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1.3 Évolution de la définition : linguistique et rhétorique
Cette triple conception de l’art rhétorique a ainsi parcouru toute l’histoire de la rhétorique, l’une ou l’autre des
notions prenant le pas sur les autres, et, par extension, déterminant tout un art oratoire d’une zone
géographique ou d’une période données. Ce phénomène fut largement le moteur de la dispersion de la
rhétorique comme discipline, qui culmina en 1890, en France, avec sa disparition au programme des bacheliers.
Les conceptions modernes, qui ont vu le jour au XXe siècle grâce aux travaux des linguistes comme Ferdinand de
Saussure, John Searle, le Groupe µ ou Roman Jakobson parmi les plus importants, vont ainsi redécouvrir l’art
oratoire. Les notions de logos, de pathos et d’êthos sont réinterprétés à la lumière de la sociolinguistique
notamment, discipline qui examine l’usage du langage au sein des groupes humains. Des concepts comme ceux
d’argumentation ou de négociation permettent ainsi de dépasser les imperfections des définitions classiques
pour aboutir, selon les mots de Michel Meyer à une conception selon laquelle « la rhétorique est la négociation
de la différence entre des individus sur une question donnée », définition qui influence profondément les
modèles communicationnels actuels. Michel Meyer nomme ces théories modernes foisonnantes de
propositions, « les rhétoriques ». Cependant, tout au long du XXe siècle, « la rhétorique a été réduite à ce
qu’elle a de plus linguistique, c’est-à-dire la théorie des figures », au mépris du discours en lui-même et de sa
dimension relationnelle et sociale. Elle ne fut dès lors comprise et étudiée qu’à travers le prisme de la
grammaire ou de la stylistique. Ce n’est que récemment qu’elle fut redécouverte comme discipline autonome
ayant sa propre épistémologie.
La redécouverte de la rhétorique, par les intellectuels comme Kenneth Burke mais aussi par les professionnels
de la communication (publicité, médias, politique, etc.), permit de redécouvrir les textes classiques et toute la
richesse et les techniques de cet art oratoire. Pour Jean-Jacques Robrieux, la « société du savoir » et de la
communication y est pour beaucoup, le locuteur du XXe siècle a en effet « un besoin d’expression [et] de
décoder des messages de plus en plus complexes ».
Les termes « rhétorique » ou « sophistique » (qui lui est souvent, par méconnaissance, associé) sont souvent
utilisés de nos jours avec un sens péjoratif, quand le locuteur souhaite opposer les paroles creuses à l’action,
ou séparer l’information de la désinformation, de la propagande, ou encore pour qualifier des formes
douteuses de discours pseudo-argumentatif. Il est ainsi courant d’entendre que tel politicien « fait de la
rhétorique ». Michel Meyer résume ainsi la représentation de la discipline dans l’esprit commun : « Le sophiste
est l’antithèse du philosophe comme la rhétorique est le contraire de la pensée juste ». Jean-Jacques Robrieux
explique lui que l’usage du terme est souvent en usage pour « dévaloriser des modes d’expressions affectés,
ampoulés ou artificiels ». La rhétorique est ainsi vue traditionnellement comme l’apanage de la démagogie, du
discours politique, de la publicité ou du marketing.
1.4 Rhétorique et argumentation
La confusion entre la rhétorique comme art de l’éloquence, mise en œuvre de techniques de séduction au
moyen du langage, et l’argumentation comme déroulement d’un raisonnement, existe depuis les débuts de la
discipline. Souvent confondue avec la dialectique, l’argumentation met « en œuvre un raisonnement dans une
situation de communication » selon Philippe Breton. La dialectique (étymologiquement, l’» art de la
discussion »), ancien terme pour désigner le champ argumentatif, était en effet subordonnée à la rhétorique.
Le philosophe grec de l’Antiquité Zénon d’Élée comparait ainsi la dialectique, technique du dialogue, à un
« poing fermé » alors que la rhétorique lui paraissait semblable à une « main ouverte ». L’orateur romain
Cicéron explique ainsi que « L’argumentation devra s’élever en proportion de la grandeur du sujet ». Pourtant,
les différences tant théoriques que d’usages sont nombreuses.
Pour Michel Meyer, la différence principale tient au fait que « la rhétorique aborde la question par le biais de la
réponse, la présentant comme disparue, donc résolue, tandis que l’argumentation part de la question même,
qu’elle explicite pour arriver à ce qui résout la différence, le différend, entre les individus ». La publicité est à ce
sujet éclairante : il s’agit, par la rhétorique, de plaire sans forcément démontrer le bien-fondé d’un produit,
alors que le milieu juridique, au tribunal, lui, use d’argumentation pour « manifester la vérité ». Une autre
différence notable tient aux buts des deux disciplines. Si l’argumentation recherche la vérité (dans la
démonstration mathématique par exemple), la rhétorique cherche avant tout le vraisemblable. Aristote
explique en effet le premier que « le propre de la rhétorique, c’est de reconnaître ce qui est probable et ce qui
n’a que l’apparence de la probabilité ». De là vient l’image quelque peu péjorative, synonyme de « discours
fallacieux », que véhicule l’art rhétorique depuis ses débuts, notamment au sein de la sphère politique. Or, l’art
oratoire ne s’occupe que de l’opinion (doxa) selon Joëlle Gardes-Tamine.