De la Loi Morale à la Vertu « Deux choses remplissent le cœur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » (Emmanuel Kant 1724-1804) Le cœur et la raison conduisent pareillement les Francs-Maçons à contempler la voûte étoilée des temples et à vivifier en eux-mêmes cette loi morale dans le cadre des différents degrés du Rite, en particulier ceux du Rite Ecossais Ancien et Accepté. L’homme libre et de bonnes mœurs qu’est l’Apprenti Franc-Maçon, également ami du riche et du pauvre s’ils sont vertueux, ouvre la voie au Maître Secret du 4ème degré, homme de devoir, qui lui-même prépare l’état de GEPSM portant l’anneau d’or, symbole de « l’Alliance contractée par lui avec la Vertu et les hommes vertueux ». La voie est tracée dès le 1er degré pour donner une dimension morale à la vie maçonnique, tout en donnant à l’Apprenti le temps de s’approprier la définition de la Franc-Maçonnerie: « C’est une alliance universelle d’hommes éclairés, réunis pour travailler en commun au perfectionnement spirituel, moral, matériel et intellectuel de l’humanité ». Cette définition est au fondement la morale kantienne, selon laquelle des êtres raisonnables et libres peuvent goûter pleinement la beauté des choses en consentant à vivre sous l’autorité de la loi morale universelle. Si la nature avait voulu le bonheur immédiat de l’individu, elle l’aurait doté de l’instinct et non de la raison. En faisant de nous des êtres de raison et de sentiment, des sujets « d’une insociable sociabilité », elle nous a organisés en vue de cette tâche grandiose qu’est l’institution de l’humanité. La liberté du Franc-Maçon, « homme libre et de bonnes mœurs », peut sembler paradoxale dans la mesure où c’est par sa soumission à des impératifs moraux qu’il se rend libre. L’homme se rendant autonome vis à vis de la nature est d’autant plus libre qu’il est contraint par la raison. S’il peut être déterminé par ses penchants, ses inclinations, il se distingue cependant des autres créatures par la possibilité de se fixer à lui-même un devoir, grâce à la raison, devoir auquel il pourra librement obéir. Les caractéristiques du devoir moral marquent bien la condition particulière de l'homme dans le monde. Il n'a rien d'agréable, et cependant nous lui obéissons, quelquefois contre nos intérêts. L'origine du devoir, qui manifeste la dignité de l'homme, c'est sa liberté, son pouvoir de dépasser les influences de la nature. L'instrument et la source de ce pouvoir est la raison, qui nous dicte ses exigences. Mais comment une volonté pure, c'est-à-dire détachée de tout mobile et de toute motivation extérieure est-elle possible ? La question doit être posée et résolue si l'on prétend déterminer la seule véritable liberté humaine. En effet, une telle volonté, parce qu'elle serait capable de se régler uniquement a priori, c'est-à-dire indépendamment de circonstances données dans l'expérience, serait bien l'expression de la liberté absolue. Cette volonté-là, Kant la localise dans la sphère de la moralité. C'est la bonne volonté, volonté qui ne veut rien d'autre que le Bien, détachée des obligations de résultat et de toute forme d'intérêt : je ne suis libre que si je veux le Bien pour le Bien. Cette volonté ne peut donc être qu'une volonté d'agir par devoir. Le rituel du 4ème degré développe cette idée sous forme de questions posées aux récipiendaires : « Sachez, mes Frères, que l’idéal de la Franc-Maçonnerie est l’accomplissement du Devoir porté jusqu’au sacrifice. Etes-vous prêts à faire votre devoir en toutes circonstances, quoi qu’il puisse vous en coûter ? » « Vos travaux peuvent n’être pas récompensés, car celui qui sème ne récolte pas toujours. Etes-vous prêts à accomplir votre devoir parce qu’il est le Devoir, sans songer à une récompense, et à être satisfaits de l’approbation de votre seule conscience ? ». On voit bien que la détermination morale de l’existence est surtout affaire d’intériorité. Il s’agit de faire de la conscience morale une conscience de soi qui identifie la liberté au commandement moral. La loi en général fonde la valeur de commandement sur l'universalité : « Agis de telle sorte que tu puisses aussi vouloir que la maxime de ton action devienne une loi universelle » « Agis de façon à traiter l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne des autres, toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ». Ici, la fin dont parle Kant n'est pas une fin à réaliser, mais une fin à respecter. La personnalité se confond avec la loi morale, et c'est la loi morale qu'il faut respecter chez soi et chez autrui. L’impératif de Kant : « Agis toujours comme si tu étais législateur en même temps que sujet. » rappelle ainsi les injonctions du rituel du 4ème degré au Maître Secret dans ses rapports à lui-même et avec autrui : « Vous ne vous forgerez point d’idoles humaines pour agir aveuglément sous leur impulsion, mais vous déciderez par vous-mêmes de vos opinions et de vos actions. Vous n’accepterez aucune idée que vous ne compreniez et ne jugiez vraie » « Respectez toutes les opinions, mais ne les acceptez pour justes que si elles vous apparaissent comme telles après les avoir examinées ». La loi morale, comme fait de la raison, détermine pour l’homme une conscience, un tribunal intérieur dans lequel les idées s’accusent et se disculpent mutuellement. Notre conscience, disposition intellectuelle et morale, nous oblige et nous contraint à juger nos actions comme si elles l’étaient par une tierce personne. Dans ce lieu de justice intérieur, similaire à la salle du trône du Roi Salomon, l’être intelligible s’élève comme accusateur contre l’être sensible, défenseur. Peut-on envisager un accord à l’amiable ? Impossible, dit Kant. La conscience morale a force de loi. Elle contraint et prononce une sentence définitive, incontestable et sans équivoque. Le juge impartial est l’être idéal que la raison s’attribue à elle-même. C’est le Trois Fois Puissant Maître, représentant le Roi Salomon, qui préside les Loges au 4ème degré de Maître Secret et au 14ème degré de Grand Elu Parfait et Sublime Maçon. On ne peut exclure la possibilité que ce juge soit une personne réelle, mais si tel était le cas, il n’est pas dit qu’un tel homme soit infaillible. Ce fut le cas de Salomon sage et vertueux « au commencement » de son règne, mais qui sombra dans la licence et devint sourd à la voix de l’Eternel, dit le rituel du 14ème degré. Il faut comprendre ici les mots « au commencement » par « a priori », cette histoire symbolique se développant dans le cadre de la raison. Pour éviter la destruction du Temple de Salomon ordonnée par Dieu, Temple de la Vertu aux plus belles heures de son règne, nous devons élever ce juge impartial jusqu’à Dieu, idéal transcendant dont l’existence réelle n’a pas lieu d’être questionnée. La transcendance est posée comme ce qui dépasse les limites de l’expérience, simple idée de la raison pure. Ainsi le Franc-Maçon, en tant qu’être moral capable de se subordonner à l’idée du devoir, tend à faire partie d’une classe supérieure d’êtres dignes d’être appelés Grands Elus, dits Parfaits car saisissant leurs devoirs par référence à leur sainteté et leur inviolabilité, et Sublimes car sublimant l’expérience sensible de la beauté finie de la nature, et traversés par l’idée de l’infini, ils tendent vers ce qui dépasse leur entendement. Les Grands Elus Parfaits et Sublimes Maçons se réalisent dans la durée, êtres vertueux avant comme après la destruction du Temple de Salomon, qui eu lieu, indique le rituel, quatre cent soixante-dix ans, six mois et dix jours après la dédicace du Temple. Malgré les crimes de Salomon, ils « persévérèrent à guider leurs enfants sur le sentier de la Vertu et selon les règles qui leur avaient été transmises dans la sainte et respectable union qui perdurait entre eux ». Et après la destruction du Temple, ils vécurent « dans la vertu … ne reconnaissant nul supérieur parmi eux, si ce n’est en vertu ». Autrement dit, l’âme vertueuse des GEPSM dépasse les âges et les temps, survivant malgré les épreuves au-delà même de la mort et devenant immortelle. Le postulat de l’immortalité de l’âme est nécessaire et concorde avec la perspective d’être jugés un jour sur nos bonnes actions par un juge suprême. L’immortalité de l’âme est nécessaire à l’homme pour qu’il s’élève, dans un progrès indéfini, vers la sainteté. L’être éthique présent au fond de nous aspire avant tout à une pureté absolue, à un bien absolu, à un amour et un don de soi absolus. Mais il ne peut être question de fonder la morale sur le culte de la raison. La raison pure peut exercer une pression morale, mais c’est au cœur de fournir l’aspiration à la perfection. C’est par le cœur que les GEPSM font Alliance avec les hommes vertueux et la Vertu, Idée transcendantale de la raison. L’homme n’est pas un simplement un être de raison et de pureté a priori, mais d’abord un être doué de sensibilité, et c’est le sentiment moral qui relie la sensibilité à la raison. Il conduit à la soumission de la volonté à la loi, et, plus profondément, réalise une harmonie entre la raison et la sensibilité : par lui s’effectue une imprégnation de la sensibilité par la raison. Plus qu’un lien entre eux, le sentiment moral est une Alliance symbolisant par l’anneau d’or une union au service d’un tout qui les dépasse. Chacun de nous ne pouvant s’extraire seul du penchant au Mal, faire du Bien et de la Vertu une maxime suprême n’est envisageable que par une décision collective de s’unir sous les lois de la vertu. L’éthique individuelle de chaque GEPSM est ainsi mise au service de l’éthique collective. C’est pourquoi, après la destruction du Temple, « ils conservèrent dans leur cœur, et nulle part ailleurs, leur précieux trésor, le préservant ainsi de la corruption générale » et ils vécurent « dans la vertu, s’assistant les uns les autres ». Au delà de cette règle commune, est-il permis d’espérer à côté de la froideur de la vertu la chaleur du bonheur ? La véritable problématique n’est plus alors « Que dois-je faire ? » mais plutôt « Si je fais ce que je dois, que m’est-il permis d’espérer ? » La philosophie pratique de Kant s’intéresse ainsi à la question « que puis-je espérer ? ». Elle montre que les idées transcendantales ainsi que les mots substitués des Maçons quel que soit leur grade, bien qu'ils ne puissent pas devenir objets de notre connaissance, doivent être postulés pour permettre la moralité et l'espérance. Il faut auparavant accepter de fixer des limites à l’entendement, la raison ayant besoin de discipline pour contenir ses débordements et éviter les illusions qui en proviennent. Le dogmatisme est ainsi dû au fait que la raison s’imagine pouvoir connaître des entités suprasensibles, comme Dieu ou l’âme, se trouvant en dehors de l’expérience empirique. Mais il n’est ni possible, ni souhaitable, de détruire ces illusions qui comportent un aspect positif. Elles permettent en effet, en en prenant conscience, d’éviter les erreurs du dogmatisme et de sauvegarder, contre les attaques du scepticisme, la méta-physique et les connaissances provenant de l’usage régulé de l’entendement. Est-ce pourquoi le 14ème degré du REAA, dernier des degrés de Perfection, institue une césure entre la vertu des GEPSM et le bonheur qui relève d’un autre degré en Chapitre ? On ne saurait pourtant dissocier la vertu du bonheur qui concourent ensemble à l’avènement du Bien suprême de l’humanité. Le bonheur uni à la vertu dans le cœur du GEPSM changerait-il de nature et de dimension en Chapitre ? Novembre 2011 Patrick Carré