réservé, il se fit, au lycée, une réputation de farceur par sa facilité à affubler les professeurs de
surnoms amusants, ses bons mots, son humour, ses commentaires satiriques, ses inventions
drolatiques, ses mauvais tours. Déjà, il s’essaya à écrire de petits textes, des anecdotes, des
parodies, des histoires cocasses. Mais, à aucun moment, il ne pensa rivaliser avec ses frères car
Alexandre était d’une intelligence extraordinaire, éblouissait ses professeurs qui lui prédisaient une
immense carrière d'écrivain, tandis que Nikolaï faisait de magnifiques dessins.
Il passait ses vacances dans le doux décor du village de Kniajaia, chez son grand-père qui était le
régisseur d'une comtesse. Dans une lettre à Plechtchéev, il se rappelait, en 1888, le voyage, qui
durait plusieurs jours à travers «un pays fantastique que j'aimais, où autrefois je me sentais chez moi,
car j'en connaissais chaque recoin», qui était, à lui seul, une aventure inoubliable : soixante «verstes»
[une verste fait un peu plus d'un kilomètre] de steppe parcourues dans des attelages tirés par des
boeufs, nuits passées sous le ciel profond de l'Ukraine, dans le foin odorant, atmosphère étrange et
poétique, visages entrevus. Il allait longtemps en garder vivant le souvenir, avant de l'utiliser dans sa
nouvelle ''La steppe''.
Comme les frères Tchékhov ne rataient aucun des spectacles donnés au théâtre municipal de
Taganrog dont le répertoire était très riche, il fut ébloui, à l'âge de treize ans, par l'opéra-bouffe ‘’La
belle Hélène’’ de Jacques Offenbach, et apprécia les vaudevillistes français, en particulier Feydeau.
Eux-mêmes mirent régulièrement en scène des pièces comiques dans le théâtre qu’ils avaient
construit à la maison, Anton y jouant quelques rôles, comme celui du gouverneur dans ''Le révizor'' de
Gogol. Il se mit à aimer Shakespeare, et en particulier ''Hamlet''.
Que lui est-il arrivé en 1873 pour qu’il ait pu confier plus tard : «J’ai saisi les secrets de l’amour à l'âge
de treize ans.»? On pense qu'il aurait eu une brève aventure avec une jeune paysanne.
À l'âge de quatorze ans, il commença à gagner quelques kopecks en servant de répétiteur à des fils
de notables. En même temps, imitant ses deux aînés, Alexandre et Nikolaï, de charmants ivrognes
qui publiaient, le premier, des textes, le second, des dessins, dans des journaux et revues
humoristiques, lui, qui avait une facilité qui tenait du prodige, qui écrivait comme il parlait, «à demi
machinalement», qui se sentait capable de composer sur n'importe quoi (prenant un jour un cendrier
sur la table, il s'exclama : «Tenez, regardez ceci, je peux dès demain écrire une nouvelle qui
s'appellera “Le cendrier” !»), dans cette période de joyeuse effervescence, il rédigea, deux ou trois
heures par jour, sur le coin de la grande table où trônait le «samovar» (petite chaudière portative pour
faire du thé), au milieu des éclats de rire de ses frères et de leurs camarades, des textes, qu’il
considérait comme des «sornettes, des bêtises», qui portaient sur la vie de tous les jours qu'il
observait de son regard moqueur : scènes de famille, scènes de rue, où étaient mêlés les
commerçants, les cochers, les étudiants, les fonctionnaires, les popes ; scènes comiques, où le rire
s'achevait généralement en grimaces. C’étaient des pièces de théâtre (dont ‘’Quand la poule chanta’’,
qui est perdue), des nouvelles, des inventions bouffonnes (comme ‘’L’élevage artificiel des hérissons :
manuel à l’usage des fermiers’’). Mais, n’ayant aucune démarche d’écrivain, il ne pensa même pas à
garder les manuscrits.
En 1875, Alexandre et Nikolaï partirent à Moscou, pour y poursuivre leurs études. Anton devint alors
le chef de la famille, ayant à charge ses parents et ses frères et soeur à cause des défaillances de
plus en plus marquées de son père. Celui-ci, au printemps 1876, du fait d’une mauvaise opération
immobilière et de la baisse continue des revenus de son magasin, vit ses difficultés financières
s’aggraver. Il avait emprunté cinq cents roubles, mais ne put rembourser ses traites. Il connut une
faillite retentissante, ce qui, à l'époque, signifiait être sous la menace d’une incarcération. Il ne lui
resta plus qu’à céder le magasin, et à fuir secrètement et nuitamment à Moscou pour rejoindre ses
deux fils aînés, et cesser désormais d'être le tyran domestique qu'il avait été pour n'être plus qu'un
bon vieux papa qu'il fallait entretenir. Quelques mois plus tard, vinrent aussi à Moscou la mère et les
deux plus jeunes enfants, tandis qu’Anton et Ivan continuaient à aller au lycée de Taganrog. La
maison étant revenue à un des créanciers, Ivan trouva refuge chez une tante, avant de partir lui aussi
pour Moscou à l’automne 1876. Anton y loua seul un coin, et fut donc, à l’âge de seize ans, livré à lui-
même, devant non seulement subvenir à ses besoins en donnant des leçons particulières, mais
assumer aussi des responsabilités d'adulte, puisqu'il fut chargé de liquider l'affaire de son père. Et, se