La connaissance philosophique

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LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
I. L’INTELLIGIBILITE PHILOSOPHIQUE
A. LA QUESTION PHILOSOPHIQUE ET SA SPECIFICITE
TRANSCENDANTALE.
1. La « surgénéralité » comme caractère propre de la
question philosophique.
Questionner, c’est chercher une intelligibilité selon l’une ou
l’autre des méthodes fondamentales. Il n’y a pas d’intelligibilité
unique et uniforme de la réalité. Son idéal réside au contraire
dans sa différenciation, conformément à la nature structurée de
l’esprit humain. En conséquence, c’est selon cette originalité
différenciée que chaque forme d’intelligibilité fondamentale
s’accorde avec les autres, conformément aussi à la nature
structurée de l’esprit humain. On ne peut pas dire qu’en
recherchant une intelligibilité générale de la réalité, on englobe
les intelligibilités particulières et on en fait l’unité, les ramenant
ainsi à l’unicité, car une intelligibilité générale en ce sens
n’existe pas. Une intelligibilité formulée en un haut niveau de
généralité, ultime et insurpassable, comme l’intelligibilité philosophique, est elle-même une intelligibilité particulière à côté des
autres formes d’intelligibilité. Il n’est pas possible de poser « la »
question la plus générale, la question qui par sa généralité
engloberait toutes les autres questions particulières qui
achèveraient de la déterminer, et de lui trouver une réponse qui
engloberait toutes les réponses.
Mais il est possible de poser la question qui concernera toutes
les questions et d’étudier la question en tant que telle, c’est-àdire de poser la question la plus générale qui soit en son ordre :
« Qu’est-ce que questionner ? » et de lui chercher une réponse.
« Qu’est-ce que je fais quand je pose une question ? » L’acte
de questionner traduit l’initiative de l’esprit. Aussi peut-il être
mis en question par celui qui le pose. Cette interrogation valable
de toutes les questions ne porte cependant pas sur le sens de telle
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LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
question particulière si générale soit-elle dans sa formulation.
Aussi la question : « Qu’est-ce que questionner ? » est-elle différente de cette autre question : « Que signifie telle question ? » ;
par exemple cette question : « Qu’est-ce que l’être ? »
Bien que d’une généralité ultime l’une et l’autre, elles sont
des questions particulières parmi les autres. La « généralité »
insurpassable de la question : « Qu’est-ce que questionner ? »
n’est pas une généralité obtenue par une « abstraction », c’est-àdire par élimination de qualités particulières et par extension de
plus en plus vaste des propriétés considérées comme communes,
mais une généralité due à la considération de l’exercice même de
questionner quels que soient le contenu ou l’objet de la question,
c’est-à-dire de son questionnaire. Qu’en est-il, en revanche, de la
généralité de la question : « Qu’est-ce que l’être ? » Cela a déjà
fait l’objet d’innombrables discussions entre philosophes. Nous
lui consacrerons un chapitre à la fin de notre deuxième partie,
lorsque notre pensée sera mieux outillée pour prendre position
dans ce problème, c’est-à-dire lorsqu’elle se comprendra mieux
elle-même comme capable de poser cette question : « Qu’est-ce
que l’être ? » et donc d’y répondre.
Cependant, comme la question : « Qu’est-ce que l’être ? »
est philosophique, et même une question majeure de la philosophie, il convient de savoir d’abord ce que c’est que s’interroger
philosophiquement. Nous répondrons que c’est s’interroger
« réflexivement » ; c’est s’interroger comme nous venons de le
faire, par exemple sur notre acte même de questionner, et chercher une réponse à ce genre de question, c’est comprendre ce que
je fais en posant cet acte même de questionner. La réponse est
donc enveloppée dans l’exercice même de la question et il ne
m’est pas possible de ne pas l’apercevoir — ce qui ne veut pas
dire qu’on l’aperçoit instantanément et d’emblée — ou de la
refuser sans tomber dans le ridicule de dire ne pas comprendre ce
que je prétends faire en pleine connaissance et conscience. Ainsi
je sais réflexivement que poser une question, c’est non seulement
reprendre le questionnaire de ma question en une succession de
questions qui l’explicitent et le précisent, ainsi que nous l’avons
vu en étudiant le processus général de recherche, mais c’est, au
moment même où je pose ma question comprendre ce que je fais
quand je questionne et c’est poser en conscience le jugement que
je suis en acte de questionner. Lorsque je pose une question, je
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me saisis sans intermédiaire en activité de questionnant, c’est-àdire en exercice de « questionnement ».
Si donc je m’interroge sur cet exercice, et pas seulement sur
son questionnaire, je pose vraiment une question philosophique.
Ce n’est sans doute pas la première que l’homme se pose en
progressant dans la vie, mais telle est bien la première des questions philosophiques dans l’ordre méthodologique, celle qui
prend pour objet, en son questionnaire, l’acte même de questionner et le jugement de conscience qui y est impliqué, est bien le
premier jugement. Celui-ci atteste que les « vraies » questions
philosophiques, celles qui sont posées vraiment philosophiquement, ce sont celles dont le questionnaire porte sur l’exercice
même de ces activités dont nous avons une conscience
immédiate et qui sont en elles-mêmes activité de conscience.
Nous pouvons même les dire « conscientes » d’elles-mêmes, en
tant qu’elles sont des manières d’être du sujet conscient. Aussi
c’est parce que nous avons une conscience immédiate et exercée
de notre activité questionnante que nous avons pu, au chapitre
précédent, affirmer qu’en questionnant nous obéissions à une
double exigence d’intelligibilité et de fidélité.
Nous pouvons maintenant compléter notre réponse. Nous
comprenons en effet que nous ferons de la philosophie si nous
inventons, à de vraies questions philosophiques, c’est-à-dire à
des questions réflexives, une réponse selon cette voie réflexive
de la connaissance. Cela signifie que nous devons poursuivre une
intelligibilité appropriée : évidence réflexive, complétude ou
intégralité réflexive, unité réflexive, universalité réflexive et que
nous devons nous exprimer en un langage également approprié,
c’est-à-dire sans nous laisser piéger par les schémas objectifs des
symboles que nous employons. Dans le discours philosophique,
ils sont la médiation de la prise de conscience progressive de nos
activités, c’est-à-dire de leur accomplissement de plus en plus
conscient, car nous en exprimons la signification en l’associant à
certaines de nos perceptions dont le donné est d’abord matériel.
La conscience humaine tandis qu’elle s’actualise en ses relations s’exprime à elle-même par le truchement de symboles. Ce
faisant, elle se révèle en cet acte à elle-même comme conscience
incarnée, comme conscience d’autant plus conscience qu’elle
s’incarne, c’est-à-dire qu’en symbolisant, elle se rend comme
être spirituel présent dans la matière, sans se matérialiser, et se
sert de la matière pour se dire et se bâtir comme esprit. Comme
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LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
nous le verrons par la suite, cette conscience de soi est aussi
inséparable de la conscience d’autrui, et c’est par rapport à autrui
que le symbole est chargé, de la façon la plus significative, de
notre propre présence.
2. L’aspect d’exercice et l’aspect de détermination.
Si nous avons pu répondre comme nous l’avons fait aux
questions : « Qu’est-ce que questionner ? » et « Qu’est-ce que
questionner philosophiquement ? » c’est parce que nous avons en
fait déjà « réfléchi » en notre activité : celle de questionner et que
nous avons exprimé notre réflexion.
Nous pouvons aussi remarquer qu’en faisant cela nous
avons, par la démarche même de notre pensée, distingué dans la
question, d’une part le « questionnaire » de la question, c’est-àdire l’action d’interroger à propos de quelque chose et d’autre
part le « questionnement » lui-même, c’est-à-dire l’action
d’interroger à propos d’un sujet donné quel qu’il soit.
Ainsi dans l’analyse de l’activité questionnante nous découvrons déjà qu’il existe un point de vue fondamental d’où le
philosophe, considérant la réalité, y découvre dans l’unité une
dualité d’aspects, chaque aspect renvoyant à l’autre, et n’étant
possible que dans l’unité qu’il forme avec l’autre.
Ainsi, il n’y a pas de question réelle qui ne soit comprise
comme une synthèse de deux aspects analytiques. Tout questionnement est questionnement d’un questionnaire et tout
questionnaire est questionnaire d’un questionnement. Il n’existe
pas de questionnaire sans questionnement ni de questionnement
sans questionnaire. L’un de ces aspects, exprimé dans un langage
caractérisé par la « généralité » est l’aspect d’exercice : tel le
questionnement ; l’autre exprimé dans un langage caractérisé par
sa particularisation est l’aspect de « détermination » de l’activité.
Comme les rapports de généralité et de particularité sont
spécifiques de la détermination de nos concepts, il ne faudrait
pas ramener l’aspect d’exercice à un niveau de simple généralité
déterminative.
Pour parler d’une activité en la distinguant sous son aspect
d’exercice, on emploiera aussi souvent, avec une dimension
symbolique, le singulier du nom qui la désigne, par exemple : la
parole. Il ne s’agit pas d’un singulier numérique qui implique la
considération d’un pluriel. Le pluriel quant à lui selon un emploi
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symbolique permettra également une considération de l’activité
sous l’angle de ses déterminations, par exemple : les paroles. Par
de tels artifices de langage (généralité du terme selon un emploi
grammatical singulier) qu’il ne faut pas comprendre comme s’ils
exprimaient une classification objective ou un dénombrement
sommaire, la distinction, rencontrée entre le « questionnement »
et le « questionnaire » dans l’unité concrète de la question,
trouvera une formulation parallèle pour toutes les autres formes
d’activité humaine. Elle aura ainsi sa place en toute analyse
réflexive de la réalité.
Ce discernement entre l’aspect d’exercice et l’aspect de détermination de nos activités est essentiel à la démarche
réflexive. Cette distinction ne doit pas être comprise — ainsi que
le firent les aristotéliciens — comme un rapport de généralité
entre des termes plus ou moins généraux et plus ou moins
particuliers, ni comme un rapport d’unité et de multiplicité.
Même si, sur le plan du discours conceptuel, cette distinction se
formule au travers d’un rapport de généralité et par l’apparition
du singulier et du pluriel grammatical, et même si l’exercice, en
ce qu’il a de plus fondamental, se laisse comprendre comme une
réalité unique et se laisse décrire en ces termes que la
philosophie classique appelle « transcendantaux », parce qu’ils
sont du degré de généralité suprême ; la détermination de
l’exercice n’est pas une « particularisation » limitative de
l’exercice, ni la cause de sa multiplication. Inversement celui-ci
ne peut être pensé comme infini ou unique, au cas où il n’aurait
pas de détermination.
Réciproquement, nous dirons que les significations de formules générales, telle la classique expression aristotélicienne de
« l’être en tant qu’être », ne peuvent trouver leur intelligibilité
que dans l’intuition de notre exercice d’être, perçu à des niveaux
de réflexion plus ou moins profond, sous peine de rester un
artifice purement verbal, produit d’un automatisme linguistique.
Le transcendantal philosophique — le plus haut niveau de généralité de la pensée philosophique — n’est pas un transcendantal
objectivé et abstrait. La généralité ultime et insurpassable de la
pensée n’est pas une généralité d’absolue indétermination.
3. Le transcendantal d’exercice relationnel et
l’indéfini de généralité discursive.
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LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
La généralisation conceptuelle seule n’introduit pas par ellemême au plan du terme transcendantal philosophique, il faut
qu’elle se fasse dans l’optique réflexive. Une généralisation dans
l’ordre d’une pensée objective aboutit à la notion vague de
« chose » ; elle n’a aucun intérêt philosophique.
Il en serait de même du terme « être », si on le comprenait
comme un simple synonyme de « chose ». Il peut avoir ce sens —
et il l’a en fait, chez certains auteurs — mais dans ce cas, il est
également sans intérêt philosophique et toute spéculation sur ses
rapports avec les autres concepts est dépourvue de valeur. Une
considération « globalisante » de l’ensemble des choses : par
exemple, dans le terme « le Réel », ne serait pas plus intéressante,
pour le philosophe, si elle se situait, comme le terme « chose »,
dont l’acception est « distributive », dans une optique « objective ». Un tel terme renvoie au simple cadre « a priori » délimitant l’ordre de la connaissance scientifique. On pourrait tout
aussi bien dire « le monde » en tant qu’ensemble des
phénomènes, phénomènes humains y compris. On ne peut faire
aucune philosophie à partir du terme « être » compris dans un
sens « objectivé ». Ainsi un professeur qui, pour illustrer le sens
du terme « être » ou du terme « réel », indiquerait à ses élèves : le
bureau ou un de leurs camarades, les fourvoierait dangereusement. Il serait comparable au prisonnier enchaîné, dont parle
Platon, qui ne voit de lui et des autres que leurs ombres projetées
sur la paroi de la caverne.
Seule la notion d’« être » en tant qu’elle exprime l’intuition
consciente de l’exercice d’être englobe transcendantalement
sur le plan de l’énoncé, toute interrogation de sens philosophique. En tant que telle, cette intuition réflexive, exprimée
dans le terme « être », est le cadre « a priori » délimitant l’ordre
de la connaissance réflexive. Comme tel, le terme « être » est
aussi le transcendantal absolu, englobant toute autre généralité
qui serait ultime dans son ordre parce que le sujet en l’affirmant
se saisit lui-même comme l’affirmant. Tout l’effort de la pensée
philosophique tendra à charger de sens et d’intelligibilité ce
« terme », qui par lui-même exprime négativement qu’il n’y a
pas un au-delà inaccessible, une limite insurpassable à
l’intelligence humaine, et qui positivement signifie le pouvoir de
prendre relationnellement conscience de toute réalité et même
que toute réalité est relationnelle. Comme transcendantal, le
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terme « être » par lui-même ne dit rien de plus que cela. Faut-il
de ce fait accuser ce terme d’être « vague et pauvre », si on
considère les réalités individuelles auxquelles on peut
l’appliquer, ou « riche et confus », si on considère la réalité
globalement ? Pourquoi ces accusations ? Le terme « être » a les
significations qui lui reviennent. Il ne faut pas le diviniser ni
l’idolâtrer, même s’il m’autorise à parler de Dieu et de ce qui ne
l’est pas. Il exprime seulement ce que toute pensée consciente
d’elle-même peut dire lorsqu’elle commence à s’interroger ellemême. Il est « l’horizon » de la pensée, dès son premier
surgissement : elle se saisit comme être et toute chose en relation
avec elle comme être.
Mais la pensée réflexive de l’être n’est pas facile pour
l’homme, et bien qu’elle le constitue en exercice, elle lui est
même, lorsqu’il veut en parler, d’un accès psychologiquement
pénible. Trop souvent l’intelligence de l’être est recherchée dans
un « au-delà » de la connaissance des choses. Mais il n’y a pas
« d’au-delà », dans la perspective de la connaissance objective. Il
n’est pas possible dans la ligne de la « physique » de viser un
« après la physique », en une vérité méta-physique. Il n’y a pas
de métaphysique « objective ». Il n’y a pas d’intelligence de
l’être dans une « méta-science ». Et pourtant cette illusion,
malgré l’enseignement de Kant, est sans cesse renaissante. Elle
témoigne à la fois de la conviction confuse de ce qu’il y a autre
chose que ce que la connaissance des phénomènes, par la
science, peut nous enseigner et aussi de notre asservissement à la
pensée objective, puisque c’est dans sa perspective que nous
cherchons cette « autre chose », « au-delà » des choses.
4. Le transcendantal réflexif ouvre la pensée à l’Être
transcendant ; une généralité indéterminée abstraite
nous détourne de la compréhension de son essence.
Si le mot « métaphysique » comme science de l’être doit
avoir un sens philosophique — et il en a un, autre que celui de la
légende objectiviste qui transposa dans l’ordre de la pensée la
successivité spatiale qui respectait la dénomination de l’ouvrage
d’Aristote sur la « philosophie première » —, c’est en tant qu’il
signifie, qu’après avoir œuvré à la connaissance des choses, il
faut, pour continuer à bâtir l’homme que chacun est, que sans
abandonner la science, sans y renoncer, sans la rejeter, ni elle, ni
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LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
ses applications, chacun découvre aussi en soi cette voie de la
pensée réflexive où il se pose comme être et non comme une
chose, où il se comprend comme relation à tout être et non
comme un être « parmi » les êtres ou à leur côté : ce qui reviendrait à se mépriser comme « chose parmi les choses ».
Par cette voie réflexive, nécessairement on découvre enfin
que l’être est relation d’êtres. Si l’être donc ne nous apparaît pas
dans son intelligibilité relationnelle, c’est que nous sommes
encore, comme le prisonnier de Platon, enchaîné dans la caverne
de nos préjugés et de notre objectivisme, heureux de notre
esclavage, prêt même à tuer qui voudrait nous en délivrer. Le
transcendantal philosophique est de nature réflexive.
Et bien que sur le plan du langage, il s’exprime en termes de
généralité, la nature de cette généralité n’est pas le résultat d’une
abstraction ni un donné initial inné, un héritage divin, mais bien
plutôt l’émergence d’une intuition : celle qui est mienne en
l’exercice de mon être relationnel en tant que questionnant,
posant jugement, m’engageant en liberté, et également comme
communiquant d’être.
La pratique aisée et en quelque sorte spontanée de la distinction entre l’aspect d’exercice et l’aspect de détermination
témoignera de la maturité d’une démarche, qui se veut philosophique, en voulant s’orienter vers la compréhension de l’exercice
d’être. À ces conditions, chacun peut espérer progresser valablement dans son entreprise philosophique. Si donc je me
comprends comme être, et en me comprenant comme être je
comprends que je suis relationnel à tout être, alors je ne pose aucune limitation a priori à mon idée d’être. Elle est dynamiquement ouverte à l’Infini de l’être, non pas en un « au-delà », mais
en un « Avant » archétypal de toutes les relations que j’actualise
par initiative personnelle envers les êtres.
Dans cette démarche réflexive — à condition de l’accomplir
vraiment — il sera possible à l’homme de penser et de parler
correctement de Dieu, et humainement d’inventer une idée de lui
qui ne soit pas blasphématoire à son égard.
Mais si ma pensée de l’être reste asservie à ma pensée de la
chose, alors je devrai parler de Dieu comme de celui qui est
« au-delà » de l’être et duquel je ne pourrai parler que
négativement puisque j’aurai sur le plan de mon discours
maintenu ma pensée dans son aliénation objectiviste. Si je suis
incapable de penser l’être autrement que comme chose, et l’Infini
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dans l’être autrement que comme une chose infinie, alors ma
pensée — que je décrète philosophique et qui n’est qu’illusion
métaphysique — fait de Dieu une idole. Quelque chose alors en
l’homme, quelque chose alors en moi se révoltera et me fera
affirmer Dieu au-delà de mon idole conceptuelle, au-delà de mon
idée que j’aurais prise à tort pour « philosophique ».
B. LA DOUBLE ABSOLUITE DES EXIGENCES
D’INTELLIGIBILITE REFLEXIVE.
1. En toute voie de connaissance, les exigences
d’intelligibilité et de fidélité sont des exigences
fondamentales, nécessaires et absolues.
Je pose des questions et j’en ai conscience. Je juge que c’est
ainsi et je cherche à éclaircir ce jugement. Ma conscience —
c’est-à-dire moi en tant que conscient — est elle-même interrogative, en son origine : questionnant, je m’interroge sur moimême qui suis en train de questionner. Il n’est pas de questionnement plus fondamental que celui qui est au coeur de toute
question particulière quelle qu’elle soit et qui est en quelque
sorte spécifié par cette activité questionnante elle-même.
Or c’est en réponse à un tel questionnement que nous avons
dégagé les exigences d’intelligibilité et de fidélité.
Il s’ensuit donc qu’elles sont fondamentales en toute
recherche quelle qu’elle soit. Nécessaires en sciences expérimentales, naturelles et humaines ; nécessaires en sciences
formelles, logiques et mathématiques ; nécessaires en sciences
théologiques et dans les autres sciences interprétatives ; elles le
sont aussi en philosophie. C’est même en la pensée philosophique qu’elles le sont au premier chef comme des exigences
fondamentales et absolues, en vertu de l’identité réflexive de
mon agir avec lui-même, à tout instant de son déploiement. Et
comme toute théologie, qui se veut authentiquement humaine et
donc rationnelle, surtout si elle a comme objet une révélation
transcendante véritable, dépend, au moins implicitement, d’une
philosophie, elle doit faire siennes ces exigences d’intelligibilité.
2. L’intelligibilité et la fidélité exigées en philosophie
sont d’un degré absolu, au-delà de toute limitation.
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LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
a. L’ampleur idéale des exigences.
Chaque voie de connaissance spécifie ses exigences d’intelligibilité et de fidélité. De même que tout questionnement est
nécessairement spécifié par son questionnaire, les exigences
d’intelligibilité et de fidélité seront aussi spécifiées par la nature
de la question posée, suivant qu’elle est philosophique, scientifique, religieuse ou autre. C’est au cours de l’étude de chacune
des formes de connaissance qu’il conviendra de faire ressortir les
caractéristiques de l’intelligibilité exigée en chacune. Attachonsnous à cerner dans ce chapitre la nature de l’intelligibilité en
philosophie et à en faire ressortir l’originalité en la comparant
occasionnellement à celles des autres formes de savoir : sciences
formelles, sciences expérimentales, foi.
La question philosophique est première, c’est-à-dire qu’il est
impossible d’en poser une qui lui soit « significativement » (non
« chronologiquement ») antérieure. Elle s’interroge en effet ellemême comme activité questionnante. Première, elle est aussi
ultime puisqu’il est impossible d’en poser une plus radicale, qui
aille au-delà de toute autre forme de question. La question de
« l’être » en effet, posée dans l’exercice d’être de la conscience
en toutes ses relations, ne peut être dépassée par aucune autre
question. Toutes au contraire s’inscrivent en elle. Remarquons
que c’est la même question qui est à la fois première et ultime,
car c’est en mon exercice d’être comme être questionnant que je
m’interroge sur moi-même en tant que questionnant et en tant
qu’être relationnel à tout être en tant que questionné.
La question du non-être qu’on imaginerait artificiellement
comme question sur l’au-delà de l’être n’engage en aucune
recherche car elle se détruit elle-même. Elle ne mérite donc
aucune réponse. Le terme « néant » est en effet, quant à sa
signification, un terme dépourvu d’intelligibilité véritable. Il n’a
de sens pour moi quant à sa réalité de terme, que comme association contradictoire du terme « être » et du terme « non ». Si la
négation a un sens, elle ne peut avoir ce sens qu’à l’intérieur de
l’être et non au dehors, c’est-à-dire dans la réalité de mon
expérience relationnelle d’être. Le terme « néant » résulte d’une
généralisation, dans l’ordre objectif, de la suppression d’une
chose, soit en pensée, soit par sa destruction en réalité. Or l’ordre
de la « chose » n’est pas l’ordre de l’être, réflexivement pensé et
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transcendantalement exprimé. Le terme « néant » n’a donc aucun
sens philosophique. Autre est la question de la « négation dans
l’être », la question de la négation en mon exercice d’être. Celleci, comme nous le verrons plus tard, nous conduira à une authentique intelligibilité de l’être.
La question philosophique requiert donc une intelligibilité et
une fidélité premières et ultimes, absolues. Il n’y a donc pas
d’exigences plus « hautes », pour employer une image, que celles
de la question philosophique.
b. Imperfection de toute tentative humaine
dans l’accomplissement d’un idéal.
Devant de telles exigences, il n’est pas étonnant que les
réponses élaborées par les philosophes apparaissent et apparaîtront bien relatives, c’est-à-dire bien peu propres à satisfaire
des exigences absolues. Toutefois, l’insuffisance observée des
systèmes philosophiques ne nous autorise pas à rejeter la visée
d’absolu qui caractérise l’intelligibilité et la fidélité propres à la
philosophie, ou à considérer cette visée d’absolu comme vaine et
impossible. Le faire reviendrait à apporter « exercitivement » à
une question philosophique (par exemple, la suivante : l’intelligibilité et la fidélité visées par toute question philosophique sontelles possibles, en valent-elles la peine, sont-elles vraiment
absolues ? ) une réponse qui, bien que négative dans son énoncé,
se veut définitive et absolue. Une telle réponse affirme « en
acte » la visée d’absolu de cette question philosophique, visée
d’absolu que l’on nie en « paroles », que l’on « exerce » dans la
question qui s’interroge sur elle, et que l’on suppose à la
question même, puisque la réponse, bien qu’étant un refus
d’absolu dans les termes, se veut en fait définitive et absolue.
Ainsi se révèle l’inanité de telles paroles.
Cet absolu d’intelligibilité et de fidélité est l’idéal visé et
poursuivi par tous les philosophes. C’est dans la poursuite de cet
idéal qu’ils se rencontrent, par-delà la diversité des systèmes ;
diversité rendue nécessaire de par la disproportion même entre
l’idéal qui s’impose à eux et la perfectibilité même de la pensée.
Nécessaire diversité qui fait donc ressortir l’unité profonde de
la recherche philosophique. L’effort de compréhension en
profondeur poursuivi par les grands philosophes montre combien
ils « s’accordent » dans l’unité de l’esprit humain.
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LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
Dira-t-on enfin que la métaphysique, parce que son idéal
d’intelligibilité n’est pas nettement délimité, pose des questions à
jamais insolubles ? Ce serait aussi sot que de dire que les
mathématiques ne résolvent aucun problème parce qu’on ne peut
pas construire le nombre infini.
Absolues, parce que premières et ultimes, l’intelligibilité et
la fidélité en philosophie le seront en se dépassant sans cesse.
C’est une grave méprise que d’assimiler l’idéal d’intelligibilité et
de fidélité en philosophie à un idéal fixe objectivé, ou si l’on
veut à un terme déterminé, à un degré à la fois défini et
inaccessible dans un ordre donné. Non, une telle conception
n’entraînerait qu’une suite d’affirmations absurdes sur la nature
de l’intelligibilité et de la fidélité en philosophie. En effet, on
ne pourrait s’empêcher de raisonner comme suit : ou ce point
d’intelligibilité ne peut être atteint ; alors la recherche
philosophique est vaine ; elle est une tentative contradictoire en
elle-même, puisqu’elle veut atteindre quelque chose qui en soi ne
peut l’être, bien que déterminé. Conclusion qui est inadmissible,
car elle est elle-même contradictoire, en se voulant définitive et
déterminée. Si au contraire, ce point peut être atteint en luimême, alors par quel philosophe a-t-il été atteint ? S’il n’a été
atteint par aucun philosophe, alors il faudrait conclure qu’il n’y a
encore aucune intelligence de la vérité philosophique en
l’humanité, ce qui est inexact. S’il est considéré comme atteint
par un philosophe (ou pouvant l’être à l’avenir) alors il faut
conclure qu’il n’y a plus de progrès possible en philosophie, ce
qui est également inadmissible. Si l’on suppose l’intelligibilité
philosophique déjà pleinement réalisée, alors on pourrait aussi se
demander avec Kant où la trouver et qui l’a en sa possession.
Pour éviter de telles absurdités renonçons donc à assimiler,
consciemment ou inconsciemment, le caractère absolu de l’intelligibilité et de la fidélité exigées en philosophie à un point fixe.
C’est bien plutôt parce qu’elle est une intelligibilité et une
fidélité qui se dépassent sans cesse que l’exigence philosophique
vise et atteint un absolu sans prétendre l’épuiser. Comme tout
véritable idéal pour un être historique, elle est réalisable sans être
jamais de réalisation achevée.
C’est pourquoi l’authentique recherche philosophique est
pour l’homme nécessaire, naturelle, fructueuse. Elle est une
démarche qui s’identifie avec la plus haute réalisation de nous-
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
13
mêmes dans toutes nos relations, ou du moins une démarche qui
authentifie cette réalisation à laquelle elle participe.
C. L’EVIDENCE, L’INTEGRALITE, L’UNITE ET L’UNIVERSALITE
SERONT RECHERCHEES A UN DEGRE ABSOLU.
1. L’évidence en philosophie.
a. Évidence - vérité - certitude.
Beaucoup de termes employés pour analyser la connaissance
prennent primitivement leurs références symboliques dans le
sens de la vue. Le terme « évidence » est de ceux-là. Si le
vocable « évidence » est employé par analogie, sa signification,
elle, est une donnée première qui ne se laisse ni déduire d’autres
plus fondamentales, ni construire à partir d’autres plus simples.
On ne confondra pas le terme « évidence » avec deux autres
notions également premières : « vérité » d’une part et « certitude » d’autre part, malgré l’étroite relation que ces trois termes
ont entre eux.
On peut décrire l’évidence comme la propriété d’un objet de
conscience en vertu de laquelle, cet objet apparaissant — directement ou au terme d’une recherche contrôlée et suivie — en sa
clarté propre au sujet connaissant entraîne nécessairement son
assentiment. Cette évidence de l’objet n’est pas une propriété de
l’objet, en dehors de sa relation à la conscience, en tant que
non connu, c’est en tant que connu qu’on peut parler d’un objet
évident ou de l’évidence de l’objet. Cela suppose donc toujours
une initiative de l’esprit plaçant l’objet dans l’une ou l’autre
optique de sa connaissance : réflexive, fiduciale, intentionnelle
ou autre encore. Un objet n’apparaît en sa clarté propre que
lorsqu’il est éclairé adéquatement par l’intelligence d’une
intelligibilité qui lui convient.
La vérité (dite « logique » par opposition à la vérité dite
« ontologique ») est la propriété du jugement, c’est-à-dire de
l’acte par lequel l’esprit donne son assentiment à l’évidence,
pour autant qu’en cet acte l’esprit se conforme au Réel en tant
que connu et à lui-même en tant que connaissant. Ne pensons pas
que la vérité soit la qualité, pour une « image mentale », d’être
une reproduction plus ou moins fidèle d’un objet extérieur. Elle
est un acte où l’esprit se conforme d’abord à lui-même dans sa
14
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
relation consciente à l’objet, par exemple en adoptant selon les
cas la juste attitude de connaissance, c’est-à-dire la méthode
adéquate conformément à son être relationnel. Par là il
s’accomplit comme sujet connaissant selon l’authenticité de ses
« modes de connaissance » et se conforme ensuite au Réel, c’està-dire invente, selon ses propres lois rationnelles, une
« détermination » de sa relation consciente, de telle sorte qu’elle
s’accorde avec le Réel.
La certitude, elle, est un état de l’esprit dans la mesure où il
tire satisfaction de s’être conformé à lui-même et au Réel connu
en consentant à l’évidence en laquelle il le fait apparaître.
Ces trois termes : « évidence, vérité, certitude », sont inséparables. Il n’est pas de jugement vrai, sans évidence reconnue et
qui ne soit source de certitude ; à tel point que la présence de
l’un peut passer pour un « critère » des deux autres, c’est-à-dire
un signe distinctif permettant de se prononcer sur la valeur des
deux autres. Il est toutefois préférable d’apercevoir directement
leurs relations réciproques.
En recourant à une image, nous dirons que l’évidence représente le « degré éminent » de clarté avec laquelle une réalité peut
apparaître au sujet connaissant, en reflétant l’intelligibilité que
l’esprit projette adéquatement sur elle.
La présence ou l’absence de cette intelligibilité — et donc de
la vérité qui en est la réalisation — ne relève pas de l’intransigeance du « tout ou rien ». Elle se forme progressivement en
étant le fruit d’une lente et sinueuse invention de l’esprit.
Cependant, à chaque étape ou palier, l’évidence se présente avec
un caractère propre de nécessité. On parle classiquement alors
d’évidence proprement dite — ou d’évidence objective — et
corrélativement de certitude proprement dite ou de certitude
objective. On oppose cette véritable évidence et cette véritable
certitude à une certitude et à une évidence « improprement dite »,
encore appelée « subjective ».
La certitude, qui est toujours subjective dans sa réalité, en
tant qu’état du sujet connaissant, peut être dite objective ou subjective dans son fondement, selon qu’elle repose ou non sur une
nécessité reconnue comme telle. Elle est subjective si elle n’est
pas fondée en nécessité, ou même si étant en nécessité, cette
nécessité n’est pas reconnue comme telle en Raison. L’état de
certitude subjective peut se décrire comme celui dans lequel le
sujet ne voit pas de raison de douter de ce qu’il affirme. Peut-être
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
15
y a-t-il des raisons de douter, peut-être n’y en a-t-il pas ! C’est en
raison de cette ambiguïté que le sujet ne remarque pas — ou ne
veut pas reconnaître — que sa certitude n’est que « subjective ».
Souvent aussi le sujet ne veut pas abandonner cet état parce qu’il
y trouve tous les avantages d’une véritable certitude, du moins
sous la forme d’une remarquable imitation — à s’y méprendre —
de l’accomplissement de l’esprit dans la vérité. Seul le malaise
de la menace du doute, parce qu’on ne l’a pas surmonté, peut
venir gâcher la satisfaction illusoire de la certitude subjective.
La certitude objective se décrit comme l’état du sujet qui
voit qu’il n’y a pas de raison de douter : elle est corrélative de
l’évidence proprement dite, en laquelle le sujet voit que les
choses sont nécessairement telles qu’il les voit, c’est-à-dire qu’il
comprend qu’il ne peut voir les choses autrement que comme il
les voit. Cela, il ne pourrait l’affirmer dans l’évidence subjective.
En celle-ci, il ne peut affirmer que voir les choses telles qu’il les
voit. Peut-être sont-elles telles qu’il les voit, peut-être ne le sontelles pas ! Il ne les voit pas autrement, peut-être le peut-il, peutêtre ne le peut-il pas ?
b. L’évidence réflexive.
L’évidence philosophique ne peut être que réflexive. Ce qui
apparaît selon cette voie de connaissance dans la lumière que
l’esprit projette, c’est l’esprit lui-même. C’est donc à un double
titre qu’il se conforme à lui-même : sur le plan de l’exercice de
sa pensée d’abord, ainsi que c’est le cas également des autres
formes de connaissance, mais en outre sur le plan de la
détermination de ses pensées puisqu’il ne vise pas une réalité
extérieure à lui-même, tels les phénomènes de la science, mais sa
propre réalité de sujet, active en ses relations.
L’évidence philosophique est une évidence qui est de l’ordre
de l’exercice, de l’expérience éprouvée. Il ne s’agit pas dans
l’intuition réflexive d’une expérience sentimentale ou affective,
d’un vécu psychosocial ou psychomystique, mais d’une expérience de la plus rigoureuse rationalité.
En cette voie, le sujet conscient — que je suis — ne peut
s’apparaître à lui-même sur le mode d’une « chose isolée »,
comme c’est le cas dans le cadre d’une pensée abstractive capable de considérer une chose « sur elle-même », ponctuellement
16
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
en quelque sorte, comme si elle était sans relation avec les
autres, mais seulement juxtaposée aux autres. Dans cette façon
de penser et dans le cas d’une telle « focalisation », on peut
s’attendre à rencontrer une évidence qui ne laisse rien à désirer
concernant « l’objet », puisqu’il est circonscrit « sur » lui-même.
Les évidences perceptives sont de cet ordre, les notions
mathématiques élémentaires le sont sans doute aussi en leur
domaine propre. La conscience réflexive au contraire ne peut se
saisir « dans l’isoloir ».
La clarté spécifique de l’évidence philosophique risque donc
de décevoir celui qui n’est familiarisé qu’avec l’évidence perceptive brutale ou avec celle de la mathématique élémentaire.
Elle lui laissera l’impression qu’elle se perd dans le « vague ».
Parce qu’elle n’est pas concentrée en un objet délimité, elle est
perçue comme absorbée par une obscurité infinie. Il n’est pas
possible de remédier à cette déception, en acceptant ses
présupposés qui sont : une visée « ponctualisante », l’exclusion
de l’infini, l’incapacité à penser le relationnel, une sorte
d’enchaînement et d’asservissement à la seule pensée
objectivante.
En effet, le sujet s’apparaît à lui-même comme un sujet en
relation à tout être. En se posant relationnel comme être, il se
pose en relation avec ce qui est « au-delà » des choses mais non
dans la perspective des choses, et il aperçoit de l’être ce qui
n’apparaît pas dans la chose circonscrite sur elle-même, à savoir
sa relationnalité. L’évidence ainsi recherchée en philosophie est
celle de l’éclat non d’une chose mais de la totalité de l’être en
laquelle il ne peut fixer de limite a priori et qu’il ne peut
circonscrire par décision propre à un domaine déterminé, sans
par le fait même cesser de poser une question philosophique et
donc de chercher une intelligibilité philosophique. Cela ne veut
pas dire que toutes les questions de la philosophie portent sur un
infini de l’être au-delà de mon expérience de l’être, mais aucune
question ne peut être posée de façon à exclure cette visée de
l’infini dans l’être.
L’évidence philosophique a sa clarté, non dans la lumière
précise qu’une chose me donne d’elle-même en me renvoyant
l’intelligible que j’invente pour elle « seule », mais dans
l’exercice même de mon expérience consciente de l’être en sa
relationnalité. Puisque cette évidence recherchée est celle d’un
exercice d’être, l’exigence de la pensée philosophique, qui ne
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
17
cesse de s’inscrire dans l’actualité de cet exercice, ne se contente
pas de jugements formulés dans un ordre de purs possibles
logiques ou encore dans l’ordre du vraisemblable ou du
probable. Pas davantage serait un jugement philosophique celui
qui ne pourrait être dit vrai que « pour la presque totalité des
cas... à quelques exceptions près ». Ce genre de jugement —
légitime en d’autres ordres de considération — ne peut satisfaire
l’exigence d’évidence philosophique.
L’exigence d’évidence philosophique, de nature réflexive,
est donc évidence du Réel en mon exercice d’être selon son
actualité, évidence irrécusable et récusant toute limitation et
donc toujours imparfaitement réalisée.
La nature de l’évidence philosophique et l’impossibilité de
l’enfermer en un « foyer » délimité se comprendra mieux si l’on
considère qu’elle doit s’accorder avec l’exigence d’intégralité,
telle que la requiert l’interrogation philosophique.
Cette évidence absolue doit caractériser, à titre d’exigence,
toute démarche de la pensée philosophique. Partir de l’évidence,
cheminer dans l’évidence, conclure dans l’évidence, de telle
sorte que, comme l’a vu Descartes, les déductions du philosophe
ne soient qu’une intuition développée ; mais avec Descartes nous
ne dirons pas qu’elle est comparable à celle du géomètre, ni
qu’elle accompagne chaque moment psychologique de notre
recherche.
Cette exigence d’évidence qui ne permet pas au philosophe
de s’arrêter à l’ordre des possibles et des probables ne lui interdit pas d’élaborer des « hypothèses de travail » dont il aura à
vérifier ensuite réflexivement la valeur. C’est que d’une part, sur
le plan des exigences, il s’agit d’un impératif méthodologique de
la pensée philosophique, d’autre part, sur le plan des essais
explicatifs, il s’agit d’une étape d’un processus historique et
psychologique de connaissance. C’est d’ailleurs en référence aux
exigences d’intelligibilité précisément, qu’il jugera de la valeur
de son « hypothèse de travail ».
2. L’intégralité en philosophie.
L’évidence philosophique n’est telle que si elle s’accorde
aussi avec l’exigence d’intégralité, de totalité ou de complétude.
Elle est par essence évidence de la totalité de l’être ; alors que
18
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
toute recherche autre que philosophique sera toujours partielle,
limitée à une partie de la réalité, en vertu de son optique propre.
Le philosophe, en s’interrogeant à travers lui, sur tout le Réel,
s’interdit d’élaborer une philosophie qui éliminerait de sa
réflexion soit des propriétés essentielles de l’être, telle la
relationnalité, soit des régions entières du Réel, telle la Transcendance ou le Mal, la souffrance et l’injustice.
Cela ne signifie pas que la philosophie comme démarche de
connaissance se substitue aux autres formes de connaissance.
Précisément, parce qu’elle vise la totalité de l’être à travers le
sujet en sa relationnalité, elle ne peut s’identifier aux connaissances dont la visée est partielle et limitée au « tout » de la partie.
Pas davantage la philosophie vise-t-elle à être une encyclopédie
du savoir du fait de sa visée sur le tout de l’être, car elle n’est pas
la seule voie de connaissance, même si elle est connaissance de
ces autres voies en leur exercice vécu.
Cette exigence d’intégralité ne se situe pas seulement dans le
lointain, à l’horizon de la totalité de l’être et des êtres, elle
demande un effort originel, et permanent, dans la mesure où elle
impose à la réflexion de saisir l’être, dès sa source en l’activité
humaine, tel qu’il apparaît dans toute la richesse de sa manifestation première, sans laisser s’appauvrir cette « ontophanie ». Au
philosophe, il importe de saisir l’être et non des « projections »
de l’être où il se dégraderait, appauvri dans la généralité de la
« chose ».
C’est donc à chaque niveau de sa réflexion que le philosophe
aura à satisfaire cette exigence d’intégralité : dans l’analyse des
évidences premières et dans toutes démarches pour en dégager
les implications.
Enfin si toute connaissance n’est vraiment évidente que si
elle est aussi compréhension intégrale — car alors elle ne baigne
pas seulement dans sa seule lumière, mais également dans celle
de vérités connexes — en retour il faut que cette compréhension
apparaisse « en toute évidence » comme intégrale. Tâche ardue
s’il en est, que de montrer que l’on exprime « toute » la vérité
qu’il est nécessaire d’affirmer !
Pour n’avoir pas eu assez souci de cette exigence, les
hommes ont formulé au cours de l’histoire plus d’un faux problème, chacun suivi d’un cortège de solutions boiteuses. Pour la
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
19
même raison encore, ils ont même souvent dû renoncer à faire un
peu de lumière sur de profondes inquiétudes de l’esprit.
3. L’unité en philosophie.
a. Cohérence et ordre dans la pensée.
En quête d’intelligibilité, l’homme poursuit un idéal d’unité.
Incapable d’une intuition qui actualiserait d’un seul coup son
inépuisable capacité de connaître, il admet que l’unité du savoir
humain ne peut être qu’une unité de synthèse. Cela implique
d’une part « cohérence » et d’autre part « ordre ».
On peut distinguer deux degrés de cohérence : un degré
inférieur, celui de la simple absence de contradiction (ou
compatibilité) entre les propositions affirmées et un degré supérieur (qui contient également le premier), celui de l’implication
mutuelle des propositions affirmées.
L’absence de contradiction a toujours été considérée par les
philosophes comme une condition nécessaire, mais non
suffisante du discours vrai. Elle est dite condition formelle de la
vérité et non condition matérielle (matériel : qui concerne le
contenu du jugement). L’absence de contradiction dans le
discours ne suffit pas en effet à en établir la vérité. En revanche,
un discours dans lequel apparaît une contradiction est un
discours qui, pris dans son ensemble, est faux, c’est-à-dire que
toutes ses affirmations ne sont pas vraies. Certaines sont peutêtre vraies, d’autres sont certainement fausses. Un discours faux,
parce que contradictoire, contient sans doute, outre des
affirmations fausses, des affirmations vraies mais comme
discours il ne les signifie plus, ne permettant pas par lui-même
de les distinguer comme vraies ou comme fausses. Il faut donc
reprendre toute l’enquête de vérité à leur sujet.
Étant donné la visée « d’absolu » de la philosophie, seule la
seconde forme de cohérence — incluant d’ailleurs nécessairement la première — est satisfaisante pour un philosophe. Aussi
en philosophie il n’est guère possible, sur le plan logique, dans le
cas de systèmes valables — et il serait pratiquement impossible
dans le cas d’un système accompli — de refuser ou d’ajouter une
thèse sans devoir modifier le système non seulement dans son
ensemble, mais également dans le détail de chaque affirmation.
20
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
Le sens d’une affirmation n’est complet que dans le sens du
système tout entier.
Toutefois considérons que cette unité d’implication mutuelle
ne concerne pas seulement quelques éléments ou un domaine
particulier du Réel, mais le tout de l’être. Si une compréhension
de l’être ne peut se concevoir comme intégrale et complète que
dans l’unité de tous les jugements qui l’expriment, réciproquement l’idéal d’unité qui anime la pensée philosophique ne peut
être pensé que comme exigence d’une unité intégrale et totale.
Un système philosophique ne présenterait qu’une unité
illusoire si, pour assurer sa cohésion logique, il doit frapper
d’exclusive telles ou telles données du Réel. C’est en ce sens que
Hegel a pu dire que « la vérité, c’était le Tout ». Cette unité se
doit d’apparaître en son évidence propre et d’accomplir l’évidence de soi insuffisante des vérités partielles.
La pensée d’un philosophe ne se comprend vraiment que
dans l’unité de son système mais la vérité de son système ne peut
s’affirmer que s’il est coextensif à l’unité de l’être.
Parler d’unité de synthèse, c’est également parler
« d’ordre ». Quel principe d’ordre choisir pour cheminer dans
cette synthèse ? On rencontre plusieurs formes d’organisation du
savoir. Les uns suivent des tendances irrationnelles, procédant
d’une défiance plus ou moins accentuée à l’égard de la raison ;
d’autres relèvent de principes pararationnels, dérivant d’une
préférence positive pour quelque valeur, distincte de la raison ;
d’autres encore de soucis esthétiques, mais le plus souvent
l’effort de synthèse scientifique s’accomplit suivant des méthodes proprement rationnelles.
L’ordre rationnel, qui apparaît comme l’idéal vers lequel
tend la systématisation scientifique, est un ordre d’invention
méthodique, par opposition aux tâtonnements de la recherche et
de l’invention spontanées. Par « ordre d’invention » il faut
entendre une succession de « découvertes », un enrichissement
progressif du champ de connaissance à partir de connaissances
fondamentales. Mais cet ordre d’invention n’est pas l’ordre
d’invention « psychologique », mais bien l’ordre d’invention
« méthodique ». Autrement dit, on vise à organiser les problèmes
et les solutions selon l’enchaînement naturel qui s’impose (d’une
façon plus ou moins impérieuse) lorsque l’esprit se livre à un
travail méthodique, c’est-à-dire lorsqu’il tient compte de règles
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
21
qui sont de nature à favoriser l’intelligibilité, l’évidence,
l’intégralité et la cohérence du système.
En philosophie cet ordre ne revêt pas le caractère linéaire de
la pensée logique ou mathématique qui procèdent toutes deux
par déduction à partir d’axiomes. Certes, il n’y a pas « un »
système d’axiomes absolument originel, ni « un » système
unique de déductions, mais à partir d’un système « donné », il est
possible de procéder linéairement vers une « déduction proposée ». La pensée philosophique procède plutôt par « élargissements concentriques » en lesquels s’explicite ou se montre ce
qui initialement se trouve ramassé en un centre unique, celui de
notre exercice relationnel d’être. La successivité du discours, de
la parole et plus encore de l’écriture, donne aux sauts concentriques de la raison philosophique cette allure de progression en
spirale qui brusquement rompt son mouvement d’expansion pour
repasser par son centre d’origine afin de s’assurer de la vérité de
son développement et repartir pour une nouvelle explicitation ;
c’est que dans son retour au centre d’elle-même, la pensée a
compris sous un jour nouveau son exercice relationnel d’être. De
ce fait, il lui appartient de l’expliciter de nouveau et d’une
nouvelle façon, d’une façon nouvelle mais enrichie des explicitations antérieures.
Quel ordre suivre en philosophie, si dans ce cas il faut parler
d’un ordre analogique ? Contentons-nous ici d’affirmer quelques
priorités méthodiques.
— Priorité de l’analyse réflexive des données fondamentales
de l’activité consciente sur l’analyse de toute autre activité
particulière (ou aspect particulier de l’activité) humaine ;
— Priorité de la métaphysique sur la méthodologie des
sciences et sur la morale (une partie de la morale n’étant
d’ailleurs que métaphysique du devenir humain) ;
— Priorité de la philosophie réflexive ou métaphysique sur
la philosophie « interprétative » des sciences ou épistémologie
herméneutique ;
— Priorité de la philosophie réflexive sur toute « interprétation philosophique » de doctrines religieuses ou théologie.
(N. B. Toute théologie est nécessairement une philosophie « de »
religions, mais la réciproque n’est pas vraie. Il y a en effet des
philosophies agnostiques — voire athées ? — des religions).
22
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
b. Unité et distinction dans le réel.
En implication de ce que nous venons de poser — et de
reconnaître — nous pouvons dire que l’exigence d’unité, par ce
qu’elle réclame, laisse déjà apparaître ce qu’est en elle-même
l’unité du Réel.
Permettons-nous de présenter ici déjà, brièvement, ce qui est
impliqué dans l’exigence d’unité posée par toute question. En
effet en considérant l’absence de contradiction comme un degré,
fût-ce le degré inférieur (le terme inférieur n’est peut-être pas
très heureux) d’une exigence d’intelligibilité, le philosophe
comprend déjà que cette condition dite formelle de la pensée
vraie est aussi une condition « matérielle » de l’unité du Réel
qu’il convient de « penser en vérité » selon sa totalité exercitive.
En effet, si l’absence de contradiction est condition formelle du
discours, c’est-à-dire de l’ensemble des jugements exprimés,
c’est parce qu’elle est fondée sur l’être de la pensée judicative et
c’est par l’intuition réflexive qu’il a de lui-même, que l’esprit
pose ce principe comme normatif de sa connaissance du Réel.
En comprenant que la compatibilité ou la non-contradiction
est posée comme exigence dans un acte, l’acte de questionner,
qui déjà révèle un exercice relationnel, le philosophe comprend
que la négation est condition constitutive de l’unité de l’être, et
donc que le principe de non-contradiction ne peut se ramener à
une variante du principe d’identité. Une telle réduction du
principe de non-contradiction au principe d’identité est un simple
artifice de combinaison logique, que l’on peut effectuer sur le
seul plan du langage où sont énoncés de tels aspects constitutifs
de la pensée. Ils sont en ce cas objectivés et traités comme
« choses », selon des conventions symboliques sans que l’on
s’interroge sur l’origine de l’intelligibilité de ces symboles.
Quelle structure ontologique impose à la pensée ce principe ?
D’ailleurs l’énoncé du principe d’identité lui-même « A est
A » suppose l’intelligence de la négation distinctive entre le
premier « A » et le second « A » pour qu’elle puisse être ensuite
niée. Ce n’est pas seulement la « similitude » de formes qui est
perçue mais aussi la « dualité » de formes identiques. En fait la
pensée humaine en son acte de penser ne peut penser l’identité
sans la distinction ni la distinction sans l’identité. Tout être est
pensé tout autant « un avec lui-même que distinct relativement à
un autre ». C’est là une nécessité de l’acte de penser pour autant
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
23
qu’en cet acte se manifeste une nécessité de l’être de la
conscience, antérieurement à et indépendamment de ce qu’il faut
affirmer d’une chose. Que l’aspect de cette chose qui discursivement sera affirmé le premier soit ou son identité ou sa distinction, cela n’établit pas une priorité ontologique de l’identité ou
de l’unité sur la distinction ni une priorité inverse.
Une nouvelle fois, nous voyons se poser la question du rôle
constitutif de la négation dans l’intelligibilité de l’être. Nous
disons bien « dans l’intelligibilité de l’être » au sens réflexif de
ce mot, et non dans l’intelligibilité de la « chose » ou de « l’êtrechose ». Cette question de la négation dans l’intelligibilité d’une
chose n’a aucun sens philosophique.
La négation ne peut être que rejetée hors de la « chose ». Et
si elle porte sur la chose, c’est en tant qu’elle en exprime ou sa
destruction ou un aspect de déficience et d’imperfection. Tout
autre est le rôle révélateur que la négation peut jouer dans notre
compréhension de l’être lorsqu’elle est « réflexivement » perçue
comme constitutive de l’agir conscient en son exercice d’être
relationnel.
Mais si en son degré inférieur l’exigence d’unité dans la pensée nous renvoie à la structure du Réel et à la négation dans
l’être, il en est de même de l’unité selon son degré supérieur.
L’implication logique réciproque des jugements nous « dit »
déjà, parce qu’en fait elle se fonde sur lui, que l’être même de la
conscience de soi implique l’être de la conscience autre que la
mienne, que le « soi » ne se pose qu’en tant qu’il pose
l’« Autre ». Comme nous tenterons de le montrer progressivement, l’unité de l’être est celle de la communication de l’être :
être, c’est communiquer l’être.
Sans doute, ce n’est pas la multiplicité comme telle des
concepts et des affirmations judicatives qui peut prétendre
révéler l’aspect de perfection de l’être, mais bien ce qui
appartient à la perfection de la pensée et qui se voit déjà exigé
dans l’acte interrogateur, c’est-à-dire premièrement la négation :
a) en tant que « distinction » d’abord comme condition de toute
relation — donc sur le plan logique comme condition de la
relation d’identité et de non-contradiction — et b) comme
interdiction — à cause de l’obligation normative de reconnaître le
distinct — d’identifier les « données distinctes » par le principe
de non-contradiction ; deuxièmement l’implication réciproque en
tant que rapport nécessaire — mais dont la nature n’est pas
24
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
précisée sur le plan formel mais seulement matériel de la pensée,
en fait, la communication de l’être — entre les données
distinctes.
Les trois premières exigences d’intelligibilité, celles
d’évidence, d’intégralité et d’unité s’impliquent donc mutuellement. Elles impliquent également à un autre titre la quatrième :
celle d’universalité.
4. L’universalité en philosophie.
a. La double universalité des sciences du général.
La philosophie, ainsi que toute science, est universelle en un
double sens : d’une part, d’une universalité subjective, en tant
qu’elle est commune à tous les sujets qui s’y livrent, visant une
intelligibilité valable pour tous les hommes, d’autre part d’une
universalité objective, en tant qu’elle formule des affirmations
« universelles », c’est-à-dire applicables à toute réalité d’un ordre
déterminé. Distinguons donc avec soin la question de l’universalité subjective et celle de l’universalité objective de toute
science (au sens large), car il s’agit de deux problèmes différents
bien que liés dans un troisième ; celui de l’activité universalisante propre à la conscience relationnelle. L’universalité
objective pose le problème de la valeur du raisonnement inductif.
Nous en parlerons brièvement en fin de chapitre. L’activité
universalisante de la conscience sera traitée lors de l’étude des
caractéristiques fondamentales de l’activité consciente, dans le
chapitre suivant. Ici, nous ne traiterons que de l’universalité
subjective.
En ce qui concerne l’universalité subjective, on alléguera
que la situation du philosophe est très inférieure à celle du savant
(au sens restreint du terme), du fait que la même réalité
matérielle peut être observée par tous, tandis que mon activité
consciente n’est proprement connaissable que par moi seul. Par
exemple : la même étoile peut être observée par tous les
astronomes et telle expérience peut être faite par tous les
physiciens. D’un côté la science (au sens restreint du terme)
serait donc universelle, commune à tous les savants, parce que
l’objet étudié est à la portée de tous ; de l’autre côté, au contraire
le savoir philosophique semble devoir demeurer strictement
individuel, parce que chacun ne peut étudier que sa propre
conscience.
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
25
Cette façon de voir revient à fonder l’universalité subjective
sur l’universalité objective, c’est-à-dire sur le postulat qu’il
existe des corps de même nature et que ce postulat est admis par
tous. Il y aurait cercle vicieux si l’on ne parvenait pas à saisir
l’unité des deux formes d’universalité. Mais cela ne peut se faire
que par une analyse réflexive. On ne peut en effet raisonnablement imaginer que, pour échapper à ce cercle, ce soit avec la
même goutte de mercure que les chimistes recommencent à tour
de rôle la même expérience. La physique nucléaire se serait-elle
constituée avec un seul atome ? Et la matière n’a-t-elle pas elle
aussi une certaine « histoire » qui rend la « pure » répétition
impossible ?
Pourtant la différence de situation est accessoire. Il serait
plus exact de parler d’une différence de méthodes. Mais selon
chacune le savoir véritable est à la fois singulier et universel,
« personnel et interpersonnel ».
Tout savoir est essentiellement personnel et singulier. Pour
autant il ne peut être « transféré » d’un esprit dans un autre, parce
qu’il est l’activité même du sujet connaissant. La « science
physique » est dans l’esprit du physicien. De même et à plus
forte raison la réflexion philosophique est-elle dans la conscience
du philosophe et pas ailleurs. L’œuvre philosophique est
éminemment personnelle et ne peut absolument pas se transférer.
Chacun la fait pour soi et la vit en soi. « À plus forte raison »
disons-nous, car la connaissance du savant porte généralement
sur des objets extérieurs à lui-même et sur des aspects observables des choses, tandis que la connaissance du philosophe
porte essentiellement sur sa propre conscience et sur les
caractères du Réel qui, échappant à la perception sensible
comme telle et aux instruments, ne sont accessibles qu’à la seule
« réflexion ».
Mais d’autre part tout savoir est universel, parce que chaque
sujet est théoriquement du moins capable d’une même démarche.
Chaque philosophe réfléchira sur son activité consciente comme
chaque physicien peut observer les réactions de « sa » goutte de
mercure. Admettons ici, sous réserve de preuve toutefois, la
valeur de l’universalité objective — fondée sur l’identité de
nature de consciences relationnelles entre elles — et disons que
chaque conscience, ainsi que chaque goutte de mercure est
semblable et de même nature que les autres, bien qu’entre deux
consciences il y ait bien plus d’éléments différents qu’entre deux
26
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
gouttes de mercure. Alors, si la méthode réflexive est appliquée
comme il faut, elle conduira chaque penseur aux mêmes vérités,
tout comme la méthode expérimentale conduit chaque savant
aux mêmes résultats. Cela se comprend si l’on veut tenir compte
de la différence dans l’intelligibilité poursuivie ainsi que nous
l’avons montré à propos des exigences précédentes et si l’on ne
s’arrête pas à la matérialité du discours : d’un côté une loi et une
théorie, de l’autre tout un système. Plus une vérité est parcellaire,
plus elle est un bien commun à tous ; plus elle est complexe et
donc plus véritablement vraie, moins elle fait uniformément
l’unanimité des esprits.
La pratique des scientifiques suppose que les lois de
l’expérimentation et de la logique sont les mêmes en tous les
savants. Cela est une induction pratique de l’affirmation
réflexive de l’identité des consciences selon leurs nécessités
b. L’universalité diversifiée de la vérité philosophique.
Mais alors pourquoi cette diversité de philosophies ? Cela
s’explique d’un côté par les difficultés de la réflexion et de
l’autre par celles de la communicabilité d’un tel savoir.
Le problème de l’universalité subjective de toute science ne
doit pas être confondu avec celui de la « communicabilité » d’un
savoir par le langage et encore moins avec celui de sa facilité ou
de son aisance à être communiqué et reçu.
La communication entre savants est relativement aisée,
d’abord parce que l’observation et l’expérimentation sont pour
l’esprit une démarche psychologiquement facile, ensuite parce
que le langage se prête assez bien à exprimer les données et les
résultats de l’expérimentation scientifique, enfin parce qu’il est
aisé d’en interpréter les symboles pour retrouver et refaire une
démarche expérimentale semblable à celle qui est proposée. Le
philosophe au contraire se voit astreint à une méthode « psychologiquement » pénible et rebutante, aux exigences sans mesure.
De plus il ne trouve dans le langage qu’un instrument très
imparfait qui trahit plus souvent sa pensée qu’il ne s’y conforme
pleinement, quand il ne se substitue pas lui-même à la réalité
qu’il ne devrait qu’exprimer. Le langage du philosophe, dès lors,
sera interprété parfois à contresens, souvent loin du sens qu’il est
chargé de devoir véhiculer et qui devrait conduire l’interlocuteur
à retrouver et à refaire la même démarche réflexive.
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
27
Il ne faut donc pas, ce serait une erreur, rechercher en
philosophie la même universalité qu’en science, la même uniformité de langage et la même aisance à parler un même idiome.
Cette difficulté est en retour bénéfique, obligeant à une vraie
démarche personnelle celui qui veut réfléchir philosophiquement. En disant cela nous ne voulons pas par ailleurs sousentendre que dans l’univers scientifique, toutes les discussions
seraient iréniques. Jalousie, vanité, conflit d’intérêts et volonté
de défendre des positions intellectuelles — ou d’autre nature —
acquises y font des ravages.
Cette situation n’autorise toutefois pas à penser que la
recherche philosophique soit incapable d’universalité, ou qu’elle
puisse s’en dispenser (ce qui serait encore plus aberrant) ; ni
même à affirmer, à l’opposé, que tous les philosophes disent tous
la même chose en des langages tous différents. Ce qui reviendrait
à dire qu’ils ne disent rien du tout, car seule une absence de
pensée pourrait se contenter de n’importe quelle expression.
L’universalité en philosophie est d’un autre ordre que celui
de la « formulation » où brillent les vérités mathématiques et
expérimentales. Elle est d’abord de l’ordre de la question. Tout
homme s’interroge (et il ne peut pas ne pas s’interroger philosophiquement) sur la totalité de son être, alors que tous ne
s’interrogent pas, mais seulement quelques-uns, sur les
propriétés physiques de tel ou tel corps, bien que tous doivent
s’interroger sur les objets matériels qu’ils utilisent, d’une façon
élémentaire au moins.
Elle est ensuite de l’ordre de l’agir. Si ardue que soit la
recherche d’une réponse, personne ne peut s’en dispenser.
Chacun plus ou moins loyalement s’y engage et accède à une
intelligibilité du Réel plus ou moins valable, jamais « définitive
et arrêtée ». Ce n’est pas dans une vérité « figée » et exprimée
par eux que les philosophes s’accordent, mais dans une vérité qui
se fait et qui les exprime... C’est en leur « intuition » — pour
reprendre un terme de Bergson — au point central et vivant de
leur pensée que les philosophes se rencontrent en une profonde
unanimité. La familiarité avec les grands philosophes permettrait
à chacun de témoigner de cette universalité.
On ne peut pas concevoir, sans faire preuve de naïveté et
d’inculture, que les philosophes puissent s’accorder sur un
28
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
« produit » philosophique, prêt à la consommation de masse,
emballé dans un discours standardisé. Il s’agirait là d’« idéologie ». Il n’y a pas de « catéchisme » en philosophie, ni de petit
« livre rouge ».
Elle est enfin de l’ordre de la relation. Malgré les difficultés
du « discours » philosophique, le philosophe ne peut s’enfermer
en son savoir ou le réserver à des spécialistes. Il est tenu au
contraire de faire partager à autrui la part de vérité découverte,
sans se limiter à aucun groupe. Tous les hommes se posant la
même interrogation fondamentale, tous étant engagés dans la
même recherche, tous ont droit à bénéficier de l’expérience du
philosophe. Autrement dit, la vérité qu’il découvre, étant
fondamentale, vitale, si l’on veut, pour tous, le philosophe n’a
pas le droit de la mettre « sous le boisseau », mais il a le devoir
de la proposer avec conviction.
La vérité philosophique touche notre être et le réalise. Or
notre être, parce qu’il est vraiment « nôtre », n’est pas « pour
nous » mais « pour autrui ». Toute vérité d’expérience philosophique est donc « pour autrui », pour qu’autrui s’engage dans la
même aventure. Telle est la situation assez paradoxale du philosophe : être tenu de communiquer à tous une vérité si peu propre
pourtant à être véhiculée par le langage et si peu accessible, alors
que si vitale, si peu séduisante d’apparence, en sorte que chacun
en soit l’auteur et que l’adhésion de chacun soit éminemment
personnelle. En revanche, la situation du scientifique semble plus
enviable — ou plus désolante. En effet, il peut ne s’adresser qu’à
des spécialistes et leur parler de choses si facilement
exprimables, en un langage si aisé à interpréter, pour entraîner un
assentiment qui, en dernier ressort, laisse relativement indifférent
celui qui le donne.
D. EN PHILOSOPHIE, LES EXIGENCES DE FIDELITE DOIVENT
AUSSI ETRE PORTEES A L’ABSOLU.
1. L’esprit critique en philosophie.
Dans sa recherche de l’évidence, le philosophe doit, comme
tout scientifique, faire preuve d’esprit critique et se garder de
deux extrêmes : refuser l’évidence comme le sceptique ou au
contraire tout prendre pour des évidences comme le crédule ou le
naïf.
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
29
L’esprit qui se montre critique dans sa recherche de l’évidence se montrera aussi loyal et honnête envers l’évidence même
si celle-ci est parfois — souvent en philosophie — incommodante. Cette loyauté et droiture d’esprit, le philosophe l’exercera
en tous ses actes, tout au long de sa vie. Prêt à supporter pour la
vérité, mille ennuis et tracasseries, il se disposera à témoigner
d’elle par toute sa vie et s’il le fallait, par cette ultime
protestation que serait la mort, à l’instar du croyant martyr, ou à
l’exemple de Socrate. Habituellement, au niveau des principes
généraux, le philosophe rencontre l’indifférence. Celle-ci se mue
en agressivité, lorsqu’il déduit les conséquences de ses principes
pour les conduites humaines et l’organisation des sociétés.
2. La curiosité intellectuelle en philosophie.
Etant soucieux d’intégralité, le philosophe fera preuve d’une
curiosité intellectuelle qui ne se satisfait que si, à chaque étape
de sa recherche, elle peut reconnaître en toute évidence avoir
atteint à l’intégralité de la compréhension et être alors accueil de
tout le Réel.
3. La sagesse en philosophie.
Soucieux de traduire l’unité du Réel dans un discours cohérent et méthodiquement progressif, le philosophe cherchera aussi
à promouvoir cette unité en adhérant par tout son être aux autres
êtres, avec lesquels il s’est découvert en relation. Cherchant,
dans le respect de chaque relation, à réaliser toujours plus
parfaitement cette unité, le philosophe sera alors ce que
l’étymologie voudrait qu’il soit : « ami de la sagesse », un
« sage ».
4. L’unanimité en philosophie.
Enfin le philosophe sera fidèle à l’exigence d’universalité,
cherchant à posséder, d’une même âme, une commune vérité.
Rien n’est plus opposé à l’essence d’une vraie recherche philosophique que de vouloir s’enfermer dans sa tour, fût-elle
d’ivoire... La vocation philosophique fait de l’homme un militant
de la vérité. La vérité demande à être communiquée. En effet, la
vérité, c’est l’être révélé à la conscience et l’être est
communication de l’être. La vérité philosophique n’est pas une
30
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
vérité que le philosophe « a », mais une vérité qu’il « est », la
vérité de son être. Prenant conscience que l’essence de son être
est la communication, la vérité qu’il est et vit ne peut être aussi
que communication, enseignement de vérité.
Corollaire. Discours philosophique(s) et Paroles révélées.
L’obligation du témoignage envers une double Parole de Dieu.
Ce qui est vrai de l’homme en ce qu’il a de perfection est
« éminemment » vrai de Dieu. À Dieu seul il appartient, mais il
lui appartient nécessairement, d’être « la vérité absolue » et donc
d’être « révélation absolue de vérité ». Anticipons quelque peu
sur l’ontologie, que nous exposerons dans les chapitres suivants,
pour indiquer la nature de l’exigence de fidélité envers une vérité
de révélation divine.
Une « révélation de vérité » de la part de Dieu est nécessairement et exclusivement par identité « communication d’être »
et non un « langage vocal transcriptible » à propos d’une réalité,
fût-elle la Sienne ou celle de l’homme. Dieu révèle à l’homme la
vérité de son être humain en le créant « être capable de se
comprendre en son être ». Ce que l’homme fait réflexivement et
peut exprimer aussi dialogalement en un langage humain qu’il
prête à Dieu. Créer l’homme et révéler à l’homme son être
humain, c’est, pour Dieu et dans la réalité, une seule et même
chose, pour parler couramment, bien que ce ne soit pas là une
« chose ». L’homme est donc en son être la « parole » que Dieu
lui adresse. Réfléchir avec rigueur, c’est par identité écouter
avec attention la parole de Dieu ou lui « ob-éir ». Semblablement,
mais à un autre degré, si Dieu se révèle selon son Etre divin
interpersonnel, ce n’est qu’en se communiquant personnellement, selon son « Être-Dieu », à un homme, que Dieu peut le
faire. Cet homme alors en lui-même prendra humainement
réflexivement conscience de son « Être-Dieu ». La parole de cet
homme — qui dit son Être-Dieu — et toutes les autres
expressions humaines de son « Être-Dieu », en tant qu’elles sont
humainement communiquées aux autres hommes, formeront
alors pour eux une « révélation transcendante ».
Une telle vérité de Dieu, tant en « révélation immanente »
qu’en « révélation transcendante », s’adresse à tous et est proposée à l’adhésion personnelle de tous selon la mesure où chacun
s’interroge sur son être dans la communauté historique des
hommes. Il n’est pas de vérités fondamentales — et cette vérité
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
31
de Dieu l’est — qui soient réservées à un cénacle d’initiés ou
confiées à la garde de quelques dépositaires attitrés. Toute vérité
fondamentalement constitutive de mon être comme sujet humain
— et une telle révélation de Dieu l’est — constitue par là même
tout homme, lorsqu’il en prend conscience selon les exigences
d’intelligibilité fiduciale qui la concernent, comme communicateur et serviteur (prophète et ministre) de cette vérité. Toute
présentation « sectaire » ou « réservée » d’une vérité, toute prédication pour « privilégiés » ou « prédestinés », toute prétention à
détenir des droits exclusifs sur la vérité sont « mensongères ».
Ces conduites de mise à l’écart démentent en actes ce qu’elles
affirment peut-être en paroles. Ce qui est vrai de la « vérité de
l’être », découverte réflexivement, et exprimée sur le mode
individuel de la Sagesse philosophique ou sur le mode fiducial
d’une révélation immanente, l’est en effet à plus forte raison de
tout message qui serait dans sa réalité Parole divine transcendante. Rien de la Parole divine ne peut être confisqué, c’est-àdire qu’un groupe d’hommes ne peut se l’approprier en exclusivité et la dénier à d’autres. La communion dans la vérité révélée
n’est pas fondée sur la soumission à un groupe, mais sur le
respect des exigences d’intelligibilité fiduciale. Un groupe religieux, quelle que soit son audience numérique, peut errer. En
revanche tout déficit d’intelligibilité en ce domaine porte atteinte
à la « communion », car l’exigence d’universalité et d’unanimité
ne peut se réaliser sans celles d’évidence et de discernement,
d’intégralité et de curiosité, d’unité et de sagesse.
Prétendre en outre que cette confiscation ou monopolisation, sous la forme d’un prétendu droit à « la seule et juste
compréhension » est une mission divine exclusive, c’est
atteindre, inconsciemment sans doute et même avec sincérité et
aussi approbation collective, le comble de l’escroquerie et de la
supercherie intellectuelle dans l’ordre de la recherche de la vérité
de Dieu, alors qu’il n’y a et ne peut y avoir en conscience qu’un
devoir de comprendre et d’adhérer, selon une invention
d’intelligibilité toujours plus adéquate, à une telle révélation,
transformatrice de notre vie. Prétendre « être choisi » pour cela et
« mis à part » de ceux qui ne seraient pas choisis, c’est rabaisser
la liberté divine au plan des déficiences de la liberté humaine.
C’est rendre Dieu sectaire, transportant en Lui nos sectarismes
qui occultent sa générosité. Une telle idée de Dieu n’est plus
32
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
assez digne de Dieu. Il faut s’élever au-dessus d’elle et inventer
celle d’un Dieu d’absolue communication.
Toute vérité connue, philosophique, scientifique, ou de foi
place donc l’homme en situation de liberté souveraine en
laquelle nécessairement, il se fait l’obligation de la communiquer
telle qu’elle le demande selon les exigences bien spécifiques de
chacune.
II. LA REFLEXION PHILOSOPHIQUE
Réflexives sont les vraies questions philosophiques. Tandis
que réflexivement se révèlent en elles leurs exigences propres, il
devient clair aussi qu’elles ne pourront être satisfaites que par
une authentique poursuite de cette même initiative réflexive qui
les a fait naître. L’esprit résout en lui-même les questions qu’il se
pose à son propre sujet. Si nécessairement l’esprit se questionne,
nécessairement aussi il peut y apporter réponse.
A. LES « INFLEXIONS DE LA PENSEE » COMME APPROCHES
DE LA REFLEXION.
Les dictionnaires de la langue française usuelle ne donnent
pas de signification philosophique au mot « réflexion », ni au
verbe « réfléchir », mais ils en reconnaissent une à l’adjectif
« réflexif ». Dans leurs sens courants et comme synonymes de
« méditer, penser, etc. », les termes « réflexion, réfléchir »
renvoient à des formes de pensée — ou d’action — qui
s’opposent à l’instinctif, à la perception nue, au jugement
arbitraire, à la réaction incontrôlée, à ce qui d’une manière ou
d’une autre témoigne d’un défaut ou d’une carence de la pensée.
L’Encyclopædia Universalis (Thesaurus, édition 1980,
présente l’analyse réflexive dans les termes suivants :
page 1762)
A la suite de Jules Lagneau, disciple de Lachelier, on appelle « analyse
réflexive » l’analyse qui consiste à réfléchir sur n’importe quelle pensée en
vue de dégager les conditions de toute pensée, de découvrir les caractères
essentiels de la pensée ; remontant de condition en condition, elle retrouve ce
qui fait l’unité de la pensée, sa nécessité, son universalité, sa spontanéité, son
autorégulation. C’est par là que l’analyse réflexive, centrée sur les problèmes
de la perception et du jugement, débouche sur des problèmes de philosophie
générale (y compris le problème d’un Dieu de la raison). Historiquement,
l’analyse réflexive a été liée à l’idéalisme, au primat du « Je pense » professé
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
33
par Descartes et par Kant. Mais certains auteurs parlent d’analyse réflexive,
de méthode réflexive, en un sens indépendant. Au lieu de porter sur la pensée,
l’analyse réflexive peut porter sur l’action. Il y a alors analyse par voie de
réflexion, en vertu de l’acte second qu’est toute reprise réfléchie. Cette
analyse restitue toutefois les composants et dégage, en le préservant, le fondement de l’agir vécu ; elle ne reconstitue pas par voie abstraite ce qui n’est
posé que de façon globale et concrète, en vertu d’une initiative synthétique
dont aucune réflexion analytique ne rend compte. Ainsi comprise, l’analyse
réflexive se rapproche de la resolutio ou de la reductio médiévales, qui
consistaient à ramener une notion, ou une réalité, à ce qui la fonde.
Comme terme philosophique, le mot « réflexion » est donc
« traditionnellement » compris comme le « retour de l’esprit », à
partir d’un objet atteint en un mouvement de « première intention » et en une action « directe », vers l’acte propre du sujet, et
vers le « moi » lui-même. La réflexion sera considérée comme un
« mouvement de seconde intention ». Les auteurs de cette vue
classique et scolastique reconnaissent bien que la conscience
accompagne l’accomplissement de nos actes posés en « première
intention », mais elle se situerait en un arrière-fond à peine
remarqué, n’ayant « d’attention » que pour l’objet affirmé. Ils
appellent alors « réflexion » l’attention consciente qui se porte
ensuite, en seconde intention, sur les actes propres du sujet. Cette
démarche conduit, dans le cadre d’une conscience réflexe
achevée, jusqu’aux concepts et jugements réflexes, dans lesquels
nos actes et leur déroulement propre deviennent « objets » d’une
pensée et d’un jugement explicite.
Des « réflexions » peuvent être pratiquées en des sens peu
rigoureux, selon le schéma d’une « reprise » de l’action accomplie ou d’un déplacement du « regard » de la conscience, allant
de l’objet qui est d’abord au centre de ce « regard », vers ce qui
était en arrière-fond, vers les actes du sujet qui concernent cet
objet et vers le sujet lui-même, regardé à son tour en quelque
sorte comme « objet ». On peut en concevoir plusieurs sortes.
— Il y a d’abord la « réflexion psychologique » qui se dirige
vers ces actes que l’on attribue aux divers pouvoirs de l’âme :
perception, représentation, pensée, vouloir, etc. ;
— Il y a ensuite la « réflexion logique » qui porte son
attention sur les formes abstraites de la pensée et leurs rapports
aux objets. On s’interroge sur les concepts et la manière dont ils
se rapportent, dans l’acte judicatif, aux objets, ainsi que sur les
relations logiques entre concepts, notamment leurs enchaînements dans le raisonnement, et la façon dont elles peuvent
34
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
convenir aux objets. Les auteurs traditionnels considèrent ces
relations qu’étudie la logique non comme des objets réels, mais
seulement comme des « choses de la pensée » ;
— Il y a encore la réflexion qualifiée d’« ontologique », qui
consisterait dans un « retour complet de l’esprit sur lui-même »
(reditio completa). À partir des réalités données dans le sensible
l’esprit reviendrait totalement sur lui-même et rejoindrait l’être
de ses actes et le sien propre. Ainsi par ce retour complet l’esprit
porterait à un niveau de conscience explicite la possibilité et la
réalisation d’une connaissance vraie comme « adéquation de la
pensée avec l’être ». La pensée accéderait à l’être par réflexion
complète sur elle-même et rendrait ainsi manifeste l’orientation
vers l’être de ses jugements ;
— On pourrait aussi considérer une « réflexion morale »
dont le but est de fonder en raison, suivant l’ordre du monde,
l’obligation de faire le bien et de déterminer les valeurs qui le
spécifient dans la complexité des situations de la vie.
En rapprochant cette vision classique, plutôt scolastique, et
la philosophie de Kant, certains auteurs néo-scolastiques ont vu,
dans ce dit « retour » de l’esprit sur lui-même, une démarche
transcendantale de la pensée. Que vaut ce rapprochement ?
Prennent-ils vraiment en compte l’avertissement de Kant, à
savoir que l’on ne peut faire de métaphysique dans l’ordre d’une
pensée objective tournée vers les phénomènes ? Peut-être ! mais
alors adopte-t-on, pour faire de la philosophie, une pensée différente dans son essence de la pensée objective, lorsqu’on se
contente seulement de ne plus porter son attention vers les
phénomènes mais de la ramener vers le sujet ? Nous ne le
pensons pas !
Ce qui paraît insuffisant dans ces diverses démarches, qui se
disent « réflexives », ce n’est pas qu’elles affirment la possibilité
pour le sujet de se connaître, mais que cette possibilité n’est
donnée qu’après l’affirmation de l’objet, que cette affirmation de
l’objet est ensuite pratiquement éliminée, que l’esprit se retrouve
en lui-même après s’être comme oublié lui-même dans son
détour par l’objet. Ce qui est insatisfaisant, c’est que beaucoup
d’analyses qui se disent « réflexives » s’apparentent, en raison du
décalage discursif entre l’acte second « réfléchissant » et l’acte
premier direct, plus à l’introspection psychologique qu’au
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
35
devenir d’une conscience qui s’éclaire elle-même de l’intérieur,
tout en s’exprimant en un langage communicatif.
Ces diverses démarches correspondent plus à des descriptions phénoménologiques de l’éveil et de la maturation de la
pensée philosophique qu’à une analyse de sa structure ontologique. Ce sont des démarches « inflexives » plutôt que
réflexives. En un premier temps, elles peuvent jouer un rôle
propédeutique pour amener l’esprit à se détacher de ses aliénations empiristes les plus grossières. En fait ces démarches
inflexives, proposées abusivement comme des conduites philosophiques, résultent d’une analyse attachée au langage plutôt
qu’à la pensée elle-même. De telles analyses prennent pour base
la pensée exprimée dans le langage plutôt que l’acte conscient et
libre de la pensée elle-même. Comme ces analyses sont liées au
langage et à son statut objectif, elles risquent à leur tour de bloquer la pensée philosophique au stade d’une représentation
objectivée de l’esprit. Il faut donc franchir l’obstacle qu’elles
risquent de constituer.
B. LA REFLEXION COMME PRISE DE CONSCIENCE DE LA
RELATIONNALITE DE L’ETRE.
L’authentique pensée réflexive, comme méthode propre de
la philosophie ne peut se décrire qu’à partir d’elle-même et
l’intelligence que nous pouvons en avoir ne se distingue pas de
sa pratique. Vouloir la comprendre, c’est vouloir s’y entraîner.
Tout discours en termes de « représentation » — et donc le mot
de réflexion lui-même, nous le savons — est inadéquat pour
exprimer l’intelligibilité que la conscience acquiert en ellemême, de son être relationnel.
« Réfléchir », ce n’est pas méditer ou considérer, même avec
attention ma manière d’agir propre ou celle des autres. « Réfléchir », ce n’est pas ramener sa pensée à soi, être à soi-même son
propre objet de connaissance, ni analyser un sujet soigneusement
déconnecté au préalable de toute relation, mais c’est pour chacun
coïncider, en immédiateté de sens et de réalité avec son agir
même, selon ses composantes relationnelles ; c’est se saisir en
immédiation avec soi-même en une activité où nous sommes
source et terme de relations ; c’est expérimenter, en l’unité du
« moi » cette présence d’un « agir » à lui-même en toutes ses
dimensions.
36
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
« Réfléchir », c’est prendre conscience de son acte et de ses
relations au moment où on les exerce ; c’est être présent à soimême, en son activité — essentiellement relationnelle — au
moment de son surgissement dans l’être et en dégager toutes ses
nécessaires composantes, selon leurs relations propres. Malgré sa
signification étymologique, le terme « réflexion », en son sens
fort, indique une présence de la pensée à elle-même, non seulement par un retour sur elle-même, une reprise de son action —
car par une telle démarche, elle s’isole en elle-même — mais en
immédiateté d’être et d’agir, en laquelle elle se reconnaît
relationnelle.
La recherche des conditions a priori de possibilité ou
d’intelligibilité d’une activité relève encore de la démarche
inflexive. Mais la découverte de ces conditions suppose une
intuition réflexive explicite en laquelle ces conditions se révèlent
comme des nécessités constitutives de l’être. Applicable à
l’action de l’homme, la question de ces conditions l’est aussi à
l’action de Dieu pour autant que son action est à la source de
notre être. Ainsi il est pleinement légitime de poser la question :
quelle est en Dieu la condition de possibilité d’une action
créatrice telle qu’elle pose sa créature en statut de distinction par
rapport à lui ? Une telle question ne peut cependant pas naître, si
l’on s’interroge sur une activité qu’on observe en spectateur, et
qui peut en ce cas être pensée seulement en son état potentiel.
Dans ce cas on reste dans l’ordre phénoménal et l’on n’accède
pas au plan de l’être en acte. Mais ce « phénoménisme » de notre
interrogation sur Dieu 1 est-il compatible lorsqu’on s’interroge
sur Dieu à partir de notre expérience d’être et donc dans la
permanence de son acte créateur en dehors duquel il nous est
impossible de le penser ? Certes non ! La question des conditions
a priori de possibilité d’une action divine s’impose au contraire
à notre réflexion, si nous voulons élaborer une idée de Dieu qui
ne soit pas humainement trop déficiente.
_______________________
1. Par exemple, si l’on s’arrête au symbolisme de l’artisan potier ou à un autre,
puisqu’ils sont tous objectifs en tant que symbolismes, même celui de « paternité ». —
À moins qu’on ne comprenne la paternité comme une activité relationnelle toujours en
acte. Il est en effet possible de se représenter l’homme-artisan en d’autres moments
que dans l’exercice de son art. Aussi le symbolisme ne doit pas être ontologisé dans
son caractère factuel et sa dimension de contingence, mais à son propos il convient de
chercher les conditions de possibilité de l’activité qu’il suggère, même si en tant que
symbole il n’exige pas cette recherche. Seule la réflexion qui transcende le symbole
sera sensible à cette exigence.
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
37
La réflexion, comme pensée philosophiquement rigoureuse,
non seulement rejette toute forme d’empirisme, mais refuse aussi
le présupposé « isolationniste » de l’idéalisme : à savoir celui
d’un sujet enfermé en lui-même et principal « objet » de sa
pensée. Que cette « solitude » soit admise ou comme donnée initiale ou comme le terme prétendu d’un accomplissement, cela
importe peu, car dans les deux cas toute situation relationnelle
implique selon la pensée classique une imperfection pour l’être
qui s’y trouve. Par son empirisme rémanent, ce présupposé
marque l’insuffisance des philosophies idéalistes. Celles-ci doivent être libérées de cette entrave.
Se donner en effet du sujet, que chacun est en lui-même, une
représentation en laquelle il se trouverait, non seulement comme
« abstrait » de son réseau de relations particulières — ce qui est
requis au plan transcendantal de la pensée — mais élevé audessus de toute relationnalité en raison de sa propre « substantialité », revient en fait à se donner de soi-même, en tant que
sujet, une image objectivée, statique et comme découpée et
arrachée à la trame de l’être. S’il s’avère possible de reconnaître
encore, dans cette image objectivée du sujet, certaines de ses
propriétés constitutives, on n’est plus assuré de pouvoir les y reconnaître toutes et donc de garantir l’intelligibilité du discours
tenu à son propos. Si en outre la relationnalité du sujet n’est pas,
dans cette objectivation, valorisée autant que sa substantialité,
c’est parce qu’il n’est pas possible de s’en donner une « représentation », comme on le fait pour la détermination ou « forme »
d’une chose. C’est parce que la relationnalité du sujet, sur le plan
d’une intelligibilité de la représentation — dans le cadre d’une
pensée objective ou objectivée — apparaît, sans être toutefois
tenue pour un pur néant, comme à l’opposé de la substantialité
du sujet, qu’elle n’est pas retenue par les philosophies classiques
comme constitutive de l’être même du sujet.
C’est un manque de vigueur — ou de rigueur — de la pensée
réflexive — laquelle s’est pourtant déjà remarquablement épanouie dans les philosophies idéalistes — que de ne pas voir que
la relationnalité du sujet conscient est consubstantielle à sa substantialité ou que sa substantialité est tout entière relationnelle.
La réflexion se distingue donc totalement de l’attitude
d’observation et d’expérimentation, propre au scientifique. Cela
38
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
se comprend aisément. Mais qu’elle se distingue tout aussi
radicalement de l’attitude introspective, cela s’aperçoit beaucoup
plus difficilement. Par introspection, je regarde, comme un
observateur, mes actes passés, les décrivant, les analysant, les
classifiant, les expliquant les uns par les autres... Je m’objective
en quelque sorte, je me « projette » devant moi. Qu’est-ce que je
« projette » ainsi ? Des aspects de moi-même, donc des abstractions, mais jamais mon être dans toute sa richesse et sa densité.
L’analyse introspective — propre à une forme de psychologie —
ne peut donc me donner une connaissance plénière de mon être.
De plus l’introspection introduit toujours un certain décalage —
si minime soit-il — entre celui de mes actes que j’analyse et mon
acte d’analyser lui-même. Je ne saisis que des fragments de
passé, au travers de ma mémoire. C’est donc un « souvenir
d’acte » que je saisis et non plus un acte au sens strict,
j’appréhende une immobilité au lieu d’un mouvement.
L’introspection ne me donne accès qu’à des images de moimême et non à moi-même en ma réalité active relationnelle.
Par ailleurs l’exercice même de l’introspection — comme de
tout autre acte — suppose la « réflexion » comme attitude essentiellement propre à la conscience. En effet je me saisis moimême comme celui qui est en train d’analyser tel ou tel aspect de
sa vie psychique. En outre ces aspects de mon être que j’observe,
je les reconnais comme étant de moi, comme procédant de moi.
Comment le saurais-je, si je n’avais saisi l’acte qui les a fait
naître, si je ne m’étais en quelque sorte saisi moi-même comme
leur ayant donné d’être par mon agir ?
Dans la conduite introspective — et de façon plus générale
dans tout devenir — la conscience se saisit elle-même comme
mémoire, c’est-à-dire qu’elle se saisit elle-même comme étant ce
qu’elle s’est faite par ses actes. De même dans tout projet, elle se
saisit comme devant être ce qu’elle se fera.
Mémoire et prospective sont deux aspects de la conscience
qui tous deux postulent également sa relationnalité. Celle-ci est
le fondement de sa temporalité et de son historicité. On saisit
immédiatement qu’une analyse philosophique qui, par préjugé
objectiviste, éliminerait au départ la relationnalité de la conscience, ne fût-ce que pour la mettre entre parenthèses au plan
transcendantal, ne pourrait plus prétendre satisfaire les exigences
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
39
d’intelligibilité elles-mêmes réflexivement reconnues. Elle ne
serait plus intégrale et ne pourrait plus rejoindre l’unité du Réel.
C. REFLEXION EXERCEE ET SON EXPRESSION CONCEPTUELLE.
1. L’intelligibilité philosophique ne se réduit pas
à des représentations.
L’intelligibilité philosophique s’enracine en un « agir relationnel humain », c’est-à-dire dans un exercice d’être relationnel
humainement déterminé. À un triple titre, comme exercice,
comme relationnel et comme humain, l’être dont parle le
philosophe et dont il fait en lui-même l’expérience, n’est pas
« représentable ». Il n’est pas représentable comme « exercice »
d’abord, car il ne se présente pas sous l’aspect d’une « forme »,
bien qu’il soit déterminé puisqu’il est d’essence humaine.
Comme « humain » ensuite, il n’est pas représentable, car il ne se
présente pas comme une chose, ou une « quasi-chose » face à
l’esprit et ne demande pas à y être représenté par une image ou
une idée — si tant est que connaître une chose, c’est en avoir une
image mentale, reçue ou innée ! Enfin comme relationnel, il
n’est pas représentable, car il ne se laisse pas circonscrire « sur
lui-même », telle une silhouette en son horizon propre, ni
confondre avec ce qu’il n’est pas, tel un filigrane évanescent. Sur
le plan psychologique, une telle intelligibilité contraste en tous
points avec celle qui se présente spontanément à la conscience
dans les données immédiates de la perception externe et interne.
Ce statut propre de l’intelligibilité philosophique que Kant
souligne de façon singulière, en lui refusant l’appellation de
« connaissance » pour en faire l’objet d’une « foi rationnelle »
n’a cessé de fasciner, de méduser aussi parfois les philosophes.
Un tel statut explique à lui seul la difficulté de l’entreprise
philosophique. Proche de la pensée de Kant sur ce point, nous
appellerons cependant l’intelligibilité philosophique « une
connaissance », non pas une connaissance « objective », mais
une connaissance « réflexive ». Nous garderons au terme « foi »,
un sens plus traditionnel. Toutefois, nous reconnaîtrons à la
conduite humaine qu’il désigne un autre statut que celui que lui
allouent la philosophie et la théologie classiques.
40
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
2. Le langage par nature se nourrit de
nos représentations objectives.
Pour se mettre en situation d’inventer et d’exprimer correctement l’intelligibilité de son être, l’homme doit surmonter un
double obstacle. Il doit d’abord ne pas confiner son attention, ses
préoccupations, ses autres énergies psychologiques (c’est-à-dire
son activité spirituelle en tant qu’incarnée) au seul domaine du
Réel objectivement perçu, c’est-à-dire au monde des objets,
conceptualisés dans la perception, ultérieurement déterminés par
l’usage technique qui en est fait, et dont les représentations sont
exprimées en un langage appartenant lui-même au monde des
objets.
Un tel langage, s’il est d’accès facile pour tout homme, et
s’il est bien proportionné à l’utilisation des objets, est par ailleurs
totalement impropre à l’expression de la recherche philosophique. L’homme doit donc se garder d’un second obstacle. Il
doit veiller à ce que les modalités propres à la connaissance de
l’objectif ne s’étendent pas au langage et que, par le langage,
elles ne gagnent pas toutes les autres démarches de la pensée.
Nous serions en situation intellectuelle de confusion des
méthodes.
La science tout en se chargeant de transformer profondément
le contenu de ce langage lui garde cependant son intentionnalité
objective : par exemple, aux représentations perceptives immédiates, elle substitue des représentations construites (mouvement
des astres) ; ou encore ce que le langage exprime d’un seul mot,
parce que la perception le saisit comme un tout (l’être vivant), la
science le résout en un système d’éléments (organe, cellule, etc.).
La science garde donc au langage sa fonction première, celle
d’exprimer une pensée représentative du Réel objectif, appréhendé par « entités », en quelque sorte « ponctualisées », soit
dans ses éléments plus ou moins simples, soit dans ses
ensembles plus ou moins complexes. Ce langage qui initialement
exprime une pensée représentative, s’il est à son tour compris, en
raison de sa réalité objective, dans les catégories de la
représentation sera tenu pour un ensemble de signes
correspondants aux images de la réalité imprimées en l’esprit,
comme seraient portés à le penser les empiristes ou selon une
perspective idéaliste, comme une sorte de miroir dans lequel
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
41
l’esprit observerait sa propre configuration. Le langage apparaît
ainsi comme la base « objectiviste et empirique » de l’idéalisme.
Une telle compréhension du langage conduit l’esprit à se
confiner dans l’idée qu’il n’y a de « vérité que représentable »
et à se fermer ainsi à l’essentiel de l’intelligibilité philosophique,
car en en usant il pensera sa propre réalité sur le mode du
« représentable ».
Pourtant si l’esprit ne se résigne pas à s’enfermer dans les
limites de son expérience objective — en laquelle d’ailleurs, il
montre son génie inventif — mais s’il veut aussi exprimer sa
réalité propre en une communication socialement partagée —
tout en utilisant un langage dont il ne remet pas en cause les
limites représentatives — il se verra contraint à son insu à « se »
penser, alors qu’il est « sujet », selon les « normes » représentatives dans lesquelles il pense les choses-objets. Le langage,
en raison de son inertie représentative, prolongera dans
l’idéalisme les catégories de l’empirisme et de l’objectivisme. Il
viendra renforcer la tendance de l’esprit à se donner de lui-même
une image en laquelle il se « projette » et dans laquelle il ne peut
que se reconnaître un statut de « solitude », un statut « d’être
juxtaposé » à d’autres semblables.
3. La « réflexion » doit transmuter le langage objectif.
Si l’homme est capable de penser, ce n’est pas par un pouvoir autre que celui de sa pensée. S’il est capable de pensée
réflexive, ce n’est pas par un pouvoir autre que celui de la
conscience en tant qu’elle est réflexive, apte à s’épanouir comme
présente à elle-même en son agir relationnel. Ce n’est donc pas
l’affirmation de « l’objet » qui le retiendra de s’affirmer comme
« sujet », d’abord à côté de l’objet, comme s’il était un objet, et
en un langage approprié aux objets, donc inapproprié à sa propre
affirmation.
Cela l’a d’abord conduit à penser que comme sujet, il était
inexprimable, ineffable, qu’il ne pouvait se connaître rationnellement — dans la mesure où seul le langage représentatif était par
lui tenu pour rationnel — mais seulement par des voies autres :
celle de la poésie, d’une intuition pure, ou d’une révélation.
Toutes les solutions de ce genre — qui marquent un progrès en
soulignant l’insuffisance du seul compte rendu « objectif », ou
42
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
objectivé de ce qu’est la réalité du sujet — n’orientent pas de
façon décisive la pensée de l’homme. La pensée réflexive
requiert, comme la pensée objective, parce qu’elle est également
incarnée, de s’exprimer en un langage adéquat, non pas en un
langage qu’on s’imaginerait empiriquement comme préexistant,
mais en un langage qu’elle construirait adéquatement au fur et à
mesure de son propre accomplissement.
Philosopher ce n’est pas « faire un puzzle » — sensé expliquer l’homme — avec des éléments préfabriqués par la pensée
commune et les opinions des autres. Aussi lorsque l’homme veut
exprimer en un discours explicite son activité relationnelle de
conscience et de liberté, il ne dispose au départ que du langage
« fait pour les choses » et des catégories de la représentation
objective, auxquelles il ne veut pas — ne doit pas — se confiner.
Ce langage représente sur le plan de sa détermination (dans son
vocabulaire par exemple) un double piège pour la pensée philosophique : celui de la représentation comme présentation de
déterminations et celui de l’objectivité initiale de ses diverses
représentations.
Le langage philosophique tentera donc d’éviter ce double
piège, en se référant de façon permanente à une double
procédure rectificatrice : celle du symbole et celle de l’analogie.
La rectification par symbolisme (utilisation de symboles : métaphore, allégorie) permet de transmuter le sens d’une représentation objective particulière et de la charger progressivement
d’une signification réflexive stricte. La rectification par
analogisme (utilisation d’analogies : paraboles, proportionnalité
soit comparaison de rapports entre éléments représentés) permet
à la pensée dont le pouvoir ne se limite pas à l’intelligibilité de
caractère représentatif et déterminatif, de s’exprimer — même sur
le plan des déterminations du langage — par le truchement de
termes qui individuellement considérés n’expriment pourtant que
des « représentations », mais qui accordés entre eux selon des
relations définies permettent de conduire à l’intelligence des
relations qui relèvent de l’exercice de l’activité consciente et de
ne pas s’arrêter à ses seules déterminations symboliquement
représentables. Ainsi se construit progressivement un langage
qui exprime « un surcroît » au « représentable », un surcroît qui,
lorsqu’il n’est pas reconnu réflexivement, est souvent appelé
« mystère », accepté avec respect ou rejeté comme irrationnel.
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
43
III. DIALECTIQUE DE PROGRES DE LA REFLEXION
ET AJUSTEMENT DES TECHNIQUES D’EXPRESSION
A. L’ETERNEL MODELE SOCRATIQUE.
A travers la haute figure de Socrate, qu’il immortalisa dans
ses dialogues, Platon dessine les deux phases de toute recherche
philosophique. D’abord il faut dégager l’esprit de tout ce qui
l’encombre et fait obstacle à la recherche de la vérité. C’est ce à
quoi vise l’ironie socratique. Ensuite il faut amener l’esprit à
découvrir la vérité qu’il porte en lui. En cela la maïeutique
socratique fraye la voie à la réflexion. Au travers d’un symbole,
elle en est la première expression technique. Sous la démarche
socratique se laisse deviner une conception de l’être et de la
connaissance que la philosophie au cours de son histoire ne
cessera d’approfondir. La pédagogie de Socrate a ouvert une
perspective sans lui avoir fixé d’horizon. Selon l’orientation
ainsi reçue, nous pouvons indéfiniment progresser.
1. L’ironie socratique.
L’interrogatoire (ironie) socratique cherche avant tout, par
une suite de questions bien orientées, à amener l’interlocuteur,
tenant d’une thèse adverse, à se contredire ou à ne plus pouvoir
argumenter et par là à s’apercevoir qu’il ignore ce qu’il estimait
savoir. Le résultat « escompté »... est de lui faire reconnaître son
ignorance. Dans la pratique, on s’attire plutôt de l’inimitié de la
part de l’interlocuteur...
L’ignorance, lorsqu’elle est reconnue par l’ignorant, devient
une « ignorance savante », il vaudrait mieux dire « une ignorance
sage », parce que l’homme sait qu’il ignore, et le sait vraiment,
en en ayant la preuve dans la contradiction ou l’absence de
raisons valables. Entre cette ignorance que l’on reconnaît et
l’ignorance que l’on ignore, la différence est immense. Celle-ci
est une ignorance tranquille, béate, en repos, une ignorance
« quiète » ; l’autre est « inquiète » précisément parce que
consciente d’elle-même. Elle est aussi l’objet d’un premier
savoir. C’est donc elle qui est le point de départ nécessaire de la
vraie science, parce que la pensée se rend alors, une fois
44
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
désencombrée de l’illusion de savoir, désireuse de la vérité qui
est au-delà de la vérité de son ignorance. Loin d’être une absence
de vérité, c’est déjà la vérité d’une absence. Cette reconnaissance
sincère de notre ignorance restera toujours au coeur de toute
vraie question comme condition psychologique de la
reconnaissance de ses exigences d’intelligibilité.
2. La maïeutique socratique.
Socrate aimait à répéter qu’il faisait le même métier que sa
mère, l’accoucheuse Phénarète, mais sur les âmes (maïeuô : aider
à l’accouchement). L’accoucheuse n’apporte point à la mère son
enfant, mais l’aide seulement à le mettre au monde. De même, le
maître n’apporte pas du dehors la science au disciple, mais aide
seulement le disciple à tirer au clair, à s’expliciter, à se rendre visible et consciente la vérité qui est déjà en lui, implicite et
obscure.
La vérité n’est pas dans un esprit comme une chose dans une
chose, comme de l’eau dans une amphore ; et elle ne peut être
versée d’un esprit dans un autre, comme de l’eau versée de l’amphore dans la coupe. À ce compte, l’esprit du maître se viderait à
mesure que se remplirait celui du disciple. La vérité n’est vérité,
pour un esprit, que si elle est comprise et intelligible ; or elle ne
l’est que dans la mesure où il la découvre et la voit en lui-même.
Cette aide maïeutique à cet acte spirituel, comment procèdet-elle ? Par des interrogations successives, conduites judicieusement de telle sorte que la réponse à chacune soit à la portée de
celui à qui elle s’adresse, au point où en est sa pensée, et lui soit
perceptible pourvu qu’elle soit attentive à la chose. Chacune des
réponses, préparées par les précédentes, prépare les suivantes.
3. L’intuition socratique de la réflexion.
Socrate, suivi en cela par son disciple Platon, a remarqué
avec vigueur que la seule connaissance vraiment nécessaire était
la connaissance de soi et que les vérités qui nous concernaient
étaient en nous. C’était là une affirmation et de la nécessité de la
philosophie et de la nature réflexive de sa vérité.
Cette « intuition socratique » : que la vérité est en nous, est
une vérité si centrale dans la pensée de Platon qu’elle orientera la
« théorie des Idées » qui cherche, entre autres, à l’expliquer. Si la
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
45
vérité en effet est en nous, sans qu’elle soit produite par aucun
homme qui la déverserait de son esprit dans celui du disciple,
c’est parce que nous l’avons contemplée en ses formes pures lors
d’une vie antérieure et que nous nous en ressouvenons, sans nous
en rendre vraiment compte, à l’occasion de toutes nos
perceptions sensibles.
L’insuffisance de cette « théorie » vient de ce que Platon n’a
pas vu exactement de quelle manière la vérité était présente en
nous. Pour Platon en effet, la vérité est présente en nous, plutôt à
la manière d’un « contenu dans un contenant » mais sans qu’elle
puisse passer d’un contenant dans un autre. Dès lors, de ce
contenu de vérité il faut expliquer la présence et les propriétés
par une cause extérieure. Mais précisément la vérité, il faut
entendre ici la vérité philosophique, n’est pas un contenu. Elle
est présente en l’esprit à la manière d’une « activité exercée » qui
se justifie elle-même, et le symbole, l’ascension de l’âme vers le
monde intelligible doit se comprendre non comme un effort pour
s’évader du monde de notre expérience mais comme une volonté
de s’affranchir de la réduction de notre activité consciente à la
seule connaissance objective afin que s’épanouisse également
l’intuition immédiate que nous avons de nous-mêmes.
L’ascension de l’âme vers l’intelligible ne traduit pas autre
chose que la conversion de notre pensée explicite à son exercice
réflexif permanent. Celui-ci, constitutif et originel en la
conscience tout autant que son intentionnalité, s’épanouit alors
en s’incarnant dans le discours philosophique, tandis que dans le
dialogue s’actualise aussi sa dimension fiduciale.
4. Tradition progressive d’entraînement à la réflexion.
Socrate et Platon inaugurent, à partir d’une conception objectivement réaliste de nos contenus de conscience, une tradition
de projets intellectuels et d’efforts moraux pour arriver à
dévoiler ces vérités intelligibles que nous portons en nous et
qu’il nous faut réaliser en notre vie. Le projet aristotélicien pense
y arriver par une recherche de l’universel, non plus séparé
objectivement du monde, mais dégagé abstractivement par notre
activité subjective à partir du sensible particulier objectivement
perçu.
Le projet idéaliste, poursuivant l’ajustement méthodologique, trouvera dans la réalité active du sujet en lui-même la
46
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
source et le fondement des idées métaphysiques. Le projet
relationnel, quant à lui, réintroduit dans la démarche idéaliste la
conviction que le réalisme antique et médiéval avait de
l’existence objective du monde au plan de ses contenus de
conscience, mais en transmutant la signification de cette
conviction par prise en compte de la présence d’autrui au plan
de l’exercice de conscience.
En défendant l’originalité spirituelle de la réflexion philosophique contre d’une part les tendances empiristes de l’homme,
porté à ramener et à limiter la relationnalité de sa conscience à la
seule perception et manipulation du sensible matériel, et contre
l’inertie conservatrice des opinions de groupe d’autre part — ce
qui est une forme d’empirisme aussi —, tous les philosophes soulignent, quelle que soit la nature de leur projet, le double aspect
de détachement et de purification de tout ce qui fait obstacle à la
réflexion et à ses progrès d’une part et d’attachement et de
justification de tout ce qu’elle permet de découvrir d’autre part,
chaque fois qu’elle parvient à se dépasser.
La démarche de Descartes est très révélatrice de ce double
aspect. Le doute cartésien d’une part nous libère d’asservissements divers : naturels et spontanés, mais aussi culturels et
transmis, pour nous rendre aptes à reconnaître la vérité du
Cogito. Le Cogito d’autre part apporte avec lui sa justification.
Mais une telle démarche, qui nous affranchit certes d’un
empirisme objectif et même d’un spiritualisme encore impersonnel, peut à son tour, d’une part se voir investie par une nouvelle
forme d’empirisme qui vient la contrer sur le plan de l’activité
du sujet spirituel lui-même, comme le fit Locke, et d’autre part
apparaître par la suite comme un « verrou » qui ferme l’accès à
une philosophie relationnelle et nous enferme dans une réflexion
solipsiste 2. En fait ce n’est que par rémanence d’un certain empirisme dans sa pratique que la réflexion nous confinerait dans
une conception individualiste du sujet conscient et de l’Être.
———————
2. Il aurait été utile et logique, avant d’aborder l’exposé d’une ontologie relationnelle, de montrer que la démarche cartésienne du doute conduisant au Cogito, en tant
que démarche existentielle, ne ferme nullement le sujet sur lui-même, bien au
contraire. Nous l’avons fait en quelque cent cinquante pages (sur les mille cinq cent
cinquante-quatre pages de notre thèse de doctorat). Dans ce livre, nous les avons
supprimées en totalité, ainsi que les études préliminaires sur les « Princes de la
méthode » que sont avec Descartes au cours de l’histoire, Parménide, Platon, Kant et
Hegel.
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
47
Aussi Leibniz, dans la préface de ses Nouveaux essais sur
l’entendement humain redresse la notion de réflexion que Locke
avait comprise comme un « sens intérieur », comme une « perception des opérations de notre âme appliquée aux idées qu’elle a
reçues par les sens (Essai sur... livre II, chap. I —". Leibniz écrit en effet :
Car après avoir employé tout son premier livre à rejeter les lumières
innées, prises dans un certain sens, il [Locke] avoue pourtant au commencement du second et dans la suite que les idées qui n’ont point leur origine de la
sensation viennent de la réflexion. Or la réflexion n’est autre chose qu’une
attention à ce qui est en nous, et les sens ne nous donnent point ce que nous
portons déjà avec nous. Cela étant, peut-on nier qu’il y a beaucoup d’inné en
notre esprit, puisque nous sommes innés, pour ainsi dire à nous-mêmes ?
et qu’il y a en nous-mêmes : Être, Unité, Substance, Durée, Changement,
Action, Perception, Plaisir, et mille autres objets de nos idées intellectuelles ?
Et ces objets étant immédiats à notre entendement et toujours présents
(quoiqu’ils ne sauraient être toujours aperçus à cause de nos distractions et
besoins), pourquoi s’étonner que nous disons que ces idées nous sont innées
avec tout ce qui en dépend ?
Toutefois Leibniz considère encore trop ces vérités de la
réflexion comme un donné « ayant forme » virtuellement présent
en la conscience, bien que dissimulé à l’intuition spontanée, telle
une statue de marbre qui aurait été recouverte de sédiments
rocheux et qu’il faudrait en quelque sorte décaper pour l’extraire
à nouveau de sa gangue de pierre. Il faut donc poursuivre avec
Kant le mouvement de pensée qui va de Parménide, Socrate et
Platon à Descartes et Leibniz et comprendre que la vérité philosophique n’est autre que celle de l’exercice de conscience en tant
que présente à elle-même et que la tâche du métaphysicien digne
de ce nom est d’analyser les conditions de possibilité de cet
exercice en cet exercice même. Cette recherche des conditions de
possibilité d’une activité en son exercice même, la pensée
philosophique l’universalise à tout sujet conscient humain.
L’universalisation des conditions subjectives de vérité est en son
acte une induction universalisatrice objective touchant tous les
hommes et le fondement de l’induction en tant que telle.
Enfin, en une dernière et ultime hardiesse, l’homme se pose
à lui-même cette question à propos de Dieu : « Quelles sont en
Dieu les conditions de possibilité d’une action créatrice, source
d’une communauté humaine de personnes distinctes ? » L’affirmation d’une « Cause première » comme condition de notre
existence n’épuise pas la question de la possibilité ontologique
de toute activité. Cette question a une portée transcendantale.
48
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
Elle retentit encore à propos de l’activité de cette Cause transcendante que nous nommons Dieu. Elle ne trouvera de réponse,
analogique certes, que si nous parvenons à nous donner alors de
Dieu une intelligibilité selon une structure divine familiale,
structure de communication de l’être en l’Absolu interpersonnel.
B. DEVELOPPEMENT DU PARADIGME SOCRATIQUE EN
TECHNIQUES D’EXPRESSION.
Ainsi donc dans l’œuvre, paradigmatique à l’origine, de
Socrate et de Platon, nous pouvons distinguer une « intuition »
d’une part et des techniques philosophiques d’autre part.
L’intuition est cette façon personnelle du philosophe de voir
la vérité de l’être, laquelle s’impose à lui dans l’évidence de son
activité consciente nécessaire. Cette intuition anime toute son
œuvre ; elle est la source de son assurance, l’élan de son enseignement, le lien qui l’accorde avec tous les esprits ; elle oriente
et donne son sens à tout le système d’idées dans lequel elle se
développe ; elle est toujours authentiquement réflexive ; elle est
la réflexion concrète du philosophe.
Les techniques philosophiques, au contraire, ne doivent pas
être confondues avec la méthode philosophique réflexive. Sans
doute elles sont liées à l’intuition du philosophe et tirent d’elle,
en dernier ressort, sens et valeur, mais elles ne s’identifient pas
avec elle.
Parmi ces techniques, les unes sont en quelque sorte « préparatoires » à la réflexion. Elles reprennent l’intention de l’ironie
socratique. Elles conduisent, avec plus ou moins de bonheur,
l’esprit au seuil de la réflexion en le libérant plus ou moins
judicieusement de préjugés ou de dispositions qui font obstacle à
la démarche réflexive. Ce sont des techniques inflexives que
nous pouvons appeler dubitatives ou purificatives. Citons la
technique de confrontation diaporématique des opinions, technique propre à Aristote et aux scolastiques, le doute cartésien, la
critique préliminaire de Kant, la « réduction » husserlienne.
D’autres techniques, reprenant l’intention de la maïeutique
socratique, cherchent à transposer dans l’ordre de la formulation
et de l’expression la nécessité avec laquelle certaines vérités de
réflexion s’imposent à la conscience. Ce sont des techniques que
nous appellerons nécessitantes ou justificatives. Ces techniques
du discours réflexif ne peuvent toutefois tenir lieu de « méthode
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
49
réflexive ». Elles n’en ont pas la même fécondité et ne
recouvrent pas tout le champ du Réel offert à la réflexion. Qui
voudrait n’accepter comme vérités philosophiquement fondées
que celles dont l’expression se laisse justifier par une de ces
techniques, devrait au préalable montrer qu’à elles seules ces
techniques suffisent à nous donner une intelligibilité entière du
Réel, que ces techniques se justifient elles-mêmes et qu’elles
tiennent lieu de la réflexion. Une telle démonstration est
impossible car quel est le principe qui permettrait cette
démonstration sans faire appel à la réflexion elle-même ? Ces
techniques essentiellement liées au discours et donc adaptées à
une intelligibilité de la représentation sont moins appropriées
lorsqu’il faut manifester à l’interlocuteur les vérités d’ordre
relationnel.
Les techniques de justification ont pour but de faire apparaître sur le plan du langage les vérités de l’exercice de
conscience et de les y rendre manifestes. Si l’usage de la
contradiction formelle ou « contradiction dans les termes »
relève de l’ironie socratique et cherche seulement à détourner la
pensée de ses leurres et de son ignorance, la contradiction
exercée quant à elle s’efforce de servir directement à la reconnaissance des vérités premières de la philosophie. Elle se
présente sous une double forme : il y a contradiction exercée
représentative, lorsque ce qui est affirmé dans les termes d’un
discours est la négation, en tout ou en partie de ce qu’accomplit
l’activité consciente qui le construit, par exemple : je dis : « je ne
juge pas ». Il y a contradiction exercée structurale, lorsque ce
qui est affirmé dans les termes d’un discours est la négation
d’une relation nécessaire impliquée par l’activité consciente, par
exemple : « j’objecte : “je puis ne penser qu’à moi seul” ».
On peut également dire que la « contradiction in terminis »
relève de la logique formelle du discours, la contradiction exercée représentative de la réflexion descriptive et la contradiction
exercée structurale de la réflexion compréhensive. Ces trois
formes de contradiction ont entre elles une certaine analogie. En
effet, le second membre, tant de la contradiction représentative
que de la contradiction structurale, peut à son tour être exprimé
en termes du langage. Ce jugement s’opposera contradictoirement à ce qui était affirmé antérieurement. Cela ne signifie pas
que la contradiction exercée représentative et la contradiction
exercée structurale, perdant leur spécificité, se ramènent à la
50
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
contradiction formelle ; non ! L’analogie ne peut que souligner
leur originalité respective.
La fécondité méthodologique de ces trois formes de contradiction n’est pas uniforme. La contradiction formelle révèle
seulement qu’une des deux propositions est fausse et l’autre
nécessairement vraie, mais elle ne peut par elle seule ni indiquer
la proposition vraie, ni déceler la proposition fausse. Au
contraire, la connaissance réflexive de ce qui est accompli par
l’activité affirmante de la conscience ou de ce qui est impliqué
relationnellement en elle, révèle la fausseté de ce qui est affirmé
dans les termes. Par exemple au moment où je dis : « je ne parle
pas », je me contredis exercitivement ; mon acte de parler
dément ce que mes paroles expriment.
Ainsi il y a contradiction exercée et donc fausseté à nier
l’existence, l’intelligibilité ou la valeur, conjointement ou
séparément, de la conscience, du jugement, de la négation, de la
distinction, du principe d’identité, de celui de non-contradiction,
des raisonnements déductif et inductif, de la possibilité
d’affirmer la vérité, etc.
Sans doute, cette technique suppose que l’on puisse voir
— et faire voir — que ce que l’on rejette est contredit et
démenti par l’acte que l’on pose. Si la plupart des cas de
contradiction exercée représentative sont relativement faciles à
comprendre parce qu’il y a en quelque sorte moyen d’exprimer
immédiatement ce qui est fait, en un jugement réflexe, il n’en va
plus de même pour la contradiction structurale, car la relation
impliquée par l’acte d’affirmation n’est pas immédiatement
exprimable en un jugement réflexe. Il faut recourir à une
déduction régressive, donc à une suite de jugements réflexes
pour l’exprimer. La contradiction structurale correspond à un
stade plus élaboré de la réflexion.
La technique de la position exercée de la vérité généralise
l’efficacité de la contradiction exercée et en approfondit le sens.
Dans tout acte, qu’il exprime une attitude d’indifférence, de
refus ou d’accord à l’égard du réel, se trouvent nécessairement
exercées toutes les implications fondamentales de l’être. Il me
suffit d’en prendre conscience et de les formuler pour être dans
la vérité. Cette technique de l’affirmation exercée reconnaît à
tous mes actes, en tant qu’actes, le même pouvoir que la
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
51
technique de la contradiction exercée avait reconnu au seul acte
négateur : le pouvoir de révéler la vérité de par sa réalité.
Si les techniques dubitatives précèdent et conduisent à la
réflexion — au sens rigoureux —, les techniques de justification
en supposent la mise en œuvre. Inversement, la méthode réflexive
correctement appliquée réalise d’un coup le but de toute
technique de purification et accorde aux techniques nécessitantes
force et valeur justificatives.
Il faudrait ajouter à ces techniques un impératif, en guise de
clause de sauvegarde et comme rappel permanent des exigences
d’intelligibilité en philosophie, à savoir : la contrainte d’une
dialectique constante de conformité au Réel et de cohérence
logique. En effet, puisque la réflexion est un mouvement de
coïncidence de l’esprit avec la réalité, en sa réalité relationnelle
propre, la pensée ne peut être respectueuse du réel en lequel ses
relations s’actualisent, qu’en étant respectueuse de ses propres
lois. L’esprit — de chacun — reconnaîtra qu’il se fait illusion si,
croyant s’adapter au réel selon ses structures, il se fait violence
en ses propres principes. Inversement, il s’avouera qu’il ne se
respecte pas lui-même — et qu’il n’a pas exprimé correctement
ses propres principes premiers — s’il méconnaît, ampute ou
déforme la réalité selon ses relations. Mais remarquons bien que
la cohérence logique en philosophie ne se situe pas au niveau des
schèmes sensibles ou imaginatifs qui sous-tendent, dans chacun
de nos termes, le concept intelligible que nous livre la réflexion
— et la fiducialité comme forme concrète de la relationnalité —,
mais qu’il s’agit bien d’une cohérence logique de toutes les
démarches et affirmations (et omissions) portées par la réflexion
— et l’adhésion de foi théologale à une révélation rationnellement authentifiée. En outre cette fidélité au réel ne se
restreint pas à une froide objectivité de la connaissance
spectatrice du réel, ni à l’illusoire intelligibilité que je pense
découvrir dans le Réel après avoir projeté sur lui les articulations
déterminatives du langage conceptuel, mais requiert un
engagement, un consentement et une docilité au mouvement du
Réel avec lequel je cherche à coïncider en moi-même.
C. LA PHILOSOPHIE ET LE PROBLEME DE LA CONNAISSANCE.
Le problème de la connaissance peut faire l’objet des méditations du philosophe à plus d’un titre. On peut estimer qu’il s’y
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LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
intéresse parce que la connaissance est « une » des activités
humaines parmi d’autres, à côté de l’activité volontaire, de celle
de sa sensibilité, de son activité économique ou politique, etc.
On se forme ainsi l’idée que le philosophe s’intéresse à la
connaissance comme le physicien s’intéresse à un secteur particulier de la réalité matérielle : la lumière ou les fluides ou autre
chose encore. Selon cette façon de voir, la connaissance serait
une partie de l’objet de la philosophie, partie elle-même encore
décomposable et autorisant par exemple l’étude de la pensée
scientifique à travers ses étapes historiques ou l’étude de la
pensée mathématique. On pourrait même concevoir alors que les
philosophes puissent aussi étudier semblablement la pensée
philosophique, c’est-à-dire la manière de faire de la philosophie,
comme ils ont étudié la manière dont on fait la science. Dans la
mesure où une telle étude est objectivement possible, c’est-à-dire
à partir du moment où ils pourraient analyser les oeuvres
philosophiques qui ont été élaborées avant eux, on accentuerait
encore la spécialisation et le morcellement dans l’étude descriptive et analytique de la connaissance humaine, mais en même
temps on serait amené à s’interroger sur la valeur même des
différentes manières ainsi connues dont les philosophes par le
passé ont fait de la philosophie, quel qu’ait pu être l’objet de leur
méditation. L’étude spécialisée de la connaissance, perçue
d’abord comme un problème parmi d’autres, se trouve alors
traversée par une question qui rejaillit sur tous les objets de la
pensée philosophique ou, si l’on préfère, sur l’objet de la
philosophie pris dans toute sa généralité. Il y a là une
interférence surprenante entre deux préoccupations, au premier
abord très éloignées l’une de l’autre.
Mais la situation devient même paradoxale si l’on considère,
au travers de l’étude particulière précisément des œuvres
philosophiques, que c’est dès les premières tentatives philosophiques que nous voyons l’homme s’interroger sur la nature de
sa connaissance philosophique, avant même qu’il ne dispose de
systèmes constitués pour y observer sa mise en pratique. De plus
cette interrogation comme interrogation « antérieure » à toute
systématisation, en cours ou achevée, ne se démentira jamais au
long de l’histoire de la philosophie. Pourquoi ?
Remarquons donc bien que l’interrogation sur la nature de la
connaissance n’a pas en philosophie le même caractère
particulier que l’interrogation sur le travail, la politique ou même
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
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sur Dieu. Elle n’est pas une question parmi d’autres, rassemblée
avec ces dernières dans l’objet général de la philosophie. Elle est
en quelque sorte coextensive à l’objet de la philosophie ellemême sans s’identifier cependant avec lui.
Mais pour éviter d’identifier le problème de la connaissance
avec l’objet de la philosophie, et comme il ne peut pas le déborder et lui être extérieur, n’est-on pas obligé alors d’en faire
quand même un thème particulier ? Si oui, faudrait-il en conséquence renoncer à sa coextensivité à l’objet de la philosophie et
faire fi du témoignage de l’histoire qui fait du problème de la
connaissance non une question parmi d’autres, fût-elle la première, mais une interrogation permanente sans cesse reprise à
propos de toutes les autres questions ? Comment sortir de ce
dilemme qui semble nous conduire en première apparence à
sacrifier une vérité au bénéfice de l’autre ?
Il y aurait absurdité à subordonner la recherche de la vérité
au choix de l’une contre l’autre. Les exigences d’intégralité et
d’unité nous imposent de n’en négliger aucune, mais d’en montrer au contraire la cohérence. Il faut donc quitter le plan d’une
analyse « objectivante » qui situe uniquement, en les séparant, le
problème de la connaissance et particulièrement celui de la
connaissance philosophique à côté et parmi d’autres problèmes.
Il faut ensuite comprendre, en revenant vers le sujet, que le problème de la connaissance coïncide avec l’intention philosophique elle-même !
Expliquons-nous. C’est en effet par souci de penser philosophiquement d’une manière toujours plus authentique que
l’homme s’intéresse à son pouvoir de connaître et cherche à le
comprendre. De la philosophie — c’est-à-dire de la parfaite
connaissance de soi selon notre être — l’homme « cherche à
s’approcher par différentes voies jusqu’à ce qu’il ait découvert
l’unique sentier qui y conduit » (Kant), et lorsqu’il l’a découvert,
il doit sans cesse s’assurer qu’il ne s’en écarte pas sur des pistes
sans issue. Cherchant donc à se connaître vraiment, l’homme
s’enquiert aussi nécessairement si la manière dont il se connaît
est la bonne manière de se connaître. L’intention philosophique
comporte donc en permanence, et parce qu’elle est philosophique
précisément, une préoccupation de la nature et de la qualité de
cette forme de connaissance. (On pourra apprécier ici la similitude et la
différence qu’il y a entre l’étude expérimentale d’une conduite de
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LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
connaissance expérimentale qui lui est distincte et le contrôle critique
permanent de la réflexion philosophique elle-même en son propre exercice.)
Cela amène le philosophe à comparer cette connaissance de
soi aux autres formes de connaissance, principalement à la
connaissance des choses sensibles et à celle des entités logicomathématiques. Le projet philosophique implique donc toujours
et en toutes ses étapes une méditation sur la connaissance
humaine. Le philosophe ne peut se dispenser, même s’il n’étudie
pas la connaissance comme une activité particulière de l’homme
parmi d’autres, d’élaborer une théorie de la connaissance sous
peine de prétendre faire explicitement de la philosophie sans
avoir besoin de savoir comment en faire — ce qui serait une
contradiction et partant une impossibilité de faire de la philosophie. Or l’homme fait de la philosophie, donc il s’interroge sur
les voies de la connaissance, il en élabore une théorie. Le
problème de la connaissance est donc coextensif à l’objet de la
philosophie en général et à toutes ses parties, sans s’identifier à
lui, tout en pouvant également en faire partie. C’est en quelque
sorte une étude particulière, non seulement parmi d’autres, mais
associée à chacune des autres et à elle-même, c’est-à-dire sans en
omettre aucune.
Comment ces aspects s’accordent-ils entre eux ? C’est que le
problème de la connaissance peut se développer en deux temps
ou plutôt sur deux plans, comme moments permanents de l’entreprise philosophique : d’une part, comme problème général, en
tant que « problème critique », c’est-à-dire comme l’expérience
la plus achevée de la pensée qui s’infléchit vers son essence en
une recherche de « l’unique sentier » et comme surveillance
permanente d’un plan de route tandis que « réflexivement » elle
s’exprime à elle-même son essence. D’autre part, en tant que
problème particulier, comme « ontologie de la connaissance »,
dans la mesure où en s’explicitant à lui-même son essence le
sujet conscient comprend que ses voies de connaissance sont
fondées en la structure de son être. Cette connaissance réflexive
de l’ontologie de la connaissance, amenée en la pensée par la
vigilance critique, mais non pas « déduite » d’elle, augmente et
précise le pouvoir de cette dernière dans l’étude philosophique
de toutes les autres questions. Cette étude, pour être valable,
devra être « critiquement réflexive ». Ces deux moments de la
pensée philosophique se renforcent l’un l’autre. Vérités critiques
et vérités métaphysiques sur le connaître humain s’épaulent réci-
LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE
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proquement. Aussi est-ce un problème très secondaire, voire sans
consistance, que de se demander ce qui est premier de
l’ontologie ou de la critique de la faculté de connaître.
Ce qui est assez remarquable chez les philosophes qui, par
conscience professionnelle pourrions-nous dire, élaborent une
théorie de la connaissance afin de bien comprendre et situer le
savoir philosophique, c’est de voir, sous la disparité des langages, l’identité de la démarche inflexive qui, les « détournant »
des savoirs non philosophiques, non pour les rejeter, mais pour
ne pas s’y confiner, ni les utiliser contre leur nature, les amène à
la pensée proprement réflexive, et comment la réalité de cette
démarche à visée générale est une justification particulière de la
distinction des savoirs en même temps qu’une étape de la prise
de conscience de leur différenciation dans l’histoire. Nous
pouvons citer pour illustrer ces idées deux modèles : Platon dans
le cadre d’une philosophie de l’objet et Descartes dans le cadre
d’une philosophie qui se tourne vers le sujet. Ce « passage de
l’objet au sujet », indispensable pour progresser en philosophie,
ainsi que l’a fait remarquer Kant, est lui-même une démarche
inflexive et une nouvelle illustration de l’effort critique dans la
recherche de la forme de connaissance spécifique de la
philosophie : à savoir la « réflexion ». Nous aurons donc sans
cesse présent à l’esprit l’avertissement de Kant qu’on ne fait pas
de philosophie en adoptant un mode de pensée tourné par nature
vers les phénomènes.
***
Joseph Duponcheele : docteur en philosophie
Contact email : <mailto:[email protected]>
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