Admission de la Bejahung en psychanalyse
Le point remarquable du texte n'est pas l’élément clinique : celui de la dénégation du patient
en séance. Deux nouveaux termes font leur apparition : Verneinung, et Bejahung, ce dernier venant
remplacer celui que Freud utilisait jusqu’alors, Behauptung. L'un et l'autre sont rendus
indifféremment, dans les traductions françaises, par affirmation, atténuant l'apport de ce texte qui tient
précisément à l'introduction du mot Bejahung. Une des raisons de l'effacement qu'opère la traduction
française par "affirmation" procède de ce que Freud théorise avec des concepts philosophiques, dont la
particularité est d'être issus de la langue ordinaire, à l'inverse du français, dont le vocabulaire
philosophique est plus souvent tiré de la langue "savante".
La Bejahung est, à l'origine, une notion philosophique spécifique aux anti-métaphysiciens, et
donc un des axes essentiels de l’enseignement de Brentano, le maître es philosophie de Freud. Franz
Brentano, "personnalité géniale", "homme diablement intelligent"
, enseigna jusqu'en 1895 à Vienne,
et fut une source très influente pour la philosophie du XXe siècle et la psychologie moderne. A titre
d'exemple, parmi d'autres, Husserl, le fondateur de la Phénoménologie, reconnaît lui devoir son choix
de la philosophie. Freud fréquente le séminaire de Brentano, trois fois par semaine, de 1874 à 1876, et
lui rend quelques visites à son domicile. Ainsi a-t-il suivit les séminaires sur "La philosophie
d’Aristote"
qui sera très présente dans Les études sur l’aphasie, tout comme celui de "Lectures
d’écrits philosophiques" et les Cours de logique et de métaphysique.
Brentano passe pour le fondateur de la psychologie moderne comme science destinée à servir
de base à toute discipline et à résoudre les problèmes philosophiques. Pour ce faire, cette psychologie
se devait d'être, non plus "génétique" mais "descriptive". Il en pose les fondements en 1874 avec sa
Psychologie du point de vue empirique dont la thèse centrale est que le phénomène psychique est une
représentation construite à partir d'actes psychiques plus complexes, tels que les jugements, les désirs
et les affects. L’acte psychique porte en lui-même l’intention vers l’objet auquel il se réfère. Parcourir
les écrits de Brentano, permet de repérer sur quoi Freud appuie sa théorisation, notamment pour ce qui
concerne le passage du trajet de la perception à la conscience. Par exemple :
- L’affirmation de Brentano selon laquelle rien ne peut être jugé qui ne soit au préalable
représenté dans l’esprit ; ainsi, toute perception interne résulte d'un jugement, et tout jugement
est soit affirmation, soit déni.
- Le rapport de la perception et de la représentation à partir des jugements d’attribution et
d’existence, avec pour centre la distinction perception interne / perception externe.
- Il en résulte que toute réalité n’est qu’individuelle (soit la réalité psychique de Freud).
- Enfin, amour et haine constituent la base de ces jugements mentaux, selon le principe d’une
“ force originelle ” plaisir / déplaisir (l’on retrouve, sur ce point, le moi-plaisir et Empédocle
d’Agrigente).
Freud rejoint, à propos de la Bejahung, un élément clef présent également chez Nietzsche,
l'affirmation de la vie, LebensBejahung, et place celle-ci du côté d'Éros et de sa tendance à
l'unification, en opposition à Thanatos dont dépendent les formules de réfutation et de négation, c'est-
à-dire l'expulsion et la destruction
.
En 1925, cette notion, jusqu'ici réservée à la philosophie ou à la psychologie, est admise dans
le vocabulaire technique et théorique de la psychanalyse, et vient préciser le terme précédemment
employé de Behauptung. Ce terme signifie également affirmation, mais avec une nuance de contrainte
exercée sur l'autre, celle de "prendre le pas sur l'autre". En complétant ainsi son vocabulaire, Freud
clarifie sa position et se dégage aussi bien de la Behauptungstrieb d'Adler, pulsion d'affirmation de
l'individu subordonnant le comportement sexuel aux motifs égoïstes, l'emblématique "volonté de
puissance", que de la Selbstbehauptung, l'affirmation de soi de Trotter. Le processus de la Bejahung
Voir la lettre de Freud à Eduard Silberstein, du 05. III. 1875, in Lettres de jeunesse, Gallimard 1990.
Par exemple, Brentano Franz, De la diversité de l’être d’après Aristote, Vrin 1992.
Voir "La négation" in Résultats, Idées, Problèmes, tome II, op. cit., p. 170.