Les pages qui suivent sont un résumé du cours destiné à faciliter, à l’aide des notes prises au cours, la préparation de l’examen. 1 Le travail de la publicité consiste purement et simplement à communiquer à un public défini une information et une certaine disposition d’esprit qui stimulent l’action. R.H. COLLEY. INTRODUCTION. 1. Définir la communication. « Communication : ce terme a grand nombre d’acceptions. » Diderot, Encyclopédie, 1753. « Nulle part ni pour personne n’existe la communication. Ce terme recouvre trop de pratiques, nécessairement disparates, indéfiniment ouvertes et non démontrables. » D. Bougnoux. « La communication limpide et transparente est un mythe. Les messages sont souvent ambivalents, le récepteur sélectionne les données et les véritables enjeux sont souvent cachés : c’est ce que nous apprennent les recherches sur la communication depuis bientôt un demi-siècle. » J-P. Dortier. 2. De la difficulté à penser la communication. La notion de communication recouvre une multiplicité de sens et se situe en marge des savoirs. De plus, nous sommes actuellement au cœur d’une formidable prolifération des technologies de la communication et d’une multiplication des pratiques. Ce qui a pour conséquences : d’ajouter dans le débat sur la communication de nouveaux "intervenants". de faire de la communication une figure emblématique du débat théorique des sociétés de la fin du IIIe millénaire. La communication désigne un domaine pluridisciplinaire qui concerne trois grands secteurs : 1. Les neurosciences (à la frontière entre le psychologie, la psychanalyse et la médecine). 2. Les sciences cognitives qui ont pour objet de décrire les principales dispositions et capacités de l’esprit humain. 3. Les sciences sociales. Il concerne donc différentes disciplines : la philosophie, l’histoire, la géographie, la psychologie, la sociologie, l’ethnologie, l’économie, les sciences politiques, la biologie, la linguistique… 2 Pour des raisons que nous examinerons plus loin, la communication n’est devenue objet de questionnement que très tardivement. Au départ on s’intéresse uniquement aux problèmes que pose le langage humain, c’est à dire que l’on résume la communication à l’une de ses expressions, à l’un de ses médias, considéré comme résumant à lui seul toute la communication. §1. L’Antiquité et le Moyen Age : la communication, connexion au logos ou au divin. Cette interrogation sur le langage est née avec la philosophie. Dans l’Antiquité grecque, émerge un nouveau mode d’élucidation du réel, non plus basé sur le mythe, mais sur une réflexion qui se veut autonome. Il s’agit, pour l’être humain, de comprendre le monde et le rapport au monde à l’aide de sa seule intelligence. La philosophie est basée sur l’idée que le langage est porteur de vérité. Les premiers philosophes (les pré-socratiques) ont donc produit des schémas explicatifs du réel… qui bien vite vont se démarquer et même se contredire ! Les sophistes tireront les conséquences logiques de cette pluralité de discours et se présenteront comme des professeurs capables d’enseigner la défense de n’importe quelle cause et de faire triompher n’importe quel point de vue. La philosophie a donc été ainsi confrontée à une première difficulté de "fonctionnement interne". Il s’agit de déterminer comment on peut à travers le langage et la confrontation de points de vue différents faire surgir de la vérité ou, autrement dit, comment les mots sont reliés aux réalités. Nous sommes ainsi en présence non pas de l’ébauche d’une première théorie de la communication mais d’une réflexion sur la validité du langage au sein, relevons-le au passage, d’un nouvel espace politique1. La pensée de Socrate et le travail de ses héritiers Platon et Aristote vont donner une réponse au problème et donner une orientation décisive à la philosophie occidentale. La méthode socratique repose sur l’idée que la vérité surgit de la confrontation de thèses dont l’une est nécessairement vraie et l’autre nécessairement fausse. Le langage pour produire de la vérité va s’appuyer désormais sur la logique binaire issue de la démarche rationnelle de l’esprit humain au détriment de l’imaginaire. Toutefois, la réflexion des philosophes de l‘Antiquité et du Moyen Age n’a pour but que de préciser dans quelles conditions la production de vérité est possible. Même si le langage est parfois trompeur, il demeure toujours porteur de vérité : celle-ci est garantie par le divin. Le sens du monde ici-bas est toujours fondé par un niveau de Les liens entre la naissance de la philosophie et celle de la démocratie sont souvent mis en exergue. Il est remarquable que la réflexion sur la communication par le langage naisse en même temps qu’un nouvel espace de communication : la démocratie grecque. 1 3 réalité supérieur. Pendant l’Antiquité et le Moyen Age, l’utilisation du langage ne pose donc pas de problème : jusqu’à la fin du Moyen Age, on considère qu’il y a une signification universelle à l’œuvre dans le monde2. Cette signification est liée à la croyance en un ordre des choses ; un système préétabli transforme les ressemblances en analogies, les similitudes en symboles : magie et divination traduisent le langage du monde, et le christianisme n’a apporté qu’un nouveau code à cette très archaïque pensée du sacré. Le mot joue et mime le monde autant qu’il le signifie. A la fonction expressive se rattache la fonction magique. §2. 15- 16-17èmes siècles. A la fin du Moyen Age, la nature cesse d’être le champ du divin. Dieu s’en retire, l’homme l’investit. Avec l’avènement des Temps Modernes, la communication 3 devient une valeur occidentale car elle véhicule l’idée du progrès, de la diffusion de l’information, de la disparition des barrières entre les hommes. Cette valeur qui circulait dans une société jusque là fermée, va lentement investir tout l’espace public. Il est possible de montrer les différentes étapes de la constitution du champ de la communication autour d’un espace spécifique : La correspondance des Humanistes L’imprimerie et la formidable diffusion du savoir qu’elle génère. L’Encyclopédie fondée sur l’idée que l’échange des connaissances génère une "l’accélération" de la circulation et ensuite de la constitution du savoir et de ses effets sur la société. Avec les Temps Modernes s’opère une mutation radicale dans la compréhension du langage : le langage du monde cesse de se faire entendre 4. Les philosophes modernes insistent sur le fait que seul l’homme a un langage : la parole se retire de la nature et se concentre dans l’être humain, lui conférant une place privilégiée dans l’univers. « Si vraiment, dans la Création, tout nous parle de Dieu et si, par la création, Dieu nous parle, alors tout devrait être langage et signe » (Extrait d’une adaptation, faite par Xavier de Langlais, de Perceval (un épisode des Romans du roi Arthur, 12ème siècle). Pour la pensée médiévale Dieu nous parle à travers sa Création qui est le monde qu’Il nous donne à déchiffrer. 3 "Communiquer" et "communication" apparaissent dans la langue française dans la seconde moitié du 14ème siècle. Le sens de base : "participer à", est très proche du latin "communicare" qui signifie "mettre en relation, en commun". Cette mise ne commun comprend même apparemment l’union des corps ! Au 16ème," communiquer » et "communication" sont donc fort proches de "communier" et "communion". Un "communier" (substantif) est un propriétaire en commun. Jusqu’au 16ème , le sens général est donc : "partager à deux ou à plusieurs". Mais, fin 16ème, un sens nouveau apparaît : "communiquer" commence à signifier aussi "transmettre", une maladie, par exemple. A la fin du 16ème , on trouve des expressions comme : « l’aimant communique sa vertu au fer ». Au 18ème, apparaissent en science, les tubes "communicants". Ensuite les usages signifiant globalement « partager » passent au second plan pour des usages centrés sur "transmettre", c’est ce sens de transmission qui prédomine dans les acceptions françaises actuelles. Mais le sens ancien existe toujours comme, par exemple dans l’expression : "des chambres communicantes". 4 « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Pascal. 2 4 L’ancienne relation est inversée : le monde ne s’adresse plus aux humains dans une langue mystérieuse, c’est l’homme, seul, qui lui confère des signes, en lui imposant son travail et les formes de sa conscience, en le transformant et en le parlant. Dès lors la connaissance du sujet pensant devient préoccupante. On voit apparaître au siècle des Lumières des sciences nouvelles, « humaines » : psychologie, anthropologie, sexologie… §3. 18ème siècle : La découverte des échanges et des flux. A. L’école anglaise : La division du travail. (voir texte 1) « Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l’habileté, de l’adresse, de l’intelligence avec lesquelles il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu’il semble, à la division du travail. » A. Smith, Richesse des nations. La révolution industrielle qui débute en Grande-Bretagne au 18ème siècle va développer une réflexion sur la communication à partir de la généralisation du déplacement des biens et des personnes. Le théoricien de cette révolution naissante est A. Smith (1723-1790). Sa description de la « division du travail » représente un premier pas théorique, une première formulation scientifique d’une civilisation industrielle d’échanges en gestation. La communication contribue à l'organisation du travail collectif au sein de la fabrique et dans la structuration des espaces économiques. Ce concept de la division du travail sera repris par tous les théoriciens du 19 ème siècle. Dans la société nouvelle dont le commerce et l’industrie doivent se développer "naturellement", sans entrave, la division du travail et les moyens de communication (voies fluviales, maritimes et terrestres) favorisent la croissance. Au 18ème siècle, l'Angleterre a déjà fait sa "révolution de la circulation". Celle-ci commence à s'intégrer naturellement au nouveau paysage de la révolution industrielle en cours. B. L’école française. Si en Angleterre, c’est la révolution industrielle qui suscite les premières théories sur le déplacement des biens, en France, c’est plutôt à la même époque, la quête de l'unification de l’espace commercial intérieur. Dans ce royaume foncièrement agricole, héritier de structures du Moyen Age, le discours sur les vertus des systèmes de communication est fondé par la volonté de trouver des solutions à un état de carence. Pendant tout le 18ème siècle en France, on assistera à un écart entre les idées et la réalité. 5 François Quesnay (1694-1774)5 et l'école des physiocrates, inventeurs de la maxime « Laissez faire, laissez passer », que reprendra le libéralisme dans la seconde moitié du 19ème siècle, en sont la première expression. Fidèles au postulat des Lumières, selon lequel l'échange a un pouvoir créateur, ils proclament la nécessité pour le roi, despote éclairé d’un royaume encore agricole, de libérer les flux de biens et de main-d'oeuvre et de soutenir une politique de construction et d'entretien des voies de communication. François Quesnay tente d’appréhender l'ensemble des circuits du monde économique comme un « système », une « unité ». Il s’inspire de ses connaissances sur la double circulation du sang, et imagine une représentation graphique de la circulation des richesses dans un Tableau économique (1758). Dans ce tableau, il cherche à schématiser les échanges entre la terre et l’homme d’une part et entre les trois ordres qui composent la société d’autre part. A partir de cette figure géométrique en zigzag, se dégage une vision macroscopique d'une économie des "flux". La Révolution de 1789 libérera ces flux en prenant un train de mesures, ( comme l'adoption du système métrique), destinées à hâter l'unification du territoire national. Le premier système de communication à distance, le télégraphe optique de Claude Chappe, est inauguré en 1793 à des fins militaires, (voir textes 2 et 3). §4. Le 19ème siècle. La réflexion sur les échanges et des flux entamée au 18ème siècle se poursuit et évolue. A. Saint-Simon : le concept de la société comme réseau. « Tout par la vapeur et par l’électricité. » « Substituer à l’exploitation de l’homme par l’homme, l’exploitation du globe par l’humanité. » Saint-Simon. Un autre concept-clé est celui de réseau. Claude Henri de Saint-Simon (1760-1825) renouvelle la lecture du social à partir du modèle scientifique et de la métaphore du vivant. C'est l'avènement de la pensée de l'« organisme-réseau ». La "physiologie sociale" de Saint-Simon veut être une science de la réorganisation sociale, ménageant le passage du "gouvernement des hommes" à l' "administration des choses". Pour Saint-Simon, la science est la solution de tous les grands problèmes humains. La loi de la gravitation universelle doit être celle de l’univers et de la société car toutes deux fonctionnent sur le même modèle : « l’Univers est une grande montre à l’intérieur de quoi la Société est une petite montre. » Quesnay a été le médecin consultant de Louis XV. Il est le fondateur de la première école systématique d’économie politique. Il rencontra A. Smith et est à l’origine des doctrines du XIXe siècle : sur l’harmonie des intérêts de classe, sur la libre concurrence qui procurerait le maximum de bien être social. 5 6 La société est donc conçue comme un système organique, enchevêtrement ou tissage de réseaux, mais aussi comme un "système industriel" : elle doit être gérée par, et comme une industrie. Il accorde une place stratégique à l'aménagement du système des voies de communication et à la mise en place d’un système de crédit. A l’image de celle du sang pour le coeur humain, la circulation de l'argent donne à la société-industrie une vie unitaire. Pour mener à une production d'une totale efficacité, Saint-Simon préconisait d'enrégimenter les ouvriers dans une "armée du travail". « Les escouades d'ouvriers seraient commandées par les ingénieurs et les polytechniciens en grand uniforme». Cette idée de l'enrégimentation des ouvriers se retrouvera, sous des formes diverses, aussi bien chez Fourier, chez Cabet que chez Marx. De cette philosophie qui prône l’industrialisation, ses disciples retiendront l’idée que, pour hâter l'avènement de ce qu'ils appellent l' « âge positif », il faut développer les moyens de communications. Ceux-ci permettent d’organiser la production des "réseaux matériels" de la communication-transport et celle "des réseaux spirituels" (la finance). Ils créeront des lignes de chemins de fer, des sociétés de banque et des compagnies maritimes. Ils seront maîtres d'oeuvre des grandes expositions universelles. Le saint-simonisme symbolise l'esprit d'entreprise de la seconde moitié du 19ème siècle. Sa philosophie du progrès influencera aussi bien les penseurs de la mouvance socialiste (les feuilletons d'Eugène Sue et leurs idées de réconciliation pacifique des antagonismes sociaux), que ceux plus proches du libéralisme (les récits d'anticipation des mondes techniques de Jules Verne). B. Spencer : La communication comme système organique. Dans la seconde moitié du 19ème siècle, Herbert Spencer (1820-1903), ingénieur des chemins de fer converti à la philosophie, fait avancer la réflexion sur la communication comme système organique. Il est considéré comme l’un des précurseurs de la sociologie et est surtout connu pour ses travaux sur les changements sociaux. Il décrit la société à l’aide du concept de physiologie sociale. Le modèle de ce concept est celui de la mécanique, de la physique de l’énergie. L’univers est régi par des « forces ». La vie consiste en une action et une réaction incessante de forces diverses. Ces forces tendent à s’équilibrer. Mais le modèle de Spencer est développé également à partir de théories scientifiques nouvelles de son époque en biologie : - Celle de Lamarck sur l’évolutionnisme et la transmission des caractères acquis. - Celle de Von Baer sur le développement des embryons. Pour comprendre le développement de la société, il faut considérer qu’elle s’est développée comme un organisme vivant. Il y a pour Spencer une continuité entre l'ordre biologique et l'ordre social. La loi du développement organique vaut pour tout progrès. Division physiologique du travail et progrès de l'organisme vont de pair. Le concept de division du travail, théorisé par A. Smith, va se conjuguer chez Spencer, et les auteurs du 19ème siècle en général, avec une autre tradition théorique articulée 7 autour du couple croissance/développement dont les concepts sont issus de sciences de la vie. De l'homogène à l'hétérogène, du simple au complexe, de la concentration à la différenciation, la société industrielle incarne la « société organique ». Une sociétéorganisme de plus en plus cohérente et intégrée, où les fonctions sont de plus en plus définies et les parties de plus en plus interdépendantes. Spencer développe donc une sociologie de type évolutionniste. Il s’inspire de la description des organismes biologiques pour expliquer le fonctionnement des organismes sociaux, leurs appareils, leurs systèmes d’organes et leurs fonctions. Il y a dans la société trois grands « appareils d’organes » : 1. L’appareil producteur ou d’entretien. Il est à l’image du système qui accomplit l’alimentation du corps vivant ; ce sont les industries productives qui permettent la substance du corps social. 2. L’appareil distributeur. Il assure la distribution de la substance nutritive. De même que les protozoaires n’ont pas de canaux, les « sociétés inférieures » n’ont pas de canaux de commerce et d’échange. Spencer qui est ingénieur des chemins de fer de formation retrace le long cheminement des sentiers de chasse, des chemins de paroisses, des chemins à péage, des routes, du chemin de fer. Il les compare avec ce qui se passe dans le corps. 3. L’appareil régulateur. Il rend possible la gestion des relations d’un centre dominant, de plus en plus volumineux et complexe, avec les centres subordonnés. Dans le corps humain, cette fonction est du ressort du système nerveux dirigé par le cerveau. Dans la société, c'est le rôle des moyens de communication par l’entremise desquels le centre peut atteindre les parties, peut « propager son influence » (postes, télégraphes, sémaphore, télégraphe électrique, agences de presse, etc ;). Leur développement est commandé par l’accroissement de la dépendance mutuelle des parties. - Il compare les fils télégraphiques qui accompagnent les lignes de chemin de fer à des nerfs chargés d’arrêter ou d’exciter le trafic, comme le nerf qui « accompagne une artère et qui y règle la circulation ». - La poste est définie comme l’organe « véhicule de l’impulsion » qui excite ou arrête l’industrie locale. - Les dépêches sont comparées à des « décharges nerveuses » qui communiquent un mouvement d’un habitant d’une ville à une autre. C. Auguste Comte : L'histoire comme développement « Le progrès est le développement de l’ordre ». A. Comte. Alors que Spencer pense la société comme « un système organique évolué », Comte (1798-1857), lui concentre sa réflexion sur l’évolution de cet organisme, sur la notion de développement. A la différence de Spencer, il prend comme modèle théorique unique la biologie, même s’il baptise son projet sociologique « physique sociale », «science du développement social ». 8 Il formule les prémices d'une science positive des sociétés humaines, sans pour autant prêter une attention particulière aux organes et appareils de la communication. Il conjugue le concept de division du travail avec les notions de développement, de croissance, de perfectionnement, d'homogénéité, de différenciation et d'hétérogénéité, qu'il emprunte directement, tout comme Spencer d'ailleurs, à l'embryologie. L'organisme collectif qu'est la société obéit à une loi physiologique de développement progressif. L'histoire est conçue comme la succession de trois états ou trois âges : théologique ou fictif, métaphysique ou abstrait, et finalement positif ou scientifique. La « loi philosophique du progrès » de Comte conçoit l’histoire comme la « succession constante et indispensable des trois états généraux primitivement théologique, transitoirement métaphysique, et finalement positif par lesquels passe notre intelligence. »6 Cette loi explique, à la fois l’histoire générale, et celle de chacun de nous. 1. Stade théologique : il est caractérisé par une explication immature des phénomènes renvoyés à la volonté des dieux. L’esprit humain cherche les causes premières et finales. Il attribue tous les phénomènes à des agents surnaturels, à des forces mystérieuses. C’est le stade de l’enfance. Il y a des peuples-enfants comme il y a des enfants. A tous deux il faut du merveilleux, du fétichisme, des êtres chimériques. 2. Stade métaphysique : il est caractérisé par une explication qui fait appel à des catégories philosophiques abstraites. L’état métaphysique est celui de l’adolescence, celui des abstractions personnifiées. Le naturalisme (doctrine philosophique qui réfute l’existence du surnaturel), étant la limite extrême du développement de cet état. 3. Stade scientifique : il est caractérisé par une explication qui rejette toute quête d’explication causale absolue. L’attention se porte sur les phénomènes dans le but de parvenir à des généralisations soumises à la vérification par l’observation. L’idéal positiviste est de pouvoir considérer la diversité des phénomènes observables comme des cas particuliers d’un seul fait général, tel celui de la gravitation, par exemple. C’est l’âge scientifique, celui de la réalité, de l’utile, de l’organisation. Ce dernier caractérise la société industrielle, l'ère de la réalité, de l'utile, de l'organisation, de la science et du déclin des formes non scientifiques de la connaissance, même si cette évolution est loin d'être synchrone selon les disciplines. D. Le darwinisme social et le diffusionnisme. Les théories du social au 19ème siècle vont être influencées par différentes théories (toutes obnubilées par le progrès) développées pendant ce siècle : - La conception biographique de l'histoire, une histoire nécessaire, tronçonnée en étapes, sans détours ni retours, sans régression, commandée par une idée de progrès linéaire, est à l'image de celle qu'élaborent dans la seconde moitié du 19ème siècle l'ethnologie et l'économie politique. 6 A. Comte, Cours de philosophie positive. 9 - - Le darwinisme social transforme cet ordre de succession chronologique en échelle dans l'ordre moral, voire dans l'ordre des races. L’idée de Darwin que dans l’évolution ce qui est devenu inutile disparaît et ce qui est utile se développe, suppose une supériorité des derniers stades du développement sur les premiers. Appliqué à l’évolution des sociétés, ce type d’argument justifie l'idée qu’il existe des peuples « primitifs », des « peuples-enfants ». Ces derniers doivent donc attendre sous tutelle leur accession à l'âge adulte qui empruntera obligatoirement le passage par les stades à travers lesquels ont transité les nations qui se disent civilisées. De cette représentation du développement des sociétés humaines émanent les premières formulations des théories diffusionnistes : le progrès ne peut investir les territoires peuplés de « primitifs » qu’à partir des continents civilisés (schématiquement : du centre vers la périphérie). Ces théories trouvèrent leur banc d'essai dans le choc des cultures à l'ère des grands empires européens (1875-1914) et leurs artisans principaux chez les ethnologues et les géographes. E. La gestion des multitudes 1. Adolphe Quételet et la gestion des sociétés par la statistique. « L’homme moyen est dans une nation ce que le centre de gravité est dans un corps ; c’est à sa considération que se ramène l’appréciation de tous les phénomènes de l’équilibre et des mouvements ». « Le libre arbitre de l’homme s’efface et demeure sans effet sensible quand les observations s’étendent sur un grand nombre d’individus ». A. Quételet Le 19ème siècle se caractérise par l’apparition de la masse moderne. Quelle est la nature de la nouvelle société annoncée par l'irruption des multitudes dans la cité? Comment affronter cette situation nouvelle ? Comment appréhender les moyens de diffusion de masse qui lui sont corollaires. La masse se présente comme une menace réelle ou potentielle pour la société tout entière, et ce risque justifie que se mette en place un dispositif de contrôle statistique des flux judiciaires et démographiques. L'astronome et mathématicien belge, Adolphe Quételet (1796-1874) fonde vers 1835 une nouvelle science de la mensuration sociale baptisée « physique sociale ». Une science dont l'unité de base est l'« homme moyen », équivalent du centre de gravité dans le corps, à partir duquel peuvent être évalués les pathologies, les crises et les déséquilibres de l'ordre social. La société est mue par des « forces », l’homme moyen est l’unité de base d’une nouvelle science de la mensuration sociale. Autour de cette "valeur-pivot", il établit l’axe d’une science conçue sur le modèle des lois en physique. 10 En 1825, Quételet s’est fait connaître en publiant un Mémoire sur les lois des naissances et de la mortalité à Bruxelles. Cette première étude démographique témoignait déjà de son désir d’établir, à partir des résultats obtenus, une statistique morale et d’en déduire des conclusions utiles à la gestion sociale. Des statistiques sur les flux démographiques, il s’intéresse à celles sur les flux judiciaires : il calcule des tables de mortalité, il dresse ensuite des « tables de criminalité ». Il observe ainsi, ce qu’il appelle « le penchant au crime », cette probabilité plus ou moins grande qu’a un individu de commettre un crime, selon l’influence des saisons, l’âge, la condition sociale, etc. Il met en représentation cartographique les taux de délinquance en les associant à la série des autres indices de l’instabilité sociale. Ses tables de mortalité indiquent, pour les différents âges, les degrés de la tendance au crime dans les divers pays européens. Il travaille aussi sur le penchant au suicide. Il dégage ainsi les lois d'un ordre moral qui serait parallèle à l'ordre physique. A la physique sociale, Quételet demande de répondre à trois questions : 1. Quelles sont les lois d’après lesquelles l’homme se reproduit, croît en poids, en taille physique et en force intellectuelle, développe son penchant plus ou moins grand au bien ou au mal, ses passions et ses goûts d’après lesquels il produit, il consomme, il meurt. 2. Quelle est l’action que la nature exerce sur l’homme, la mesure de son influence ? Quelles sont les forces perturbatrices et les éléments sociaux qui en sont affectés ? 3. Les forces de l’homme sont-elles à même de compromettre la stabilité du système social ? Le calcul des probabilités, universalisé par Quételet, instaure un nouveau mode de gouvernement des sociétés humaines et un nouveau mode de régulation sociale. En effet l’assurance, mécanisme de compensation des risques, va inspirer en politique le souci de prévoyance. Ce qui donnera naissance peu à peu à des institutions basées sur le principe de prévention et de solidarité : caisses de maladie-invalidité, de pension, etc. Un demi-siècle après le projet de calcul des pathologies sociales par Quételet, les sciences criminelles de la mensuration humaine font leur apparition. Nomenclatures et indices servent aux juges, aux policiers et aux médecins légistes pour codifier et remplir leur mission hygiéniste de surveillance et de normalisation des classes dites dangereuses. 2. La psychologie des foules. La naissance de la masse moderne va susciter l’intérêt de la psychologie comportementale naissante. La liberté nouvelle de la presse et de réunion suscite un débat sur la nature politique de cette opinion publique maintenant libérée. Les débats qui s'ouvrent suscitent l'apparition de la « psychologie des foules ». Elle est formulée par le sociologue italien Scipin Sighele (1868-1913) et le médecin psychopathologue français Gustave Le Bon (1841-1931). L'un comme l'autre souscrivent à une même vision manipulatoire de la société. Sighele extrapole la "psychologie individuelle" à la "psychologie collective". Effrayé par la violence potentielle de la foule, il range, sous le concept de « crimes de la foule 11 », toutes les « violences collectives de la plèbe », des grèves ouvrières aux soulèvements publics. Dans toute foule, il y a des meneurs et des menés, des hypnotiseurs et des hypnotisés. Seule la « suggestion» explique que les seconds suivent aveuglément les premiers. Il décrit de nouvelles « formes de suggestion » que représentent les organes de presse, la « littérature des procès » La contagion, la suggestion et l'hallucination transforment les individus, pris dans la foule, en automates, en somnambules : c'est en des termes très semblables (au point d'être accusé publiquement de plagiat par Sighele) que Le Bon analyse le comportement des multitudes. Si le sociologue italien comprend la révolte des laisséspour-compte, en revanche, Le Bon, opposé aux idéologies égalitaristes, condamne toutes les formes de logiques collectives qu'il interprète comme une régression dans l'évolution des sociétés humaines. La foule engloutit l’individu, elle est émotive, féminine, impulsive, dangereuse, crédule. Elle s’explique par un phénomène de contagion mentale dont il faut prévoir l’influence grandissante car nous entrons, dit Lebon, seulement dans l’ère des foules7. La même contagion mentale est, avec l’hérédité, à la base des peuples, races et civilisations (lesquels ont une âme collective, plus valable que celle que l’on prête aux foules car d’elles émanent normes et lois8). En 1921, Sigmund Freud (1856-1939) contestera les deux axiomes de la psychologie des foules : l'exaltation des affects et l'inhibition de la pensée dans la masse. Il critique ce qu'il appelle la « tyrannie de la suggestion », comme explication « magique » de la transformation de l'individu. Pour éclairer l'« essence de l'âme des foules », il recourt au concept de libido qu'il a mis à l'épreuve dans l'étude des psychonévroses. « Si l'individu isolé dans la foule abandonne sa singularité et se laisse suggestionner par les autres, il le fait parce que le besoin existe en lui d'être avec eux en accord, plutôt qu'en opposition, et donc peut-être après tout de le faire "pour l'amour d'eux" » . E. Techniques et utopies. (voir texte 4 ). La fin du 19ème siècle est fertile en discours utopistes. La vision prémonitoire d'une technique salvatrice se précise. Jules Verne voit dans les réseaux électriques et leurs vertus décentralisatrices la promesse d'une nouvelle vie communautaire, la réconciliation du labeur et du loisir, du travail manuel et du travail intellectuel, de la ville et de la campagne. L'âge néo-technique qui a suivi l'ère paléo-technique, mécanique et impériale, doit signifier l'avènement d'une société horizontale et transparente. A la même époque, Gabriel Tarde (1843-1904) affirme que l’âge des foules appartient déjà au passé et que la société de son temps entre dans « l’ère des publics ». Qu’est qui les distingue ? La foule exprime des contagions de types psychiques essentiellement produites par des contagions psychiques. Le public, ou plutôt les publics, sont le résultat de l’évolution des moyens de transport et de diffusion. Il progresse avec l’évolution sociale. Alors qu’on ne peut appartenir qu’à une seule foule à la fois, on peut appartenir à plusieurs publics simultanément. Ce qui implique une approche affinée et différenciée. 8 Avant de traiter de la psychologie des foules, il a théorisé sur la psychologie des peuples, faisant du facteur racial un élément déterminant de la hiérarchie des civilisations. Son argumentaire sur l'« âme de la foule », être autonome par rapport aux individus qui la composent, est donc indissociable de ses analyses de l'« âme de la race », du caractère impulsif, non rationnel, de tous les « peuples inférieurs et de leur rémanence dans les sociétés civilisées ». 7 12 F. Charles S. Peirce, fondateur du pragmatisme9 et de la sémiotique. Logicien et philosophe américain, Peirce (1839-1914) est un pionnier de la pensée. Ses travaux sur les fondements des mathématiques en font un précurseur des grands mathématiciens du 20ème siècle. Bien qu’on ne puisse pas dire qu’il soit le créateur de la logique moderne, sa contribution fut très souvent déterminante. Auteur d’une théorie des catégories qu’il appelle phénoménologie10 ou phanéroscopie, Peirce est l’un des fondateurs de la science des signes : la sémiotique. La réflexion sur le signe occupe une place privilégiée dans son œuvre, mais inséparable de la phanéroscopie. Pour Pierce, dès la moindre de nos perceptions, tout est signe car percevoir, c’est découper une figure sur un fond, figure qui a déjà une forme codée pour nous (Psychologie de la forme). La tradition classique définissait le signe comme « une chose mise pour autre chose » sur le modèle de la relation cause/effet, stimulus/réponse, Pierce innove en inscrivant le signe dans une relation triadique. Tout processus sémiotique est une relation entre trois composantes : 1. le signe lui-même 2. l'objet représenté 3. l'interprétant. « Le signe, dit Peirce, s'adresse à quelqu'un, c'est-à-dire crée dans l'esprit de cette personne un signe équivalent, ou peut-être un signe plus développé. Ce signe qu'il crée, je l'appelle l'interprétant du premier signe. » Le signe est un representamen , quelque chose qui est mis pour quelque chose, pour quelqu’un. Il crée dans l’esprit de ce dernier un signe équivalent ou plus développé qui est l’interprétant du premier signe. Il est mis pour quelque chose qui est son objet. Mais pas à tous égards, seulement par rapport à une sorte d’idée qui est le fondement du representamen11 . Un signe ou representamen est donc quelque chose qui représente à quelqu'un quelque chose sous quelque rapport ou à quelque titre. Tout est signe. L'univers est un immense representamen. D'où d'ailleurs, chez Peirce, un certain flou dans la définition du concept de signe, car pour définir ce dernier, il faudrait pouvoir distinguer entre ce Théorie philosophique définissant la vérité par la valeur pratique, la réussite. Description de ce qui est devant la conscience, tel qu’il apparaît. 11 L’interprétant ne désigne donc pas le récepteur du signe, mais le code ou le savoir constitué ou la convention de lecture, permettant de rapporter tel signe à tel objet. 9 10 13 qui est signe et ce qui ne l'est pas. D'où aussi une certaine difficulté à délimiter le champ disciplinaire de la sémiotique. Toute pensée est en signes. Penser, c'est manipuler des signes. Le pragmatisme n'est « rien de plus qu'une règle pour établir le sens des mots ». Il y a selon Peirce trois types de signes : l'icône, l'indice (ou index) et le symbole. 1. L’icône ressemble à son objet, comme un modèle ou une carte. C'est un signe qui posséderait le caractère qui le rend signifiant même si son objet n'avait aucune existence, tout comme un trait de crayon représente une ligne géométrique. 2. L'indice est un signe qui perdrait d'emblée le caractère qui fait de lui un signe si son objet était enlevé, mais qui ne perdrait pas ce caractère s'il n'y avait aucun interprétant. Exemple : une plaque comportant un impact de balle comme signe d'un coup de feu. Car sans le coup, il n'y aurait pas eu d'impact. Mais il y a bien un impact, que quelqu'un ait ou non l'idée de l'attribuer à un coup de feu. 3. Le symbole est un signe conventionnellement associé avec son objet comme les mots ou les signaux de la circulation. Il perdrait le caractère qui ferait de lui un signe s'il n'y avait pas d'interprétant. Dans cette perspective, la pensée ou la connaissance est un réseau de signes capables de s'autoproduire à l’infini. Un même signe peut être à la fois icône, indice et symbole. Prenons, par exemple, l’énoncé : «Il pleut». - L’icône est l’image mentale composite de tous les jours pluvieux que le sujet a vécus. - L’indice est tout ce par quoi il distingue ce jour-là et sa place dans l’expérience. - Le symbole est l’acte mental par lequel il qualifie ce jour-là de pluvieux. E. De l’annonce à la naissance du marketing. 1. Les origines lointaines de l'annonce. C’est dans les années 1830 que la presse se structure comme une entreprise commerciale, à peu près en même temps en France, en Angleterre et aux Etats-Unis. Les grands trusts du secteur, eux, se constituent à partir de l875 (par exemple, Hearst aux Etats-Unis et Northcliffe en Angleterre). Entre ces deux dates, surgissent les journaux à grand tirage. Le mécanisme publicitaire est désormais un ingrédient essentiel dans le fonctionnement et la survie de la presse. Mais l'invention de l’institution publicitaire est plus ancienne : elle démarre avec le lancement de la formule "agence", autour de 1630, à l’instigation du médecin français Théophraste Renaudot. Renaudot établit à Paris un "bureau de rencontres et d'adresses". A l’origine, il ne s’agissait que d’un bureau de placement officiel destiné à offrir du travail aux gens du peuple. Très vite, le bureau diversifia ses activités : ce fut une véritable agence de renseignements de tous genres qui enregistrait : Les demandes d’emploi Les propositions de vente ou d’achat 14 Les propositions de voyage à frais partagés Les déclarations de toute nature Ce service de petites annonces eut un très grand succès, car il correspondait à un véritable besoin. Renaudot édita à partir de 1632 sa feuille du bureau d’adresses. Le schéma fonctionnel de l'agence de publicité dans sa forme encore rudimentaire va émigrer à Londres dès le 17ème siècle. En franchissant la Manche, il change de nature : alors qu'en France, agences et supports publicitaires (presse) restent étrangers l'un à l'autre jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, en Angleterre, les deux fonctions ne feront qu'une. A la fin du 18ème, le support mixte qui combine l'offre de nouvelles ou d'opinions et l'insertion de messages commerciaux est symbolisé par le Times, fondé en 1785. Dans la capitale britannique, l'invention de Renaudot s'est donc sensiblement écartée du projet initial d'institution d'assistance sociale pour devenir un instrument mercantile. De Londres, la pratique du support mixte gagnera les futurs Etats-Unis dès 1729. Les derniers obstacles institutionnels au plein développement de la publicité et de la presse en Angleterre ne sauteront toutefois qu'entre 1853 et 1861 avec l’abrogation des "taxes sur la connaissance", qui grevaient les journaux et qui incluaient notamment une taxe sur les annonces, instituée par une loi en 1712. 2. L'internationalisation des premiers réseaux publicitaires Née d'un croisement franco-britannique, la formule de l'agence de publicité moderne trouve son terrain d'acclimatation le plus favorable aux Etats-Unis, premier pays où émerge l'entreprise moderne avec ses problèmes de gestion de la production et de la distribution de masse. La première agence publicitaire, digne de ce nom, de l'histoire américaine est créée à Philadelphie en 1841. Mais il faut attendre la guerre de Sécession pour que le secteur s’organise réellement. C’est dans cette période que J. Walter Thompson fonde son agence. « Tirer une ligne droite du fabricant au consommateur » : telle est la fonction qu'assigne J. Walter Thompson, au début du 20ème siècle à son agence, prototype du réseau publicitaire trans-frontière d'origine américaine qui dès l899 installe une filiale à Londres, premier pas vers l'internationalisation. 3. Naissance du marketing et de la "mass culture". Dans leurs études sur les origines de la recherche marketing, les historiens américains remontent en général à 1879. Date à laquelle l'agence de publicité Ayer, fondée dix ans auparavant, réalise pour un client fabricant de machines agricoles une enquête nationale en interrogeant les fonctionnaires et les responsables de presse sur la production de blé et la circulation des médias dans chaque comté. La publicité constitue une partie intégrante du processus de marketing. Ce qui veut dire, selon ses premiers professionnels qui affectionnent les formules ramassées, qu'il n'y a pas moyen de « développer le bon message » si l'on ne répond pas au «T(target)Square», au carré-cible : 15 o What are we selling? o Where are we selling it? o When are we selling it? o To Whom are we selling it? o How are we selling it ? (Que vendons-nous ? Où ? Quand ? A qui ? Comment ?) Identifier le marché, le connaître pragmatiquement, le diviser, le segmenter pour mieux le saisir, tel est le but du marketing, né dans le sillage de l'entreprise moderne et de ses techniques de comptabilité analytique. 16 §1. L'école de Chicago et l'écologie humaine A. La ville comme "spectroscope de la société". Parmi les membres de l'école de Chicago, une figure se détache, celle de Robert Ezra Park (1864-1944). Reporter rompu aux grandes enquêtes journalistiques, militant de la cause noire, il conçoit comme une forme supérieure de reportage les enquêtes sociologiques qu'il va réaliser dans les banlieues. Comme ses collègues américains de l’époque, il préfère, contrairement à la sociologie spéculative européenne d'alors qui cherche à édifier de grands systèmes, développer des concepts proches des situations concrètes, susceptibles de l’aider à forger des outils pour l'analyse des attitudes et des comportements. Pour ce faire , l’Ecole de Chicago privilégie comme terrain d’observation la ville comme "laboratoire social" avec ses signes de désorganisation, de marginalité, d'acculturation, d'assimilation ; la ville comme lieu de la "mobilité". Entre 1915 et 1935, les contributions les plus importantes de ces chercheurs sont consacrées à la question de l'immigration et à l'intégration des immigrants dans la société américaine. C'est à partir de ces communautés ethniques que Park s'interroge : - sur la fonction assimilatrice des journaux et, en particulier, des innombrables publications en langues étrangères, - sur la nature de l'information, - sur le professionnalisme du journalisme et la différence entre la "propagande sociale", et la "publicité municipale". Park conceptualise en 1921 sa problématique sous l'appellation, "écologie humaine", référence au concept d’écologie naturelle qui étudie les relations entre les différentes espèces animales et végétales présentes sur un même territoire. L’intention de Park est de saisir dans toute leur complexité les rapports que les citadins entretiennent avec un milieu à la fois matériel et humain ; milieu qu’ils ont eux-même façonné, et qui se transforme en permanence. A partir de là, trois éléments définissent une communauté : 1. une population organisée sur un territoire, 2. plus ou moins enracinée sur celui-ci, 3. et dont les membres vivent dans une relation d'interdépendance mutuelle de caractère symbiotique. Dans cette "économie biologique", terme que Park utilise parfois comme synonyme "d'écologie humaine", c'est la "lutte pour l'espace" qui régit les relations interindividuelles. Cette compétition est un principe d'organisation décrite à l’aide de concepts originaires de l’écologie animale et végétale : - invasion et succession pour désigner le remplacement d’une population d’un quartier par une autre ; 17 - symbiose pour désigner la coexistence de populations différentes dans un même quartier ; dominance pour désigner l’influence des conditions de vie du centre urbain sur les quartiers périphériques. Seule une observation ethnographique des conduites et des mentalités permet de comprendre pleinement le sens de ces changements : c’est le niveau biotique de l’organisation humaine. La population de cette « communauté organique » se distribue territorialement et fonctionnellement en entrant en concurrence. Elle peut donc être observée dans ses différentes phases ou âges successifs. Park applique ce schéma pour rendre compte du "cycle des relations ethniques" (compétition, conflit, adaptation, assimilation) dans les communautés d'immigrants. Park oppose le "biotique" à un second niveau, le niveau social ou culturel. Ce niveau est pris en charge par la communication et le consensus (ou l'ordre moral) dont la fonction est de réguler la compétition et ainsi de permettre aux individus de partager une expérience, de se relier à la société. Le fossé originel opérée par l'écologie humaine entre le biotique et le social a donné lieu à de nombreuses discussions dans l'entre-deux-guerres. Beaucoup lui ont reproché de couper le processus de la compétition, au niveau biotique, de la matrice socio-culturelle qui en définit les règles, et de succomber ainsi au déterminisme biologique. Park admet d'ailleurs la difficulté de tracer la ligne de démarcation entre les deux. 2. Diversité et homogénéité Une autre approche des faits sociaux se dessine également, à l’époque : une méthodologie ethnographique basée sur : - les monographies de quartier - l’observation participante, - l’analyse des histoires de vie. Cette méthodologie sera mise au service de l’étude d’une nouvelle préoccupation : la société de masse entraîne la disparition des groupes primaires et ceux-ci perdent leur pouvoir d’autorégulation. D’où l’intérêt d’étudier les interactions sociales à partir des manifestations subjectives des acteurs. Cette nouvelle approche de l’étude du social est représentée par Charles Horton Cooley (1864-1929). C'est Cooley qui, le premier, utilise l'expression de "groupe primaire" pour désigner les groupes qui « se caractérisent par une association et une coopération intime face à face. Primaires en plusieurs sens. Ils le sont principalement parce qu'ils sont à la base de la formation de la nature sociale et des idéaux de l'individu ». Ces groupes sont donc représentés par la famille, le groupe de voisinage, le groupe de jeux etc. Cooley craint leur disparition dans la société industrielle qui pourrait créer une société de masse atomisée. Il n’y a, en effet, ni soi, ni conscience de soi, ni communication en dehors de la société, c’est à dire en dehors d’une structure qui s’établit à travers un processus dynamique d’actes sociaux communicatifs, à travers les échanges entre des personnes qui sont naturellement orientées les unes vers les autres. La conception de la société est donc, 18 elle-même, commandée par une conception du processus d'individualisation, de la construction du moi. L'individu est capable d'une expérience singulière, unique, que traduit son histoire de vie, et en même temps soumis aux forces du nivellement et de l'homogénéisation des comportements. Cette ambivalence de la personnalité urbaine se retrouve dans la conception que l'école de Chicago a des médias, à la fois facteurs d'émancipation, d'approfondissement de l'expérience individuelle et précipitateurs de la superficialité des relations sociales et des contacts sociaux, de la désintégration. §2. La Mass Communication Research. A. L'impact de la propagande La première pièce du dispositif conceptuel du courant de la Mass Communication Research date de 1927. C'est le livre de Harold D. Lasswell (1902-1978) intitulé Propaganda Techniques in the World War, qui tire les leçons de la guerre 1914-1918, première guerre "totale". Les moyens de diffusion apparaissent, alors, comme des instruments indispensables à la « gestion gouvernementale des opinions », celles des populations alliées comme celles des ennemis. Et, de manière plus générale, les techniques de communication, du télégraphe et du téléphone au cinéma en passant par la radiocommunication, ont fait un bond considérable. Pour Lasswell propagande rime dorénavant avec démocratie. La propagande constitue le seul moyen de susciter l'adhésion des masses. En outre, elle est plus économique que la violence, la corruption ou d'autres techniques de gouvernement de ce genre. Simple instrument, elle n'est ni plus morale ni plus immorale que "la manivelle de la pompe à eau". Elle peut être utilisée à de bonnes fins comme à de mauvaises. Cette vision instrumentale consacre une représentation de l'omnipuissance des médias, considérés comme outils de "circulation des symboles efficaces". L’opinion générale dans l'après-guerre est que la déroute des armées allemandes doit énormément au travail de propagande des Alliés. L'audience est, donc, envisagée comme une cible amorphe qui obéit aveuglément au schéma stimulus-réponse. Le média est supposé agir selon le modèle "de la seringue hypodermique", (terme forgé par Lasswell lui-même pour désigner l'effet ou l'impact direct et indifférencié sur les individus atomisés) qui inocule directement des messages dans la tête des gens. Cette hypothèse centrale rencontre les théories psychologiques en vogue à l'époque : - la psychologie des foules de Le Bon - le behaviorisme, inauguré dès 1914 par John B. Watson - les théories du Russe Ivan P. Pavlov sur le conditionnement 19 - les études des pionniers de la psychologie sociale qui soutiennent que seules certaines impulsions primitives, ou instincts, peuvent expliquer les actes aussi bien des hommes que des animaux. Ces différentes approches se sont dotées de moyens méthodologiques empiriques inspirés des sciences naturelles. B. La propagande politique. A l'approche du second conflit mondial, de nombreux ouvrages contribuent à alimenter l'idée de la toute-puissance des médias et de la propagande. Un des plus célèbre est celui du Russe émigré en France, Serge Tchakhotine, dont le titre illustre bien l'horizon mental de cette époque : Le Viol des foules par la propagande politique (1939). Cet ouvrage est dédié par l'auteur à Pavlov, son "grand maître", et à H.G. Wells12, son "grand ami" et "génial penseur de l'avenir". Il représente une somme sur l'état des connaissances en la matière. 1. L'amalgame cognitif. Dans cet ouvrage, Tchakhotine expose les techniques de manipulation mentale par amalgame cognitif. Il existe différentes techniques de manipulation mentale. Parmi celles-ci, l'amalgame cognitif consiste à rendre acceptable une opinion en construisant un message qui est un mélange de cette opinion, sans discussion de son contenu, avec un élément extérieur, sans rapport immédiat avec cette opinion, mais considéré, lui, comme déjà accepté par l'auditoire. On transfère ainsi l'acceptabilité de cet élément extérieur que l'on va chercher en aval, sur l'opinion elle-même et on suggère un lien de causalité, qui n'est pas fondé. 2. Les leviers pour convaincre. Selon Tchakhotine, la publicité utilise, au moins depuis les années 20, ce procédé qui transforme radicalement le caractère simplement informatif du message en l'augmentant avec des éléments extérieurs : « Un mot, en lançant dans notre esprit une image, a une action de déclencheur dans la direction voulue par celui qui le lance. Les propagandistes ou chefs de publicité astucieux le savent. Ils utilisent à bon escient des mots qui sont des instruments pour provoquer non seulement des réponses qu'ils supposent que nous serions amenés à donner, mais aussi surtout des réponses qui servent dans un but dans lequel ils sont intéressés. Ainsi, toute l'efficacité de la publicité commerciale dépend de ces mots et symboles, déclencheurs d'actions dans la direction voulue »13 . Il est intéressant de relever qu’un roman fantastique de Wells, La Guerre des mondes, que Orson Welles a mis en scène la nuit du 30 octobre 1938 sur les ondes de la CBS, a terrorisé des milliers d'Américains. Ce récit de science-fiction sur l'"invasion des martiens" a provoqué un phénomène de panique que s'empressa d'étudier une équipe de sociologues de l'université de Princeton (1940). 13 S Tchakhotine, op. cit., p. 104. 12 20 Tchakhotine cite un autre auteur : Clyde Millet. Celui-ci analyse ce phénomène, qui consiste à aller chercher dans « les modèles qui peuplent notre psychisme [...] qui peuvent être allumés ou éteints dans notre esprit [...J des mots, symboles ou actions qui servent alors de déclics ». Clyde Millet distingue quatre grandes familles. 1. Les « leviers de vertu » permettent de faire accepter des personnes, des produits ou des idées, en les associant avec des mots ou des symboles tenus pour « bons » ; par exemple « démocratie », « liberté », « justice », « patrie ». 2. Les « leviers poisons » proposent une association avec des « mauvais » mots, symboles et actes qui font appel à la peur, au dégoût, comme, par exemple, « guerre », « mort », « fascisme », « immoral », etc. 3. Les « leviers d'autorité » ou de témoignage, qui emploient la voix de l'expérience, de la connaissance, de l'autorité et s'appuient sur le témoignage, l'avis de personnes bien connues, ou sur des institutions. Ils peuvent s'appuyer sur des « exemples horrifiques » ou, au contraire, « méritoires » ; des exemples de tels mots sont Roosevelt, Lénine, science, Dieu, etc. 4. Les « leviers de conformisation » font appel à la solidarité, à la pression des émotions ou des actions collectives. Ce levier s'applique surtout pour gagner les masses. Des exemples de tels mots, selon Millet, sont « chrétienté », « L'union fait la force », « Deutschland ùber alles ». D'après Tchakhotine, « les mots poisons et mots vertus déclenchent ces réflexes et cherchent ainsi à nous contraindre à rejeter ou accepter automatiquement [...J. Ce qui les caractérise surtout, c'est qu'ils opèrent rapidement »14. Ainsi s'établit, dans l'amalgame - qu'il s'agisse de l'amalgame cognitif ou de l'amalgame affectif -, une dialectique curieuse entre l'automaticité de la réaction et la nécessité de la répétition : En fait, l'amalgame, pour être opérant comme procédure manipulatoire, doit comporter des éléments si saisissants qu'ils agissent quasi immédiatement. Mais cette influence automatique, en forme de réflexes conditionnés, risque de ne pas durer dans le temps et de s'effacer progressivement de la conscience. Ainsi s'impose la nécessité de la répétition qui réimprime régulièrement le réflexe initial. A l’analyse, on constate que ces "leviers" opèrent sous forme de réflexes conditionnés de type pavlovien. On sait que le conditionnement des réflexes pavloviens fait appel à des associations sans fondement, mais dont la répétition finit par provoquer une automaticité de la réaction et un transfert de sensations de l'un vers l'autre terme. C. Lasswell, fondateur d’une sociologie fonctionnaliste des médias. Les années 30 offrent à Lasswell, un laboratoire de choix pour l'étude de la propagande politique. L'élection de F.D. Roosevelt en 1932 donne le coup d'envoi au New Deal et aux techniques de formation de l'opinion publique. Il s'agit de mobiliser la population autour des programmes du Welfare State pour sortir le pays de la crise. Les sondages d'opinion voient le jour comme outils de la gestion quotidienne de la chose publique. Les enquêtes préélectorales de Gallup réussissent à prédire la réélection du président Roosevelt en 1936. 14 S. Tchakhotine, op. cit, p. 105-106. 21 « Qui dit quoi, par quel canal, à qui et avec quel effet? ». Cette formule, qui date de 1948, a rendu Lasswell célèbre. Elle définit un programme de recherche et dote d'un cadre conceptuel la sociologie fonctionnaliste des médias qui, jusqu'alors, n'avait aligné qu'une série d'études à caractère monographique. Les études en matière de communication comporteront donc cinq secteurs couvrant tout le champ théorique. 1. l'« analyse du contrôle » (émetteur) : qui sont les producteurs d’information ? (journalistes, hommes politiques, responsables de presse etc.) 2. l'« analyse de contenu » : que disent-ils ? (quels sont les messages diffusés : information, divertissement, publicité… ?) 3. l'« analyse des médias ou supports » : comment ? (par quels canaux : presse, télévision, radio… ?) 4. l'« analyse de l'audience » : à qui ? (quel est le public touché ?) 5. l’« analyse des effets » : avec quels effets ? (manipulation, influence indirecte, suggestion… ?). Les cinq questions vont générer une foule de recherches spécialisées, mais deux points de ce programme ont été privilégiés : l'analyse des effets et l'analyse du contenu. Cette attention particulière sur ces deux points du programme s’explique par le souci des commanditaires de chiffrer l'efficacité de leurs campagnes d'information (gouvernementale, publicitaire, de relations publiques, etc.). Elle va tout naturellement orienter la recherche vers une description objective, systématique et quantitative du contenu des communications. Selon Lasswell, enfin, le processus de communication remplit trois fonctions principales dans la société : 1. la surveillance de l'environnement, en révélant tout ce qui pourrait menacer ou affecter le système de valeurs d'une communauté ou des parties qui la composent 2. la mise en relation des composantes de la société pour produire une réponse à l'environnement 3. la transmission de l'héritage social. 22 §3. Lazarfeld et l’approche "objective" des médias. A. Biographie. Né à Vienne, en 1901, il mène de front des études de droit, d’économie et de mathématique. Il commence une carrière dans l’enseignement, lorsqu’il découvre la psychologie. Il conçoit le projet d’ouvrir un centre de recherche en psychologie économique : il s’agit d’appliquer la psychologie à des problèmes économiques et sociaux. Ce projet a sa source dans une sorte de sublimation de ses passions politiques : il est militant dans le mouvement socialiste. Il est également proche du cercle de Vienne 15. Il réalise, en Autriche, au début des années trente, une enquête sociologique sur le chômage dans le village autrichien de Marienthal. Il a alors recours aux histoires de vie, à l'observation participante. Il assiste à la montée du nationalisme en Autriche et doit émigrer aux Etats-Unis en 1935. Dès 1938 on lui confie la responsabilité du Princeton Radio Project. Ce projet de recherche administrative a inauguré une série d'études quantitatives sur les audiences. Il met au point l’"l'analyseur de programme" (program analyzer) ou « machine des profils » (profile machine), chargé d'enregistrer les réactions de l'auditeur en termes de goût, de dégoût ou d'indifférence. Ce dernier exprime sa satisfaction en pressant le bouton vert qu'il a dans la main droite et son mécontentement au moyen du rouge qu'il a dans la gauche. Le fait de ne pas presser les boutons équivaut à de l'indifférence. Les boutons sont reliés à un inscripteur où des stylets enregistrent sur le cylindre de papier tournant les hauts et les bas de la réaction de l'auditeur. Baptisé « analyseur Lazarsfeld-Stanton » (du nom de son collaborateur), le procédé, créé pour la radio, est vite repris par les spécialistes de l'analyse des réactions du public cinéma. Il applique ainsi ses compétences en recherche expérimentale à l’étude des médias. Le projet de méthodologie empirique de Lazarsfeld, dominé par les enquêtes répétées sur les effets des médias auprès d'un même échantillon de personnes (panels), exprime sa volonté de formalisation mathématique des faits sociaux. Après 1945, Lazarsfeld est obligé de prendre ses distances avec la tradition d'engagement social qu'incarnent dans les années trente la plupart des penseurs du cercle de Vienne et de l'école de Chicago qui voyaient dans les médias des instruments modernes, des leviers pour sortir la société de la crise et la mener vers une vie plus démocratique. Par rapport à ses conceptions socialistes, sa position est devenue également délicate : dans l'après-guerre, aux Etats-Unis et sous le maccarthysme, penser à parfaire le système social ou vouloir en inventer un autre devient suspect de tentation totalitaire. Dans le climat de "guerre froide" de l’époque, il est entendu que la démocratie américaine est parfaite, ce qui rend inutile et suspecte une science de la société qui aurait pour but la construction d’une société meilleure. Les penseurs de l’époque devront donc abstraire les processus de communication des modes d'organisation du pouvoir économique et politique. On appelle Cercle de Vienne, un groupement de savants et de philosophes formé à Vienne à partir de 1923 en vue de développer une nouvelle philosophie de la science dans un esprit de rigueur et en excluant toute considération métaphysique. Cette école sera influencée par le néopositivisme ou positivisme logique allemand. 15 23 On trouve donc, chez Lazarsfeld, une attitude "d'administrateur", soucieux de mettre au point des outils d'évaluation utiles, opératoires, pour les gestionnaires de médias qu'il estime neutres. Il donne à son œuvre une orientation rigoureusement scientifique : il s’agit de formuler des schémas explicatifs de processus de décisions et d’actions élémentaires qui tissent la vie économique et politique, mais ces schémas se veulent débarrassés des apriorismes de l’économie et de la politique (c’est à dire que les études officiellement ne chercheront à défendre aucune thèse). Contre la "recherche critique", Lazarsfeld revendique la "recherche administrative". Il va donc enquêter, par "une analyse empirique de l’action" sur des terrains divers : décision de vote, décisions de consommations, décisions politiques. B. Les études. La première étude, The People's Choice est publiée en 1944. Lazarsfeld et ses collègues ont cherché à mesurer l'influence des médias sur 600 électeurs de Erie County dans l'Ohio lors de la campagne présidentielle de 1940. Elle montre que les processus d’influence personnelle jouent un rôle décisif dans le cas des individus qui ont des difficultés à établir leur choix. En témoigne le fait qu’ils décident plus tard que les autres, ou qu’il changent d’intention au cours de la campagne. Les personnes qui avaient modifié leur intention première donnèrent principalement comme raison l’influence interpersonnelle, plus précisément l’influence d’associés proches. Lazarsfeld eut ainsi la surprise de constater que la presse et la radio n’exercent pas une influence décisive sur les choix de l’électeur, particulièrement au cours de la campagne. Il fallait donc rejeter l’hypothèse un peu facile d’une puissance absolue des moyens d’information collective. Lazarsfeld a donc découvert un élément intermédiaire entre le point initial et le point final du processus de communication. Il remettait, ainsi, en question le principe mécaniste lasswellien de l'effet direct et indifférencié et, par contrecoup, l'argument tautologique sur "l’effet massificateur" de la "société de masse". Une autre recherche célèbre va préciser cette nouvelle théorie sur les intermédiaires : Personal Influence (1955). Il s'agissait d’étudier le comportement des ménagères dans le domaine des achats, du vote, de l’habillement, du choix des spectacles et des films. En étudiant les processus de décision individuels d'une population féminine de 800 personnes dans une ville de 60.000 habitants, Decatur, en Illinois, Lazarsfeld et ses collaborateurs redécouvrent - comme dans la précédente étude - l'importance du "groupe primaire". Cette conclusion est amenée : - par la très grande homogénéité du vote dans le cadre des familles, c’est à dire à l’intérieur de véritables groupes primaires ; - et par la distribution des personnes influentes à travers toutes les couches sociales : les guides de l’opinion apparaissent comme engagés et impliqués dans les échanges quotidiens de communication entre associés et amis ; ils sont intégrés à des groupes restreints pour lesquels ils écoutent les messages et les moyens d’information collective et auxquels ils sont chargés de les transmettre. 24 Lazarsfeld va appréhender le flux de communication comme un processus en deux étapes où le rôle des leaders d'opinion se révèle décisif. C'est la théorie du two-step flow : - au premier palier, il y a les personnes relativement bien informées parce qu'exposées directement aux médias, - au second, il y a celles qui fréquentent moins les médias et qui dépendent des autres pour obtenir l'information. Il apparaît donc : - que les leaders d’opinion ne forment pas une catégorie à part de la population. Ce sont des gens comme les autres. En général les leaders d’opinion et les gens qu’ils influencent sont tout à fait semblables et appartiennent normalement au même groupe primaire, familial, d’amis, de collègues, - que l’influence des leaders d’opinion ne s’exerce que dans un domaine bien précis. - qu’au sein de chaque groupe, il y a non pas un, mais plusieurs leaders d’opinion, et le leader change avec le problème considéré. Par exemple, dans une famille, la mère pourra exercer une influence prépondérante dans le domaine des achats, le père dans le domaine politique, le fils adolescent dans le domaine du choix des spectacles et sa sœur dans le domaine de la mode. C. La théorie. Sur le plan théorique, Lazarfeld ajoute aux trois fonctions de Lasswell 16 une quatrième, l'entertainment ou le divertissement. Il complexifie encore le schéma en discernant la possibilité de fonctions latentes et manifestes ainsi que de dysfonctions. Il situe les fonctions comme des conséquences de la communication qui contribuent à l'adaptation ou à l'ajustement d'un système social donné. Les fonctions manifestes sont celles qui sont comprises et voulues par les participants du système, tandis que les latentes sont celles qui ne sont ni comprises ni recherchées en tant que telles. Les dysfonctions, elles, gênent l’adaptation et l’ajustement. Il distingue, par exemple, la "dysfonction narcotisante" des médias qui engendre l'apathie politique des grandes masses de population. Les fonctions empêchent les dysfonctions de précipiter la crise du système. Enfin, Lazarfeld définit trois niveaux de sélectivité par rapport aux messages médiatiques : 1. l’exposition sélective : l’attention portée à tel ou tel message dépend de la relation personnelle que l’individu entretient avec cette information. Autrement dit, les individus sélectionnent les informations auxquelles ils sont exposés, en fonction de leur socialisation, des contraintes techniques, de leur éducation, de leur histoire personnelle, etc. Un sympathisant d’un parti Rappel : selon Lasswell, le processus de communication remplit trois fonctions principales dans la société : 1. la surveillance de l'environnement, en révélant tout ce qui pourrait menacer ou affecter le système de valeurs d'une communauté ou des parties qui la composent, 2. la mise en relation des composantes de la société pour produire une réponse à l'environnement, 3. la transmission de l'héritage social. 16 25 politique, par exemple, aura tendance à s’exposer aux messages politiques qui sont en accord avec ses préférences. Inversement, il évitera d’être confronté aux "opinions opposées". 2. la perception sélective : nous ne percevons qu’une partie des messages auxquels nous nous exposons, et nous en rejetons d’autres. Ainsi lorsqu’une personne regarde un journal télévisé, elle ne saisit réellement (immédiatement après écoute) que 20 à 30 % de l’ensemble des sujets traités. 3. La mémorisation sélective : nous ne nous souvenons que de manière imparfaite de la partie que nous avons perçue, nous n’en retenons que quelques éléments. Cette sélection par la mémoire s’effectue en fonction du cadre de pensée, des préférences culturelles et de la vision du monde de l’individu concerné. L’effet de la communication médiatique est donc limité. C. L’influence de Lazarsfeld sur la théorie des médias. Dans le domaine électoral, Lazarsfeld a eu recours, nous l’avons vu, à la technique du panel pour étudier les stades successifs de la décision en "train de se faire". Cette méthode et son présupposé étaient généralisables à d’autres domaines d’études : on les appliqua au processus d'adoption et de diffusion de toute innovation (adoption d'une machine ou d'un engrais par les agriculteurs, d'un bien de consommation, d'une pratique de santé, d'une technologie…). Cette façon de voir orienta la recherche vers l'établissement de ces paliers où se trouvent les personnes plus exposées aux médias et qui répercutent l’information aux autres. On va étudier ces steps successifs comme les niveaux par lesquels doit passer toute adoption d'un nouveau produit ou d'un nouveau comportement. Des modèles apparurent codifiant les échelons (conscience, intérêt, évaluation, essai, adoption ou refus) qui servirent de cadre pour déterminer les modes de communication, de masse ou interpersonnels, les plus aptes à entraîner l'adoption de l'innovation. Ces préoccupations convergeaient et ces modèles s’interchangeaient avec ceux que proposaient les spécialistes du marketing de l’époque, comme le modèle AIDA (capter l'Attention, susciter l’Intérêt, stimuler le Désir, passer à l'Action, ou à l'Achat). L'échange entre l'institution universitaire et la recherche privée fut, d’ailleurs, permanent. Le Bureau of Applied Social Research effectua de nombreuses études portant sur des produits aussi divers que les cosmétiques, le dentifrice et le savon, le café instantané ou l'habillement masculin. Des étudiants formés par Lazarsfeld deviendront des "gourous" de l'industrie publicitaire. 26 L'analyse fonctionnelle des médias a, nous l’avons vu, attiré à nouveau l’attention sur le groupe primaire par l'échelon intermédiaire de la communication découvert par Lazarsfeld et ses collaborateurs. D'autres modes d'approche de la communication n’avaient cependant pas rompu avec cette notion : - D'abord, la notion de groupe primaire est une partie intégrante de la problématique des membres de l'école de Chicago. - Ensuite, il y a une tradition de recherche des "effets indirects" sur les enfants et les jeunes qui culmine aux États-Unis avec le rapport de la fondation Payne17. Mais ce sont les travaux de Kurt Lewin (1890-1947) qui vont définitivement recentrer l’attentions des chercheurs en communication sur le groupe. §1. Kurt Lewin et la dynamique de groupe. Originaire de Vienne comme Lazarsfeld, Lewin fonde en 1945 le centre de recherches de la dynamique de groupe au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Les problèmes théoriques en sciences sociales correspondent souvent à la prise de conscience de problèmes concrets posés à la société à un moment donné. Il en est ainsi pour la dynamique de groupe : le concept est inventé en 1944, en pleine guerre mondiale par Lewin, (aux USA depuis 1930). Pour lui, cette théorie procède d’un postulat individualiste : les conduites humaines sont à envisager comme la résultante non seulement du champ des forces psychologiques individuelles, mais de celui des forces propres au groupe auquel l’individu appartient. Il s’agissait de comprendre comment un phénomène tel que le nazisme avait été psychologiquement possible et de prévenir son retour. Dès 1939, Lewin travaille sur de petits groupes créés artificiellement. Il démontre par ses expériences la supériorité de la conduite démocratique sur la conduite autoritaire ou anarchique tant du point de vue de l’efficacité, que du plaisir pris par les participants. Une expérience sur la modification des habitudes alimentaires, qui remonte à 1943, illustre la perspective lewinienne. Elle porte sur des ménagères américaines, volontaires de la Croix-Rouge. Le but de l’expérience était de favoriser, Cette tradition de recherches tournées vers les effets est née aux USA, dans les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, quand ont commencé à se développer des recherches sur l'influence des médias sur les enfants et les jeunes. En 1933, par exemple, instituant une longue tradition d'études sur la question des médias et de la violence, est paru sur ce thème le rapport en douze volumes du Payne Fund. Dans celui-ci, des psychologues, des sociologues et des éducateurs éminents se sont interrogés sur les effets du cinéma sur la connaissance des cultures étrangères, les attitudes à l'égard de la violence et le comportement délinquant. 17 27 dans le cadre des besoins du pays en guerre, la consommation des abats, objet d’une aversion assez répandue. Dans trois de ces groupes, une ménagère expérimentée fait un exposé sur les avantages diététiques et économiques de la consommation de ces morceaux. La conviction induite chez les auditrices par cette méthode se révèle quasi nulle. Trois autres groupes discutent librement sur le thème des habitudes alimentaires et de leur changement. Les ménagères s’engagent rapidement dans la discussion, expliquent leurs répugnances, réclament à un expert des remèdes et des recettes et décident par un vote de servir désormais à table des abats : ce que firent effectivement par la suite un tiers d’entre elles. Conclusions : o La décision prise en groupe engage donc plus qu’une décision individuelle. o Il est aussi plus aisé de changer les normes et les idées d’un groupe que d’un individu. o Cependant, la conformité au groupe est une arme à double tranchant; elle peut à la fois être source de la résistance au changement et être mise au service du changement, à condition de décristalliser d’abord les préjugés affectifs sous-jacents. Lewin est à la base de l’un des grands courants scientifiques qui étudient les petits groupes humains : la dynamique de groupe (l’autre est d’inspiration psychanalytique freudienne). Il applique le principe de la Gestalt (psychologie de la forme) à l’étude des groupes. Le groupe est un tout qui ne se réduit pas à la somme de ses parties. Pour Lewin, le groupe n’est pas réductible aux individus qui le composent, ni aux ressemblances qui existent entre eux, ni à la similitude de leurs buts. Il constitue avec son entourage immédiat une structure dynamique (un champ), dont les principaux éléments sont les sous-groupes, les membres, les canaux de communication, les barrières, et dont Lewin a essayé de donner une représentation graphique topologique. Prenant l’expérience des tranchées de la première guerre mondiale, Lewin montre que la vision du paysage environnant par le soldat qui doit se protéger derrière les dénivelés du sol qui peut voir l’ennemi surgir de derrière un arbre, est fort différente de celle du simple promeneur. Sa représentation de l’espace alentour est donc tributaire à la fois de ses motivations et attentes et des caractéristiques de l’environnement. L’ensemble formé par le sujet et son environnement apparaît comme un "champ" structuré composé de zones d’attraction et de répulsion. Cette théorie du champ est aussi inspirée à K. Lewin par la physique théorique qu’il suit avec intérêt. Il applique au groupe un modèle emprunté aux sciences physiques, plus spécialement à l’électromagnétisme. Le groupe18 est donc un champ de forces à l’intérieur d’une zone de liberté laissée par les institutions sociales. Le groupe primaire , ou restreint , auquel s’est intéressé Lewin, possède les caractéristiques suivantes: le nombre restreint de ses membres (trois ou quatre au minimum, douze à quinze au maximum) permet à chacun d’avoir une perception différenciée de chacun des autres ; des relations d’affinité (sympathie, antipathie, indifférence) s’établissent entre les membres ; 18 28 Le "champ", c'est cet "espace-vie", cette Lebensraum, où se jouent les relations d'un organisme et de son environnement et où se définit la conduite de l'individu comme résultante de ses rapports avec le milieu physique et social qui agit sur lui et dans lequel il se développe. Formé aux sciences physiques et mathématiques, Lewin introduit les concepts de "topologie" et de "vecteurs". Il va faire un usage prolixe de diagrammes, de cercles, de carrés, de flèches, de signes plus et moins pour désigner ou représenter sa "théorie du champ d'expériences". La conduite du groupe est la résultante de la combinaison de ces forces selon des lois psychosociologiques. De la théorie générale du champ, Lewin déduit les moyens d’action sur le groupe : - Tout groupe fonctionne selon un équilibre quasi stationnaire et résiste à tout changement autre que des variations autour de cet équilibre. - En agissant sur un élément privilégié, on peut modifier la structure d’ensemble. Les modifications sont d’abord l’objet de démonstration expérimentale en laboratoire sur des groupes artificiels, avant d’être appliquées dans des groupes réels, à l’atelier, à l’école, dans le quartier. À son tour, le petit groupe, ainsi transformé, devient l’agent du changement social à l’intérieur de secteurs plus vastes de la collectivité. - Un peu avant sa mort, Lewin abandonne ce modèle d’expérimentation en laboratoire dont il avait vu les limites. Mais il aura des successeurs enthousiastes qui, malgré la diversité de leurs recherches ne proposeront aucun modèle expérimental nouveau. En revanche, les méthodes de formation "par le groupe" qui en sont issues se sont répandues en Occident. Le T-group (abréviation de basic skills training group ; en français : groupe de diagnostic ou groupe de base) a été mis au point au cours d’un séminaire tenu à Bethel (Maine, États-Unis) pendant l’été 1947. Lewin l’avait organisé avec ses premiers disciples juste avant sa mort. Le T-group réunit, en une douzaine de séances étalées sur plusieurs jours, une dizaine de personnes qui, en principe, ne se connaissent pas à l’avance. Il n’y a ni ordre du jour, ni président de séance, ni organisation des débats. Les participants parlent entre eux de ce qu’ils veulent. Le moniteur a pour seul rôle d’analyser avec les participants les processus psychologiques qui surviennent. De tels groupes permettent de sensibiliser les participants à la psychologie des relations interpersonnelles et des groupes et de provoquer chez eux des changements dans les attitudes envers les autres et envers les tâches. §2. Les apports de l'analyse transactionnelle à la communication. Voir texte 5 en annexe. la division des tâches, au sein du groupe, et la fréquence de ses réunions découlent de l’adhésion à des buts communs. Ce groupe possède ses croyances, ses normes, son langage, ses traditions propres ; il conserve, dans l’esprit de chacun des membres, une existence morale indépendante de la présence physique des membres. L’énergie du groupe est au service de deux fonctions : l’une travaillant à sa conservation, l’autre à sa progression vers les buts. 29 Nous avons vu qu’il y a eu de nombreux transferts et transpositions de modèles scientifiques propres aux sciences exactes vers les théories de la communication. A partir de la fin des années quarante, la théorie mathématique de la communication va jouer un rôle charnière. Appuyée sur les machines à communiquer issues de la guerre, la notion d' « information » acquiert définitivement son statut de symbole calculable. Ce faisant, elle devient la devise forte qui assure le libre échange conceptuel entre disciplines. §1. Information et système. Le modèle formel de Shannon La théorie de l’information ou, de façon plus précise, la théorie statistique de la communication, est l’aboutissement des travaux d’un grand nombre de chercheurs sur l’utilisation optimale des moyens de transmission de l’information (téléphone, télégraphe, télévision, etc.). Le premier exposé synthétique de cette théorie est dû à Claude Elwood Shannon, (né en 1916) ingénieur aux Bell Telephone Laboratories. Mathématicien et ingénieur électricien, Shannon a rejoint en 1941 les laboratoires Bell où, durant la guerre, il a notamment travaillé sur la cryptographie. C'est lors de ce travail sur les codes secrets qu'il fait avancer des hypothèses que l'on retrouve dans sa théorie mathématique de la communication. Son idée fondamentale est que l’information doit être transmise à l’aide d’un canal (ligne téléphonique, ondes hertziennes). On est alors conduit à étudier : d’une part l’information proprement dite (quantité d’information, entropie19 d’une source d’information, etc.), d’autre part les propriétés des canaux (équivoque, trans-information, capacité, etc.), et enfin les relations qui existent entre l’information à transmettre et le canal employé en vue d’une utilisation optimale de celui-ci. Shannon propose un schéma du "système général de communication". Le problème de la communication est, selon lui, de reproduire à un point donné, de manière exacte ou approximative, un message sélectionné à un autre point. Dans ce schéma linéaire où les pôles définissent une origine et signalent une fin, la communication repose sur la chaîne des constituants : - la source (d'information) qui produit un message (la parole au téléphone), l'encoder, ou l'émetteur, qui transforme le message en signaux afin de le rendre transmissible (le téléphone transforme la voix en oscillations électriques), le canal, qui est le moyen utilisé pour transporter les signaux (câble téléphonique), Entropie : En physique : grandeur qui, en thermodynamique, permet d'évaluer la dégradation de l'énergie d'un système. L'entropie d'un système caractérise son degré de désordre. En cybernétique : dans la théorie de la communication, nombre qui mesure l'incertitude de la nature d'un message donné à partir de celui qui le précède. (L'entropie est nulle quand il n'existe pas d'incertitude.) 19 30 - le decoder, ou le récepteur, qui reconstruit le message à partir des signaux, et la destination, qui est la personne ou la chose à laquelle le message est transmis. L'objectif de Shannon est de créer des outils mathématiques capables de quantifier le "coût", (les efforts nécessaires pour que le message soit correctement transmis) d'un message, d'une communication entre les deux pôles de ce système. Ce qui augmente ce coût, ce sont les perturbations aléatoires, dites « bruits », indésirables parce qu'empêchant l'« isomorphisme», (la pleine correspondance entre les deux pôles). Si l'on cherche à rendre aussi minime que possible la dépense totale, on transmettra au moyen de signes convenus, les moins coûteux. On peut ainsi considérer sa théorie de l’information comme une théorie du signal au sens large. Elle intervient chaque fois qu’un signal est envoyé et reçu, et s’applique, par conséquent, aussi bien à la téléphonie, à la télégraphie et au radar, à la physiologie du système nerveux, à la linguistique, où la notion de canal se retrouve dans la chaîne formée par l’organe de phonation, les ondes sonores et l’organe auditif. Le processus de communication peut donc concerner des relations qui mettent en jeu des machines, des êtres vivants, ou encore des organisation sociales. Il répond toujours schéma linéaire qui fait de la communication un processus stochastique 20 entre un émetteur qui est supposé libre de choisir le message qu'il envoie, et un destinataire qui reçoit cette information avec ses contraintes. C'est en tout cas la vision à laquelle des chercheurs appartenant à de nombreuses disciplines arrivent rapidement après la publication du texte de Shannon. Ils lui empruntent les notions : d'information, de transmission d'information, d'encodage, de décodage, de recodage, de redondance, de bruit "disrupteur", de liberté de choix. Avec ce modèle, s'est transféré, dans les sciences humaines qui s'en sont réclamées, le présupposé de la neutralité des instances « émettrice » et « réceptrice ». La source, point de départ de la communication, donne forme au message qui, transformé en «information » par l'émetteur qui le codifie, est reçu à l'autre bout de la chaîne. Ce qui retient l'attention du mathématicien, c'est la logique du mécanisme. Sa théorie ne tient aucun compte de la signification des signaux, c'est-à-dire du sens que lui attribue le destinataire, et de l'intention qui préside à leur émission. Cette conception du processus de communication comme ligne droite entre un point de départ et un point d'aboutissement imprégnera des écoles et des courants de recherches très divers, voire radicalement opposés, sur les moyens de communication. De nature hasardeuse, c'est-à-dire affecté par des phénomènes aléatoires qui peuvent faire l’objet d’études statistiques. 20 31 §2. La référence cybernétique21 de Wiener. Pendant la seconde guerre mondiale, Norbert Wiener participe à l’élaboration de méthodes de défense antiaérienne et est amené à réfléchir sur leurs deux aspects principaux : la transmission des messages, c’est à dire le problème de la communication et le couplage de l’homme et de la machine. L'année où paraît la première version de la théorie de Shannon, en 1948, son exprofesseur, Wiener, publie Cybernetics or Control and Communication in the Animal and Machine. Il fait la synthèse de toute une série de recherches poursuivies dans le domaine des mathématiques pures (théorie de la prédiction statistique), dans le domaine de la technologie (machines à calculer, télécommunications), dans ceux de la biologie et de la psychologie, et jette les bases d’une science nouvelle, à support mathématique, destinée à couvrir tous les phénomènes qui, d’une manière ou d’une autre, mettent en jeu des mécanismes de traitement de l’information. Derrière les développements théoriques de Wiener et des cybernéticiens, il y a bien entendu des problèmes concrets, relatifs par exemple au transport des messages à travers des réseaux de communication, ou à la prédiction – ceux que pose par exemple la défense antiaérienne –, ou encore à la régulation des systèmes biologiques. Ces problèmes sont eux-mêmes liés à l’apparition, depuis la fin du siècle dernier, de machines d’un nouveau genre, analogues par certains côtés au système nerveux. Historiquement, on peut distinguer, dans l’évolution des machines, trois grandes périodes. 1. Il y a d’abord les machines de type mécanique , capables d’effectuer des mouvements astreints à certaines conditions. - Elles mettent en œuvre les principes de la statique et de la dynamique classiques. - On trouve dans cette catégorie les engins capables de transmettre ou d’amplifier la force appliquée en un point – comme le levier, le treuil, la grue, les machines de siège de l’Antiquité – et aussi les machines à mouvement périodique régulier, comme les pendules et tous les mécanismes d’horlogerie. - Cette sorte de machine correspond à une certaine métaphysique, dont on trouve les expressions les plus parfaites dans le mécanisme cartésien et dans les systèmes philosophiques des philosophes des Lumières qui font de Dieu le grand horloger de l’univers. 2. Viennent ensuite les machines énergétiques , capables de transformer une forme d’énergie en une autre et de rendre utilisables les énergies de la nature. - Elles mettent en œuvre les principes de la thermodynamique, de l’électrodynamique et de la théorie atomique. Cybernétique : le terme a été forgé (par Ampère) à partir du grec kubernêsis, qui signifie, au sens propre, « action de manœuvrer un vaisseau » et au sens figuré « action de diriger, de gouverner ». Science des interactions entre les mécanismes, ayant pour application principale la réalisation de robots programmables à apprentissage. Etude des processus de commande et de communication chez les êtres vivants, dans les machines et les systèmes sociologiques et économiques. 21 32 - - - On trouve dans cette catégorie la machine à vapeur, le moteur à explosion, les génératrices d’électricité, le moteur électrique, les différentes espèces de moteurs à réaction, le réacteur atomique. Certaines de ces machines, celles qui sont du type "moteur", sont destinées à fournir de l’énergie cinétique. D’autres fournissent des formes d’énergie susceptibles d’être consommées par des "moteurs": ainsi un réacteur atomique transforme l’énergie de liaison intranucléaire en énergie calorifique, celle-ci peut être transformée en énergie électrique et celle-ci à son tour peut être "consommée" par un moteur électrique. Ce type de machine correspond lui aussi à une certaine vision du monde, dont on trouve des expressions dans les différentes formes d’"énergétisme", et même dans bien des théories évolutionnistes. 3. Plus récemment apparaissent des machines qui prolongent en quelque sorte le système nerveux et non, comme les précédentes, le système musculaire. - Elles utilisent, en général, des réseaux électriques et mettent en œuvre différents types d’appareils qui peuvent intervenir dans un réseau électrique et qui y règlent la circulation du courant; résistances, capacités, bobines d’induction, tubes électroniques, transistors. - Mais ce n’est pas ce qui fait le caractère essentiel de ces machines. Il existe des machines à calculer de nature entièrement mécanique. - Ce qui est propre à ce genre de machines, c’est qu’elles utilisent et transforment de l’information. En voici quelques exemples : - Les machines à transmission (téléphone, radio, ondes dirigées, commande à distance) transportent une information d’un point de l’espace à un autre. - Les machines à calculer, analogiques ou numériques, résolvent des problèmes, mathématiques ou logiques, conformément à des règles, à partir d’informations données. (Il faut y rattacher les machines à traduire, les machines à jouer aux échecs, les machines capables d’apprendre, etc.) - Les machines à comportement s’adaptent à une situation extérieure et y répondent d’une manière appropriée conformément à certains critères. Un exemple de machine de ce genre nous est fourni par les petits automates capables d’un comportement fort complexe (doués de "réflexes conditionnés", ils peuvent "apprendre" de nouvelles conduites). La caractéristique la plus frappante de ces machines, c’est qu’elles se présentent comme des automates : ce sont des systèmes matériels qui effectuent des opérations plus ou moins complexes, conformément à certaines normes, sans intervention humaine. Certains automates ont pour finalité de fournir de nouvelles informations à partir d’informations données : c’est le cas des calculateurs. D’autres ont des finalités de nature différente : par exemple la machine-transfert a pour fonction de façonner des pièces répondant à un modèle donné. Tous, cependant, utilisent de l’information dans leur fonctionnement. Un automate met en effet en œuvre un programme et doit être capable de contrôler ses opérations. 33 Or un programme est une suite d’instructions, indiquant des opérations à effectuer dans un ordre donné : c’est bien un ensemble d’informations. Et, d’autre part, les mécanismes de contrôle sont basés sur la rétroaction. Or le schéma général de la rétroaction doit être décrit en termes d’information. C’est donc la notion d’information qui apparaît comme centrale. Le problème scientifique essentiel qui se présente donc, dans l’étude des machines du troisième genre, est celui du traitement de l’information. Comme l’un des aspects importants de ce problème concerne l’analyse des mécanismes de régulation, on comprend qu’on ait donné le nom de cybernétique à la science chargée d’étudier le comportement des automates. Dans la mesure, en effet, où un système est muni de mécanismes de régulation, il peut contrôler son propre fonctionnement et donc se gouverner luimême. C’est bien là la propriété essentielle de l’automate. On pourrait donc dire que la cybernétique est la science des actes contrôlés. A première vue, seules les machines à calculer et les machines à comportement relèvent d’une telle étude. Cependant, les machines de transmission peuvent également utiliser la cybernétique, car leur action ne consiste pas simplement à déplacer une information d’un endroit dans un autre, mais à soumettre une information donnée à toute une série de transformations qui doivent être contrôlées pour que l’on puisse, à l’arrivée, reconstituer une information qui ne soit pas trop différente de l’information de départ. En 1950, il invente l’idée de télétravail en imaginant un architecte qui, à l’aide d’un télécopieur, superviserait à partir de l’Europe la construction d’un bâtiment aux EtatsUnis. Wiener montre ainsi que le transport d’informations peut se substituer au transport de matières. 34 Dès les années quarante, un groupe de chercheurs américains venus d'horizons aussi divers que l'anthropologie, la linguistique, les mathématiques, la sociologie ou la psychiatrie prennent le contre-pied de la théorie mathématique de la communication de Shannon en voie de s'imposer comme référence maîtresse. L'histoire de ce groupe identifié comme le "collège invisible" ou l'"école de Palo Alto" (du nom de la petite ville de la banlieue sud de San Francisco) débute en 1942 sous l'impulsion de l'anthropologue Gregory Bateson qui s'associe à Birdwhistell, Hall, Watzlawick, etc. Se détournant du modèle linéaire de la communication, ils travaillent à partir du modèle circulaire rétroactif proposé par Norbert Wiener auquel ils ajoutent quelques à priori : Selon eux, la communication doit être étudiée par les sciences humaines à partir d'un modèle qui lui soit propre et non à partir de la théorie mathématique conçue par et pour des ingénieurs des télécommunications. Selon eux toujours, la communication est trop complexe, la complexité de la moindre situation d'interaction est telle qu'il est vain de vouloir la réduire à deux ou plusieurs "variables" travaillant de façon linéaire. Il faut donc concevoir la recherche en communication en termes de niveau de complexité, de contextes multiples et de systèmes circulaires. Dans cette vision circulaire de la communication, le récepteur a un rôle aussi important que l'émetteur. Empruntant des concepts et des modèles à la démarche systémique22, à la linguistique, à la logique, les chercheurs de l'école de Palo Alto essayent de rendre compte d'une situation globale d'interaction et non pas seulement d'étudier quelques variables prises isolément. Ils se fondent ainsi sur trois hypothèses. 1. L'essence de la communication réside dans des processus relationnels et interactionnels (les éléments comptent moins que les rapports qui s'instaurent entre les éléments). 2. Tout comportement humain a une valeur communicative (les relations, qui se répondent et s'impliquent mutuellement, peuvent être envisagées comme un vaste système de communication) en observant la succession des messages replacés dans le contexte horizontal (la séquence des messages successifs) et dans le contexte vertical (la relation entre les éléments et le système), il est possible de dégager une « logique de la communication ». 3. Enfin, les troubles psychiques renvoient à des perturbations de la communication entre l'individu porteur du symptôme et son entourage. A la notion de communication isolée comme acte verbal, conscient et volontaire, qui sous-tend la sociologie fonctionnaliste, se trouve opposée l'idée de la communication comme processus social permanent intégrant de multiples modes de comportement : 22Relatif à un système pris dans son ensemble. Analyse systémique ou systémique, qui envisage les éléments d'une conformation complexe, les faits (notamment les faits économiques), non pas isolément mais globalement, en tant que parties intégrantes d'un ensemble dont les différents composants sont dans une relation de dépendance réciproque. 35 la parole, le geste, le regard, l'espace interindividuel. Ainsi ces chercheurs s'intéressent à la gestualité (kinésique) et à l'espace interpersonnel (proxémique) ou montrent que les accrocs du comportement humain sont révélateurs de l'environnement social. L'analyse du contexte prend le pas sur celle du contenu. La communication étant conçue comme un processus permanent à plusieurs niveaux, le chercheur doit, pour saisir l'émergence de la signification, décrire le fonctionnement de différents modes de comportement dans un contexte donné. §1. Bateson. Ayant consacré sa vie à la recherche dans des domaines très variés des sciences sociales (anthropologie, psychiatrie, cybernétique), Gregory Bateson s’est attaché plus encore à la recherche sur la recherche, c’est-à-dire à celle qui s’interroge sur les fondements de la connaissance des phénomènes humains. Il étudia d’abord la zoologie et entreprit ensuite un voyage d’étude aux îles Galapagos, dont il revint fort déçu en raison de la monotonie du travail de laboratoire. Il essaya donc la psychologie, puis obtint la maîtrise d’anthropologie. A. La cérémonie du « naven » et l’exercice épistémologique A partir de 1927, Gregory Bateson entreprend une série d’enquêtes ethnologiques en Nouvelle-Guinée, entrecoupées de retours à Cambridge. Il passera en tout près de quatre années à étudier les populations de la région du fleuve Sépik. De cette période naîtra un livre, Naven , publié en 1935. L’année suivante, Gregory Bateson épousait Margaret Mead, dont il eut une fille, devenue anthropologue à son tour. Naven étudie les rituels « naven » célébrés chez les Iatmul pour honorer les premiers exploits d’un enfant, qui vont du meurtre d’un animal ou d’un étranger à des actions plus pacifiques comme de jouer du tambour ou de la flûte et, pour une fille, d’attraper un poisson ou de faire des galettes de sagou. « A cette occasion, les frères de la mère, vêtus de vieilles jupes de fibre, parodiaient la féminité, tandis que les sœurs du père, parées de beaux atours masculins, se pavanaient, ayant à la main le bâtonnet à chaux (pour chiquer le bétel) de leur mari et le frappant sur une boîte pour produire un bruit caractéristique qui exprime l’autorité et la fierté du mâle.» La description des faits ethnographiques est ici le point de départ d’une longue exploration épistémologique. Bateson y étudie comment s’opère l’intégration dans la culture. Il montre que celle-ci requiert des phénomènes complexes d’équilibre et de rupture au sein d’un groupe. Il développe des théories sur l’apprentissage, le jeu, les "boucles" par lesquels les organismes vivants se développent. Mais la réflexion de Bateson acquiert une autre dimension, plus novatrice encore, à la suite de sa participation à des conférences sur la cybernétique. En effet, le remplacement de l’idée d’adaptation ou de but par la notion d’autocorrection définit une nouvelle approche. 36 B. Les propositions théoriques sur l’alcoolisme et la schizophrénie Fort de ses convictions épistémologiques nouvelles qui sont fondées sur la cybernétique et la théorie des systèmes et qui coïncident avec ses recherches au Veterans Administration Hospital de Palo Alto en Californie, Bateson continue d’approfondir les questions relatives au "soi" dans la relation complémentaire de celuici avec le système plus vaste qui l’inclut. Comment interpréter les succès d’une association telle que celle des Alcooliques anonymes dans le traitement des malades dont elle s’occupe ? La raison en est double : tout d’abord, l’alcoolique en état de sobriété provisoire agit suivant une épistémologie (des "présupposés") à la fois conventionnelle et fausse ; ensuite, la « théologie des Alcooliques anonymes rejoint une épistémologie qui se fonde sur l’analyse des systèmes autocorrecteurs et stipule que « les caractéristiques mentales du système sont immanentes (indépendantes), non à quelque partie, mais au système tout entier ». Cette conception s’étend à tous les niveaux par où circule l’information. L’alcoolique vit dans un système circulaire de défis où se répondent les assertions contradictoires : « Je peux ne pas boire », et, inévitablement, « Je peux boire sans danger ». A l’opposé de cette démarche, les Alcooliques anonymes conseillent de s’abandonner à l’alcool, de toucher ainsi le fond, ce qui correspond « en psychothérapie à la boucle de rétroaction positive provoquée par le thérapeute qui pousse le malade dans le sens de ses symptômes ». C’est la technique de la "double contrainte" (double bind ), fondée sur « l’épistémologie dichotomique de l’alcoolique: esprit contre corps ». Ainsi l’alcoolique, acculé à cela par la double contrainte, sombre-t-il au plus bas, là où s’opère parfois un « changement involontaire dans l’épistémologie inconsciente ». C’est alors la découverte et la reconnaissance d’un « Pouvoir supérieur au soi » et pourtant intimement lié à chaque individu. Ce voyage dramatique et la conversion épistémologique qui en résulte représentent un au-delà de la mort du soi et l’instauration d’une relation favorable au tout, entièrement construite sur la complémentarité du « faire partie de » (et non sur l’opposition symétrique et égalitaire). Ce cheminement de l’alcoolique au plus profond du désespoir et du danger de mort est voisin de celui qu’entreprend l’anorexique. Dans l’un et l’autre cas, la seule issue se situe au-delà des «commandements contradictoires » et des « doubles contraintes », c’est-à-dire hors du conflit symétrique, du côté d’une acceptation de la relation systémique au tout. Plus encore que l’étude de l’alcoolisme, celle de la schizophrénie, que Bateson a menée à Palo Alto, lui a permis de préciser et d’approfondir la quête épistémologique qui fut la grande affaire de sa vie. L’analyse du comportement des schizophrènes introduit, elle aussi, à la double contrainte. Dans une situation familiale génératrice de schizophrénie, « l’enfant est puni parce qu’il interprète correctement ce que sa mère exprime, et il est également puni parce qu’il l’interprète mal ». La « faiblesse de l’ego » communément attribuée aux schizophrènes est comprise par Bateson « comme un trouble de la capacité d’identifier et d’interpréter cette classe de signaux qui nous indique à quelle sorte de message appartient le message que nous recevons ». La double contrainte se caractérise donc par « un stade où plus personne ne peut se 37 permettre de recevoir ou d’émettre des messages méta-communicatifs, sans qu’ils soient déformés ». §2. Birdwhistell. Né en 1918 à Cincinnati dans l'Ohio, il y passe toute sa jeunesse et ses premières années universitaires. Mais il retournera très souvent dans le Sud, dans le Kentucky rural de ses ancêtres, là où une famille n'est pas seulement composée des parents et des enfants mais encore des arrière-grands-parents et des arrière – petits - cousins. En 1941, il entame son doctorat au département d'anthropologie de l'université de Chicago. Comme Bateson dix ans plus tôt, Birdwhistell reçoit aussi l'impact théorique et méthodologique de Margaret Mead, qui l'introduit dans un groupe de psychanalystes, anthropologues et psychologues. Mais, progressivement, au travers de diverses recherches sur le terrain, Birdwhistell, va se forger une position théorique qui n'appartient qu'à lui, malgré les influences fonctionnalistes et culturalistes qu'on peut y retrouver. En 1944, il étudie des bandes d'adolescents du Kentucky et contribue à l'étude comparative des rituels amoureux menée en Angleterre par Margaret Mead. Vers la fin de la guerre, une histoire court parmi les GI's stationnés en Angleterre, selon laquelle les jeunes Anglaises sont des filles faciles. Parallèlement, l’histoire court parmi les jeunes Anglaises que les soldats américains sont des voyous. Reconstituée par Mead et Birdwhistell, l’explication est la suivante : l'approche amoureuse se conduit en respectant un certain nombre d'étapes. Chaque étape franchie est un feu vert pour une approche de l'objectif suivant. Mais ces étapes sont soumises à des variations culturelles. - En Angleterre, à l’époque, il fallait passer par une longue série de points avant d'arriver au baiser sur la bouche et le baiser n'est plus très loin de l'étape ultime. - Aux Etats-Unis, par contre, le baiser sur la boue situe parmi les toutes premières démarches. Dès lors, lorsque le GI entamant le scénario selon les règles américaines, embrasse la jeune Anglaise sur la bouche, celle-ci ne peut que s’enfuir ou entamer les manoeuvres menant au coït. Birdwhistell arrive en 1944 au département d'anthropologie de l'université de Toronto et ne laisse personne indifférent. Intellectuellement, on ne parvient pas à le situer : - on ne saisit pas exactement où il veut en venir avec ses recherches sur les amours adolescentes; - pédagogiquement, il étonne ses étudiants par ses capacités de mime: danseur et acteur dans sa prime jeunesse, il utilise son corps pour montrer comment on fume une cigarette dans différentes classes sociales, ou comment marche une adolescente blanche du Sud quand ses parents sont upper middle- class. L’idée qui anime l’enseignement de Birdwhistell est une découverte récente de l’anthropologie : dans la gestuelle, l’individu et le social sont mêlés. Il y a dans la 38 gestuelle un code social (connu de tous mais écrit nulle part, secret et compliqué) auquel nous sommes extraordinairement sensibles. L’étude de Bateson et Mead, Balinese Character, l'a mis sur la voie. Les auteurs ont dégagé à travers l’analyse de 700 photos toute l'importance du corps et de la gestualité dans l'intégration des modèles culturels balinais. C'est au travers de ses expériences corporelles (contacts avec la mère, hygiène et soins, apprentissage de la marche, de la danse, de la transe, etc.) que l'enfant balinais devient progressivement un membre de sa culture. Birdwhistell obtient une première confirmation de cette analyse en observant le "rituel" amoureux des adolescents du Kentucky. Le corps amoureux ne se comporte pas selon les impulsions du moment ; il semble obéir à un "code secret et compliqué", que les membres d'une même culture ont inconsciemment intégré. Mais quel est ce code ? Comment le dégager ? Birdwhistell accumule plus de questions que de réponses. En étudiant une communauté d'Indiens Kutenai, dans le sud-ouest du Canada, il s'aperçoit que la gestualité des Indiens bilingues change quand ils passent du kutenai à l'anglais. Il interprète ce changement comme une imitation de l'homme blanc. Mais il sent que ce n’est pas là la réponse définitive. De retour au pays, nommé à l'université de Louisville, il a l'occasion d'étudier un film sur l’homme politique newyorkais, La Guardia, qui parle couramment italien, yiddish et anglo-américain. Birdwhistell montre le film, son coupé, à plusieurs personnes connaissant ces cultures. Toutes peuvent déterminer quelle langue La Guardia parle à chaque moment. Comme chez les Indiens Kutenai, il y a autre chose qu'une performance d'acteur. Il semble qu'en changeant de langue, l'homme change également de langage corporel. Grâce à d’autres travaux, Birdwhistell remet en question l’idée que la culture donne au corps et à la gestualité des fonctions de "sémaphore", c’est à dire l’idée que nos gestes correspondent à une signification prédéterminée. Ainsi, en étudiant l'organisation sociale d'une communauté rurale très rigoriste du Kentucky, il s'aperçoit qu'une personne en mauvaise santé (mais encore suffisamment vaillante pour sortir et parler) présente une composition corporelle très « typique », qu'il décrit de la façon suivante : « Ceci inclut la rétraction du cuir chevelu, un resserrement de la peau du front (avec réduction des marqueurs sourciliers), une réduction du sourire, un port du torse très droit, une réduction de la vitesse du mouvement de la marche (l'oscillation antérieure et postérieure du mollet diminue) et un accroissement de l'ancrage du pied (les deux pieds à plat sur le sol - du talon au métatarse - en position debout ou assise). » La signification « mauvaise santé » n'est pas, on le voit, l'affaire d’un geste ou d'une mimique en particulier. C'est la relation entre différents éléments, réunis au même moment en une seule personne, qui porte le sens. En d'autres termes, la signification flotte et ne se cristallise que dans un contexte défini. Ce contexte prend notamment une dimension temporelle très importante. Ainsi Birdwhistell observe que la personne en mauvaise santé peut laisser tomber les épaules pendant quelques secondes avant de se reprendre et se recomposer. Ce comportement n'apparaît pas plus d'une fois par quart d'heure chez les hommes adultes. Sinon la signification change: l'entourage considère l'homme comme un simulateur ou un geignard. Mais ce rythme et sa signification sont réservés aux hommes adultes : les femmes, enfants et vieillards peuvent répéter ce mouvement beaucoup plus fréquemment sans être mal considérés. 39 Pour Birdwhistell, l'image corporelle de la bonne ou mauvaise santé est donc conditionnée par un ensemble de définitions, attentes et contraintes culturelles. Le corps n'est pas seulement "régi de l'intérieur", comme le voudrait la sémiologie médicale classique ou le sens commun. Il est encore gouverné par une sorte de code de la présentation de soi en public. Une signification universelle ne peut donc être attribuée à partir de certains invariants biologiques à telle posture ou à tel geste; chaque culture et, au sein de celle-ci, chaque contexte interactionnel utilise le substrat physiologique pour élaborer une signification socialement acceptable. Dans une seconde communauté rurale du Kentucky étudiée par Birdwhistell, il n'est pas question, quand on est en mauvaise santé, de rester droit et sec sur sa chaise comme si de rien n'était, D'abord, ce comportement ne signifierait aucunement la maladie. Entre autres traits caractéristiques de la présentation de soi comme malade dans cette communauté, Birdwhistell relève que la partie supérieure du tronc et les épaules s'affaissent vers l'avant, que le ventre se relâche, que « les bras et les mains peuvent pendre sur le côté ou osciller très lentement ». Ensuite, un comportement taciturne ponctué par des affaiblissements suivis de redressements ne serait guère approprié. Dans cette communauté, la mauvaise santé est une affaire publique où le malade et ses commentateurs échangent symptômes, diagnostics et remèdes: « Dès que l'aspect maladif de la personne a entraîné une question de la part de son interlocuteur, le corps de celle-là reprend du tonus et une récitation verbale des symptômes est accompagnée de désignations, de caresses, de frottements des éléments corporels ostensiblement impliqués dans l'histoire. Même les personnes qui sont apparemment (selon le diagnostic du médecin) tout à fait malades s'animent, les yeux éveillés, la bouche ouverte, et le corps répondant de plus en plus à la conversation. » Cette approche ethnographique ne satisfait pas encore Birdwhistell, qui voudrait formellement faire apparaître le code, le langage gestuel propre à chaque culture. Il rencontre des linguistes et l'anthropologue Edward T. Hall qui élabore un schéma général d'analyse de la culture fondé sur les principes de la linguistique descriptive 23. Il va inviter Birdwhistell à appliquer ces mêmes principes à la gestualité. Celui-ci va formaliser ses recherches et inventer toute une batterie de concepts : les kinèmes (analogues aux phonèmes) et les kinémorphèmes. Par exemple le kinème « oeil gauche fermé » se combine au kinème "pince orbitale gauche" pour former le kinémorphème "clin d'œil". Au niveau suivant, celui de la syntaxe, les kinémorphèmes se combinent en constructions kinémorphiques (correspondant aux propositions). Cependant Birdwhistell réfutera l'idée traditionnelle selon laquelle le geste est une sorte de cadre un peu superficiel autour du langage. Pour lui, gestualité et langage s'intègrent dans un système constitué d'une multiplicité de modes de communication, tels que le toucher, l'odorat, l'espace et le temps. Si une place si importante est réservée au langage dans les recherches sur la communication interpersonnelle, c'est sans doute parce que le langage est un mode de communication essentiel, mais aussi parce que les travaux sur les autres modes sont encore très peu développés. Pour Birdwhistell, il n'est donc pas possible de déterminer une hiérarchie des modes de communication selon leur importance dans le processus interactionnel. Pour Birdwhistell, la signification d'un geste n'existe pas ; le geste s'intègre dans un système interactionnel à multiples canaux qui se confirment ou s'infirment mutuellement. La linguistique descriptive américaine cherche à décrire systématiquement les langues et à tirer hypothèses générales sur le langage. Cette approche sera critiquée. 23 40 §3. E.T. Hall. Edward Hall reçoit son doctorat en anthropologie à l'université Columbia (New York) en 1942. Il a 28 ans. Il est loin d'être resté enfermé dans ses livres au long de ses études. Depuis 1933, il est sur le terrain, dans le sud-ouest des Etats-Unis, où il participe à diverses expéditions archéologiques et anthropologiques. C'est ainsi qu'il se familiarise avec les cultures hopi et navajo et, secondairement, avec la sous-culture des bureaucrates du Bureau des Affaires Indiennes, qui ne comprennent pas grandchose à ce qui se passe autour d'eux. Pendant la guerre, il sert comme officier dans un régiment composé de Noirs et, ensuite, comme formateur du personnel diplomatique, sur la difficulté des rapports interculturels. Cette expérience des contacts interculturels est sans doute cruciale : tout au long de sa carrière, Hall va étudier le problème des "chocs culturels". Contrairement à de très nombreux anthropologues de sa génération, Hall ne se spécialisera pas dans une aire culturelle donnée. Il se spécialisera dans l'étude du phénomène provoqué par la mise en contact de représentants de cultures différentes, qu'il s'agisse de touristes japonais séjournant deux jours en France ou de fermiers américains travaillant depuis deux générations à côté de leurs homologues mexicains. Contrairement encore à la plupart de ses collègues universitaires, Hall va s’attacher à démonter de façon très claire, à l'intention d'un public aussi vaste que possible, les codes de la communication interculturelle. Parmi les codes auxquels il consacrera le plus d'attention, il faut citer celui qui régit le découpage et l'utilisation de l'espace interpersonnel. Mais il en est d'autres, comme par exemple le code de la gestion du temps, auquel Hall consacrera une partie de son ouvrage, The Silent Language, paru en 1959. Dans ce livre, Hall tire le parti de ses expériences. Il y tire les enseignements d'observations personnelles effectuées sur le terrain. Il a accumulé au fil des années une connaissance intime d’un certain nombre de cultures. Durant la Seconde Guerre il était officier dans un régiment essentiellement composé de Noirs. Il a conduit ses hommes en Europe puis aux Philippines et observé leurs difficiles contacts avec les populations. Après la guerre, il travaille un an sur l'atoll micronésien de Truk comme intermédiaire entre les indigènes et le commandement américain, puis il rentre aux Etats-Unis, où il commence à enseigner. Mais il ne reste pas longtemps sur place. Au début des années cinquante, il devient directeur d'un programme du Foreign Service Institute du Département d'Etat, qui consiste à familiariser diplomates et coopérants avec les différentes cultures dans lesquelles ils vont devoir se plonger. Il parcourt alors l'Europe, l’Amérique latine et le Moyen-Orient pour s'enquérir de leurs difficultés. Jetant les bases de la proxémique, il met en relief les multiples langages et codes, les "langages silencieux", propres à chaque culture les langages du temps, de l'espace, des possessions matérielles, des modes d'amitié, des négociations d'accords. Tous ces langages informels sont à l'origine des "chocs culturels", des incompréhensions et des malentendus entre des gens qui ne partagent pas les mêmes codes, n'attribuent pas, par exemple, aux règles d'organisation de l'espace ou de gestion du temps la même signification symbolique. A. Le langage de l'espace. L'espace est une dimension culturelle. Cette réalité est attestée par : - la multiplicité des modes d'habitat, 41 - des formes attribuées à l'espace humain, par l'importance du rôle des pratiques sociales dans la structuration de l'espace. L'homme ne vit pas l'espace comme une réalité objective, indépendante de son patrimoine culturel. Au contraire, il vit son rapport à l'espace au travers d'un univers où se répètent les identités collectives. Edward T. Hall avec son ouvrage « La dimension cachée », a vulgarisé la notion d'anthropologie de l'espace. Spécialisé dans l'étude des phénomènes provoqués par la mise en contact de représentants de cultures différentes, il a cherché à démonter les codes de la communication interculturelle et surtout celui qui régit le découpage de l'espace interpersonnel. La configuration culturelle occidentale, par exemple, s'organise autour du principe suivant : « je ne touche personne et personne ne me touche ». Ce qui signifie que dans cette configuration, chacun se meut au sein d'une "bulle" et que l'intégrité physique et morale n'est préservée que dans la mesure où les "bulles" circulent à l'aise. Ce découpage de l'espace s'opère à l'insu de ceux qui le vivent : il s'agit de la dimension cachée de notre culture. L'étude de l'organisation sociale de l'espace entre les individus apparaît donc comme un nouveau domaine des sciences humaines : la "proxémie", définie comme « l'ensemble des observations et théories concernant l'usage que l'homme fait de l'espace en tant que produit culturel spécifique » . Pour y arriver, on utilise des éléments empruntés à la littérature, à l'histoire de l'art, à la zoologie, chaque culture organisant l'espace de façon différente à partir d'un substrat animal identique: « le territoire ». B. Le monde animal et l'espace. Le territoire. Les travaux actuels des zoologues remettent en question beaucoup d'idées de base relatives à la vie animale et à la vie humaine. "Libre comme l'oiseau" exprime la conception que l'homme se fait de ses propres rapports à la nature: les animaux seraient libres d'errer à travers le monde; l'être humain serait, lui, prisonnier de la société. En réalité, c'est plutôt l'inverse qui se passe. Les animaux sont prisonniers de "territoires". Ceux-ci jouent de nombreuses fonctions dans l'équilibre naturel: - assurer la propagation de l'espèce. - permettre la régulation démographique. - offrir des terrains d'apprentissage et de jeux. - permettre la sélection naturelle : les animaux incapables de se créer un territoire disparaissent. - etc. Le territoire existe aussi chez l'homme qui au cours de son histoire a inventé bien des manières de défendre ce qu'il appelle sa terre, son sol ou son espace. En Europe, enlever des bornes sur un terrain, "violer" la propriété d'autrui sont des actes punis par la loi. Il existe également une différence bien établie entre la propriété dite privée (qui est le territoire d'un individu) et la propriété publique (qui est le territoire d'un groupe). 42 Mécanismes de l'espacement chez les animaux En plus du territoire, chaque animal est entouré d'une série de "bulles" qui servent à maintenir un espacement bien spécifique entre les individus. Il existe quatre types de distances qui entrent en jeu d'une manière ou d'une autre entre les animaux. a. Distance de fuite Aucun animal sauvage ne se laisse approcher par un ennemi (homme ou animal) au delà d'une certaine distance à partir de laquelle il prend la fuite (l'antilope : 500 mètres, le lézard : 2 mètres). Plus l'animal est gros, plus la distance de fuite qu'il doit maintenir entre lui et ses ennemis est importante. La fuite semble être le mécanisme de survie fondamental chez les animaux doués de mobilité. Quand on domestique un animal, on doit réduire suffisamment la réaction de fuite pour que l'animal captif puisse se déplacer, dormir et manger sans que la présence humaine provoque chez lui un effet de panique. b. Distance critique. Elle couvre la zone étroite qui sépare la distance de fuite de la distance d'attaque. Dans un zoo, le lion fuira devant un homme qui se dirige vers lui jusqu'à ce qu'il rencontre un obstacle insurmontable. Si l'homme avance encore et pénètre dans la zone critique du lion, l'animal, acculé, changera de direction et commencera à marcher sur lui. c. Distance personnelle. Il s'agit de la distance observée entre eux par les membres d'une espèce sans contact (c'est à dire par des animaux qui évitent de se toucher). Cette distance joue le rôle de bulle invisible qui entoure l'organisme. Deux animaux, chacun entouré de sa bulle, changent d'attitude lorsque leurs bulles viennent à se chevaucher. Les animaux dominants ont généralement une distance personnelle plus grande que ceux qui occupent une position inférieure dans la hiérarchie sociale. L'agressivité est une composante essentielle du comportement chez les animaux vertébrés. Un animal fort élimine les plus faibles, mais cette agressivité est modérée par l'espacement et la hiérarchisation sociale. L'espacement est pour les éthologues la méthode fondamentale de la maîtrise de la violence entre les animaux, la plus simple mais aussi la moins souple. d/Distance sociale. Les animaux qui vivent en société doivent rester en "contact" pour résister aux prédateurs. La perte de ce contact peut leur être fatale. La distance sociale est celle à partir de laquelle l'anxiété se fait sentir. Cette distance varie avec les espèces : elle est très courte - quelques mètres seulement - chez les flamants, par exemple, et considérable chez d'autres oiseaux. La distance sociale n'est pas fixée avec rigidité, mais elle est en partie déterminée par la situation. Ainsi, par exemple, pendant la période où les petits 43 des singes et des hommes savent déjà se déplacer mais pas encore obéir à la voix de leur mère, c'est la portée du bras maternel qui déterminera la distance sociale. Lorsqu'on observe des babouins au zoo, on remarque qu'au delà d'une certaine distance, la mère attrape le petit par la queue pour le ramener à elle. Lorsqu'un danger rend un contrôle plus étroit nécessaire, la distance sociale diminue. C'est également valable pour les humains : il suffit d'observer une famille comprenant beaucoup de jeunes enfants lorsqu'elle traverse un carrefour dangereux en se tenant par la main. Chez les êtres humains, certaines inventions techniques ont considérablement allongé la distance sociale. La radio, le téléphone, la télématique permettent de nouer des liens sociaux par delà des distances considérables. La crise de mortalité des cerfs de l'île de James. Sur une île du Mayland (U.S.A), qui se trouve à deux kilomètres de la côte des zoologues ont pu faire les constatations suivantes : - en 1916, on y lâcha 4 ou 5 cerfs. - en 1956, le troupeau atteint 300 têtes, ce qui est trop pour un territoire de 70 hectares. L'autopsie des animaux à cette date montre que les animaux sont parfaitement sains. - durant les premiers mois de 1958, plus de la moitié des animaux meurent et ensuite la mortalité s'accroît encore. Contrairement aux idées reçues, ce n'est pas le manque de nourriture qui est en cause. L'autopsie révéla que le stress provoqué par le manque d'espace était à l'origine du phénomène. En effet, les cerfs autopsiés avaient des glandes surrénales hypertrophiées, ce qui résulte d'une tension nerveuse et provoque diverses maladies. Il est également remarquable que la mortalité, 9 fois sur 10, frappait les biches et les faons; ce qui pose la question de savoir si le stress des cerfs fut la cause d'une agressivité dont furent victimes les biches et les faons en priorité. Les expériences de Calhoun sur les rats. Les expériences de ce chercheur ont mis en évidence les effets du surpeuplement sur les rats et montré que, dans des conditions naturelles, le volume de la population se stabilise lui-même. Par contre, si artificiellement on modifie le mode de vie des rats, toute une série d'aberrations dans leur comportement apparaissent : - problèmes de nidation. - activité sexuelle totalement perturbée. - abandon des soins aux petits qui sont mangés par d'autres rats. On peut se demander, si pour ce qui touche au territoire, l'être humain a un comportement "naturel" différent. Cette question est inquiétante si l'on considère ce qui se passe dans les banlieues de certaines grandes villes. C. Les distances chez l'être humain. Après avoir étudié les sens qui permettent la perception de la distance chez l'homme, E. T. Hall établit un tableau grâce auquel il classe les comportements dans l'espace. Pour ce faire, il établît des catégories significatives à l'aide de mesures métriques : approximativement: 44 - de 0 à 0,5 m, c'est la sphère de l'intimité. de 0,5 m à 1,5 m, c'est la sphère des rapports de caractère personnel. de 1,5 m à 3,6 m, c'est la sphère des rapports de caractère social. de 3,6 m à l'infini, c'est la sphère des rapports de caractère public. Dans chacune de ces sphères, l'être humain a un comportement différent lié au fonctionnement de ses organes de perception. A côté de l'espace "informel" des interactions sociales, Hall étudie la structuration et la signification de l'espace "à organisation semi-fixe", tels les meubles et les portes. Celles-ci fournissent un exemple frappant de la variation culturelle des significations attachées à l'espace. Pour un Américain, il faut qu'une porte soit ouverte; pour un Allemand (ou un Français), il faut qu'une porte soit fermée. Comme le dit Hall: « Que ce soit chez lui ou au bureau, un Américain est disponible du moment que sa porte est ouverte. Il n'est pas censé s'enfermer mais se tenir au contraire constamment à la disposition des autres, On ferme les portes seulement pour les conférences ou les conversations privées (...). En Allemagne, la porte fermée ne signifie pas pour autant que celui qui est derrière souhaite la tranquillité ou fait quelque chose de secret. Simplement pour les Allemands les portes ouvertes produisent un effet désordonné et débraillé. » Pour Hall, chaque culture organise l'espace de façon différente à partir d'un substrat animal identique, le "territoire". 45 TEXTE 1 : La division du travail Le développement des forces productrices du travail, c'est-à-dire l'adresse, l'activité et l'intelligence qui partout aujourd'hui l'appliquent et le dirigent, semble être l'effet de la division; du travail ou du soin qu'on a pris à distribuer en plusieurs mains les différentes branches d'un seul même ouvrage. Prenons un exemple dans une manufacture dont l'objet paraît frivole, mais qui a mérité plus d'une fois qu'on en remarquât les détails avec une sorte d'admiration; je veux dire la fabrication des épingles. Que l'ouvrier le plus industrieux, mais novice en ce métier, veuille s'y livrer, il ne parviendra peut-être à faire en un jour qu'une seule épingle, et sûrement il n'ira pas jusqu'à vingt; tant les travaux qu'exige une épingle sont divers et multipliés. Il a donc fallu que la nécessité de diviser le travail séparât d'abord ce métier de tous les autres; qu'elle fit ensuite, de tous les détails qu'il demande, autant de métiers particuliers; qu'enfin elle créât, pour hâter l'ensemble de l'ouvrage, le jeu et le mouvement de machines: tel est en effet cet art aujourd'hui. Un homme déroule le fil de laiton, celui-ci le redresse, celui-là le coupe, plus loin on l'aiguise en pointe, ailleurs on prépare l'extrémité qui doit recevoir la tête. (...) Enfin dix-huit opérations forment le grand art de faire une épingle. (...) J'ai vu une manufacture de ce genre, qui n'employait que dix hommes, dont quelques-uns, par conséquent, s'occupaient de deux ou trois manipulations. L'établissement était pauvre et dès lors mal pourvu des machines nécessaires; mais le zèle quelquefois suppléait à tout, et le travail commun donnait alors par jour douze livres d'épingles de moyenne grandeur. Or la livre se formant de quatre mille épingles, il s'ensuit qu'il en sortait plus de quarante-huit mille par jour de la main de dix personnes. A. Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Londres, 1776. TEXTE 2 : Le mètre-étalon. Dès la fin du XVIIème siècle, qui connaît un important développement des découvertes scientifiques, et alors que les hommes de science s'appellent encore «philosophes», l'idée de mesures universelles commence à germer: l’électricité, le magnétisme, la force motrice de la vapeur et le développement des manufactures font ressentir de plus en plus vivement le besoin d’un langage universel de la mesure. Cependant, il va falloir un événement d’importance pour secouer l’inertie des usages établis : la Révolution française. La mécanisation du système de production, qui va permettre la fabrication en série de nombreux objets, nécessite pour son fonctionnement propre des instruments de mesure précis. C'est la raison pour laquelle la métrologie se référera, chaque fois qu 'elle le pourra, à des constantes universelles. L'Académie des sciences décide ainsi, en 1792, de retenir comme définition du mètre la dix millionième partie du quart du méridien terrestre entre le pôle Nord et l'équateur. Deux astronomes, Méchain et Delambre, se voient confier la charge de calculer de la façon la plus précise possible la valeur du mètre à partir de mesures de l'arc du méridien existant entre Dunkerque et Barcelone. 46 En 1796, la Convention fait placer à Paris, dans les lieux les plus fréquentés, seize mètresétalons en marbre. On peut encore en voir deux : l'un à droite du porche d'entrée du 36 de la rue de Vaugirard, l'autre au 13 de la place Vendôme, à gauche de l’entrée du ministère de la Justice. Ce n'est qu'en 1889 que le fameux mètre-étalon en platine iridié est déposé au pavillon de Breteuil à Sèvres. Aujourd'hui, ce mètre en platine est une relique, et la mesure se fait par référence à la longueur du trajet parcouru dans le vide par la lumière en un milliardième de seconde. En 1989, au cours d'une cérémonie commémorative d'étalonnage, à l'occasion du bicentenaire de la Révolution, on a pu vérifier que le mètre-étalon mesurait, à un demimillimètre près, 1,002 mètre. Marcel Duchamp était parfaitement conscient de l'importance symbolique de cette mesure universelle. C'est pourquoi il réalise la première mesure d’art conceptuel avec ses trois stoppages-étalons déposés dans une boite de jeu de croquet, définissant ainsi la singularité de l'artiste par rapport à l’universalité de la culture scientifique et technique. J. de Noblet in Design, miroir du siècle, Flammarion/ APCI. TEXTE 3 : LA MAGIE DES SIGNES A DISTANCE. Les premiers systèmes de signaux à distance utilisaient des codes rudimentaires. Les Indiens d’Amérique du Nord usaient de signaux de fumée. Les codes les plus répandus, chez les Sioux et les Cheyennes par exemple, étaient fort simples. Une bouffée de fumée qui montait signifiait «attention», deux bouffées signifiaient « tout va bien », trois bouffées ou l’apparition de flammes se traduisaient par «danger, on demande de l'aide». On recouvrait le feu d’une étoffe et on le découvrait pour obtenir une bouffée de fumée. Il semble que la forme la plus ancienne de ces «signes» destinés à porter l’information à distance est le feu, car la fumée qui s'en échappe est visible de loin. La source la plus ancienne décrivant un tel système de communication à distance par le feu est sans aucun doute le Talmud. Certains passages du Talmud évoquent en effet l'existence d'un réseau de communication établi entre Jérusalem et Babylone. Des feux étaient allumés sur des tours ou des lieux élevés. Il semble que le code utilisé était fonction de la durée des feux allumés, de la hauteur des flammes et peut-être de leur coloration; mais il ne s’agit que d’hypothèses. On le voit nombre de confusions pouvaient naître à propos de ces signaux tout à fait élémentaires. Ils pouvaient dire très peu de choses et il était parfois difficile de s'assurer qu'on avait bien affaire à un signal conventionnel. Une fumée à distance peut être l'indice d'un feu allumé par un paysan ou celui d'un incendie dû à quelque imprudence, à un pyromane ou à la foudre. Il faudra attendre plusieurs siècles et des progrès techniques considérables pour que la communication à distance dépasse ce stade élémentaire et améliore de façon décisive ses procédures de codage et de transmission. La transmission à distance est donc à l'ordre du jour à l'époque des Lumières. La Révolution française accélère son élaboration technique 47 Dans cette perspective, le physicien anglais Robert Hooke tente de mettre au point en 1684 un système de télégraphie optique. En 1690, le Français Guillaume Amontons émet, lui, l'idée d'un système que Fontenelle décrit en ces termes : « Peut-être ne prendra-t-on que pour un jeu d'esprit, mais du moins très ingénieux, un moyen qu'il inventa de faire savoir tout ce qu’on voudrait à une très grande distance, par exemple, de Paris à Rome, en très peu de temps, comme en trois ou quatre heures, et même sans que la nouvelle fût sue dans tout l'espace entre deux. Cette proposition, si paradoxale et si chimérique en apparence, fut exécutée dans une petite étendue de pays, une fois en présence de Monseigneur et une autre en présence de Madame...» Le secret consistait à disposer dans plusieurs postes consécutifs des gens qui, par des lunettes de longue-vue, ayant aperçu certains signaux du poste précédent, les transmettaient au suivant et ainsi de suite; ces différents signaux étaient autant de lettres d'un alphabet dont on n'avait le chiffre qu'à Paris et à Rome. La plus grande portée des lunettes faisait la distance des postes, dont le nombre devait être le plus petit qu'il fût possible et comme les signaux envoyés au troisième poste se faisaient à mesure que le second les voyait faire au premier; la nouvelle se trouvait portée à Rome presque en aussi peu de temps qu'il en fallait pour faire les signaux à Paris. De nombreux textes font allusion au télégraphe et, en 1788, un certain Dupuis tente de transmettre par télégraphe alphabétique des messages entre Ménilmontant et Bagneux. Mais ces systèmes seraient sans doute restés à l'état expérimental ou à l'état d'ébauche sans la Révolution française de 1789 et surtout sans les guerres révolutionnaires. Pour communiquer aussi rapidement que possible et en secret avec les armées aux frontières, le pouvoir central avait besoin d’un système assurant à la fois rapidité, discrétion et possibilité de réponse immédiate. Trop de messagers ou d'estafettes à cheval avaient été interceptés, capturés et, avec eux, les messages qu’ils transportaient. L'abbé Chappe expérimente dès 1790 un système de signaux télégraphiques qui comporte trois registres de vocabulaire. La nouveauté du système de Chappe tient moins à la technique du sémaphore et à ,sa manipulation qu’au code mis au point par lui. Sans entrer dans les détails des 196 signaux obtenus par les diverses positions du bras horizontal du sémaphore, ou régulateur, et des ailes (éléments mobiles articulés à chaque extrémité du régulateur), il est étonnant de constater l’intelligence sémiologique des frères Chappe qui inventèrent un système codé de signes tout à fait original. En 1794, les frères Chappe composent un vocabulaire de 92 pages, dont chacune contient 92 mots. Le premier signal donné par le télégraphe indique la page du vocabulaire, le second indique le numéro porté dans cette page répondant au mot de la dépêche. On peut ainsi, par deux signaux, exprimer 5464 mots. C'est le vocabulaire des mots. Un second vocabulaire que l'on nomme vocabulaire des phrases est formé, comme le précédent, de 92 pages contenant chacune 92 phrases ou membres de phrases, ce qui donne 5464 idées. Ces phrases s'appliquent particulièrement à la marine et à l'armée. Pour se servir de ce vocabulaire, le télégraphe donne trois signaux le premier pour indiquer qu’il s’agit du vocabulaire phrastique, le deuxième pour indiquer la page du vocabulaire et le troisième pour le numéro de cette page. Sur les mêmes principes, un autre vocabulaire géographique porte la désignation des lieux. Etonnant exemple d’un code de signes cohérent et répondant de plus à des exigences spécifiques transmettre le maximum de sens et de le faire secrètement ! Les transmissions de dépêches par le télégraphe Chappe rendaient très difficiles lés écoutes, car il suffisait 48 que l’émetteur de départ et le récepteur final et eux seuls connaissent le code. Le code Morse et dans une certaine mesure les codes informatiques sont plus faciles à espionner Le télégraphe Chappe est le premier réseau de transmission cohérent. Les stations doivent être placées sur des points élevés collines, tours, clochers... afin d’observer à l’aide d'une longue-vue les signaux et de les répéter. Au cours des guerres de l'Empire, le système se développe et, en 1840, le réseau conçu par les frères Chappe et le mécanicien Bréguet, ancêtre de l’aviateur et avionneur, représente en France plus de 4000 kilomètres de lignes, disposant de 556 postes de relais formant 8 lignes principales et 11 embranchements. Un corps important de stationnaires (responsables) des manipulations des sémaphores est constitué. Une administration centralisée est mise en place. Mais surtout l’information est codée et la transmission est assurée par des relais. Il est significatif de constater que nombre de tours modernes de relais hertziens se trouvent situées à l’emplacement des anciens sémaphores du système Chappe. Mais surtout ce système représente un modèle d'un ensemble de signes qui constituent une forme économique de transmission. C'est-àdire qu'avec un nombre restreint de signes on peut émettre, transmettre et recevoir un nombre important de messages. L'inconvénient du système, comme de tous les systèmes de signes se transmettant visuellement dans l’atmosphère, est que son fonctionnement dépend des conditions météorologiques. Par temps de brouillard, de pluie ou d'otage, ou par trop grand soleil à cause de la réverbération, le télégraphe optique était inutilisable. En 1837, Samuel Morse, Cooke et Wheatstone font la démonstration d'un prototype électrique de communication à distance. Il s’agit dans les deux cas de transmettre un courant électrique en en tirant des signes intelligibles ; mais les deux systèmes diffèrent très sensiblement quant à la nature des signes transmis. Le système anglais utilise la déviation provoquée à distancé d’une aiguille aimantée qui indique sur un cadran récepteur la même lettre que celle que l’on émet; il s'agit donc d’un signe appartenant au code de l'écriture. Le système américain de Samuel Morse passe par le relais d’un autre codé. Abandonnant la déviation d'une aiguillé aimantée, Morse choisit de baser son code sur l'interruption rythmée du courant. Les « points-traits » du transmetteur morse peuvent être à la fois lus à l'oreille et transcrits sur une bande de papier. L'originalité du système est sa grande simplicité. Les signes utilisés sont réduits à deux éléments, le trait et le point. Par ailleurs, ces deux éléments peuvent être vus ou entendus. Vus de plusieurs manières : ce sont les éclats lumineux longs ou brefs des projecteurs dans la marine, ou des lampes électriques des « jeux de piste ». A l'audition, le morse est constitué par une succession de sons brefs ou longs correspondants aux points et aux traits du morse. Il faut signaler qu'on a raffiné encore l'usage du morse en établissant des équivalences entre les signes alphabétiques du morse et les pavillons dé signalisation marine. En France, il faut attendre Napoléon III pour que le télégraphe morse remplace le télégraphe optique. Mais le télégraphe électrique utilise encore l’infrastructure de l'ancien système. Aujourd'hui, les technologies nouvelles ont bouleversé les systèmes de communication à distance. Paroles et images circulent tout autour de la Terre, sous les 49 mers, et dans l’espace. Mais il semble bien que les messages transmis depuis les sondes qui voyagent dans le cosmos parviennent à terre sous forme de signaux électroniques, qui sont décodés et deviennent des images qu'il faut à leur tour interpréter. G. Jean, Langage de signes, l’écriture et son double, Découvertes Gallimard. TEXTE 4. Jules Verne a pratiquement tout prévu sauf la disparition d'un personnage qui est essentiel dans tous ses romans: le domestique. Dans Les Cinq cents Millions de la Begum, il décrit une cité modèle nommée Franceville, bâtie aux USA par un savant français, le docteur Sarrasin qui a hérité de fonds de la Begum. Franceville est bâtie en échiquier. Elle comprend des "tranchées à découvert pour les tramways et les chemins de fer métropolitains". A tous les carrefours se trouve un jardin public. De petits hôpitaux se trouvent disséminés dans la ville qui compte 100.000 habitants. Des cadrans lumineux les convoquent au "conseil de la ville". Enfin, Franceville subit une véritable tyrannie de l'hygiène. « 1° Chaque maison sera isolée dans un lot de terrain planté d'arbres, de gazon et de fleurs. Elle sera affectée à une seule famille. 2° Aucune maison n'aura plus de deux étages; l'air et la lumière ne doivent pas être accaparés par les uns au détriment des autres. 3° Toutes les maisons seront en façade, à dix mètres en arrière de la rue. 4° Les murs seront faits de briques tubulaires brevetées, conformes au modèle. 5° Les toits seront en terrasse, légèrement inclinés dans les quatre sens, couverts de bitume, bordés d'une galerie assez haute pour rendre les accidents impossibles, et soigneusement canalisés pour l'écoulement immédiat des eaux de pluie. 6° Toutes les maisons seront bâties sur une voûte de fondations, ouverte de tous côtés, et formant sous le premier plan d'habitation un sous-sol d'aération en même temps qu'une halle. [...] 7° Les cuisines offices ou dépendances seront, contrairement à l'usage ordinaire, placées à l'étage supérieur et en communication directe avec la terrasse qui en deviendra ainsi la large annexe en plein air... 8° Le plan des appartements est laissé à la fantaisie individuelle. Mais deux dangereux éléments de maladie, véritables nids à miasmes et laboratoires de poisons, en sont impitoyablement proscrits: les tapis, et les papiers peints. [...] [Les] murs [sont] revêtus de briques vernies. On les lave comme on lave les glaces et les vitres, comme on frotte les parquets et les plafonds. Pas un germe morbide ne peut s'y mettre en embuscade. 9° Chaque chambre à coucher est distincte du cabinet de toilette. On ne saurait trop recommander de faire de cette pièce où se passe un tiers de la vie, la plus vaste, la plus aérée et, en même temps, la plus simple. Elle ne doit servir qu'au sommeil. [...] 10° Chaque pièce a sa cheminée. Quant à la fumée, au lieu d'être expulsée par les toits, elle s'engage à travers des conduits souterrains qui l'appellent dans des fourneaux spéciaux établis aux frais de la ville. Là, elle est dépouillée des particules de carbone qu'elle emporte, et déchargée à l'état incolore, à une hauteur de trente-cinq mètres dans l'atmosphère. Telles sont les dix règles fixes imposées pour la construction de chaque habitation particulière." Jules Verne, L'utopie de France-Ville, Les Cinq cents Millions de la Bégum, 1879. 50 Dans La journée d'un journaliste américain en 2889, Jules Verne décrit un monde aux approches de l'an 3.000 qui ressemble furieusement à celui des approches de l'an 2.000. Il parle de la prolifération chinoise, danger pour le monde. Les villes ont des voies larges de 100 mètres et des maisons hautes de 300. Certaines réunissent 300 millions d'habitants. Le ciel est sillonné par des milliers d'aérocars et d'aéro-omnibus. Le journal n'est plus imprimé mais parlé. Il existe des téléphotes (téléviseurs) et des pianoscompteurs-électriques (ordinateurs). Une climatisation électrique permet la révolution de l'agriculture et une température toujours égale dans les villes (on n'a pas encore réussi à guérir les rhume de cerveaux. Il place même dans son roman une phrase concernant la "mort de l'art" annoncée par Hegel: "La peinture, cet art tombé en telle désuétude que l'Angélus de Millet venait d'être vendu quinze francs, et cela grâce aux progrès de la photographie en couleurs." Texte 5. Les apports de l'analyse transactionnelle à la communication24. Créée en 1950 par Eric Berne, l'analyse transactionnelle est une méthode d'analyse et un outil de régulation des interactions humaines et des conflits. Elle offre des applications dans de nombreuses situations de la vie quotidienne et professionnelle. Dans la vie de tous les jours, il est des situations où nous aimerions vivre en bonne intelligence avec notre entourage voire même établir avec lui des relations de complicité ou d'intimité. Mais nous échouons faute de savoir comment. L’analyse transactionnelle (en abrégé: AT) propose un outil d'analyse et de contrôle de la communication, simple et directement applicable. Une des situations les plus irritantes, notamment, est celle de conflit que l'on voudrait éviter ou maîtriser; mais en vain. Nous nous bornerons ici à examiner comment l'AT permet de gérer quelquesunes de ces conflits parmi les plus courants. Quelques exemples quotidiens : - « Tu connais l’heure exacte de la réunion ? » « Bien sûr, tu as toujours l’air de croire que je ne suis jamais au courant de rien ! » - « Elève Dupont, vous avez vu à quelle heure vous arrivez ? » « Oui monsieur le professeur, à huit heure seize minutes très exactement. » - « Chéri, il reste du gâteau ? » « Mais oui, Rosalie, une part de cinq cents calories au moins. » Ces situations sont encore plus difficiles à supporter si, comme c'est souvent le cas dans le monde du travail, l'agresseur est un supérieur hiérarchique : l'envoyer promener, c'est s'exposer à de graves ennuis; plier et se soumettre, c'est perdre sa Texte de Jean-Yves Fournier, professeur de psychopédagogie à l’IUFM de Créteil. A notamment publié : Gérer des rapports de force par l’analyse transactionnelle, Editions d’organisation, 1993-1994 ; Analyse transactionnelle et communication, BT2 PEFM, 1989. 24 51 dignité et à long terme s'exposer à la dépression et la maladie. Que répondre alors à de telles réflexions: - « C'est à cette heure-ci. que vous arrivez? Bien dormi?» - «En voici une tenue, vous croyez que c'est carnaval?» - « Quelle démarche d'éléphant vous avez, ma pauvre ! » - «Rendez-moi ce rapport pour demain si vous en êtes capable !... »25 L’AT apporte ici un instrument de travail appelé transactions, permettant entre autres d'identifier avec précision ces moments cruciaux qui font basculer une relation, instrument de compréhension qui, par la même occasion, permet de redresser la barre et, bien entendu, donne toutes les clés pour mener à bien une communication saine, positive et authentique - si tel est le désir; bien sûr; de la personne concernée. Mais qu'est-ce au juste que l'analyse transactionnelle? Elle fut créée vers 1950 par Eric Berne, psychiatre et psychothérapeute. Ce dernier avait, entre autres, remarqué que c'est surtout dans les contacts avec autrui que se révèlent les problèmes d'une personne. Et que c'est en changeant le mode de communication de cette personne que l'on commence à lui permettre de les surmonter. Il baptisa donc son analyse « transactionnelle » parce que chaque échange, même verbal, entre deux individus peut être considéré comme une transaction (du latin trinsigere : faire passer au travers; au figuré : traiter). « On l'appelle transactionnelle parce que chacune des deux parties en présence y gagne quelque chose, c'est la raison pour laquelle elles s’y livrent. » L'AT propose donc à ceux qui le désirent des psychothérapies. Mais sans aller jusquelà, tout un chacun peut mettre à profit cet outil que sont les transactions. Nous ne pouvons ici prendre en considération les fondements psychiques qui amènent telle ou telle personne à tomber dans les avatars d'une mauvaise communication ou à chercher inconsciemment le conflit. L’AT le fait fort bien dans son versant thérapeutique, mais là n'est pas notre sujet. Nous nous bornerons à envisager le cas de quelqu'un qui cherche consciemment et de façon manifeste à établir de bonnes relations avec son entourage. La personnalité selon l'AT les trois états du moi. E. Berne était frappé par le fait qu'un même individu peut, selon les circonstances, changer totalement de comportement, comme si plusieurs personnages coexistaient en lui. Ces différentes personnalités que chacun peut successivement adopter, E. Berne les appela états du moi. Il en dénombra trois qu'il dénomma Parent, Adulte, Enfant. (Pour éviter toute confusion avec l'âge de la personne, les états du moi sont toujours désignés par des majuscules). E. Berne disposait bien d'un vocabulaire plus scientifique, mais voulant mettre sa théorie à la portée de tous, il leur préféra des termes simples. « Ce répertoire peut se classer dans les catégories suivantes : 1. états du moi ressemblant à ceux des figures parentales; 25 Réflexions authentiques recueillies lors de stages. 52 2. états du moi orientés de manière autonome vers l'appréciation objective de la réalité; 3. ceux qui représentent des traces archaïques; des états du moi fixés dans la prime enfance et toujours en activité. En langage technique on les nomme respectivement : états du moi : - extéropsychique, néopsychique, - archéopsychique. En langage familier, on les appelle Parent, Adulte et Enfant.» Le Parent représente le système des valeurs et se subdivise en deux sous-états: - le Parent critique qui juge, fait la morale, réprimande et menace. Il est souvent perçu comme très négatif, surtout lorsqu'il devient persécuteur (mais peut devenir positif26 lorsqu'il conseille et défend des valeurs) «C'est honteux et scandaleux! J'exige... j'ordonne... il est interdit de... Il faut s'organiser en équipes ». le Parent nourricier, qui donne, rassure, protège et vient en aide. Il est à ce titre perçu comme globalement positif (mais peut devenir négatif s'il étouffe toute autonomie chez autrui : hyperprotection, paternalisme, charité aliénante) : «Reposez-vous; vous êtes fatigués... Voulez-vous que je vous aide?... Fais attention en traversant ! » L’Adulte est dominé par la logique, l'objectivité, la raison. Il cherche à (s')informer, il résout les problèmes, il prend des décisions. C'est l'équilibreur de la personnalité: « Quels sont les éléments dont nous disposons? Examinons le problème!» - L’Enfant est le siège des émotions, des désirs et des sentiments. Il se décompose en trois sous-états : - l'Enfant libre représente le côté spontané, authentique et indépendant de la personnalité. Il est globalement perçu comme positif (mais peut devenir négatif lorsque sa spontanéité donne libre cours à l'égoïsme, le sans-gêne) : «On va boire un pot! La bise! Vivement ce soir! Rien à foutre...» - l'Enfant adapté est « celui qui modifie son comportement sous l'influence Parentale » : façonné par l'éducation, il se plie aux règles, aux lois, aux normes. Il est perçu négativement en cas de sur-adaptation (conformisme aveugle, obséquiosité, servilité) : on le dit alors soumis. Sinon, il représente toutes qualités facilitant la vie sociale (politesse, courtoisie, etc.) : « Dépêchez-vous! On va se faire engueuler! Après vous… » - l'Enfant rebelle est celui qui résiste à la soumission que veut lui imposer le Parent d'autrui. Il résulte de la friction interne entre l'Enfant libre et l'Enfant adapté. Plutôt perçu négativement (esprit de contradiction), il peut cependant être à l'origine de beaucoup de changements positifs (esprit de révolution) : «Ils nous emmerdent! S'ils osent, ils vont m'entendre! Les chefs; connais pas... » Aspects positifs et négatifs. Il ne s'agit pas ici de principes moraux ou de normes idéologiques mais de constations purement pratiques : certaines attitudes provoquent conflits et difficultés relationnelles; d'autres engendrent communication, dialogue et épanouissement. 26 53 Mais le coup de génie de E. Berne fut sans doute de représenter ce schéma de la personnalité sous forme de ce diagramme: P Parent A Adulte E Enfant Ce n'est pas par hasard que le Parent se trouve en position haute : c'est l'aspect le plus dominateur de la personnalité; pas par hasard que l'Adulte est en position centrale : c'est l'équilibreur de la personnalité; ni par hasard que l'Enfant est en position basse : c'est en lui que se trouve l'aspect le plus dépendant de la personnalité. Les transactions. Deux personnes X et Y en situation de communication seront donc ainsi représentées: X Y P A E P A E Lorsqu'une personne s'adresse à une autre, on représente alors son message sous forme d'une flèche: « Il y a une grève des transports prévue pour demain. » X Y P A E P A E Egalité « Je n’admettrai aucune erreur. » P A E P A E Domination « Je suis confus, pardonnez-moi. » P A E P A E Dépendance Les messages horizontaux sont un appel à une communication fondée sur l'égalité entre partenaires. C'est le cas quasi général des messages d'Adulte qui s'adressent 54 à l'Adulte de l'interlocuteur («Il y a une grève de transports prévue pour demain. »); mais un Parent peut s'adresser égalitairement à un autre Parent, cherchant une certaine complicité («Honteux les jeunes de maintenant. »); de même entre Enfants «Et hop! On se fait la belle. ») Les messages diagonaux génèrent une communication fondée sur l'inégalité et génératrice de conflit : - descendant, c'est le message de domination de Parent à Enfant, qui bat tous les records en termes de conflit surtout s'il s'agit d'un message de Parent critique à Enfant adapté («Je n'admettrai aucune erreur»). - ascendant, c'est le message de dépendance d'Enfant à Parent, appel indirect à la domination du partenaire, qui porte le conflit en germe : elle risque d'engendrer chez l'autre un abus de pouvoir («Je suis si confus de cette erreur, veuillez me pardonner...»). Mais comme la seconde personne répond à la première, on obtient deux messages (appelés transaction) illustrés par deux flèches: X P A E « Honteux les jeunes de maintenant. » Y P A E « Ils ne Respectent aucune valeur. » A Le Parent de X s’adresse au Parent de Y.27 Le Parent de Y répond au Parent de X. “C’est à cette heure que vous arrivez ! Vous avez bien dormi ? » X P A E Y P A E “Excusez-moi, je n’ai pas entendu mon réveil.“ B Le Parent de X s’adresse à l’Enfant de Y. L’Enfant de Y répond au Parent de X. X Y “Oui Monsieur le « Elève Dupont, vous P P Professeur, à 8 heures Avez vu à quelle heure A A 16 minutes très Vous arrivez ? » E E exactement. » C Le Parent de X s’adresse à l’Enfant de Y. L’Adulte de Y répond à l’Adulte de X. « En voici une tenue ! Vous croyez que C’est carnaval ? » D 27 X P A E Y P A E « Vous osez, vous, donnez des leçons de bon goût ? Vous voulez un miroir? » Les états du moi communs aux deux interlocuteurs sont soulignés. 55 Le Parent de X s’adresse à l’Enfant de Y. Le Parent de Y répond à l’Enfant de X. - flèches parallèles si les deux interlocuteurs s'entendent bien : émetteur et récepteur ont deux états du moi en communication, la relation est réussie; s'ils se traitent en égaux, les parallèles sont horizontales (A) s'ils se comportent hiérarchiquement, les parallèles sont diagonales (B) - flèches croisées si les deux interlocuteurs sont en conflit : émetteur et récepteur n’ont aucun état du moi en communication, la relation est rompue (C). - flèches en rebond si les deux interlocuteurs sont en désaccord : émetteur et récepteur ont un seul état du moi en communication, la relation est réorientée (D) « Rendez-moi ce rapport pour demain si vous en êtes capable. » X P A E Y P A E « De quoi ne serais-je pas capable pour mon chef bien-aimé? » E Le Parent de X s’adresse à l’Enfant de Y. L’Enfant de Y répond à l’Enfant de X. « Quelle démarche d’éléphant vous avez ma pauvre !“ X P A E Y P A E « Ne m’en parlez pas ! Si vous Saviez cette souffrance que Ces rhumatismes dans Les genoux. F Le Parent de X s’adresse à l’Enfant de Y. Le Parent de Y s’adresse au Parent de X. Ces dernières réponses-rebonds (E) et (F) permettent, même si l'on est agressé, de ne pas rompre la communication (si l'on estime que celle-là doit être main-tenue) tout en gardant sa dignité. Elles sont très utiles lors, par exemple, de l'agression d'un supérieur hiérarchique : une transaction croisée pourrait mettre le subordonné dans de mauvais draps (C ou D); une parallèle serait humiliante et pourrait inciter le supérieur à continuer sur le chemin de l'irrespect (B). Ces transactions en rebond - il y en a beaucoup d'autres, dont certaines faisant intervenir l'Adulte sans croisement permettent d'être «ni hérisson ni paillasson», et sont une transition en douceur pour amener l'adversaire à revenir à une communication d'égal à égal au niveau du respect de la personne, même s'il s'agit d'un supérieur. 56 Car tel est le conseil que l'on donne à ceux qui suivent des stages: «Horizontalisez!» c'est-à-dire qu'on leur demande de bien se représenter visuellement la transaction conflictuelle (cette capacité s'acquiert très vite) et d'engager (les messages à l'horizontale mais sans croisement, afin d'amener le plus rapidement possible l'agresseur à en faire de même (Qui peut nier qu'une relation à l'horizontale soit meilleure que tout autre ? Honni soit qui mal y pense...). Avec un certain entraînement, cette stratégie à support visuel fonctionne très bien, de plus en plus rapidement et de plus en plus facilement. En effet, le côté pratique de cette représentation schématique à l'aide de flèches, c'est qu'elle permet d'avoir une vision claire et éminemment explicative de ce qui se passe entre deux interlocuteurs, et de comprendre pourquoi à tel instant la communication fonctionne bien ou mal. Et qu'elle permet de réorienter la relation, l'objectif final étant d'en arriver à des parallèles horizontales d'Adulte à Adulte. Plus subtil est le dialogue de Rosalie qui veut reprendre du gâteau (G) : la transaction semble bien horizontale et parallèle d'Adulte à Adulte, et pourtant elle est si lourde de sous-entendu qu'elle semble insoutenable : c'est que le partenaire de Rosalie a envoyé un message caché de Parent à Enfant (en pointillé sur le schéma). « Chéri, il reste encore du gâteaux. » X P A E Y P A E « Tu vas encore grossir. » « Oui, Rosalie, une part de 500 calories au moins. » G C'est ce que l'AT appelle une transaction à double fond et, en ce cas, il faut considérer s'il y a parallélisme ou croisement par rapport au message caché et non point au message apparent ici, il y a bel et bien croisement, d'où amorce de conflit. Nous n'avons donné ici que quelques modèles de transactions - les plus banales - mais il en existe bien d'autres répondant à des situations plus spécifiques de communication, transactions que nous ne pouvons détailler dans le cadre de cet article28. Certaines, entre autres, doivent faire intervenir les sous-états du moi pour rendre compte de certains phénomènes de communication. Cependant, ces schémas transactionnels ne sont qu'une trousse de premier secours destinée à parer aux situations d'urgence (encore fallait-il l'avoir à sa disposition). Mais l'AT va plus loin encore lorsqu'il s'agit d'expliquer comment certaines personnes se trouvent toujours enfermées dans le même style de communication. E. Berne s'attacha particulièrement - c'est ce qui le rendit célèbre - à étudier les transactions à double fond et repéra que les personnes qui utilisent des messages cachés le font selon certains enchaînements répétitifs et stéréotypés, et cela le plus souvent à leur propre Voir à ce sujet : J-Y Fournier, Gérer les rapports de force par l’analyse transactionnelle, Editions d’Organisation, 1994 (ouvrage illustré de plus de 150 exemples de transactions. 28 57 insu. Il les appela jeux (dans le sens où l'on dit : «Je n'entrerai pas dans son jeu»), en répertoria plus de trente, jeux qui bien entendu faussent totalement toute communication efficace et même peuvent déboucher sur de véritables drames29. Une authentique communication est un échange qui considère l'interlocuteur comme un égal en tant qu'être humain, libre et respectable, différent de soi, certes, mais complémentaire. C'est ce que l'AT appelle être dans une position de vie + +. De même, utiliser volontairement l'outil-transaction qui vient d'être exposé sans un tel souci de respect de l'autre ne pourrait mener qu'à la manipulation : celle-ci alors finit tôt ou tard par être repérée comme telle par le partenaire et aboutit finalement à un échec de la communication, Les positions de vie. Les théoriciens de l'AT se sont bien sûr demandé pourquoi telle ou telle personne établit tel ou tel type de transactions plutôt que d'autres. Pourquoi certains recherchent-ils des relations plutôt égalitaires, d'autres plutôt agressives, d'autres plutôt masochistes ? L’AT a élaboré toute une théorie de la formation de la personnalité que nous ne pouvons exposer ici, mais dont le résultat nous intéresse au premier chef : les contacts qu'établit un individu sont en relation avec l'opinion qu'il a de lui-même et celle qu'il a d'autrui en général. Ce qui donne lieu à deux convictions : - la première sur soi-même : je suis quelqu'un de bien ou de nul. - la seconde sur les autres : les gens sont bien ou nuls. Cela entraîne quatre positions de vie possibles : - la position + +, état de la personne qui a confiance en elle et les autres, qui considèrent ceux-ci comme des égaux, différents d'elle, certes, mais respectables dans leur diversité. Une telle personne sait utiliser de façon équilibrée tous ses états du moi. Elle envoie des messages d'égalité, ce qui génère avec autrui des transactions parallèles et horizontales - la position - +, état de la personne qui n’a aucune confiance en elle, qui se dévalorise par rapport aux autres. Cela va du simple « complexe d'infériorité» à la « déprime » plus ou moins profonde engendrée par le sentiment de sa propre nullité. L'état du moi préférentiel de ces personnes est l'Enfant adapté soumis. Elles envoient des messages de dépendance (diagonales ascendantes, sollicitant le Parent d'autrui et finalement la domination de celui-ci. Ce qui génère des transactions parallèles diagonales et donc inégalitaires; - la position + -, position allant du « complexe de supériorité » au mépris des autres quand ce n'est pas de l'humanité tout entière : du petit chef au grand dictateur ou plus subtilement du bon apôtre au mauvais psychothérapeute qui veulent faire votre bonheur à votre propre place de pauvre type. (En fait, à la suite d'Adler30, beaucoup d'auteurs s'accordent à penser que le complexe de supériorité n'existe pas en soi mais est un mécanisme de défense, une « compensation » contre un sentiment d'infériorité latent. L'état du moi préférentiel de ces personnes est le Parent (critique négatif généralement, mais parfois, plus subtilement, nourricier aliénant). Elles inondent autrui de messages de domination (diagonales descendantes) 29 30 E. Berne, Des jeux et des hommes, Stock, 1984. A. Adler, Les Névroses, Aubier. 58 - sollicitant leur Enfant soumis et recherchant des transactions parallèles inégalitaires de type B; la position - -, position dramatique mais plus rare heureusement : ni personne ni moi n'en valons la peine : le monde, l'humanité n'est qu'absurdité et nullité... Ces personnes ont des idées suicidaires (parfois de tragiques passages à l'acte). Leur état du moi est alors un enfant libre négatif fait d'amertume et dépourvu de tout plaisir de vivre et les transactions recherchées sont difficilement définissables : elles recherchent peu le dialogue, quand elles ne fuient pas totalement la relation à autrui. Seule, donc, la position ++ est propice à une bonne communication. La difficulté, si l'on n'est pas coutumier de cette position, est de l'adopter ne serait-ce que provisoirement, le temps de développer une relation correcte. Comment ? En n'envoyant aucun message diagonal et en parant à ceux que l'on reçoit à l'aide des transactions ci-dessus décrites. Adopter cette attitude ++ (certes artificielle au début) est plus facile que l'on ne croit, dès que l'on en a réellement compris la nécessité et constaté l'efficacité. Et à force de se positionner ainsi, bon nombre d'apprentis à la communication, encouragés par les résultats obtenus, finissent par s'apercevoir qu'ils changent en profondeur : l'autre est de moins en moins considéré comme supérieur ou inférieur; il est simplement différent. Et chacun de comprendre qu'il a tout intérêt à s'imprégner de la différence de l'autre. Et réciproquement. Un échange telle est l'essence d'une véritable communication. Intérêt et critiques. On peut encore mieux mesurer les bénéfices que l'AT peut apporter lorsqu'elle est appliquée à toute une institution chacun, de personne à personne, peut y parler le même langage et en dévoiler les abus de pouvoir. En effet, il ne s'agit pas de lénifier les rapports de force (il y a pour cela bien d'autres techniques) ni de nier la réalité de la hiérarchie, mais de respecter les individus dans leur personne. Certains enseignants ont vu ainsi le climat de leur classe spectaculairement changer lorsqu'ils se dotent de connaissances en AT : elles leur permettent de comprendre et de mieux maîtriser les dysfonctionnements de leur classe et d'optimiser non seulement la relation professeurélèves, mais également celle d’élève à élève, ainsi que la relation à l'institution31. Ces enseignants pratiquent une pédagogie de contrat et certains vont même jusqu’à enseigner certains rudiments d'AT à leurs élèves afin de communiquer avec eux sur la même longueur d'ondes32. Ces derniers, à partir du niveau collège, sont d'ailleurs très friands de ce genre de connaissances. L’AT peut présenter le danger d'utilisations abusives de la part de ceux qui en possèdent les clés sur ceux qui ne la connaissent pas. Mais c'est là le propre de toute psychologie ou de toute théorie fondée sur un modèle de la personnalité. Il s'agît plutôt en ce cas d'un problème d'éthique de la part de ceux qui l'utilisent. C'est pourquoi les analystes transactionnels ont-ils comme déontologie de n'utiliser les principes de l'AT que de façon contractuelle, pour analyser l'ensemble des relations que l'on établit avec autrui afin de les rendre meilleures. Autre procès : son utilisation dans l’entreprise : l’AT serait un instrument de normalisation, voire de mise au pas. Là encore, il s'agit de l'idéologie de ses utilisateurs et non de l'outil en lui-même. Mais ce serait de leur part un bien mauvais choix : l'AT dévoile trop clairement les problèmes de domination et C. Ramond, Grandir :Education et AT, La Méridienne/Desclée de Brouwer, 1995 (cet ouvrage montre tout le bénéfice que peut retirer un enseignant de l’AT). 32 N. Pierre, Autonomie et AT, CRDP Région Centre, 1998. 31 59 de soumission et les abus aux-quels ils donnent lieu. Et les parades que l'on peut y apporter... J-Y. Fournier, La Communication, Etat des savoirs, Editions Sciences Humaines, pp. 221 à 230. TEXTE 6 : LE DYNAMISME DE L’ESPACE. Les descriptions que nous donnons ci-après de nos quatre types de distance ont été établies à partir d'observations et d'entretiens poursuivis avec un ensemble d'individus adultes bien portants de type sans-contact, appartenant à la classe moyenne, originaires pour la plupart de la côte Nord-Est du continent américain. Un fort pourcentage de nos sujets était constitué par des femmes et des hommes appartenant au milieu des affaires ou ayant une profession libérale. Beaucoup d'entre eux pouvaient être considérés comme des intellectuels. Les entretiens étaient « neutres » les sujets ne présentant aucun signe apparent d'excitation, de dépression ou de colère. L'environnement n'offrait aucun élément anormal, tels que température ou bruit excessifs. Il s'agissait là d'une première étude approximative. Nos descriptions paraîtront certainement grossières lorsque l'observation proxémique aura progressé et qu'on connaîtra les mécanismes sous-jacents à la perception différentielle des distances. De plus, ces généralisations ne concernent pas le comportement humain en général - non plus que celui des Américains en général elles valent seulement pour le groupe observé. Les Noirs et les Sud-Américains, de même que les individus appartenant aux cultures de l'Europe méridionale, possèdent des structures proxémiques différentes. Chacune des quatre distances décrites ci-dessous comporte deux modalités proche et lointaine, dont la description sera chaque fois précédée d'une courte introduction. On notera que les distances mesurées peuvent varier légèrement avec la personnalité des sujets et les caractères de l'environnement. Par exemple, un bruit intense ou un faible éclairage auront généralement pour effet de rapprocher les individus les uns des autres. DISTANCE INTIME A cette distance particulière, la présence de l'autre s'impose et peut même devenir envahissante par son impact sur le système perceptif. La vision (souvent déformée), l'odeur et la chaleur du corps de l'autre, le rythme de sa respiration, l'odeur et le souffle de son haleine, constituent ensemble les signes irréfutables d'une relation d'engagement avec un autre corps. Distance intime. Mode proche. Cette distance est celle de l'acte sexuel et de la lutte, celle à laquelle on réconforte et on protège. Le contact physique ou son imminence vraisemblable domine la conscience des partenaires. L'emploi des récepteurs de distance est extrêmement réduit, à l'exception de l'olfaction et de la perception de chaleur irradiée qui s'intensifient. Au cours de la phase de contact maximal, les muscles et la peau entrent en communication. La région pelvienne, les cuisses et la tête peuvent participer à ce contact; les bras peuvent 60 encercler le partenaire. La vision précise est brouillée sauf en son champ le plus lointain. Lorsque la vision proche est possible à cette distance intime - comme il arrive aux enfants -l'image est fortement agrandie et excite la presque totalité de la rétine. Les détails sont alors perçus avec une précision extraordinaire. Le jeu des muscles optiques, qui font loucher, renforce encore l'acuité et la spécificité de cette expérience visuelle que n'offre aucune autre distance. A cette distance intime, la voix joue un rôle mineur dans le processus de communication qui s'accomplit par d'autres moyens. Le murmure a pour effet d'augmenter la distance. Les manifestations vocales éventuelles sont pour la plupart involontaires. Distance intime. Mode éloigné. distance: de 15 à 40 centimètres. Ici, têtes, cuisses, bassins ne sont pas facilement mis en contact, mais les mains peuvent se joindre. La tête est perçue comme plus grande que nature et les traits sont déformés. La possibilité de focaliser facilement constitue pour les Américains un caractère important de cette distance. En effet, à 15 ou 20 centimètres, l'iris de l'autre est sensiblement agrandi. On y distingue les capillaires de la sclérotique et les pores sont élargis. La vision distincte (15 degrés) inclut la partie supérieure ou la partie inférieure du visage qui est agrandi. Le nez est allongé et peut paraître déformé, de même que les lèvres, les dents et la langue. La vision périphérique (de 30 à 180 degrés) englobe les contours de la tête et des épaules et très souvent les mains. - Une partie de la gêne physique éprouvée par les Américains lorsque des étrangers se trouvent inopportunément dans leur sphère intime est ressentie comme une distorsion du système visuel. Un de nos sujets disait : «Ces gens vous approchent de si près qu'ils vous font loucher. Cela me rend très nerveux. Ils mettent leur visage si près du vôtre que vous croyez les sentir en vous. » C'est lorsque la focalisation précise devient impossible que l'on éprouve la sensation musculaire de loucher pour avoir regardé un objet trop proche. Des expressions telles que: « Get your face out of mine » (Otez votre figure de la mienne), ou: « He shook his fist in my lace » (Il agita son poing dans ma figure) révèlent la façon dont les Américains perçoivent les limites de leur corps. A la distance de 15 à 45 centimètres, la voix est utilisée, mais maintenue dans un registre plus étouffé qui peut même être celui du murmure. Comme l'écrit le linguiste Martin Joos : «Ce mode intime de locution évite de donner au destinataire des informations qui ne proviennent pas du corps même du locuteur. Il s'agit simplement de (...) rappeler au receveur l'existence de quelque sentiment (...) situé à l'intérieur de l'émetteur.» La chaleur et l'odeur de l'haleine de l'autre sont parfaitement détectables même s'il essaie de les diriger hors du champ perceptif du sujet. L'échauffement ou le refroidissement du corps de l'autre commence même à être perçu par certains sujets. La pratique de la distance intime en public n'est pas admise par les adultes américains de la classe moyenne, bien que leurs enfants puissent être observés entretenant des contacts intimes dans les automobiles et sur les plages. L'affluence dans les transports en commun peut placer de parfaits étrangers dans des rapports de proximité qui seraient normalement considérés comme intimes, mais les usagers disposent d'armes défensives qui permettent de retirer toute vraie intimité à l'espace intime dans les transports publics. La tactique de base consiste à rester aussi immobile que possible et, Si c'est faisable, à s'écarter au premier contact étranger. En cas d'impossibilité, les muscles des zones en 61 cause doivent demeurer contractés. En fait, pour les membres de groupes sans contact, détente ou plaisir sont interdits dans le contact corporel avec des étrangers. C'est pourquoi, dans les ascenseurs bondés, les mains doivent rester le long du corps ou servir seulement à s'assurer une prise sur la barre d'appui. Les yeux doivent fixer l'infini et ne peuvent se poser plus d'un instant sur quiconque. Répétons que ces modèles proxémiques américains concernant la distance n'ont aucune valeur universelle. Ainsi même les règles qui déterminent des rapports aussi intimes que le contact corporel avec autrui ne présentent pas de constance. Par exemple, les Américains ayant eu l'occasion d'un contact approfondi avec les Russes, notent que beaucoup de traits typiques de la distance intime pour les Américains, caractérisent chez les Russes la distance sociale. Comme nous aurons l'occasion de le voir au chapitre suivant, les populations du Moyen-Orient ne témoignent pas des réactions offusquées que l'on constate chez les Américains lorsque, d'aventure, il leur arrive de subir en public le contact d'étrangers. DISTANCE PERSONNELLE Le terme de «distance personnelle» que l'on doit à Hediger désigne la distance fixe qui sépare les membres des espèces sans-contact. On peut l'imaginer sous la forme d'une petite sphère protectrice, ou bulle, qu'un organisme créerait autour de lui pour s'isoler des autres. Distance personnelle. Mode proche. distance: de 45 à 75 centimètres. Le sens kinesthésique de la proximité est en partie fonction des possibilités que la distance offre aux intéressés de se saisir ou s'empoigner par leurs extrémités supérieures. A cette distance, on ne constate plus de déformation visuelle des traits de l'autre. Néanmoins, on enregistre une réaction sensible de la part des muscles qui contrôlent l'activité des yeux. Le lecteur en fera lui-même l'expérience s'il regarde un objet à une distance de 45 a 90 centimètres, en tentant de concentrer son attention sur ses muscles oculaires. Il sentira alors la tension exercée par ces muscles pour maintenir les deux yeux fixés sur un point unique, de façon à faire coïncider les deux images. En pressant légèrement du doigt la surface de la paupière inférieure pour déplacer le globe oculaire, on peut se rendre compte du travail qu'accomplissent ces muscles pour conserver une image unique et cohérente. Sous un angle visuel de 15 degrés, on perçoit avec une netteté exceptionnelle la partie supérieure ou inférieure d'un visage; les plans et le volume de la face sont accentués le nez prend du relief et les oreilles s'aplatissent ; le duvet du visage, les cils et les pores sont très visibles. Le relief des objets est particulièrement prononcé : volume, matière et forme présentent une qualité sans égale à aucune autre distance. De même, les textures sont très apparentes et nettement différenciées. Les positions respectives des individus révèlent la nature de leurs relations ou de leurs sentiments. Une épouse peut impunément se tenir dans la zone de proximité de son mari, mais il n'en sera pas de même pour une autre femme. 62 Distance personnelle. Mode lointain. distance : de 75 à 125 centimètres. L'expression anglaise: tenir quelqu'un «à longueur de bras33» peut offrir une définition du mode lointain de la distance personnelle. Cette distance sera comprise entre le point qui est juste au-delà de la distance de contact facile et le point où les doigts se touchent à condition que les deux individus étendent simultanément les bras. Il s'agit, en somme, de la limite de l'emprise physique sur autrui. Au-delà il est difficile de «poser la main» sur quelqu'un. A cette distance, on peut discuter de sujets personnels. La dimension de la tête est perçue et les traits apparaissent clairement. Texture de la peau, cheveux blancs, croûtes des yeux, imperfections des dents, boutons et petites rides taches des vêtements sont également bien visibles. La surface couverte par la vision fovéale ne dépasse pas celle du bout du nez ou d'un oeil, si bien que le regard doit se déplacer tout autour du visage (l'orientation du regard est rigoureusement fonction d'un conditionnement culturel). La vision claire sous 15 degrés couvre la partie supérieure ou la partie inférieure du visage, alors que la vision périphérique de 180 degrés intègre les mains et la totalité du corps d'une personne assise. On distingue le mouvement des mains, mais on ne peut compter les doigts. La hauteur de la voix est modérée. La chaleur corporelle n'est pas perceptible. Bien que l'olfaction n'entre pas normalement en jeu pour les Américains, elle intervient néanmoins pour un grand nombre d'autres peuples qui se servent d'eaux de senteur pour créer une «bulle» olfactive. L'odeur de l'haleine peut être parfois perceptible à cette distance, mais les Américains sont généralement habitués à diriger leur haleine hors du champ respiratoire des autres. DISTANCE SOCIALE. La frontière entre le mode lointain de la distance personnelle et le mode proche de la distance sociale marque, selon les mots d'un de nos sujets, «la limite du pouvoir sur autrui». Les détails visuels intimes du visage ne sont plus perçus, et personne ne touche ou n'est supposé toucher autrui, sauf à accomplir un effort particulier. Pour les Américains, la hauteur de la voix est normale. La différence entre les modes proche et lointain est minime et les conversations peuvent s'entendre jusqu'à six mètres. A cette distance, j'ai remarqué qu'en moyenne la voix de l'Américain porte moins que celle de l'Arabe, de l'Espagnol, de l'Indien du Sud de l'Asie et du Russe, mais est un peu plus forte que celle de l'Anglais cultivé, de l'Asiatique du Sud-Est et du Japonais. Distance sociale. Mode proche distance de 1,20 mètre à 2,10 mètres. La dimension de la tête est perçue normalement; à mesure qu'on s'éloigne du sujet, la région fovéale de l'oeil intègre une part croissante de la personne. A une distance de 1,20 mètre, un angle visuel de 1 degré comprend une surface qui ne dépasse guère celle d'un oeil. Mais à 2,10 mètres, la zone de vision aigüe s'étend au nez et à une partie des yeux; ou bien ce sont la bouche tout entière, un oeil et le nez qui sont perçus. Beaucoup d'Américains regardent alternativement chaque oeil ou les yeux, puis la bouche. Le détail 33L'expression anglaise at arm’s length n'est pas traduisible littéralement. On la rend habituellement en français par «tenir à distance» (N.d.T.) 63 de la peau et des cheveux est clairement perçu. Sous un angle visuel de 60 degrés, la tête, les épaules et le haut du corps sont visibles à une distance de 1,20 mètre, et l'ensemble du corps à 2,10 mètres. Cette distance est celle des négociations impersonnelles et le mode proche implique bien entendu plus de participation que le mode lointain. Les personnes qui travaillent ensemble pratiquent généralement la distance sociale proche. Celle-ci vaut aussi de façon courante dans les réunions informelles. A cette distance, regarder de tout son haut une personne assise évoque l'impression de domination de l'homme qui s'adresse à sa secrétaire ou à sa standardiste. Distance sociale. Mode lointain distance de 2,10 mètres à 3,60 mètres. Cette distance est celle où l'on se place lorsqu'on vous dit: « Eloignez-vous que je puisse vous regarder. Lorsque les rapports professionnels ou sociaux se déroulent selon le mode lointain, ils prennent un caractère plus formel que dans la phase de proximité. Dans les bureaux des personnalités importantes, la dimension de la table de travail place les visiteurs selon le mode lointain de la distance sociale. Même dans les bureaux à tables standard, les chaises des visiteurs se trouvent placées à une distance de 2,50 mètres à 3 mètres de la personne qui est derrière la table. Le mode lointain de la distance sociale ne permet plus de distinguer les détails les plus subtils du visage, tels les capillaires des yeux. Mais on continue de percevoir nettement la texture de la peau, la qualité des cheveux, l'état des dents et la condition des vêtements. A cette distance, aucun de mes sujets n'a pu détecter la chaleur ou l'odeur corporelle. Sous un angle de 60 degrés, on perçoit la silhouette entière entourée d'un certain espace. De plus, aux environs de 3,60 mètres, on constate que les muscles oculaires, habitués à maintenir les yeux fixés sur un point unique, cessent rapidement de réagir. Ce sont les yeux et la bouche de l'autre qui sont vus avec le plus d'acuité. Il n'est donc pas nécessaire de déplacer les yeux pour saisir l'ensemble du visage. En cas d'entretiens prolongés, il est plus important de maintenir le contact visuel à cette distance qu'à une plus grande proximité. Ce type de comportement proxémique est conditionné par la culture et est entièrement arbitraire. Il est contraignant pour tous les intéressés. Ne pas fixer son interlocuteur revenant à le nier et à interrompre la conversation, on s'aperçoit que les gens qui conversent à cette distance allongent le cou et se penchent d'un côté à l'autre pour éviter les obstacles. De même, dans le cas de deux personnes dont l'une est assise et l'autre debout, le contact visuel prolongé à moins de 3,10 mètres ou 3,60 mètres se révèle fatigant pour les muscles du cou c'est pourquoi les subordonnés évitent généralement cet inconfort à leurs patrons. Toutefois, si les rôles sont inversés, et si le subordonné se trouve assis, il arrive souvent que son patron se rapproche. Dans ce mode éloigné, la voix est sensiblement plus haute que dans le mode proche, et, en général, on l'entend facilement d'une pièce voisine si la porte est ouverte. Elever la voix ou crier peut aboutir à réduire la distance sociale en distance personnelle. Sur le plan proxémique, le mode lointain de la distance sociale peut servir à isoler ou séparer des individus. Ainsi il permet de travailler sans impolitesse en présence d'autrui. Un exemple particulièrement précis est offert par les réceptionnistes qui sont censées remplir une double fonction d'hôtesse et de dactylo. Placée à moins de trois mètres des autres (même s'il s'agit d'étrangers), la réceptionniste se sentira trop concernée pour ne pas être virtuellement obligée de faire la conversation. En revanche, si elle a plus d'espace, elle peut travailler tout à fait librement sans devoir parler. De même, les maris qui rentrent du travail ont souvent l'habitude de s'asseoir pour lire leur journal, et se détendre, à trois mètres ou plus de leurs épouses, car cette distance ne leur impose aucune contrainte. Certaines femmes iront même jusqu'à disposer les sièges dos à dos : 64 solution sociofuge que Chick Young, le créateur de « Blondie », affectionne dans ses dessins. La disposition dos à dos est une bonne solution pour remédier au manque d'espace, car deux personnes peuvent ainsi s'isoler l'une de l'autre, si elles le désirent. DISTANCE PUBLIQUE Plusieurs changements sensoriels importants se produisent lorsque l'on passe des distances personnelle et sociale à la distance publique, située hors du cercle où l'individu est directement concerné. Distance publique. Mode proche distance de 3,60 mètres à 7,50 mètres. A 3,60 mètres, un sujet valide peut adopter une conduite de fuite ou de défense s'il se sent menacé. Il est même possible que cette distance déclenche une forme de réaction de fuite vestigiale34, mais subliminaire. La voix est haute mais n'atteint pas son volume maximal. Les linguistes ont remarqué que cette distance implique une élaboration particulière du vocabulaire et du style, qu'elle provoque des transformations d'ordre grammatical et syntaxique. Le terme de «style formel» adopté par Martin Joos semble adéquat: «Les textes formels... exigent une préparation... on peut vraiment dire que l'orateur pense debout.» L'angle du maximum d'acuité visuelle (un degré) couvre l'ensemble du visage. A partir de 4,80 mètres, le corps commence à perdre son volume et à paraître plat. La couleur des yeux commence à devenir indéterminable; seul le blanc de la cornée est visible. La tête semble beaucoup plus petite que nature. Sous un angle de 15 degrés, la zone de vision distincte (en forme de losange) englobe les visages des personnes situées à 3,60 mètres, tandis que sous un angle de 60 degrés elle inclut la totalité du corps et un peu d'espace autour. Les autres personnes sont perçues par la vision périphérique. Distance publique. Mode éloigné distance: 7,50 mètres ou davantage. La distance de 9 mètres est celle qu'imposent automatiquement les personnages officiels importants. Dans son livre The Making of The President (1960), Theodore H. White en donne un excellent exemple lorsqu'il décrit, au moment où la nomination de John F. Kennedy est devenue certaine, la rencontre de ce dernier avec le groupe de personnalités venues le féliciter dans sa retraite. Kennedy entra au pas de course dans la villa, de sa démarche légère et dansante, aussi jeune, aussi souple que le printemps, et salua ceux qui se trouvaient sur son passage. Puis il parut glisser loin d'eux tandis qu'il descendait les marches de la villa à plusieurs niveaux en direction d'un angle où son frère Bobby et son beau-frère Sargent Shriver bavardaient en l'attendant. Les autres personnes qui se trouvaient dans la pièce firent un mouvement en avant pour le rejoindre. Puis elles firent halte. Trente pieds peut-être les séparaient de lui, mais c'était une distance infranchissable. Ces hommes plus âgés dont le pouvoir était depuis longtemps assis se tenaient à part et l'observaient. Il se retourna au 34 relatif à un organe ayant subit une régression phylogénétique, une régression de l’évolution naturelle. 65 bout de quelques minutes, les vit qui l'observaient, et murmura quelques mots à son beau-frère. Alors Shriver traversa l'espace qui les séparait pour les inviter à venir. D'abord Averell Harriman ; puis Dick Daley ; puis Mike Di Salle ; puis, à tour de rôle, selon un ordre déterminé par l'instinct et le jugement du candidat lui-même, il les laissa tous le féliciter. Mais nul ne pouvait franchir sans y avoir été invité la courte distance qui s'étendait entre lui et eux, car il y avait cette légère séparation autour de lui, et ils savaient qu'ils se trouvaient là non comme ses protecteurs mais comme ses protégés. Ils ne pouvaient approcher que sur invitation, car il pourrait bien être par la suite un président des Etats-Unis.35» La distance publique courante n'est pas réservée aux personnalités politiques, mais elle peut être utilisée en public par n'importe qui. Les acteurs, par exemple, savent fort bien qu'à partir d'une distance de 9 mètres la subtilité des nuances de signification données par la voix normale échappe au même titre que les détails de l'expression des gestes. Il ne leur faut donc pas alors seulement élever la voix, mais exagérer et accentuer l'ensemble de leur comportement. L'essentiel de la communication non verbale est alors assurée par des gestes et des postures. En outre, le rythme de l'élocution est ralenti, les mots sont mieux articulés et on observe également des changements stylistiques. C'est le style «glacé» défini par Martin Joos: « Style propre des individus destinés à demeurer des étrangers. A cette distance, l'individu humain peut sembler très petit et, de toute façon, il est partie intégrante d'un cadre ou d'un fond spécifique. Grâce à la vision fovéale, on peut le faire entrer progressivement tout entier dans le champ restreint de la vision la plus distincte (acuité maximale). Mais à ce stade, les humains ont la taille d'une fourmi, l'idée d'un contact possible avec eux devient impossible. Le cône de vision de 60 degrés intègre le cadre des personnages, tandis que la vision périphérique a pour principale fonction d'adapter l'image de l'individu aux mouvements latéraux. E.T. Hall, La dimension cachée, Points, 146 à 157. 35Traduction de Léo Dilé, La Victoire de Kennedy, Robert Laffont, 1962. 66