Le bonheur, un objet d`analyse économique et sociologique

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Le bonheur, un objet d’analyse économique et sociologique ?
I) Un objet d’analyse incontournable
A) L’analyse du bonheur résulte d’une demande sociale.
- Les sciences sociales sont nées d’une demande sociale : la mise en question de l’ordre social
d’Ancien Régime, l’esprit des Lumières, la philosophie du droit naturel ont concouru à la naissance
d’une science économique autonome, tandis que la sociologie a été stimulée par le questionnement
suscité au XIXème siècle par l’industrialisation, l’urbanisation et la démocratisation (cf. R. Nisbet, La
tradition sociologique)
- Le bonheur a progressivement été intégré aux préoccupations des économistes. Alors que les
mercantilistes visaient à enrichir le Prince, A. Smith étudie La Richesse des Nations parce qu’elle
fournit « toutes les choses nécessaires et commodes à la vie » (Livre I ch.1), puis les néoclassiques
impriment un tournant hédoniste à l’économie ironisé par Boukharine comme l’économie politique du
rentier (1914), J.M. Keynes formait l’espoir que les progrès de la science économique permettraient de
résoudre définitivement les questions d’approvisionnement en moyens de subsistance afin que les
individus puissent enfin s’adonner à des activités épanouissantes, à l’art et aux relations affectives.
L’émergence récente d’une demande sociale ayant suscité un rapport commandité et publié en France
auquel participent deux prix Nobel américains (doc.1) s’inscrit dans la continuité de cette centration
progressive de l’économie sur le bonheur. Le ralentissement de la croissance depuis la fin des 30
Glorieuses, et la récession profonde ont amplifié cette demande d’une économie du bonheur et la mise
en doute de la croissance économique comme finalité de l‘analyse économique.
- La sociologie entend également répondre à une demande sociale : il s’agit d’éclairer par son
expertise le politique selon M. Weber (Le savant et le politique, 1919) et « la sociologie ne vaudrait
pas une heure de peine si elle était purement spéculative » (E. Durkheim). Or, l’individualisation et la
démocratisation des sociétés ont placé le bonheur au cœur de cette demande sociale. Ainsi, M. Weber
dégage les implications économiques de la conception protestante de la vie heureuse comme une
existence ascétique, laborieuse, prenant sens par la théorie de la prédestination (L’éthique protestante et
l’esprit du capitalisme, 1905) tandis qu’E. Durkheim donne avec les notions d’intégration sociale et de
régulation sociale un contenu sociologique au bonheur. Même K. Marx, considéré souvent comme le
plus matérialiste des économistes et sociologues classiques, a porté la critique du capitalisme sur le
terrain du bonheur : l’exploitation conduit à l’aliénation. Le dynamisme des recherches contemporaines
sur le bonheur dont témoigne la variété des sources et des méthodes dans le dossier documentaire hérite
de cette tradition sociologique.
B) Les apports de la démarche propre à la science économique à l’analyse du bonheur
- L’homo oeconomicus maximise son utilité sous contrainte budgétaire. L’utilité est en première
approximation une notion équivalente au bonheur individuel pour l’analyse économique. Cette
démarche propre à l’économie rend compte de faits stylisés que dégagent les enquêtes déclaratives.
- Ainsi, le loisir apparaît davantage valorisé comme un élément du bonheur par les cadres et
professions libérales, et le travail par les membres des classes populaires (doc.7) ce qui pourrait a priori
surprendre au regard des conditions objective de travail et de rémunération. Cette différence prend sens
si on la rapproche de la courbe d’offre de travail renversée : à partir d’un certain seuil de salaire, une
augmentation de salaire diminue l’offre de travail, car l’effet-revenu domine l’effet-substitution. On
peut penser que les horaires du travail sont une contrainte pour les cadres et professions libérales, qui
en raison d’une rémunération horaire élevée souhaiteraient davantage de loisir. Cette économie de la
relation entre durée du travail et bonheur a des implications politiques : elle permet de comprendre par
exemple pourquoi la réforme des 35 heures, plébiscitée par les cadres, a été moins populaire auprès des
employés et des ouvriers.
- Le profil par âge de la satisfaction globale par rapport à la vie (doc.3) fait écho au modèle du cycle de
vie de Modigliani (“The Life Cycle Hypothesis”, American Economic Review, 1964). On peut penser
que le souci du désendettement et de l’accumulation du patrimoine aux âges intermédiaires est un
facteur possible de moindre satisfaction. Comme le revenu contribue positivement à la satisfaction
générale et qu’il est plus élevé aux âges intermédiaires, ces écarts de classes d’âge apparaissent encore
plus significatifs lorsqu’on contrôle par le niveau du revenu.
C) Les apports de la démarche sociologique à l’analyse du bonheur
- Le bonheur devient un objet d’analyse sociologique dès qu’on le constitue comme un fait social,
c’est-à-dire qu’on l’explique par d’autres faits sociaux.
- Ainsi, les représentations du bonheur (doc.7) se rapportent à des cultures de classe. L’analyse
factorielle dégage comme réponses caractéristiques des classes populaires le travail, le revenu, et des
loisirs productifs comme le jardinage, le bricolage, la chasse, qui relèvent de l’intériorisation de la
contrainte budgétaire, du “goût du nécessaire” identifié par P. Bourdieu dans La distinction (1979),
tandis que la reprise d’un lexique psychologique participe de la “bonne volonté culturelle” des classes
moyennes.
- La satisfaction générale connaît des effets de génération (doc.3). On peut y voir l’empreinte d’un
Destin des générations (1998) : L. Chauvel montre l’effet important et durable tout au long de la vie du
contexte macroéconomique d’entrée sur le marché du travail. Cependant, cette thèse ne paraît pas
s’appliquer directement aux écarts de satisfaction entre générations : la génération 1910-1914, qui a
accédé à l’âge adulte pendant les années 30 et la 2ème guerre mondiale, et les générations les plus
récentes, qui ont subi le ralentissement de la croissance après les 30 Glorieuses, se déclarent plus
satisfaites que les baby-boomers. On peut se demander si ce n’est pas la détérioration des perspectives
d’emploi et d’ascension sociale pour leurs enfants qui expliquerait la moindre satisfaction des babyboomers. L’insatisfaction relative des baby-boomers apparaît plus significative encore lorsqu’on
contrôle le niveau de leur revenu : le revenu relativement élevé qu’elles touchent contribue bien à la
satisfaction de ces classes d’âge, mais est contrecarré par un effet de génération négatif.
II) Le bonheur est un objet d’analyse atypique et mal dessiné
A) Le bonheur n’est objectivé par les sciences sociales que sous des formes dérivées
- Les sciences sociales traitent du bonheur, mais de façon indirecte, sans faire leur le concept luimême, mais en déployant son champ lexical.
- La microéconomie marginaliste a transposé à l’analyse du comportement économique le “calcul des
plaisirs et des peines” de l’utilitarisme philosophique benthamien, ce qui permettait d’évacuer les
connotations morales du bonheur. La “table de Menger” (Principes d’économie, 1871) quantifie la
satisfaction, mais avec V. Pareto (Manuel d’économie politique, 1907) la microéconomie substitue la
conception ordinale de l’utilité à la conception cardinale, reconnaissant l’impossibilité des
comparaisons interpersonnelles. A. Marshall définit le surplus du consommateur comme la différence
pour chaque unité de bien entre la disposition à payer et le prix effectivement versé. Pigou place cette
notion de surplus au centre de L’économie du bien-être (1920) : il s’agit d’étayer et de problématiser
l’efficacité des marchés, en comparant le surplus dégagé par l’échange sous des hypothèses
alternatives. On voit donc que la transposition du bonheur en économie l’a progressivement éloigné de
son acception philosophique et psychologique originelle, vers des concepts plus opératoires pour
l’économiste et qui se focalisent sur la dimension matérielle du bonheur. Le doc.1 thématisant la
“qualité de vie” participe de cette tendance.
- La science économique s’expose alors à l’ethnocentrisme, en rapportant le bonheur aux ressources
matérielles disponibles, universalisant, naturalisant ainsi une conception du bonheur propre aux
sociétés industrialisées. Cette critique lui est adressée par E. Durkheim (doc.4), pour qui on ne peut en
mesurer “l’intensité relative que par la force avec laquelle il nous attache à la vie en général” : c’est
bien en filigrane le taux de suicide qui est désigné comme indicateur du bonheur collectif. On peut
déduire de la typologie des suicides qu’une intégration et une régulation sociale suffisante sans être
trop poussée formeraient les conditions sociales du bonheur. Cette analyse “en creux” du bonheur, par
le suicide, transforme un sentiment individuel en un fait social abordable par une approche holiste.
B) Les sciences sociales ne peuvent satisfaire la demande sociale à propos du bonheur
- Quelles politiques publiques sont susceptibles de rendre les individus heureux ? C’est cette question
qui est posée aux sciences sociales. Il n’est possible de l’instruire que si il est possible de comparer le
bonheur collectif dans des sociétés différentes.
- Or, la définition du bonheur connaît elle-même des variations socio-historiques. M. Sahlins (Age de
pierre, âge d’abondance, 1978) met en évidence la limitation culturelle des besoins. L’influence des
“patterns of culture”, pour reprendre l’expression de R. Benedict, s’exerce jusqu’aux sentiments de
plaisir éprouvés lors des activités quotidiennes, y compris dans des sociétés relativement proches
comme les Etats-Unis et la France contemporaines (doc.6).
- L’analyse causale du bonheur collectif est alors hasardeuse. A partir d’une corrélation entre confiance
et bonheur que révèlent des enquêtes d’opinion (doc.5), on serait tenté de rapporter l’expression du
bonheur à la capacité d’une société et de ses institutions à favoriser la confiance mutuelle, et
diagnostiquer une “défiance” singulière en France, mais que valent les comparaisons internationales,
quand on sait que les traductions de termes comme le “bonheur” et la “confiance” sont forcément
ambivalentes, et que ces différences linguistiques encodent des façons de penser et de sentir (hypothèse
Sapir-Whorf). Le fait qu’une population déclare un niveau de satisfaction moyen plus élevé peut être
dû à une satisfaction réellement plus forte comme à une propension plus forte à se déclarer satisfait
pour des conditions de vie similaires.
C) L’analyse du bonheur est forcément un métadiscours.
- Le matériau empirique de l’analyse du bonheur consiste en des données déclaratives (Doc.2, 3, 5, 6 et
7). Lorsqu’elles analysent le bonheur, les sciences sociales analysent donc un discours sur le bonheur.
La mesure du bonheur pose alors des difficultés analogues au “chiffre noir de la délinquance”. (S.
Roché, Le sentiment d’insécurité, 1993)
- On peut se demander si le bonheur n’est pas surdéclaré, dans la mesure où l’injonction au bonheur est
une norme sociale. Ainsi, dans La femme mystifiée (B. Friedan, La femme mystifiée, 1963), Le malêtre des femmes inactives américaines apparaît comme un “problème sans nom” : leur situation étant
socialement considérée comme avantageuse, elles éprouvaient des difficultés à verbaliser leur
insatisfaction intime. Plus généralement, dans une situation d’enquête, l’enquêté-e tend à présenter une
image “convenable” de lui-même à l’enquêteur. Si l’entretien approfondi ou l’observation
ethnographique permet en partie de contrôler ce biais, l’enquête d’opinion à questions fermées est
propice à l’uniformisation des réponses.
III) Les difficultés de constitution de l’objet ne sont pas un obstacle à l’analyse, elles en
font partie.
A) L’éclectisme méthodologique éclaire la relation entre richesse et bonheur.
- L’argent fait-il le bonheur ? Le dossier documentaire apporte des éléments de réponse en apparence
contradictoires : le revenu est un élément du bonheur cité de façon caractéristique par les contremaîtres,
les commerçants, les ouvriers et les chômeurs (doc.7), une variable explicative très significative de la
satisfaction déclarée (doc.3), joue sur les différentes dimensions de la qualité de vie (doc.8), pour
autant la croissance du P.I.B. / habitant n’accroît pas le bonheur (doc.2).
C’est ce qu’on appelle le paradoxe d’Easterlin : les données individuelles font apparaître une relation
positive entre richesse et bonheur qu’on ne retrouve pas dans les données agrégées.
- La confrontation de travaux mettant en oeuvre des méthodes différentes permet de résoudre le
“paradoxe d’Easterlin”. Le revenu est cité spontanément plus souvent comme un élément de bonheur
par les catégories qui en sont relativement dépourvues (doc.7), ce qui est cohérent avec le coefficient
positif qui lui est associé par la régression linéaire sur données individuelles (doc.3). L’absence de
corrélation entre revenu et bonheur sur données agrégées suggère que le niveau RELATIF du revenu et
non son niveau ABSOLU conditionne le bonheur. Dans une société où la consommation est un ressort
essentiel de l’intégration sociale, le niveau faible du revenu produit un décalage entre les attentes
sociales et les moyens pour les réaliser qui engendre une “frustration relative” (R. K. Merton, Eléments
de théorie et de méthode sociologiques, 1957), un hiatus entre le “groupe de référence” et le “groupe
d’appartenance”. L’analyse macroéconomique de la fonction de consommation étaye également
l’insatisfaction engendré par un faible revenu relatif : la consommation courante dépend moins du
revenu courant qui peut être le revenu maximal précédemment atteint ou le revenu d’une strate plus
élevée (J. Duesenberry, Income, Saving and the theory of consumer behavior, 1949) . C’est donc bien
par la comparaison que les individus s’estiment satisfaits ou non de leur revenu.
- Le recueil des dimensions constitutives subjectives du bonheur (doc.7) peut instruire la construction
d’un indicateur synthétique de la qualité de vie (doc.1). Le doc.8 présente une étape intermédiaire de
cette construction. Le fait que cet indicateur ne doit pas être pris pour un reflet fidèle et objectif du
bonheur collectif constitue une précaution pour son usage (il ne faudrait pas que cet indicateur soit
sacralisé dans les discours publics comme l’a été en son temps par le P.I.B.), mais pas un obstacle à
l’analyse scientifique raisonnée. On a d’ailleurs là plutôt un invariant méthodologique des sciences
sociales : leurs objets d’étude sont socialement construits –délinquance, travail, consommation etc…-,
et l’analyse de leur construction sociale fait partie intégrante de l’analyse scientifique.
B) Ce que les sciences sociales gagnent à analyser le bonheur.
- L’expression de modalités diversifiées du bonheur (doc.7), tempérée par le cumul des désavantages
en termes de qualité de vie du 1er quartile de revenu (doc.8) permet d’éviter les écueils du
misérabilisme et du populisme (cf J.C Passeron et C. Grignon, Le savant et le populaire, 1989) . En
prenant le bonheur comme objet d’analyse, la sociologie peut préciser le degré d’autonomie de la
Culture du pauvre (R. Hoggart, 1957)
- La déconnection entre P.I.B. / hab. et bonheur (doc.2) invite les économistes à ne plus se cantonner
à la dimension matérielle du bonheur. A. Marshall (Principes d’économie politique, 1890) avait déjà
fait du loisir une variable de la fonction d’utilité, à arbitrer avec les biens que procurent le revenu du
travail. La nouvelle microéconomie du consommateur initiée par G. Becker ( « A theory of the
allocation of time », Economic Journal, 1965) et K. Lancaster (« A new approach to consumer theory
», Journal of Political Economy, 1966) affine l’articulation entre travail salarié, travail domestique et
loisir, l’utilité n’est plus strictement rapportée au revenu perçu. L’indice de développement humain est
un indicateur complémentaire au P.I.B. Cet indice agrège le niveau de vie, l’espérance de vie et le
niveau d’éducation.
Nous verrons plus tard que cet indice émane des travaux d’A. Sen, en particulier de la notion de
“capabilités” ou “capacités”.
C) Les sciences sociales reformulent la demande sociale d’analyse du bonheur.
- Les sciences sociales n’apportent pas la réponse attendue à la question qui leur est adressée. Elle ne
peuvent identifier de façon univoque des mesures de politiques publiques qui rendraient la population
plus heureuse, en revanche elles peuvent dégager les effets sociaux de la question elle-même : quel
sens donner à la thématisation du bonheur dans les discours publics?
- L. Boltanski et E. Chiapello documentent les effets ambigus de cette injonction au bonheur. Le nouvel
esprit du capitalisme (1999) promeut ainsi l’accomplissement personnel au travail, en réaction à la
“critique artiste” du capitalisme qui en dénonçait le caractère aliénant. La “cité par projet” incarne cette
référence au bonheur par les nouvelles méthodes de management. Cependant, cette invocation du
bonheur produit une aliénation au second degré : elle individualise le rapport au travail, déconstruit les
collectifs, individualise également les trajectoires, faisant par exemple ressentir les licenciements
comme des échecs personnels, isole les travailleurs, étouffe les conflits sociaux. En effet, il est plus
difficile de contester collectivement l’organisation du travail lorsqu’elle se présente comme conçue
pour s’adapter aux aspirations individuelles de chacun.
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