Formes substantielles (FS) et qualités réelles (QR) :

Cours de Thierry Hoquet
Département de philosophie
Université Paris Ouest, 2008-2009
Philosophie classique- LLHUM 232. CM
4e séance-24 mars 2009
Les formes substantielles (FS) : Descartes contre la scolastique ?
Il s’agit d’analyser dans ce cours la notion de Forme Substantielle. Elle fait partie de
l’héritage conceptuel de la scolastique, mais Descartes a l’art comme on dit de mettre du
vin nouveau dans de vieilles outres d il faut nous interroger sur le sens qu’il
insuffle aux termes qu’il utilise.
La forme substantielle occupe un statut particulier : Descartes la rejette radicalement en
physique ; et l’accepte sur un cas particulier de métaphysique (l’union de l'âme et du
corps). Les deux thèses sont en réalité conjointes : il y a une physique des FS
uniquement parce qu’il y a une FS première qui est l’union de l'âme et du corps.
Partie I. L’élimination des FS
1.1. La physique des formes substantielles et des qualités réelles
« Physique » : au sens moderne, corps homogène de lois, à base expérimentale, à
formule mathématique et qui s’étend en théorie à tous les objets de l’expérience.
Au sens aristotélicien, physique = e peri phuseos epistémé, la science des choses de la
physis, or qu’est-ce que la physis ? L’ensemble des choses soumises au changement
(notamment, à ce type particulier de changement qu’est le mouvement local).
Bien distinguer, dans la cosmologie aristotélicienne : le monde supra-lunaire (composé
de sphères immobiles) et le monde sublunaire, celui du changement.
Dans le monde sublunaire, les choses naissent, grandissent, dépérissent, se déplacent,
changent d’aspect, il y a génération et corruption. L’apparition des êtres (la génération)
n’est qu’un cas particulier remarquable de mouvement. Ainsi, il y a une acception
biologique de la physique, au sens où la naissance est un processus exemplaire de
changement. Un phénomène physique s’expliquera toujours par une cause analogue à
celle qui fait que les animaux se reproduisent.
À cette première opposition (mobile/immobile, sub/supralunaire), s’ajoute un second
registre d’oppositions : naturel/artificiel, caractérisé par le fait que les êtres naturels
possèdent en eux le principe de leur mouvement (Aristote, Physique, II, 1, 192 b 11).
(cf. les pages sur ce sujet dans le classique de Pierre Aubenque, La Prudence chez
Aristote).
Les choses physiques sont composées de matière passive et d’une forme active : il y a
un principe substantiel générateur de la chose. La nature d’une chose n’est autre chose
que la forme de cette chose. La forme est le principe interne de mouvement qui situe un
être dans la classe des êtres naturels. La nature, analogue de l’âme, est aussi la forme.
La forme est donc un analogue de l’âme. Qu’est-ce que l’âme d’ailleurs ? La forme du
corps organisé.
Importance du Traité de l’âme aristotélicien :
—un traité de biologie qui peut servir d’introduction à toute l’étude des animaux.
—l’âme, par sa faculté désirante, y est donnée comme principe du mouvement (cf. 433
a 30).
La notion de forme s’applique aussi bien aux choses inanimées qu’aux êtres vivants.
Une forme est dite accidentelle quand elle confère une qualité nouvelle à une substance
déjà formée. Un être n’est pas constitué par une forme accidentelle, mais il devient tel
ou tel. En revanche, les FS confèrent l’être : lorsqu’une FS s’unit à la matière, il y a
génération d’un être nouveau. Lorsqu’une FS se sépare de la matière, il y a disparition
d’un être réel.
Par extension, les Formes Substantielles (FS) sont le ressort de la physique de l’École.
Gravia et levia ab insita gravitate et levitate moventur. Les graves et les légers sont mûs
par une gravité et une légèreté sise en eux.
Molière a donné la critique des FS sous une formule qui eut son succès : il assimila les
FS à la « vertu dormitive » de l’opium.
Une FS c’est alors tout processus par lequel on reconnaît, pour expliquer une propriété,
quelque qualité occulte, définie comme inhérente au corps et définie aussi d’après ce
qu’il s’agit d’expliquer. Ainsi, on suppose une force vitale pour expliquer la vie d’un
corps vivant, la chaleur pour expliquer pourquoi un corps est chaud, la pesanteur pour
comprendre en quoi il est pesant, etc.
On remarque ici que certaines de ces FS sont désuètes (la force vitale par ex.) mais que
d’autres restent opératoires (chaleur, pesanteur…). Par ailleurs, on remarque qu’on ne
se fait pas la même conception de toute les FS : la chaleur peut être conçue comme un
être migrateur qui passe d’un corps dans l’autre, la pesanteur en revanche s’applique
uniformément à tous les corps.
En réalité, il faut être un peu plus précis dans le vocabulaire : les FS et les QR ne sont
pas exactement la même chose.
La Forme substantielle, on l’a dit, est le principe qui individue une substance.
Les Qualités réelles : ce sont par ex la pesanteur. Ces qualités sont des modifications
des entités, qui sont toujours réalisées dans les êtres individués. Mais dans le même
temps, elles sont conçues comme des êtres indépendants, elles sont substantifiées.
Les scolastiques admettent qu’elles agissent sur le corps sans toutefois se confondre
avec lui. càd de la même façon que St Thomas conçoit la présence de l’esprit dans le
corps. C’est une formule de St Thomas que reprend Descartes quand il écrit (6èmes
Rép, § 10. AT IX, 240) : « Je le [ = l’esprit] conçois être tout entier dans le tout et tout
entier dans chaque partie. »
D’où une analogie, que suggère parfois Descartes, entre l’âme et la pesanteur : la
pesanteur agissant sur le corps serait un bon analogue pour comprendre l’action de
l’âme sur le corps.
1.2. Rejet cartésien des FS.
Descartes va fonder sa physique et sa métaphysique sur le rejet des FS.
Tout d’abord, un point sur la portée de cette critique : Descartes a des visées
conciliantes. Ainsi, il indique qu’il n’entend pas détruire les FS, mais montrer qu’on
peut très bien s’en passer. C’est le cas notamment dans les Météores.
Dans d’autres textes, il adopte une posture plus radicale : il montre que l’athéisme et la
philosophie de l’École ont la même racine.
La théorie des FS constitue l’un des pivots de la physique scolastique, mais il serait trop
facile de s’imaginer les Jésuites de La Flèche (où Descartes a appris la philosophie)
comme des moines obscurantistes, fermés à toute innovation. Les Jésuites par exemple
ont bien accueilli la découverte par Galilée des satellites de Jupiter. (M. Hamou
explique cela très bien dans son cours sur la révolution scientifique).
Descartes va ramener la pesanteur au mouvement : en cela il élimine la forme du lourd.
Cette science est pratiquée d’abord sans intention polémique.
Bien analyser un texte important : le début du Traité du Monde, ou de la Lumière : il
s’ouvre par deux thèmes en apparence sans rapport :
les causes de nos sensations ne sont pas de même nature que nos sensations.
« Me proposant de traiter ici de la Lumière, la première chose dont je veux vous avertir
est qu’il peut y avoir de la différence entre le sentiment que nous en avons, c'est-à-dire
l’idée qui s’en forme en notre imagination par l’entremise de nos yeux et ce qui est dans
les objets qui produit en nous ce sentiment. » (AT XI, 3).
• l’élimination des FS :
« Qu’un autre donc imagine, s’il veut, en ce bois, la Forme du feu, la qualité de la
chaleur et l’action qui le brûle, comme des choses toutes diverses ; pour moi, qui crains
de me tromper si j’y suppose quelque chose de plus que ce que je vous nécessairement
devoir y être, je me contente d’y concevoir le mouvement de ses parties. » (AT XI, 7).
Comment les concilier ?
Supposer autre chose que le mouvement, penser qu’il y a de la chaleur dans ce qui nous
donne la sensation de chaud, c’est donc déjà loger dans la chose même ma sensation.
Or, c’est là que les deux thèses se relient : c’est qu’il n’y a aucune ressemblance entre
ma sensation et ce qui la provoque. Ce n’est pas parce que j’ai la sensation de chaud
qu’il faudra nécessairement de la chaleur dans la chose, pour provoquer ma sensation de
chaleur.
Les formes ou qualités apparaissent donc comme des sensations indûment logées dans
la chose qui me donne cette sensation.
Ce qui relève de l’étendue ne doit pas être conçu par analogie avec la pensée (ma
sensation).
La sensation en elle-même n’est pas trompeuse : seulement parce qu’on veut la faire
sortir de son ordre. (La sensation est une pensée, pas une qualité de la matière).
De plus, les entités telles que QR et FS sont, pour Descartes, des non-sens, pour
lesquels il dit ressentir de l’horreur :
AT II, 74 : « Qualitates et formas a quibus abhorreo… »
En effet : « Qualités » : désigne un mode, donc inséparable ; mais « réelle » : désigne
une chose (substance) qui peut exister séparément, séparable.
De même, « Formes » : est inséparable (toujours la forme de quelque chose) ; mais
« substantielles » suggère la séparabilité.
C’est pourquoi Descartes traite les FS comme des principes immatériels qui
s’ajouteraient à la substance matérielle pour former de la substance matérielle.
Cf. surtout Sixièmes Réponses, § 7 (AT IX, 235) : « … c’est une chose entièrement
impossible et qui ne se peut concevoir sans répugnance et contradiction, qu’il y ait des
accidents réels, parce que tout ce qui est réel peut exister séparément de tout autre
objet. » Si l’on admet des « accidents réels », alors le concept de distinction réelle n’a
plus de sens.
Conclusion : deux théories du changement, liées à deux définitions de la nature.
Aristote.
Descartes.
Références : Physique, V, 2. 226a.
Métaphysique, K1, (11), 1067 b 39- 1068
a 15.
Référence : Le Monde. AT IX, p 7-10.
Distinction monde
sublunaire/supralunaire
Univers post-galiléen.
3 espèces de changement : génération,
corruption (qui ne sont pas du
mouvement) et le mouvement.
3 espèces de mouvement2 :
selon la qualité : altération
selon la quantité. accroissement ou
décroissement.
selon le lieu. transport.
Conservation du mouvement total qui
s’applique aussi bien au ciel qu’à la terre.
Réduction de tout changement à une
modification du lieu.
Tout changement est lié à l’étendue.
Tout changement est réduit au
mouvement local (déplacement de
parties).
Partie 2 : le cas particulier de l’âme et de son union au corps
2.1. L’Anthropologie aristotélico-thomiste
Pour éclairer la notion de FS, on va faire un petit détour par l’anthropologie aristotélico-
thomiste
3
: Pour St Thomas, l’homme est un composé. Le composé humain, c’est
l’union de l'âme et du corps. Cette union de l'âme et du corps n’est pas une union
accidentelle, mais une union substantielle. Dire qu’il existe un composé humain, dire
que l’homme est le produit de l’union de l'âme et du corps, c’est dire qu’il ne résulte pas
de la simple juxtaposition de deux essences qui par nature ne requerraient pas d’être
unies ; l’union de l'âme et du corps, c’est plus qu’un rapprochement ou un contact. C’est
une union substantielle qui compose, à partir de deux êtres incomplets tant qu’on les
considère séparément, un être complet né de leur union. Les deux incomplétudes qu’il
s’agit d’unir, c’est la matière et la forme. Ce n’est que lorsque la forme se sera insinuée
dans la matière, qui de son côté l’aura reçue qu’on obtiendra une substance complète.
L’union substantielle, c’est 1+1=1. et tel est le genre d’union qui constitue le composé
humain. Mais c’est que, dans le contexte aristotélico-thomiste, les deux « un » qu’il
s’agit d’ajouter, d’unir, de mettre ensemble, sont des « un » incomplets. La matière,
c’est le corps ; la forme, c’est l’âme. Et il faut traduire pour chacun d’entre eux cette
notion d’incomplétude.
1
le livre K est apocryphe mais la question de son authenticité ne s’est posée qu’au
XIXème siècle.
2
J-M Le Blond propose de voir dans cette tripartition un exemple de l’inspiration
biologique de la physique aristotélicienne. La division des mouvement en
accroissement, altération, transport apparaît comme la généralisation de la division des
fonctions vitales, qui sont croissance, sensation, locomotion.
cf son édition du livre I de la Génération des Animaux, aux éditions Aubier-Montaigne.
3
d’après Gilson, Études sur le rôle de la pensée médiévale…, Paris, 1930.
Le corps est incomplet, le corps n’est pas un être complet. Le corps pour être un
corps (et non plus simplement matière) requiert l’union avec l’âme (qui en sera la
forme), et ce, que l’on considère par le mot corps la matière première qui est puissance
pure (dont la forme sera l’acte) ou bien le corps organisé (matière munie des organes
nécessaires à la vie).
L’âme n’est pas davantage un être complet. Et cette incomplétude touche ou frappe
aussi bien les âmes dites inférieures (végétative, sensitive) que l’âme raisonnable ou
intellective. Dire que l’âme est incomplète, qu’est-ce que cela signifie ? c’est dire qu’il
existe en elle une inclination vers le corps, à tel point que l’âme séparée du corps
(comme elle existe entre la mort de l’homme et sa résurrection), cette âme donc se
trouve dans un état qui, pour n’être pas violent n’est cependant pas naturel. L’âme est
incomplète, même séparée du corps.
En revanche, de l’union de ces deux substances incomplètes, doit surgir un être
complet. Il y a entre l’âme et le corps un rapport naturel, une sorte de proportion qui les
destine à constituer une unité substantielle.
Deux gouttes d’eau peuvent s’unir : mais c’est une possibilité purement négative au
sens où il n’y a aucune impossibilité, aucune répugnance entre elles à cette union.
Entre l’A et le C en revanche, c’est une union positive, stimulée par une inclination
naturelle et mutuelle dont l’objet est la constitution de cet « unum per se » (un par lui-
même) qu’est l’homme.
De ce point résulte une conséquence capitale concernant la théorie de la connaissance :
quand on parle des opérations de l’homme, il ne s’agit pas seulement des simples
opérations de l’âme, mais des opérations du composé humain càd de l’un par soi
constitué d’un corps et d’une âme unis entre eux. Dans la philosophie aristotélico-
thomiste, l’âme joue certes un rôle capital : elle est le principe de toutes les opérations
de la vie, elle est ce par quoi nous nous mouvons et nourrissons, ce par quoi nous
sentons et connaissons. Mais, si l’âme est le principe premier de la connaissance, cette
même âme n’en est pas moins forme du corps et elle n’est à proprement parler une âme
qu’en tant qu’elle constitue une unité substantielle avec un corps, son corps. D’où il suit
que, dans cette philosophie aristotélico-thomiste, l’acte de connaître n’appartient pas à
l’âme mais à l’homme, au composé tout entier.
Ce n’est pas à l’âme mais à l’homme qu’il revient de connaître. L’acte de connaître est
une propriété de l’homme en tant qu’homme, liée à l’âme raisonnable en tant qu’elle est
une partie de l’homme. Et de fait, c’est le même homme qui saisit comme percevant
par les sens et connaissant par l’intellect. Or si l’intellect se rattache à l’âme, les sens se
rattachent au corps. Le corps lui aussi fait partie intégrante de l’homme et donc de l’acte
de connaissance.
Conclusion : dans l’anthropologie aristotélico-thomiste, l’âme est dite « forme du
corps » et que pour cette raison, tout opération intellectuelle qui est vraiment une
opération de l’homme suppose l’intervention du corps. Cela ne signifie pas que l’acte de
connaître soit un acte corporel ou que la faculté de connaître soit l’acte d’un organe
corporel comme la vue est l’acte de l’œil.. Il faut bien considérer le statut de l’âme, à la
fois séparée et dans la matière : séparée, en tant que l’acte de l’intellect s’exerce sans
organe corporel ; dans la matière en tant que l’âme douée d’intellect est forme du corps
et en quelque manière pour lui.
C’est, du point de vue des aristotéliciens, toute l’erreur des platoniciens.
Pour les platoniciens, les formes (idées) subsistent en soi, hors des êtres particuliers et
l’intellect n’a plus besoin des espèces corporelles pour atteindre son sujet. L’âme,
quoique liée à un corps et non totalement séparée de la matière, peut appréhender seule
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