Événements merveilleux
En entrant dans le salon des Stahlbaum, il y a, le long du mur de gauche, une grande
armoire vitrée dans laquelle les enfants rangent tous les beaux cadeaux qu'ils reçoivent
chaque année.
Dès que Marie se trouva seule, elle fit ce qui lui tenait tant à cœur et qu'elle n'avait
pu, sans savoir pourquoi, avouer à sa mère. Pendant tout ce temps, elle avait gardé dans ses
bras son petit blessé, toujours emmailloté dans son mouchoir. Elle le posa alors
précautionneusement sur la table, défit délicatement le mouchoir et examina les blessures.
Casse-Noisette était très pâle, mais il jeta à Marie un regard à la fois triste et tendre qui
lui alla droit au cœur .
« Cher Casse-Noisette, dit-elle tout bas, j'espère que tu n'en veux pas à mon frère Fritz
de t'avoir blessé, il ne te voulait aucun mal. Tu vois, c'est la rude vie de soldat qui l'a
quelque peu endurci, autrement, je t'assure qu'il n'est pas méchant. Et maintenant, je vais
te soigner le mieux possible jusqu'à ce que tu te rétablisses tout à fait et que tu retrouves
le sourire. On va te remettre convenablement tes dents, et le parrain Drosselmeier te
replacera parfaitement les épaules, il sait très bien faire cela. »
Et, prenant Casse-Noisette dans ses bras, elle s'approcha de l'armoire aux jouets,
déposa doucement Casse-Noisette dans le lit de sa poupée, prit un joli ruban qu'elle portait
ordinairement à la taille pour l'enrouler autour des épaules du blessé et lui remonta les
couvertures jusqu'au nez. Marie prit le lit où reposait Casse-Noisette et le déposa sur
l'étagère du dessus, juste à côté du petit village où étaient cantonnés pour la nuit les
hussards de Fritz. Puis elle referma l'armoire aux jouets et s'apprêta à regagner sa
chambre quand, soudain, elle entendit des chuchotements et des bruissements autour
d'elle.
La grande horloge se mit à ronronner de plus en plus fort, mais sans sonner pour
autant. Le ronronnement s'accentua, et des paroles s'élevèrent soudain :
« Horloge, horloge, ne sonnez pas, ronronnez doucement Le roi des rats a l'oreille fine,
vous savez... rrr... rrr... Chantez-lui la vieille rengaine de jadis... rrr... rrr... Sonnez, carillon,
sonnez! Ding dong, ding dong! Il n'en a plus pour longtemps. »
Et l'horloge sonna les douze coups de minuit, douze coups sourds et rauques.
Marie frémit. Elle allait s'enfuir en courant quand elle vit le parrain Drosselmeier,
assis sur le haut de l'horloge, à la place de la chouette. Les pans de son manteau
retombaient de chaque côté comme deux grandes ailes déployées.
« Parrain Drosselmeier ! Parrain Drosselmeier ! s'écria Marie. Que fais-tu là-haut ?
Descends et arrête de me faire peur, méchant parrain Drosselmeier ! »
Mais alors elle entendit des ricanements et des sifflements autour d'elle, suivis par
le bruit de milliers de petites pattes qui trottinaient derrière les murs, et des milliers de
petites lumières apparurent entre les fentes du plancher. Mais ce n'était pas des lumières.
Mais non ! c'étaient des milliers de petits yeux pétillants. Et Marie ne tarda pas à
apercevoir des souris qui montraient le bout de leur nez dans tous les coins et se
faufilaient par toutes les fentes. Et bientôt, elles trottinèrent en tous sens dans la pièce,
toujours plus nombreuses, et finirent par se mettre en rang, comme les soldats de Fritz
avant la bataille.
Marie les trouva amusantes et, n'éprouvant aucun dégoût pour les souris, elle aurait
très vite retrouvé tout son calme si elle n'avait tout à coup perçu un petit cri perçant qui la
fit frissonner de la tête aux pieds. A ses pieds, du sable, de la chaux et de la pierre pilée
surgirent du sol comme poussés par une force souterraine, et sept petites têtes de rat,
surmontées de sept couronnes rutilantes, apparurent en couinant de façon abominable et
en poussant des cris stridents.
Puis le corps du rat, auquel étaient rattachées les sept têtes, sortit complètement
du sol. Aussitôt, la bête monstrueuse, couronnée de sept diadèmes, fut acclamée par toute
l'armée qui poussa trois couinements retentissants, avant de se mettre en marche, tout
droit vers l'armoire aux jouets, droit vers Marie qui se tenait près de la vitrine. Marie
sentit son cœur battre si fort de peur et d'horreur qu'elle crut qu'il allait sauter de sa
poitrine et, qu'elle en mourrait. Puis, il lui sembla que son sang se figeait dans ses veines.
Près de s'évanouir, elle chancela en arrière, et la vitre qu'elle heurta du coude se brisa en
mille morceaux. Pendant l'espace d'un instant, elle ressentit une vive douleur au bras
gauche, mais, en même temps, son cœur se fit plus léger. Elle n'entendit plus ni
couinements ni piaillements, et bien qu'incapable de regarder autour d'elle il lui sembla que
les rats, effrayés par le fracas du verre brisé, avaient regagné leurs trous.
Et que se passa-t-il alors ? Juste derrière Marie, d'étranges bruits sortaient de
l'armoire et de petites voix murmuraient :
« Réveillez-vous, réveillez-vous ! Venez au combat, c'est pour cette nuit, debout..
Réveillez-vous, réveillez-vous ! »
Au même moment, les notes gracieuses de clochette s'égrenèrent.
« Oh, c'est mon petit carillon ! » s'écria joyeusement Marie en faisant un bond de côté.
Puis elle vit une étrange lueur à l'intérieur de l'armoire aux jouets. Tout ce petit
monde s'agitait. Plusieurs poupées couraient en tous sens, battant l'air de leurs petits
bras. Tout d'un coup, Casse-Noisette se redressa, rejeta sa couverture, sauta d'un bond
du lit et s'écria de tous ses poumons:
«Crac, crac, crac ! Affreux rats dégoûtants On va vous battre comme plâtre On va vous
écraser comme des araignées Crac, crac, crac ! »
Sur ces bonnes paroles, il dégaina son petit sabre, le fit tournoyer dans les airs et
s'écria :
« Mes chers sujets, frères et amis, voulez-vous me prêter main-forte dans ce rude combat
?
- Oui, monseigneur, nous vous suivrons fidèlement dans tous les dangers, à la mort, à la
victoire, au combat! »
Et que se passa-t-il alors ? Au moment où Casse-Noisette sauta à terre, les
couinements et les cris perçants reprirent de plus belle. Sous la grande table, les hordes
sanguinaires de rats et de souris s'étaient arrêtées, et, au milieu, l'horrible rat les
dépassait de ses sept têtes.
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