Chacun des deux camps prête à l'autre les pires intentions. Parmi les républicains aussi se heurtent
différentes philosophies de la laïcité. Le rapporteur de la commission, Aristide Briand, soutenu par
Jean Jaurès, a précisé la sienne. Le projet de la commission, explique-t-il, « n'est pas une œuvre de
passion, de représailles, de haine, mais de raison, de justice et de prudence combinées (...). On y
chercherait vainement la moindre trace d'une arrière-pensée de persécution contre la religion
catholique ». C'est pourquoi il propose d'ajouter un bout de phrase à l'article 4 : les associations
cultuelles devront se conformer « aux règles d'organisation générale du culte dont elles se
proposent d'assurer l'exercice ». Autrement dit, une association qui se crée pour le culte catholique
devra reconnaître les règles internes de celle-ci, notamment la primauté du pape. Et, s'il y a conflit,
les tribunaux civils trancheront
... C'est une levée de boucliers dans le camp républicain (lire
« Coupera-t-on les cathédrales en deux ? »). Finalement le vote de l'amendement proposant de
supprimer l'ajout fait par la commission sera rejeté ce même jour par 374 voix contre et 200 pour.
La séparation est faite, dira Jaurès...
Pourquoi les socialistes poussent-ils dans le sens d'un accommodement ? Jean Jaurès s'en était
ouvert dans un article de La Dépêche, le 15 août 1904 : « Il est temps que ce grand, mais obsédant
problème des rapports de l’Église et de l’État soit enfin résolu pour que la démocratie puisse se
donner tout entière à l'œuvre immense et difficile de réforme sociale et de solidarité humaine que le
prolétariat exige. » Il faut apaiser la question religieuse pour poser la question sociale, celle des
grandes réformes en discussion, que les radicaux et les républicains modérés aimeraient repousser :
impôt sur le revenu ou retraites ouvrières...
De cette loi de 1905, du passionnant débat à la Chambre et au Sénat - dont la qualité amène à revoir
un certain nombre de jugements sommaires sur la IIIe République -, la mémoire collective a gardé
quelques images floues, notamment celle d'un affrontement entre « deux France », dont le « drame
des inventaires » avait constitué un des points d'orgue : des policiers forçant la porte des églises.
Au départ, un amendement anodin de la loi, indispensable : puisqu'il y avait un transfert de biens
aux nouvelles associations cultuelles, il fallait procéder à leur inventaire. Mais, dans une instruction
administrative, se glisse une petite phrase qui exige des curés, pour que les inventaires soient
globaux, « l'ouverture des tabernacles », le saint des saints, là où est déposé le ciboire. Ce sont les
nationalistes, ceux notamment de l'Action française, qui joueront un rôle essentiel dans les
« résistances » aux interventions de la police. Ils seront relayés dans quelques départements par des
populations inquiètes et désinformées, traumatisées par les combats du « petit père Combes » contre
les congrégations. Le nombre d'incidents graves est d'autant plus limité que, dès le 16 mars, une
circulaire confidentielle appelle à suspendre les inventaires là où s'organise la résistance. En mai
1906, 93 % des inventaires sont achevés, mais la France gardera la mémoire des quelques
« bavures ».
Le récit des résistances, gonflé par la presse catholique et par les rumeurs, encourage le Saint-Siège
à l'intransigeance, d'autant qu'un pape intraitable, Pie X, a remplacé Léon XIII, décédé le 20 juillet
1903. Le nouveau pape craint que la séparation n'affecte son prestige et serve de « mauvais
exemple » ailleurs, notamment en Espagne. Dans une première encyclique Vehementer nos, datée
du 11 février 1906, il condamne le principe même de la séparation, déplore l'abolition unilatérale du
concordat et la mise en cause par la loi, selon lui, d'un précepte fondamental de l’Église qui serait
« par essence une société inégale, c'est-à-dire une société comprenant deux catégories de
personnes, les Pasteurs et le troupeau ». C'est le 10 août 1906, dans l'encyclique Gravissimo officii,
que le pape ordonne aux catholiques français, plutôt favorables à un compromis sur ce point, de ne
pas créer d'associations cultuelles.
Cette obstruction aurait pu amener le gouvernement à appliquer la loi dans toute sa rigueur, à en
profiter pour porter de nouveaux coups à l’Église catholique. Il n'en fut rien. Il mit en place des
dispositions transitoires visant à assurer que la gestion des lieux de culte catholiques soit laissée
- Dans le texte définitif, les conflits devront être portés devant le Conseil d’État.