontologique faut-il lui accorder pour qu’elle soit une « analogie » véritable de Dieu en lui-même et de Dieu avec les hommes ? Aimer l’autre conjoint, parce que « c’est lui », c’est lui être fidèle jusqu’à sa mort. Sa mort me soustrait à mon engagement pour lui. C’est le niveau de la morale classique, propre au sens et à la dignité de la personne pensée en statut d’objet, dans le cadre d’une philosophie de l’Objet. Bien que très supérieur déjà aux relations conjugales « temporaires », je ne pense pas que cet amour puisse être vécu en image du Dieu trinitaire. Aimer l’autre conjoint, parce que « je suis », c’est lui être fidèle jusqu’à ma mort. La mort de l’autre ne me sépare pas de moi-même dans l’engagement pris : Je dis bien : la mort de l’autre ne me sépare pas de moi-même en me déliant de mon engagement ; je ne dis pas « la mort de l’autre ne me sépare pas de lui », car ce serait énoncer une banalité qui ne tiendrait pas compte de la réalité même de la mort qui sépare au moins pour un temps. Mon engagement envers le conjoint défunt pose par le fait même son existence indéfectible, et ma volonté de l’aimer jusqu’à ma mort fait que cet amour et cette foi forment un amour d’éternité, par-delà la mort des deux. L’INFIRMIERE, mère de famille. – Mais dire à l’autre : « Je t’aime parce que c’est toi » peut très bien impliquer qu’on aime l’autre aussi jusqu’au-delà de sa mort. Parce qu’on le sait immortel et qu’il est promis à la résurrection. L’AUTRE PHILOSOPHE. LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 359 – Sans doute, l’expérience de la fidélité à l’autre jusqu’à sa mort a inscrit sa présence si profondément en nous, qu’elle nous a fait prendre conscience que c’était de tout notre être que nous l’aimions, que nous l’aimions parce que « c’était nous ». La fidélité d’une vie nous fait découvrir que nous « sommes » amour de l’autre. « Je t’aime, c’est toi que j’aime et pas moi, mais parce que je suis moi ». Et se savoir aimé authentiquement, c’est ne pas chercher en soi, en ses propres qualités les raisons de l’amour dont on est l’objet se disant : « Il ou elle m’aime, parce que c’est moi,… parce que je le mérite,… parce que je le vaux bien, etc…, mais il m’aime parce que c’est lui ou elle et qu’il s’engage ainsi librement est ainsi pleinement lui-même. » Dans son essence, la foi conjugale en l’amour, dont on est l’objet, est tellement orientée à accueillir la « révélation » de l’être de l’autre qui, se voulant entièrement pour nous, fait qu’en nous-mêmes, nous devenons aussi vouloir d’un autre, d’un autre distinct de nous-mêmes et de celui qui se veut pour nous. Dans la réalité de la foi et de l’amour conjugal, l’autre des deux, c’est l’enfant, sans le désir duquel aucun des époux ne peut dire en vérité qu’il veut exister totalement pour l’autre, pour son entière distinction et autonomie, sans arrière-pensée de récupération ou de possession ou de simple extension de son « ego », puisqu’on le veut orienté vers un autre que soi, vers un Tiers voulu absolument, et dont on assume avec l’autre la responsabilité d’existence. Dans les cas de stérilité invincible, le dévouement au Tiers filial prend le « visage » de générosités multiples. L’AVOCATE. – Si tous les hommes… et les femmes comprenaient ainsi l’amour, il n’y aurait plus de divorce à plaider,… plus de contrats à passer devant notaire… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Si, si,… Il y aurait toujours des contrats, mais ils seraient respectés comme expression juridique de leur amour fiducial… en raison d’un vouloir qui, lui, n’est pas contractuel… En effet, les exigences éthiques que peut se donner la fiducialité conjugale ne sont en aucune façon codifiables juridiquement, car elles ne concernent pas les biens et les services réciproques dans leurs formes matérielles et corporelles. Mais ces exigences éthiques vivifient de l’intérieur toute la vie commune selon sa matérialité quotidienne. Ne pouvant recevoir de codification juridique, ces exigences éthiques ne peuvent pas davantage être présentées socialement comme des « contraintes» en conscience. Elles sont des exigences éthiques pures ne procédant que de la conscience 360 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU libre qui saisit en profondeur ses propres nécessités constitutives et y consent de tout son être. En termes évangéliques, on parlerait de « morale des béatitudes ». Il ne s’agit pas d’exigences morales « facultatives » — ce qui est une contradiction dans les termes —, mais de l’exigence éthique pure comprise dans ses fondements relationnels. Il est donc possible à l’homme et à la femme d’engager ensemble un amour conjugal d’éternité, parce qu’ils sont ensemble capables d’élever sa réalité, jusqu’en la dignité ontologique propre à la paternité et à la maternité. Celles-ci ont effectivement une vocation à être éternelles. La famille comprise ainsi en sa pleine dignité est alors au sens propre du terme, l’image ontologique de Dieu trinité de personnes. L’époux-père est « image » du Père en Dieu, l’épouse-mère, « l’image » de la Parole éternelle de laquelle procède, ainsi que du Père, l’Esprit-Saint. Et dans la famille « l’image » de l’Esprit-Saint, c’est l’enfant. Son statut de « filialité » est conservé dans le célibat. En la foi conjugale et l’amour familial, c’est l’être humain qui s’accomplit dans ses relations humaines spirituelles les plus profondes. Par là, il s’accomplit comme ouvrage d’éternité : éternelles sont les personnes, et éternelles la réciprocité de foi et la communication de l’être qui est son achèvement, à la condition qu’elles aient été forgées comme créations de liberté, lesquelles sont indéfectiblement inscrites dans l’être. La racine et le fondement de l’amour conjugal et parental ne sont autres que cette Volonté absolue, que Dieu est en lui-même, que l’Autre soit et avec lui le Tiers. En raison de cette Volonté qu’il est, Dieu nous crée pour que nous vivions dans la découverte progressive et l’imitation de sa propre perfection relationnelle, et il opère en perfection, pour toute l’humanité par-delà notre mort dans le temps, l’accomplissement de notre obligation d’être heureux ensemble, en étant « entre nous », comme il est « entre Trois » en lui-même. LE CHANOINE – Vous voulez, me semble-t-il, faire du mariage un sacrement d’éternité. Noble projet, mais ce n’est pas la doctrine de l’Église. Le mariage est dissous à la mort d’un des conjoints, de n’importe lequel. L’homme veuf ou la femme veuve peuvent ensuite très légitimement se remarier et mener une vie honnête, selon les lois de l’Église. Mais un certain nombre de veufs et de veuves ont préféré renoncer à cette possibilité d’un deuxième mariage et se sont consacrés à Dieu dans la vie religieuse. De plusieurs d’entre eux l’Église a reconnu l’éminente sainteté en les déclarant LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 361 officiellement vénérables, bienheureux ou saints. Si le mariage est indissoluble, selon la morale de l’Église catholique, ce n’est pas pour l’éternité, mais seulement jusqu’à la mort d’un des conjoints. En voulant donner au mariage une valeur d’éternité, vous voulez proposer un idéal de morale supérieur à celui que conçoit le sens commun. Mais pour ceux qui sont désireux d’une plus grande perfection morale que celle qu’on peut trouver dans le mariage, il y a la voie dite « des conseils évangéliques », la voie des trois vœux religieux : pauvreté, chasteté, et obéissance, par lesquels l’homme ou la femme se consacre entièrement, corps et âme, à Dieu et soumet toute sa vie à sa sainte volonté. Ils suivent en cela l’appel de Jésus adressé autrefois à un homme encore jeune et qui était soucieux de savoir ce qu’il devait faire pour entrer dans le royaume des cieux. Et Jésus lui avait répondu « Respecte la Loi ». « C’est ce que je fais depuis mon enfance » avait dit cet homme. « Alors, avait repris Jésus, si tu veux être parfait, va, vends tes biens, donne-les aux pauvres et suis-moi ». Cet homme n’avait pas suivi l’appel de Jésus, mais beaucoup d’hommes et de femmes dans l’histoire de l’Église ont répondu à cet appel et ont imité l’exemple de Jésus et de sa mère, la vierge Marie. Et en d’autres passages des évangiles, nous pouvons aussi comprendre que Jésus invite à renoncer au mariage par zèle pour le « royaume de Dieu ». LA GYNECOLOGUE. – Alors, de tous les Juifs qui n’ont pas ainsi suivi Jésus, aucun ne pourrait être un zélé serviteur de l’Éternel ? N’y aurait-il de « Justes », depuis la venue de Jésus, que dans les rangs des célibataires de l’Église catholique ? Et tous les martyrs juifs massacrés au cours de l’histoire !... LE CHANOINE – Je ne dis pas cela... L’Église aujourd’hui ne dit plus que le célibat est supérieur au mariage... C’est une réponse libre à un appel, non une obligation... L’AVOCATE. – Peut-être ! mais vous le sous-entendez toujours et vous n’avez pas changé votre lecture des évangiles qui conduit à une telle conception. J’ai la fâcheuse impression, comme d’autres protestants d’ailleurs, que vous tenez un double langage selon que vous parlez à des gens mariés ou à des religieux. 362 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Aux religieux, et surtout aux religieuses, vous dites qu’ils ont choisi la meilleure voie de sainteté et aux autres, vous dites que leur forme de vie est aussi digne que celle des religieux. Il faudrait savoir s’il y a une double vérité en ce domaine. Je ne méconnais pas la grande générosité de ces hommes et de ces femmes — passons sur certains excès répréhensibles de leur zèle religieux — mais c’est la théologie qui est sous-jacente à ce langage typiquement « romain » qui est non seulement irritante mais fausse et très mal fondée dans les textes de l’Écriture dont vous déformez le sens… De plus cet « appel » de Dieu ne se fait pas entendre dans toutes les Églises chrétiennes… LE CHANOINE. – Voyons, voyons… Même dans les Églises où le célibat n’est pas requis en vue du sacerdoce, il y a des religieux et des religieuses… LE PSYCHANALYSTE. – Sans pouvoir me prononcer sur le fond du débat théologique qui vient d’éclater entre, d’une part, deux femmes, une juive et une protestante, et un prêtre romain, d’autre part, j’ai l’impression qu’un certain nombre de complexes inconscients jouent chez les uns et les autres : une certaine révolte des femmes envers une Église romaine, exclusivement masculine dans ses instances dirigeantes, et un complexe narcissique de ces instances à vouloir se reconnaître dans les textes sacrés et à y trouver une justification de leurs comportements. Un peu de lucidité sur soi-même peut parfois aider à chercher une vérité plus objective. Que pensent aussi les femmes catholiques face à l’attitude doctrinale des autorités romaines à leur égard ? Peut-être pourrions-nous avoir le témoignage de l’une ou l’autre participante sur le sujet ! LE MODERATEUR. – Vous, Madame, qui êtes infirmière. ?… LE PSYCHANALYSTE. – Pas de réponse ! Que faut-il en conclure ? Qu’il n’y a pas encore chez les femmes catholiques de prise de conscience assez forte de ces problèmes ? Ou qu’il y a de moins en moins de femmes catholiques ? L’Église, après avoir perdu le monde scientifique, celui des physiciens à la suite de la condamnation de Galilée, celui des biologistes, suite au rejet de Darwin, et après avoir laissé se former la classe ouvrière en dehors d’elle au LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 363 siècle dernier, n’est-elle pas en train aujourd’hui de s’aliéner la majorité des femmes ? Le silence et la désaffection des femmes envers l’Église pourraient être encore plus dommageables pour elle que leurs protestations. C’était l’inculture des femmes dans le passé qui faisait d’elles des paroissiennes dociles et serviables, relativement peu dangereuses pour le célibat des prêtres. Et c’est l’état de soumission imposé aux femmes dans les cultures humaines qui leur fait choisir la soumission religieuse... Celle-ci est même plus douce que la soumission à leurs maîtres masculins... LE CHANOINE. – Ce n’est plus une argumentation théologique mais une polémique journalistique ! Comme si la doctrine de l’Église devait toujours être ramenée à la question du célibat ou du mariage de prêtres et à l’interdiction faite aux femmes d’accéder au sacerdoce ! Comme s’il n’y avait pas des questions plus importantes que cela ! Et on revient sur le sujet chaque fois qu’il y a un « scandale » : un prêtre ou même un évêque qui abandonne le sacerdoce pour poursuivre une liaison sentimentale et s’installer dans une vie familiale... Qu’est-ce que cela a à voir avec la foi catholique ? ... LE PREMIER PHILOSOPHE. – Excusez-moi, Monsieur le Chanoine, mais je ne pense pas qu’il y ait lieu de s’irriter des remarques qui ont été faites. D’abord, il ne faut pas confondre les occasions où les problèmes se posent et les problèmes eux-mêmes. Les occasions relèvent peut-être de la rubrique des faits divers, mais les problèmes sont sérieux. Ensuite, ce ne sont pas les laïcs qui font du célibat des prêtres une pièce centrale de l’organisation de l’Église catholique. C’est la hiérarchie elle-même. De même, c’est l’autorité majeure de l’Église catholique qui estime que seuls les hommes sont aptes à devenir prêtres et que les femmes sont exclues du sacerdoce. Et cette aptitude des uns et cette inaptitude des autres relèverait, nous dit-on, de la « constitution divine de l’Église ». Ce ne sont pas les fidèles qui ont décidé cela. Certains sont d’accord avec cet état de choses, d’autres s’en scandalisent. C’est leur droit, je pense. Si les autorités ecclésiastiques ellesmêmes donnent de l’importance à ces sujets, qu’on ne reproche pas aux fidèles de se questionner à leur sujet, lorsque l’occasion s’en présente. De plus, lorsque des autorités ecclésiastiques nous disent que ce ne sont pas elles qui excluent les femmes du sacerdoce, mais que c’est Jésus lui-même qui en a décidé ainsi et qu’il n’appartient pas aux autorités romaines de changer cette 364 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU décision, est-ce qu’elles n’aggravent pas encore le problème en rejetant sur Jésus la responsabilité d’une telle discrimination ? N’est-ce pas dresser un obstacle de plus devant ceux qui, éprouvant de la sympathie pour Jésus, seraient portés à croire en lui, mais qui en sont retenus par les agissements d’une certaine administration romaine ? S’il y a beaucoup de critiques malveillantes à l’égard de l’Église — ce que comme philosophe je déplore — est-ce que l’Église ne pense pas trop souvent que toute critique ou toute demande de justification rationnelle est inspirée par la malveillance ? En agissant ainsi, ne dessert-elle pas la cause du Christ ? LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Votre mise au point est pondérée. Je l’apprécie, d’autant plus que vous formulez vos réserves sous forme interrogative. Il ne faudrait toutefois pas exagérer la formule : « L’évangile, c’est admirable, s’il n’y avait pas les Chrétiens ! » et opposer trop facilement l’Église et le Christ. C’est un peu à la mode. Mais je reconnais qu’une certaine théologie catholique pousse à une telle réaction, tout comme une certaine intransigeance romaine a souvent dans le passé poussé d’autres catholiques dans le schisme ou l’hérésie. Il faut cependant prendre aussi en compte les efforts d’ouverture que fait l’Église catholique aujourd’hui. Ils sont réels, malgré les inerties et les freins inhérents à toute institution. Enfin, il ne faut pas négliger l’influence des idées du temps. L’Église n’est pas capable de s’y rendre insensible et sa lecture des textes sacrés en est tributaire à chaque époque de l’histoire. C’est un travail immense pour les historiens que de démêler l’écheveau des influences et contre-influences réciproques entre l’Église et les cultures. Dans les situations de conflits, il faut de la patience et du discernement et il convient d’étudier chaque question dans le détail en elle-même et dans ses rapports avec les autres affirmations de la foi chrétienne ainsi qu’avec les réflexions des philosophes. Pour en revenir aux différents thèmes de ce colloque sur la foi, il faut bien admettre que l’Église dans le passé a surtout développé une « spiritualité de l’individu », une spiritualité de l’homme « seul », même lorsqu’il vit en communauté avec d’autres. C’est une spiritualité d’hommes et de femmes, qui sont juxtaposés à côté les uns des autres, individuellement en face de Dieu, bref une spiritualité pour « moines et moniales », selon l’étymologie de ces mots. On ne peut pas ne pas reconnaître dans l’élaboration de cette spiritualité l’influence de la pensée grecque comme ce colloque LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 365 l’a souligné à maintes reprises. Et c’est ce type de spiritualité que l’on généralisait pour toute forme de vie, y compris pour les gens mariés, et pour les parents et les enfants les uns envers les autres. Il n’y avait pas de spiritualité proprement familiale. L’idéal de vie pour les gens mariés était de vivre comme s’ils ne l’étaient pas. Et pour les enfants, de devenir adultes, comme s’ils n’avaient pas de parents, de les quitter pour le couvent. Et parfois même pour les parents, d’abandonner leurs enfants dans un monastère et de se retirer eux-mêmes, séparément bien sûr, dans un couvent. Et l’on proposait, comme exemple de cet idéal, la vie de Jésus et celle de sa mère Marie, comme s’ils avaient vécu en « célibataires ». Or selon la vérité des textes, d’une part, Jésus homme vécut comme l’aîné de la famille nombreuse engendrée par Joseph et Marie et, d’autre part, en raison de son union personnalisatrice avec le Verbe, et ainsi conjointement avec le Père, sa descendance divinisée n’est autre que l’humanité entière. Mais les textes les concernant ont été lus et interprétés en fonction de cette façon individualiste de concevoir l’idéal de la vie chrétienne. Cette spiritualité n’était pas exempte de générosité, de dévouement et d’abnégation de soi. Elle était souvent l’occasion de pratiquer de nobles vertus. Le problème n’est pas de dénigrer ce qui mérite considération et estime. Le problème est de savoir si une telle spiritualité est vraiment d’inspiration évangélique, ou si l’inspiration évangélique de la vie ne peut se traduire que par cette seule forme de spiritualité. J’estime devoir affirmer, à la suite de nos discussions sur la fiducialité, que l’évangile pourrait inspirer une autre forme de spiritualité, plus appropriée à la vie de couple et à la vie de famille. Peut-être serait-elle aussi plus en accord avec les grandes vérités de la révélation chrétienne et plus en harmonie avec la tradition biblique juive ? L’AUTRE PHILOSOPHE. Ce qui permettrait également de concevoir une base de complémentarité véritable entre le judaïsme et le christianisme. LE THEOLOGIEN THEOLOGUE. – Bien sûr ! C’est une simple distraction de ma part de ne pas l’avoir mentionné. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Toutefois, il était dans la logique de la spiritualité habituelle de l’Église de dire que le célibat était une forme de vie moralement supérieure au mariage. Le fait que les responsables 366 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU ecclésiastiques, à part précisément quelques « intégristes », n’osent plus parler de la sorte et le fait que les raisons invoquées traditionnellement en faveur du choix du célibat sont désormais passées sous silence ne changent rien à l’existence de ces conclusions découlant logiquement de cette spiritualité habituelle. Il y a donc quelque part une source d’erreur. Où se loge-t-elle ? Certainement pas dans le fait que cette spiritualité ait suscité d’admirables élans de générosité d’hommes et de femmes célibataires, mais dans le fait qu’elle n’ait pas été capable de reconnaître et d’apprécier de pareils élans de générosité chez des époux et des parents dans le cadre de la vie familiale ordinaire. Quelle est la proportion de pères et de mères de famille « canonisés » par rapport au nombre de saints célibataires ? Vous savez comme moi qu’elle est très petite. C’est là un signe qui indique la source de l’erreur de la spiritualité habituelle. Elle est erronée parce qu’elle est « incomplète ». Elle ne parvient pas, en effet, à donner aussi une « âme évangélique » à l’ensemble des relations familiales, comme elle le permet pour le célibataire. Une autre spiritualité qui aurait l’effet inverse, qui valoriserait la vie conjugale et ne permettrait pas d’apprécier les valeurs du célibat serait pareillement erronée. L’erreur serait du même type, mais en sens inverse. Par vision partielle. Il convient donc de chercher une « spiritualité » susceptible d’intégrer ces deux aspects de l’existence, celui de la vie conjugale et celui du célibat, selon leur spécificité, sans les assimiler l’un avec l’autre et sans les subordonner l’un à l’autre. On pourrait parler d’une spiritualité intégrale et non plus partielle, une spiritualité fondée sur une ontologie intégrale, laquelle ne peut être que relationnelle. LE PSYCHANALYSTE. – Vous voulez réaliser la quadrature du cercle. Il faut bien choisir entre le célibat ou le mariage. On ne peut vouloir les deux à la fois en même temps. L’AUTRE PHILOSOPHE. – Bien entendu ! Il n’y a pas à discuter pareille évidence. Mais cette évidence ne concerne que l’individu en tant qu’individu. En nous focalisant sur cette impossibilité, nous restons encore en quelque sorte dans le cadre d’une vision individualiste des choses, je veux dire : dans le cadre d’une conception non relationnelle de l’être. Pour tenir compte de cette double situation : célibat et mariage, et lui concevoir une éthique spécifique, nous retombons alors dans une vision dualiste : une spiritualité élevée pour les moines et une spiritualité rabaissée LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 367 pour les gens mariés. C’est l’une ou l’autre. Elles ne peuvent que s’opposer et ne sont pas perçues comme complémentaires. LE PROFESSEUR DE THEOLOGIE. – En tant que responsable de la formation de futurs prêtres, j’aimerais savoir comment les rendre complémentaires ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Ce n’est pas moi qui les rend complémentaires. Elles le sont par nature. Ce qu’il faut, c’est constater leur « complémentarité ». Le mot est trop faible. Il faut dire leur « implication réciproque ». Mais pour cela, comme le disait Platon à celui qui veut contempler le Bien en soi, il faut « regarder dans la bonne direction », car l’œil de l’âme est bon, et il ne s’agit pas de mettre la « vue » dans des yeux aveugles. LE CHANOINE. – Vous voulez dire alors que pendant 20 siècles on a regardé dans la mauvaise direction... C’est bien prétentieux ! La théologie catholique s’est beaucoup inspirée de Platon. Alors Platon regardait-il aussi dans la mauvaise direction. ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je veux simplement dire que pendant 20 siècles on a progressivement tourné la tête pour la mettre enfin dans la bonne direction… Platon a commencé de « sortir de la caverne » en tentant d’accorder les thèses antinomiques d’Héraclite et de Parménide. Mais il eut lui-même conscience d’avoir échoué. Aristote corrigea certains défauts, mais le « blocage » de la conception parménidienne de l’unité demeura. Il faut poursuivre la mise au point, faire sauter ce « blocage » et renoncer radicalement, c’est-à-dire jusqu’à la racine, aux conceptions platoniciennes et néoplatoniciennes qui en sont tributaires. Elles estimaient qu’en renonçant le plus possible aux désirs du corps, non seulement aux activités sexuelles dépravées, mais à l’union conjugale, on s’élevait dans les réalités spirituelles et qu’on s’approchait plus purement du divin..., de l’Un en soi en lequel on se fondait mystiquement... LE CHANOINE. – Ah ! Comment renoncer à ces conceptions païennes? L’AUTRE PHILOSOPHE. – En prenant, comme base de réflexion pour une spiritualité totale, une ontologie qui soit en contradiction stricte avec l’ontologie classique qui ne nous permet qu’une spiritualité partielle individualiste. Je n’en vois pas d’autre qu’une ontologie 368 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU relationnelle. Elle est rationnellement fondée et elle nous permet une intelligibilité cohérente de la révélation de Dieu en la personne de Jésus. Dieu est en lui-même une famille de trois personnes, nous créant comme des êtres familiaux à son image et il nous élève en sa propre perfection selon un mode de relation familiale. Je le répète en termes de révélation : Le Père avec sa Parole incarnée en Christ, tous deux conjointement, nous élèvent en une fraternité universelle « divinisée » en l’Esprit. Ce faisant, ils nous libèrent de notre capacité de pécher, et de toute imperfection de notre liberté dans nos relations humaines interpersonnelles. Ainsi, le pardon de Dieu n’est pas seulement une « absolution » verbale de nos fautes, un effacement de l’ardoise de nos dettes, mais une véritable réalité, nouvelle par rapport à la présente, comme c’est le cas pour sa révélation en la création. La fécondité trinitaire du Royaume, au Jour de notre dernier jour, nous transforme, nous « justifie », nous « recrée justes » de pécheurs créés que nous sommes et restons actuellement. Elle nous établit dans un ordre de parfaites justice et sainteté dans nos rapports interpersonnels de foi et d’amour. À elle seule, une personne humaine ne peut dans sa propre réalité de vie témoigner adéquatement d’un Dieu Trinité de personnes et de son œuvre en son déploiement trinitaire. En se pensant dans sa seule individualité, personne ne le peut, ni un homme seul, ni une femme seule, ni le Tiers filial seul, qui procède conjointement de l’homme et de la femme. L’existence sexuée de l’homme et de la femme est la condition pour des personnes spirituelles incarnées dans le monde, dans le temps et l’histoire, de pouvoir actualiser, accomplir et réaliser leur relationnalité spirituelle en image ontologique du Dieu qui les crée. Ce qui est le plus hautement spirituel en l’être humain est aussi ce qui est le plus profondément charnel. Il faut que nous soyons conscients de cette dignité spirituelle qui s’exprime dans le corps humain, et qui sans lui ne pourrait pas s’accomplir, afin que notre vie soit indissolublement et pleinement réussie humainement et une « louange de gloire » à Dieu, pour reprendre une expression de saint Paul. L’homme et la femme dans leur engagement d’amour conjugal et parental témoignent, par la réalité de leurs personnes et pas seulement par des mots ou des proclamations doctrinales, du Père et de sa Parole éternelle selon leur fécondité éternelle envers l’Esprit-Saint. Et l’homme ou la femme qui fait le choix du célibat ratifie de façon définitive sa relation filiale en « Tiers » dans la famille. Il témoigne ainsi par toute sa personne LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 369 et pas seulement par des mots ou des formules dogmatiques de la personne éternelle en Dieu qu’est l’Esprit-Saint, celle aussi qui nous accueille en fraternité dans notre divinisation. Le célibat, marque stable de filialité, est donc image anticipative de notre divinisation en filialité en l’Esprit Saint. « De par… ou, en vue du Royaume de Dieu » disait Jésus. Ce qui ne veut pas dire qu’après la mort, nous redevenons des « individus » célibataires. Semblablement, l’amour conjugal et parental est l’analogie du Père et du Verbe incarné dans leur œuvre de divinisation de l’humanité. Le couple chrétien engendre ses enfants en vue de leur résurrection. LE CHANOINE. – C’est là une vue à long terme… à très, très, très long terme. L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est pourtant cette vision que Paul avait lorsqu’il écrivait aux gens de sa communauté de Corinthe : « De même que l’homme est la « tête » par rapport à la femme (sous-entendez : la femme est le « cœur » par rapport à l’homme), ainsi le Christ est la « tête » (le révélateur de Dieu) par rapport à l’Église (pour la prédication de l’évangile) et Dieu (le Père) est la tête par rapport au Christ (Verbe incarné, sauveur de l’humanité) » Le théologien exégète. – Vous enrichissez beaucoup le texte… D’autres commentateurs y voient seulement une cascade dans l’exercice de l’autorité. Dieu commande au Christ, le Christ commande à l’Église, l’Église commande aux fidèles, comme le mari à sa femme. L’AUTRE PHILOSOPHE. – S’il en est ainsi… Quelle régression vers certaines coutumes orientales anciennes et malheureusement toujours actuelles… C’est, en revanche, la réalité trinitaire de Dieu, en son intelligibilité ultime qui doit inspirer la spiritualité chrétienne qui se réclame de l’Évangile. En Dieu, les personnes sont égales en dignité divine et leurs relations spécifiques s’impliquent sans s’assimiler ni se subordonner en une seule individualité. Aux hommes et aux femmes d’en prendre conscience et de témoigner de Dieu selon les relations spécifiques en lesquelles ils s’accompliront pleinement : conjugalité parentale et célibat filial. Dans une famille l’enfant est la bénédiction de l’EspritSaint. En Israël, l’enfant est la bénédiction de l’Alliance de Dieu avec Abraham et Sara. Dieu s’engage pour la descendance d’Abraham et de Sara agissant ainsi avec eux, comme il existe en lui-même à plusieurs. Le sens de l’amour humain en ses relations 370 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU familiales et la force de le bâtir pour l’éternité plongent leurs racines dans l’être même de Dieu qui est d’essence familiale trinitaire. J’ose penser que cette manière de voir peut motiver en profondeur le choix de notre vie ou son acceptation : amour conjugal et parental, ou célibat filial. Mariage évangélique et célibat évangélique sont ensemble nécessaires pour témoigner, selon les principes d’une même spiritualité relationnelle, de la révélation trinitaire en Christ. Cette révélation n’est pas tombée du ciel, mais s’est incarnée en Israël, le peuple qui a conçu et vécu sa continuité dans le temps, comme une alliance conjugale de l’Éternel avec lui. Ce faisant, Israël a donné un sens à l’existence humaine que tout homme non-juif peut partager avec lui. Sens que les Chrétiens se doivent, pour être chrétiens, de partager avec lui, non de lui ravir… s’ils veulent en plus témoigner du sens de la Parole divine en Christ pour notre participation à la filialité de l’Esprit. LE CHANOINE. – Vos réponses me poussent dans mes derniers retranchements. Je vous pose donc une dernière objection. Vous dites que la famille en sa structure ternaire ontologique est l’image de la Trinité. Or en Dieu le Premier, appelé Père, fait seul exister l’Autre, son Verbe ou son Fils. Dans la famille humaine l’homme ne fait pas exister sa femme. Il la rencontre, il la choisit ou mieux la reconnaît… et est choisi et reconnu par elle. Ils s’accordent réciproquement leur foi et se fiancent, puis se marient, conçoivent leurs enfants et deviennent père et mère. La relation dans le couple n’est donc pas à l’image de la Trinité. Il n’y a pas communication initiale de vie de l’homme à la femme, comme en Dieu. L’AUTRE PHILOSOPHE. – C’est normal. Il est même nécessaire qu’il en soit ainsi. C’est le signe que l’initiative de la création et de son épanouissement dans le temps appartient exclusivement et absolument à Dieu. L’humain masculin ne peut en aucune manière disposer en son être du pouvoir initial de faire exister l’humain féminin. L’auteur du deuxième chapitre de la Genèse l’a merveilleusement compris. Dieu crée le Masculin et du Masculin, il tire et fait exister le Féminin. Il met dans l’humain une « image » de son premier engendrement, mais il n’accorde pas au Masculin l’initiative de sa possibilité. Une telle initiative qui implique l’absolu pouvoir de faire exister est la propriété exclusive de Dieu, propriété identique à son être même. LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 371 Mais à partir de ce qu’ils sont, Dieu les met en initiative de se communiquer aux « tiers », leurs enfants masculins et féminins, qu’ils conçoivent et engendrent. L’initiative dans le couple et la famille s’actualise en dépendance de l’initiative absolue de Dieu. La fiducialité théologale reconnaît à Dieu l’absolue initiative de sa révélation. En conséquence, toute idée et tout comportement de supériorité ou de domination, plus ou moins violente, de l’homme envers la femme s’apparentent à une volonté de disposer de la femme et d’avoir sur elle une initiative première. Toutes ces conduites sont donc une méconnaissance ou une contestation de l’initiative absolue de Dieu instaurant la relation communicative de l’homme et de la femme envers le « tiers » d’eux-mêmes. On peut donc dire que ces conduites de domination sont la forme originelle du mal en l’humanité, le refus majeur d’obéir en vérité à Dieu. Si nous considérons maintenant notre « divinisation » libératrice du mal, nous voyons aussi que le Père « envoie » son Verbe en l’humanité, et que le pouvoir de « salut » en Christ s’actualise en dépendance du Père et du Verbe éternel. Notre salut s’opère donc en l’Esprit, en tierce position ontologique. Jésus en son humanité a pleinement reconnu cette initiative absolue du Père. Pour cette raison, son « obéissance » fut parfaite. LE CHANOINE. – C’est une obéissance bien « spéculative », et bien plus facile à endurer que le sacrifice de la croix… Mais passons... J’ai une réticence plus grave… Votre parallélisme entre la structure trinitaire de Dieu et la structure ternaire de la famille humaine est pris en défaut par le langage de la liturgie. Le Verbe, en Dieu, est, dites-vous, en position « conjugale » par rapport au Père et en position « maternelle » par rapport à l’Esprit qui est en position filiale par rapport au Père et au Verbe. Or le Verbe est aussi, dit la liturgie, le « Fils » du Père, son Fils éternel. Comment peut-il être « Verbe-épouse » et Fils ? De plus, vous avez dit que, comme croyant, vous priez le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Alors… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Oui et je fais comme tout chrétien mon « signe de croix », consciencieusement… Vous parlez de liturgie… Je vous répondrai en croyant… Cette appellation de « Fils unique » me semble naturelle, puisque c’est le vocabulaire religieux de la Trinité salvatrice, le vocabulaire du « Symbole des Apôtres ». 372 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Les appellations des personnes de la Trinité s’enracinent dans l’événement de l’incarnation du Verbe en l’humanité créée. LE CHANOINE. – Et comment comprenez-vous cette appellation de « Fils unique », puisqu’il s’agit d’une filiation éternelle et non d’une relation conjugale ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Je la comprends en tant que théologien. Et pour cela, je ne me contente pas d’un langage religieux qui, certes, témoigne d’une révélation transcendante, mais ne se préoccupe pas de la cohérence ontologique des symboles symbolisateurs qu’il utilise. Il lui suffit de viser une réalité symbolisée qui, elle, se doit d’être ontologiquement cohérente. Le croyant fiducial, qui a compris la rationalité de sa foi et requiert une révélation intelligible en soi, afin d’honorer, par la qualité de sa foi, le Dieu créateur et révélateur, s’efforce de rejoindre une intelligibilité ontologiquement cohérente de cette révélation divine. Le croyant religieux honore Dieu à sa façon. Puisse-t-elle être toujours valable ! LE CHANOINE. – Vous n’inventez rien ! C’est ce que les grands saints théologiens ont toujours tenté de faire… L’AUTRE PHILOSOPHE. Je m’en réjouis… Je m’efforce seulement de les imiter… Et pour cela je me sers de la philosophie relationnelle que je vous ai exposée et de la compréhension de Dieu qu’elle me permet d’acquérir. L’appellation « Fils unique » a une histoire dans la Bible. Appliquée à Isaac, elle implique un amour privilégié : « mon fils bien aimé ». L’évangile met en scène une « voix céleste » qui dit « Celui en qui j’ai mis toute mes complaisances ». C’est cet amour qui est le fondement de l’unicité du fils. Le « Fils » dont il s’agit dans le cas de Jésus, est un « fils d’homme », un fils privilégié, exceptionnel parmi tous les fils d’homme. Ce « Fils de l’homme » est unique en raison de la présence divine en lui. L’unicité de ce fils d’homme ne signifie nullement qu’il est le fils humain unique de Marie. Unique entre tous les hommes par la présence divine qui l’habite, il est bien entendu unique aussi à ce titre parmi les autres enfants de Marie et de Joseph. C’est l’évidence. Jamais autre femme n’a enfanté, et jamais Marie n’a enfanté une seconde fois un tel fils. Jamais Marie, pas plus que Joseph n’ont produit la divinité présente en leur fils. Mais ils LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 373 sont pleinement les parents de ce fils habité de la présence divine. Comment en ont-ils pris conscience ? C’est une autre question. La présence divine dans le « Fils de l’homme » ne signifie pas non plus qu’en Dieu, cette présence divine soit une réalité en statut de filialité, bien que cette présence divine en un fils d’homme, donne à ce fils un statut de « Fils éternel » de Dieu. Ce fait double la signification de la paternité de Dieu. Dieu en tant que créateur peut être nommé « Père », au sens symbolique du terme, lorsque son action créatrice est pensée plus particulièrement envers les personnes humaines. Il n’existe pas dans notre expérience humaine de symbole plus fort et plus significatif. Dieu est aussi « Père » et de façon suréminente de ce « fils d’homme ». Ce Dieu, qui est créateur et qui se manifeste en ce « fils d’homme », Jésus, est aussi l’Esprit qui guide l’Humanité et la rapproche de Lui. Nous sommes devant une trilogie d’appellations de Dieu, non pas de Dieu en lui-même, mais de Dieu dans sa relation avec l’humanité, formulée dans le cadre du monothéisme biblique à l’époque de Jésus. Cette trilogie n’est pas suffisamment explicite. Aussi souleva-t-elle rapidement de nombreuses questions. Les réponses se répartissent en trois catégories. L’une comprend qu’il s’agit d’un Dieu monopersonnel considéré selon trois moments de son œuvre : création, révélation, sanctification. L’autre présente une vision pyramidale : un Dieu monopersonnel, aidé dans son œuvre par un « intermédiaire » glorifié pour ses services au bénéfice des hommes. La troisième reconnaît de plus en plus clairement, que la réalité de la création et d’une révélation de salut requiert l’existence d’un Dieu tripersonnel. L’incarnation de Dieu en un « fils d’homme » n’est pas seulement un acte de « surpuissance » créatrice prenant possession d’un « homme de Dieu », ce qui en ferait un « démiurge », mais une réelle présence divine en un homme. Cette présence divine en un homme forme, d’une part, une si totale unité personnelle avec son humanité et, d’autre part, maintient une telle distinction de son humanité d’avec Dieu que cette distinction est fondée en Dieu même et que l’idée d’un Dieu monopersonnel n’est plus compatible avec une telle révélation. Comment appeler cette présence divine personnalisant un « Fils d’homme » et faisant de lui, aux yeux des hommes, un « unique » parmi les hommes ?, Il est naturel que ce soit du titre de « Dieu Fils », de « Dieu, Fils éternel du Père », pour marquer la distinction qu’elle implique en Dieu même. 374 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Cela ne signifie pas que cette dénomination, en raison de son statut de filialité humaine, implique un statut ontologique relationnel de filialité en Dieu. Mais il est possible d’utiliser symboliquement et culturellement, et donc en dehors de sa structure ontologique ternaire, la relation « père-fils » pour indiquer une relation d’un autre type ontologique, sous un aspect que peut suggérer la relation culturelle symbolique « père-fils ». C’est une possibilité d’expression pour le langage religieux spontané. C’est aussi une possibilité pour le langage théologiquement élaboré, à condition qu’il sache qu’il ne doit pas l’ontologiser. Jean, le disciple que Jésus estimait, et qu’il avait pu former tout spécialement en des entretiens méditatifs de haute réflexion sur sa propre personne et sa mission de salut, avait compris cette situation. C’est pour cela que Jean s’est efforcé d’une part de présenter la « parole révélatrice » de Dieu, comme une réalité vivante en Dieu et distincte du Dieu qui la prononce et d’autre part d’identifier cette parole que Dieu prononce en lui-même avec le « fils de l’homme » qui était son Seigneur. Ne peut-on pas dire que le Dieu créateur, qui fait l’Humain à son image, tire la femme de l’homme, à la manière dont en luimême le Père, qui est la « Voix », fait exister l’Autre qui est sa Parole. Aussi, l’homme doit donner réalité à la femme, comme sa voix humaine n’est voix réelle qu’en prononçant sa parole. Dans la scène de la création, l’homme Adam ne dit-il pas « Voici l’os de mes os, la chair de ma chair ». Dans l’absence ou l’impossibilité de cette parole, il ne pourrait exister lui-même ni nommer sa femme « mère des vivants » et donc aller avec elle vers le Tiers vivant qui procède de leur sang. LE PSYCHANALYSTE. – Personnellement, je verrais bien votre symbolisme se prolonger aussi en trilogie : la Voix, la Parole et l’Écho produit par la Parole et la Voix… LE CHANOINE. – Une nouvelle fois, vous êtes parvenu à retourner la situation à votre avantage… Mais je ne me rendrai que lorsque j’aurai tout compris… Bravo… quand même. L’HISTORIENNE. – Merci d’avoir souligné la place de la femme dans les relations fiduciales. Il n’y a donc pas de paternité sans maternité, même en Dieu... Voilà qui est important pour que notre dignité soit vraiment reconnue… Mais comme historienne, j’ai encore LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 375 une question. Les penseurs religieux juifs, disons ceux du judaïsme rabbinique, n’ont pas partagé les idées de Jésus. De plus, je ne retrouve pas dans les documents une problématique comme la vôtre. Ne réécrivez-vous pas l’histoire telle qu’elle aurait dû être selon vos vues ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Nullement, même si on peut en avoir l’impression ! La raison en est que, sous l’histoire « observable », celle des historiens, mais pas sans « l’histoire des historiens », le philosophe perçoit l’histoire de ce qui se réalise au plus profond de l’être humain. Il est vrai que collectivement et explicitement, les Juifs ne se sont pas encore posé la question de la condition de possibilité en Dieu d’un acte créateur, ni celle de l’ampleur de cet acte créateur, c’est-à-dire de son « futur » transcendant. Pas plus d’ailleurs que les penseurs chrétiens, notez-le bien ! En vous citant, il y a quelques instants, Buber et Lévinas, je ne suis pas loin de penser que ce sont des penseurs juifs, ou des penseurs qui vont puiser aux sources juives, qui élaborent et élaboreront les conditions intellectuelles pour qu’une telle question se pose. LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – Y a-t-il des raisons particulières qui retiennent les Juifs de la poser ? En effet, c’est bien vous que j’entends poser cette question des conditions a priori de possibilité de l’acte créateur et vous n’êtes pas juif, mais chrétien ! Alors ? Il y a là une disparité que je ne m’explique pas. Vous prétendez reconnaître dans le judaïsme une démarche qu’il ne pratique pas… L’AUTRE PHILOSOPHE. – Qu’il pratique toutefois jusqu’à un certain point… C’est donc précisément comme chrétien, que je puise aux sources du judaïsme ! Et je le fais même « en traversant » tout l’héritage grec du christianisme. Durant mes études de philosophie, je me suis d’abord aperçu que les théologiens chrétiens ne parvenaient pas à rendre compte des vérités de leur foi avec les philosophies grecques qu’ils utilisaient. Ensuite, j’ai mesuré l’insuffisance de la pensée grecque pour rendre compte de la simple aptitude humaine à croire. La philosophie grecque —, quels que soient ses mérites par ailleurs, et que comme philosophe je ne conteste pas, puisque j’en adopte la méthode —, ne peut par les seuls concepts qu’elle a mis au point rendre compte de notre « pulsion » naturelle à croire, pour reprendre l’expression de notre ami psychanalyste. La pensée grecque ne dispose donc pas non plus des concepts permettant d’analyser correctement la 376 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU forme juive de cette « pulsion », et le message évangélique qui en est « sorti » maternellement. Pour être reçu, l’évangile fait appel à elles deux, c’est-à-dire à cette aptitude dynamique naturelle de croire, et à son élaboration et à sa mise en forme par le peuple d’Israël au cours de son histoire et aujourd’hui encore. Je m’explique et je prends comme exemple le problème même sur lequel nous discutons. Pour les Juifs, Dieu est libérateur, fondateur même, si l’on veut, de leur peuple et donc créateur de tous les peuples. Pour les grecs, Dieu est l’être substantiel parfait qui se suffit à lui-même en sa solitude. Il ne peut donc même pas avoir la moindre connaissance des hommes de la terre. En revanche, ceux-ci désirent le connaître, le contempler et ils sont attirés par lui, parce qu’il est l’objet le plus merveilleux qu’ils puissent concevoir, mais lui, il les ignore en son « splendide isolement ». Comme notre ami nous a demandé de ne pas désespérer des possibilités futures de la théologie catholique, considérons la solution qu’elle a proposée « dans le passé », à savoir, un emboîtement « en force » de ces deux conceptions ! Elle résout le dilemme entre la perfection absolue solitaire de Dieu et son activité créatrice en disant qu’Il crée et « connaît toutes choses en se connaissant lui-même ». Comme c’est rationnellement incompréhensible, ils déclarent que c’est un mystère qu’il faut croire ! Passons ! En réalité, une telle affirmation n’est autre chose qu’une façon de tenir pour vrais les deux termes du dilemme, sans pouvoir montrer l’intelligibilité de leurs rapports. LE PROFESSEUR DE PHYSIQUE. – Pourquoi cette impuissance à résoudre ce faux dilemme ? L’AUTRE PHILOSOPHE. – Parce qu’à partir d’une conception de l’être régie par l’idée totalitaire de l’unité indivise, et handicapée par une méconnaissance de l’intelligibilité de la négation dans l’être, il n’est pas possible d’énoncer le principe de l’unité des termes de ce faux « dilemme ». Aristote et les Juifs sont sur ce point plus logiques. Pour Aristote, Dieu est seul, et pour les Juifs, Dieu n’est pas parfait… Mais leur logique ne rejoint pas toute la réalité. Leurs positions, qui sont en relation logique de contrariété, peuvent être toutes les deux fausses. Et elles le sont. La vérité a deux exigences : fidélité à tout le réel et rigueur logique. Nos idées de la perfection divine et de la puissance créatrice doivent pouvoir non seulement se concilier, mais s’impliquer l’une l’autre. Toutefois la position juive est préférable à celle d’Aristote, car la position juive est « féconde », en ce sens qu’elle n’est pas spéculativement arrêtée et figée dans l’immobilité. Elle est peut- LES PERSONNES HUMAINES ET LES PERSONNES EN DIEU 377 être psychologiquement « bloquée », — blocage qui a sans doute une signification pour le philosophe et le théologien de l’histoire —, mais elle reste « ouverte » à un double titre : spéculativement ouverte pour l’intelligence humaine et ontologiquement ouverte, si je puis dire pour l’action de Dieu envers l’homme. La position d’Aristote emprisonne Dieu dans sa solitude. Mais cet emprisonnement n’est que dans la pensée d’hommes. Elle ne peut donc conditionner Dieu, ni paralyser son action. Mais puisqu’elle est une pensée en l’homme, elle peut empêcher l’homme de comprendre l’action de Dieu envers lui. Il se dit alors qu’il est en face d’un « mystère ». C’est donc entre la position juive et les exigences de la raison humaine en tant que telle, et non en sa forme grecque, qu’il faut trouver une conciliation et résoudre notre dilemme. C’est aussi pour cela que Dieu s’est révélé personnellement en Jésus, dans le judaïsme et non dans la culture grecque. Celle-ci est, en effet, radicalement incapable de recevoir de Dieu directement une telle révélation. Elle recevra seulement une « prédication » humaine de cette révélation, et en cherchant à la comprendre elle lui imposera aussi ses insuffisances spéculatives, tout en ayant cependant le souci de ne pas la déformer, mais en l’infléchissant quand même. LE MODERATEUR. – Toutes les bonnes choses ont une fin… Une dernière question nous arrive de l’auditoire… Malheureusement nous n’avons plus le temps d’y répondre... Je la transmets à Monsieur Debruquel, à qui elle est adressée et qui ne manquera pas d’y répondre de façon appropriée... Nos débats furent fructueux. Toutefois, j’ai l’impression que nous ne sortirons pas indemnes de ce colloque. Nous avons secoué beaucoup d’idées routinières et de nouvelles voies s’ouvrent devant nous pour concevoir la vie autrement, de façon plus enthousiasmante... Nous risquons aussi de lire l’Écriture sous un angle nouveau. Peut-être ferons-nous de nouvelles découvertes ! J’ai une dernière question à vous poser. Souhaitez-vous recevoir les « actes » de ce colloque ? ... Tous, vous le souhaitez ! Voilà une belle unanimité ! Dans ce cas nous pouvons tous ensemble remercier les gens du personnel technique qui ont veillé à enregistrer intégralement tous nos débats. Ils ont bien mérité ce petit cadeau que je vais leur remettre en votre nom. Applaudissements... Je veillerai à ce que la transcription de ces enregistrements ne prenne pas trop de temps et à ce que les tirages photocopiés vous soient envoyés rapidement. 378 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU Leur lecture nous donnera certainement l’occasion de reprendre contact et de poursuivre nos discussions par d’autres moyens. La liste des participants et leurs coordonnées seront jointes aux « Actes » de ce colloque qui fut, en fait, celui de la « fiducialité ». Il est bien entendu que vos amis et connaissances qui liront ces actes pourront également prendre part à ces échanges. Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter... ou plutôt, il ne nous reste plus qu’à nous souhaiter les uns les autres un bon et instructif séjour en terre d’Israël, terre de la descendance d’Abraham et de Sara, terre de l’éveil de la foi, terre de la révélation de Dieu en Jésus, terre par excellence de la fiducialité humaine... Au revoir à tous ! QUESTION HORS SEANCE Interpellation tardive d’une femme dans l’assistance – Je suis divorcée. Mes enfants vivent avec moi, étant donné les comportements violents de leur père et son refus de travailler. En raison de mon expérience meurtrie de la vie conjugale et familiale, je me demande comment la famille peut être l’image de Dieu. Mon aînée a un mouvement de recul chaque fois qu’elle entend dire que Dieu est « père ». Votre philosophie n’est valable que pour les gens heureux, ou pour ceux qui peuvent encore rêver à quelques miettes d’un bonheur recomposé… Je ne suis pas la seule dans ce cas… Peut-être y a-t-il aussi des hommes qui ont des raisons de penser comme moi ?… Excusez la brutalité de ma question… D’ailleurs je n’ai pas vraiment envie de la poser… Ce n’est que maintenant, à la fin de vos discussions, que je me force à le faire… Peut-être trop tardivement… ! Monsieur Debruquel – Je voudrais trouver des mots de compassion adéquats pour partager votre souffrance… Mais je sais qu’aucune parole ne peut remédier à ces échecs douloureux de l’existence. Lorsqu’il y a divorce sans enfants, la déchirure est seulement affective, s’il est permis de parler ainsi… Un nouveau départ est possible… On doit souhaiter alors qu’il ne soit pas handicapé par l’échec qui l’a précédé. Mais lorsqu’il y a des enfants, les ruines d’une œuvre de bonheur qui s’est effondrée restent toujours présentes. La grande difficulté est d’assumer au mieux la relation parentale, paternelle ou maternelle, envers l’enfant ou les enfants, bien que la relation conjugale qui lui a donné naissance et qui devait la soutenir tout au long de l’existence n’est plus… Comment être mère et n’être plus effectivement épouse ? Comment être père et n’être plus effectivement époux ? Comment l’enfant peut-il encore assumer sa relation filiale envers ses deux parents ? Pour lui il s’agit parfois d’accepter qu’un des deux, bien qu’encore vivant, soit tenu pour « quasi mort »… Quoi qu’on dise, l’enfant doit affronter une forme de deuil…, de la mort du couple… Cela montre que les relations interpersonnelles humaines, même les plus constitutives de l’existence sont entachées 380 COMPRENDRE L’HOMME POUR PENSER DIEU d’imperfection et affectées par la possibilité du mal. En conséquence, toutes nos relations familiales, comme toute personne humaine individuelle, doivent être « sauvées » de cette imperfection par delà la mort. Le salut de notre personne individuelle ne peut d’ailleurs se faire sans que s’accomplisse en même temps le salut de nos relations familiales. Souvenez-vous, Madame, si cela vous est possible… de tous les motifs d’espérance qui ont été développés par les uns et les autres au cours de ce colloque. Le salut par notre résurrection en JésusChrist est un salut familial en la Famille trinitaire de Dieu. C’est très important ! C’est aussi réconfortant… Le poids de nos souffrances ne doit pas nous faire méconnaître les vérités premières et les espérances qui se dégagent de notre existence familiale humaine. Les différentes formes du mal qui peuvent affecter nos relations familiales ne doivent pas nous empêcher de considérer que la structure ternaire de la famille est la véritable image ontologique des relations trinitaires en Dieu. En effet, les défauts de notre intelligence, de notre volonté, de notre esprit ne nous interdisent pas de considérer que Dieu est de nature immatérielle et spirituelle, doué d’intelligence et de volonté aimante. C’est à partir de notre nature humaine, bien qu’imparfaite et sujette au mal, que nous parvenons à nous faire une certaine idée de Dieu. Pour cela, il nous faut à la fois éliminer de notre idée de Dieu toutes formes d’imperfection humaine et porter à l’infini toutes formes des qualités d’esprit et de cœur, présentes en notre humanité. De même que nous devons être « sauvés » de la mort corporelle, laquelle est le propre de tout vivant biologique, par le don divin de notre résurrection en tant que personnes conscientes et libres, ainsi nous devons être sauvés des échecs de nos relations conjugales, parentales et filiales, par une véritable divinisation de ces relations au-delà de l’histoire présente, après la mort. Le fait de la souffrance que nous éprouvons dans ces situations d’échec : ruptures et haines réciproques (ou non) entre conjoints, entre parents et enfants, montre combien il est absolument nécessaire que ces relations familiales soient, par delà notre mort, libérées de toutes imperfections. Les raisons de nos souffrances sont des indices d’espoir... L’espérance de ce salut peut être un réconfort pour ceux qui souffrent. Ce n’est pas une illusion… Soyez-en convaincue… Vos enfants vous seront reconnaissants de votre certitude… *** Joseph Duponcheele : docteur en philosophie Contact email : <mailto:[email protected]>