Les quatre textes de ce dimanche forment comme un itinéraire. Un itinéraire finalement très pratique qui nous rappelle que dans la foi juive et chrétienne il y a aussi un art de vivre, un style, une manière propre de conduire sa vie. On commence par un texte de sagesse, un texte né dans un contexte culturel bien particulier quand, après les conquêtes d’Alexandre le Grand, la foi juive a été mise en contact avec la sagesse grecque, un grand défi pour la vieille foi juive qui se trouvait questionnée, bousculée par la prestigieuse philosophie grecque, laquelle était alors avant tout une quête de sagesse, de savoir vivre. Et les sages d’Israël ont relevé le défi, courageusement. Ils ont voulu retrouver, dans leur propre tradition, dans une fidélité totale à la révélation et à la Loi, comment leur foi pouvait elle aussi, non pas rivaliser, mais entrer dans un dialogue critique et fécond avec les remises en cause de la philosophie conquérante. Ils ont découvert, à force de travail et sous l’action de l’Esprit, combien la Révélation pouvait elle aussi offrir les ressources d’une vraie sagesse pratique, d’un art de vivre, authentiquement juif et qui répond en même temps aux questions posées par la philosophie venue de Grèce. Et les écrits de sagesse sont nés, livres de la sagesse, de Job, de Qoélet, de Ben Sirac etc...On trouve dans le texte de ce jour la trace de ce défi lancé par la sagesse grecque à la foi juive. Un défi très concret, voire brutal. Les adeptes de la sagesse grecque provoquent ceux que le livre appelle les justes, c’est-à-dire ceux des juifs qui sont restés fidèles à la Torah, avec cynisme. Ils leur tendent un piège et ricanent en disant « Voyons si ses paroles sont vraies, regardons comment il en sortira. Si le juste est fils de Dieu, Dieu l’assistera, et l’arrachera aux mains de ses adversaires. Soumettons-le à des outrages et à des tourments ; nous saurons ce que vaut sa douceur, nous éprouverons sa patience. » Il y a là une remise en cause radicale, et en même temps violente, de la foi juive en ce que nous appelons la Providence divine, en l’intervention bienveillante et libératrice de Dieu en faveur des siens, qui est une des clefs de l’histoire sainte telle que le peuple juif l’a progressivement apprise. Première étape. Nous n’avons pas ici la réponse des sages d’Israël. Ou plutôt nous l’avons dans le psaume. C’est la deuxième étape de notre itinéraire. « Par ton nom, Dieu, sauve-moi, par ta puissance rends-moi justice ; Dieu, entends ma prière, écoute les paroles de ma bouche. Des étrangers se sont levés contre moi, des puissants cherchent ma perte : ils n’ont pas souci de Dieu. » Une réponse en forme de cri. Par ton nom, c’est-à-dire par ce qui fait que tu es Dieu et pas homme, Seigneur sauve moi. Comme dans tant d’autres psaumes comme le Psaume 4 : « Quand je crie, répond moi, Dieu ma justice ! » Crier vers Dieu, les psaumes non seulement nous autorisent à crier vers Dieu mais ils font de nos cris humains, une parole d’homme qui devient Parole de Dieu. Dieu assume les paroles les plus humaines pour en faire sa Parole. Je pourrais développer cette merveille des psaumes, c’est d’ailleurs ce que je ferai la semaine prochaine dans une retraite que je prêche sur les psaumes. Mais aujourd’hui restons-en à ce que le psaume 53 nous invite, nous enjoint à crier vers Dieu. Crions-nous vers Dieu ? Pas un doux murmure, pas un balbutiement tiède mais un cri qui vient peut-être du plus profond, du plus douloureux peutêtre de notre désir. La réponse à l’agression cynique de ceux qui savent tient dans un cri : « Seigneur, sauve-moi ! » Deuxième étape. La troisième étape nous est donnée par l’Apôtre Jacques. Jacques aborde, lui aussi, la question du silence de Dieu, de cette expérience que souvent Dieu semble sourd à nos prières : « Vous n’obtenez rien parce que vous ne demandez pas ; vous demandez, mais vous ne recevez rien » La réponse de Jacques, comme souvent est rude : si vous ne recevez rien, c’est parce que « vos demandes sont mauvaises » Et Jacques de pointer tous ces désirs, ces convoitises qui mènent leur combat en vous. En vous, en nous, c’est-à-dire au fond de notre cœur. Jacques reprend la vieille tradition prophétique qui désigne le cœur, l’intérieur le lieu du combat, le lieu de la conversion. « Le cœur de l’homme est malade et compliqué » avait dit en son temps le prophète Jérémie, et plus tard, le même prophète puis Ezéchiel avaient fini par admettre que, si Dieu lui-même ne changeait pas le cœur de l’homme, eh bien la situation était telle que l’homme ne s’en sortirait pas. Les prophètes avaient désigné le lieu du combat, le lieu de la conversion et avaient eu l’intuition inspirée que le mal était tellement profond que, sans un engagement de Dieu lui-même, la partie ne pouvait être gagnée par l’homme laissé à ses seules forces. C’est Jésus qui nous fait franchir la quatrième étape de notre itinéraire. Les disciples manifestent bien par leur discussion « Qui est le plus grand ? » combien leur cœur est malade et compliqué, ou pour le dire plus simplement : tordu. La question en elle-même n’est guère évangélique, « Qui d’entre nous est le plus grand ? » mais, de plus, prononcée dans le contexte précis où Jésus leur annonce la Passion, elle est de plus indécente, et cette indécence, probablement peu ou pas consciente pour les disciples, désigne la profondeur et la nature du mal. L’orgueil, le vieil orgueil, le péché des origines « Vous serez comme des dieux » Gn 3, 5. Alors, aujourd’hui, Jésus, dans la grande tradition des prophètes d’Israël pose un geste prophétique, un geste qui renforce la puissance de la parole qui l’accompagne : « Prenant alors un enfant, nous dit l’Evangile, il le plaça au milieu d’eux, l’embrassa, et leur dit : « Quiconque accueille en mon nom un enfant comme celui-ci, c’est moi qu’il accueille. Et celui qui m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille, mais Celui qui m’a envoyé. » La parole de Jésus n’aurait probablement pas eu le même impact sans ce geste, qui n’est pas un geste de tendresse comme on en pose tant à l’époque de l’enfant roi, mais qui doit être compris dans le contexte d’une époque où, avant sa bar-mitsva, un enfant n’était presque rien, un être sans personnalité juridique. La voie proposée par Jésus se révèle être la voie de l’humilité. La question est moins celle ici d’une éventuelle valorisation de l’enfance, que de la conversion en profondeur du cœur, l’humilité comme condition de l’accueil de Jésus, et en lui de l’accueil de Dieu. Saint Benoit a probablement été un de ceux qui a le mieux retenu la leçon de Jésus dans cet Evangile. La Règle de saint Benoit peut-être considérée comme une lecture de l’Evangile avec les « lunettes » de l’humilité, comme François l’avait lu avec celles de la pauvreté ou encore Dominique celle de la vérité. Nous voilà au quatrième temps de notre itinéraire....le plus haut, et en même temps le plus humble. Face à la détresse, face à la dérision, face à l’incompréhension, -l’expérience douloureuse des sages d’Israël dans la première lecture-, l’Ecriture nous propose un chemin, très humain et en même temps profondément spirituel, c’est le chemin que Jésus lui-même a emprunté, alors même qu’il était le seul à ne pas avoir à l’emprunter, du moins pour sa propre guérison. Crier vers Dieu, Ouvrir son cœur à la puissance de Dieu car le cœur est le lieu du combat véritable, le lieu que tous nous devons laisser guérir et demander la grâce de l’humilité. Chemin paradoxal, un chemin que Paul qualifiera de scandale pour les juifs et de folie pour les païens, 2 Co I 23, mais un chemin où se révèle le paradoxe éblouissant de la Sagesse de Dieu : « Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort. » 2 Co XII, 10 Amen !