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Chapitre 7
La dynamique de change régionale en Europe
processus institutionnalisé d’intégration monétaire
Dans le chapitre précédent, nous étude, de nature empirique, a porté sur une forme
spécifique de dynamique de change qui fait écho au contexte actuel de globalisation : le
phénomène de « monnaie internationale » résultant des substitutions concurrentielles entre
monnaies nationales sur la scène mondiale. Dans le présent et le suivant chapitres, nous nous
intéresserons à une seconde forme particulière de dynamique de change, cette fois-ci
examinée dans le contexte de régionalisation. Il s’agit, en fait, du « processus d’intégration
monétaire », processus qui représente des substitutions coopératives entre monnaies
nationales au sein d’une région.
L’étude de cette forme de dynamique de change régionale nécessite pourtant une
distinction, en termes de la participation relative des deux principaux « protagonistes »
présents au processus d’intégration monétaire. En effet, dans le chapitre 3 de la présente thèse,
nous avons montré, par le biais d’une analyse menée sous un angle théorique, la coexistence
de deux groupes de participants dans un tel processus, en raison de la nature collective
spécifique de la monnaie. D’un côté, ce sont les institutions officielles qui coordonnent leurs
politiques monétaires, de manière explicite ou implicite, en vue d’une cohésion plus forte
entre leurs monnaies. De l’autre, ce sont les agents privés sur le marché, « usagers » de ces
monnaies nationales. En formant une force implicite d’union, ces agents privés peuvent avoir
une influence décisive sur le mode de coopération entre autorités monétaires, et jouer ainsi un
rôle non négligeable dans l’évolution du processus d’intégration monétaire. A cet égard, un
processus d’intégration monétaire est, comme l’émergence de la devise clé, un enchaînement
d’interactions entre ces deux groupes de « protagonistes » sur le « marcinternational des
monnaies nationales ». Pourtant, dans l’économie actuelle, nous pouvons distinguer deux cas
représentatifs de dynamique de change régionale, au regard de l’importance du rôle que joue
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chacun de ces deux groupes de « protagonistes », dans le déroulement du processus
d’intégration monétaire.
D’un côté, il s’agit d’un long processus, qui, dans les pays d’Europe, a abouti à
l’unification ultime de leurs monnaies : la création de l’euro. Dans ce processus, la
participation des Etats s’avère particulièrement active, même si l’importance du rôle que
jouent les agents privés sur le marché demeure toujours non négligeable. A cet égard, le cas
européen correspond à un exemple d’intégration monétaire institutionnelle. De l’autre,
c’est un processus implicite d’intégration monétaire qui émerge, en particulier à partir du
début des années 90, au sein des pays d’Asie orientale. Dans ce processus, les mesures
institutionnelles prises par les autorités au regard de l’intégration des devises asiatiques sont
peu présentes. Ce sont, en revanche, les entreprises asiatiques qui contribuent au renforcement
de la cohésion monétaire entre pays asiatiques, par le biais de leur participation active au
processus d’intégration dans le domaine du commerce extérieur régional. Contrairement
au cas européen, le cas de l’intégration monétaire asiatique peut être pris comme exemple
d’un processus d’intégration essentiellement clenché par les « forces » implicites du
marché, c’est-à-dire d’un processus d’intégration monétaire de nature « market-oriented »
ou « market-led ».
Cette dichotomie nous oblige ainsi à adopter des stratégies analytiques différentes, pour
mieux examiner les caractéristiques ainsi que les incidences propres à chaque cas du
processus d’intégration monétaire. C’est dans cet esprit que nous nous concentrerons, dans le
présent chapitre, sur le processus d’intégration monétaire dans les pays européens, en
reprenant le cadre d’analyse que nous avons développé et récapitulé dans les schémas 3-1 et
3-2 au chapitre 3. Quant au cas asiatique, il sera étudié dans le chapitre suivant, par le biais
des approches analytiques alternatives.
I. L’intégration monétaire en Europe : son origine historique et son développement
Avant d’appliquer la théorie de l’intégration monétaire, que nous avons examinée dans
le chapitre 3, à l’étude du processus d’intégration monétaire européenne, il convient, tout
d’abord, de rechercher son origine, car ce processus est loin d’être purement monétaire si
nous examinons son lien avec d’autres mouvements d’intégration qui ont lieu sur le vieux
continent au cours des dernières décennies. En effet, le premier processus d’intégration qui
s’est déroulé en Europe a commencé dès la fin de la seconde Guerre Mondiale. Cette initiative
était, cependant, essentiellement destiné à préserver la paix, chèrement regagnée après deux
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grandes guerres successives, par le biais d’une gestion commune de ressources clés telles que
le charbon et l’acier. Mais ce premier pas de coopération à l’échelle européenne, menée
seulement à l’origine par quelques pays « noyaux », constitua la base de projets ultérieurs
d’intégration européenne beaucoup plus ambitieux et plus complexes, dans la mesure le
nombre de pays participants ne cessa de s’accroître, et les domaines affectés prirent de
l’extension. Outre les domaines commercial, agricole, et ensuite monétaire, le domaine
politique a été également concerné : certains partisans d’une intégration européenne plus
profonde proclamèrent la création originale d’un modèle d’« Etats-Unis d’Europe ».
En ce qui concerne la collaboration européenne en matière monétaire, son expérience
est relativement récente si nous la comparons au processus d’intégration économique, et en
particulier commerciale, au sein des pays d’Europe. En effet, l’intégration économique
européenne fut officiellement lancée lors de la signature du Traité de Rome par six pays
européens
1
en 1957. Cependant, ce traité ne s’intéressait qu’à des éléments « réels » de
l’économie, entre autres, à la promotion des échanges commerciaux entre pays membres, et à
la coopération communautaire en matière de production. La collaboration en terme de
politiques monétaires ne constituait pas un sujet explicite dans son ordre du jour. La première
coopération monétaire officielle entre les six pays membres du Traité de Rome n’apparut
qu’au moment de l’établissement du Comité des gouverneurs des banques centrales en
1964. Cette institution avait pour principal objectif de mieux coordonner les banques centrales
des pays membres européens, en termes de gestion de la parité de change entre les monnaies
concernées, et de leurs politiques monétaires internationales.
Au cours des années 60, en présence des crises financières internationales que nous
avons évoquées dans la section VII du chapitre 2, les six pays membres du Traité de Rome
commencèrent à envisager une véritable coopération en matière monétaire, afin de mieux
résister aux répercussions internationales de ces crises sur le fonctionnement de leurs
économies. En 1969, le plan Barre fut proposé, recommandant la mise en place d’un
mécanisme de coopération en matière de politiques monétaires entre les pays membres du
Traité de Rome. Cette proposition fut ensuite, en 1970, concrétisée dans le plan Werner. Ce
rapport, premier document officiel ayant trait explicitement à la conception et à la mise en
œuvre d’un processus d’intégration monétaire européenne, proposa la création de l’écu,
monnaie commune pour les pays membres de la Communauté européenne. Il suggéra
d’ailleurs la mise en place de mesures complémentaires, nécessaires à une meilleure cohésion
1
La France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique, et le Luxembourg.
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monétaire européenne, telles la centralisation des politiques nationales de crédit à l’échelle
communautaire, l’harmonisation des réglementations sur le marché du capital, l’établissement
d’une politique commune budgétaire communautaire, ainsi que la réduction graduelle de la
marge de fluctuation des taux de changes intra-communautaires.
La préparation d’un processus d’intégration monétaire européenne conçu dans le cadre
du plan Werner fut pourtant suspendue dès le début des années 70, à cause des grandes crises
qui se succédèrent sur la scène internationale, en particulier du démantèlement du système
monétaire international fondé sur les Accords de Bretton Woods signés en 1944. Entre-temps,
le nouvel ordre monétaire international, bien que temporaire, s’établit, grâce à la signature en
1971 des « Accords du Smithsonian Institute » à Washington, selon lesquels la marge de
fluctuation des taux de change (vis-à-vis du dollar) des principales monnaies dans l’économie
internationale était fixée. Cette politique de change à l’échelle internationale était pourtant
peu compatible avec, et même entravait, le fonctionnement de la politique agricole commune
(PAC), mise en place au sein des pays de la Communauté européenne depuis la signature du
Traité de Rome. Appelé le « Serpent », un mécanisme alternatif concernant la marge de
fluctuation des taux de change qui convenait mieux à l’économie communautaire, fut ainsi
créé en 1972. Cependant, en raison de la perpétuelle instabilité politique et monétaire qui
caractérisa tout au long des années 70 l’économie mondiale, ce mécanisme monétaire
européen ne put véritablement servir au renforcement de la cohésion entre monnaies
communautaires : certains pays membres furent forcés de quitter temporairement ce système
plusieurs fois au cours de cette période.
Afin de maîtriser, de manière plus efficace, les problèmes monétaires au sein de la
Communauté, les pays participant au « Serpent » réformèrent, en 1979, ce mécanisme de
change, en créant une union monétaire nouvelle, baptisée le SME (Système monétaire
européen). Certes, cette union peut être, en fait, considérée comme un « Super-serpent », étant
donné que son objectif essentiel consiste à rétablir un mécanisme plus rigoureux de marge de
fluctuation pour les taux de change « intra-communautaires ». Mais la création du SME
marque une étape décisive et concrète dans le processus d’intégration monétaire européenne.
En effet, dans le cadre du SME, l’écu, monnaie parallèle et commune européenne, proposé au
départ dans le plan Werner, est créé en tant qu’unide compte commune pour les monnaies
nationales européennes, ce qui confirme une volonté plus significative des institutions, au
regard du renforcement de la cohésion monétaire au sein de l’Europe.
Il faut cependant souligner que, malgré ces mesures réformatrices, le SME demeure,
sous deux angles, une union monétaire incomplète. D’une part, même si le cours des
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monnaies nationales du SME est fixé vis-à-vis de l’écu, il est en pratique « réalignable »,
c’est-à-dire que les taux de change « intra-communautaires » ne sont pas irrévocablement
fixés. D’autre part, il existe même, au sein de ce système, deux bandes distinctes (bande
étroite et bande large) de fluctuation des taux de change, qui sont appliquées selon les
monnaies. Ces deux aspects de « flexibili» sont susceptibles, non seulement de créer des
tensions entre les pays membres du SME, mais également d’entraver l’avancement de
l’intégration monétaire européenne, en termes de profondeur.
II. Le passage à la monnaie unique européenne : procédures et problèmes
Après une décennie de « pratique » du SME, utilisé en tant qu’alternative au regard des
coopérations monétaires européennes, la quintessence du plan Werner proposé en 1970 est à
nouveau réétudiée par les gouvernements communautaires. Dans le plan Delors publié en
1989, la volonté de réaliser une unification monétaire au sein de la Communauté européenne
est affirmée. D’après ce rapport, les processus d’intégration monétaire et d’intégration
économique sont incorporés dans un seul projet, sous le nom de l’UEM (l’Union économique
et monétaire), projet qui a pour ambition d’unifier toutes les monnaies européennes (monnaie
unique), ainsi que tous les autres éléments économiques à l’échelle européenne (marché
unique). En matière monétaire, les propositions du plan Delors sont concrétisées lors de la
signature du Traité de Maastricht en 1992. D’après ce traité, le processus d’unification
monétaire européenne se prépare en trois phases transitoires. Commençant déjà dès 1990, la
première phase consiste à mettre en place la libre circulation du capital au sein de l’Europe.
Quant à la seconde phase qui lui succède en 1994, elle vise à créer l’Institut monétaire
européen (IME) qui remplace le Comité des gouverneur des banques centrales mis en place
depuis 1964. Servant d’institution transitoire pendant le passage vers la future monnaie
unique, cet institut a pour vocation de préparer l’ultime établissement de la Banque centrale
européenne (BCE), laquelle doit être parfaitement opérationnelle dès le commencement de la
troisième phase.
Pendant la seconde phase transitoire, chaque pays communautaire qui souhaite pouvoir
participer à la création de la monnaie unique européenne, baptisée définitivement « l’euro »
lors du Conseil européen de Madrid en décembre 1995, doit, selon le Traité de Maastricht,
s’efforcer de restructurer son économie, pour être prêt à réussir « l’examen final » qui a lieu à
la fin de la seconde phase, à savoir à la fin de 1996. Apprécié par la Commission européenne
et l’IME lors de cet « examen final », un « candidat retenu » est celui qui est en mesure de
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