Le marché des spiriteux est en plein mutation depuis les dernières

1. Le concept d’anomie
Le concept d’anomie forgé par Emile Durkheim est un des plus importants de la théorie
sociologique. Il caractérise la situation se trouvent les individus lorsque les règles sociales
qui guident leur conduites et leurs aspirations perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre
elles ou lorsque, minées par les changements sociaux, ils doivent céder la place aux autres. Le
recul des valeurs conduit à la destruction et à la diminution de l'ordre social : le manque de
lois et de règles ne peut plus garantir la régulation sociale. Cet état amène l'individu à avoir
peur et être insatisfait, ce qui peut conduire au suicide. L'anomie provient du manque de
régulation de la société sur l'individu.
L’anomie est en fait assez courante quand la société environnante a subi des changements
importants dans l’économie, que ce soit en mieux ou en pire, et plus généralement quand il
existe un écart important entre les théories idéologiques et les valeurs communément
enseignées et la pratique dans la vie quotidienne.
Pourtant, l’anomie apparaît pour la première fois comme concept sociologique sous la plume
du philosophe Jean-Marie Guyan en 1885 comme un phénomène intrinsèque de toute société
qui lui est bénéfique.
« L'anomie, pour Guyau, est créatrice de formes nouvelles de relations humaines,
d'autonomies qui ne sont pas celles d'une référence à des normes constituées, mais ouvertes
sur une créativité possible. Elle ne résulte pas, comme chez Durkheim, d'un trouble
statistique, elle incite l'individu à des sociabilités jusque-là inconnues - dont il dira que la
création artistique est la manifestation la plus forte. » Jean Duvignaud
Autrement dit, si l’anomie (selon Durkheim) est susceptible d’engendrer des comportements
sociaux pathologiques, elle débouche aussi sur une créativité collective ou individuelle. Cette
créativité est orientée vers une expérience possible pour laquelle la conscience collective ne
dispose d’aucun concept régulateur.
Le concept d’anomie ou de crise anomique permet de saisir et d’analyser les mutations de la
consommation et de la production du vin à l’heure de la mondialisation.
2. Mutation du marché des spiritueux
Le marché des spiritueux est en pleine mutation depuis ces dernières années. Ces
changements touchent autant l’environnement et le comportement des consommateurs que
ceux des acteurs sociaux de la filière. La mondialisation, le changement des habitudes de
consommation augmentent les inquiétudes et les incertitudes de celles et ceux qui forment
l’ensemble de la filière vitivinicole.
Cette mutation se manifeste à travers plusieurs phénomènes que nous allons décrire et
analyser dans ce rapport. Nous allons exposer les diverses formes de la crise anomique chez
différents acteurs de la filière vitivinicole en montrant la complexité de leur émergence et
comment leur dramatisation médiatique participe parfois à la mise en place d’une logique
prédatrice des anciens équilibres.
1.1 ELOIGNEMENT DES GOUTEURS DU LIEU DE PRODUCTION
Selon la thèse de Roger Dion exposée dans sa publication « Histoire de la vigne et du vin en
France des origines au XIXème siècle », un vignoble devient un grand vignoble lorsqu’il
échappe à la seule évaluation gustative des producteurs pour affronter le goût et les jugements
d’une clientèle urbaine. Des villes se positionnent alors comme des capitales d’une
appellation qu’elles structurent et dynamisent :
Paris pour le Champagne
Bordeaux pour les Bordeaux
Lyon pour le Beaujolais
Dijon pour le Bourgogne
Depuis, la mondialisation a perturbé ces règles, la compétence gustative de la clientèle
citadine ne se réduit plus au jugement de la grande ville la plus proche. La notoriété d’une
appellation soumet celle-ci à une évaluation nationale. Dans ce contexte, des goûteurs, des
média, de plus en plus éloignés du lieu de la production, se positionnent progressivement
comme experts. Depuis une dizaine d’années ce jugement des buveurs urbains et des média
devient même exprimé par l’ « étranger ».
Intervient alors une véritable rupture (une forme d’anomie) qui entraîne la crise du monde
viticole. Le goût décrypté du vin ne l’est plus au sein d’un code culturel homogène, par une
clientèle masculine formée par les mêmes processus d’éducation gustative, respectant des
manières de table assez identiques. Le décryptage du divin nectar par d’autres sociétés, avec
d’autres sensibilités gustatives et avec d’autres conceptions de son usage, crée
obligatoirement une anomie intrinsèque au processus de mondialisation et à la confrontation
de systèmes normatifs et culturels différents. On assiste à l’émergence d’une expertise
étrangère, une clientèle de « barbares » extérieurs au monde des initiés de la culture du vin.
Les acteurs sociaux de la filière sont extrêmement sensibles à ce phénomène. Dans le cadre
d’un projet d’exportation de vin et de Champagne, il est important d’en tenir compte et
d’avoir un comportement respectueux vis à vis de ces professionnels.
1.2 « L’ENTREE EN VIN DES FEMMES »
Historiquement trois « tabous » reposent sur des croyances jugées incompatibles avec des
consommation de l’alcool par les femmes :
Le vin est vivant ;
Le vin est assimilé au sang (souvent de nature divine) ;
Le vin « réchauffe les sens », il apparaît comme une « drogue » diminuant la
contrainte sociale et les formes d’auto-cencures.
Le vin considéré comme vivant à justifié la première raison de son interdiction pour les
femmes. Elles se rendaient en quelque sorte coupables d’adultère par la consommation du
« sang de nature divine » et d’un fœtus, dont elles étaient éventuellement porteuses. Cette
fonction reproductrice s’imbrique dans le second tabou, celui du sang menstruel.
Le vin « réchauffe les sens ». L’association entre la « femme légère », la prostituée et l’alcool,
traverse les siècles. Plus intéressant est le cas des femmes marginales, artistes, intellectuelles,
riches héritières telles George Sand ou les « garçonnes » des années folles qui buvaient
comme des hommes expriment une contestation d’un certain ordre politique, philosophique,
artistique. L’absorption de l’alcool représente d’un certain point de vue, le signe de la
libération féminine. La levée des interdits buccaux (boissons, tabac), s’accompagne du droit
de dire ce que l’on pense et ressent.
Dans les années 70 la transformation de la femme « reproductrice » en femme « productrice »
s’accompagne de leur « entrée en vin ». L’émergence de cette nouvelle clientèle féminine
modifie les pratiques du vin, exprime de nouvelles préférences pour certaines sauveurs. La
levée de l’interdiction faite aux femmes de consommer de l’alcool se traduit par la recherche
de nouvelles caractéristiques de la boisson et par l’apparition d’un nouveau vocabulaire
descriptif. On occulte la fermentation, c’est à dire le coté vivant du vin et son aspect
incontrôlable. On insiste aussi sur l’aspect fruité, acidulé de la boisson. On recherche le goût
framboisé, celui du cassis, du coing, de la banane, ou plus récemment de nouveaux fruits
exotiques.
En voici quelques exemples de ce vocabulaire trouvés sur les sites internet de grandes
marques de champagne :
Nez puissant et agréable, au départ fruité (fruits blancs, fruits séchés), puis vanillé et
brioché. Le compromis est idéal entre les arômes de cépages (fruits) et ceux de
maturation en bouteille (viennoiseries). (Veuve Cliquot Ponsardin. Brute carte jaune)
Nez fin ou prédominant des notes de sous-bois, humus mâtiné d’épices et des arômes
contrastés d’écorce d’agrumes mêlés de fragrances fruités. L’ensemble est souligné
d’une pointe de mimosa, de jacinthe ou de fleurs d’aubépine. (Nicolas Feuillatte. Brut
Extrem)
Au nez, les arômes d'agrumes et de fleurs blanches évoluent vers des notes de
mandarine confite. Au palais, la composante miellée domine un ensemble complexe et
ample, la finale acidulée prolonge la persistance et souligne l'élégance. (Lanson. Noble
Cuvée brut millésimé)
Au nez : impression de vitalité et des parfums de printemps, ainsi que quelques
accents de "grillés" et de miel mille-fleurs. Au palais : des bouquets de fruits mûrs,
d'agrumes, donnent une sensation de plénitude et de légèreté. (Lanson. Black label)
Toutes ces références éloignent le spectre d’un quelconque alcoolisme. Parallèlement on
valorise la légèreté du vin. On préfère l’émotion gustative à celle qu’entraîne le degré
d’alcool. Cette quête de légèredu vin permet de continuer son activité professionnelle sans
aucun « dysfonctionnement » après le repas, voire même pendant celui-ci. Buvant plus
modérément, plus occasionnellement les femmes étaient soucieuses des conséquences de la
consommation sur l’avenir de leur vitalité, de leur apparence et leur identité symbolique.
1.3 NOUVEAU RAPPORT AUX ALIMENTS
La nouvelle conception du vin induite par la féminisation de sa clientèle accélère l’émergence
d’un nouveau modèle d’alimentation de la fin des années 70, le nourrissant léger. Au plaisir
gustatif s’ajoute l’hédonisme d’un corps non « perturbé » par une graisse superflue, une
quelconque toxine ou une alcoolémie. On revendique alors une nécessaire information pour sa
sécurité, sa santé. Cela explique en partie le passage d’une consommation de vin de table
anonyme à celle du V.D.Q.S. (vin délimité de qualité supérieure), des vins d’A.O.C.
(appellation d’origine contrôlée). L’authentification du produit alimentaire diminue l’anxiété
des consommateurs qui réclament une transparence de l’information. L’étiquetage du vin se
modifie. Il mentionne les cépages, le terroir, valorise le savoir-faire, sort le produit de
l’anonymat.
Dans les années soixante-dix, marquées par la vision hédonique, le plaisir primait encore dans
le rapport à l’aliment et au vin et Champagne en particulier. Puis, au fil des décennies, une
logique de médicalisation de notre alimentation se met en place. Soutenue par certains
discours diététiques et médicaux, les valeurs se redistribuent. Le plaisir n’est plus prioritaire
dans le choix des aliments. Avant de consommer, on préconise d’évaluer un aliment selon
l’apport nutritionnel, les bienfaits et les méfaits pour notre santé, pour l’image du corps, pour
notre vitalité et notre espérance de vie. Une vision rationnelle se substitue au plaisir gustatif.
Cette attitude alimentaire, qui représente une nouvelle forme pathologique (en tant que
réaction à la crise anomique de valeurs sociétales), émerge dans des groupes ou des pays à
vision puritaine qui désirent évacuer toute prise de risque. Les produits vivants sont
particulièrement dangereux pour cette vision du monde. Les fromages au lait cru, les
charcuteries et le vin sont à écarter. On cherche alors à faire des vins « parfaitement
maîtrisés », parfaitement reproductibles, avec une fermentation sans incertitude. Le vin
devient une simple marchandise que l’on peut boire sans excès moins par plaisir que pour
s’approprier les vertus des polyphénols et autres composants d’un vin dont on écarte la
puissance alcoolique. Ce nouveau modèle prétend devenir celui d’avenir universel.
1.4 LA STANDARDISATION DE LA PRODUCTION
Dis-moi ce que tu bois et je te dirai quelle cathédrale tu construis, quel tableau tu peins, quel
poème tu chantes... Proverbe
Le vin français est beaucoup plus qu'un produit agricole. Le vin français est un symbole
culturel et historique, un synonyme de civilisation, de traditions et de savoir-vivre.
Aujourd’hui, pour répondre à l’élargissement du marché et à la mondialisation on privilégie
les vins très techniques, culture s’apparentant au hors sol, à la chimie des arômes plutôt qu’à
la qualité spécifique de chaque terroir. Les producteurs sont tenus de produire des vins avec
des qualités gustatives standardisées, correspondantes au goût des consommateurs
internationaux, et ce malgré les variations climatiques. Cela implique l’adoption des
techniques et méthodes modernes. Mais, la préservation de l’histoire et de la tradition est
fortement liée à l’identité française car cette histoire dans lequel le vin joue un rôle important
est la racine de l’identité française. Cependant, au niveau économique, la préservation de
l’histoire, des industries et des économies uniquement françaises, implique souvent un
empêchement du commerce.
Les vignerons français perdent du terrain et semblent dépassés par la tournure des
événements.
Les vignerons français ressentent pleinement le fouet de ce revers économique : non
seulement les vignerons français gagnent-ils moins de revenus et font-ils face à une croissance
du nombre de faillites mais, de plus, la valeur de leurs vignobles s'est écroulée de 40 % au
cours des deux dernières années. Face à cette situation intenable, plusieurs vignerons ont
manifesté dans les rues pour protester contre les effets de la mondialisation et le manque
d'action de la part du gouvernement français.
Ceux qui devront s'adapter aux nouvelles conditions imposées par la mondialisation sont les
milliers de viticulteurs français, souvent à la tête de domaines familiaux.
C'est le grand défi auquel fait face dorénavant l'Institut National des Appellations d'Origine
(INAO), organisme interprofessionnel visant à réglementer l'industrie viticole française, à
outrance. En effet, plusieurs professionnels de l'industrie croient que les règles que doivent
suivre les vignerons français, certaines vieilles d'un demi-siècle, sont désuètes et ne
permettent pas aux vignerons de s'adapter aux goûts des consommateurs, lesquels n'ont jamais
été aussi éclectiques qu'aujourd'hui, du moins quant à l'origine du vin.
L'Hexagone est encore en tête quant à la diversité de ses terroirs. Aucun autre pays ne vinifie
autant de styles de vin. Autant les règles de l'INAO limitent-elles la flexibilité des vignerons
de vinifier leurs produits au gré des vents, autant ce système réglementaire permet-il de
sauvegarder la notion de terroir. On ne peut s'empêcher de se demander si la France ne
succomberait pas à une certaine uniformisation de sa vinification pour répondre aux goûts les
plus à la mode des consommateurs à travers le monde. Veut-on vraiment que les vignerons
français s'ajoutent à la longue liste des producteurs de masse vinifiant du chardonnay boisé et
du cabernet sauvignon sur-mûri qui inondent les tablettes des distributeurs de vin?
Heureusement, la France ne manque pas de vignerons indépendants, à l'âme artisane, qui sont
davantage motivés à produire du vin de caractère reflétant la typicité du terroir. C'est ce désir
d'exploiter la diversité des terroirs qui continuera à soutenir l'industrie viticole française et à
différencier leurs cuvées dans une mer de produits disponibles sur les marchés internationaux.
Pour survivre, toute industrie doit constamment s'adapter aux nouvelles tendances de
consommation, ce que les vignerons français ont peine à accepter.
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