La libéralisation des marchés bénéficie-t-elle aux consommateurs ? On entend par libéralisation des marchés l’ouverture à la concurrence, la dérégulation, et éventuellement la privatisation des producteurs. Comme il s’agit d’en dégager les effets pour les consommateurs, nous nous concentrerons ici sur les marchés de biens et services et les marchés financiers. Les consommateurs sont les agents économiques envisagés en tant qu’homo oeconomicus maximisant leur utilité par l’usage de biens et services. I) La libéralisation des marchés élargit le choix des consommateurs A) Elle exerce une pression à la baisse sur les prix des biens et services Les trois aspects de la libéralisation des marchés contribuent chacun à cette pression : * L’ouverture à la concurrence modifie la structure du marché, l’éloignant du monopole vers l’atomicité de la concurrence parfaite. On peut en identifier les effets sur le surplus des consommateurs par une analyse en équilibre partiel à la Marshall* : la rente de monopole est transférée aux consommateurs, qui bénéficient également d’une partie de la perte sèche (cf. A. Harberger « Monopoly and resource allocation », American Economic Review, 1954) au fur et à mesure que le volume des échanges s’approche du niveau de l’équilibre concurrentiel. * La dérégulation est souvent nécessaire pour que les avantages attendus de l’ouverture à la concurrence se concrétisent. Ainsi, dans la distribution alimentaire, les lois Royer (1973), Galland et Raffarin (1996) ont entravé la dynamique de concurrence par les prix (cf. P. Askenazy & K. Weidenfeld, Les soldes de la loi Raffarin, le contrôle du grand commerce alimentaire, 2007). Aux Etats-Unis, la libéralisation de la publicité a des effets similaires en fait mieux circuler l’information et abaisse les prix dans les Etats où elle a été appliquée (L. Benham, « The Effects of Advertising ont the Price of Eyeglases », Journal of Law and Economics, 1972). * La privatisation intensifie la recherche des gains de productivité qui devient une condition de survie pour l’entreprise, elle améliore à la fois l’efficience allocative et l’efficience-X au sens de H. Leibenstein ("Allocative efficiency v. "x-efficiency" ", American Economic Review, 1966) B) La libéralisation financière allège la contrainte budgétaire intertemporelle du consommateur A partir des années 80, le système bancaire et financier s’est décloisonné et déreglémenté, offrant ainsi aux épargnants une gamme plus diversifiée de placements financiers. Ceci leur permet un arbitrage plus fin entre rémunération et risque des placements alternatifs en fonction de leur aversion au risque. Par ailleurs, la libéralisation financière avive la concurrence entre des banques qui rognent sur leur marge, et proposent des crédits à des taux plus attractifs pour accroître leur part de marché. Elle facilite aussi l’accès au crédit des consommateurs. La libéralisation élargit les choix intertemporels du consommateur…. … et lui permet de mieux lisser sa consommation sur le cycle de vie (F. Modigliani & R. Brumberg, « Utility analysis and the consumption function: interpretation of cross-section data », 1954) Dans une perspective intertemporelle, le consommateur est donc inséparable de l’épargnant. A ce titre, il bénéficie de l’amélioration de la qualité de l’information consécutive au développement des marchés financiers en général, de la notation des placements en particulier (cf. A. Landier et D. Thesmar, Le grand méchant marché, décryptage d'un fantasme français, 2007 L’engouement des ménages français dans les années 80 pour les nouveaux placements liés à la désintermédiation financière (actions de sociétés privatisées, S.I.C.A.V….) est symptomatique. C) La libéralisation étend l’éventail des biens proposés aux consommateurs Les bienfaits de la libéralisation des marchés se ressentent également en termes de diversité des biens. En effet, la concurrence monopolistique s’opère par des stratégies de différenciation horizontale que Salop modélise (« Monopolistic Competition with Outside Goods », Bell Journal of Economics, 1979) par une ville circulaire symbolisant l’hétérogénéité des préférences des consommateurs sur un marché. L’entrée d’une nouvelle entreprise rapproche ainsi le consommateur moyen de son point de vente, amenuise sont coût de déplacement, autrement dit lui donne accès à une variété de bien mieux adaptée à ses préférences. Les stratégies de différenciation verticale rendent également compte de l’existence de la publicité et des son intérêt pour les consommateurs. Au-delà de l’opposition habituelle entre publicité informative et persuasive, les dépenses de publicité signalent la qualité du bien dans la mesure où elle assure leur rentabilité en fidélisant le client qui essaye le produit vanté par la publicité. La publicité véhicule donc une information implicite sur la qualité des biens. II) Néanmoins, elle libère aussi les stratégies des producteurs qui peuvent nuire aux consommateurs A) La libéralisation peut placer les consommateurs sous l’emprise des producteurs Cependant le marché publicitaire, à la pointe de la libéralisation – la publicité comparative a été autorisée, la liste des biens exclus de la publicité s’est réduite -, en illustre bien les effets pervers. Les dépenses publicitaires peuvent fonctionner comme des barrières à l’entrée (A. Dixit, "The Role of Investment in Entry Deterrence", Economic Journal, 1980)*. Elles nuisent aux consommateurs en relâchant sur le long terme la pression concurrentielle et la contestabilité des marchés. Il faut aussi reconnaître que la publicité ne s’adresse pas uniquement à de futurs clients potentiels, mais entretient un rapport addictif à une marque ou une variété de bien, elle participe de ce que N. Kaldor appelle le « marché de clientèle », où la fidélisation des consommateurs consolide le pouvoir de monopole du producteur (« The economic Aspects of Advertising », Review of Economic Studies, 1950). Le paradoxe de la libéralisation des marchés est alors qu’il sape l’indépendance entre offre et demande qui fonde l’analyse économique et les arguments en faveur de la libéralisation : dès lors qu’on envisage comme J.K. Galbraith (L'ère de l'opulence, 1958) que la demande est soumise, produite par l’offre, notamment à travers la publicité, on voit bien que la libéralisation ne peut que consolider la logique de la « filière inversée » , et exacerber cette domination des consommateurs par les producteurs. B) La libéralisation des marchés de biens peut aussi entraîner une hausse des prix En monopole naturel : un monopole privatisé et dérégulé cherche à maximiser son profit, alors que le monopole public tarifait plus bas de sorte à atteindre un optimum de 1er ou de 2nd rang.* En concurrence monopolistique : la libre entrée sur le marché dans cette configuration a été analysée par Chamberlin (The Theory of Monopolistic Competition, 1933). A l’équilibre, les producteurs prolifèrent, leur taille est inférieure à l’échelle minimum efficace, les consommateurs paient cette exubérance de la différenciation des produits par des prix élevés.* En oligopole : les producteurs sur les marchés libéralisés peuvent adopter des stratégies d’entente néfastes aux intérêts des consommateurs, le cas de la téléphonie mobile en France est ici exemplaire. C) La libéralisation financière expose accrus les consommateurs-épargnants à des risques C’est là la clé de la crise actuelle. D’une part, la dérégulation de la concurrence bancaire a conduit à une distribution de crédits immobiliers hasardeuse aux Etats-Unis et à l’innovation des subprimes. Le surendettement des ménages résulte largement de l’opacité de l’information fournie aux emprunteurs face à des crédits de plus en plus sophistiqués. Les consommateurs-épargnants ont également subi les conséquences de la libéralisation financière par la dépréciation de leurs actifs depuis 2007. On peut considérer avec J. Stiglitz que les consommateurs ont été les victimes du Triomphe de la cupidité. III) La libéralisation des marchés : un « folk concept » à relativiser. Les sciences sociales se méfient de l’usage des « folk concepts », c’est à dire des catégories profanes d’analyse du monde social. Un exemple parmi tant d’autres est la critique par P. Bourdieu de la catégorie courante de jeunesse, qui n’est « qu’un mot ». L’expression de « libéralisation des marchés », si omniprésente dans les discours des acteurs économiques et politiques, et qui a orienté largement les transformations majeures de l’histoire récente – développement des pays pauvres, transition des économies ex-socialistes, unification européenne – se prête à une déconstruction similaire. A) Qu’est-ce que la libéralisation ? Qu’ils en soient critiques ou partisans, les discours sur la libéralisation l’associent au tryptique ouverture à la concurrence - dérégulation - privatisation, et se réfèrent à la science économique comme argument d’autorité. Pourtant, le contenu de la libéralisation est problématique et connaît des variations dans l’histoire de la pensée économique. Il s’agit moins de s’affirmer en faveur ou en défaveur de la libéralisation des marchés que d’en dessiner les contours : - Ainsi, la fameuse « main invisible » smithienne n’est pas un ordre spontané, A. Smith insiste lui-même sur la nécessaire intervention de l’Etat au bénéfice des consommateurs, pour instaurer les institutions encadrant la concurrence et le marché, et pour en compléter les défaillances. - Le débat scientifique autour de la politique de la concurrence porte précisément sur le contenu de la libéralisation : l’ouverture à la concurrence doit-elle s’accompagner d’une dérégulation supposée favorable in fine aux consommateurs (Ecole de Chicago), ou au contraire d’une réglementation stricte qui garantirait seule une pression concurrentielle effective (Ecole de Harvard). B) La libéralisation doit s’adapter aux spécificités de chaque marché Les avantages de la libéralisation des marchés sont conditionnés par les caractéristiques singulières de chaque marché, que les autorités de la concurrence doivent prendre en compte : - L’importance de coûts fixes conditionne l’atomisation effective du marché. - L’élasticité de la demande conditionne l’émergence d’une rente de monpole. Les gains du démantèlement des monopoles et de l’ouverture à la concurrence sont ainsi sans doute supérieurs pour des services sans véritables substituts -par exemple les communications téléphoniques-, où l’élasticité de la demande est faible, et donc le prix engendré par le « mark-up pricing » élevé. A contrario, les monopoles ferroviaires sont de facto confrontés à la concurrence implicite de la route et de l’avion, et les gains que les consommateurs peuvent attendre de leur démantèlement sont peut-être plus faibles. C) Ses coûts et avantages pour les consommateurs doivent être déclinés - effets individuels / effets collectifs : les consommateurs ont bénéficié individuellement d’un éventail plus large de placements financiers ou de biens, mais ont pâti collectivement de l’opacité de l’information financière et de la prolifération des variétés de biens. - effets de court terme ou statiques / effets de long terme ou dynamiques : la privatisation et la dérégulation des marchés monopolistiques engendrent une perte sèche d’un point de vue statique, mais stimulent l’innovation et la « dynamique du capitalisme » à l’origine de la croissance du niveau de vie du consommateur sur le long terme (cf. J.A. Schumpeter Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942) - effets « toutes choses égales par ailleurs » / effets systémiques : J. Stiglitz que les avantages de la libéralisation financière ont été surestimés car on a négligé les transformations des comportements des agents financiers qu’elle induit, notamment les incitations à la prise de risques et à leur dissimulation. * L’argumentation peut ici s’appuyer utilement sur un schéma ou les équations de base d’un modèle.