1 - Le paradigme biologique

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EPP - 1° année - cours de J.G. OFFROY – 2005-2006 - 1° semestre : INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES
1 - Le paradigme biologique
INTRODUCTION
La naissance des sciences humaines dans le contexte du XIX° siècle, la situation sociopolitique
1 - LE PARADIGME BIOLOGIQUE
1.1) La révolution darwinienne
Charles Darwin
La théorie de Darwin
les répercussions philosophiques et sociales
références
1.2) La fondation des sciences humaines sur le modèle des sciences de la nature
en psychologie :
la psychologie « préscientifique »
la naissance d’une psychologie expérimentale : psychophysique et
psychophysiologie
une bio-psychologie
dans les sciences sociales : L’organicisme
1.3) Le darwinisme social
dans les sciences sociales : les théories de la race
en psychologie : l’eugénisme
1.4) En somme
1.5) Les courants actuels
Le néolibéralisme économique
la sociobiologie (E.O. WILSON)
Le retour du tout-biologique (J.P. CHANGEUX, J.D. VINCENT)
en psychologie :
racisme et psychologie évolutionniste ;
les neurosciences, le « New Age »
1.6) Conclusion : Les dangers et les apports, l’éthologie (K.Z. LORENZ, B. CYRULNIK)
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Le 19° siècle éprouve une véritable fascination pour la « physiologie » et l’idée d’évolution.
Le célèbre gastronome Anthelme BRILLAT-SAVARIN (1755-1826) publie en 1825
La Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante.
Honoré de BALZAC, à travers sa Comédie humaine, veut réaliser une véritable physiologie des
passions humaines ; il intitule un de ses ouvrages Physiologie du mariage et il dédie Le père Goriot
au naturaliste Etienne GEOFFROY SAINT-HILAIRE(1772-1824), partisan du « transformisme »
(les modifications des espèces sont dues à l’influence directe du milieu).
De la même façon, les premières explications des conduites humaines et sociales vont être d'ordre
biologique. C’est à dire que les sciences humaines, qui émergent dans la deuxième moitié du
19° siècle, vont chercher leur modèle, non plus chez Newton comme le tentaient les philosophes du
18° siècle et de la première moitié du 19°, mais chez Darwin. Ce dernier opère une véritable
révolution scientifique, qui va avoir des répercussions considérables sur le développement des
sciences humaines.
Mais cette fascination pour l’explication biologique de l’homme et de la société précède les théories
darwiniennes. Inversement, on peut donc penser que c’est plutôt cette fascination pour la biologie qui
va expliquer le succès rencontré par Darwin. En fait, Darwin avait une formation de théologien et de
philosophe et ses théories sont directement inspirées des modèles développés par la philosophie
sociale de son époque, notamment les théories libérales.
« La théorie de Darwin était essentiellement une extension au monde animal et végétal de l’économie
politique classique, et lui avait été suggérée par la théorie de la population de Malthus ». (RUSSELL,
1971, p. 55)1
1.1) la révolution darwinienne
1.1.1.) Charles Darwin (1809-1882)
Né dans une riche famille britannique, il entreprend des études de naturaliste, avant de participer, de
1831 à 1836, à une expédition scientifique autour du monde sur le Beagle. Il effectue d'innombrables
observations en matière de géologie et sur la variabilité des espèces fossiles et vivantes. En 1835, aux
îles Galápagos, il observe que les pinsons qu’il répertorie, sur ces îles volcaniques relativement
récentes (4 à 5 millions d’années), ont développé des caractères indigènes d’une île à l’autre.
1839 : Voyage d’un naturaliste autour du monde
1859 : De l'origine des espèces par voie de sélection naturelle, (Garnier-Flammarion, n° 685, 1992).
La biographie de Charles Darwin : http://www.infoscience.fr/histoire/portrait/darwin.html
1
Thomas Robert MALTHUS (1766-1834), économiste anglais, estimais que la population humaine augmentait plus
rapidement que les ressources disponibles, ce qui devait entraîner l’humanité vers la famine. D’où la nécessité de
restreindre la progression du taux de natalité. Cette théorie du maltusianisme a été vivement critiquée autant par les
penseurs libéraux que socialistes (Fourier, Proudhon, Marx).
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1.1.2) la théorie de Darwin
Ce qui nous intéresse, dans le cadre de ce cours, ce n’est pas de développer les aspects techniques des théories
darwiniennes, ni même d’entrer dans le débat des théories concurrentes de l’évolution, mais plutôt de
comprendre l’influence qu’elles ont exercée sur les sciences humaines.
La notion d’évolutionnisme aurait été avancée pour la première fois par Pierre Louis Moreau de
MAUPERTUIS (1698-1759), « le natif de St Malo », souffre-douleur de Voltaire. Il parle de « transformisme
intégral » (Essai sur la formation des corps organisés).
Mais c’est LAMARCK2 (1744-1829) qui lui donne un tour décisif en formulant deux hypothèses :
1° hypothèse : besoin nouveau d’un animal apparition d’un nouvel organe
2° hypothèse : transmission héréditaire des caractères acquis.
(2 hypothèses scientifiquement discutables)
DARWIN rejette la première hypothèse et accepte la seconde, même s’il lui donne moins d’importance au sein
de sa théorie.
L’essentiel de l’apport de Darwin ne réside pas dans la théorie de l’évolution, qui était déjà largement admise
à son époque, mais dans celui de la sélection naturelle.
Il étaye la théorie de l'évolution sur l’hypothèse de la sélection naturelle.
« L’importance historique de Darwin tient à ce qu’il a proposé un mécanisme de l’évolution (la sélection
naturelle) qui a fait paraître l’évolution plus vraisemblable » (RUSSELL, 1971, p. 54)
1) Les individus, plantes ou animaux, subissent des variations aléatoires (dues au hasard)
et beaucoup de ces variations sont transmises à leurs descendants
(hypothèse de la transmission héréditaire des caractères acquis reprise à LAMARCK).
2) Les variations qui sont conservées sont celles qui sont avantageuses à l’organisme.
 3) La nature opère une sorte de tri, de sélection qui, au bout d’un grand nombre de générations,
produit l’adaptation de chaque espèce à son environnement.
Mais c’est un processus aléatoire, imprévisible, sans direction préétablie, sans téléologie.
Les théories de Darwin ont été critiquées, rejetées, affinées, complétées, par les biologistes, les
généticiens, les paléontologues… comme il est normal de toute hypothèse scientifique. Elles ont été
étayées depuis par les découvertes de la génétique avec le moine morave Gregori MENDEL (18221884). Mais il a fallu attendre 1947 pour avoir la première preuve directe de la théorie de la sélection
naturelle avec la phalène du bouleau.
A la lumière de ces nouveaux éclairages, la nouvelle discipline intitulée génétique des populations
(LEGANEY, Philosophie de la biologie, Belin) pourrait aujourd’hui reformuler ainsi la théorie
darwinienne :
Dans le processus de la reproduction, des erreurs techniques, dues au hasard, peuvent se produire
dans la transmission des gènes. Ces mutations peuvent être défavorables : elles vont donc entraîner
une mort plus rapide de l’individu, un taux de reproduction plus faible, ce qui risque d’aboutir, au
bout de nombreuses générations, à l’extinction de l’espèce. Mais si ces mutations sont favorables,
elles permettent le développement et l’extension de l’espèce. Les espèces sont donc en concurrence
pour leur survie (« struggle for life »). D’ailleurs les espèces sont condamnées à s’adapter en
permanence aux changements sous peine de disparaître
(le théorème de la reine rouge dans Alice au pays des merveilles).
2
Jean-Baptiste de MONET, chevalier de LAMARCK
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Le paléontologue américain Stephen Jay GOULD (1942-2002) avait apporté quelques précisions aux
théories de l’évolution. Il rejetait l’idée darwinienne de processus lent et continu, au profit d’une
alternance de changements brutaux et de périodes de ralentissement (concept d’« équilibre
ponctué »)
1.1.2) Les répercussions philosophiques et sociales
Une controverse partage depuis toujours les spécialistes des sciences humaines, les historiens des
sciences, les épistémologues, sur le véritable apport de Darwin, sur le scandale qu’il a causé à son
époque et sur sa responsabilité dans les dérives sociales de ses théories. Le débat oppose encore
actuellement les philosophes des sciences : Patrick TORT dédouane Darwin de toute responsabilité,
contrairement à André PICHOT (2000)
Si l'homme est le résultat aléatoire de l'évolution progressive des espèces, c’est donc un animal parmi
les autres, régi par l'instinct. Les sciences humaines peuvent donc être considérées comme une
extension des sciences naturelles.
Les théories de Darwin vont provoquer de violentes réactions, reposant souvent sur des déformations
de sa pensée, des incompréhensions et des contresens :
 hostilité des conservateurs qui défendent le « fixisme », notamment au nom de la religion, puisque
les théories évolutionnistes semblent s’opposer au créationnisme.
Cette opposition va perdurer jusqu’à aujourd’hui. On note même ces dernières années un retour en
force de l’opposition aux théories évolutionnistes qui semblent contredire le récit de la Genèse, dans
certains états américains, notamment dans la «Bible Belt ». A l’été 1999, les théories de Darwin,
comme d’ailleurs celles du Big Bang, ont été interdites dans les programmes scolaires de l’état
d’Arkansas. On peut craindre que l’offensive actuelle des courants américains néo-conservateurs aille
dans le sens d’un renforcement de cet obscurantisme.
Comme dit avec humour Yvon Corbeil, « Si la théorie de Darwin était vraie, il y a longtemps que les créationnistes
auraient disparu ».
 enthousiasme et récupération par les progressistes.
Selon Freud, c’est une des trois grandes révolutions de la pensée humaine, après la révolution
copernicienne et avant la sienne : Darwin porte une rude atteinte au narcissisme humain.
Pour Marx, la sélection remplace Dieu. Laplace s’était passé de « l’hypothèse Dieu » pour expliquer
le monde physique. Darwin poursuit cette démarche avec le monde du vivant. Ce n’est pas Dieu qui a
créé l’homme, c’est le hasard.
Cette opposition un peu simpliste entre la science et la religion semble largement dépassée
aujourd’hui. Ce que les scientifiques appellent le hasard, c’est ce qui n’a pas de sens perceptible pour
la science. La science ne peut pas s’intéresser à Dieu, qui n’est pas une hypothèse réfutable. Les
chrétiens, dans leur immense majorité, acceptent la théorie de l’évolution et ne font pas de confusion
entre science et religion.
Voir les dossiers réalisés par les revues La France Catholique et Résurrection
[evolution-France Catho_.html]
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Pierre TEILHARD de CHARDIN (1881-1955), jésuite et paléontologue français, a tenté de concilier
la religion avec un évolutionnisme optimiste, plan divin qui passe par la cosmogenèse, la biogenèse
et la noogenèse pour aboutir à l’hominisation, la spiritualisation progressive de la matière qui part de
Dieu et y retourne (l’alpha et l’oméga). cf. Le phénomène humain (1955), L’apparition de l’homme
(1956), Le milieu divin (1957), L’avenir de l’homme (1959).
Cette théorie s’inscrit dans un courant plus large qu’on a appelé l’« intelligent design », qui
réconcilie évolutionnisme et créationnisme, en rejetant la théorie darwinienne de la sélection
naturelle : l’évolution n’est pas due au hasard, à l’adaptation aux conditions extérieures, mais à un
moteur interne, qui serait encore actif et nous entrainerait vers de nouvelles évolutions. C’est
l’hypothèse défendue actuellement par Anne DAMBRICOURT, en opposition à l’ensemble de ses
collègues paléontologues. Sa théorie est présentée dans un film documentaire de Thomas JOHNSON
(2005), Homo Sapiens, une nouvelle histoire de l’homme, diffusé le 29 octobre 2005 sur Arte.
Ce n'est pas l'homme qui a inventé la société
puisqu'il y a des sociétés animales qui précèdent les sociétés humaines.
Références :
- www.arte-tv.com/evolution
- l’ICDI – Institut Charles Darwin International, Romainville (dirigé par Patrick Tort) a entrepris l’édition des
Œuvres complètes en voie de publication par les éditions SYLLEPSE
- La filiation de l’homme,1999
- La sélection liée au sexe, 1999
- Dictionnaire du darwinisme et de l’évolution, sous la direction de Patrick TORT, PUF, 3 vol.
- Patrick TORT, Darwinisme et société
- Un dossier très complet : « Darwin, les nouveaux enjeux de l’évolution », Magazine littéraire, n° 374, mars 1999
- BOWLBY John (1995), Charles Darwin, une nouvelle biographie, PUF, 509 p. [par le psychanalyste]
- BOWLER Peter J. (1995), Darwin. L’homme et son influence, Flammarion, « Figures de la science », 326 p.
- BUICAN Denis, Darwin et le darwinisme, PUF, « Que sais-je ? », n° 2386.
- BUICAN Denis, Charles Darwin, Critérion, 1992
- CHAUVIN Rémy (1997), Le darwinisme ou la fin d’un mythe, Ed. du Rocher [remise en cause de la théorie de
l’évolution].
- CHRISTEN Yves (1982), Le dossier Darwin, Copernic
- CONRY Yvette (1983) sous la direction de, De Darwin au darwinisme. Science et idéologie, Vrin.
- COSTAGLIOLA Jacques (1995), Faut-il brûler Darwin ?, L’Harmattan.
- GAYON Jean, Darwin et l’après-Darwin : une histoire de l’hypothèse de sélection naturelle, Kimé, 1992.
- GAYON Jean, « Comment le problème de l’eugénisme se pose-t-il aujourd’hui ? », in L’homme et la santé, Seuil,
1992.
- PICHOT André (2000), La société pure. De Darwin à Hitler, Flammarion, 458 p.
- Bertrand RUSSELL, « L’évolution », in Science et religion, Paris, Gallimard, 1971, « Folio Essais », 3° chapitre,
p. 38-61
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1.2) La fondation des sciences humaines sur le modèle des sciences de la
nature
1.2.1) en psychologie
1.2.1.1) la psychologie « pré scientifique »
La psychologie est certainement une des qualités les plus répandues. Il n’est pas rare d’entendre des réflexions
du type : « moi, je suis très psychologue, je devine tout de suite les sentiments des autres »… C’est ce qu’on
pourrait appeler une psychologie populaire, que chaque être humain doit se forger pour vivre avec lui-même et
avec les autres. Cette psychologie populaire cherche une explication au comportement humain dans le
caractère de la personne, qui serait inné. C’est parce qu’un tel est courageux, tel autre rusé ou orgueilleux
qu’il se comporte de telle ou telle façon. On voit poindre facilement le jugement moral sous cette notion de
caractère.
C’est le type d’explication qu’on retrouve dans les mythes, les contes populaires, la tradition orale et la
littérature. On retrouve chez Homère ce type de notation : chacun de ses héros est « caractérisé ». Pour les
premiers historiens, c’est l’action des individus qui détermine le cours des événements historiques et cette
action est déterminée par leur détermination, leur intelligence, leur courage ou leur bassesse.
C’est en littérature que cette psychologie intuitive va atteindre des sommets. Par la finesse de son intuition, par
l’acuité de son introspection, l’écrivain nous fait pénétrer dans les méandres de l’âme humaine. Nous
reconnaissons des personnages qui nous sont familiers et nous nous identifions au héros, en ressentant de
l’intérieur ses émois, ses conflits internes... Le mécanisme de « catharsis » avait été bien décrit par Aristote à
propos de la tragédie.
C’est à partir du 17° siècle que cette description des passions humaines va particulièrement se développer, en
lien avec l’émergence de l’individualisme et de l’intimité qui accompagne la naissance du capitalisme. Citons
les fabulistes (Jean de LA FONTAINE, 1621-1695), les moralistes et mémorialistes (François, duc de LA
ROCHEFOUCAULD, 1613-1680, ses Mémoires, ses Sentences et Maximes ; Jean de LA BRUYERE, 16451696, et ses Caractères ; Louis de Rouvroy, duc de SAINT-SIMON, 1675-1755, et ses Mémoires) et le début
du roman avec la comtesse de LA FAYETTE, 1634-1693, et La Princesse de Clèves.
Mais la réflexion sur l’âme humaine, sur la psyché, va rester l’apanage de la philosophie. A côté de la
« morale », de la « logique », de la « métaphysique »..., la « psychologie » constitue un des chapitres de la
philosophie, qui étudie les grandes fonctions mentales : l’intelligence, la mémoire, la perception… Cette
approche pré-scientifique de la psychologie repose sur deux notions essentielles : la conscience et
l'introspection, l'introspection comme moyen d'accès à la conscience que j'ai de moi-même, cette conscience
sur laquelle Descartes a fondé son rationalisme : "Cogito, sum", "Je pense, je suis". C'est la conscience que j'ai
de moi-même qui garantit mon existence.
« Comme toutes les autres sciences, la psychologie a dû conquérir son autonomie contre l'hégémonie exercée
par la philosophie. Son indépendance ne se réalise qu'au XIXe siècle, à cause de la proximité de son objet
avec celui de la philosophie. S'étant constituée comme philosophie du sujet sous l'impulsion de Descartes, elle
revendique le sujet humain comme sa chasse gardée. La psychologie doit donc sa naissance à des
philosophes, notamment les empiristes anglo-saxons John Locke et David Hume, qui vont abattre la citadelle
du sujet substantiel en le décomposant de ses éléments : les sensations, les idées, effets des premières, et les
principes d'association. Ainsi réduit à ses éléments, le sujet devient accessible à un observateur extérieur, à un
expérimentateur, et objet possible de mesure. Daniel Lagache permet de décrire pertinemment ce mouvement
lorsque, dans son ouvrage sur L'Unité de la psychologie (1949), il parle de "psychologie en première
personne", celle de l'introspection, qui se plie aux impératifs de la philosophie du sujet, et de "psychologie à
la troisième personne" qu'est l'étude expérimentale. »
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Toute l’évolution des idées que nous avons observée au cours des siècles précédents permet de favoriser cette
émancipation de la psychologie par rapport à la philosophie, notamment le développement du matérialisme,
qui permet d’objectiver l’être humain. Ce sont des philosophes qui vont opérer la rupture.
1.2.1.2) la naissance de la psychologie expérimentale
La psychologie naissante va chercher à expliquer le comportement de l'homme
par les mécanismes psychophysiologiques, les fonctions cérébrales élémentaires.
Les premiers psychologues « scientifiques » éliminent la conscience et l’affectivité,
qui ne sont pas directement observables et renoncent à la méthode de l’introspection au profit de
l’expérimentation.
 Le physiologiste et philosophe allemand, Gustav Theodor FECHNER (1801-1887),
prolonge les travaux de Ernst Heinrich WEBER (1795-1878) et fonde la « psychophysique »,
qui veut établir la relation entre la sensation (psychique) et l'excitant, le stimulant (physique).
1860 : Eléments de psycho-physique.
 Leur compatriote Wilhelm WUNDT (1832-1920), qui crée à Leipzig, en 1879, le premier
laboratoire de psychologie expérimentale, « étudie le temps de réaction aux excitations, les
sensations et les perceptions visuelles et auditives. Il est ainsi amené à distinguer dans la vie
psychique les associations purement passives de la perception active, source des synthèses mentales
et base de la pensée logique. La psychologie s'affirme comme science sur la base d'un atomisme et
d'un associationnisme.
1879 : Eléments de psychologie
physiologique
 En France, Théodule RIBOT (1839-1916) essaye de dégager la psychologie de la métaphysique,
en s’appuyant sur la psychophysiologie.
1870 : La Psychologie anglaise contemporaine (« manifeste de la psychologie expérimentale »),
1881 : Les maladies de la mémoire,
1888 : Psychologie de l’attention.
Les premiers psychologues scientifiques
vont donc s’émanciper de la philosophie
en s’inscrivant dans un paradigme biologique.
Ils échappent ainsi à la subjectivité,
qui leur paraît suspecte d’idéalisme.
En contrepartie, ils se privent de la possibilité
d’élaborer un véritable paradigme psychique.
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1.2.1.3) Une bio-psychologie
Tout un courant, animé surtout par des médecins, va chercher à mettre en évidence les
caractéristiques, les tares et qualités morales à travers leur inscription corporelle.
 Le 19° siècle voit le triomphe de la phrénologie, étude du caractère et des fonctions intellectuelles
d’après la conformation du crâne, élaborée par Franz Joseph GALL (1758-1828).
Ce médecin allemand, qui vient s’établir en France, se place dans une perspective matérialiste : il
veut démontrer que la pensée a une base matérielle, qu’elle est située dans le cerveau. Il est le
premier à entrevoir la spécialisation des aires du cerveau, qui sera systématisée par le chirurgien et
anthropologue Pierre-Paul BROCA (1824-1888).
Mais, au mépris de la réalité anatomique, il pense que ces zones se développent et se manifestent
dans la morphologie externe, pouvant provoquer des bosses. Il imagine 27 zones cérébrales
correspondant à 27 facultés, dont la fidélité conjugale, l’amour maternel… Il brille dans les salons de
la bonne société en palpant les crânes.
Ses mondanités n’auraient prêté qu’à sourire si elles n’avaient eu des applications concrètes et
stigmatisantes sur les exclus de la société (en psychiatrie, criminologie…).
Parmi de nombreux autres, le chirurgien Hubert LAUVERGNE palpe le crâne rasé des bagnards pour
trouver la bosse du vol ou de l’agressivité (Les forçats, 1841)3.
 La police scientifique naissante va utiliser la nouvelle technique de la photographie
pour mettre en œuvre l’anthropométrie, qui repose sur le même principe :
chercher dans le physique de l’individu les signes de sa criminalité.
L'Italien Cesare LOMBROSO, un des fondateurs de la criminologie, publie en 1884 L'homme
criminel.
Il établit une typologie de criminels, dont le criminel-né, qu’il décrit comme un être biologiquement
taré, inférieur, dégénéré et donc irrécupérable, dont on peut se débarrasser sans scrupules. C'est une
bête nuisible reconnaissable à son « faciès de criminel » que la société a le devoir d’éliminer pour se
protéger.
 Ce courant de pensée va continuer à se développer durant le 20° siècle (morphopsychologie,
caractérologie, graphologie…)
La caractérologie est un exemple d'une tentative, qui se veut scientifique, pour décrire et prédire la
personnalité humaine. Elle a été développée par le philosophe René LE SENNE (1882-1954)
1945 : Traité de caractérologie, et son disciple, l'inspecteur de l'Instruction Publique, René LE
GALL (1950 : Caractérologie des enfants et des adolescents, PUF). Ils vont essayer d'établir des
corrélations systématiques entre des traits de caractère, des types de comportement et des
caractéristiques corporelles. Ils sont donc bien vite renvoyés au paradigme biologique, avec la
physiognomonie, la morphopsychologie ou la graphologie. D'autre part, les types caractériels sont
décidés arbitrairement en fonction de la subjectivité de celui qui classe. C'est l'équivalent de la
taxonomie qui s'est développée dans les sciences naturelles au tout début de leur développement
scientifique.
3
Texte présenté par André Zysberg (1991), Ed. Jérôme Million, «mémoires du corps », 296 p.
Voir aussi G. LANTERI-LAURA (1970), Histoire de la phrénologie ; l'homme et son cerveau selon F.J. Gall, Ed. PUF.
Paris ; 2ème édition, 1993, 271 p. et Marc RENNEVILLE, Histoires de crânes, Les empêcheurs de penser en rond
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1.2.2.) en sciences sociales : l’organicisme
Ce qui peut paraître encore plus surprenant, c’est que des sociologues vont adopter la même
démarche.
Ils expliquent le fonctionnement social par analogie avec le fonctionnement biologique.
On va comparer une société à un organisme vivant, avec des membres, un cerveau...
qui passe par les phases de la naissance, de la croissance et de la mort.
 Pour l’Allemand Albert SCHAFFLE (1831-1903), les institutions sociales sont des «tissus
sociaux» : les forces armées constituent les muscles, l’administration étatique, les nerfs...
 Le naturaliste anglais, Thomas Henry HUXLEY (1825-1895) appuie et poursuit le travail de Darwin, en
s’intéressant à l’origine de l’espèce humaine.
1863 : La place de l’homme dans la nature.
 Son compatriote, le philosophe, Herbert SPENCER (1820-1903) s’inscrit dans la même
perspective : le monde organique, les êtres vivants, les sociétés animales et humaines obéissent
aux mêmes lois fondamentales dégagées par la mécanique : tout va vers une complexité
croissante, une adaptation au milieu. On peut d’ailleurs étudier les différents groupes humains
selon cette logique et établir une hiérarchie : Les sociétés les plus simples sont les plus
primitives ; les plus récentes, donc les plus évoluées, ont une organisation complexe.
« Le plus simple correspond au plus ancien et réciproquement ».
1855 : Principes de psychologie
1862 : Premiers principes
1864 : Principes de biologie
1877-1896 : Principes de sociologie
 Son disciple français, Alfred ESPINAS (1844-1922) publie en 1877 Des Sociétés animales.
Il fait une étude exhaustive de tous les organismes biologiques, depuis les plus élémentaires
jusqu’aux groupements animaux et enfin aux sociétés humaines. Il retrouve des caractères sociaux
identiques.
Les sociétés sont des réalités matérielles et non des abstractions.
Ce sont de vrais êtres biologiques, avec des organes, un cerveau...
C’est à dire qu’on passe de la métaphore, de l’analogie (qui nous fait parler spontanément de corps
social, d'esprit de corps pour un groupe...) à l’identité : La société est un organisme.
L’organicisme, en sciences sociales, consiste donc à attribuer une vie organique aux structures
sociales, aux faits sociaux. On parle d’ailleurs de l’âme d’un peuple, On lui attribue une volonté…
C’est une forme d’anthropomorphisme.
On peut donc appliquer les théories de l’évolution aux groupes sociaux et aux êtres humains, accepter
l’idée de différenciation croissante et de lutte pour la vie (« struggle for life »), non plus seulement,
comme le faisait Darwin, entre les espèces, mais au sein de la même espèce humaine.
En dernier ressort, on explique les conduites individuelles et le fonctionnement social par l'instinct et
l'hérédité.
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1.3) Le darwinisme social
Le darwinisme social, avec les thèmes de la concurrence vitale et de la lutte pour l’existence,
va ajouter une dimension idéologique aux postulats de l’organicisme,
par une série de transpositions tendancieuses des sciences naturelles aux sciences humaines.
On peut remarquer que certaines de ces théories précèdent la parution de l’ouvrage de Darwin et
qu’elles ont trouvé dans la théorie de l’évolution une justification a posteriori. D’ailleurs, on a vu que
les théories de Darwin s’inscrivaient dans un courant de pensée qui avait été formulé notamment par
MALTHUS. C’est, en quelque sorte, un raisonnement circulaire.
1.3.1) dans les sciences sociales
Cette lutte pour la vie, qui justifie la domination des plus forts et la soumission des faibles, voire leur
élimination, va être étendue au plan des relations entre les peuples et les groupes humains.
Et pour fonder une étude « scientifique » des différences entre peuples sur une base biologique,
c’est à dire « naturelle », quel concept va-t-on inventer ? la race4.
 En histoire, Augustin THIERRY (1795-1856), le premier secrétaire de Saint-Simon,
voit dans l’antagonisme des races un des moteurs du progrès historique. Il décrit l’histoire de la
Révolution française comme un antagonisme entre la race gauloise (le peuple) et la race franque (les
aristocrates)5.
1850 : Histoire de la formation et des progrès du Tiers Etat.
C’est d’ailleurs un raisonnement semblable qu’on retrouve à la base de certaines explications du génocide rwandais : on
l’a parfois décrit comme une opposition entre deux ethnies, les Hutus et les Tutsis, alors qu’il s’agit davantage d’une lutte
sociale, d’une domination d’une catégorie sociale sur une autre. Les mêmes types de raisonnement racial et ethnique
peuvent se retrouver dans l’histoire de la Yougoslavie ou de l’Irlande.
 Mais c’est le comte Arthur de GOBINEAU (1816-1882) qui reste un des théoriciens les plus
tristement célèbres de la notion de race. C’est un évolutionniste pessimiste.
En 1855, il publie Essai sur l’inégalité des races humaines : Le facteur racial est le critère essentiel
dans l’expansion ou la décadence des sociétés humaines. A l’origine, les races supérieures et les
races inférieures vivaient séparées. Avec le développement des contacts entre les civilisations, le
métissage et la fusion des races entraînent la dégénérescence de la race blanche et donc le déclin de
toute civilisation.
Ce livre a connu, en son temps, un grand succès de librairie. Gobineau était le chef de cabinet de
Tocqueville, alors ministre des Affaires étrangères. Après la publication de ce livre, Tocqueville lui
envoya une lettre réfutant les séparations qu’il opérait entre les êtres humains.
 Pour le Polonais L. GUMPLOWICZ (1838-1909), c’est l’affrontement des races qui explique
la formation de l’état, le droit, l’organisation sociale, la division en classes et les conflits entre
les classes. Ce ne sont donc plus seulement les facteurs biologiques généraux qui expliquent
l’évolution des groupes humains mais des caractéristiques raciales particulières.
1883 : La lutte des races.
A l’origine, le mot « race » ne contient pas nécessairement une connotation discriminatoire ou hiérarchique. Il peut
désigner tout groupe humain et serait l’équivalent des mots actuels de peuple, ethnie. Mais il va rapidement désigner une
différence biologique, puisque la mentalité de l’époque attribuait toutes les différences à des causes biologiques.
5
Marx reprendra cette idée en transformant la lutte des races en lutte des classes, passant ainsi du paradigme biologique
au paradigme social.
4
le paradigme biologique
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 L’écrivain allemand d’origine anglaise, Houston Stewart CHAMBERLAIN (1855-1927), qui a épousé la
fille de Richard Wagner, développe une théorie raciste, pangermaniste, qui annonce les dérives hitlériennes.
1899 : Fondements du XIX° siècle
 Citons enfin Georges VACHER de LAPOUGE (1854-1936) qui montre bien que les délires nazis ne sont
pas propres aux allemands. Il prône la supériorité physique, intellectuelle et morale, des peuples du nord.« La
plus belle conquête de l’homme, c’est l’esclave »
1895 : Les sélections sociales
1899 : L’Aryen et son rôle social.
Références :
- Jean BOISSEL, Victor Courtet (1813-1867), premier théoricien de la théorie des races, PUF, 228 p.
- Pierre-André TAGUIEFF (1998), La couleur et le sang, Mille et une nuits
retrace la naissance du racisme à la française, à travers les figures de Gobineau, Le Bon et Vacher de la Pouge. Le
scientisme va s’imposer en s’opposant à l’universalisme chrétien, puis révolutionnaire, au nom de l’identité et des
particularismes.
- et une réfutation par un professeur de biologie à Harvard :
Stephen Jay GOULD (1997), La mal-mesure de l’homme, Odile Jacob, 470 p.
1.3.2) en psychologie : l’eugénisme
Francis GALTON (1822-1911), en fondant la psychologie différentielle, va apporter une caution
« scientifique » à l’inégalité entre les races. Il emploie les méthodes statistiques et les questionnaires
psychologiques (ancêtres des tests d’intelligence) pour ses études psychologiques sur les différences
interindividuelles. Dans Hereditary Genius (1869), il montre l’hérédité des facultés humaines et du
génie. Et il mène toutes sortes d’études de corrélation entre diverses mesures quantitatives
(Inquiry into Human Faculty and its Development, 1883)
Il est considéré comme le fondateur de l’eugénisme, même s’il n’a pas inventé le mot : Puisque les
dispositions héréditaires l’emportent sur l’action du milieu et que la sélection naturelle ne joue plus
librement (à cause de la protection sociale, des progrès de la médecine...), il faut empêcher la
reproduction des inaptes, pauvres, prostitués, épileptiques… et améliorer la race par une sélection
artificielle. Son cousin Charles Darwin a refusé de cautionner une telle hypothèse, estimant qu’il
s’agissait d’une régression de l’espèce humaine, un retour à la barbarie.
Ces théories ont connu un grand succès en Europe et en Amérique durant une grande partie du
20° siècle, où l’eugénisme a été mis en œuvre sur une grande échelle, non seulement dans les états
totalitaires qui ont pratiqué l’extermination, mais aussi dans les états démocratiques qui ont abusé,
jusque dans les années 50, et peut-être même après, de la stérilisation forcée, notamment dans les
asiles psychiatriques.
Le chirurgien et physiologiste lyonnais, Alexis CARREL (1873-1944), prix Nobel de médecine en
1912, a développé ses théories eugénistes aux Etats-Unis, avant de revenir en France pour se mettre
au service du maréchal Pétain. Sous le régime de Vichy, on a pu parler d’un véritable génocide dans
les hôpitaux psychiatriques français (48 000 morts de faim, dont 2 000 au Vinatier, à Lyon. La
question reste ouverte : s’agissait-il d’un eugénisme inconscient ou délibéré ?
Un livre paru fin 2000 accuse l’Eglise d’état norvégienne d’avoir contribué à la stérilisation de 128
tsiganes entre 1934 et 1977. Des extraits en ont été publiés dans le journal norvégien Adresseavisen.
Un porte-parole de l’Eglise norvégienne déclare : « C’était à l’époque une attitude commune à la
société, à l’Etat et à l’Eglise que de considérer ces populations comme un problème » 6.
Le Figaro, 11 octobre 2000. Voir aussi : GAYON Jean, « Comment le problème de l’eugénisme se pose-t-il
aujourd’hui ? », in L’homme et la santé, Seuil, 1992 ; TORT Patrick, « Sur la question de l’eugénisme », Le monde
6
le paradigme biologique
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1.4 ) En somme :
Les réalités biologiques sont premières.
La rationalité humaine est une illusion entretenue par la philosophie.
L’influence des facteurs biologiques est déterminante
dans l’évolution individuelle, sociale et internationale.
On peut retracer une évolution,
des singes aux idiots aux peuples inférieurs primitifs jusqu’aux civilisés,
et de l’enfant à l’adulte, comme de la femme à l’homme,
puisque la femme conserve des traits des races inférieures.
C'est la doctrine dominante à la fin du 19° siècle et jusqu’à la moitié du 20° siècle.
Pensons aux déchaînements de l’affaire Dreyfus qui a déchiré la France de 1894 à 1906.
« Juif, donc fourbe, donc traître ».
L’analogie évolutionniste a été utilisée à des fins différentes :
 Le physiologiste français Charles RICHET (1850-1935), prix Nobel de médecine, s’inscrit dans un courant
plus « humaniste », qui prône l’amélioration des peuples inférieurs.
Mais il n’en justifie pas moins la politique colonialiste de la 3° République.
 L’économiste britannique Walter BAGEHOT (1826-1877) applique les lois de l’évolutionnisme et de
l’organicisme pour expliquer les progrès inégaux de la civilisation. Mais les sociétés doivent passer
graduellement de l’âge des affrontements à l’« âge des discussions ». Il s’inscrit dans un courant libéral :
l’établissement de l’état de droit doit permettre l’issue des conflits entre les groupes sociaux (dans la filiation
de Hobbes et de Locke). 1869 : Physics and Politics (tr. fr. en 1873 : Lois scientifiques du développement des nations)
 A l’inverse, l’Allemand R. KJELLEN annonce la géopolitique de sa patrie.
1917 : Der Staat als Lebenform (L’état comme forme vitale). L’état est un « individu vivant pour soi, avec son
caractère et son comportement propres, un puissant être vivant avec des buts indépendants ».
 la nation qui domine est celle où la race est la meilleure.
Ce paradigme biologique va être contesté, dès le milieu du 19° siècle,
par les auteurs se réclamant du psychosocial ou du paradigme social,
puis, au 20° siècle par le paradigme psychique.
Après la seconde guerre mondiale, il va être déconsidéré par l’utilisation qu’en ont fait les nazis, qui
ont poussé le raisonnement jusqu’à l’extrême de l’horreur. Il va donc être supplanté par les
paradigmes social et psychique, à la fois au niveau scientifique et au niveau politique.
Mais c'est un courant qui va se maintenir dans toutes les sciences humaines, notamment dans le monde anglosaxon. Depuis quelques années, ce paradigme revient en force, dans le sillage des progrès fantastiques de la
génétique, souvent mal interprétés. C’est ainsi qu’on recherche encore aujourd’hui le chromosome
supplémentaire qui pourrait expliquer le comportement criminel, le médicament miracle qui va guérir la
schizophrénie, sans parler de la bosse des maths ou du gène de l’alcoolisme, de la violence, de la créativité et,
plus récemment, de l’homosexualité. C’est finalement toujours la même volonté de réduire l’humain à sa
composante biologique.
diplomatique, juin 1998, p. 32 ; WEINDLING Paul, L’hygiène de la race, préface de Paul MASSIN, Gallimard,
« Découvertes », 1998.
le paradigme biologique
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1.5 ) Les courants contemporains
Le retour en force du paradigme biologique s’appuie sur les succès récents de la génétique et de la
biologie et sur les désillusions face aux autres paradigmes. Il coïncide avec le retour du
conservatisme politique, voire du populisme, et de l’intégrisme religieux.
1.5.1) Le néolibéralisme économique ou le renard libre dans un poulailler libre
« Le Nicaragua a subi deux ouragans : l’ouragan Meach et l’ouragan libéral » (Mario VARGAS LLOSA)
Le néolibéralisme économique qui triomphe aujourd’hui (liberté des échanges et des investissements,
déréglementation, mondialisation…) n’est rien d’autre que la transposition de cette théorie guerrière
en économie. On nous parle de guerre économique et on fait référence à une espèce de loi du marché,
à qui on donne une valeur scientifique, comme si c’était une loi de la nature, une réalité universelle
et éternelle. Il s’agit donc d’appliquer au fonctionnement biologique les lois de la biologie.
Parmi les nombreux ouvrages qui ont été publiés sur le sujet :
- René PASSET (2000), L’illusion libérale, Fayard.
Ce professeur émérite d’économie à Paris 1 est spécialiste des outils mathématiques mais il estime
que ça doit rester un outil au service d’une science qui doit rester au service de l’homme. Les
économistes veulent singer les sciences dures alors que la physique quantique débouche sur
l’indétermination et propose des modèles qui ne peuvent plus être vérifiés expérimentalement. Dans
un monde en perpétuel mouvement de destruction créatrice, ils se réfèrent à la loi de gravitation et
font du marché une loi qui repose sur la nature des choses, un système universel, éternel et naturel.
- Emmanuel TODD (1998), L’illusion économique. Essai sur la stagnation des sociétés développées,
Gallimard, 324 p.
- Jean ZIEGLER (2002), Les nouveaux maîtres du monde, Fayard
Estime que ce n’est pas le profit qui doit être le sujet de l’histoire, mais l’homme.
« Le néolibéralisme est comme le sida : il prive ses victimes de leurs défenses immunitaires ».
Sans oublier le film de Michael MOORE (1999), The Big One,
ou la B.D. de Jacques TARDI & Daniel PENNAC (2000), La débauche, Futuropolis/Gallimard.
Citons également
Le Monde diplomatique et sa revue Manière de voir, http://www.monde-diplomatique.fr
et les associations
- ATTAC Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens
(Bernard CASSEN, René PASSET, Pierre TARTAKOWSKY, Georges MENAHEM)
http://Attac.org
- la Fondation Copernic, qui veut « remettre à l’endroit tout ce que le libéralisme fait fonctionner à
l’envers ».
le paradigme biologique
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1.5.2 la sociobiologie ou le retour du darwinisme social
C'est la sociobiologie qui a poussé le plus loin dans la voie du néo-darwinisme : l'homme est un animal parmi
d'autres, totalement programmé par ses déterminismes biologiques. Les comportements sociaux (sexualité,
altruisme...), l'intelligence, les émotions sont le produit de programmes héréditaires et répondent à la nécessité
de reproduire les meilleurs gènes de son espèce. Chaque espèce animale a mis au point une série de
comportements inconscients dans le choix du partenaire sexuel, reposant sur une compétition entre individus,
qui va dans le sens de la sélection naturelle. C’est ainsi que, dans certaines espèces d’oiseaux, 90 % de la
reproduction est assurée par 5 % des mâles.
La sociobiologie permet ainsi d’expliquer qu’il est « naturel » que la femme soit fidèle et l’homme volage. En
effet, dans la plupart des espèces, le mâle ne s’investit que brièvement dans le processus de la reproduction.
Comme il a intérêt à diffuser un maximum de gènes, il développe une stratégie quantitative, recherche la
variété et la diversité dans ses contacts sexuels et sélectionne ses partenaires selon des critères censés assurer
une saine et abondante progéniture : jeunesse, beauté, santé… A l’inverse, la femelle investit dans le long
terme. Elle va donc développer une stratégie qualitative, de fidélité à un partenaire fort, puissant, stable, avec
un statut social élevé, généralement plus âgé, qui sera plus à même de protéger et d’assurer l’avenir de sa
progéniture. Signalons qu’en passant insensiblement de l’animal à l’homme, on ne fait aucune distinction
entre amour et sexualité, comportement instinctif et conduites sociales, symboliques…
Cette tendance inconsciente à multiplier et à protéger ses gènes, que l’être humain partagerait avec toutes les
espèces vivantes, peut ainsi aller jusqu'à justifier les inégalités entre les sexes, entre les races, la violence, la
guerre... L’homme n’a aucune liberté, il serait, en quelque sorte, manipulé par ses gènes égoïstes. En
caricaturant, on pourrait dire que la poule n’est pour l’œuf qu’un moyen de pondre d’autres œufs.
Evidemment, on se heurte à quelques contradictions : comment expliquer, par exemple, le suicide, qui est un
gaspillage de gènes ? La théorie répond à ce paradoxe : les suicides permettent d’éliminer les gènes les plus
faibles et de laisser la place aux gènes plus vigoureux, qui pourront ainsi se reproduire plus facilement et plus
sainement.
Edward O. WILSON, le principal théoricien de la sociobiologie, par ailleurs éminent spécialiste des fourmis et
des termites, estime que les sciences humaines sont restées stériles et qu’il faut donc les faire reposer sur un
fondement biologique.
1975 : Sociobiologie, La nouvelle synthèse, Le Rocher, 1987.
L'humaine nature. Essai de sociobiologie, Stock, 1979.
Pour Richard DAWKINS (Le nouvel esprit biologique, Marabout, 1980), « Nous sommes des machines à
survie, des robots en marche aveuglément programmés pour préserver ces particules égoïstes connues sous le
nom de gènes »
voir le site internet : The World of Richard Dawkins
Vulgarisations récentes :
- Robert WRIGHT, L’animal moral, Michalon, 1995.
- David M. BUSS, Les stratégies de l’amour, Interéditions, 1994.
Ces théories font l’objet de violentes polémiques. On leur reproche, en particulier, de justifier n’importe quel
comportement humain et son contraire : les comportements animaux sont tellement variés et différents qu’en
choisissant la bonne espèce, on trouve forcément celui qu’on cherche. C’est une arme à double tranchant. Par
exemple, l’homosexualité a été longtemps considérée comme non naturelle, puisque absente des répertoires
animaux. Or, des recherches récentes montrent des comportements homosexuels chez certaines espèces
animales. Faut-il en déduire que l’homosexualité est naturelle, serait contenue dans un programme génétique,
qui s’imposerait à l’individu comme une fatalité, comme certains voudraient l’affirmer ? Le débat est ouvert
également dans le mouvement homosexuel : certains y voient une justification de leur préférence sexuelle par
la fatalité biologique ; d’autres ressentent cette théorie comme une atteinte à leur liberté de choix.
le paradigme biologique
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Mais même des généticiens, comme Albert Jacquard, critiquent sévèrement la sociobiologie, lui
reprochant d’abandonner la rigueur scientifique au profit de l’idéologie : « C’est ainsi qu’en ces
domaines une vulgarisation biaisée, trop souvent sous couvert de présenter les apports de la science,
diffuse les affirmations dogmatiques d’une idéologie (…) Etre homme, c’est vouloir être libre. Or je
connais de l’intérieur ma possible liberté, mais mon intelligence me montre ses limites. Cette liberté,
comment la construire, comment la transmettre ? »
Pour un exposé critique de la sociobiologie :
Michel VEUILLE (1986), La sociobiologie, PUF, « Que Sais-je ? ».
Pierre THUILLIER (1981), Les biologistes vont-ils prendre le pouvoir ? La sociobiologie en question, Bruxelles,
Editions Complexe.
Albert JACQUARD (1986), L’héritage de la liberté. De l’animalité à l’humanitude, Seuil.
Richard LENONTIN et al. (1985), Nous ne sommes pas programmés. Génétique, hérédité, idéologie, La Découverte.
Marshal SAHLINS (1980), Critique de la sociobiologie, Gallimard.
1.5.3) Le retour du tout-biologique
 Jean-Pierre CHANGEUX
Le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, membre de l'Académie des sciences, professeur à l'Institut
Pasteur et au Collège de France7, peut être considéré comme un représentant actuel de cette tendance
à expliquer le comportement humain par ses fondements biologiques, dits "naturels".
Depuis son premier grand ouvrage, L'homme neuronal (1983)8 jusqu’à L’homme de vérité (2002)9, il
veut renouer le dialogue entre les sciences « dures » et les sciences de l’homme, « jeter les bases
d’une biologie moderne de l’esprit », lutter contre ce qu’il appelle la décérébration du social et
l’impasse sur le cerveau faite par les sciences humaines.
Jean-Pierre Changeux veut naturaliser la pensée, la conscience. Un événement mental doit pouvoir
s’expliquer par un événement physique, dans le cerveau. Il se situe dans une perspective matérialiste.
Le cerveau est le siège de la pensée. Il essaye de comprendre l’émergence de la pensée en se passant
de l’hypothèse « âme ». « Nous sommes tous des drosophiles », avec une tête, un thorax, des
membres... La pensée se forme par une communication chimique entre des neurones. On peut
comparer notre cerveau à une machine câblée de cent millions de neurones, chacun ayant en
moyenne 10.000 contacts.
On passe du fonctionnement neuronal à la pensée par un emboîtement successif de niveaux d’organisation,
hiérarchiques et parallèles, de circuits de neurones. Les hommes entrent en contact entre eux par
l’intermédiaire de leur cerveau. Mais, inversement, le cerveau se construit par le contact avec le monde
extérieur. Nous possédons un maximum de cellules nerveuses avant la naissance, qui vont se réduire de la
naissance à la mort, mais les synapses se forment à partir du contact avec le monde extérieur (l’exploration du
bébé, les interactions).
Il n’emploie pas le mot « Esprit » : « Je préfère utiliser le terme ‘fonction supérieure du cerveau’, ou
fonction mentale, si on a affaire à des dispositifs conscients. Tout le travail est de montrer comment
7
Chaire de Biologie Moléculaire. Son cours 2001-2002 : La chimie de la conscience.
Fayard, « Le temps des sciences », 419 p., réédité chez Hachette Littératures, « Pluriel », 1998, 384 p.
9
Odile Jacob, 446 p.
8
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on peut comprendre ce fonctionnement cérébral sans faire appel à des forces immatérielles. Ce n’est
pas simple et il reste encore beaucoup à faire. »
Pour l’art et la réflexion éthique, les recherches sur le cerveau ouvrent des perspectives nouvelles.
Les connaissances sur le cerveau ont changé la conception du monde et ont influencé les artistes.
Dans Raison et plaisir (1994)10, il va même essayer d'expliquer l'émotion artistique.
En tant que président du Comité national d'éthique, il a organisé un colloque sur les fondements
biologiques de l'éthique, pour rechercher « les bases neurales de l’éthique ».
-
sous la direction de Jean-Pierre CHANGEUX (1993), Fondements naturels de l'éthique, Odile
Jacob, 336 p.
Comité Consultatif National d’Ethique pour les sciences de la vie et de la santé, sous la direction
de J.P. CHANGEUX, Une même éthique pour tous ?, Odile Jacob, 1997, 228 p.
Mais il se défend de tout impérialisme biologique, de tout réductionnisme. Entre l’innéisme de Descartes et
Chomsky (la grammaire générative) et l’empirisme de Condillac, il propose une troisième voie.
Jean-Pierre Changeux met en garde contre une utilisation abusive et simpliste de sa pensée :
Le développement de notre cerveau est une formidable combinatoire. Il faut absolument se garder de
mettre en relation un gène et un caractère en ce qui concerne le fonctionnement cérébral.
Il ne faut jamais mettre en relation directe un gène et un déficit fonctionnel.
« Ce qu’il est convenu d’appeler l’intelligence (…) résulte de la convergence d’activités géniques
multiples, qui se développent au cours du développement, ainsi que de processus d’épigénèse qui
apparaissent très tôt au cours du développement. Expression génique et interaction épigénétique se
développent la main dans la main, de manière concomitante au cours du développement, je dirais
même déjà embryonnaire et postnatal.
Donc dire qu’il y a 50 % d’inné, 50 % d’acquis, ça n’a pas de sens, ça ne veut rien dire. Ce qui est
important c’est de déchiffrer comment cette interaction se produit au cours du développement, à partir des
étapes même les plus précoces du développement embryonnaire. »
Cette notion d’épigénèse, sur laquelle il insiste, introduit une véritable interaction entre le cerveau et son
environnement.
-
CHANGEUX Jean-Pierre, CONNES Alain, Matière à pensée, Odile Jacob, 1989, 272 p.
-
Sous la direction de Jean-Pierre CHANGEUX, GÉNES ET CULTURE. Enveloppe génétique et
variabilité culturelle, Odile Jacob, collection "Collège de France", 2003 [symposium du Collège
de France]
[ « Le cerveau : de la biologie moléculaire aux sciences cognitives », Université de tous les
savoirs, 3 janvier 2000.]
10
Paris, Odile Jacob, 226 p.
le paradigme biologique
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 Jean-Didier VINCENT, directeur de l’institut Alfred Fessard11, est parti de la
neuroendocrinologie, qui est synchronique (c’est à dire qu’elle s’intéresse à l’état du corps dans le
moment présent), vers le développement, l’évolution, la phylogenèse (développement de l’espèce).
Dans Biologie des passions (Odile Jacob, 1986 ; "Opus", 1994), il définit « l’état central fluctuant »,
une façon d’évacuer la subjectivité, ce qui est un paradoxe, puisque toute l’évolution va vers
l’individu.
Pour lui, l’esprit se définit dans la relation entre l’individu et le milieu. Il n’y a pas de vie sans pensée
(les plantes pensent aussi). La biologie permettra, dans un futur proche, de remplacer la
transcendance par l’introscendance, une voie pour échapper à l’angoisse
- La chair et le diable. La biologie de Satan, Odile Jacob, 1996, « Opus », 2000 [« Le diable est au
-
cœur du vivant ». C’est l’incarnation non du mal absolu mais du vivant. La biologie est l’affrontement des contraires.
Une entité ne peut exister seule. Confrontation fertile qui rend la vie possible, avec ses 2 corollaires : le sexe et la
mort.
La vie est une fable, Odile Jacob, 1998 [sorte de roman autobiographique qui mélange l’histoire de la cellule
et celle de l’être humain, passionnant]
A la limite, on pourrait considérer cette démarche comme une tentative d’annexion des sciences
humaines par une biologie triomphante et impérialiste, qui permettrait d’expliquer l’homme
sur une base véritablement matérialiste, comme l’illustre le titre-programme de l’ouvrage de
Christian BOIRON : La source du bonheur est dans notre cerveau (Albin Michel, 1998).
Cette pensée, partagée par un nombre grandissant de psychiatres, refuse l’inconscient, le psychisme,
parce qu’on ne peut le repérer à l’imagerie médicale.
Mais elle fait aussi l’objet de débats et de contestations
- de la part de philosophes, notamment Paul RICOEUR12 qui objecte que la pensée n’est pas le
cerveau,
- de psychanalystes (Elisabeth ROUDINESCO, Pourquoi la psychanalyse ?),
- et même des psychiatres biologistes comme Edouard ZARIFIAN ou Stanislas TOMKIEWICZ.
Tous en concluent à l’irrationalité du scientisme et à une dérive inquiétante de la médecine vers
une médecine sans parole. Ce serait une véritable régression, une défaite du sujet, entretenir
l’illusion qu’on pourrait répondre au mal de vivre par des médicaments, la fameuse pilule du
bonheur. Edouard ZARIFIAN, qui s’était lancé dans la recherche génétique durant les années 80, est
revenu depuis à une approche plus relationnelle de la psychiatrie, vers une prise en compte des
paradigmes psychique et social.
11
Alfred Fessard est considéré comme le fondateur des neurosciences.
voir le débat entre Jean-Pierre CHANGEUX et Paul RICOEUR : Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, Odile
Jacob, 1998, 352 p. ; ou entre le philosophe Luc FERRY et Jean-Didier VINCENT : Qu’est-ce que l’homme ? Sur les
fondamentaux de la biologie et de la philosophie, Odile Jacob, 2000
12
le paradigme biologique
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1.5.4) en psychologie
Le comble, c’est que ce ne sont pas seulement certains biologistes qui veulent imposer leur prédominance sur
les sciences humaines, mais certains psychologues vont s’inféoder eux-mêmes à la biologie, au nom d’une
appartenance idéologique, et souvent à travers une opposition violente et haineuse à la psychanalyse ou à la
psychologie humaniste.
 Depuis Galton, tout un courant de psychologues, surtout anglo-saxons, a toujours défendu la notion
d’hérédité de l’intelligence et même de sa répartition inégale selon les races et les sexes (Arthur JENSEN,
EYSENK...) Or, on assiste, ces dernières années, à un retour en force de ce courant, même si on a largement
démontré qu’il ne reposait sur aucune base scientifique.
En 1995, l’American Psychologist, revue officielle de l’Association des Psychologues des Etats-Unis, a
consacré tout un dossier à ce sujet, après la publication en 1993 de l’ouvrage de Charles MURRAY et Richard
HERMSTEIN, The Bell Curve.
A l’été 1996, au Congrès international de psychologie, qui s’est tenu à Montréal, le Canadien anglophone
J. Philippe RUSHTON a fait scandale en déclarant que, d’après ses recherches sur la taille du cerveau, donnée
en partie génétique, on peut en conclure qu’en moyenne, les femmes sont moins intelligentes que les hommes
et qu’on retrouve une hiérarchie entre les races : jaunes  blancs  noirs. Il se défend d’ailleurs de l’accusation
de racisme en rétorquant que personne ne s’étonne que les noirs courent plus vite que les blancs.
A supposer que ces recherches statistiques, menées avec un outillage technique très sophistiqué, soient exactes
et valides, encore faudrait-il démontrer le postulat de départ : la corrélation positive entre les capacités
cognitives et la taille du cerveau. C’est une vieille théorie qui ressort régulièrement, malgré son invalidation.
A la mort de Léon Gambetta en 1882, on avait pesé le cerveau de l’illustre homme politique pour essayer de
comprendre son éloquence. Il pesait 1100 g., c’est à dire moins que celui d’une femme australienne, alors que
le poids moyen d’un cerveau européen était de 1403 g. Les mesures pratiquées sur le cerveau d’Einstein vont
dans le même sens. Durant toute la première moitié du 20° siècle, on a continué à pratiquer la craniométrie
dans les facultés d’anthropologie.
 Le début du 21° siècle a vu apparaître une nouvelle discipline au sein de la psychologie : la psychologie
évolutionniste (Evolutionary Psychology) qui veut expliquer le comportement humain (sexualité, troubles
mentaux, évolution de l’intelligence et du cerveau) comme le résultat d’un processus évolutif. Elle étudie
comment les conduites sont déterminées par la sélection naturelle, à partir des témoignages fossiles des
premiers stades de l’évolution.
John H. CARTWRIGHT (2001), Evolutionary Explanations of Human Behaviour, Psychology Press (U.K.)
www.psypress.co.uk
 Sans tomber dans ces excès, qui relèvent davantage du délire idéologique de l’extrême-droite que d’une
approche scientifique, le courant des neurosciences et l'approche cognitiviste, qui se sont développés
considérablement ces dernières années, pourraient également entrer dans le paradigme biologique. On
compare le cerveau humain à un ordinateur : telle ou telle connexion va expliquer tel comportement, le
psychisme est considéré comme un dispositif de traitement de l’information (ce qui est à la source des
recherches en intelligence artificielle).
 Et le développement des réseaux, l’élargissement du « village global », le rétrécissement du temps et de
l’espace, propres à nos sociétés contemporaines, amènent une nouvelle tentation organiciste : considérer la
planète Terre, Gaïa, comme un organisme vivant, un immense cerveau dont chacun de nous serait une cellule.
Ce sont les théories développées dans le mouvement du « Nouvel Age »13, notamment par James LOVELOCK
(1919) dans L’hypothèse Gaïa, 1970, et Les âges de Gaïa (Odile Jacob, 1997).
13
« Le New Age expliqué aux débutants », Actualité des religions, n° 8, septembre 1999 ; Michel LACROIX, La
spiritualité totalitaire. Le new age et les sectes, Plon, 1995 et L’idéologie du New Age, Flammarion, « Dominos », 1996
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1.6) CONCLUSION
« Il ne faut pas tomber dans le diktat de la génétique » Axel KAHN.
Nous avons insisté sur les dangers d’envisager le comportement humain et social dans une
perspective impérialiste axée sur le « tout biologique ». Cette perspective, qui tend à se répandre de
plus en plus, notamment aux Etats-Unis, aboutit à une remise en cause des politiques sociales, à un
renoncement à toute tentative d’amélioration, à une démission face à l’éducation.
A l’inverse, elle risque d’aboutir à une folle échappée vers les manipulations génétiques. Citons par
exemple les banques de sperme de Prix Nobel. Le généticien Jacques TESTART, biologiste à
l’INSERM, et « papa » du premier bébé-éprouvette français, a suspendu volontairement certaines de
ses recherches. En 2002, il dénonçait le tri des embryons comme une nouvelle forme d’eugénisme.
Jean-Claude GUILLEBAUD, dans son essai : Le principe d’humanité (Seuil, 2001) s’élève contre
cette tentation du tout biologique. D’ailleurs, il ne vise pas les biologistes honnêtes et rigoureux, mais
l’exploitation médiatique qui est faite de leurs travaux, qui débouche sur des espoirs insensés dans le
progrès de la science.
Il est tout à fait illusoire, à la limite du ridicule, de vouloir chercher dans les gènes une explication
simpliste à une conduite humaine, comme on le voit aujourd’hui dans nombre de publications
scientifiques qui prétendent isoler le gène de l’homosexualité… Comme Jean-Pierre CHANGEUX,
Axel KAHN, dans Et l’homme dans tout ça ?, nous rappelle opportunément qu’il n’y a pas un gène
géant qui pourrait contrôler tout un pan de notre personnalité, comme l’intelligence… En fait, les
gènes sont dans un système d’interactions tellement complexes que, finalement, ils ne peuvent pas
expliquer grand chose. Il va jusqu’à dire que les gènes font partie de l’acquis de l’espèce humaine :
au cours de l’évolution, nous aurions sélectionné les gènes permettant d’acquérir le maximum de
connaissances. Nos gènes seraient donc la condition de notre liberté et non l’instrument de notre
servitude, comme certains voudraient nous le faire croire.
Le livre de dialogue entre Axel KAHN et Albert JACQUARD, L’avenir n’est pas écrit (Bayard,
2001) va dans le même sens. En abordant les problèmes posés par le séquençage du génome, le
clonage, les OGM et la mondialisation, ils veulent montrer que, même si l’homme apparaît de plus en
plus déterminé, il reste à imaginer.
Malgré tous les dangers du « tout-biologique » manipulé par des apprentis-sorciers, il ne faut pas
négliger les apports d’un paradigme biologique débarrassé de ses scories et de ses excès. Ce que
nous apporte le paradigme biologique dans notre compréhension de l’homme et de la société, c’est de
nous mettre en garde contre une tentation anthropocentrique.
Une compréhension globale ne peut faire l’impasse du socle biologique, à condition de l’intégrer
dans une perspective plus large, et de ne pas la réduire au seul type possible d’explication.
C’est la conclusion à laquelle nous parviendrons avec Edgar Morin : Les sociétés animales précèdent
l’apparition de l’homme et on peut même dire que c’est l’existence de sociétés animales qui a permis
l’apparition de l’espèce humaine. Bien des comportements sociaux « humains » sont repérables dans
les sociétés de primates. (Le paradigme perdu : la nature humaine, Seuil, 1974, «Points », 1979)
C’est en ce sens que l’éthologie peut nous apporter un précieux éclairage, en établissant une
continuité dans les comportements sociaux des hommes et des animaux.
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L’éthologie (du grec : ethos, mœurs) est l’étude comparée des comportements, et particulièrement
l’étude des comportements animaux en milieu naturel. Son fondateur, le psychologue autrichien
Konrad Zacharias LORENZ (1903-1989) lui assigne cette mission : «Appliquer au comportement
animal et humain toutes les interrogations et les méthodes qu’il parait naturel d’appliquer dans
toutes les autres branches de la biologie depuis les découvertes de Charles Darwin».
On voit bien, à travers cette citation, toute l’ambiguïté de la démarche d’un psychologue qui
considère sa discipline comme une simple branche de la biologie et qui se réfère à Darwin comme un
père fondateur. D’ailleurs, en pratique, Konrad Lorenz s’intéressait davantage aux comportements
des animaux qu’à celui des humains. Il a obtenu le prix Nobel de médecine en 1973 pour son
observation du comportement global des espèces animales et son étude des signaux chez les oiseaux
et les poissons. Il est particulièrement reconnu pour sa découverte de « l’empreinte », ce mécanisme
qui attache l’oisillon au premier individu qu’il va sentir. C’est d’ailleurs cette découverte qui a été
utilisée par Jacques Perrin lors du tournage du film Le peuple migrateur.
-
Les fondements de l’éthologie, Paris, Flammarion, 1997.
L'agression. Une histoire naturelle du mal (1962), Flammarion, « Nouvelle bibliothèque
scientifique », 1969,
Essais sur le comportement animal et humain (1965), Paris, Seuil, 1970.
Evolution et modification du comportement (1966), Petite Bibliothèque Payot, n° 33, 1973.
Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons, Stock, 1969, 236 p. [récit]
Nikolaas TINBERGEN (1907) étudie les comportements instinctifs chez les animaux et montre qu’ils sont déclenchés par
des stimulus complexes non appris ou « schèmes innés de déclenchement ». (L’étude de l’instinct, 1953)
Karl VON FRISCH (1889-1982), zoologiste autrichien, étudie le mode de communication des abeilles.
Plus récemment, l’éthologie s’intéresse aux conduites humaines, notamment aux comportements
sociaux des bébés : Hubert MONTAGNER (1978), L'enfant et la communication, Stock « Pernoud »,
402 p.
Le neuropsychiatre Boris CYRULNIK va plus loin en tentant de lier la psychanalyse et l’éthologie. Il
anime un groupe de recherche en éthologie clinique à l’hôpital de Toulon-La Seyne et dirige un
enseignement d’éthologie humaine à la faculté de médecine de Marseille et à la faculté des lettres et
sciences humaines de Toulon.
« A l’heure où les interactions mère-enfant n’ont jamais été autant étudiées, si bien comprises, le
nourrisson n’a jamais été aussi seul ».
Il a publié :
- Mémoire de singe et paroles d’homme, Hachette, 1983, « Pluriel », 1984.
- Naissance du sens, Paris, Hachette, 1991, 1998.
- Sous le signe du lien, Hachette, 1989, « Pluriel », 1992.
« L’objet observé n’est pas neutre. L’observateur, selon son état sensoriel ou neurologique, selon la structure
de son inconscient, sélectionne certaines informations à partir desquelles il crée des représentations qu’il
nomme ‘évidences’ »
-
Les nourritures affectives, Odile Jacob, 1993.
-
De la parole comme d’une molécule, Seuil, « Points », 1995.
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- L'ensorcellement du monde, Odile Jacob, 1997, 310 p., « poche », 2001
« Comprendre quelle est notre place dans le vivant, comment nous en procédons et comment nous en
émergeons : tel est l’enjeu de ce livre qui retrace la généalogie du monde humain où, contrairement
à une certaine idéologie libérale, la notion même d’individu n’a pas de sens, car chacun est d’emblée
saisi par un réseau de relations. » Il fait ainsi un pont de la neurobiologie à la sociologie.
-
L’intelligence avant la parole, ESF, 1998
Depuis quelques années, ses ouvrages tournent essentiellement autour de la résilience.
-
Un merveilleux malheur, Odile Jacob, 1999, 238 p., développe la théorie de la résilience, qui
essaye de comprendre comment des enfants ayant subi des traumatismes graves (viols, deuils,
mauvais traitements…) peuvent s’en sortir, contrairement à d’autres qui vont rester marqués à
vie. Il montre, avec de nombreux exemples, qu’il n’y a pas de destin inéluctable. Le fatum, c’est
une idée de Satan. Il n’y a pas de fatalité. Il cite Anna FREUD : « La vie, c’est comme une partie
d’échecs. les premiers coups sont importants, parce qu’ils orientent le jeu. Mais tant que la
partie n’est pas terminée, il reste de beaux coups à jouer ».
-
Les vilains petits canards (Odile Jacob, 2001) se clôt avec le texte de l’Auvergnat de Georges
Brassens, petit voyou devenu poète grâce à une rencontre, un prof de français. Il cite de
nombreux autres cas : La Callas, Barbara, qui reprend dans ses chansons le traumatisme de
l’inceste subi dans son enfance (L’aigle noir, Nantes) et déclare : « je suis étonnée par le nombre
d’hommes qui m’ont tendu la main ». La résilience n’est possible qu’à partir d’une rencontre,
mais il faut savoir percevoir la main tendue, l’accepter et l’exploiter. « La blessure contraint à la
créativité ». A défaut de paradis, le para-dit.
-
Il continue cette série sur la résilience avec son dernier ouvrage en date :
LE MURMURE DES FANTÔMES, Editions Odile Jacob, 2003.
« Marilyn Monroe n'a pas connu la tendresse, enfant. Elle est devenue fantôme. Hans Christian
Andersen, lui, a pu être réchauffé.
L'affection est un besoin tellement vital que lorsqu'on en est privé, on s'attache intensément à
tout événement qui fait revenir un brin de vie en nous, quel qu'en soit le prix.
Ceux qui refusent de rester prisonniers d'une déchirure traumatique doivent s'en libérer pour
revenir à la vie. Ils en font même un outil pour arracher du bonheur.
Dans ce livre, Boris Cyrulnik raconte comment le fracas du passé murmure encore chez le grand
enfant qui tisse de nouveaux liens affectifs et sociaux. Et comment l'appétence sexuelle à
l'adolescence constitue un moment sensible dans l'évolution de la réparation de soi.
Attitude nouvelle face à la souffrance psychique, la résilience propose de construire ce processus
de libération. Ce livre est un véritable message d'espoir. » (4° de couverture)

En dehors de ces auteurs fondamentaux, vous pouvez consulter de bonnes introductions à
l’éthologie :
-
Vinciane DESPRET (1995), « Les origines de la vie sociale : apports de l’éthologie à notre compréhension des
sociétés », in L’homme en société, PUF, , p. 1-94.
« Comportement animal, comportement humain » (dossier), Sciences Humaines, n° 19
Rémy CHAUVIN (1975), L’éthologie, PUF.
Rémy CHAUVIN (1984), Sociétés animales et sociétés humaines, PUF, « Que sais-je ? », n° 696.
Jacques-D. DE LANNOY, Pierre FEYEREISEN (1987), L'éthologie humaine, PUF, « Que sais-je ? », n° 2339.
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