Analyse politique appliquée L`enquête qualitative On attend du

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ANALYSE POLITIQUE APPLIQUEE
L’enquête qualitative
On attend du chercheur en sciences politiques un discours différent de celui que l’on entend dans
les médias. Par ailleurs, il faut se prévenir de toutes considérations personnelles ou de philosophie
politique.
Les sciences politiques s’appuient sur des normes, des règles de travail qui font d’elles une science.
Elles doivent gouverner le travail de terrain, de la manière la plus rigoureuse possible.
La première règle, la plus importante, est celle de rupture épistémologique. L’épistémologie est la
science des sciences : comment met-on une science, quelles sont les démarches vers la connaissance
scientifique ? Max Weber ou Émile Durkheim nous recommandent cette rupture : abandonner les
préjugés et les prénotions concernant l’objet ou la population que l’on étudie. C’est se départir d’un
tas d’idées toutes faites sur l’objet que l’on étudie. On a tous une idée plus ou moins vague sur
l’objet que l’on veut travailler, parce qu’on en a une connaissance éloignée par exemple. Petit à
petit, c’est se défaire de ces prénotions pour avoir une connaissance plus précise de la population
sur laquelle on travaille. C’est dépasser le sens commun, véhiculé par les préjugés. Ca peut être le
sens commun, de ce que l’on entend à la télé ou lit dans les journaux. Ca peut être les premiers
travaux faits dans les années 1960-1970, concernant la rencontre amoureuse. Le sens commun dit
que c’est le hasard, une question de hasard. Lorsque l’on travaille sur ça, on se rend compte que ce
sont les conditions sociales dans lesquelles on produit la rencontre amoureuse, ce qui explique
pourquoi de nombreuses personnes se marient dans le cadre du travail par exemple.
Le regard sociologique permet de rompre avec un certain nombre de préjugés, avec des sentiments
ou ses propres projections personnelles. Ca consiste à refroidir l’objet. Les sentiments risquent de
parasiter l’enquête, et les résultats risquent d’être décevants.
Le passage par la rupture avec les mots du langage commun est un autre effort à fournir. Ces mots
véhiculent eux-mêmes des croyances, des jugements voire des préjugés. L’important est d’utiliser
des concepts pour traduire les phénomènes que l’on est en train d’observer. On peut les récupérer
d’autres personnes qui ont travaillé sur les partis, ou en inventer soi-même. Dans tous les cas, il faut
être le plus précis dans les définitions données. Quand on parle de populisme par exemple, c’est
typiquement un mot que ne veut rien dire pour un sociologue. Pour les médias, ça veut dire quelque
chose, lié notamment à un stigmate. Un leader populiste est mal jugé de nos jours. Les prénotions
sont des filtres et des obstacles à la vraie connaissance sociologique des phénomènes. Face à l’objet
étudié, il est demandé d’oublier ce que l’on connaît déjà, oublier le sentiment de familiarité déjà
connu.
De manière plus récente, une enquête particulièrement importante dans la sociologie américaine, de
Paul Lazarsfeld, portant sur les soldats américains stationnés en Allemagne et dans le Pacifique au
lendemain de la Seconde Guerre mondiale, émet des hypothèses concernant le lien entre les
caractéristiques sociales des individus et leur état psychologique. La première idée est que les
individus dotés d’un niveau d’instruction élevé présentent le plus de symptômes névrotiques que
ceux qui ont un plus faible niveau d’instruction. Ceci repose sur le préjugé que l’homme de la rue
est moins sensible que les individus qui ont fait plus d’études. Pendant leur service militaire, les
ruraux ont meilleur moral que les citadins pendant leur service militaire, car habitués à une vie plus
rude. Les soldats arrivés du sud des États-Unis supportent mieux le climat chaud du Pacifique que
les habitants du nord du pays. Enfin, les soldats américains étaient plus impatients d’être rapatriés
pendant la Seconde Guerre mondiale qu’après l’armistice.
En interrogeant les soldats, pour chacune des hypothèses, il démontre que c’est exactement
l’inverse. Ceux qui ont un faible niveau d’instruction présentent le plus des névroses et des
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psychoses, les citadins ont un meilleur moral que les ruraux etc ... C’est l’inaction provoquée par
l’armistice qui est plus pesante pour les individus que le danger du combat : il entretient une action
permanente alors que le stationnement sur une zone créé plus de peur de se faire agresser par
surprise.
Il faut donc se méfier de ses évidences à soi, et qu’il faut pour combattre ces évidences mettre en
œuvre un processus de vérification. Tout cela permet d’éviter trois grands obstacles, trois grands
écueils, qui guettent le sociologue ou le politique.
Le premier danger est le manque d’objectivité. Le regard porté sur l’institution familiale est
parasitée par l’image que l’on a soi-même de la famille. Il faut rester le plus neutre possible à
l’égard de ses valeurs.
Le deuxième danger est l’ethnocentrisme. Dans le cadre d’une étude sur un scrutin régional, la
question ne se pose pas beaucoup. Mais de manière générale, l’ethnocentrisme est d’observer une
population à partir de ses propres normes culturelles. Lorsque l’on travaille sur une période
historique éloignée ou sur un pays étranger notamment.
Le troisième danger est le sociocentrisme. Ici, on ne juge pas à partir de ses normes culturelles ou
nationales, mais à partir du milieu social dont on est issu. C’est regarder le politique et le social à
partir des valeurs et de l’expérience qu’on a tiré de son milieu social d’origine ou d’existence.
La première grande étape est la formulation de la question de départ. C’est cette grande question
initiale qui va servir de fil conducteur. Elle va permettre d’orienter l’enquête dans un sens précis.
On ne part pas comme ça, sans bases de travail, sur un terrain. La deuxième grande étape est la
phase qualifiée de terrain, ou exploratoire. Cette phase consiste à recueillir différents types
d’information en lien avec la question de départ. Ces informations peuvent être théoriques
(ouvrages, articles, données I.N.S.E.E. ...) et empiriques (issues du travail du terrain par entretien,
par archives ...). Démarre ensuite une interprétation qui repose sur une problématique. Ce n’est pas
exactement la même chose que la question de départ. La problématique est déjà une mise en forme
de la réflexion. Ensuite, on suivra le travail d’écriture proprement dit du mémoire qui sera un travail
d’interprétation des données. Une idée à retenir est celle de : ne pas partir sur le terrain sans rien.
On a des questions auxquelles on cherche des réponses. Le fait de questionner cet objet est de le
démystifier, de construire son objet de recherche.
Ces questions, peut-être que d’autres se le sont déjà posées. On peut aussi se poser des questions
non posées. On risque, face au discours des hommes politiques, de n’avoir affaire qu’à des discours
plats et sans intérêt. Pour poser des questions à l’égard de l’objet, ça suppose que l’on aille
s’informer sur le sujet. On peut commencer par de la presse.
Les méthodes qualitatives s’appuient sur un nombre moins important que les méthodes
quantitatives. Pour être réputé représentatif, un sondage doit interroger au minimum un millier
d’individus. Dans une enquête qualitative, on n’a pas besoin de ce chiffre là : elle peut s’appuyer
sur un petit nombre d’individus. Avec 10-15 individus bien choisis, on peut sortir des éléments
sociologiques très intéressants. Certains mobiliseraient une centaine d’interrogés.
Les méthodes qualitatives ont pour intérêt d’étudier les pratiques des individus. Elles mettent
l’accent sur le discours tenu à propos de leurs pratiques. Elles s’intéressent aux interprétations que
les individus donnent de leurs pratiques. Chaque acteur va avoir un discours différent sur ses
pratiques. On cherche aussi à recueillir un maximum d’informations. Les enquêtes qualitatives vont
faire feu de tout bois : on cherche à tout observer. On travaille aussi sur la manière dont les
personnes parlent, dont elles se tiennent, dont elles s’habillent, où ils habitent. Tout ça s’appuie sur
l’idée qu’en recueillant le discours des acteurs, on va réussir à accéder de l’intérieur au sens que les
individus donnent de leurs pratiques. Ceci s’appuie sur une école qui a plus d’un siècle aujourd’hui
mais qui continue d’être dominante dans les sciences sociales : celle de Max Weber.
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Weber construit sa méthode sociologique à l’inverse de Durkheim, qui s’appuie sur les méthodes
quantitatives. Weber prône la dite «méthode compréhensive» qui consiste à essayer de comprendre
de l’intérieur pourquoi les individus se comportent de telle ou telle manière. Ca passe par une phase
de recherche dite d’«empathie» : j’essaie de me mettre dans la tête de l’acteur que j’interroge pour
comprendre pourquoi il agit comme ça. Ceci permet d’éviter les obstacles de sociocentrisme par
exemple. L’entretien naît avec Freud et la psychanalyse : le spécialiste a un rôle d’accoucheur. La
démarche-même a quelque chose à voir avec l’introspection psychanalytique. L’entretien policier,
l’interrogatoire, est aussi envisageable : on interroge les faits et gestes de l’individu. L’enquêté peut
aussi se braquer s’il se sent trop interrogé.
En tant qu’observateur, on est à la fois extérieur à l’objet qu’on regarde (peut être perçu comme une
gêne, comme un intrus), et partie intégrante de l’objet. Il faut arriver à se défaire de tous les
préjugés, tous les biais que l’on a. Donc, on est toujours dans l’hésitation quand on travaille sur le
terrain. Il y a un engagement individuel minimum de la part de l’enquêteur. Il faut ensuite se
distancier pour produire une analyse. Ce que l’on met d’affectif dans le terrain, il faut ensuite s’en
défaire au niveau de l’analyse pragmatique.
On peut aller sur le terrain avec un visage couvert, se faisant passer pour un simple militant par
exemple, ce qui explique une discrétion de bout en bout, de s’assurer que personne ne connaît le
chercheur. Une fois l’enquête sur le terrain commencée, il faut trouver la juste distance entre un
engagement sur le terrain et la nécessaire distanciation pour l’interpréter. Par exemple, une erreur
souvent commise est, lorsqu’on travaille sur entretien, que l’on croit que l’on doit être neutre, avoir
le visage froid.
Quelque soit la technique utilisée, réajustements nécessaires. Il se peut que lors des premiers pas sur
le terrain on se rend compte que ce n’est pas la bonne méthode. On a le droit de réajuster les grilles
d’entretien, les manières de procéder etc ...
Les méthodes biographiques.
On range dans un premier temps les récits de vie, puis les documents d’ordre privé. Les récits de vie
sont les récits d’expérience (interroger sur une expérience particulière, pour un candidat ou un
militant par exemple), les récits de vie (ensemble de leur biographie ; peut impliquer de revenir voir
la personne. Voir comment on ne réagit pas tous de la même manière à la mémoire. Dans les
milieux populaires on se souvient peu d’événements familiaux au-delà des parents, avec l’inverse
pour la haute bourgeoisie et surtout dans l’aristocratie.). On peut aussi travailler sur des documents
d’ordre privé : journaux intimes, documentation personnelle ...
Les enquêtes de milieux sociaux, un parti pouvant être un milieu social. On trouve dans ce milieu la
technique de l’observation ethnographique : on fait comme les anthropologues de la fin du XIXe
siècle, voir comment les gens se comportent. Le principe est de décrire ce que l’on observe. C’est
faire de l’observation ethnographique de ce qui se passe dans un bureau de vote, y compris ce qui
paraît être le plus naturel, ce qui permet de comprendre pourquoi les individus se comportent de
cette manière là. Ca peut être un meeting, des meetings, comme si les gens qui viennent parler à la
tribune seraient des inconnus totaux pour le chercheur. Quels sont les rituels ? Qui sont les
individus qui ne le respectent pas ? L’observation participante, contrairement à l’observation
ethnographique, fait participer aux activités de l’objet lui-même. Dans le cas des élections, il n’y a
pas beaucoup de solutions. Les entretiens compréhensifs sont une autre méthode : une grille
d’entretien est un ensemble de questions que l’on a prévu de poser, et en général il faut que l’on
pose les mêmes questions à chaque individu interrogé. Dans la pratique, on se rend compte qu’à
plusieurs entretiens, on n’a pas pu poser toutes les questions.
Les entretiens sont souvent faits de manière individuelle. Il existe des méthodes d’entretien
collectif, mais ce sont des méthodes assez difficiles à gérer. L’entretien doit se faire en face à face.
Après, il faut réfléchir aussi à la manière dont on va solliciter la personne pour l’entretien : il faut
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souvent montrer page blanche. Le questionnaire ne rentre pas dans les méthodes qualitatives, mais
dans l’étude des milieux sociaux.
Les études de localité.
C’est quand on travaille dans un espace, dans un territoire spécifique. Ca peut être un village, un
quartier, plusieurs villages etc ... La dimension territoriale va être forte dans ce type d’études. On
peut aussi avoir comme techniques l’étude des archives municipales ou départementales.
Les déterminants sociaux du vote
La littérature sur le sujet est très abondante, notamment en anglais. Dès la fin du XIXe siècle, cela
s’accompagne de l’introduction du suffrage universel dans de nombreux pays. C’est le cœur
historique dans de nombreux pays. C’est notamment le cas des chercheurs du C.E.VI.PO.F. (Centre
d’Études sur la Vie Politique Française).
L’élection et le vote comme construction sociale.
On peut dire d’une élection est qu’elle a une fonction : la désignation des représentants et des
gouvernants. Au départ, dans la plupart des pays qui ont instauré une forme de démocratie, ça a été
la désignation des parlementaires, principalement concernant l’élection de la chambre basse, où elle
est souvent élue au suffrage universel direct. Là se jouent un certain nombre de phénomènes. Les
personnes qui ont travaillé sur l’histoire des élections se sont rendus compte que ces élections
étaient l’occasion de rituels importants. Ces rituels ont mis du temps avant de venir de manière
naturelle. Notamment au XIXe siècle, il y a eu beaucoup de résistances à l’égard de l’élargissement
du suffrage. Pendant ce XIXe siècle, on a vu des groupes sociaux particulièrement opposés au
suffrage universel qui ont essayé de le contrôler, de l’utiliser pour leur propre bénéfice. C’est le cas
de ce que l’on appelle les notables, les bourgeois, et le clergé, qui vont s’opposer à l’élargissement
du suffrage universel au moins jusqu’au début du XXe siècle. Progressivement, tous vont se rallier
à l’idée de l’élection comme mode de désignation des gouvernants. Ils essayent de conserver leur
autorité, et vont utiliser tout un tas de stratagème pour continuer à obtenir des postes de pouvoir.
Contrairement à ce que l’on peut penser, on se rend compte que le suffrage universel n’annule pas
d’autres types de pratiques, dont celles du clientélisme (je suis un notable, j’offre des biens
matériels, des gratifications ou des promesses de gratifications à des clientèles en échange de leur
vote). C’est ce que vont montrer les travaux sur les élections aux États-Unis, et la manière dont
certains candidats utilisent certaines clientèles pour leur bénéfice, y compris auprès de certaines
communautés dont le candidat est issu (irlandaise, italienne ...). Les travaux d’anthropologues
montrent qu’à Perpignan par exemple, le vote gitan ou le vote maghrébin a permis à la municipalité
en place de tenir. En s’assurant de leur vote, on les laisse tranquille ou on leur accorde des
privilèges.
L’élection comme mécanisme de sélection politique
Oui, l’élection est la technique de sélection des gouvernants dans la démocratie, notamment
représentative. Mais cette technique n’a pas été valable en tous temps et tous lieux de la même
manière. Le suffrage universel est le produit d’une histoire longue, et surtout d’une opposition entre
plusieurs groupes pour aboutir à cette technique depuis le XVIIIe siècle. Le suffrage universel est
une idée relativement récente, et une pratique relativement récente. À partir du moment où on va
évoquer le principe de suffrage universel, on va voir que beaucoup de catégories de population sont
exclues de ce suffrage supposé universel. On va exclure du suffrage universel les femmes, les
militaires par périodes ... On a exclu les étrangers, ceux avec un casier judiciaire, les SDF. On a
aussi imposé une limite d’âge. Il y a un mécanisme d’oubli qui tend à faire croire que le vote s’est
toujours déroulé de cette manière. Ceci est notamment ce que montre le travail d’Alain Garrigou : il
y a une sorte d’évidence liée aux pratiques électorales, qui occulte les intérêts, les conflits qui ont
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présidé à la mise en place du suffrage universel. On se rend compte auprès des populations exclues
du suffrage, mais aussi au travers des divers perfectionnements technologiques liées au
développement du suffrage universel. Histoire politique faite d’individus qui réclament et veulent et
d’autres qui s’opposent. Très concrètement, il faut attendre 1913 pour que soit garanti le secret du
vote (enveloppe). Jusqu’à cette date, on n’utilise pas les enveloppes pour le vote.
C’est à cette période là où on va utiliser les bulletins pré-imprimés. C’est aussi à cette date qu’on va
en France mettre en place un système d’affichage public avec tirage au sort. C’est aussi en 1913
qu’on met en place les isoloirs, qui garantissent le secret du vote. Puis, on va aussi réglementer
alors que le suffrage universel a déjà été utilisé en France. On instaure le bulletin pré-imprimé. On a
aussi essayé d’instaurer le vote électronique, espérant éviter les problèmes dans les comptages. En
vérité le vote électronique pose plus de problèmes qu’il n’en résout, notamment aux États-Unis.
Avec une grosse variété de machines, on se rend compte du trafic des machines, ou des erreurs
entre les listes d’émargement et les votes comptabilisés par la machine. Certains pays obligent le
suffrage universel : Nouvelle-Zélande, Brésil, Belgique, Italie théoriquement ... Le vote n’a pas
toujours été conçu comme ça. Il y a aussi l’idée que la pratique électorale résulte d’un apprentissage
des électeurs sur la longue durée. Cet apprentissage a connu la résistance de la part de plusieurs
groupes sociaux, qui ne concevaient pas la participation politique par le vote. On s’est rendus
compte qu’à la fin du XIXe siècle, on avait une proportion importante d’électeurs potentiels qui ne
s’inscrivaient pas sur les listes électorales. C’était notamment le cas en milieu urbain : à Paris, un
quart des électeurs potentiels n’étaient pas inscrits, 1/3 à Bordeaux ... À cette époque, le vote n’était
pas aussi valorisé en tant que pratique citoyenne. On constate aussi que la pratique du suffrage est
tout aussi lié à la légitimité du régime en question. C’est ce qu’on observe lorsqu’après une période
longue de guerre ou d’État autoritaire, la pratique du vote est souvent difficile à se remettre en
route.
L’élection est aussi un mécanisme de sélection sociale. On doit beaucoup à Pierre Bourdieu dans
cette analyse, dans cette nécessité de se défaire de cette vision naturaliste du vote. Bourdieu va
constater que la logique même du vote en démocratie est doublement défavorable aux classes
dominées. Premièrement, le vote est défavorable aux dominés parce que nous n’avons pas tous le
même degré de capital culturel nécessaire pour produire une opinion autonome. Les dominants
peuvent élaborer des stratégies individuelles de vote alors que les dominés n’ont pour seule
alternative soit de pratiquer un vote collectif (de voter de la même manière que leur groupe), soit la
démission par l’abstention.
Pierre Bourdieu est le premier à démythifier l'acte électoral, du citoyen éclairé qui va voter. Daniel
Gaxie poursuit ces recherches, et a notamment travaillé dans les années 1970 sur le vote en
démocratie, Le cens caché (1975). C'est un ouvrage majeur dans la compréhension de certains
phénomènes électoraux, dont la participation des individus à la vie publique. L'idée du cens date des
premières heures de la révolution française, car il n'était pas question d'accorder le droit de vote à
tous selon certains. Sous l'impulsion de l'abbé Sieyès, la souveraineté appartient à la nation et non
aux individus qui composent la nation.
Ce qu'on va constater au fur et à mesure de la Révolution française jusqu'à la IIIe République, c'est
un élargissement progressif de la base électorale. Sous l'impulsion de la bourgeoisie, le cens va
diminuer et automatiquement le nombre d'électeurs va augmenter. On retrouve le suffrage censitaire
dans la Constitution de 1791, dans la Constitution de l'an III (1795) qui débouche sur le Directoire,
sous la Restauration (1814 à 1830), la monarchie de Juillet qui marque la fin du suffrage censitaire
impose un cens pour être électeur et être éligible. Sous la Restauration, il faut être âgé de plus de 30
ans et payer plus de 300F de cens pour être électeur. On 94 500 électeurs à la fin du régime. Pour
être éligible, il faut avoir plus de 40 ans et payer plus de 1000F de cens.
Les deux autres types de suffrage sont le suffrage universel et le suffrage capacitaire, ce dernier
utilisé par moments dans l'histoire du suffrage en démocratie : il repose sur des capacités, des
diplômes ou des compétences scolaires validées par des tests. Ca a été le cas dans certains États du
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sud des États-Unis jusque dans les années 1960, au mouvement des droits civils, où il fallait
démontrer qu'on savait lire, écrire, qu'on connaissait les articles de la Constitution ... Ce système a
été utilisé en France sous la monarchie de Juillet, parmi la bourgeoisie diplômée mais
insuffisamment riche pour payer le cens par exemple.
GAXIE s'appuie sur cette remise en cause de la vision idéale du citoyen, qui s'impose entre la fin du
XVIIIe et le XIXe siècle, citoyen capable de se faire une opinion par lui-même, et d'exprimer cet
opinion à travers son vote. Le citoyen est censé s'intéresser aux affaires publiques, et est censé y
participer. De la même manière, il est censé être informé, lire la presse. Il est censé comprendre
correctement les réalités politiques. Il est même capable d'en débattre avec d'autres citoyens. Tout
cela selon le principe de l'intérêt général. Or, à partir des premières grandes enquêtes qui sont
menées sur l'intérêt des individus sur la chose politique, on constate qu'il y a un écart entre cette
conception idéale et une grande majorité d'individus, qui par leur position sociale sont en fait à
l'écart des activités politiques, un peu comme dit Gaxie comme s'il y avait une forme moderne de
cens. En fait, on constate que dans les élections, on a une forte proportion d'individus qui ne
participent pas aux élections, et aussi une proportion importante de participants épisodiques.
Finalement les individus n'établissent pas leurs choix électoraux sur des considérations
idéologiques. Le choix électoral repose sur différents facteurs tels que l'âge, le sexe, le niveau
d'instruction, le métier exercé etc ...
On estime aussi que 90% des individus environ n'ont aucune activité politique spécifique en dehors
des élections. Les travaux menés en France après la Seconde Guerre mondiale montrent que les
individus parlent rarement de sujets politiques, et parlent souvent de sujets politiques au moment
des élections.
Pour Gaxie, la base de la réflexion est une cassure entre l'image idéalisée du citoyen et les
premières enquêtes qui montrent qu'on n'a pas tant de citoyens éclairés qui s'intéressent à la chose
politique. L'objet est de déconstruire cette idée, et voir les effets que ça a sur le plan social et
politique. La principale idée de Gaxie est qu'on ne peut pas dire en démocratie que les électeurs ont
effectué un choix, parce qu'en fait ils sont pour la grande majorité dépossédés des moyens de
connaître et de maîtriser le champ politique. Gaxie considère qu'au lieu d'avoir un choix autonome,
on a plutôt l'imposition d'une problématique politique. Ce sont les élites qui imposent une
problématique politique, et qu'en face d'eux il y a des individus, des agents pour reprendre la
terminologie bourdieusienne (plus une conception de passivité à l'égard des faits sociaux), qui sont
inégalement préparés, formés, à répondre à cette problématique. Ceci produit de l'indifférence à
l'égard de la chose politique, qui se double assez souvent d'un sentiment d'incompétence politique,
et de l'inégalité. Les groupes socialement dominés qui sont dépourvus de capitaux s'auto-excluent
du jeu politique, ou sont exclus de fait du jeu politique parce qu'ils n'ont pas la compréhension du
langage politique et de ses règles. La non participation est une manifestation de cette dépossession.
Les commentaires sur les élections présidentielles en France en 2002 ont stigmatisé les classes
ouvrières. En approfondissant les résultats, on s'est rendus compte que le premier parti ouvrier
français était l'abstention (sachant que le vote dépend aussi du type d'ouvrier).
Contrairement à ce que l'on pensait, les individus ne votent pas en fonction de l'intérêt général. Les
catégories "dépourvues de capital" (Gaxie) avaient tendance plus que d'autres à faire rentrer dans
leur choix tout un tas d'autres éléments que la recherche du bien commun : l'image physique du
candidat (facteur plus marqué que chez les couches supérieures où cette raison est également
présente) ... Derrière la rupture avec une vision idéalisée du citoyen, on a beaucoup d'individus qui
déclarent ne pas avoir d'opinion. Les électeurs qui se décident au dernier moment sont de plus en
plus nombreux avec les ans.
II. La sociologie électorale : courants et critiques
On a cherché à mettre au point des modèles explicatifs du vote.
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Le modèle de l'électeur captif
L'individu est déterminé dans son vote par différents facteurs. À l'intérieur de ce groupe, on
retrouve un premier courant dit d'études écologiques. C'est l'environnement social qui va expliquer
le comportement des individus. Le pionnier de la sociologie écologique est André Siegfried, avec
son ouvrage publié en 1913, Tableau politique de la France de l'Ouest sous la IIIe République.
Travaillant à partir de cartes géographiques, son idée est de les superposer, selon les thèmes. Il va
croiser ainsi les variables et voir quelles sont celles qui influent sur le vote. Il prend ainsi des cartes
géologiques (sol granitique ou calcaire), des cartes de l'habitat (regroupé ou dispersé), des cartes de
la propriété (petite propriété agricole ou de grande propriété agricole), régime de fermage ou fairevaloir direct, les cartes de résultats à l'élection. Ce qu'il va montrer est l'influence de l'organisation
spatiale de la démographie et du mode de propriété de la terre sur l'organisation sociale. Il va
travailler sur 15 départements situés à l'ouest de la France, et sur les 40 premières années de la IIIe
République (1870-1910). Il va postuler qu'il existe une corrélation statistique entre les
caractéristiques géographiques et les comportements électoraux, qui ont un lien avec le mode
d'habitat, le mode de propriété, d'exploitation etc ... Il conclue que le calcaire induit plutôt un vote
de gauche, vote républicain, et le granit un vote plutôt conservateur. Selon Siegfried, c'est le fait que
le sol granitique va créer un relief accidenté qui va donc favoriser la dispersion de l'habitat (le
bocage) ainsi que la grande propriété, et cet ensemble d'éléments va aussi favoriser le catholicisme
(la pénétration de l'Église dans les zones granitiques et l'influence des curés). Ces zones sont
refermées sur elles-mêmes et fortement hiérarchisées : le noble, les notables et le curé sont des
personnalités influentes ... Ainsi, le nord de la Vendée va voter à droite par opposition au sud du
département, situé sur les côtés atlantiques hors de la zone granitique, qui va voter à gauche. Ceci
favorise un habitat plus regroupé. Les villages sont plus grands, deviennent des bourgs, avec des
petites formes d'urbanité. On sait que ce sont dans les petites villes que se développent la petite
bourgeoisie. Il y a moins d'inégalité entre les couches sociales, avec un peu plus d'égalité. On est
moins soumis à la grande propriété, au curé car il y a plus de petits propriétaires. L'influence de
l'Église est moins forte dans le sud vendéen. Ceci corrobore ce qu'il constate au niveau électoral : le
sud vote plus républicain.
L'idée va être reprise par d'autres chercheurs français qui vont reprendre les travaux de Siegfried
dans les années 1950, cherchant à durcir le cadre d'analyse, sortant de cette obsession géologique
que l'on observe chez Siegfried. C'est ce que tente de faire Paul Bois, historien qui travaille sur la
sociologie électorale, en publiant Paysans de l'Ouest (1960). En se concentrant tout particulièrement
sur la Sarthe, il va voir s'il n'y a pas des éléments dans l'histoire politique du département une
explication plus convaincante que la nature du sol dans la détermination du vote. Il observe ainsi ce
qu'a provoqué la Révolution française à l'échelle locale. Il va démontrer que dans la Sarthe, le
phénomène de la vente des biens nationaux a provoqué les conflits importants dans le département,
engendrant des révoltes notamment des paysans qui s'opposaient à cette vente, ce qui sera réprimé
par l'envoi massif de soldats, ainsi que des prêtres réfractaires refusaient de prêter serment à la
constitution civile du Clergé.
Certains ont critiqué son modèle, mettant en avant le fait qu'il y a eu une homogénéisation
progressive des comportements au niveau national, notamment avec le phénomène d'urbanisation,
ce qui réduit les spécificités locales. Au-delà de cette évolution historique, on lui a reproché de
travailler sur les invariants, ce qui ne bouge pas, et non sur les évolutions au cours de l'Histoire des
comportements électoraux.
François Gogel, en matière de dispersion de l'habitat, observe également les influences sur le vote,
notamment en ce qui concerne la participation. Plus on est dans un habitat dispersé, et plus on a
tendance à s'abstenir de voter.
Les modèles psychosociaux
L'idée est de mêler l'analyse par les milieux sociologiques d'appartenance et le comportement
électoral. Là, on va beaucoup travailler dans ces études par la statistique et les mathématiques pour
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calculer les probabilités de corrélation entre plusieurs variables. Le terme probabilité a ici une
importance. Ce type de travaux cherche à comprendre en aval ce qui a influencé les individus.
Les premiers travaux psycho-sociaux se développent dans les années 1940 aux États-Unis, et se
diffusent à l'ensemble des démocraties qui ont les moyens de financer ce type d'études
(particulièrement coûteuses). Elles vont s'intéresser à la socialisation des acteurs. On va travailler
sur des individus, alors que Siegfried travaille sur des groupes, des échelles territoriales. La
première école est celle de Paul Lazarsfeld, à l'université de Columbia aux États-Unis, The People's
Choice (1944). Les choix des électeurs sont faits avant les campagnes électorales, avec des
orientations politiques stables et conformes au milieu familial, social et culturel. Une des
conclusions est que les campagnes électorales ont un rôle mineur dans le choix électoral. Les
groupes sociaux ont tendance à se comporter de manière homogène, en ce qui concerne la politique.
Par exemple, les 3/4 des électeurs du parti républicain correspondent au modèle du WASP (White
Anglo Saxon Protestant). L'origine anglo-saxonne des citoyens américains va fortement déterminer
un vote pour le parti républicain. Le parti démocrate s'est lui développé par des NWASP (Irlandais,
immigrés de l'Amérique du Sud ...).
La deuxième école est celle de l'université du Michigan, dont l'un des principaux représentants est
Campbell (The American Voter en 1960). Cette école s'intéresse toujours aux facteurs sociaux, mais
veulent introduire une variable psychologique, car ils posent l'hypothèse que le vote est déterminé
par la charge affective, émotionnelle, que les électeurs portent à l'égard d'un des deux grands partis
américains. Les électeurs sont finalement peu informés et peu intéressés par les questions
politiques. Donc leur principal point de repère pour exprimer un jugement sur la politique va être
des points de repère affectifs. Si on s'identifie à un parti politique, on va avoir du mal à s'en
détacher, et cet attachement est héréditaire. Aujourd'hui toujours une proportion non négligeable
d'individus votent d'un côté parce que leurs parents votaient de ce côté. Annick Percheron ou d'A.
Muxel ont étudié la construction de l'identification politique chez les enfants au travers de la
politisation de leurs parents et du milieu dans lequel ils grandissent.
Outre les facteurs psychologiques tels que les développent l'École de Michigan, on trouve dans cet
ensemble de travaux trois types de variables :
- les variables socio-démographiques : aujourd'hui, on ne fait plus d'études électorales sans
s'intéresser à l'âge, au sexe et lieu de résidence de l'électeur.
- les variables socio-économiques : la CSP, le niveau de revenu, le patrimoine des individus, le
secteur dans lequel ils travaillent ...
- les variables socio-culturelles : niveau du diplôme, appartenance et pratique religieuse (le plus
déterminant dans le vote avec l'appartenance socio-professionnelle) ...
Rational Choice
Deuxième grand paradigme qui parle d'électeur-stratège. Vladimen O. Key est le premier à
travailler dans ce sens. Les premières études de rational choice datent des années 1960. Là, on
critique cette idée d'électorat captif puisqu'on considère que les individus sont tout à fait capables de
porter un jugement positif ou négatif sur les candidats.
Ce premier travail va être repris par Nie, Verba et Petrocik dans The changing American voter. Eux
, dans leurs études, voient qu'il y a de moins en moins d'individus qui s'identifient dans un parti, et
donc du vote par identification partisane. Dans le même temps, on a une augmentation de la
proportion d'électeurs mobiles (électeurs qui votent sur enjeux politiques et non sur identification
partisane). L'électeur est moins prévisible qu'autrefois. Les électeurs se comportent en politique
comme en économie : ils se comportent de manière rationnelle (diminuer les coûts et maximiser les
avantages). C'est donc ce comportement rationnel qui va expliquer leur choix électoral. L'électeur
est une forme d'homo economicus appliqué à l'économie.
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ANALYSE POLITIQUE APPLIQUEE
Le premier à exploiter jusqu'au bout la logique microéconomique est Anthony Downs. Il étudie le
marché électoral sur lequel s'échangent des biens (programmes politiques des candidats). Downs dit
que l'électeur va chercher à maximiser les biens qu'il pourrait retirer en votant pour tel ou tel
candidat. On présuppose aussi que l'électeur, comme le consommateur ou l'acteur économique, est
en situation d'information parfaite. Il nous présente deux situations pour lesquelles il estime
rationnel pour l'individu d'aller voter :
- celle ou l'électeur a le sentiment que sa voix va être efficace, parce qu'il y a une probabilité forte
pour que beaucoup de personnes s'abstiennent. Du coup, sa voix va augmenter en importance dans
le résultat final.
- quand les candidats sont très proches, la voix de l'électeur a une importance forte parce qu'elle va
permettre de départager l'un et l'autre des candidats.
Si la voix ne pèse pas grand chose dans le résultat final, il n'est pas rationnel d'aller voter. La
première raison est qu'en s'informant, en confrontant son point de vue avec celui des autres
individus, en lisant les programmes des candidats, l'électeur perd du temps. À un certain moment,
l'utilité marginale de l'information supplémentaire est nulle ou quasi-nulle. Ca lui coûte donc plus
que ce que ça lui rapporte.
Deuxième point : Downs indique que pour être sûr que son candidat va gagner, on peut lui donner
de l'argent. On risque de perdre de l'argent. Il va même jusqu'à dire qu'en se déplaçant au bureau de
vote, l'électeur use la semelle de sa chaussure et intègre cette dépense dans les facteurs
d'irrationalité de produire un vote. Ceci fait que pour Downs, hormis les deux situations ci-dessus,
l'abstention est le comportement le plus rationnel que peut adopter un électeur. Le changement par
rapport aux travaux précédents est qu'on considère que l'individu vote essentiellement sur enjeux.
Ceci expliquerait l'augmentation de la volatilité électorale. Si on lit des articles où on parle
d'électorat flottant ou d'électeur mobile, c'est la même chose. La volatilité électorale se décline de
plusieurs manières : être volatile est s'abstenir par moments, voter pour un parti de gauche ou voter
pour un parti de droite.
Critiques
Concernant les critiques à l'égard du choix rationnel, on note d'abord que l'individu n'est jamais ou
très rarement en situation d'information parfaite / complète. Du coup, le calcul coût/avantage
devient plus difficile à effectuer. Le concept de rationalité limitée prend en compte le fait que
l'information n'est ni totale ni parfaite.
Les économistes raisonnent à partir d'un présupposé théorique qui est que les individus sont
réellement rationnels. En tant que politiste, c'est quelque chose qu'on questionne dans les études de
sciences politiques. La rationalité consiste-t-elle seulement à cumuler les avantages et réduire les
coûts ? Les théories du choix rationnel minimisent par exemple tout ce qui s'apparente à la
conformité au code moral : on vote parce que c'est bien de voter. Les élections sont aussi un
moment collectif qui ne relèvent pas de la rationalité économique : surtout en milieu rural, elles sont
l'occasion de fêtes (c.f. Bourdieu), ce qui motive aussi à aller voter. Parfois, on observe aussi que
les individus émettent des votes protestataires : à travers le vote pour tel parti, il proteste à l'égard
des autres candidats (cas du vote F.N.).
La sociologie a ce rôle de déconstruction de mythes. La sociologie électorale a aussi permis de
mieux comprendre le phénomène de l'abstention. On observe que le vote est inégalement distribué
dans la population. Une traduction de cette inégale distribution est qu'à chaque élection, on observe
qu'il y a une proportion non négligeable de personnes qui s'abstiennent de voter.
III. La sociologie de l'abstention
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ANALYSE POLITIQUE APPLIQUEE
L'image sociale de l'abstention en démocratie
On constate deux phénomènes liés à l'abstention : une augmentation tendancielle et une
stigmatisation. La plupart des études datent des années 1980-1990, car c'est la période où ce
phénomène prend de l'ampleur. C'est une distance croissante qui se forme entre les partis et les
électeurs. On est passés de quelques % d'individus à plusieurs dizaines de %, à tel point qu'aux
élections présidentielles de 2002 le premier parti ouvrier français est l'abstention, et non plus le parti
communiste.
On a vu de plus en plus d'associations, de groupes d'intérêt, d'hommes politiques insister sur le
devoir civique. Ce discours a été fortement relayé par les journalistes politiques. C'est un
phénomène structurel et conjoncturel. On va voir se développer des discours accusateurs à l'égard
des abstentionnistes, quant aux résultats des élections (cas des présidentielles de 2002). C'est un
mythe récurrent de la sociologie de sens commun en France, qui veut que les gens de gauche ont
moins de sens civique que les gens de droite, et qu'il faut par conséquent les inciter à aller voter.
Les individus qui participent à chaque élection ne constituent que 50% du corps électoral en France.
Si on s'intéresse à d'autres pays comme la Grande-Bretagne par exemple, ce corps électoral est
encore moins important. Il y a un accroissement non négligeable des bulletins blancs et nuls dans
les années 1980-1990.
Si on prend les chiffres des élections présidentielles en France :
• 1965 : 15,2% d'abstention, et 0,9% de bulletins blancs et nuls
• 1969 : 22,4% d'abstention, et 1% de bulletins blancs et nuls
• 1974 : 15,8% d'abstention, et 0,8% de bulletins blancs et nuls (car contexte politique favorable à
la participation)
• 1981 : 18,9% d'abstention, et 1,3% de bulletins blancs et nuls
• 1988 : 18,6% d'abstention, et 1,6% de bulletins blancs et nuls
• 1995 : 21,6% d'abstention, et 2,2% de bulletins blancs et nuls
• 2002 : 28,4% d'abstention, et 2,4% de bulletins blancs et nuls
• 2007 : 16,2% d'abstention, et 1% de bulletins blancs et nuls
Pour ne rester qu'en Europe, la Belgique ou la Grèce par exemple obligent à voter. Partout où il n'y
a pas d'obligation de voter, il y a une augmentation de l'abstention, y compris au Luxembourg.
Les facteurs explicatifs de l'abstention
On distingue trois grands facteurs :
• l'intégration politique "insuffisante" : le faible intérêt pour la politique fait que les individus se
sentent peu mobilisés. Les populations les plus défavorisées s'abstiennent le plus régulièrement
de voter. Les personnes les plus âgées et les jeunes ont aussi une forte tendance à s'abstenir, du
fait de leur intégration générationnelle à la société moindre. Ce phénomène est lié dans les
régimes démocratiques à une moindre emprise des institutions sur les individus : les familles,
les Églises, les syndicats ... n'exercent plus comme ils l'exerçaient dans les années 1950 le
contrôle social qui était le leur. Le phénomène de ghettoïsation urbain, liée au développement
de perte de niveau de vie, de ségrégation sociale et spatiale, engendre un faible engagement
politique.
• L'abstention protestataire serait le produit d'une stratégie de manifestation d'une désapprobation.
En essayant de mesurer la proportion d'individus qui se disent abstentionnistes à telle élection et
pour des motifs de protestation, on constate qu'aux présidentielles de 2002 par exemple, 2/3 des
non-votants ont montré une compétence en matière politique, un intérêt et une motivation pour
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ANALYSE POLITIQUE APPLIQUEE
la chose politique. Leur abstentionnisme n'est pas permanent mais intermittent. Là aussi leur
sélection leur tri se fait selon un choix, selon une stratégie.
• Les votes sans enjeux. Ils provoqueraient de l'abstention par l'absence d'importance accordée à
l'élection. Ce n'est pas parce qu'on ne se retrouve pas dans l'offre partisane, mais parce que
l'enjeu et les conséquences sont jugés faibles, et par conséquent on décide de ne pas voter. C'est
le cas du brouillage du clivage entre gauche et droite, notamment à partir des années 1990. En
effet, les programmes tels que rédigés avaient tendance à converger sur un certain nombre de
points, ceci en concomitance avec la construction de l'Union européenne. Ce fait a réduit l'enjeu
de nombreuses élections. On a constaté également qu'avec la modification du calendrier des
élections en France depuis le début des années 2000 a eu un impact sur les élections législatives,
considérées comme une ratification du vote des présidentielles. Lorsque plusieurs élections se
suivent de manière rapprochées, cela fait perdre de vue les enjeux propres à chaque élection.
Les élections intermédiaires ont tendance à mobiliser faiblement. Si le référendum sur le traité
de Maastricht connaît 30% d'abstention, celui sur la Nouvelle-Calédonie en connaît 68%. Aux
présidentielles de 1969, le P.C.F. avait appelé à boycotter l'élection.
IV. La sociologie de la participation politique
Les facteurs qui favorisent le vote, tels que le niveau de diplôme, l'appartenance à certaines
catégories sociales ... vont entraîner une participation plus importante. Ce sont les mêmes variables
qui jouent sur l'abstention. Il y a un effet de cens, constatant qu'une proportion non négligeable
d'individus sont écartés des activités politiques routinières. On constate en France par exemple qu'il
y a moins de 5% des individus qui ont le droit de vote sont inscrits dans un parti politique. À
l'inverse, on estime que 90% des individus n'ont aucune activité spécifiquement politique. Ceux qui
sont inscrits dans un parti politique cumulent les ressources sociales, professionnelles, culturelles
etc ... Parce qu'elles produisent un sentiment de compétence politique. On entend par compétence
politique l'aptitude des individus à reconnaître les différences entre les prises de position des
hommes politiques. On entend aussi l'aptitude à situer ses préférences par rapport à leurs prises de
position. Enfin, la croyance en l'importance de ces débats politiques est considéré comme une
compétence, car, le cas échéant, on ne s'intéressera pas aux sujets traités, et donc manquer des clefs
de compréhension.
Dans les groupes dotés de faibles ressources, les jugements à l'égard des activités politiques se
feront sur l'affectif. On a constaté en ce qui concerne la participation politique des femmes qu'il y
avait des phénomènes de suivisme à l'égard des maris et des enfants, notamment pour celles qui
manquent de capitaux culturels. Ceci ne veut pas dire que les individus des groupes défavorisés
n'ont pas les moyens d'exprimer leurs opinions, mais ces dernières relèvent souvent plus du groupe
dominant, parce qu'il y a production d'un sentiment d'incompétence produit et entretenu par les
groupes dominants, notamment des professionnels du politique (communiquants, journalistes ...).
Qu'est-ce qu'on va qualifier de politique ? S'arrête-t-elle au militantisme dans un parti politique ?
Est-ce que l'engagement dans telle ou telle association n'est pas une forme de participation politique
? La multiplication des types d'activités, étiquetés non pas comme politiques mais comprenant des
critiques de nature politique, peut inciter à mener des études dans ce sens.
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