Mais, affirmer l’identité de l’être et de la temporalité et la détermination de l’être de l’homme comme
être-pour-la-mort, n’est-ce pas révéler l’identité de l’être et du néant, lui reprochera Hannah Arendt
dans Was ist Existenzphilosophie (1946), qui fera en revanche du « naître » l’un des concepts clés de sa
philosophie ? En outre, la détermination de l’être comme Souci, existence toujours menacée par la mort
signifie qu’il n’est pas « chez lui » dans le monde, qu’il ne peut être Soi que dans la mort, laquelle devient
ainsi le principe d’individuation absolu, soustrait au « On » (das Man). La conséquence en est une
séparation radicale du Soi, de l’ipséité par rapport au « On », le mourir d’autrui étant inconnaissable.
L’analytique de la vie quotidienne fait apparaître pour sa part que la rencontre n’a jamais lieu que sur
fond de Werkwelt, monde de l’affairement et de l’inauthenticité, monde de la déchéance. Mais si le Dasein
se définit comme « être jeté » (geworfen) dans une communauté, dans l’être-auprès-de (Sein bei) qui le
soutient et qui le guide jusqu’à ce qu’il soit enfin capable d’accéder à son être propre, c’est-à-dire à sa
responsabilité, le « On » ne saurait se réduire à une forme décadente du Soi-même, objecte de son côté
Edith Stein à Heidegger dans Phénoménologie et philosophie chrétienne (1931). La solitude ou
l’esseulement étant constitutif du Dasein, Hannah Arendt et beaucoup de commentateurs après elle
reprocheront enfin à Heidegger l’« égoïsme » de ce Soi, sa méconnaissance de la praxis, de la pluralité, de
la doxa, attitude assez similaire au mépris platonicien.
Vers une reconnaissance de l’expérience d’autrui : Kant, Scheler
La phénoménologie husserlienne restant prisonnière de la représentation et de la perception,la voie
d’accès à l’existence d’autrui, à l’intersubjectivité, ne se trouverait-elle pas du côté du sentiment, de
l’affectivité (Einfühlung), laquelle relie les êtres en deçà de la dualité sujet-objet, dans la mesure où elle
met directement « en présence de... » sans l’intermédiaire de la représentation ?Ce fut la voie
qu’emprunta Max Scheler en privilégiant la sympathie, perception ou encore compréhension affective
des émotions d’autrui, qui laisse subsister la différence entre ce qu’autrui ressent et ce que je ressens
moi-même à la vue de ses peines ou de ses joies. Mais pourquoi privilégier la sympathie, plutôt que la
haine ou la colère, parmi toutes les affections humaines ? N’est-ce pas omettre le moment de négativité
constitutif des relations interhumaines telles que la dialectique du maître et de l’esclave chez Hegel ou la
lutte des classes chez Marx ? En outre, nonobstant les nuances qu’introduit Max Scheler entre le partage
direct de la joie ou de la souffrance d’autrui, la contagion affective, la fusion affective, et la
compréhension affective, se pose néanmoins le problème d’éviter que la sympathie ne se perde en autrui,
ne l’absorbe, tout comme Heidegger distinguera entre une sollicitude (Fürsorge) affairée et qui assujettit
autrui (Besorgen), et une sollicitude plus authentique (Sorge) qui, en laissant être autrui, le libérerait.
Cette limite à la sympathie, Kant l’avait découverte pour sa part dans la notion de respect, notion au sein
de laquelle émerge l’expérience d’autrui.Le sujet accède à sa qualité de sujet transcendantal dès lors
qu’il manifeste sa volonté de surmonter ses désirs et ses inclinations particuliers en adhérant au principe
d’une législation universelle : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps
toujours valoir comme principe d’une législation universelle. » Le droit d’autrui à exister et,