UNE PROPOSITION METHODOLOGIQUE
POUR L’« ANALYSE STRATEGIQUE » DES ACTEURS
Disponible sur un site personnel
http://www.chez.com/sociol/socio/grandsdomaines/sociolorgagrilleanalyse.htm
(Voir la conclusion sur le cas SEITA)
A. Description globale
Avant de commencer une analyse stratégique, il faut décrire avec beaucoup de précision le produit de
l'entre prise ou de l'administration ou du service, la gestion de cette production et enfin les règles que se
sont données les acteurs et qui constituent le construit social. La tentation est grande, en effet, de se
précipiter en partant de l'organigramme sur la description des acteurs, de les mettre en relation à travers
leurs inévitables relations de pouvoir et de penser ainsi avoir compris le fonctionnement de l'ensemble.
On aboutit en fait à une description qui est une caricature de l'analyse stratégique : En ne se donnant pas
la peine de décrire le système d'action concret, on en arrive à ne parler que du jeu de pouvoir des
principaux acteurs, sans le référer au système. Or ce jeu n'est que la partie visible de l'iceberg : il
n'existe que parce que derrière lui les contraintes de l'action ont amené les acteurs à bâtir un système
d'action qui donne leur sens à leurs conflits de pouvoir. Analyser l'entreprise ainsi, c'est la décrire
comme le lieu de l'affrontement d'acteurs indépendamment du système dans lequel ils sont, système qui
est lui-même structuré à partir des contraintes qu'il engendre.
1. Le produit
Pour se garder de cette tentative de réduction de l'analyse stratégique, le plus sûr est de partir du
produit. Celui-ci peut être facilement identifiable ou peut l'être moins, sa fonction apparente n'étant pas
forcément sa fonction réelle (Quel est le produit de l'école ? Le nombre d'élèves qui réussissent le
baccalauréat ou bien un système de socialisation ou de reproduction ?). Dans le cas de l'entreprise, on
partira de la définition fonctionnelle du produit : des voitures, ou un service financier aux particuliers,
ou le malade, en n'oubliant pas l'aspect restrictif de cette définition. Un tel point de départ de la
démarche impose de ne pas oublier que le jeu des acteurs va se structurer autour de ce qui est perçu, par
les uns et les autres, à la fois comme une contrainte, comme le lieu de la construction des logiques
d'action et comme la base du système d'action concret des alliances et des règles. Il convient donc de
partir d'une description précise du produit. Celui-ci peut être un produit industriel classique, mais aussi
un service marchand ou non (gestion d'un portefeuille tout autant que fonctionnement d'un hôpital, etc.
). Décrire le circuit du produit (flux, matières, informations) dans l'entreprise et/ou hors entreprise s'il y
a des sous-traitants dans la chaîne de production. Bien dégager les opérations valorisées par
l'environnement ou par les acteurs dans l'entreprise (" ce qui est monté en épingle " " Ici, le polissage,
c'est la partie importante " Qui dit cela ? Est-ce l'avis de tout le monde ? ", ou bien les commerciaux
dans une banque par rapport aux administratifs, ou encore les opérations de pointe dans tel secteur
particulier, etc. ).
2. Données générales
Branche, taille, situation juridique, localisation géographique. Données économiques sur quelques
années : CA, investissements, mesure des bénéfices, marges, outils de gestion. Histoire de l'entreprise.
La tradition, les événements récents, la culture, c'est-à-dire le système concret des relations dans le
secteur de l'observateur ou plus largement si c'est possible. Fusion, absorption, diversifications, etc. Les
stratégies de l'entreprise pesant sur le secteur. Les choix potentiellement possibles, ceux qui semblent
devoir être adoptés, ceux qui sont soutenus par tel ou tel acteur (un décideur, le chef, des salariés dans
une situation stratégique, etc. ). Salariés : âge, sexe, ancienneté, origine, qualification, changements
récents.
Syndicalisme et relations professionnelles. Décrire le type de gestion du personnel. Évaluer le climat
social. Le marché et la pression de la concurrence. Les éIéments de variation dus au marché, aux
technologies, au changement d'organisation, etc.
B. Description de l'organisation formelle
1 Repérer : le système de division du travail et de répartition des tâches. Oui fait quoi ? La définition
des statuts et des rôles, celle des fonctions : leur précision ou l'absence de précision. Le système
hiérarchique. Les communications. Le système de contribution-rétribution. En particulier, le système de
sanctions ou son absence. Essayer de savoir dans quelle mesure il fonctionne. ? Pour ce repérage, le
plus simple est de partir de l'organigramme. Le faire pour la partie de l'entreprise observée par le
stagiaire. Mais partir de l'organigramme ne veut pas dire y rester. Très vite, il faudra parvenir à s'en
détacher pour décrire les traits majeurs du système d'action concret, les zones d'incertitude et localiser le
pouvoir. 3. Analyser le circuit officiel des procédures. Par exemple, une commande ou une livraison, ou
l'exécution d'une pièce. Oui doit recevoir la demande, doit ou ne doit pas la discuter. A qui la transmet-
il (souvent plusieurs personnes concernées) ? Oui est responsable de quoi ? Y a-t-il des communications
entre les différents responsables de l'exécution ? A qui faut-il rendre compte, etc. ?Faire cette analyse
aussi, si possible, à l'occasion d'une relation non de production, mais concernant les statuts, Comment
doivent se passer les choses à l'occasion d'un remplacement, d'une promotion ou d'une mutation ? Oui
doit être informé, qui doit décider, qui est consulté ? Il est toujours intéressant d'analyser de près le
système d'évaluation du travail, celui de la promotion, éventuelle- ment la formation donnée à
l'occasion d'une promotion. On y voit apparaître le système de valeur d'une entreprise (par exemple les
commerciaux et les technico-commerciaux d'IBM reçoivent une formation maison qui dure près d'une
année), l'acceptation commune de ces valeurs par le groupe. Sur quels critères un supérieur est-il promu
? Y a-t-il un système de règles implicites et/ou explicites, formelles et/ou informelles, souples ou
rigides, bureaucratiques ou non, etc. ? La culture d'une entreprise peut apparaître dans la partie de son
fonctionnement qui est codifiée ou, au contraire, dans les raisons d'une non-codification. Il y a en effet
des entreprises qui choisissent de ne pas avoir d'organigramme. Si c'est le cas, se demander pourquoi.
Par exemple, dans une entreprise moyenne de type paternaliste, le dirigeant peut préférer avoir
l'organigramme en tête et ne pas chercher à le communiquer.
C. Description du fonctionnement informel
Ici, on va essayer de comprendre comment les choses se passent réellement et mesurer l'écart formel-
informel.
1. Après avoir vu les circuits réels (§ B) et en les gardant bien en tête, analyser une relation imprévue,
par exemple une commande inhabituelle, ou une panne exceptionnelle, etc. Voir alors comment les
relations formelles sont court-circuitées ou ne le sont pas, ce qui se passe, comment fonctionnent les
systèmes hiérarchiques et de communication. Analyser un événement qui a donné lieu à une relation
conflictuelle. Par exemple, des consignes mal transmises entraînant une mauvaise fabrication. Décrire
comment se sont passées les choses, qui a arbitré et dans quel sens. Montrer comment, concrètement,
fonctionne l'organisation. Les dispositions formelles sont-elles respectées ? et sinon pourquoi ? au profit
de qui ?
2. Une méthode d'approche de cet informel peut consister à partir des rapports affectifs entre les
individus et surtout entre les groupes. Tel groupe est-il indifférent, agressif et hostile, sympathique vis-
à-vis de tel autre ? Les jugements de compétence recouvrent-ils de véritables incompétences ou le
souhait de politiques différentes? L'hypothèse sous-jacente à cette approche est qu'une relation de
compétition non reconnue formellement engendre une très forte tension, qui se traduit par une grande
agressivité : celle-ci n'est donc pas utilisée comme l'indicateur d'une affinité naturelle mais comme celui
d'une relation de pouvoir.
D. L'acteur et le système
Au bout du compte, il s'agira de décrire l'entreprise ou le secteur en termes de système et de système
interdépendant. Ce qui veut dire concrètement comment, par quels ajustements, à travers quels
ensembles de règles formelles et informelles se résolvent les problèmes quotidiens de l'entreprise. l Au
départ, lister les acteurs. Mais les acteurs ne sont pas forcément des personnes physiques
individualisées. Un acteur peut être un service ou une équipe ou une section syndicale ou un groupe de
personnes. Si l'on veut analyser l'ensemble, il faut en donner la liste exhaustive (encore une fois, dans le
secteur observé). Si l'on veut analyser une action (telle décision ou tel changement), ne lister que les
acteurs qui y ont participé. Tenter de définir leurs objectifs et leurs enjeux. Les objectifs sont les buts
qu'ils se donnent à atteindre et qui peuvent être explicités dans l'organisation. L'enjeu est ce que l'acteur
peut s'attendre à gagner ou à perdre dans l'action qu'il entreprend et l'importance de ce gain ou de cette
perte à ses yeux. Par exemple, l'objectif peut être de sortir telle production difficile dans un temps
record et avec une qualité supérieure tandis que l'enjeu peut être la valorisation du service, de tel
équipement récent dont on veut prouver la rentabilité.
2. Les relations entre les acteurs et leurs alliances constituent des systèmes d'action concrets. Les
repérer. On peut à nouveau utiliser l'organigramme, y dessiner les relations affectives, puis les
communications concrètes et donc les relations. On peut aussi regrouper les acteurs en dessinant des
patates sur l'organigramme et en les nommant. Par exemple, le système du " flou " contre le système "
expert " (cf cas Secobat), ou bien les " forteresses " et les " managers", etc. A la fin, on doit voir
apparaître le système d'action concret et peut-être les heux de pouvoir. Il s'agit donc de montrer le
fonctionnement réel de l'entreprise, qu'il soit harmonieux ou conflictuel.
3. Les acteurs s'imposent dans une stratégie de pouvoir lorsqu'ils maîtrisent une zone d'incertitude.
Celle-ci est une zone de décision mal définie ou pas encore stabilisée ou dont le fonctionnement
habituel est remis en question. Il faut donc essayer de les définir. Il peut s'agir de l'. introduction d'une
innovation technologique, d'une nouvelle machine, ou la remise en cause des règles de fonctionnement.
Par exemple, l'introduction d'une application de l'informatique, ou d'une machine à commande
numérique, ou la création d'un nouveau secteur dans un service, etc., modifiant les statuts, les rôles et
donc la répartition du pouvoir,
4. Le pouvoir est toujours un enjeu, mais il convient de le préciser et de le concrétiser. Les acteurs,
surtout lorsqu'ils sont dans une situation stratégique pertinente pour l'entreprise, ne peuvent pas ne pas
jouer le pouvoir, voire la conquête du pouvoir. Ils ont à défendre et à faire progresser leur service et les
personnes qui travaillent avec eux et dans ce cas, par exemple, l'enjeu devrait être explicité comme la
progression du service ou la promotion de M. X ou l'achat d'un nouvel équipement. On rappelle que le
pouvoir s'appuie sur des ressources dont les principales sont : la compétence, la maîtrise des relations à
l'environnement, la maîtrise des communications et des flux d'information et, enfin, l'utilisation des
règles organisationnelles.
E. Outil de mise en forme
Pour avoir une idée globale de l'organisation, une représentation commode est de résumer le système
d'action concret en faisant des patates sur l'organigramme et en les nommant à partir des règles que se
sont données les acteurs qui jouent à l'intérieur de ces patates (un bon exemple en est donné dans le cas
Secohat, 6). 0n peut partir d'un sociogramme, tracer les relations entre individus et groupes qui se
parlent ou s'évitent, portent des jugements positifs ou négatifs, etc. 0n doit aboutir à une image de
l'entreprise à travers les conflits ou tensions entre groupes. Si l'on veut décrire les chances de réussite ou
d'échec de telle ou telle opération, on peut remplir un tableau du type ci-dessous, étant entendu qu'il doit
refléter la situation à un instant donné, qu'il ne vaut que pour cet instant en permettant de visualiser les
jeux probables des différents acteurs.
Identifier le problème - le dater
Acteurs
Missions ou
objectifs
Enjeux
Atouts
Handicaps
Stratégies
vraisemblables
CONCLUSION POUR LE CAS SEITA Pourquoi la situation ne change pas ?
Le Monopole industriel de M. Crozier est un exemple typique de situation fermée. La situation,
identique d’une usine à l’autre, est vécue par beaucoup comme dysfonctionnelle et pourtant rien ne change. En
effet, des protestations des acteurs mécontents pourraient exposer ces derniers aux conséquences d’une « grève
du zèle » des ingénieurs techniques qui réparent les pannes des machines. Ceux-ci disposent ainsi d’un pouvoir
réel supérieur à celui que leur accorde la définition officielle de leur poste (rente de situation), puisque leur
action affecterait directement les salaires des mécontents. Le système d’interaction a aboutit à un équilibre
déficient (sous-optimal). Les acteurs mécontents pourraient avoir un comportement d’innovation visant à
modifier les règles du jeu, mais la situation inhibe l’innovation : les acteurs n’ont ni la capacité, ni la
motivation, pour intervenir sur les règles du jeu et créer un espace des choix nouveau. De surcroît, les choix
théoriques sont en réalité réduits à un seul cas possible et c’est cette réduction de l’espace des choix qui rend la
situation largement prévisible. Les deux caractéristiques précédentes déterminent un processus fermé, soumis à
une loi « reproductive », et qui n’est pas le résultat d’une fâcheuse habitude culturelle française qui empêcherait
les acteurs d’aborder de front les conflits qui les opposent. Il est plutôt le résultat d’une combinaison
relativement fragile et complexe la fragilité résultant de la complexité de données technologiques et
institutionnelles.
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