1
LES RESEAUX VILLE-HOPITAL :
VERS UN NOUVEAU MODE DE REGULATION
EN SANTE PUBLIQUE ?
Jean-Paul DOMIN
CERAS-LAME, Université de Reims Champagne-Ardenne
Résumé : Cette analyse propose une interprétation de la dynamique du système de santé publique en
France et voit la mise en œuvre des réseaux ville-hôpital comme l’émergence d’un nouveau mode de
régulation. De 1945 à 1970, le dispositif de santé publique s’est articulé autour d’une forme sociale de
médicalisation intensive. Mais la crise économique a remis en cause ce type de fonctionnement et a mis
en évidence la nécessité d’une réforme. L’expérimentation des réseaux depuis le milieu des années 1980
semble répondre aux attentes des malades et offre une issue à la crise du système de soins. La mise en
place d’une telle logique favoriserait alors la naissance d’un nouveau mode de régulation : la
médicalisation coordonnée.
INTRODUCTION
Les principaux développements récents en économie de la santé favorisent une
approche uniquement microéconomique, expliquant la croissance des dépenses comme
une conséquence du comportement des agents. Ainsi, depuis le début des années 1980
les pouvoirs publics prônent le retour à l’équilibre en agissant tant sur la mise en
concurrence de l’offre
1
que sur la responsabilisation de la demande
2
. Au-delà du simple
problème financier, il nous semble plus pertinent de nous interroger sur les obstacles
que semble rencontrer le système de santé publique pour maîtriser ses coûts de
fonctionnements et améliorer son efficacité.
Les théories de la régulation
3
offrent un cadre conceptuel intéressant pour
étudier l’essor des réseaux ville-hôpital et leur place dans le dispositif de santé
publique. Dans cette perspective, le fonctionnement du système économique se
caractérise par l’avènement d’un mode de régulation permettant d’assurer, pendant un
certain temps, sa cohésion. En l’absence de ce mode de régulation, les formes sociales
1
Mougeot M., Naegelen F., « Antisélection, concurrence et qualité des soins », Revue d’économie
politique, volume 110, n°4, juillet-août 2000, p. 493-512.
2
Lachaud-Fiume C. et alii, « Franchise sur les soins ambulatoires et équité sociale, microsimulation
d’une voie de responsabilisation des usagers du système de soins », Économie et Statistique, n°315, mai,
1998, p. 51-72
3
Il est préférable de parler des théories de la régulation. On distingue généralement trois courants de
recherche sur la régulation en France. Une première tendance s’est constituée autour de Paul Boccara et
du concept de suraccumulation-dévalorisation du capital. Une deuxième (G. de Bernis) considère le rôle
régulateur du taux de profit. Enfin, le troisième courant (R. Boyer, A. Lipietz) axe sa réflexion sur le
régime d’accumulation. Tous ont en commun une référence plus ou moins proche au marxisme. Sur cette
question on pourra lire Jessop B., « Regulation theories in retrospect and prospect », Économies et
Sociétés, Cahiers de l’ISMEA, série R, n°4, 1989, p. 7-62.
2
divergeraient et la société ne pourrait plus perdurer. Celui-ci est donc producteur de
normes, ces dernières permettent un processus d’homogénéisation des rapports
sociaux
4
. La stabilité du système dépend donc des normes et toute évolution du mode de
régulation doit être appréhendée comme une transformation de ces dernières.
Cette démarche présente un triple intérêt, elle est globale, historique et offre un
schéma d’analyse de la période actuelle. Elle est globale dans la mesure elle intègre
le dispositif de santé publique, et plus généralement le sous-système de protection
sociale comme un élément moteur de la reproduction du système économique
5
. Elle est
également historique, elle s’appuie sur la longue période afin de comprendre la logique
de transformation de l’organisation sanitaire. Enfin, elle offre un schéma d’analyse de la
période actuelle et de ses enjeux de reconstruction.
Notre objectif est de produire un schéma global d’interprétation de la dynamique
du système de santé publique en France. De 1945 à 1970, l’hospitalo-centrisme a
constitué un mode de régulation efficace produisant des normes sanitaires pour
l’ensemble de la population et assurant la reproduction de la force de travail. Mais
depuis 1970, ce mode atteint ses limites (I). Une phase de mutation a commencé et elle
semble aboutir à l’émergence d’un nouveau processus régulateur qui réponde aux
dysfonctionnements du système de soins (II).
I. LA MEDICALISATION INTENSIVE COMME MODE DE REGULATION (1945-A NOS
JOURS)
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les différents gouvernements ont
favorisé la modernisation des établissements hospitaliers. Mais cette politique a
engendré des dysfonctionnements importants dont les pouvoirs publics n’ont pas tenu
compte.
A. L’HOSPITALO-CENTRISME : UN ELEMENT CENTRAL DU MODE DE REGULATION
Les théories de la gulation offrent un cadre conceptuel intéressant pour l’étude
historique du dispositif de santé. Elles refusent l’idée d’une dichotomie entre la santé et
le système économique et montrent, au contraire, que les deux entretiennent de
multiples relations d’interdépendance.
1. L’évolution du dispositif de santé en termes de régulation
Historiquement, il semble que l’on puisse distinguer trois modes de régulation
successifs : les stades de la médicalisation partielle, la médicalisation extensive et la
médicalisation intensive
6
. Ces trois stades correspondent à une succession de formes
sociales différentes et compatibles avec les grandes étapes du système économique. Ce
4
Duharcourt P., « Régulation, transformation systémique et dynamique des normes », Économies et
Sociétés, Cahiers de l’ISMEA, série R, n°7, novembre 1993, p. 21-34.
5
Mills C., Économie de la protection sociale, Éditions Sirey, Paris, 1994.
6
Domin J.-P., « Évolution et croissance de longue période du système hospitalier français (1803-1993) »,
Économies et Sociétés, Cahiers de l’ISMÉA, série AF, n°26, mars 2000, p. 71-133.
3
processus met en évidence les transformations de longue période du mode de régulation.
Il souligne également l’existence de logiques successives.
Le stade de la médicalisation partielle couvre la presque totalité du XIXe siècle
(1803-1890). Il est marqué par une nette séparation entre une sphère marchande
(médecins et officiers de santé) qui s’appuie sur le paiement à l’acte et la non-
socialisation depuis la loi du 19 ventôse an XI-10 mars 1803- et une sphère non
marchande (hôpital) qui ne reçoit que des indigents. Le système, malgré la volution
thérapeutique, reste assez faiblement médicalisé. Il faut attendre la fin du XIXe siècle et
l’apparition d’une crise démographique pour voir se dégager une prise de conscience
des questions sanitaires.
Le stade de la médicalisation extensive (1895-1945) débute avec la phase
d’édification républicaine qui favorise une légitimation de la question sociale
7
. Face à la
crise démographique, les différents gouvernements qui se succèdent au pouvoir
privilégient deux axes politiques : l’assistance et l’assurance. Le premier s’inscrit dans
une logique d’intervention publique (loi sur l’assistance médicale gratuite du 15 juillet
1893). Le second nécessite la rénovation de la législation sociale et l’apparition de
formes sociales alternatives (mutuelles). Ainsi cette période se manifeste par l’extension
d’une logique assurantielle : loi sur les accidents du travail, Charte de la mutualité,
assurances sociales. La socialisation de la médecine doit permettre d’étendre la
médicalisation de la main d’œuvre. Le vote des lois sur les assurances sociales (1928,
1930) couronne cette évolution législative en assurant une socialisation partielle de la
prise en charge de la maladie.
Le stade de la médicalisation intensive débute après la Seconde Guerre
mondiale, il se caractérise par la néralisation de la socialisation de la médecine grâce
à la Sécurité sociale qui favorise l’accès aux soins de la population et par la même
occasion augmente ses capacités productives. En période de croissance économique, la
santé devient un vecteur de la qualité de la population assurant ainsi ce que Louis
Fontvieille et certains théoriciens de la régulation systémique appellent le
« développement des Hommes »
8
.
2. La santé au service du système économique
L’essor de l’hôpital dans le système de santé publique, pendant la dernières
période, résulte essentiellement des conditions sanitaires de l’après-guerre. Les pouvoirs
publics ont clairement opté pour le veloppement du système sanitaire au détriment de
la médecine de ville. Progressivement, un nouveau mode de régulation, qualifié de stade
de la médicalisation intensive, a émergé.
L’après-guerre marque donc l’émergence de nouvelles préoccupations. En effet,
la faiblesse de l’espérance de vie conduit les pouvoirs publics à faire de l’hôpital le
centre du système de soins. Le constat de la sous-commission médico-sociale est, à ce
7
Bec C., Assistance et République, la recherche d’un nouveau contrat social sous la Troisième
République, Édition de l’atelier, Paris, 1994.
8
Fontvieille L., « Les mouvements longs de Kondratieff et la théorie de la régulation », Issues, 3,
1979, p. 3-36.
4
sujet, sans concession : en 1947, la France est en retard sur les autres pays européens en
matière d’équipement sanitaire et social
9
. Le taux de mortalité infantile est un des plus
élevé de l’Europe occidentale et cette particularité perdure depuis les années 1920. Dans
cette perspective, les responsables de la sous-commission, le docteur Eugène Aujaleu et
Pierre Laroque proposent de former en profondeur l’organisation hospitalière autour
de trois pôles : le Centre Hospitalier Régional (CHR), le Centre Hospitalier (CH) et
l’hôpital qui permettent d’assurer un maillage hospitalier optimal. La sous-commission
propose, en outre, une réforme plus audacieuse de la santé publique en dégageant les
médecins de leur clientèle privée, afin qu’ils consacrent tout leur temps aux soins et à la
recherche clinique. Cette idée, déjà développée par Robert Debré s 1944
10
, choque
encore bon nombre de praticiens qui considèrent l’exercice hospitalier comme une
activité caritative et qui refusent, pour la plupart l’idée d’une « decine
fonctionnaire »
11
.
Une idée plus forte se répand à l’époque : celle de la supériorité de l’hôpital dans
le domaine sanitaire et social. Ainsi, les dépenses publiques, bien orientées, sont
importantes dans la mesure elles « ont pour effet d’accroître les capacités de
production » et que « l’intervention de la puissance publique est efficace et payante »
12
.
Dans cette perspective, les pouvoirs publics proposent d’achever les projets débutés
avant-guerre, de moderniser et d’agrandir les équipements existants. Cette politique
volontariste est préconisée par un grand nombre de hauts fonctionnaires. Dans un
rapport à l’Inspection générale des finances, Edmond Dobler résume assez bien la
problématique : « Lorsqu’il s’agit de prolonger la vie humaine, d’accélérer les
guérisons, les considérations purement budgétaires doivent rester secondaires. Ce que
les hôpitaux y perdent financièrement est d’ailleurs largement compensé par
l’accroissement possible de la production nationale »
13
. Les autorités sont conscientes
de l’intérêt que présente l’hôpital dans l’amélioration des capacités productives de la
main-d’œuvre.
Les arguments utilisés sont multiples. Il y a d’abord un avantage thérapeutique.
L’hospitalisation est meilleure dans la mesure elle facilite une guérison plus rapide
du malade. Ce dernier est coupé de son milieu et guérit donc plus vite
14
. D’autre part, la
socialisation de la médecine doit permettre de favoriser les investissements. Elle assure
9
Commissariat général du Plan, Premier rapport de la Commission de la consommation et de la
modification sociale, septembre 1947, p. 67-103. Archives nationales, 80 AJ 10.
10
Debré R., « Le médecin français est libre », Le médecin français, n° 28, 25 octobre 1944.
11
Il nous paraît important de préciser que le modèle britannique du National Health Service - NHS - a
longtemps fait figure d’épouvantail pour les médecins français qui ont toujours considéré ce système,
financé par l’impôt et offrant des soins gratuits à la population, comme étatique et lourd.
12
Commissariat général du Plan, Rapport général de la Commission de l’équipement sanitaire et social,
juillet 1953. Archives nationales, 80 AJ 42.
13
Dobler E., « Présentation », in Thomas, Rapport d’ensemble sur les hôpitaux vérifiés en 1958,
Inspection générale des finances, Paris, 1959. Centre des Archives Économiques et Financières, cote B
8507.
14
Il est intéressant de noter que cet argument est, aujourd’hui, remis en cause par les partisans de
l’hospitalisation à domicile qui affirment que le retour du malade à son milieu naturel accélère sa
guérison.
5
une fréquentation suffisante aux établissements de soins qui ont donc intérêt à investir.
Ces derniers, plus modernes et mieux équipés, sont donc plus efficaces.
À partir de 1958, cette logique va encore s’accroître. Les changements de
majorité au sein du pouvoir vont accélérer l’émergence d’une réflexion sur le système
de santé publique et conduire les pouvoirs publics à élaborer une réforme profonde.
Après deux ans de débats au sein des milieux médicaux, le gouvernement entérine, par
une ordonnance du 30 décembre 1958, une réforme chère à Robert Debré
15
. Celle-ci
institue les Centres hospitaliers et universitaires (CHU) et leur confère une triple
mission de soins, d’enseignement et de recherche. Elle organise le plein temps
hospitalier afin de recentrer l’activité des praticiens autour des établissements et modifie
les procédures de recrutements en mettant en place un concours
16
.
Cette forme a considérablement accéléré l’apparition de l’hospitalo-centrisme.
Celui-ci peut se finir comme étant le « trait fondamental d’un système qui soumet au
principe et à la loi de l’autorité médicale hospitalo-universitaire l’ensemble du champ
de la production médicale »
17
. Le CHU matérialise, aujourd’hui, la conception
scientifique de la médecine à partir de laquelle l’ensemble du système de soins
s’articule. Il constitue l’un des fondements du savoir médical, le « modèle organo-
techniciste »
18
comme le constate Patrice Muller et trouve dans les malades un support
intéressant pour les analyses thérapeutiques.
Dans les faits, la prise en compte de la santé dans la logique économique se
caractérise par une densification des soins dans le monde hospitalier. En l’espace de
quelques années, l’activité des établissements de soins s’est considérablement élargie.
L’analyse de la production hospitalière sur une longue période laisse apparaître une
forte progression du volume d’activité des hôpitaux. En 1946, 1 555 000 personnes
étaient soignées dans les établissements. En 1993, il dépassent sept millions. Le nombre
d’admissions a émultiplié par 5. En revanche le nombre de journées de présence a
très peu augmenté. Cette évolution résulte de la diminution de la durée
d’hospitalisation. En 1946, celle-ci dépasse 26 jours (service de médecine et de
chirurgie) alors qu’en 1993 elle n’est plus que de onze jours (dans les services de court
séjour). On assiste à un phénomène de densification des soins qui se manifeste par une
15
À la fin des années 1950, les milieux médicaux sont conscients de la nécessité d’une réforme de la
médecine autour de quelques grands principes tels que la refonte des études médicales et le plein temps
hospitalier. Les réformateurs sont de “jeunes turcs”, militants de la SFIO ou partisans de Pierre Mendès
France. Après la victoire du Front Républicain aux élections du 2 janvier 1956 et la formation du
gouvernement de Guy Mollet, des médecins radicaux sont nommés dans les cabinets des ministres de la
Santé publique et de l’Éducation nationale. Le 18 septembre 1956 un comité interministériel, dirigé par
Robert Debré, est créé afin de réfléchir aux conditions de la réforme. Dès 1957 un avant-projet est soumis
aux ministres concernés. Mais il faudra attendre les changements de 1958 pour que Robert Debré, avec
l’aide de son fils Premier ministre, puisse faire entériner sa réforme. Sur cette question, on pourra lire
Dausset P., « Pierre Mendès France, initiateur de la grande réforme 1945-1958 », in Bedarida F., Rioux
J.-P. (dir), Pierre Mendès France et le mendésisme, Fayard, Paris, 1985 et DebR., L’honneur de vivre,
Stock, Paris, 1974.
16
Jamous H., Sociologie de la décision, la réforme des structures hospitalières, Éditions du CNRS,
Paris, 1969.
17
Arliaud M., Les médecins, Éditions de la Découverte, Paris, 1987.
18
Muller P., « La profession médicale au tournant », Esprit, n° 229, février 1997, p. 34-42.
1 / 16 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !