(traduction de la page http://www.gypsymoth.ento.vt.edu/~sharov/biosem/txt/casys99.html)
La Sémiosis dans les systèmes auto-poïétiques
Alexei SHAROV [email protected]
Département d'entomologie, Institut Polytechnique de l’Université de Virginie, Blacksburg
Résumé
La méthodologie cybernétique a atteint ses limites dans l'étude de la vie parce qu'elle
ignore la signification de l'information biologique. Ainsi devrait-elle être aidée par la
sémiotique, qui étudie la signification et la valeur des signes. Selon une définition
pragmatique, un signe est une adaptation biologique, c.-à-d. une fonction utile de façon
persistante. L'utilité d'une action peut être mesurée par sa contribution à la valeur
reproductrice d'un organisme dans une espèce particulière. Les valeurs reproductrices sont
égales aux composants du vecteur propre gauche du modèle linéarisé (à l’aide d’ une
matrice) de la dynamique du système. Chaque organisme est un signe, et son cycle de
vie est un processus continu d'auto-interprétation. Les organismes utilisent des
récepteurs (capteurs sensoriels) pour prévoir les changements de l’environnement. La
sélection naturelle est fonctionnellement équivalente à la perception au niveau des
lignées. La survie et la reproduction sélectives sont analogues à l'excitation sélective des
photorécepteurs dans l'oeil. Les lignées apprennent comment éviter la variation nocive en
employant des contraintes développementales, en les corrigeant, en utilisant la dominance
et d'autres mécanismes. Si l'intelligence est définie comme capacité d'apprentissage, alors
les lignées sont des systèmes intelligents que nous n'avons pas identifiés comme tels
simplement parce qu'ils sont trop lents.
Mots-clés : auto-reproduction, valeur, sémiosis, sélection, apprentissage.
INTRODUCTION
L'idée de la nature informationnelle de la vie est devenue largement admise après la
découverte du code génétique. La théorie cybernétique et la théorie de l'information sont
devenues des outils fondamentaux pour résoudre le mystère de la vie (1,2). Cependant,
après plusieurs décennies de travail dans cette direction, les limitations de la cybernétique
sont devenues claires. La cybernétique explique la vie par la notion de contrôle. Mais le
contrôle est seulement un outil et peut être affaibli dans quelques situations afin d'exécuter
quelques autres fonctions qui semblent plus importantes. Or un système vivant est
quelque chose de plus qu’un système de contrôle. La théorie de l'information n'a pas non
plus expliqué la vie parce qu'elle est plus appropriée à l'analyse des langues sans contexte
où n'importe quelle combinaison de symboles est signifiante. Mais les langages naturels
(par exemple, le code génétique ou le langage humain) sont dépendants du contexte.
Le triomphe de la physique newtonienne a été relié à l'idée que nous pouvons prévoir
des événements naturels sans considérer de buts ni de significations. Mais il s'avère que les
significations peuvent être importantes, particulièrement si nous considérons les systèmes
vivants. La première tentative de comprendre la nature de la signification a été faite par
Charles Peirce (24), qui a introduit la sémiotique, la théorie des signes. Il a considéré la
signification (signe) comme une relation entre un signifiant (véhicule de signe) et un objet par
l'intermédiaire d'un interprétant, qui est un changement de l'interprète causé par le signifiant,
qui le met au courant de l'objet. Uexküll (35) a développé sa théorie de la signification
indépendamment à partir de Peirce. Dans cette théorie il a proposé que chaque organisme
vivant développe sa propre interprétation subjective de son environnement, appelé
Umwelt (modèle du monde). Chaque composant de l'Umwelt a une signification spécifique
pour un organisme (par exemple, nourriture, ennemi, abri, etc...) et est associé à une ou
plusieurs fonctions qui soutiennent la survie et la reproduction de l'organisme. Uexküll était le
premier à noter la nature circulaire des fonctions biologiques (cercles fonctionnels). Un
organisme perçoit et modifie des objets externes aussi bien que des parties de son
corps.
Pattee (23) pense que la signification émerge dans l'évolution des systèmes
auto-référés (sémantiquement fermés). Il écrit : «l'auto-référence, qui a un potentiel
évolutionnaire ouvert, est une fermeture autonome entre la dynamique (lois physiques) des
aspects matériels et les contraintes ( règles syntaxiques) des aspects symboliques d'un
organisme physique». Selon Pattee, la fermeture sémantique exige des modèles
complémentaires des aspects matériels et symboliques de l'organisme. Un symbole est
une structure matérielle, dont la fonction ne peut pas être dérivée des lois physiques,
mais qui est choisie pour sa contribution à la survie d'un individu.
Des idées semblables ont été développées par Maturana et Varela (20), qui ont
estimé que l'autopoïèse était une caractéristique fondamentale de la vie et de l'esprit.
Rosen (27,28) a également souligné la nature fermée de l'organisation biologique. Il pense
que les organismes sont qualitativement différents des machines, parce que dans les
machines, chaque fonction est régulée par une autre fonction (ce qui mène à une infinie
régression des fonctions). Mais dans les organismes, toutes les fonctions sont
réciproquement clôturées. Chaque partie ou fonction absente peut être réparée ou produite
par d'autres parties. Des mécanismes peuvent être agencés entre les parties, mais les
organismes peuvent reconstituer et réagencer les parties elles-mêmes. Ainsi, des
organismes ne peuvent-ils pas être construits à partir de leurs parties.
Kampis(17) a considéré la vie comme une semi-fermeture ; la fermeture est
imparfaite en raison de la liberté interne dans les organismes. Il a souligné la nature créatrice
de la vie, qui ne peut pas être décrite par des modèles déterministes. Les organismes
vivants peuvent inventer de nouvelles fonctions, tandis que les modèles déterministes ont
toutes les possibilités incorporées dès le départ; ainsi, ces modèles déterministes ne
peuvent-ils montrer aucune propriété émergente. Kampis (17) a employé des modèles de
«systèmes composants» qui sont faits de nombreuses petites particules de diverses sortes.
Mais Kauffman (18) a pensé que l'on pouvait observer le comportement émergent
même dans les modèles déterministes si le nombre de possibilités est très grand. Il a
modelé l’auto-organisation à l'aide des réseaux booléens et des automates cellulaires.
Il y a un consensus sur l'importance de la nature symbolique (sémiotique) de la
vie et de son organisation auto-référentielle (fermeture). Mais il n'y a aucun accord sur la
signification des termes «symbole», «signe», «auto-référence», «auto-reproduction»,
«autonomie», «fermeture», «action», «liberté», et d'autres. Cairn-Smith (3) a considéré que
n'importe quel système capable d’auto-maintenance ou d'auto-reproduction (par exemple,
cristallisation, autocatalyse) était un signe ou un «gène». Des signes peuvent être isolés ou
agrégés. La syntaxe n'est pas présente dans les signes isolés, mais peut apparaître dans les
systèmes de signes multiples. Rocha (25) pense que la syntaxe est la caratéristique
essentielle des signes, qui est nécessaire pour une évolution ouverte. A la suite de Von
Neumann (37), il a vu l'évolution d'une manière darwinienne traditionnelle en tant que
changements syntaxiques aléatoires suivis de la sélection naturelle. Ce mécanisme
d'évolution exige la présence d'un code qui représente un organisme. Joslyn (15) a présu
que tous les organismes vivants peuvent être caractérisés par l'autonomie sémiotique,
ce qui signifie que les organismes maintiennent des relations cycliques de perception,
interprétation, décision, et action pour la accroître leurs chances de survie et d’auto-
reproduction. Les organismes peuvent avoir divers niveaux d'autonomie, et les niveaux
intermédiaires d'autonomie sont habituellement plus salutaires comparés aux niveaux
d’autonomie extrêmement bas ou élevés. D'autres auteurs insistent sur le fait que l'auto-
reproduction exige une autonomie élevée. Par exemple, Rose (26) a avancé le fait que les
virus ne peuvent pas s'auto-reproduire parce qu'ils exigent une cellule hôte vivante pour
interpréter leurs messages génétiques. En revanche, Dawkins (6) a pensé que l'autonomie
forte n'était pas nécessaire pour l'auto-reproduction. Ainsi, il a considéré que les différents
gènes et mèmes étaient des systèmes auto-réplicateurs.
La terminologie sémiotique a un contexte anthropomorphique fort. Ainsi, pour
appliquer des notions sémiotiques à d'autres organismes vivants, nous devons enlever
toutes les significations spécifiquement humaines. Ce n'est pas une tâche facile parce que
les mots comme «perception», «action» et «interprétation» se réfèrent la plupart du temps à
notre expérience cognitive interne. En outre, il y a un danger à étendre la signification des
notions sémiotiques trop loin. Par exemple, Deely (7) a pensé que même les systèmes
inertes pouvaient interpréter des signes. Il a considéré une formation en pierre qui prend la
forme d'un os de dinosaure comme un «interprète» de l'os. Dans ce cas, n'importe quelle
interaction physique peut être vue comme une interprétation, et la terminologie sémiotique
devient superflue.
Dans cet article, je passerai en revue des publications qui indiquent l'importance de la
valeur dans la sémiosis. Je crois que la notion de valeur aide à distinguer la sémiosis
d'autres processus. En outre, elle intègre la sémiotique avec la théorie évolutionniste parce
que la valeur représente les adaptations biologiques. La synthèse de la sémiotique avec la
théorie évolutionniste est connue sous le nom de biosémiotique.(13,30)
VALEURS ET AUTO-PRODUCTION
Les économistes mesurent la valeur actuelle d'un investissement comme une somme
de bénéfices (après correction de l’inflation) prévus dans l'avenir. Fisher (11) a noté que la
même méthode pourrait être employée pour mesurer la valeur reproductrice des organismes
dans une population. La valeur reproductrice d'un organisme d'un âge particulier est
égale à sa contribution à la croissance de la population entière. Le taux d'augmentation
de la population est analogue au taux d'inflation dans l'économie. Par exemple, les oeufs ont
une valeur reproductrice plus basse que les adultes se reproduisant, parce qu'un adulte peut
produire de nombreux oeufs dans peu de temps, tandis que cela prend un bon moment à un
oeuf pour atteindre l’âge adulte, et les oeufs ne survivront pas tous jusqu’à l'étape d'adulte.
Dans un modèle linéaire de croissance de la population, la valeur reproductrice des
organismes est égale au vecteur propre gauche de la matrice qui décrit la dynamique de la
population. Par exemple, dans le modèle de Leslie (19), l'état d'une population est
caractérisée par le vecteur de la distribution d'âge xt, qui montre le nombre d'organismes
dans chaque catégorie d'âge au temps t. La dynamique de population est décrite par
l’équation
xt +1 = A xt (1)
A est la matrice de Leslie (fig. 1), le vecteur des valeurs reproductrices, v est le vecteur
propre gauche de la matrice A. Les organismes nouveau-nés ont une valeur reproductrice =
1 (fig. 1). En allant vers la maturité, leur valeur reproductrice augmente à 2.97, puis
diminuent à 0.77 dans la catégorie d'âge la plus âgée. Le vecteur v satisfait l'équation
ATv = v (2)
AT est la matrice transposée A, et est la plus grande valeur propre réelle, qui est le taux
d'augmentation de population ( = 1.293 pour la matrice dans fig. 1). Le calcul des valeurs
reproductrices dans les systèmes non linéaires est plus compliqué parce que ces systèmes
peuvent avoir des cycles-limite ou bien une dynamique chaotique *.
SCHÉMA 1. Une matrice A de Leslie et le vecteur des valeurs reproductrices v.
L'auto-production peut être définie comme n'importe quel processus par lequel un
système augmente sa valeur. Par exemple, le développement d'un organisme de l'oeuf à
l'adulte est une auto-production parce que la valeur reproductrice des adultes est plus haute
que celle des oeufs. Après avoir pondu un oeuf, la valeur reproductrice de la femelle adulte
diminue, mais la somme des valeurs de l’oeuf et de la femelle est plus grande que la valeur
de la femelle avant la ponte. Un oeuf est une partie du Soi de la femelle, et la production d'un
oeuf est un cas particulier d'auto-production. Des processus qui diminuent la valeur des
organismes sont habituellement considérés «externes», «involontaires», ou «aléatoires». Ils
incluent la mortalité due à divers facteurs (par exemple, les ennemis naturels, les fluctuations
climatiques), les mutations délétères, etc.
Les valeurs existent relativement pour une espèce particulière (10), qui se compose
d'un ou plusieurs composants avec des fréquences relatives stables. Smith (34) les appelle
des «espèces virtuelles». Chaque espèce a une valeur propre réelle spécifique (équation
2). Si une espèce change dans l'évolution, ses valeurs reproductrices changent. Par
exemple, si un organisme développe une protection efficace contre ses ennemis naturels,
alors la valeur relative d’un œuf augmente parce que cet oeuf obtient de plus grandes
chances de survivre à l'étape d'adulte. À mesure que la valeur d'un oeuf augmente, il devient
salutaire que le parent investisse des ressources supplémentaires dans un oeuf simple.
Bien que les espèces soient discrètes, elles ne sont pas isolées des autres systèmes.
Je suis en désaccord avec Rose(26), qui ne considère pas les virus, les gènes, et les
mèmes comme des systèmes auto-reproducteurs parce qu'ils exigent une interprétation
externe. Rose n'a pas noté que la signification d'un génome viral est différente pour le virus
et pour la cellule hôte (ils appartiennent à des espèces différentes). Donc le virus n'emploie
pas une cellule comme un interprète externe. Disons plutôt qu’ il s'interprète en
employant des ressources des cellules. En fait, la cellule interprète mal le virus parce
qu'elle le considère comme une partie de son propre génome. (ce qu’ Hoffmeyer nomme une
«tromperie évolutionnaire»)
Une erreur commune de la théorie évolutionniste est de considérer la santé () (ou
l’aptitude, l’adaptabilité) comme une mesure objective (observateur-indépendante) de
l'adaptation. Des mesures peuvent être estimées pour n'importe quel modèle donné de
dynamique de système, donnant une illusion d’objectivité. Mais la subjectivité est cachée
dans l’étape initiale de la construction du modèle. Il peut se produire que dans quelques
situations, les animaux se comportent différemment de ce qu’a supposé le modèle. Si nous
modifions le modèle pour l’adapter à leur comportement, alors toutes les valeurs de la
matrice changeront (souvent considérablement). La mort peut sembler inévitable dans
quelques situations, selon nos connaissances actuelles. Mais dans un sens plus large, la
mort est facultative ; elle résulte de l'incapacité d'un organisme à résoudre ses problèmes
vitaux. Ainsi, l’adaptabilité montre à quel point un animal est doué en résolvant ses
problèmes. Elle est aussi subjective qu'une mesure de Q.I.. D'une manière générale, toute
la connaissance humaine est subjective parce qu'elle est exprimée dans un langage
qui représente l'histoire d'une expérience humaine. Nous sommes confiants dans notre
langage non pas parce qu'il est vrai mais parce qu'il a été utile dans le passé
(constructivisme pragmatique).
Nous pouvons mesurer l’adaptabilité et les valeurs reproductrices en utilisant notre
modèle du comportement et de la physiologie des animaux. Mais un animal a son propre
modèle de son comportement. Naturellement, les animaux ne sont pas assez futés pour
résoudre l'équation 2, ils n’ont qu’un système de valeurs qui est basé sur l'instinct ou
l'apprentissage. En d'autres termes, les animaux peuvent distinguer le bon du mauvais, et
ont même une échelle de qualité. Il s'avère que si cette échelle des valeurs est conforme à la
dynamique du système (les changements de valeur évoluent proportionnellement avec le
temps), alors l’échelle bon/mauvais de l'animal est égale aux valeurs reproductrices. Mais les
animaux ne sont pas aussi bons pour distinguer les situations comme le font les humains. Ils
mettent souvent de bonnes et mauvaises situations dans une catégorie et les évaluent
ensemble (par exemple, les oiseaux ne distinguent pas les mouches qui ressemblent à des
guêpes des guêpes).
Les humains aussi attribuent rarement des valeurs en utilisant l'équation 2. La plupart
du temps, nous employons notre instinct, notre intuition, et l’expérience précédente en
attribuant des valeurs. Mais chaque système de valeurs (s'il est conformé à la dynamique)
correspond à un espèce spécifique qui caractérise des buts de la vie. Les gens peuvent voir
la signification de leur existence dans la survie et la reproduction biologique, la croissance du
capital, la diffusion de leurs idées, etc... Les valeurs humaines correspondent à une espèce
que les gens choisissent.
L'auto-reproduction est un cas particulier d'auto-production. Sharov(29) afini les
systèmes auto-reproductibles (SRS) en employant le formalisme des réseaux de Pétri. Un
réseau de Pétri a deux genres de composants : les places et les transitions. Une place est
interprétée comme une classe d’objets identiques ou comme état d'un objet. Les transitions
sont des processus qui soit changent l'état des objets, soit décrivent les interactions. Les
flèches relient les places et les transitions (fig. 2). Chaque place peut avoir plusieurs
marques. Une marque est interprétée comme objet dans un état particulier. Si un objet
change d’état, alors la marque est déplacée d'une place à l'autre. Si une transition est
exécutée, alors les marques sont prises de ces places à partir desquelles les flèches mènent
à cette transition, et elles sont ajoutées aux places d’où les flèches proviennent par la
transition. Le nombre total de marques peut augmenter ou diminuer après que la transition
soit exécutée. Sharov (29) a défini un potentiel SRS comme sous-ensemble de places pour
lesquelles il y a un ordre des transitions internes (une transition est interne si au moins une
flèche va vers le sous-ensemble d'objets et une flèche part de ce sous-ensemble) qui
augmente le nombre de marques de tous les endroits de ce sous-ensemble. Par exemple,
l'ensemble des places {x, y} dans la fig. 2 est un potentiel SRS parce que l'ordre des
augmentations des transitions 1, 2, 1, 1, et 2 augmente le nombre de marques des places X
et y. Sharov(29) a prouvé que n'importe quel potentiel SRS peut devenir un SRS réel dans
un certain environnement favorable (par exemple, avec les ressources suffisantes). Il a
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