1 La réception des Philosophical Essays en France : Métaphysique, science et méthode (draft) ___________________ Michel MALHERBE (Université de Nantes) Introduction. Permettez-moi de commencer, à la manière de Hume dans ses essais, par deux observations préalables dont, je crois, il aurait été content : 1) Les voies de la réception et de la tradition d’une œuvre sont toujours singulières. Qui peut prévoir le destin d’une idée, d’une thèse, d’un argument, même fondateur ? Il suffit parfois d’une rencontre, d’une conversation, d’un échange épistolaire, d’une bonne traduction, d’une demande institutionnelle, pour en détourner le cours. Comme le dit Hume lui-même, il est plus difficile de distinguer des régularités dans l’histoire des Lettres et des Sciences que dans l’histoire civile et politique ; et toute explication historique doit laisser sa place au hasard. 2) La diffusion des œuvres au XVIII° siècle était publique, je veux dire : elle n’était aucunement réservée à une élite universitaire soucieuse d’exactitude historique ou de rigueur argumentative. Nous avons aujourd’hui rangé les livres des philosophes dans le musée de l’histoire ou leurs arguments dans cet autre musée qu’est celui des paradigmes. Or, nous pouvons envisager un tout autre mode de réception et de conservation d’une œuvre : outre le plaisir de la lire quand elle est bien écrite, et de s’instruire, quand elle est informée et avisée, l’on peut en faire un usage, la changer en un instrument. Et c’est dans cet esprit de l’usage d’une œuvre que je voudrais développer mon propos. Je voudrais m’arrêter à cette idée de l’instrumentalisation d’une œuvre. Mais il me faut d’abord écarter une objection, celle qui consiste à dire que l’usage fait par un autre de l’œuvre d’un philosophe ne nous instruit que de l’histoire de l’œuvre et non de son contenu philosophique. En effet, dira-t-on, les intentions de ceux qui font usage sont étrangères 2 à l’œuvre du philosophe ; le rapport de l’œuvre à son usage n’est que de simple causalité, et un tel rapport est soumis aux circonstances. A cette objection, je puis répondre deux choses : 1) à tout le moins faut-il que l’œuvre présente un certain intérêt pour celui qui se propose d’en faire usage, cet intérêt fût-il d’opportunité dans le contexte philosophique ou idéologique donné. 2) cet intérêt doit être motivé par une certaine qualité de l’œuvre, qualité assez reçue pour être considérée comme manifeste. Cette qualité n’est pas un objet d’interprétation ou ce qu’un commentaire strict permettrait d’exhumer ; elle est apparente ; de même qu’un outil est employé pour sa propriété manifeste, qu’on ne discute pas. Ceci posé, j’en viens à mon objet : L’œuvre de Hume à considérer : les Philosophical Essays (An Enquiry concerning Human Understanding). La qualité retenue de l’œuvre : le scepticisme attaché à la doctrine humienne de la causalité1. L’usage : à titre exemplaire, je retiendrai deux emplois qui sont faits de cette doctrine sceptique et critique de la causalité, l’un par G. J. Holland et le Père Bergier pour appuyer leurs réfutations du Système de la nature de d’Holbach ; l’autre, par Paul-Joseph Barthez, dans ses Nouveaux éléments de la science de l’homme (Montepellier 1778 ; 2ème édition en 1806). Je justifierai progressivement ce double choix. Pour mieux marquer cette réception utilitaire, j’évoquerai d’abord la seule réception proprement critique qui ait été faite des Philosophical Essays, non pas à Paris, mais à Berlin, au sein de l’Académie de Prusse. Mais au préalable il me faut procéder à un bref rappel historique. En conclusion, je reviendrai sur le point plus général de savoir si une réception instrumentalisante peut être considérée comme une réception philosophique et si, en conséquence, l’auteur d’une œuvre peut être considéré comme étant responsable de l’usage qui est ensuite fait par d’autres de cette œuvre. 1 Il est très certain que depuis toujours les arguments du scepticisme ont été employés à des fins diverses. En ce sens, le scepticisme de Hume ne déroge pas à la règle. Mais étant attaché à la doctrine de la causalité, il offre des ressources nouvelles qui dépassent le simple jeu de la critique ou de la dialectique. 3 I. Quelques données historiques2. 1739-1741 : réception remarquable, mais sans lendemain, du Treatise of Human Nature, dans trois journaux publiés en Hollande et principalement animés par des émigrés français appartenant à l’Eglise Réformée. 1741-1752 : si l’on met de côté l’échange de Hume avec Montesquieu, entre la première réception du Treatise et la parution des Political Discourses, aucune recension d’importance (à ma connaissance !) n’est donnée des ouvrages de Hume parus entre temps. Les Essays Moral and Political sont ignorés (L. Bongie a montré que la censure royale avait refusé une traduction des Essays présentée par le libraire Lambert en 1751). Le premier texte de Hume traduit apparaît en 1751 dans un petit journal qui ne vécut pas longtemps, Le petit réservoir : il s’agit de l’essai « Of Polygamy and Divorce ». Quant aux Philosophical Essays, ils sont annoncés dans les ‘nouvelles littéraires’ de la Bibliothèque raisonnée, qui vit encore, mais avec un très bref commentaire, il est vrai intéressant pour la suite de notre propos : « Est-ce badinage ou enthousiasme ? Peut-être l’un et l’autre ; et quiconque examine de près un déiste, découvre qu’il a commencé ou du moins qu’il finira par être fanatique »3. En 1752 : le même journal donne un bref résumé de l’Enquiry concerning the Principles of Morals ((Bibliothèque raisonnée, XLVII, 1752, 229-32). Toutefois, à partir de 1751, le Journal Britannique, nouvellement créé, qui s’est donné pour mission d’informer les lecteurs français sur toutes les publications nouvelles qui paraissent en Angleterre, annonce très rapidement la parution des Political Discourses et de l’Enquiry concerning the principles of Morals4. Le journal fait référence à la réputation de scepticisme déjà établie de notre philosophe, lequel se montrerait plus positif dans ses essais sur l’économie. Des extraits sont donnés, dans des numéros suivants. En 1754, dès son premier numéro, le Journal étranger, annonce la seconde (la troisième ?) édition des Political Discourses. En 1754 apparaissent, presque simultanément, deux traductions des Political Discourses, l’une par Eleazar de Mauvillon dont Hume n’a pas de connaissance immédiate, et l’autre par l’abbé Le Blanc qui lui en envoie une copie. Une correspondance s’ensuit entre les deux hommes. Ce sont ces traductions qui vont faire la célébrité de Hume en France, avant que cette célébrité ne prenne une dimension exceptionnelle avec la traduction de L’histoire d’Angleterre. Ces données historiques sont extraites d’une étude assez longue que j’ai faite, ‘Hume’s reception in France’, à paraître dans un collectif consacré à la réception de Hume en Europe, sous la direction de Peter Jones. Je me borne ici aux informations utiles à mon propos. 3 Bibliothèque raisonnée, XL, 1748, 474. 4 Journal britannique, VII, 1752, 225-31. 2 4 Le Blanc déprécie la traduction de Mauvillon auprès de Hume (alors que Grimm dans sa Correspondance littéraire5 fait l’inverse) et tente de s’instituer traducteur ‘officiel’ du philosophe écossais. Mais la traduction de Mauvillon est recensée dans la Nouvelle bibliothèque germanique par Samuel Formey avec assez de détail6, tandis que l’Année littéraire, recensant la traduction de Le Blanc, donne un sommaire assez objectif des douze discours et confirme la réputation de Hume : « Monsieur Hume est sans contredit un homme de génie, mais un peu sceptique »7. Etc. Il n’est pas nécessaire de poursuivre ici le détail du considérable succès des Political Discourses. On notera que dans les années 1755 les Philosophical Essays sont encore quasi inconnus. Nous avons dit que la Bibliothèque raisonnée en avait annoncé la parution dans son numéro d’avril-juin 1748. La mention suivante qui en est faite est indirecte : en 1752 le Journal britannique recense le livre de William Adams sur les miracles, An Essay on Mr. Hume’s Essay on Miracles, et à l’occasion résume rapidement cet essai. La Bibliothèque des Sciences et des Beaux Arts fait de même, en recensant le livre de John Leland, a View of the principal deisticcal Writers that have appeared in England, dont les quatre premières lettres étaient consacrées à la critique des essais 4 et 5, 11 et 10 des Philosophical Essays. Le journal, animé par des protestants à la Haye, se livre à une critique virulente de la doctrine humienne, laquelle est censée mettre en danger la religion. Cette discrétion peut se comprendre pour deux raisons : il n’en existe pas encore de traduction et peu de libraires sont prêts à affronter la censure sur un texte aussi explosif. Hume, pour sa part, avait répondu très favorablement au projet de Le Blanc de traduire l’ensemble de ses œuvres. Mais la chose ne se fit pas pour diverses raisons et il faut attendre les années 17581760 pour qu’une traduction des Œuvres philosophiques de Mr. David Hume paraisse enfin à Amsterdam, les Essais philosophiques occupant les deux premiers volumes de la collection (1758). La chose s’est faite de la manière suivante. Le Blanc avait envoyé un exemplaire de sa traduction à Maupertuis, qui était alors le président de l’Académie de Berlin ; lequel Maupertuis accuse réception de l’ouvrage avec enthousiasme8. Sans doute à son initiative, le jeune JeanBernard Mérian écrit un précis des Philosophical Essays, précis qui fut publié par Formey, sous forme d’extraits, dans les deux volumes des Mélanges littéraires et philosophiques9. Le même Formey au début du premier extrait mentionne la traduction allemande (1755) préfacée par 5 Grimm, août 1754, ( ed. Tourneux II) 478. 6 Nouvelle bibliothèque germanique, XV, 1754, 410-435. L’Année littéraire, 1754, V, 73-97. 7 8 9 Cf. Letters of David Hume, I, 225-7. Voir volume I, (1755), article VI, 49-78 et article XVI, 180-203. 5 Sulzer et dont il fait ensuite la recension dans la Nouvelle bibliothèque germanique. C’est d’ailleurs plus qu’une recension, puisque les numéros suivants du journal donneront extraits après extraits (près de 120 pages au total !)10. Lorsque, enfin, la traduction, excellente (Formey a revu le français de Mérian), paraît en 1758 (elle avait été annoncée prudemment quelques mois auparavant), elle est précédée d’une longue introduction, incorporant, à titre de précaution, des passages tirés de l’ouvrage de John Leland11 et elle est annotée par Formey.. Récapitulons quelques traits de ce bref exposé : 1) Les Philosophical Essays ne furent guère connus avant d’être traduits ; et cette traduction fut faite assez tardivement, c’est-à-dire dix ans après l’édition originale, alors que la réputation de Hume en France était déjà établie, sans être encore à son apogée ; 2) La réputation de Hume comme étant un philosophe sceptique (le Treatise restant ignoré et les Political Discourses ne pouvant prêter par eux-mêmes à une telle appréciation) a précédé la connaissance des textes ; 3) Cette réputation n’empêche pas une excellente réception (que j’ai analysée ailleurs) des contenus positifs des Political Discourses, qui entraîneront dans leur sillage le succès après coup des Essays Moral and Political ; avant que la traduction de L’Histoire d’Angleterre ne consacre le philosophe écossais comme philosophe impartial. II. La réception du scepticisme humien par les philosophes Ainsi, la traduction des Philosophical Essays est-elle tardive et elle est faite à un moment où la notoriété de Hume en France est assez grande pour que, avec quelques précautions, l’ouvrage puisse passer la barrière de la censure. On pourrait attendre que, ayant passé ce cap, le texte ait attiré l’attention des philosophes, de ces philosophes qui allaient devenir les plus proches amis du bon David, lors de son séjour à Paris, à partir de 1763. Or il n’en est rien. Laurence Bongie12 avait attiré l’attention sur ce paradoxe qu’on ne peut que confirmer. Quelques observations suffiront sur ce point. 10 Nouvelle bibliothèque germanique, XIX, 1756, 78-109, 311-333; XX, 1757, 57-87, 268-298; XXI, 1757, 65-81. Malgré toutes ces précautions, et la démarche du libraire Schneider auprès de Malesherbes, l’ouvrage n’obtint pas la permission et fut mis au catalogue des livres prohibés ; il obtint même d’être mis au pilon de la Bastille, ce qui fut une excellente publicité. 12 L. Bongie, “Hume, ‘Philosophe’ and Philosopher in Eighteenth-Century France”, French Studies, XV, 1961, 21311 22. 6 La seule mention intéressante d’une œuvre de Hume qu’on trouve chez Diderot concerne The Natural History of Religion, dans une lettre au Président de Brosses, futur auteur du Culte des dieux fétiches. Même silence chez un d’Alembert. Dans toute l’Encyclopédie, et même en tenant compte de la chronologie, on ne trouve aucune mention de la doctrine humienne de la causalité, y compris dans ses conséquences (les miracles, la providence et un état futur). Diderot est pourtant l’auteur de l’article PYRRHONIENNE OU SCEPTIQUE PHILOSOPHIE (tome XIII, 1765, 608-14). L’article procède à un long exposé (repris de l’Historia critica philosophiæ de Brucker) sur le pyrrhonisme ou le scepticisme antique, suivi d’un examen du scepticisme moderne depuis Francis Sanchez, jusqu’à Bayle. Rien sur Hume. Une seule formule pourrait évoquer le philosophe écossais : « L’homme un et vrai n’aura point deux philosophies, l’une de cabinet et l’autre de société ». Mais le propos reste assez banal. Or, on ne saurait tout imputer à la prudence que le libraire avait imposée aux auteurs, pour que l’Encyclopédie pût reprendre la parution de ses volumes après une interruption de près de huit ans. Quant à l’article CERTITUDE (tome III, 1753), il est trop précoce et, tant pour la partie écrite par Diderot que celle écrite par l’Abbé de Prades, il est encore, si l’on peut dire, pré-humien. Aucune trace d’une relation quelconque entre Condillac et Hume n’a pu être trouvée. Rappelons l’influence dominante que la philosophie de Condillac exerça dès 1750 sur les philosophes, qu’elle fût reprise, corrigée ou contestée. Rappelons aussi que cette influence joua un grand rôle dans la diffusion en France de la philosophie de Locke. On aurait pu attendre sinon une rencontre physique entre Condillac et Hume (Condillac se trouvait à Parme lors du séjour de Hume en France), du moins une rencontre intellectuelle entre les deux philosophies, si proches dans leur démarche analytique, si éloignées dans leurs résultats. La clé de ce silence peut être recherchée dans la réception que Grimm, grand ami de Diderot, donne aux Essais philosophiques dans la Correspondance littéraire13. Grimm, quand il avait recensé la traduction des Political Discourses en 1754, disait déjà de Hume : « Il s’était déjà fait connaître par des ouvrages philosophiques dans lesquels il professait le scepticisme avec beaucoup de hardiesse, lorsqu’il donna ses Discours politiques. Je n’ai qu’un grief contre Mr. Hume, c’est d’aimer trop le paradoxe, ce qui le fait raisonner à tort quelque fois, et d’être jacobite »14. Et il rendait un jugement nuancé : « Malgré le bruit qu’il fait dans sa patrie et la réputation qu’il commence à avoir en France, il ne paraît pas être un homme de la première force… »15. En 1759, l’éloge est plus franc : « David Hume est aujourd’hui un des meilleurs esprits d’Angleterre ; et comme les philosophes appartiennent moins à leurs patrie qu’à l’univers, qu’ils éclairent, on peut compter celui que je viens de nommer dans le petit nombre de Correspondance littéraire, 15 janvier 1759, IV, 69-72 dans l’édition Tourneux. Id., août 1754, II, 478. 15 Id., 1er octobre 1754. 13 14 7 ceux qui par leurs lumières et par leurs travaux ont mérité du genre humain »16. Mais suit une comparaison, souvent citée, entre Diderot et Hume. Tous deux, dit Grimm, sont des philosophes éclairés ; mais « Le philosophe français a l’air d’un homme inspiré, agité par le démon de la lumière et de la vérité… Le philosophe anglais est un sage paisible et aimable qui a l’air de s’occuper de la vérité pour son amusement. On le voit, ce semble, étendu négligemment dans son cabinet à écrire sans soin et sans effort ce qu’une méditation tranquille et une raison pure et dégagée d’erreurs lui laisse entrevoir de vrai. M. Hume est comparable à un ruisseau clair et limpide qui coule toujours également et paisiblement et M. Diderot à un torrent dont l’effort impétueux et rapide renverse tout ce qu’on voudrait opposer sur son passage ». La suite du texte suggère le sens de la comparaison : Diderot n’a de cesse de se porter vers les profondeurs où résident les ressorts de la vie et de la liberté ; tandis que Hume fait de la vérité un plaisir de l’étude ou de la conversation, ce qui ne le mène pas au-delà d’observations solides et utiles. Bref, il ne cherche pas à atteindre les premières causes ni les premiers principes. Et si l’on poursuit l’intention, l’on pourrait dire : Diderot est, en un sens, un sceptique, car jamais il ne se repose dans un dogme, mais son scepticisme est d’investigation ou de méthode ; alors que le scepticisme de Hume est une position philosophique arrêtée, potentiellement dangereuse, mais courtoise et mesurée, trop polie, en quelque sorte, pour importer à ceux qui recherchent la vérité17. Mais regardons de plus près le jugement que porte Grimm sur le contenu même des Essais philosophiques. Dans une note portée au bas du dernier paragraphe de l’Essai VII, où Hume déclarait, au terme de son analyse de la causalité : « I know not, whether the reader will readily apprehend this reasoning. I am afraid, that, should I multiply words about it, or throw it into in a greater variety of lights, it would only become more obscure and intricate », Formey approuvait le philosophe écossais: « Mais notre philosophe aime les subtilités, parce qu’elles conduisent au Pyrrhonisme, qui est son dogme favori ». L’Essay XII ne pouvait donc suffire à imposer le nouveau sens du scepticisme que Hume voulait faire valoir. Or, Grimm amplifie brutalement le propos : « Vous serez médiocrement content, dit-il, des huit premiers Essais qui composent le premier volume [l’édition étant en deux volumes]. M. Hume y est diffus ; il retourne la même 16 Id., 15 janvier 1759, 69. Diderot, dans sa conclusion à l’article PYRRHONIENNE OU SCEPTIQUE PHILOSOPHIE, marque ses réticences envers la tradition sceptique qui, dans les temps modernes, a pour objet de décrier la philosophie, soit au bénéfice de la Révélation, soit pour le plaisir malin d’embarrasser la philosophie. Il est certes bon de ne pas changer ce qui est connu en connaissance parfaite, car il faut encore pouvoir aller du connu à l’inconnu, et le scepticisme a ici son usage. Mais « Lorsque de conséquences 17 en conséquences, j'aurai conduit un homme à quelque proposition évidente, je cesserai de disputer. Je n'écouterai plus celui qui niera l'existence des corps, les règles de la logique, le témoignage des sens, la distinction du vrai & du faux, du bien & du mal, du plaisir & de la peine, du vice & de la vertu, du décent & de l'indécent, du juste & de l'injuste, de l'honnête & du deshonnête. Je tournerai le dos à celui qui cherchera à m'écarter d'une question simple, pour m'embarquer dans des dissertations sur la nature de la matière, sur celle de l'entendement, de la substance, de la pensée, & autres sujets qui n'ont ni rive ni fond ». 8 idée dans tous les sens imaginables ». Même si l’on peut accorder que Hume ne réussit pas tout à fait cette union à laquelle il aspire, entre la philosophie facile et la philosophie abstraite, de sorte qu’il peut paraître trop simple à l’homme d’étude et trop abstrus à l’honnête homme, ce commentaire de Grimm montre qu’il ne perçoit pas l’importance de l’analyse que fait le philosophe écossais de l’inférence causale et qu’il s’impatiente d’un propos qu’il juge trop lâche pour entamer la certitude qu’il a de la solidité de la philosophie expérimentale. Certes, il recommande ensuite chaudement les essais IX à XII, puisqu’il s’agit de faire régner la raison là où ses lumières sont souvent refusées ; mais c’est ainsi manquer entièrement l’unité de l’ouvrage et ne pas voir que la critique des Miracles ou de la Providence est une conséquence directe de l’analyse faite antérieurement des raisonnements de causalité. Ainsi, quand le scepticisme sert le combat des Lumières, Hume est admirable ; quand il conduit à s’interroger sur la raison des Lumières elles-mêmes, Hume est « diffus ». En regard, la réception qui est faite à Berlin de la doctrine humienne de la causalité devient remarquable, d’une part parce qu’elle a lieu, d’autre part parce qu’elle est lucide sur l’enjeu épistémologique et métaphysique. Maupertuis écrivait à Le Blanc, dans une lettre du 30 août 1755 qu’il s’était fait traduire à Berlin les Essais philosophiques de Hume – première traduction qui devint ensuite, nous le disions, le précis de Mérian, avant de se changer en la traduction de 1758. En 1750, Maupertuis avait écrit un Essai de cosmologie où il cherchait une voie métaphysique nouvelle entre, d’une part, le mécanisme de Newton dont il avait épousé la physique dès 1732 dans son Discours sur la figure des astres et qui n’accordait qu’on allât chercher dans la volonté d’un Etre suprême la cause de l’uniformité du mouvement des astres que par l’impuissance où l’on est de donner la cause physique de cette uniformité ; et, d’autre part, le finalisme, si en vogue alors, qui découvrait dans la moindre des organisations vivantes la preuve évidente d’un auteur de la nature. Entre une causalité phénoménale réglée strictement par le calcul mathématique et la débauche causale des « cause-finaliers », Maupertuis pensait trouver dans le « principe du mieux » ou de moindre action (qui devint bientôt l’objet d’une querelle fameuse), un principe permettant de réunir dans un seul modèle explicatif le monde matériel et le monde vivant et d’introduire dans la philosophie naturelle des considérations sur l’ordre même des phénomènes, tout en donnant une preuve recevable de l’existence de Dieu. Cette tentative impliquait une réflexion sur la nature même de la causalité, les newtoniens aussi bien que les cause-finaliers ne tirant argument en faveur de l’existence de Dieu que de ce que tant l’uniformité du monde que l’organisation des êtres vivants eussent été livrées autrement à un mécanisme aveugle (tiré du cartésianisme) ou à un hasard incroyable. Or, tirer du mécanisme la thèse du matérialisme ou s’interroger sur la cause de l’uniformité du monde quand on déclare ne pas connaître l’essence des principes les plus généraux de la nature, c’est être inévitablement amené à s’interroger sur la 9 nature même de la causalité. Maupertuis évoque assurément Malebranche, mais aussi ceux qui en appellent au concept de force (motrice) : concept obscur que l’analogie avec le sentiment que nous avons de nos actions volontaires ne suffit pas à rendre clair : « Cependant, comme nous ne pouvons pas dépouiller entièrement les corps d’une espèce d’influence les uns sur les autres, de quelque nature qu’elle puisse être, nous conserverons, si l’on veut, le nom de force ; mais nous ne le mesurerons que par ses effets apparents ; et nous nous souviendrons toujours que la force motrice, la puissance qu’à un corps en mouvement d’en mouvoir d’autres, n’est qu’un mot inventé pour suppléer à nos connaissances, et qui ne signifie qu’un résultat des phénomènes »18. Il n’est pas utile ici de suivre le raisonnement par lequel Maupertuis, critiquant et les cartésiens et les leibniziens, en vient à poser son principe de moindre action selon lequel « lorsqu’il arrive quelque changement dans la nature, la quantité d’action employée pour ce changement est toujours la plus petite qu’il soit possible »19, un principe qui est valable aussi bien pour les corps durs que pour les corps élastiques. Il suffit de noter que l’auteur pense trouver ainsi à la fois le principe à partir duquel déduire les lois du mouvement et l’empreinte de l’Auteur de la nature. On imagine sans peine combien l’académicien put être intéressé par les Essais 4 et 5 de l’ouvrage de Hume, mais aussi quelle distance il pouvait y avoir entre les deux sortes de réponse, l’une qui livrait les raisonnements de causalité, et donc toute la philosophie naturelle, à l’impossibilité d’en jamais donner un fondement suffisant, et l’autre qui cherchait à résoudre au plus juste l’énigme de l’efficace de la causalité physique en y introduisant un ressort final comme principe d’explication20. Dans son mémoire Examen philosophique de la preuve de l’existence de Dieu employée dans l’Essai de cosmologie (1756), Maupertuis résume ainsi sa position : « Tandis qu’on abuse ainsi des mots de causes et d’effets, et qu’on les place partout, quelques autres philosophes nient toute causalité : les arguments dont se sert pour cela un des plus grands hommes de l’Angleterre [en note : M. Hume] sont assurément des plus ingénieux et des plus subtils : cependant il me semble qu’entre trouver des causes partout et n’en trouver nulle part il est un juste milieu où se trouve le vrai : si c’est refuser à la providence ce qui lui appartient que de nier les causes, c’est nous arroger ce qui ne nous appartient pas que de nous croire toujours capables de les connaître ». Nous avons dit le rôle de Jean Henri Samuel Formey (1711-1797) dans la réception des Philosophical Essays. Ministre et prédicateur de l’Eglise réformée, journaliste recensant et commentant les publications nouvelles, devenu secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences et Belles-Lettres de Prusse, entretenant une correspondance presque universelle, ayant formé le projet d’une encyclopédie, mais renonçant à son entreprise après avoir appris l’existence du Essai de cosmologie, II° partie, 30-31 (in Œuvres, Lyon 1768). Id., 42-43. 20 D’où le commentaire à la fois respectueux et ironique de Hume sur Maupertuis : « I have long been a great admirer of Monsr Maupertuis. He is the only great geometer in the world, who ever was a man of eloquence and fine imagination » (Letters, I, 227). 18 19 10 projet parisien, donnant à Diderot un certain nombre d’articles, surtout de métaphysique, mais polémiquant contre tel ouvrage de Voltaire, de Diderot ou de Rousseau, il occupe une place singulière dans le mouvement des Lumières et ressemble assez à un Bayle par sa culture et ses comportements21. On peut expliquer rapidement son intérêt pour Hume de la manière suivante. Très tôt prédicateur réputé, s’opposant au piétisme, il cherche d’abord à réconcilier la théologie et la philosophie et se fait le défenseur de Wolff dont il travaille à diffuser les idées. Mais il se heurte assez rapidement au rationalisme déterministe de celui-ci et à ce qui, pour un ministre, ne peut apparaître que comme un fatalisme contraire à la doctrine sacrée. Se refusant toutefois à revenir à une position fidéiste, il adopte une sorte d’attitude suspensive concernant ce conflit entre le rationalisme et la Révélation ; et s’il n’est pas question pour lui d’abandonner les valeurs et les devoirs de cette dernière, il se borne désormais à exposer sur un mode critique les divers ouvrages des philosophes (notamment à travers son activité de journaliste) et à en mesurer l’utilité pour le public. A cette pratique de l’exposition critique, les Philosophical Essays de Hume offrent un objet de choix : au fil des Mélanges littéraires et philosophiques, Formey s’efforce, paragraphe après paragraphe, de retracer le raisonnement détaillé de chaque essai et de suggérer la composition graduelle de tout l’ouvrage. Il est évident qu’il ne reste pas insensible aux conséquences sceptiques du rationalisme humien ; mais il est aussi inévitable, puisqu’il en saisit clairement la force, qu’il y voie sous les dehors d’un scepticisme modéré (pour lequel il aurait une certaine sympathie) un franc pyrrhonisme. Avec finesse, il relève que Hume, passant de l’Essai III à l’Essai IV se propose « de guérir le scepticisme par le scepticisme ». Et il répète dans la Nouvelle bibliothèque germanique l’observation : « Guérir le scepticisme par le scepticisme n’est pas un remède aussi efficace que d’écraser le scorpion sur sa morsure ». Comme Maupertuis, il n’est pas hostile au raisonnement de Hume sur la causalité, mais il en refuse les applications et, tant dans les numéros de la Nouvelle bibliothèque germanique que dans les notes de commentaire introduites dans la traduction de 1758, il conteste les conclusions du philosophe sur les miracles et la providence. D’où un certain embarras : Formey marque très clairement le contraste entre le positivisme tranchant des Essais VIII à XII et l’esprit d’examen des Essais IV à VII, de sorte que, dans son commentaire de l’essai VIII sur la nécessité et la liberté il déclare : « Le premier défaut de M. Hume est donc que l’auteur y tombe en contradiction avec lui-même en admettant dans la nature une régularité et une nécessité qu’il avait rejetées jusqu’ici ». Mais il ne va pas jusqu’à reconnaître que, de l’examen sceptique des raisonnements de causalité dans les premiers essais on puisse légitimement tirer dans les derniers un positivisme critique, ravageur dans ses conclusions. D’où cet éloge contrasté : 21 Pour plus de détail sur la biographie intellectuelle de Formey, voir Jens Häseler, « Samuel Formey, pasteur huguenot entre Lumières françaises et Aufklärung », Dix-huitième siècle, 2002, XXXIV, 239-247. Nous reprenons son analyse. 11 « Monsieur Hume est un de ces génies rares qui savent se frayer de nouvelles routes, et qui laissent des sillons lumineux dans tous les endroits où ils ont passé… Nous allons considérer en lui le métaphysicien le plus subtil, le plus hardi, et peut-être le plus singulier qui ait paru depuis le renouvellement de la philosophie » ; mais aussi : « M. Hume est le philosophe anglais du siècle, et ressemble un peu au siècle: génie vif et profond,… Mais malgré l’exactitude apparente de son analyse, il s’en faut qu’il ait toujours autant de précision qu’il en affecte, il aime les paradoxes et se met moins en peine de lier les parties de l’édifice philosophique qu’il construit que de leur donner des dehors imposants… ». III. Premier usage du scepticisme : le combat contre le matérialisme. Laurence Bongie, dans son article déjà cité, « Hume, ‘Philosophe’ and Philosopher in Eighteenth-Century France’ », avait relevé, avec son érudition habituelle que, si l’épistémologie lockienne et condillacienne fournissait aux philosophes une base sur laquelle bâtir le rationalisme des Lumières et à laquelle ils n’étaient pas prêts à renoncer, leurs adversaires comprirent rapidement le bénéfice qu’ils pouvaient tirer d’une critique sceptique des raisonnements de causalité. A titre exemplaire, arrêtons-nous sur les réfutations qui furent opposées au Système de la nature de d’Holbach, très rapidement après la parution de l’ouvrage en 1770. Et commençons par l’un de leurs adversaires les plus constants, l’abbé Bergier22. Bergier a lu Hume23. Déjà, dans l’Apologie de la religion chrétienne, on observe une certaine ambiguïté de sa part. D’un côté, le philosophe écossais est compté parmi ces auteurs qui s’attaquent maintenant directement à la religion chrétienne (alors que le déisme se bornait (hypocritement) à déclarer que le Christianisme était la religion la plus sage, la plus pure, la plus utile, quand on le réduit réduite à la morale, sans qu’il soit besoin des miracles). Et les Essais philosophiques sur l’entendement humain enseignent le « scepticisme universel ». A l’instar de l’auteur du Christianisme dévoilé qui affirme que « un fait surnaturel demande pour être cru, des témoignages plus forts qu’un fait qui n’a rien contre la vraisemblance »24, Hume est de ceux qui L’abbé Bergier s’efforce de réfuter ses adversaires en commentant leurs ouvrages chapitre par chapitre. C’est le Déisme réfuté par lui-même ou examen des divers principes d’incrédulité répandus dans les ouvrages de M. Rousseau ; c’est l’Apologie de la religion chrétienne, contre l’auteur du Christianisme dévoilé [de d’Holbach] et quelques autres critiques (1769) ; c’est l’Examen du matérialisme ou réfutation du système de la nature [de d’Hobach] (1771), etc. Accoutumé à citer les Ecritures et les Pères, Bergier fait de même avec ses adversaires : les citations et les références abondent, de sorte que l’on peut apprécier sa vaste culture, même si elle est largement polémique. 23 Il renvoie souvent aux Essais philosophiques, mais aussi à l’Histoire de la maison des Stuarts et à l’Histoire de la maison des Tudors. 24 D’Holbach, Le christianisme dévoilé, paru sous un nom d’emprunt, 1ère édition en 1767 (nous citions dans l’édition de 1776), p. 68. Il est évident que d’Holbach s’inspire des Essais philosophiques, notamment à propos des miracles : « L’existence d’un homme, d’un Général d’armée, d’un héros, n’est pas incroyable ; il n’en est pas de même d’un miracle… Un miracle est une chose impossible ; Dieu ne 22 12 voudrait nous faire croire que « il n’est dans l’univers de témoins dignes de foi que les incrédules et les athées »25. Mais de l’autre côté, si Hume est bien dans le camp des philosophes, sa critique sceptique offre des ressources à ceux qui les combattent. Lorsqu’il aborde les mystères sacrés de la religion, Bergier cite à son avantage ce que Hume dit de la divisibilité à l’infini dans le 12ème Essai : « Jamais, dit l’un d’entre eux, jamais prêtre dans l’intention d’apprivoiser et de subjuguer notre raison rebelle n’inventa de dogmes qui choque davantage le sens commun, que le fait la doctrine d’une étendue divisible à l’infini, avec toutes ses conséquences, telles que les géomètres et les métaphysiciens les étalent si pompeusement et avec une espèce de triomphe ». Ainsi « les philosophes conviennent que l’on peut démontrer par la lumière naturelle des vérités incompréhensibles qui nous paraissent absurdes et que nous ne pouvons raisonnablement refuser d’admettre ». Cette stratégie prend toute sa dimension dans l’Examen du matérialisme. On pourrait n’y voir qu’une de ces habiletés apologétiques dont les savants Pères étaient coutumiers. Mais la nature même de la discussion et le fait que Bergier en appelle là à l’analyse humienne de la causalité, donne un grand intérêt à l’emprunt. L’intention de l’auteur du Système de la nature (1770) était d’établir que l’homme est l’ouvrage de la nature et que ses idées et ses devoirs, son bonheur même, demandent qu’il ne cherche pas à sortir de la sphère qui est la sienne. A cette fin, d’Holbach prétend fonder l’anthropologie et la morale sur une physique matérialiste. Mais tirer du mécanisme la thèse du matérialisme n’est pas si aisé et il ne suffit pas de mettre entre parenthèse le Dieu de Descartes. En effet, le mécanisme, tel qu’on le trouve chez les cartésiens ou chez les newtoniens, n’est qu’une physique abstraite ; pour passer au matérialisme, il faut, d’une part, établir que le mouvement est l’essence de la matière ; d’autre part, pouvoir placer sous les principes les plus généraux de la nature à la fois les phénomènes mécaniques, les phénomènes vivants et les phénomènes moraux. Le premier point est déjà délicat : Descartes disait bien que l’étendue est l’essence des corps, mais il suspendait la conservation de la quantité de mouvement à la volonté du Créateur. Le deuxième point est un véritable défi (déjà relevé par Maupertuis) et pour y répondre il faut introduire l’idée de l’hétérogénéité de la matière (sans rien ruiner du mécanisme). C’est pourquoi, l’on prendra la matière dans sa diversité distinctive et quasi phénoménale, pour la regarder « comme un genre d’êtres, dont tous les individus divers, quoiqu’ils eussent quelques propriétés communes, telles que l’étendue, la divisibilité, la figure, serait point immuable, s’il changeait l’ordre de la nature » (p. 69-70). Un miracle est un effet contraire aux lois constantes de la nature ; par conséquent, Dieu lui-même, sans blesser sa sagesse, ne peut faire de miracles. Un homme sage qui verrait un miracle serait en droit de douter s’il a bien vu ; il devrait examiner si l’effet extraordinaire, qu’il ne comprend pas, n’est pas dû à quelque cause naturelle, dont il ignore la manière d’agir. Par ailleurs, le plan de l’ouvrage n’est pas sans rappeler The Natural History of Religion. 25 Id. ibid,, Bergier renvoie aux Œuvres philosophiques, t. 2 p. 238, 240. 13 etc. ne devaient cependant point être rangés sous une même classe ; ni être compris sous une même dénomination » (chap. III). Certes, « c’est par le mouvement que tout ce qui existe se produit, s’altère, s’accroît et se détruit » ; certes, tout dans la vie (et même la volonté de l’homme) a son origine dans le mouvement ; mais les mouvements des êtres « sont toujours des suites nécessaires de leurs essences ou des propriétés qui les constituent, et de celles des causes dont ils éprouvent l’action » (chap. II). A l’idée de l’action mécanique, il faut donc joindre celle que chaque être suit des lois qui dépendent de sa propre essence, de sa propre énergie. De sorte que, d’une manière générale, il faut comprendre le mouvement comme un effort (nisus) dont le déplacement dans l’espace est l’effet et qui se change alors en force vive (ou impetus). Ce n’est pas le lieu d’examiner ici comment d’Holbach accommode ce fond très syncrétique (hobbien et spinoziste en un sens, chimiste en un autre, stahlien en un troisième) avec les lois de la physique newtonienne, mais retenons ceci : la force d’inertie de Newton devient l’effort de conservation de chaque être, mobilisant à cette fin toutes ses énergies (ou « gravitation sur soi ») ; les forces d’attraction et de répulsion sont autant des forces de sympathie et d’antipathie, d’affinités ou de rapports. Au total, on perçoit le double souci de d’Holbach : énoncer des principes qui répondent à tous les phénomènes de la nature, mécaniques, chimiques, vivants, moraux ; et éviter absolument toute question cosmogonique qui reconduirait à l’arbitraire d’une volonté supérieure (où l’on irait ensuite chercher les fondements de la morale). Toute cause produit un effet ; toute impulsion est suivie de quelque mouvement ; tout mouvement se communique ; toute impulsion est elle-même l’effet d’un mouvement. Ainsi tout est nécessaire, par mouvement de masse et par mouvement interne, par une causalité qui est universelle mais qui est aussi propre à chaque être. A la nécessité du mouvement communiqué, s’ajoute la nécessité des propriétés de chaque être. « La nécessité est la liaison infaillible et constante des causes avec leurs effets… Pour peu que nous réfléchissions, nous serons donc forcés de reconnaître que tout ce que nous voyons est nécessaire, ou ne peut être autrement qu’il n’est » (chap. IV). Dans sa critique du Système de la nature qu’il reprend chapitre par chapitre, l’Abbé Bergier défend la thèse la plus traditionnelle : ou la matière se meut d’elle-même et il faut céder au matérialisme, ou elle est inerte et passive et il faut une cause à son mouvement, le mouvement et le repos n’étant que des accidents de la matière (p. 12, dans l’édition de 1771, en 2 volumes). Mais il a aussi l’intelligence de percevoir comment d’Holbach s’efforce de compléter, par sa doctrine de la matière hétérogène, un matérialisme purement mécaniste, qui laisserait en suspens la question de la cause du mouvement. Et ses arguments ne manquent pas leur cible : d’Holbach est condamné à ne poser entre les êtres que des différences accidentelles (et dans un pur mécanisme, elles ne consistent que dans des différences d’arrangement ou de situation (p. 61)) ou à accorder à chaque être une spontanéité, laquelle suppose bien davantage que la simple matière. Le concept d’hétérogénéité de la matière est inconsistant. L’Abbé n’a pas non plus de peine à mettre Newton de son côté, en énonçant les trois lois du mouvement (p. 68-70), en 14 rappelant que pour l’auteur des Principia l’essence de la gravitation ou de l’attraction reste inconnue et en ironisant sur la singulière conception que d’Holbach entretient de la force d’inertie ou de « la gravitation sur soi » ! Avouons donc, conclut-il, que l’homme ne peut percer le voile de la nature et découvrir les principes de la création. « Dès que l’on veut remonter aux premiers principes, former un plan général, développer la nature entière, les philosophes retombent dans leur première enfance ». Il n’y a donc dans la nature que des effets ou que des causes qui sont déjà des effets. Il n’y a dans la nature que des êtres contingents, soumis à une nécessité de conséquence qui est sans valeur absolue. C’est pourquoi, ajoute Bergier, parmi les philosophes eux-mêmes, « d’autres philosophes, qui voulaient établir le scepticisme, ont raisonné bien différemment. Au lieu de découvrir la moindre apparence de nécessité dans l’état présent des choses, il n ‘y ont pas seulement vu de la certitude, mais tout au plus de la probabilité »26. Suit une longue paraphrase des Essais IV et V de Hume qui détaille avec lucidité l’ensemble du raisonnement de Hume. Nous citons : 1) « Il est vrai que jusqu'à présent nous avons vu ce phénomène [d’un boule communiquant son mouvement à une autre qui est au repos] arriver, mais il n’y a aucune raison d’où nous puissions conclure évidemment qu’il arrivera toujours de même. Le contraire est très possible, très concevable ; et ne renferme aucune contradiction. La liaison de ce phénomène avec la rencontre des deux boules n’est point aperçue par une évidence intuitive, et ne peut se démontrer par aucun argument a priori » (p. 87). 2) « En vain prétendez-vous avoir étudié la nature des causes dans le livre de l’Expérience ; qu’y avez-vous appris ? Que tel effet arrive ordinairement à la suite de telle ou telle circonstance ; mais il ne répugne en aucune façon que ce cours ordinaire des choses soit changé » (p. 88). 3) « De même, après avoir observé la coexistence constante de la chaleur avec la flamme, nous avons conclu que la première était l’effet de la seconde ; mais avons-nous découvert le rapport intime ou la liaison nécessaire qu’il y a entre l’une et l’autre ? Tout ce que nos recherches les plus profondes nous découvrent sur ce point, c’est un événement à la suite d’un autre événement » (id.). Bergier s’appuie donc sur Hume pour rejeter toute nécessité physique. 4) « De là ces philosophes concluent qu’il n’est rien de plus obscur ni de plus incertain dans la métaphysique, que les idées de causalité, de pouvoir, de force, d’énergie ou de liaison nécessaire. Les idées de nécessité et de cause dérivent uniquement, disent-ils, de l’uniformité que nous voyons dans les œuvres de la nature, de l’union constante ou de la coexistence de telles qualités sensibles des corps avec tels phénomènes, et de l’habitude où nous sommes d’inférer l’existence des uns de l’existences des autres ; C’est donc uniquement sur ces deux Bergier se réfère aux Oeuvres philosophiques de Hume, t. 2, 4ème essai et suivants ; à l’article CERTITUDE de l’Encyclopédie et à l’ouvrage d’Helvétius, De l’esprit (I, 1, 1). 26 15 circonstances que se fonde toute la nécessité que nous attribuons à la nature, et sans elle nous n’en aurions pas la moindre notion. Mais cette uniformité et cette habitude ne formeront jamais une démonstration » (p. 89). Ainsi, dans ces quelques pages, Bergier prend le temps d’analyser la doctrine de Hume avec une attention qu’on ne trouve que chez Formey. Ce n’est pas dire pour autant qu’il en épouse le scepticisme en vue de développer un propos fidéiste. Sa stratégie reste classiquement apologétique : « Quand nous avons comparé ces deux manières de raisonner, ne sommes-nous pas bien instruits ? L’un nous crie que tout est nécessaire ; l’autre soutient que rien ne l’est ; auquel donnerons-nous la préférence ? Ni à l’un ni à l’autre ; tous deux ont également tort. Rien n’est absolument nécessaire que Dieu : ce qu’il a fait est nécessaire, parce qu’il a voulu que la nature des choses fût constante et immuable ; elle ne change point, à moins qu’il ne la change lui-même » (p. 89-90). Hume sert donc de machine de guerre ; l’opposition où tombent entre eux les philosophes est développée pour manifester qu’on ne peut pénétrer les secrets de la nature et que l’unique réponse est d’en appeler (rationnellement) à une cause première. La trace de Hume dans les Réflexions philosophiques sur le Système de la nature (1772) de Holland est moins manifeste, du moins elle n’est pas explicite. Et il n’est pas impossible de penser que les arguments humiens commencent d’appartenir au stock qui alimente ce sujet de polémique. Les critiques portées par l’auteur, contre les mêmes chapitres du Système de la nature, renforcent et complètent celles de Bergier, qu’il a certainement lues. Distinguons-en deux. La première (p. 5-7 de l’édition de 1773) revient sur la définition du mouvement comme effort. Holland dénonce dans cette définition la confusion de la cause et de l’effet : l’effort, ditil, est la cause, le mouvement ou le changement dans l’ordre de la coexistence des corps est l’effet. Et il rappelle d’Holbach à un mécanisme strict. L’idée d’effort, de force, d’énergie, résulte d’une analogie commode, mais coupable, qui consiste à prêter aux corps une qualité que nous découvrons en nous-mêmes, dans le sentiment que nous avons de notre propre activité musculaire. La seconde critique revient sur les lois du mouvement, la force d’inertie et la nécessité. L’invariabilité des lois du mouvement, reconnue par tous, ne signifie pas que tout soit nécessaire dans l’univers. « Il y a une très grande différence entre une liaison constante et une liaison nécessaire. Nous ne connaissons les lois du mouvement qu’a posteriori, ou par l’expérience : personne n’a pu encore les déduire géométriquement de l’essence de la matière » (p. 20). Il n’y a de nécessité véritable que logique : « il ne suffit pas d’assurer qu’un effet est nécessaire, il faut, pour le prouver, démontrer que le contraire est impossible ». Toutefois, le propos est immédiatement détourné du sens qu’il a chez Hume : en effet, selon Holland, c’est quand l’on cherche la raison suffisante des causes (et non une simple nécessité hypothétique), sachant par ailleurs qu’une série qui peut aller à l’infini sans être pour cela infinie, qu’il apparaît alors contradictoire de ne pas poser une cause première. 16 Cette polémique sur le matérialisme peut paraître assez lointaine des intentions de Hume dans la première Enquiry. Mais elle montre comment la question épistémologique intervient dans les débats traditionnels de la métaphysique. Sans doute, ce sont ces débats eux-mêmes, portant sur la cause du mouvement qui ont, progressivement, depuis Descartes et Newton, libéré la question épistémologique elle-même ; sans doute aussi, si les matérialistes pas plus que les apologistes ne se veulent humiens touchant la causalité, est-ce afin de résister et de préserver la scène métaphysique. Mais le ver est dans le fruit. Et la ruine de la métaphysique advient quand (pour le dire en ces termes) l’apport humien, au lieu d’être pris en valeur polémique, est enfin pris en valeur positive : précisément, comme le moyen d’affranchir la science des débats métaphysiques et de la confiner à la pratique de la méthode expérimentale. IV. Second usage : Barthez et les origines de la ‘méthode expérimentale’. Le premier emploi que je connaisse et qui soit en valeur positive de l’analyse humienne de la causalité se trouve chez Paul-Joseph Barthez (1734-1806), un des représentants du vitalisme qui se développe à l’Université de Montpellier, dans la célèbre faculté de Médecine. Tour à tour médecin des armées, censeur royal et co-rédacteur du Journal des savants, collaborateur du Journal étranger, de la Gazette littéraire et de la Gazette de Göttingen, auteur de plusieurs articles dans l’Encyclopédie, nommé à l’Université de Montpellier, dont il deviendra un temps le Chancelier, médecin du duc d’Orléans, médecin consultant du roi, conseiller d’Etat, s’intéressant aux finances de l’Etat, ayant rédigé dès la convocation des Etats généraux un Libre discours sur les droits de la noblesse, rentré dans le Midi où il reprend sa pratique médicale, quand la Révolution s’installe, enfin nommé par Bonaparte médecin du gouvernement, Barthez est incontestablement un éminent représentant des Lumières françaises. La question de la méthode, du rôle de l’observation et de l’expérience, du rapport entre l’analyse et la synthèse, n’est évidemment pas nouvelle au XVIII° siècle dans les milieux de la médecine. C’est bien pourquoi, Barthez place en tête des Nouveaux éléments (1778) un discours préliminaire où il s’explique sur ces sujets. Ce discours préliminaire commence de la manière la plus banale qui soit : la science de l’homme est la première des sciences, « mais cette connaissance ne peut être lumineuse si l’on n’est très éclairé sur la physique de la nature humaine » (p. I).Il faut placer la physiologie, au fondement de la science de l’homme. Cette science a fait peu de progrès jusqu’ici : « La cause de cette difficulté me paraît être qu’on a négligé dans l’étude de l’homme les règles fondamentales de la vraie méthode de philosopher » (p. II). Et de citer le Novum Organum, livre I, aphorisme 31 : « C’est en vain qu’on attend un accroissement considérable dans les sciences, de l’apposition et de la greffe du neuf sur 17 l’ancien. La restauration doit se faire à partir des premiers fondements, si l’on ne veut pas tourner indéfiniment dans un cercle, sans progresser vraiment, sinon de façon négligeable ». Barthez appartient à cette école vitaliste qui se développe au milieu du siècle à Paris et à Montpellier. Pour le dire en quelques mots27, Barthez considère que les mécaniciens, de tradition cartésienne, qui voulaient étendre l’explication mécaniste des phénomènes matériels aux phénomènes vivants, ont été assez réfutés par Stahl et les animistes : comme l’a mis en évidence Haller, certains phénomènes aisément observables comme l’irritabilité et la sensibilité organique ne sont pas réductibles aux dispositifs mécaniques et électriques, inhérents aux fibres musculaires et nerveuses, et donc aux processus matériels physiques (ou chimiques). De sorte qu le mécanisme ne peut vouloir s’imposer qu’au prix d’hypothèses, et en suivant une voie déductive, allant du simple au complexe, qui est contraire à l’esprit expérimental. Mais les animistes ont cru à leur tour qu’il suffisait de recourir à l’âme pensante comme principe dernier d’explication ; or rien ne démontre que tous les mouvements qui s’exécutent dans le corps soient causés par l’être pensant. En conséquence de quoi, pour échapper aux hypothèses tant des mécanistes que des animistes, il importe de reconnaître dans le corps humain des forces vivantes qui sont d’un ordre irréductible. Or, Van Helmont avait en son temps prétendu que chaque organe du corps a une vie propre et innée et que la vie relève d’un principe distinct. « Mais rien ne prouve que les causes des fonctions de ces organes ne puissent être rapportées aux facultés d’un seul principe vital, modifié et déterminé dans ses opérations par l’organisation propre à chacun d’eux ; et que ces causes particulières doivent exister hors de ce principe » (p. 21)28. C’est donc à la reconnaissance d’un principe vital unique qu’il faut se porter. Les débats tant entre les différents écoles qu’au sein de « la famille vitaliste » (Haller, Bordeu, etc.) sont nombreux et circonstanciés. Ils sont alimentés par des recherches portant sur les propriétés observables des éléments organiques, sur l’irritabilité des fibres nerveuses ou musculaires29, etc. Et comme ils ne s’en tiennent pas à des généralités métaphysiques, ils touchent à des questions aussi essentielles que le rapport des fonctions organiques aux structures anatomiques ou l’intégration des fonctions simples dans des fonctions plus complexes, ou encore la compatibilité entre des modes de causalité qui n’apparaissent pas homogènes (l’activité des organes est incontestablement dépendante des stimuli externes, mais aussi de la corrélation interne entre les organes, et encore de la spécificité de chaque organe, eu égard aux dispositifs structuraux qui en limitent l’exercice). Et si Barthez défend l’idée que les Pour un exposé documenté, on se reportera à l’excellent ouvrage de François Duchesneau, La physiologie des lumières, Empirisme, modèles et théories, The Hague, 1982. 28 Nous citons dans l’édition de 1806. 29 Objets privilégiés des solidistes qui « font dépendre les principaux phénomènes des corps vivants de la sensibilité, de l’irritabilité, ou bien d’une force innée de ressort des fibres » et qui, au bout du compte, reviennent au mécanisme : comme les mécaniciens, « les solidistes considèrent principalement dans les phénomènes de la santé des antagonismes ou des actions et réactions mécaniques que les divers organes exercent entre eux ». 27 18 actes constitutifs des diverses fonctions dépendent d’un principe général qui les coordonne et en permet la constante adaptation selon que de besoin, il se défend de vouloir ranimer une qualité occulte et d’accorder une quelconque réalité ontologique ou puissance primordiale et universelle à ce principe vital. Et pour ce faire (et pour répondre aux critiques), il prend expressément appui sur une épistémologie expérimentale. « Je n’ai jamais employé le nom de principe vital, pour expliquer aucun des phénomènes de la vie ; mais uniquement pour rendre facile et sûre la formation de nouveaux résultats de ces phénomènes, que je me suis attaché à combiner d’une manière plus simple, plus générale, et partant plus utile qu’on n’avait fait avant moi » (tome I, notes, p. 4). Comment développer une physiologie vitaliste sans s’appuyer sur un fondement métaphysique30 ? La réponse qu’il faut traiter le principe vital de la même façon qu’est traité le principe de l’attraction chez Newton (selon certains newtoniens), c’est-à-dire comme une cause générale dont on ne connaît pas l’essence, mais qui est seulement inférée à partir des phénomènes et exprimée dans une loi, ne suffit pas. Certes, ce point doit être acquis : « La philosophie naturelle a pour objet la recherche des causes des phénomènes de la nature en tant qu’elles peuvent être connues d’après l’expérience. L’expérience ne peut nous faire connaître l’essence des causes premières ; et ne peut manifester d’autres causes que les lois de succession » (p. III, dans l’édition de 1778). Quelle que soit la puissance de l’analyse qui porte sur les analogies entr’aperçues, les lois qu’on peut dégager ne sont établies que par inférence. Mais, de la sorte, leur nécessité fait problème : « Les phénomènes de la nature ne peuvent nous manifester que l’ordre dans lequel se succèdent les effets, nous dire quelles sont les règles que suit la production de ces effets, et non ce qui constitue la nécessité de cette production » (p. V). L’on n’observe en effet dans les phénomènes que des corrélations constantes, par présence ou absence (dirait Bacon) ; ou, dit, dans des termes plus humiens : ce n’est que « lorsque l’homme voit la succession constante d’un phénomène à un autre [qu’] il est généralement porté à croire que le premier phénomène a une force productrice du second ; quoiqu’il ne puisse définir dans son essence (ou comparer à d’autres idées) la notion qu’il a de cette force productrice » (p. IV). Toutefois, dans la première édition, ce ne sont pas les Essais philosophiques de Hume que Barthez invoque, mais l’Inquiry into Human Mind de Reid (P. 87, 2ème édition ?). L’idée de production nécessaire naît spontanément quand une succession constante est perçue ; et cette idée « est au nombre des idées qu’on peut appeler d’instinct ou de sentiment intérieur ». Barthez F. Duschesneau, op. cit . p. 404 et sq., expose ce que l’épistémologie de Barthez doit à J.G. Zimmerman, disciple de Haller, auteur d’un Von der Erfahrung in der Arzney-kunst (1763-1764), et à Jean Sénebier de Genève qui publie en 1775 l’Art d’observer. L’empirisme médical ne peut en rester à une simple pratique empirique ; il doit s’élever à la connaissance des principes, ce qu’il fait par l’analogie. Déjà, dans l’observation, l’esprit perçoit des rapports entre les choses ou des indices suggérant leurs combinaisons. L’analyse permet alors de passer du connu à l’inconnu. La référence à Hume intervient donc au sein de discussions épistémologiques qui s’étaient développées de manière autonome dans le monde médical. 30 19 n’ignore pas Hume (et Reid, qui est cité, est redevable à Hume !), mais il le range au nombre de ces sophistes qui pensent que la nature nous trompe (en nous faisant poser dans les choses une liaison dont le principe est dans l’esprit) « lorsque nous sentons l’idée de nécessité de production de tel effet par sa cause » (p. V). Manifestement, Barthez n’est pas prêt à adopter le scepticisme de Hume. Or, dans la seconde édition, sans doute, pour répondre aux accusations d’ontologisation du principe vital, Reid est oublié et le texte déclare franchement : « Les phénomènes de la nature ne peuvent nous faire connaître la causalité (1) ou l’action nécessaire des causes dont ils sont les effets ; mais seulement nous manifester l’ordre dans lequel ils se succèdent ». Et la note (1) dit ceci (nous donnons le passage, qui parle de lui-même) : « Hume dit avec raison [Essai sur l’entendement humain, p. 157-8] : il ne paraît pas qu’aucune opération corporelle, ni aucune action de l’âme sur ses propres facultés ou sur ses idées, puisse nous faire concevoir la force agissante des causes, ou le rapport nécessaire qu’elles ont avec leur effet. Dans la succession des phénomènes naturels, rien ne nous présente l’idée de la causalité, ou de la liaison nécessaire de la cause avec l’effet. Mais quand la succession d’un phénomène à un autre est constante ; l’esprit qui l’observe assidûment, et qui souvent peut même la prévoir, est porté à croire que ces phénomènes se succèdent parce qu’ils sont enchaînés l’un avec l’autre. L’imagination qui voit tous les changements comme dépendants d’une action, ou d’un mouvement, rapporte cette liaison intime à l’idée d’un pouvoir nécessaire qui réside dans le phénomène antérieur, et qui agit pour produire le phénomène immédiatement suivant. L’idée de cette puissance est donc une fiction de l’imagination. Mais l’esprit humain donne à cette puissance, dont l’idée est indéterminée, le nom de cause. A force de voir comme constante la signification de ce mot de convention, dont il fait un usage perpétuel, il est enfin entraîné à croire que l’idée même que ce mot désigne a de la réalité ». L’idée d’une force vitale comme cause première des opérations des corps vivants est donc une fiction de l’imagination qui s’appuie sur un mot de convention ; alors que la première édition se bornait à en faire un inconnaissable. Cependant, Barthez ne se change pas en disciple de Hume et sa définition de l’explication causale n’évolue pas fondamentalement de la première édition à la seconde édition, même si elle reçoit de l’apport humien un éclairage nouveau. Il n’est pas non plus prêt à abandonner l’idée de nécessité. Appelons « causes expérimentales » ces causes dont nous ne connaissons pas l’essence et auxquelles nous attribuons un nom : force, faculté, etc. Chaque cause expérimentale exprime un ordre constant de succession dans les effets. Or expliquer, c’est aller du connu à l’inconnu, c’est-à-dire, sur la base de liaisons de faits connues, montrer que d’autres faits dont l’ordre n’est pas encore connu se comportent sur le même modèle, selon la même analogie. L’analogie est 20 assurément plus ou moins exacte. Mais elle permet d’une part de regrouper sous une même cause expérimentale des phénomènes d’observation qui paraissent divers, ce grâce à quoi on fait de cette cause un facteur déterminant ; et pour autant qu’on la soumet à un processus d’analyse, l’on peut remonter dans les degrés de la généralité, diminuer le nombre de causes expérimentales ou tout au moins les ordonner et les corréler (sans toutefois, tomber dans l’excès inverse qui conduit aux hypothèses imaginaires). En ce sens, « Je regarde ce principe de vie comme la cause expérimentale la plus générale ou de l’ordre le plus élevé que nous présentent les phénomènes de la santé et des maladies » (p. XVIII), une cause qui permet d’ordonner et de coordonner au sein de l’organisme les différences forces sensitives et motrices qui agissent dans toutes les parties du corps. La cause expérimentale elle-même (la force vitale, à son niveau le plus général) n’est qu’un nom ; on peut même la tenir comme un signe algébrique, comme l’une de ces inconnues que l’on utilise et dont l’on se débarrasse à la fin dans les calculs. « Il est utile d’employer le nom d’une cause ou faculté expérimentale, comme si cet élément était connu. Une semblable expression indéterminée abrège le calcul analytique des phénomènes « (p. 16). Elle exprime tout le travail de l’analyse dans son effort de liaison et de généralisation (nous sommes loin de la méthode de l’analyse correctrice que l’on trouve chez Hume), d’une généralisation qui conduit aux éléments les plus simples. Et à cette conception, traditionnelle dans son principe, de l’analyse, on peut ajouter celle de la synthèse : « C’est en combinant et en calculant les faits bien observés, qui se rapportent à chaque cause générale ou faculté expérimentale, une fois établie, qu’on parvient à la découverte des lois secondaires de cette cause » (p. 14-15). Conclusion La tentation de tout historien, tentation certainement coupable, est dans sa recherche des sources de vouloir retrouver la même chose partout : en quelque sorte, d’étudier l’influence de Hume sur Barthez (ou sur quelque autre), afin de retrouver Hume dans Barthez. Mais Barthez, comme Bergier, emploie Hume autant qu’il en a besoin, et pas davantage, même si ses fins philosophiques sont moins grossières. On pourrait estimer anecdotiques ces références faites à Hume, références toujours limitées en étendue et en intention. Mais elles sont instructives. Car, sans vouloir tomber dans un contextualisme forcené, on ne peut oublier que la réception d’une philosophie se fait toujours dans un milieu intellectuel déterminé qui peut avoir d’autres racines et d’autres objets. En même temps, le fait qu’elle soit reçue (ou combattue) montre qu’elle est de son temps. Et l’historien peut même dire, plus tard, qu’elle était bien venue au moment où elle est venue. Surtout quand la comparaison de la réception des Philosophical Essays chez Bergier et chez Barthez rend manifeste ce glissement caractéristique, peut-être circonstanciel, 21 mais réel, des problèmes de métaphysique aux problèmes de méthode, avant que le temps de l’histoire de la philosophie ne vienne au tournant du siècle où, en France, la philosophie sceptique de Hume sera reprise dans de vastes synthèses historiques. Il reste notre question de départ : Hume est-il responsable des lectures qui ont été faites des Philosophical Essays ? Quelle qu’en ait été la réception, chacun lui reconnaît d’être conséquent dans ses raisonnements, mais nul ne l’a suivi jusqu’au bout de ses conséquences : il porte le scepticisme trop loin, il est pyrrhonien. Un lecteur d’aujourd’hui objectera que dans l’Essay XII Hume s’attache à définir un mitigated scepticism.où la nature est plus forte que les principes (qui ne sont pas sans effets) : si, dans le champ purement spéculatif des raisons, l’on ne peut pas ne pas être pyrrhonien, quand on passe des raisons aux inférences, quand on en vient à la pratique de la vie et de la connaissance, alors il faut admettre que le scepticisme lui-même puisse être amendé par le sens commun et la réflexion ; d’où il résulte cette méthodologie critique et correctrice dont les Philosophical Essays nous donnent quelques échantillons. Il nous semble que les auteurs du XVIII° siècle ne saisissent pas ce dernier lien : qu’ils soient philosophes rationnels ou expérimentaux, l’attaque portée contre le raisonnement de causalité leur paraît déjà trop violente et ruineuse. Toutefois, obscurément sans doute, à des fins polémiques superficielles ou des fins scientifiques plus réfléchies (pour en rester aux deux exemples que nous avons donnés), l’importance de l’analyse humienne pour la méthode est effectivement perçue. Mais il faut du temps pour que soit acceptée l’idée que l’exercice de la méthode expérimentale doive être libéré des discussions métaphysiques ou, pour le dire en des termes anachroniques, l’idée que l’explication scientifique puisse se passer de la notion de cause. A défaut de conclure que Hume est dans Bergier ou dans Barthez, disons qu’il ne fut pas sans effet ou sans influence sur les questions qu’ils agitaient, au moment où ils en appelèrent à lui.