Lycée LES BRUYÈRES 67, Avenue des Canadiens 76300 SOTTEVILLE-LES -ROUEN Tél : 02.32.81.69.70 Fax : 02.35.73.51.78 PHILOSOPHIE Voici dix textes dont la lecture est particulièrement recommandée aux élèves de Première admis en Terminale afin qu’ils se préparent à l’échéance de l’enseignement de la philosophie au cours de leur prochaine année scolaire. * * TEXTE N°1 & 2 : ALAIN Alain : Propos sur les pouvoirs : propos n°139 du 19 Janvier 1924 – Editions Folio Essais p. 351-352. 1 « Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n’est que l’apparence. En tous ces cas-là, c’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement. Elle se sépare d’elle-même. Elle combat 5 contre elle-même. Il n’y a pas au monde d’autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C’est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c’est nier ce que 10 l’on croit. Qui croit seulement ne sait même plus ce qu’il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. Je le dis aussi bien pour le choses qui nous entourent. Qu’est-ce que je vois en ouvrant les yeux ? Qu’est-ce que je verrais si je devais tout croire ? En vérité une sorte de bariolage, et comme une tapisserie incompréhensible. Mais c’est en 15 m’interrogeant sur chaque chose que je la vois. Ce guetteur qui tient sa main en abat-jour, c’est un homme qui dit non. Ceux qui étaient aux observatoires de guerre pendant de longs jours ont appris à voir, toujours par dire non. Et les astronomes ont de siècle en siècle toujours reculé de nous la lune, le soleil et les étoiles, par dire non. Remarquez que dans la première présentation de toute l’existence, tout était vrai ; cette présence du monde ne 20 trompe jamais. Le soleil ne paraît pas plus grand que la lune ; aussi ne doit-il pas paraître autre, d’après sa distance et d’après sa grandeur. Et le soleil se lève à l’est pour l’astronome aussi ; c’est qu’il doit paraître ainsi par le mouvement de la terre dont nous sommes les passagers. Mais aussi c’est notre affaire de remettre chaque chose à sa place et à sa distance. C’est donc bien à moi-même que je dis non. » * Alain : Propos sur les pouvoirs : propos n°140 du 5 mai 1931 – Editions Folio Essais p. 353-354. « Le doute est le sel de l’esprit ; sans la pointe du doute, toutes les connaissances sont bientôt pourries. J’entends aussi bien les connaissances les mieux fondées et les plus raisonnables. Douter quand on s’aperçoit qu’on s’est trompé ou que l’on a été trompé, ce n’est pas difficile ; je voudrais même dire que cela n’avance guère ; ce doute forcé est comme une violence qui nous est faite ; aussi c’est un doute triste ; c’est un doute de faiblesse ; c’est un regret d’avoir cru, et une confiance trompée. Le vrai c’est qu’il ne faut jamais croire, et qu’il faut examiner toujours. L’incrédulité n’a pas encore donné sa mesure. Croire est agréable. C’est une ivresse dont il faut se priver. Ou alors dites adieu à liberté, à justice, à paix. » * 1/9 * TEXTE N°3 : Aristote : Aristote : La Métaphysique, trad. de jean Montenot légèrement modifiée, Classique Hachette de la philosophie, 1997, pp17-18. « C'est bien en effet le fait de s’étonner qui, aujourd'hui comme au début, commande aux hommes de philosopher. Dès l’origine, ils s’étonnèrent des choses étranges qui étaient à portée de main ; puis, progressant peu à peu, ils furent embarrassés par des phénomènes plus importants, comme ceux qui affectent la lune, ceux du soleil et les astres, ainsi que la génération de tout ce qui est. Or celui qui doute et s'étonne reconnaît sa propre ignorance ; c'est pourquoi même l'amateur de mythes est, en quelque manière, philosophe [amoureux de la sagesse], car le mythe est un assemblage de choses étonnantes. Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers hommes se mirent à philosopher, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de connaître et non en vue d’un usage quelconque. Et ce qui s'est passé en réalité en fournit la preuve : c’est parce que presque toutes les nécessités fondamentales d’un vie heureuse et agréable étaient satisfaites que l’on commença à chercher un tel mode de pensée. Je conclus que, manifestement, nous ne cherchons ce savoir pour aucun intérêt qui lui soit étranger. Mais, de même que nous appelons libre l’homme qui vit pour lui-même et non pas au service d’un autre, de même seule la philosophie, parmi les sciences, peut être déclarée libre, puisque seule elle est à elle-même sa propre fin. » 2/9 1 5 10 15 20 25 30 35 * TEXTE N°4 : LA BIBLE : Ancien Testament : Extrait : La Bible de Jérusalem – in site Internet : http://www.biblia-cerf.com/BJ/gn3.html Genèse : versets 2.25 à 3.19. « Or tous deux étaient nus, l’homme et sa femme, et ils n'avaient pas honte l'un devant l'autre. Le serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que Yahvé Dieu avait faits. Il dit à la femme : « Alors, Dieu a dit : Vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? » La femme répondit au serpent : « Nous pouvons manger du fruit des arbres du jardin. Mais du fruit de l'arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : Vous n'en mangerez pas, vous n'y toucherez pas, sous peine de mort. » Le serpent répliqua à la femme : « Pas du tout ! Vous ne mourrez pas ! Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal. » La femme vit que l'arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu'il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement. Elle prit de son fruit et mangea. Elle en donna aussi à son mari, qui était avec elle, et il mangea. Alors leurs yeux à tous deux s'ouvrirent et ils connurent qu'ils étaient nus; il cousirent des feuilles de figuier et se firent des pagnes. Ils entendirent le pas de Yahvé Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour, et l'homme et sa femme se cachèrent devant Yahvé Dieu parmi les arbres du jardin. Yahvé Dieu appela l'homme : « Où es-tu ? » dit-il. « J'ai entendu ton pas dans le jardin », répondit l'homme ; « j'ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché. » Il reprit : « Et qui t'a appris que tu étais nu ? Tu as donc mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger ! » L'homme répondit : « C'est la femme que tu as mise auprès de moi qui m'a donné de l'arbre, et j'ai mangé ! » Yahvé Dieu dit à la femme : « Qu'as-tu fait là ? et la femme répondit : C'est le serpent qui m'a séduite, et j'ai mangé. » Alors Yahvé Dieu dit au serpent : « Parce que tu as fait cela, maudit sois-tu entre tous les bestiaux et toutes les bêtes sauvages. Tu marcheras sur ton ventre et tu mangeras de la terre tous les jours de ta vie. Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t'écrasera la tête et tu l'atteindras au talon. » A la femme, il dit : « Je multiplierai les peines de tes grossesses, dans la peine tu enfanteras des fils. Ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi. » A l'homme, il dit : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais interdit de manger, maudit soit le sol à cause de toi ! A force de peines tu en tireras subsistance tous les jours de ta vie. Il produira pour toi épines et chardons et tu mangeras l'herbe des champs. A la sueur de ton visage tu mangeras ton pain, jusqu'à ce que tu retournes au sol, puisque tu en fus tiré. Car tu es glaise et tu retourneras à la glaise. » * 3/9 * TEXTE N°5 : Victor Hugo : Présentation : Javert est inspecteur de police. Il cherche à arrêter Jean Valjean, un ancien forçat accusé de vol. Mais ce dernier vient de lui sauver la vie. Javert ne sait plus quelle attitude est juste : laisser Jean Valjean libre ou bien le livrer à la justice. Finalement il choisira de démissionner de son poste et de se suicider. Victor Hugo, Les Misérables, 5ème partie, livre IV (1862), Folio Classiques, Gallimard, p. 719. « Javert souffrait affreusement. Depuis quelques heures Javert avait cessé d'être simple. Il était troublé ; ce cerveau, si limpide dans sa cécité, avait perdu sa transparence ; il y avait un nuage dans ce cristal. Javert sentait dans sa conscience le devoir se dédoubler, et il ne pouvait se le dissimuler. Quand il avait rencontré si inopinément Jean Valjean sur la berge de la Seine, il y avait eu en lui quelque chose du loup qui ressaisit sa proie et du chien qui retrouve son maître. Il voyait devant lui deux routes également droites toutes deux, mais il en voyait deux; et cela le terrifiait, lui qui n'avait jamais connu dans sa vie qu'une ligne droite. Et, angoisse poignante, ces deux routes étaient contraires. L'une de ces deux lignes droites excluait l'autre. Laquelle des deux était la vraie? Sa situation était inexprimable. Devoir la vie à un malfaiteur, accepter cette dette et la rembourser, être, en dépit de soimême, de plain-pied avec un repris de justice, et lui payer un service avec un autre service ; se laisser dire : Va-t'en, et lui dire à son tour : Sois libre ; sacrifier à des motifs personnels le devoir, cette obligation générale, et sentir dans ces motifs personnels quelque chose de général aussi, et de supérieur peut-être ; trahir la société pour rester fidèle à sa conscience; que toutes ces absurdités se réalisassent et qu'elles vinssent s'accumuler sur lui-même, c'est ce dont il était atterré. Une chose l'avait étonné, c'était que Jean Valjean lui eût fait grâce, et une chose l'avait pétrifié, c'était que, lui Javert, il eût fait grâce à Jean Valjean. Où en était-il? Il se cherchait et ne se trouvait plus. Que faire maintenant ? Livrer Jean Valjean, c'était mal; laisser jean Valjean libre, c'était mal. Dans le premier cas, l'homme de l'autorité tombait plus bas que l'homme du bagne; dans le second, un forçat montait plus haut que la loi et mettait le pied dessus. Dans les deux cas, déshonneur pour lui Javert. Dans tous les partis qu'on pouvait prendre, il y avait de la chute. La destinée a de certaines extrémités à pic sur l'impossible, et au-delà desquelles la vie n'est plus qu'un précipice. Javert était à une de ces extrémités-là. Une de ses anxiétés, c'était d'être contraint de penser. La violence même de toutes ces émotions contradictoires l'y obligeait. La pensée, chose inusitée pour lui, et singulièrement douloureuse. Il y a toujours dans la pensée une certaine quantité de rébellion intérieure; et il s'irritait d'avoir cela en lui. La pensée, sur n'importe quel sujet en dehors du cercle étroit de ses fonctions, eût été pour lui, dans tous les cas, une inutilité et une fatigue ; mais la pensée sur la journée qui venait de s'écouler était une torture. Il fallait bien cependant regarder dans sa conscience après de telles secousses, et se rendre compte de soi-même à soi-même. » * 4/9 * TEXTE N°6 : Marc Aurèle : Marc Aurèle : Soliloques, trad. par Léon-Louis Grateloup, Livre de poche 1998, p. 54. Livre IV : § 47 1 § 47 : « Considère sans cesse combien de médecins sont morts, après avoir tant de fois froncé les sourcils à la vue des malades ; combien d’astrologues qui croyaient avoir fait un exploit en prédisant la mort des autres ; combien de philosophes qui avaient discuté indéfiniment sur la mort ou l’immortalité ; combien de chefs qui avaient fait mourir tant 5 de gens ; combien de tyrans qui avaient usé avec une singulière arrogance, et comme s’ils étaient eux-mêmes immortels, du droit qu’ils s’étaient arrogé sur la vie des autres ; combien de villes sont, pour ainsi dire, mortes tout entières : Héliké1, Pompéi, Herculanum2 et d’autres innombrables. Rappelle-toi tous ceux que tu as vu mourir l’un après l’autre. Celui-ci après avoir rendu les derniers devoirs à celui-là, et celui-là à un 10 troisième, tous ont été couchés par la mort, et tout cela en peu de temps. En somme, vois comme les choses humaines sont éphémères et sans valeur : hier, un peu de glaire, demain momie ou tas de cendres. Passons donc conformément à la nature la durée infime de notre vie, et détachons-nous d’elle avec sérénité, comme une olive mûre, qui tomberait en louant la terre qui l’a portée, et en remerciant l’arbre qui l’a produite. » * Hélikè : ville d’Archaïe en Grèce qui, selon Polybe, aurait été engloutie par la mer avant la bataille de Leuctres en 373 avant J.C. 2 Pompéi & Herculanum furent détruites par une éruption du Vésuve en 79 après J.C. 1 5/9 * TEXTE N°7 : J.J. Rousseau : Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) : Julie ou La nouvelle Héloïse, lettres de deux amants habitants d'une petite ville au pied des Alpes recueillies et publiées par Jean-Jacques Rousseau [2ème partie, lettre 21] Classiques de poche, L.G.F ; 2002, p. 332-333. Autre source : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k101488g * Lettre n° 21 de Saint Preux à Julie : extrait : « C'est le premier inconvénient des grandes villes que les hommes y deviennent autres que ce qu'ils sont, et que la société leur donne pour ainsi dire un être différent du leur. Cela est vrai, surtout à Paris, et surtout à l'égard des femmes, qui tirent des regards d'autrui la seule existence dont elles se soucient. En abordant une dame dans une assemblée, au lieu d'une Parisienne que vous croyez voir, vous ne voyez qu'un simulacre3 de la mode. Sa hauteur, son ampleur, sa démarche, sa taille, sa gorge, ses couleurs, son air, son regard, ses propos, ses manières, rien de tout cela n'est à elle; et si vous la voyiez dans son état naturel, vous ne pourriez la reconnaître. Or cet échange est rarement favorable à celles qui le font, et en général il n'y a guère à gagner à tout ce qu'on substitue à la nature. Mais on ne l'efface jamais entièrement; elle s'échappe toujours par quelque endroit, et c'est dans une certaine adresse à la saisir que consiste l'art d'observer. Cet art n'est pas difficile vis-à-vis des femmes de ce pays; car, comme elles ont plus de naturel qu'elles ne croient en avoir, pour peu qu'on les fréquente assidûment, pour peu qu'on les détache de cette éternelle représentation qui leur plaît si fort, on les voit bientôt comme elles sont; et c'est alors que toute l'aversion qu'elles ont d'abord inspirée se change en estime et en amitié. Voilà ce que j'eus occasion d'observer la semaine dernière dans une partie de campagne où quelques femmes nous avaient assez étourdiment invités, moi et quelques autres nouveaux débarqués, sans trop s'assurer que nous leur convenions, ou peut-être pour avoir le plaisir d'y rire de nous à leur aise. Cela ne manqua pas d'arriver le premier jour. Elles nous accablèrent d'abord de traits plaisants et fins, qui tombant toujours sans rejaillir, épuisèrent bientôt leur carquois. Alors elles s'exécutèrent de bonne grâce, et ne pouvant nous amener à leur ton, elles furent réduites à prendre le nôtre. Je ne sais si elles se trouvèrent bien de cet échange; pour moi, je m'en trouvai à merveille; je vis avec surprise que je m'éclairais plus avec elles que je n'aurais fait avec beaucoup d'hommes. Leur esprit ornait si bien le bon sens, que je regrettais ce qu'elles en avaient mis à le défigurer; et je déplorais, en jugeant mieux des femmes de ce pays, que tant d'aimables personnes ne manquassent de raison que parce qu'elles ne voulaient pas en avoir. Je vis aussi que les grâces familières et naturelles effaçaient insensiblement les airs apprêtés de la ville; car, sans y songer, on prend des manières assortissantes aux choses qu'on dit, et il n'y a pas moyen de mettre à des discours sensés les grimaces de la coquetterie. Je les trouvai plus jolies depuis qu'elles ne cherchaient plus tant à l'être, et je sentis qu'elles n'avaient besoin pour plaire que de ne se pas déguiser. J'osai soupçonner sur ce fondement que Paris, ce prétendu siège du goût, est peut-être le lieu du monde où il y en a le moins, puisque tous les soins qu'on y prend pour plaire défigurent la véritable beauté. » * 3 Simulacre : image d’une chose feinte. 6/9 * TEXTE N°8 : J.J. Rousseau : Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) : Julie ou La nouvelle Héloïse, lettres de deux amants habitants ème d'une petite ville au pied des Alpes recueillies et publiées par Jean-Jacques Rousseau [6 partie, lettre 7] Classiques de poche, L.G.F ; 2002, p. 747. * « J'entends beaucoup raisonner contre la liberté de l'homme, et je méprise tous ces sophismes4, parce qu'un raisonneur a beau me prouver que je ne suis pas libre, le sentiment intérieur, plus fort que tous ses arguments, les dément sans cesse ; et quelque parti que je prenne, dans quelque délibération que ce soit, je sens parfaitement qu'il ne tient qu'à moi de prendre le parti contraire. Toutes ces subtilités de l'école sont vaines précisément parce qu'elles prouvent trop, qu'elles combattent tout aussi bien la vérité que le mensonge, et que, soit que la liberté existe ou non, elles peuvent servir également à prouver qu'elle n'existe pas. À entendre ces gens-là, Dieu même ne serait pas libre, et ce mot de liberté n'aurait aucun sens. Ils triomphent, non d'avoir résolu la question, mais d'avoir mis à sa place une chimère. Ils commencent par supposer que tout être intelligent est purement passif, et puis ils déduisent de cette supposition des conséquences pour prouver qu'il n'est pas actif. La commode méthode qu'ils ont trouvée là! S'ils accusent leurs adversaires de raisonner de même, ils ont tort. Nous ne nous supposons point actifs et libres, nous sentons que nous le sommes. C'est à eux de prouver non seulement que ce sentiment pourrait nous tromper, mais qu'il nous trompe en effet. L'évêque de Cloyne a démontré que, sans rien changer aux apparences, la matière et les corps pourraient ne pas exister; est-ce assez pour affirmer qu'ils n'existent pas? En tout ceci, la seule apparence coûte plus que la réalité : je m'en tiens à ce qui est plus simple. » * Sophisme : argument qui semble être vrai mais qui ne l’est pas en réalité : car soit il embarrasse la pensée par des complexités inutiles, soit il induit délibérément en erreur. 4 7/9 * TEXTE N°9 : A. Schopenhauer : Arthur Schopenhauer : Le Monde comme volonté et comme représentation, Trad. Burdeau, PUF, p. 473- 474. 1 « C'est ici le lieu de parler aussi d'une des propriétés les plus surprenantes de la nature humaine, les pleurs ; comme le rire, ils sont un des signes extérieurs qui distinguent l'homme de la bête. Les pleurs, en effet, ne sont pas directement l'expression de la douleur ; car il y a bien peu de douleurs qui fassent pleurer. À mon sens, ce n'est pas sous 5 l'impression directe de la douleur que l'on pleure, c'est à la suite d'une reproduction de la douleur que nous présente la réflexion. Dès que nous éprouvons une douleur, même physique, nous nous en faisons une représentation pure, et là notre état nous apparaît si digne de compassion, que, si un autre se trouvait à notre place, nous serions fermement et sincèrement décidés à venir à son secours avec pitié, avec attendrissement5. Or, c'est nous10 même qui sommes l'objet de notre propre pitié sincère ; au moment précis où nous avons l'humeur la plus secourable, c'est nous-même qui avons besoin de secours. Nous nous sentons souffrir plus que nous ne pourrions supporter de voir un autre souffrir. C'est dans ce sentiment si complexe, où la douleur, d'abord éprouvée directement, revient sur ellemême par un double détour et se fait percevoir de nouveau en s'offrant à nous comme une 15 douleur étrangère, à laquelle nous compatissons, puis, tout à coup, se révèle de nouveau comme une douleur à nous, c'est dans ce sentiment, c'est à travers cette étrange convulsion6, que la Nature cherche un adoucissement à son mal. - Pleurer, 'est donc avoir pitié de soi-même ; la pitié, ici, est comme rappelée en arrière, et revient à son point de départ. On ne saurait donc pleurer sans être capable de tendresse et de pitié, et aussi 20 d'imagination ; par suite, ni les gens au cœur dur, ni les hommes sans imagination ne pleurent aisément ; pleurer passe toujours pour la marque d'une certaine bonté morale, et les larmes désarment la colère, parce qu'on se dit : celui qui peut encore pleurer doit nécessairement être aussi capable de tendresse, de pitié pour autrui, car la pitié entre, de la manière que nous avons décrite, comme un élément dans l'état d'âme qui nous fait pleurer. » * 5 « attendrissement » : le fait de s'émouvoir ; état d'une personne attendrie. Verser des larmes d'attendrissement. Ne nous laissons pas aller à l'attendrissement. 6 « convulsion ». Emprunté du latin convulsio, terme médical, de convellere : Pathol. Contraction involontaire, irrégulière ou saccadée des muscles du corps, accompagnée de secousses plus ou moins violentes. Le plus souvent au pluriel. Les convulsions de l'épilepsie. Les convulsions fébriles du nourrisson. Entrer, tomber en convulsion, en convulsions. 8/9 * TEXTE N°10 : M. Yourcenar : Marguerite Yourcenar [1903-1987], Souvenirs pieux, Gallimard, 1974, 1ère partie : L’accouchement, p. 11-12. « L'être que j'appelle moi vint au monde un certain lundi 8 juin 1903, vers les 8 heures du matin, à Bruxelles, et naissait d'un Français appartenant à une vieille famille du Nord, et d'une Belge dont les ascendants avaient été durant quelques siècles établis à Liège, puis s'étaient fixés dans le Hainaut. La maison où se passait cet événement, puisque toute naissance en est un pour le père et la mère et quelques personnes qui leur tiennent de près, se trouvait située au numéro 193 de l'avenue Louise, et a disparu il y a une quinzaine d'années, dévorée par un building. Ayant ainsi consigné ces quelques faits qui ne signifient rien par eux-mêmes, et qui, cependant, et pour chacun de nous, mènent plus loin que notre propre histoire et même que l'histoire tout court, je m'arrête, prise de vertige devant l'inextricable enchevêtrement7 d'incidents et de circonstances qui plus ou moins nous déterminent tous. Cet enfant du sexe féminin, déjà pris dans les coordonnées de l'ère chrétienne et de l'Europe du XX° siècle, ce bout de chair rose pleurant dans un berceau bleu, m'oblige à me poser une série de questions d'autant plus redoutables qu'elles paraissent banales, et qu'un littérateur qui sait son métier se garde bien de formuler. Que cet enfant soit moi, je n'en puis douter sans douter de tout. Néanmoins, pour triompher en partie du sentiment d'irréalité que me donne cette identification, je suis forcée, tout comme je le serais pour un personnage historique que j'aurais tenté de recréer, de m'accrocher à des bribes de souvenirs reçus de seconde ou de dixième main, à des informations tirées de bouts de lettres ou de feuillets de calepins qu'on a négligé de jeter au panier, et que notre avidité de savoir pressure au-delà de ce qu'ils peuvent donner, ou d'aller compulser8 dans des mairies ou chez des notaires des pièces authentiques dont le jargon administratif et légal élimine tout contenu humain. Je n'ignore pas que tout cela est faux ou vague comme tout ce qui a été réinterprété par la mémoire de trop d'individus différents, plat comme ce qu'on écrit sur la ligne pointillée d'une demande de passeport, niais comme les anecdotes qu'on se transmet en famille, rongé par ce qui entre temps s'est amassé en nous comme une pierre par le lichen9 ou, du métal par la rouille. Ces bribes de faits crus connus sont cependant entre cet enfant et moi la seule passerelle viable; ils sont aussi la seule bouée qui nous soutient tous deux sur la mer du temps. C'est avec curiosité que je me mets ici à les rejointoyer10 pour voir ce que va donner leur assemblage : l'image d'une personne et de quelques autres, d'un milieu, d'un site, ou, çà et là, une échappée momentanée sur ce qui est sans nom et sans forme. » * 7 état de ce qui est enchevêtré, emmêlé, embrouillé, au point de donner une impression de désordre, de confusion. 8 Consulter des manuscrits, des documents d’archives, des livres. 9 Plante formée par l'association d'une algue et d'un champignon vivant en symbiose. 10 Au sens propre, c’est procéder à une nouveau jointoiement, c’est à dire remplir les joints d'une maçonnerie défaillante soit avec du mortier, soit avec du ciment, soit avec du plâtre. 9/9