chose définit un objet qui participe de l'idée de Beauté, qui en découle, en provient. Plus sa
relation avec l'idée de Beau est proche, intime, plus la chose est belle ; plus elle est lointaine,
moins elle l'est. Cette conception idéaliste de l'art traverse vingt-cinq siècles jusqu'à Duchamp. La
pissotière met à mort cette vision platonicienne du monde esthétique.
Duchamp réalise une autre mise à mort : celle des supports. Avant lui, l'artiste travaille des
matériaux nobles - l'or, l'argent, le marbre, le bronze, la pierre, la toile de lin, le mur d'une église,
etc... Après lui, tous les supports deviennent possibles. Et l'on voit, dans l'histoire de l'art du XXe
siècle, surgir des matériaux pas nobles du tout, voire ignobles au sens étymologique : ainsi des
excréments (Manzoni), du corps (les artistes du Body-Art français ou de l'Actionnisme viennois),
du son (Cage, La Monte Young), de la poussière (Duchamp), de la graisse, du feutre réalisé en
poils de lapin (Beuys), de la lumière (Viola, Turrell), du plastique, du temps, de la télévision
(Nam Jun Paik), du concept (On Kawara) et du langage (Kosuth), des ordures (Arman), des
affiches lacérées (Hains), etc ... D'où une autre révolution intégrale, celle des objets possibles et
des combinaisons pensables.
Cette révolution est tellement radicale qu'elle a toujours ses opposants - vous, peut-être ; la
plupart du temps, ceux qui ne possèdent pas le décodeur de ce changement d'époque ou qui le
refusent - comme on refuserait l'électricité pour lui préférer la lampe à pétrole ou l'avion pour
mieux aimer la diligence. Certains déplorent cette rupture dans la façon de voir le monde
artistique pour préférer les techniques classiques d'avant l'abstraction : les scènes de Poussin, au
XVIIe siècle, qui donnent l'impression d'une photographie et d'un immense savoir-faire technique,
les femmes nues de Rubens, au XVIIIème siècle, qui batifolent dans la campagne et ressemblent à
la voisine nue et visible par votre fenêtre, les pommes de Cézanne, au XIXe siècle, même si elles
ressemblent assez peu aux fruits réels avec lesquels se cuisine la compote. On aime ou on n'aime
pas Duchamp, certes, mais on ne peut refuser d'admettre ce qui fait l'histoire du XXe siècle : l'art
d'aujourd'hui ne peut pas être semblable à celui d'hier ou d'avant-hier. À l'évidence, il faut faire
avec. Quel sens y aurait-il pour vous à vivre au quotidien habillé avec les vêtements portés au
temps de la Révolution française ? Libre à vous de ne pas aimer l'art contemporain. Du moins,
avant de juger et condamner, comprenez-le, essayez de décoder le message crypté par l'artiste - et
seulement après, jetez-le à la poubelle si vous le voulez encore ...
Transformer le regardeur en artiste
Duchamp donne les pleins pouvoirs à l'artiste, décideur de ce qui est de l'art et de ce qui ne l'est
pas. Mais il donne aussi du pouvoir à d'autres acteurs qui font également l'art : les galeristes qui
acceptent d'exposer telle ou telle oeuvre, les journalistes et critiques qui écrivent des articles pour
rendre compte d'une exposition, les écrivains qui rédigent la préface des catalogues et soutiennent
tel ou tel artiste, les directeurs de musée qui installent dans leurs salles des objets qui accèdent
ainsi au rang d'objets d'art. Mais vous aussi, les regardeurs, vous faites partie des médiateurs sans
lesquels l'art est impossible. Duchamp pensait que le regardeur fait le tableau. Une vérité qui vaut
pour toutes les oeuvres et toutes les époques : celui qui s'arrête et médite devant l'oeuvre
(classique ou contemporaine) la fabrique autant que son concepteur. D'où le rôle essentiel confié
au spectateur - vous. Et une confiance importante, un optimisme radical de la part du créateur. En
effet, l'hypothèse moderniste pose que les gens sans informations qui commencent par refuser
l'art contemporain et le trouver sans valeur ne vont pas en rester là et se décideront à une
initiation à même de leur révéler les intentions de l'artiste et le codage de l'oeuvre. L'art
contemporain, plus qu'un autre, exige une participation active du regardeur. Car on peut se
contenter, dans l'art classique, de s'extasier sur l'habileté technique de l'artisan qui peint son sujet
avec ressemblance et fidélité, on peut s'ébahir de l'illusion plus ou moins grande produite par une