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Cours de licence AES
HISTOIRE SOCIALE ET THEORIES DE LA JUSTICE SOCIALE
Emmanuel LE MASSON
« Car on donnera à celui qui a et il sera dans l’abondance,
mais à celui qui n’a pas, même ce qu’il a lui sera retiré »
Evangile de Saint Matthieu 25,29.
SOMMAIRE
PRESENTATION
INTRODUCTION
I)
ORIGINES, NATURE ET PREMIERES FAILLES DE L’ETATPROVIDENCE
A) De l’Ancien Régime à la modernité libérale : les figures de la
logique d’assistance
1°) Les formes d’intégration et d’exclusion dans les sociétés cadastrées (sociétés
d’Ancien Régime) : présentation des thèses de R. Castel
2°) La constitution d’un Etat protecteur : la bienfaisance publique : 1789-1884
a) Les contradictions politiques du modèle révolutionnaire libéral
b) Les divisions du corps politique
B) L’Etat assureur et l’Etat
professionnelles (1884-1945)
organisateur
des
relations
1°) La solidarité comme nouveau fondement de l’action de l’Etat dans la société
2°) La reconnaissance des corps intermédiaires
3°) L’essor de la technique assurantielle
C) Naissance et développement de l’Etat-providence (1945-1973)
1°) L’Etat-providence en France entre modèle bismarckien et principes du plan
Béveridge
a) Le modèle bismarckien
b) Les principes du plan Béveridge
c) La naissance de la sécurité sociale en France
1
2°) L’Etat-providence, au cœur d’un nouveau compromis social : le compromis
fordien
3°) D’autres explications de la génèse de l’Etat-providence
a) Les limites des approches théoriques de P. Rosanvallon, J. Donzelot et de F.
Ewald
b) L’approche fonctionnelle
c) Les analyses de G. Esping-Andersen : une typologie des Etats-providence
d) L’analyse néo-institutionnaliste des Etats-providence
II) LA CRISE DE L’ETAT-PROVIDENCE
A)Les failles de l’Etat-providence
1°) La destructuration du compromis fordien, source d’exclusion de la
protection sociale
2°) Une nouvelle question sociale ?
a) L’accroissement des inégalités depuis le début des années 80 ?
 Les inégalités de revenus
 L’essor d’inégalités intra-catégorielles
 La sécurité sociale, une mosaïque de régimes contribuant au
maintien des inégalités
b) Pauvreté et exclusion
3°) Une évolution démographique déstabilisante
a) Un système de retraite par répartition en difficulté
 La détérioration du rapport cotisants/retraités
b)Des inégalités entre générations
4°) L’assurance maladie en difficultés
5°) L’Etat providence contre l’emploi ?
B) Les enjeux et les réponses actuelles
1°) Réforme des retraites et de l’assurance maladie : où en est-on ?
a)La réforme du système de retraite
b) Assurance maladie : quelle réforme ?
2°) Le redéploiement de l’action publique : l’essor de logiques multiples
a)Une logique d’insertion : du RMI au RMA
b) Le retour de l’assistance et du local
c)L’impossible démocratie sociale ?
3°) Le retour des classes sociales ?
4°) Discrimination positive
5°) Les inégalités de représentation des femmes : un débat tranché en
faveur d’une promotion de la parité
2
ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
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3
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4
INTRODUCTION
En introduction, il convient de définir ce que l’on entend par social, lien social, justice
sociale et par politiques sociales.
Du point de vue de la notion de social, relevons qu’il existe principalement trois approches :
- la première consiste à considérer le social comme tout ce qui
touche à la situation des plus pauvres et dont découle une
définition étroite de la notion de politiques sociales entendue
comme politique d’assistance sociale (aide aux plus démunis).
- La seconde est celle retenue par jacques Fournier et Nicole
Questiaux dans leur ouvrage « Le Traité du social » ou par
l’INSEE dans leur revue « Données sociales », considérant le
social comme touchant non seulement aux questions attenantes
au travail et la sécurité sociale mais également à tout ce qui
renvoie aux conditions d’existence des individus ; il en résulte
que le domaine des politiques sociales est pour le moins vaste
puisqu’il concerne entre autres choses la question du logement,
de l’éducation et de la consommation.
Document n°1
- La troisième approche constitue une position intermédiaire –que
nous retenons. Elle consiste, dans une perspective historique, à
considérer le social comme « une configuration spécifique de
pratiques qui ne se retrouvent pas dans toutes les collectivités
humaines ». Il peut donc exister une société sans social à
comprendre comme « (…) une société régie par les régulations
de la sociabilité primaire » en tant que « (…) systèmes de règles
liant directement les membres d’un groupe sur la base de leur
appartenance familiale, de voisinage, de travail, et tissant des
réseaux d’interdépendances sans la médiation d’institutions
spécifiques ». Ces sociétés sont des « (…) sociétés de
permanence au sein desquelles l’individu encastré dés sa
naissance dans un réseau serré de contraintes, reproduit pour
l’essentiel les injonctions de la coutume et de la tradition. Dans
ces formations, il n’y a pas davantage de « social » que d’
« économique », de « politique » ou de scientifique », au sens
où ces mots qualifieraient des domaines identifiables de
pratiques »1.
Il résulte de cette perspective l’idée que le social est le résultat d’une construction, et
pour reprendre les propos de J. Donzelot une invention2, que l’on peut situer
historiquement au cours du XIXème siècle, pour les pays actuellement développés. Les
politiques sociales sont alors à comprendre en tant qu’interventions sociales de la
collectivité ayant pour objectif de « rendre gouvernable une société ayant opté pour un
régime démocratique, dans le cadre d’un système économique libéral »3, en d’autres
1
R. Castel, « Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat », Ed Fayard, 1995,
p.34.
J. Donzelot, « L’invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques », Ed Seuil, 1994.
M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques sociales », Ed
Presses de la FNSP, 1997, p.27.
2
3
5
termes de maintenir le lien social entendue comme ce qui fait que les hommes d’un même
pays se sentent membres d’une même communauté, bien qu’ils ne se connaissent pas.
Document n°2
Dés lors, le champ des politiques sociales reste vaste, malgré le choix d’une position
intermédiaire puisqu’il correspond, par ordre d’apparition, « aux politiques du travail
(conditions de travail et relations collectives entre employeurs et salariés), à la protection
sociale (aide sociale, politiques d’assurances puis de sécurité sociale, vieillesse, santé,
famille, indemnisation du chômage), aux politiques de la formation professionnelle et de
l’emploi, ainsi qu’à différentes politiques dites transversales plus récentes : revenu
minimum et politiques locales d’insertion qui lui sont liés, intégration des émigrés,
politique de la ville »4.
Cette approche du social explique le plan retenu pour traiter de la question de l’histoire
sociale ou des politiques sociales, explique plus particulièrement la présence de réflexions
sur la notion d’Etat-providence et sur la protection sociale (alliant mise en perspective
historique et présentation des enjeux actuels). Toutefois, il convient de relever que nous ne
traiterons pas des questions attenantes aux politiques de l’emploi et à la formation
professionnelle, ni celles relevant des problématiques d’intégration des populations
immigrées et des politiques de la ville.
Enfin, ce cours sera particulièrement centrée sur le cas de la France et sur la spécificité
de son système de protection sociale ; ne seront donc pas évoquées la question de l’Europe
sociale mais également la question de la diversité des systèmes de protection sociale au
sein des pays industrialisés.
I)ORIGINES ET NATURE DE L’ETAT-PROVIDENCE
L’étude du développement de la protection sociale permet de mettre en évidence
l’existence de deux logiques parfois concurrentes, souvent complémentaires : une logique
d’assistance et une logique d’assurance.
La logique d’assistance a toujours été présente. Elle a été successivement :
- prédominante sous l’Ancien Régime et durant une bonne partie
du XIXème siècle en France ;
- largement remise en cause durant les « Trente Glorieuses » sous
l’effet du développement d’une logique d’assurance au
fondement de la création de la sécurité sociale ;
- et enfin sur le retour ( ?), depuis la fin des années soixante-dix,
du fait de la montée en puissance du chômage et de l’exclusion.
A) De l’Ancien Régime à la modernité libérale : les figures de la logique
d’assistance
1°) Les formes d’intégration et d’exclusion dans les sociétés cadastrées (sociétés
d’Ancien Régime) : présentation des thèses de R. Castel
L’intégration dans les sociétés cadastrées repose sur :
4
M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques sociales », Ed
Presses de la FNSP, 1997, p.27.
6
-
-
-
-
-
une intégration de type horizontal fondée sur l’appartenance à
une communauté villageoise et à une famille (sacralisation du
passé, prépondérance du lignage, des liens de sang).
L’exclu dans cette société est d’abord celui qui n’a pas réussi à
intégrer un milieu familial, le célibataire est un surnuméraire.
Une intégration de type vertical par le serment vassalique qui
pêrmet l’intégration des « indépendants » vers le VIIIème
siècle.
Une intégration par les corporations, dans un contexte, à partir
du XIIème siècle, de libération des individus des formes de la
domesticité seigneuriale, plus particulièrement dans les villes
(franchise), où des communautés autonomes reposant sur les
corps de métier voient le jour :
Document n°3
« A la ville, les corps de métier s’organisent alors en
communautés autonomes qui disposent du monopole de la
production. L’artisanat n’est pas le salariat, mais il en
constitue historiquement la principale matrice. L’unité de base
de la production au début de l’essor de ces communautés de
métier est en effet constituée du maître-artisan, propriétaire de
ses moyens de production d’un ou deux valets ou compagnons
et d’un ou deux apprentis. Les compagnons sont en général
logés et nourris chez le maître et lui consacrent la totalité de
leur force de travail. Ils sont les seuls salariés puisque les
apprentis ne sont pas rétribués pour leur apprentissage. (…)
Une communauté de métier poursuit un double but : s’assurer
le monopole du travail dans la vielle (abolition de la
concurrence externe) mais aussi empêcher une concurrence
interne entre ses membres »5.
Document n°4
Cette communauté de métier (métier « juré ») organisa
l’intégration des individus dans les villes et dans la société en
général : « la participation à un métier ou à une corporation (ce
terme apparaît seulement au XVIIIème siècle) marque
l’appartenance à une communauté dispensatrice de
prérogatives et de privilèges qui assurent au travail un statut
social. Grâce à cette dignité collective dont le métier, et non
l’individu est propriétaire, le travailleur n’est pas un salarié qui
vend sa force de travail, mais le membre d’un corps social dont
la position est reconnue dans un ensemble hiérarchique »6.
A ces trois systèmes d’intégration s’ajoute une logique d’intégration par
l’existence d’un social assistanciel fonctionnant comme une béquille aux réseaux de
sociabilité primaire, prenant en charge les mendiants domiciliés et frappés d’inaptitude
au travail. En d’autres termes, les mendiants doivent être territorialisés, le social
5
R. Castel, « Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat », Ed Fayard, 1995,
p.114.
6
R. Castel, « Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat », Ed Fayard, 1995,
p.117.
7
assistanciel est une protection rapprochée pour des mendiants touchés dans leur corps
comme Christ le fût . Cette logique assistanciel repose en effet sur une vision
chrétienne des pauvres prônant leur prise en charge par la charité et Robert Castel de
citer Saint Eloi :
Document n°5
« Dieu aurait pu rendre tous les hommes riches, mais il a voulu qu’il y ait des
pauvres pour que les riches puissent ainsi racheter leurs pêchés »7.
Il souligne au passage que l’Eglise ne détiendra pas le monopole des secours au
sein des sociétés d’Ancien Régime :
Document n°6
« C’est bien avant le XVIème siècle que l’assistance s’organise sur une base
territoriale, et que sa gestion cesse d’être un monopole clérical, si tant est qu’elle l’est
jamais été. A coté de l’Eglise régulière ou séculière, l’ensemble des autorités, laïques
aussi bien que religieuses, prennent part dans cette gestion du social : seigneurs,
notables et riches bourgeois, confréries, c’est-à-dire associations d’entraide des corps
de métiers, multiplient les secours »8.
A partir du XVIème siècle, les villes prennent en effet en charge la question des
pauvres, le « grand renfermement des mendiants »9 au XVIIème siècle s’inscrit dans la
perspective de cette prise en charge rapprochée, parce que les solidarités urbaines sont
plus lâches, le risque est grand de voir se développer un groupe conséquent de
désaffiliés, c’est ainsi qu’il faut prendre d’autres mesures. C’est « (…) un détour
nécessaire pour restaurer l’ordre communautaire »10.
« L’enfermement est d’abord un instrument de gestion de la mendicité, à
l’intérieur d’un cadre urbain, pour les indigents autochtones »11. Il a une fonction de
rééducation (prière, travail, réinsertion). A la fin de l’Ancien Régime, il deviendra l’un
des axes essentiels de gestion des mendiants à travers le principe de territorialisation,
attachement à une paroisse (ordonnance royale de 1764 : un mendiant peut être
considéré comme un vagabond s’il mendie à plus d’une demi-lieue), les vagabonds
étant destinés aux galères voire à la peine de mort.
Ainsi, la prise en charge de la mendicité est effective sous deux conditions :
- une condition de territorialisation ;
- une condition d’inaptitude au travail.
Il reste que dés le XIVème siècle, ce système de prise en charge des mendiants
territorialisés et non valides, va connaître quelques fissures face à la montée en
puissance de la mobilité verticale et géographique (désencastrement des individus
des communautés due en partie au développement des phénomènes urbains et à un
phénomène démographique –la Peste noire a entraîné une raréfaction du facteur
travail – rendant possible l’existence de mercenaires louant leur force de travail) et
« La vie de Saint Eloi », in R. Castel, citant l’ouvrage de B. Geremek, « La potence ou la pitié », trad
fr, Paris, Gallimard, 1987, p.20.
8
R. Castel, « Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat », Ed Fayard, 1995,
p.53.
7
9
A noter que les populations concernées par le grand enfermement sont les mendiants domiciliés, non
les vagabonds et les étrangers. L’exclu est un voleur, un rôdeur, un reclus dans les landes ou les forêts.
10
R. Castel, « Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat », Ed Fayard, 1995,
p.56.
11
R. Castel, « Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat », Ed Fayard, 1995,
p.57.
8
de la mobilité descendante (apparition de mendiants valides de plus en plus
nombreux, apparent paradoxe, mais qui peut s’expliquer entre autre par le fait de la
necessité de constituer une « armée de réserve » mais aussi par la rigidité des
formes de travail proposées). Face à cette mobilité plus grande, on assistera à
l’affirmation d’une rigidité plus forte des structures communautaires12.
Du XIVème siècle jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, la question des
vagabonds va hanter le pouvoir politique13, surestimant sa force sociale et
politique, dans un contexte social marqué, contrairement au XIXème siècle, par
une absence de liberté du travail, puisque les corporations sont à la base de
l’organisation du travail dans la société d’Ancien Régime.
Et c’est donc le métier qui tracera peu à peu le partage entre les exclus et les
inclus et qui empêchera la mise en place de la liberté du travail.
2°) La constitution d’un Etat protecteur : la bienfaisance publique : 1789-1884
En 1789, la doctrine libérale est au cœur de la pensée de la plupart des
révolutionnaires. Cette doctrine postule que la société civile conquise par les
mécanismes du marché produit un ordre naturel, les intérêts particuliers des
individus sont à sauvegarder, dans la mesure où ils conduisent à équilibre
harmonieux.
Dans cette perspective, les interventions sociales de l’Etat se doivent d’être
limitées.
Document n°7
« La société est fondée sur des relations entre des individus libres, égaux et
responsables. Ces relations sont réglées dans un cadre contractuel qui est censé
concilier les intérêts de chacun »14. L’Etat n’a pas à perturber ce processus de
contractualisation, il n’a pas à s’imiscer dans les conventions privées. Il doit au
contraire favoriser leur développement et garantir leur existence, c’est ainsi, qu’au
nom de la liberté et de l’égalité, les révolutionnaires français vont promouvoir la
liberté du travail15 (Loi Le Chapelier, 1791)16 et interdire les corporations et toutes
formes de coalition (décret d’Allarde du 2 mars 1791).
Document n°10
« Au lendemain de la Révolution française, les décrets d’Allarde des 2 et 17 mars
1791 posent le principe de la liberté du travail selon lequel « chaque homme est
12
Les codes du travail de la seconde moitié du XIXème siècle en insistant sur la fixation des travailleurs à
leur territoire, à la campagne ou à la ville ne font que reprendre et prolonger cet aspect des politiques sociales
d’Ancien Régime.
13
De la même façon, le Lumpenprolétariat et une fraction conséquente du prolétariat se trouvera en
situation de vagabondage au XIXème siècle et sera considéré comme « classe dangereuse » par le pouvoir
politique.
14
M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques sociales », Ed
Presses de la FNSP, 1997, p.88.
15
Document n°8 R. Castel souligne que « le libre accès au travail, l’institution d’un libre marché du
travail, marquent l’avènement d’un monde social rationnel par la destruction de l’ordre social arbitraire de
l’ancienne société », in R. Castel, op-cit, p.178.
16
Document n°9 Selon J.L. Robert, un aspect de la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 est rarement
évoqué, le fait qu’elle « (…) interdisait toute convention collective entre ouvriers et entrepreneurs. Des
sanctions graves étaient prévues contre « ceux des entrepreneurs ouvriers et compagnons qui provoqueraient,
signeraient lesdites délibérations et conventions (…)» qui étaient considérées comme « attentatoires à la liberté
et à la Déclaration des droits de l’homme ». Mais J.L. Robert rappelle surtout que « la loi Le Chapelier s’inscrit
aussi et peut être d’abord, dans une conception globale de la société et de la démocratie où les corps
intermédiaires, la société civile doivent être réduits à néant », in Le Monde, art : « 1791 : liberté du marché et
nation », supplément économie, 14 novembre 2 000.
9
libre de travailler là où il le désire, et chaque employeur libre d’embaucher qui lui
plaît grâce à la conclusion d’un contrat dont le contenu est librement déterminé par
les intéressés ».
Pierre Concialdi, « Non à la précarité », éd En clair, Mango, 2007, p.17.
Document n°11
« Il n’y a plus de corporation dans l’Etat ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de
chaque individu et l’intérêt général. Il n’est permis à personne d’inspirer aux
citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit
de corporation » Le Chapelier, 14 juin 1791.
Il résulte de cette conception, que seule la prévoyance individuelle, au moyen
de la constitution d’une épargne, est gage de protection face aux risques sociaux17.
Le travail et l’épargne constituent les thèmes privilégiés de la pensée libérale –
de la fin du XVIIIème siècle jusqu’à la fin du XIXème siècle – comme réponse à
la question sociale18.
La seule intervention sociale de l’Etat admise est celle qui touche aux individus
marqués par une incapacité physique ou mentale de travailler.
Document n°15
L’article 21 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 stipule
que « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux
citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens
d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler »19.
17
Document n°12 Pour F. Ewald, « la position libérale du droit le condamne à ne pas pouvoir
reconnaître un quelconque droit au secours. (…) En d’autres mots, chacun est, doit être, est supposé être
responsable de son sort, de sa vie, de sa destinée ». Il rappelle à cet effet la position prise par A. Thiers après la
révolution de 1848 : « Le principe fondamental de toute société, c’est que chaque homme est chargé de pourvoir
lui-même à ses besoins et à ceux de sa famille, par ses ressources acquises ou transmises. Sans ce principe toute
activité cesserait dans une société, car si l’homme pouvait compter sur un autre travail que le sien pour subsister,
il s’en reposerait volontiers sur autrui des soins et des difficultés de la vie », in F. Ewald, « Histoire de l’Etatprovidence », Ed Grasset & Fasquelle, 1996 (1 ère éd 1986), p.32. Plus fondamentalement, F. Ewald et R. Castel
soulignent, tous deux, que les libéraux envisagent les politiques de bienfaisance, le droit au secours comme le
résultat d’un acte volontaire et non celui d’une contrainte s’imposant à l’Etat, et
Document n°13 R. Castel de citer de nouveau A. Thiers dans son Rapport au nom de la Commission de
l’assistance et de la prévoyance publique, à la séance parlementaire du 26 janvier 1850 : « Il importe que cette
vertu (la bienfaisance), quand elle devient de particulière collective, de vertu privée vertu publique, ne perde pas
son caractère de vertu, c’est-à-dire reste volontaire, spontanée, libre enfin de faire ou de ne pas faire, car
autrement elle cesserait d’être une vertu pour devenir une contrainte, et une contrainte désastreuse. Si en effet
une classe entière, au lieu de recevoir pouvait exiger, elle prendrait le rôle du mendiant qui demande le fusil à la
main. On donnerait l’occasion à la plus dangereuse des violences », in R. Castel, op-cit, p.234.
18
Document n°14J.L. Robert rappelle que la loi Le Chapelier devait substituer à la charité du clergé celle
de « la Nation (qui) établira des ateliers utiles à l’Etat, où l’infortuné trouvera la subsistance avec le travail » et
que « dans une nation libre, les salaires doivent être assez considérables pour que celui qui les reçoit soit hors
de cette dépendance absolue que produit la privation des besoins de première nécessité », in Le Monde, 14
novembre 2000.
19
Document n°16 Cf. également le Rapport du député Barrère en 1794 durant la Convention : « Dans
une République bien ordonnée, chaque citoyen a quelque propriété, l’aumône n’y flétrit pas le courage,
l’aristocratie déguisée en charité publique n’y commande pas la servitude, le nom de mendiant est ignoré et la
République seule, peut exécuter la grande loi de bienfaisance universelle, par des règlements sages et une
économie raisonnée. Oui je parle ici de leurs droits, parce que dans une démocratie qui s’organise, tout doit
tendre à élever chaque citoyen au dessus du premier besoin, par le travail s’il est valide, par l’éducation s’il est
enfant, par le secours s’il est invalide ou dans la vieillesse. N’oublions jamais que le citoyen d’une République
ne peut faire un pas sans marcher sur son territoire, sur sa propriété ».
10
Cette conception du rôle de l’Etat orientera globalement l’action des pouvoirs
publics, de conflits en contradictions, jusqu’à l’avènement de la Troisième
République et plus exactement jusqu’en 1884, date de la reconnaissance du
syndicalisme.
a) Les contradictions politiques du modèle révolutionnaire libéral
Document n°17
La vision libérale de l’Etat et du Politique présente un certain nombre
de faiblesses théoriques.
S’inscrivant dans un élan de démocratisation, il s’agissait de faire en
sorte que la volonté générale, la souveraineté du peuple ou de la Nation ne
puissent être entravées, il s’agissait d’assurer « (…) l’avènement d’une société
démocratique qui condamne en son principe, tout ce qui est susceptible de
faire obstacle au gouvernement direct de la volonté générale »20, et par
conséquent, nous avons là l’explication du refus des révolutionnaires de penser
une société de corps démocratique :
Document n°18
« Tout ce qui fait écran entre la Nation et ses élus est à priori suspect
de dresser un obstacle à l’expression de la volonté nationale et de constituer
une machination contre la liberté »21.
Cette conception de la souveraineté nationale implique la suppression
de tous les corps intermédiaires dans la société civile, associations et
corporations, mais aussi dans la sphère du politique, non constitution d’un
corps de fonctionnaires, absence de décentralisation réelle22.
Au delà de cette explication des principes de la souveraineté nationale,
force est de reconnaître, que dans un premier temps, ils furent porteurs de
conflits autour de la question de la légitimité du pouvoir central, du début au
milieu du XIXème siècle.
Le souffle démocratique de la Révolution allait renverser nombre de régimes,
de 1789 à 184823 et générait un certain nombre d’interventions en matière
sociale pour prévenir justement ces insurrections à répétitions.
P.Rosanvallon, “L’Etat en France, de 1789 à nos jours”, Ed Seuil, 1990, p.52.
P.Rosanvallon, “L’Etat en France, de 1789 à nos jours”, Ed Seuil, 1990, p. 51.
22
Document n°19 Nous trouvons ici la doctrine libérale en œuvre : « La conception d’un pouvoir
exécutif mécanique presque transparent, renvoie pour une large part à toute l’idéologie économique du
XVIIIème siècle. Pour celle-ci, la sphère du politique est limitée ; il est possible de se contenter d’un pouvoir
faible et simple du fait de l’existence de mécanismes d’autorégulation dans la société civile. Mais cette vision
correspond à une approche très réductrice de l’action proprement politique. On s’imagine volontiers au
XVIIIème siècle que le pouvoir exécutif consiste en une pure application de la loi et que les dispositions
législatives peuvent suffire à régler toutes les difficultés de la vie sociale », in P. Rosanvallon, « L’Etat en France
de 1789 à nos jours », op-cit, 54.
23
Le succès de l’idée démocratique (principe de la souveraineté nationale) peut expliquer la
multiplication des régimes politiques en France surtout jusqu’en 1848. Dans un premier temps de 1789 à 1848, la
plupart des grands conflits dans la société étaient orientées autour de la question démocratique :
Document n°20 « Tous les conflits jusqu’en 1848 étaient en effet hantés par la question de la légitimité
du pouvoir central. Quelles que fussent leurs bases sociales, les partis antagonistes se rangeaient sous telle ou
telle bannière pour marquer leur préférence quant au fondement de l’instance suprême. Le conflit des drapeaux
rassemblait ainsi tous les enjeux du champ politique pour au fond les ramener à cette seule et unique question :
savoir, comme le disait Blanqui, qui donne le sacre aux gouvernants, du pape ou du peuple ». Au fond jusqu’en
1848 et l’établissement du suffrage universel (sans pour autant qu’il y ait droit de vote accordé aux femmes), la
question de la nature du régime politique à mettre en place est une question essentielle, les régimes légitimistes
20
21
11
Document n°21
Les premières mesures et lois sociales relevant d’une logique d’assistance :
Un Etat observateur, hygiéniste et protecteur24.
1806 : création des conseils de prud’hommes
1840 : création du service de la statistique générale de la France, développement de l’enquête
sociale
Loi du 22 mars 1841 : interdiction du travail des enfants agés de moins de huit ans, limitation
de la durée journalière de travail à huit heures pour les enfants de 8 à 12 ans
Loi du 19 mai 1874 : création de l’Inspection du travail.
Loi du 24 juillet 1889 sur les enfants maltraités et moralement abandonnés.
Loi du 2 novembre 1892 sur le travail des femmes.
Loi du 15 juillet 1893 sur l’assistance médicale gratuite.
Loi des 27 et 30 juin 1904 sur les enfants assistés.
Loi du 14 juillet 1905 sur les vieillards, les infirmes et les incurables.
Loi du 17 juin 1913 sur les femmes en couches.
Loi du 14 juillet 1913 sur les familles nombreuses et nécessiteuses.
1920 : création d’un ministère de l’Hygiène, de l’Assistance et de la Prévoyance sociale.
Mais il faut attendre la proclamation de la Seconde République en 1848
pour que ressurgissent fondamentalement les contradictions du modèle
révolutionnaire libéral. En effet, à cette date, le pouvoir politique n’arrive pas à
rassembler la société autour de l’autorité qu’il représente et exprime. La
tentative de légitimation de l’Etat par le principe de la souveraineté nationale
aboutit à un échec. Des oppositions de principes apparaissent entre la
souveraineté proclamée de tous les individus libres et égaux, et l’aliénation
économique de la classe la plus nombreuse : le prolétariat. Les journées de juin
1848 virent le peuple de Paris et de ses faubourgs (ouvriers essentiellement), en
insurrection pour contester entre autres choses la suppression des ateliers
nationaux. Le pouvoir politique, une assemblée majoritairement républicaine,
s’est trouvée directement aux prises avec le peuple, avec un social en éclats.
C’est pourquoi, selon J. Donzelot, 1848 marque une date symbole, dans
la mesure où le pouvoir politique commence à comprendre les faiblesses de la
construction libérale de l’Etat, il apparaît difficile de continuer à laisser le
politique, seul responsable face à une société civile de plus en plus
conflictuelle. Selon cet auteur :
Document n°22
« C’est en ce sens principalement que sera définie la question sociale :
comment réduire cet écart entre le nouveau fondement de l’ordre politique et
la réalité de l’ordre social, afin d’assurer la crédibilité du premier et la
stabilité du second (…) »25. Nous pourrions aussi dire que la question qui est
posée en 1848, est celle de savoir comment combler le vide social entre l’Etat,
le Politique et l’individu.
Document n°23
(Louis XVIII et Charles X) et orléaniste (Louis-Philippe) ne font que retarder l’échéance de la pleine application
du principe de souveraineté nationale, proclamée dés la Première République.
24
M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques sociales », Ed
Presses de la FNSP, 1997, p.364.
25
J. Donzelot, op-cit, p.33.
12
« Le terme d’association résonne (…) en 1848 comme une revanche et comme
un espoir. C’est le mot d’ordre qui suffit alors presque à résumer le nouveau
cours désiré des choses. Mais la question des associations et des corps
intermédiaires est aussi appréhendée différemment pour des motifs d’ordre
politique. Les conservateurs et les libéraux prennent en effet brutalement
conscience qu’une société d’individus entraîne presque mécaniquement une
demande d’Etat toujours croissante. Le problème avait été masqué dans les
années 1840 par la répression dont le monde ouvrier faisait l’objet. Il apparaît
soudain avec une sorte d’évidence aux yeux de tous en 1848.
Faute d’associations et de corps intermédiaires, l’Etat se trouve sollicité sur
tous les fronts ; il est la seule forme que peut prendre l’alternative à la
dispersion des énergies et la seule figure que peut se donner l’intérêt général.
L’expérience des ateliers nationaux au printemps 1848 en a démontré tant
l’implacable logique que les conséquences vite jugées désastreuses. Mais c’est
la revendication du droit au travail qui va surtout précipiter le problème
pendant cette période ».
Rosanvallon P.(2004), « Le modèle politique français. La société civile contre
le jacobinisme de 1789 à nos jours », Seuil, p.250.
A terme, on comprend aisément que ce type de question revient à
mettre en cause l’ordre libéral. L’existence d’un conflit central entre
bourgeoisie et prolétariat dans la société du fait du développement du
capitalisme a réduit en cendres la perspective d’une instrumentalisation de
l’Etat au profit du libre et bon fonctionnement des mécanismes de marché :
« (…) la force et le poids du mouvement ouvrier ont imposé le conflit de classe
comme déterminant central de la vie politique »26. L’Etat-politique face à un
social éclaté, va devoir sur-valoriser ses fonctions dans sa dimension de
puissance publique, dans la mesure où il représente la seule instance capable de
prise de décisions, cela explique pourquoi, on va voir se définir une partie
« (….) du politique (….) de manière centraliste, volontariste, hégémoniste et
constructiviste ; l’Etat devenait le lieu d’enregistrement des réalités sociales ».
On retrouve ainsi la permanence des racines de la culture jacobine politique de
l’Etat concevant ce dernier comme la « clé du changement social »27.
Document n°24
« En maintenant les effets de la loi Le Chapelier tout au long du XIXème siècle,
c’est-à-dire l’impossibilité de regroupement des travailleurs, les régimes et les
gouvernements successifs ont poussé ceux-ci dans le camp de l’engagement
politique. Parce que la possibilité d’exister était liée à l’obtention des libertés
fondamentales (de réunion, d’association, d’expression et de coalition), les
chambres mutuelles puis syndicales étaient condamnées à politiser leur action,
à lier dans un même mouvement la défense du salaire et la lutte pour un
changement politique qui rendrait légale la défense collective du salaire ».
J.M. Pernot, « Syndicats : lendemains de crise ? », éd Gallimard, 2005,
p.114.
b) Les divisions du corps politique
26
27
P. Bauby, art : « L’Etat, Le Politique et la société civile », Revue Politis, p. 64.
P. Bauby, idem.
13
Sans réponse à la question sociale, le politique se divisera principalement
entre une position libérale et une position étatiste :
Document n°25
« Au fond de la question sociale, on trouve donc ceci : loin que
l’instauration de la République coïncide avec celle d’une nouvelle forme,
libre et volontaire de l’organisation sociale en remplacement des anciens
liens désormais détruits, c’est le modèle que la République véhiculait, celui
du contrat social, qui éclate, sous l’effet des implications contraires qu’il
contenait quant au rôle de l’Etat.
Il voulait assurer l’égalité de tous et la liberté de chacun et, pour cela, il
faisait de l’Etat à la fois tout et rien. Face à cette sommation
contradictoire, l’Etat républicain s’est trouvé paralysé et la société
désordonnée, violemment partagée en fonction des deux objectifs que la
République avait prétendu rassembler. Au modèle du contrat social,
reposant sur la liberté de chacun et la volonté de tous, s’est substitué
l’affrontement réglé entre le modèle d’une société libre de tout
empiètement étatique, mais resserrée dans la fatalité de ses liens, et celui
d’une société volontaire, mais intégralement étatisée »28.
Par la suite, après un épisode autoritaire de 1851 à 1870 (Second
Empire29), les mêmes questions ressurgiront autour des faiblesses théoriques
de la doctrine libérale, mais pour la première fois des forces politiques neuves
accepteront la remise en cause de cette doctrine, en s’appuyant sur la notion de
solidarité, en structurant le social par la reconnaissance des corps
intermédiaires.
B)L’Etat assureur et l’Etat organisateur des relations professionnelles
(1884-1945)
Coincé entre les perspectives d’une société libérée de toutes
interventions de l’Etat au risque d’une grave explosion sociale ou d’une société
étatisée, les républicains dans les années 1870-1890, vont trouver un
fondement théorique à l’intervention de l’Etat dans la société civile, au travers
du principe de solidarité.
Par ailleurs, pour éviter toutes perspectives révolutionnaires, ils vont
s’engager dans la voie de la reconnaissance de corps intermédiaires dans cette
J. Donzelot, op-cit, p.67. Document n°26 R. Castel développe le même type d’analyse mais en
insistant sur l’opposition entre partisans du patronage (paternalisme) et partisans du socialisme. Pour lui, « on
peut interpréter l’avènement de l’Etat social comme l’introduction d’un tiers entre les chantres de la
moralisation du peuple et les partisans de la lutte des classes. Les uns et les autres campent sur des positions
symétriques, mansuétude des gens de bien envers les misérables d’un côté, lutte des exploités contre les
exploiteurs de l’autre. Positions symétriques, parce qu’il n’y a rien de commun à l’une et à l’autre, rien de
négociable entre l’une et l’autre. A l’inverse l’Etat social, pourrait-on dire, commence sa carrière lorsque les
notables cessent de dominer sans partage et lorsque le peuple échoue à résoudre la question sociale pour son
propre compte. Un espace de médiations s’ouvre qui donne un sens nouveau au « social » : non plus dissoudre
les conflits d’intérêts par le management moral ni subvertir la société par la violence révolutionnaire, mais
négocier des compromis entre des positions différentes, dépasser le moralisme des philanthropes et économiser
le socialisme des « partageux » » ; in R. Castel, op-cit, p.268.
29
Cf. R. Castel, op-cit, p. 275 : « Ce qui paraît certain, c’est que le Second Empire a interrompu le débat
public sur le traitement de la question sociale dans un régime démocratique »
28
14
même société civile et s’appuyer sur la technique assurantielle pour couvrir les
risques sociaux.
1°) La solidarité comme nouveau fondement de l’action de l’Etat dans la société
Au début de la Troisième République, la France sort de deux épreuves, la
défaite contre la Prusse et l’écrasement de la Commune.
D’un point de vue politique, on peut distinguer trois groupes :
d’un côté, les libéraux et les conservateurs, alliés dans leur volonté commune de
limiter l’empiètement de l’Etat sur la société civile, les uns au nom de l’individu,
les autres au nom des communautés « naturelles » (villages, familles), en face, les
marxistes et socialistes plutôt favorables à l’extension du rôle de l’Etat dans la
société (culture jacobine) et enfin, au milieu, les républicains, cherchant un
nouveau fondement à l’action de l’Etat.
C’est ici que les enseignements de Emile Durkheim vont, selon J. Donzelot,
permettre aux républicains de trouver une réponse adéquate aux marxistes et aux
libéraux. En étudiant la société industrielle naissante, il constate que du fait d’une
densité démographique de plus en plus forte, un processus de plus en plus puissant
de division sociale du travail se met en place et oriente d’une certaine façon la
société . Ce qui marque le changement social selon Durkheim, c’est la division du
travail qui contribue à la modification des liens entre les individus. Auparavant,
dans les sociétés d’Ancien Régime, les liens entre les individus résultaient de leurs
appartenances à des communautés « naturelles » (familles, villages) et étaient
fondées sur la similitude des conditions de vie. Dans la société industrielle, sous
l’effet de la division du travail social, de la spécificité des tâches, les individus
sont de plus en plus différenciés, et par conséquent les formes de la solidarité sont
bouleversées.
Dans les sociétés d’Ancien Régime, les solidarités entre individus étaient quasi
naturelles, mécaniques ; dans la société industrielle, les solidarités entre individus
sont fonctionnelles, organiques.
De cet enseignement, il ressort que le lien social n’est pas le résultat d’un
contrat social passé entre les individus, mais plutôt l’expression d’un fait social, la
division de plus en poussée du travail dans les sociétés industrielles.
Cet enseignement va permettre, selon J. Donzelot, de fonder l’action de l’Etat,
non seulement au sein de la société civile dans les rapports entre individuscitoyens, mais aussi dans les consciences, en déboutant le religieux de la sphère
politique (c’est un des aspects essentiels du changement social concrétisé par la loi
sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905) :
Document n°27
« Durkheim fournit le fondement d’une politique républicaine réformiste, qui
s’appuiera sur la connaissance de ses lois et de la vie propre en société »30.
En fixant comme rôle à l’Etat de maintenir les solidarités dans la société, les
républicains trouvent là un principe de légitimation de l’intervention de l’Etat et
qui comprend en outre, un principe d’auto-limitation ; l’Etat ne perturbe pas la
société, à partir du moment où ce sont des solidarités réelles, de fait, entre les
individus.
30
J. Donzelot, op-cit, 84.
15
A partir de la découverte de ce nouveau fondement à l’action de l’Etat dans la
société, d’autres auteurs se serviront des enseignements de Durkheim pour
consolider l’édifice républicain, comme Léon Duguit et Maurice Hauriou.
Une des tâches à laquelle s’attache Léon Duguit est de trouver un fondement à
l’intervention administrative et sociale de l’Etat, professeur de Droit public, il se
servira des enseignements de Durkheim :
Document n°28
« Puisque la société s’organise autour du fait nécessaire de la solidarité, faisons
de cette nécessité le cadre légitime du droit, son horizon, comme sa limite »31.
Par ailleurs, il essaie de résoudre la question de l’unité contradictoire de l’Etat,
en pensant à le légitimer non par son existence même (légitimité par son origine,
notion de puissance publique) mais, par ses interventions en matière de solidarité
(légitimation par sa finalité). De ce fait, il concevait un Etat qui se diluerait en une
fédération de services publics orientée vers l’expression de la solidarité, c’est ainsi
qu’il niait à l’Etat toute dimension de personne morale de droit public et à ce titre
titulaire de la puissance publique :
Document n°29
« L’Etat n’est donc nullement un sujet souverain mais un pouvoir dont l’arbitraire
doit se réduire à proportion de l ‘épuisement de son exercice dans sa réalisation
comme service public »32.
C’est sur ces deux questions que Maurice Hauriou, lui aussi professeur de Droit
public, se penchera, en contestant les solutions de Léon Duguit, en soulignant
notamment le danger d’une dissolution de l’autorité. Pour Maurice Hauriou, la
société est traversée par des mouvements, elle n’est pas statique. En outre, elle est
marquée par des institutions en tant qu’ « ensemble régulable par cette double loi
de l’ordre et de l’équilibre ». « Tout individu est pris dans une institution » dont
il accepte l’autorité du fait qu’elle s’inscrit dans la durée, qu’elle est le résultat
« d’un consentement social tacite », la société est au fond, dans sa conception un
« enchevêtrement d’institutions » et dont l’Etat est le garant en tant qu’
« institution des institutions »33.
Document n°30
L’Etat reste ici « l’ange gardien de la société, esprit tutélaire entretenant les
mécanismes de son fonctionnement veillant sur toutes les institutions qui la
composent, garantissant l’autorité de celles-ci sur leurs membres, mais protégeant
ces derniers contre ces excès individuels »34.
En conclusion, le principe de solidarité va constituer peu à peu le fondement
principal à l’action de l’Etat à partir de IIIème République, et constitue la
meilleure des réponses sur le terrain idéologique face aux libéraux, conservateurs
et marxistes.
31
32
33
34
Idem, p.93.
J. Donzelot, op-cit, p.94.
J. Donzelot, op-cit, p.94.
Idem, p .97.
16
Il ne s’agit pas de penser à un retour aux formes anciennes de la solidarité
(position des conservateurs), ni de laisser faire (position des libéraux) et encore
moins d’étatiser la société (position des socialistes et des marxistes). Il s’agit de
tenir compte de l’état de la société et de s’appuyer sur ce qui s’y passe réellement
(solidarité organique) pour fonder une politique de l’Etat. Il s’agit donc de
structurer peu à peu le social, de le rendre plus organique.
Pour se faire, il apparaîtra inévitable aux yeux des républicains de reconnaître
les corps intermédiaires, surtout à partir du moment où les conservateurs
(légitimistes et orléanistes principalement) sont définitivement battus, après la
crise du 16 mai 187735. A partir du moment où le centre politique ne peut plus être
perdu (victoire des républicains aux élections), on peut envisager la perspective de
laisser naître des formes de contre-pouvoirs dans la société (reconnaissance des
syndicats, progrès dans la décentralisation, reconnaissance des mutuelles)36.
2°) La reconnaissance des corps intermédiaires
La distorsion entre le modèle révolutionnaire libéral et la réalité sociale allait
également amener le pouvoir politique à s’intéresser au monde du travail, et cela
d’autant plus qu’il craignait par dessus tout la révolte des masses prolétaires,
révoltes et émeutes qui partout où elles éclataient, se révélaient particulièrement
violentes et incontrôlables.
Document n°32
« Si les souvenirs de la Commune s’effacent un peu vers le milieu des années
1870, les derniers proscrits sont autorisés à rentrer pendant cette période, le
climat social de la fin des années 1870 devient plus tendu. Les grèves se
multiplient : il y a plus d’arrêts du travail pendant l’année 1879 que durant les
cinq années précédentes. Les mouvements spontanés sont légion et les arrêts de
travail commencent aussi à se coordonner sur le territoire. Les affrontements
sociaux se durcissent encore dans les années 1881-1882, (…) »37.
Jusqu’à l’organisation de la classe ouvrière, les travailleurs dans les
manufactures et les fabriques n’existent comme sujets-acteurs ni dans l’ordre
politique, ni dans l’ordre économique, l’objet de leurs luttes est la survie :
Document n°33
Crise constitutionnelle, marquée par une volonté du chef de l’Etat, Mac-Mahon, d’imposer un chef de
gouvernement conforme à ses orientations conservatrice et monarchiste, contre l’orientation majoritaire et
républicaine de l’Assemblée nationale. Crise qui trouvera un aboutissement dans la victoire de la majorité
républicaine de l’Assemblée face au Chef de l’Etat et qui a encore aujourd’hui des implications dans les
conditions de nomination des premiers ministres sous la Vème République, plus particulièrement en situation de
non concordance entre orientation politique du Chef de l’Etat et orientation politique de l’Assemblée nationale.
36
Document n° 31 « (…) à force de manier le bâton et la carotte, de donner de la troupe et de distribuer
des secours, les gouvernants durent convenir que ni l’assistance, ni le patronage social (le paternalisme), ni la
mutualité (les sociétés de secours mutuels), ni les coopératives, ni les coopératives, ni l’épargne, non plus que
l’armée et ses dragons, la police et ses indicateurs, et encore moins l’école et ses leçons d’instruction civique ne
pouvaient endiguer les effets délétères de la misère, et qu’il fallait écouter comme le dit Chauveau, « la vieille
plainte si troublante du monde du travail » », in A. Madec, N.Mura, « Citoyenneté et politiques sociales », Ed
Flammarion, coll Dominos, 1995, p.99.
37
P. Rosanvallon, « La question syndicale », Paris, Ed Calman-Lévy, 1988
35
17
« L’assujettissement de l’ouvrier dans la manufacture du XIXème siècle tient (…)
à la délégation de pouvoir que l’Etat concède au patron sur l’ouvrier, à la
responsabilité pleine et entière qu’il lui reconnaît dans l’organisation de toutes
choses relatives à la production de son entreprise. La suprématie accordée aux
patrons dans les conseils de prud’hommes, la reconnaissance de fait par l’Etat des
règlements d’ateliers, rédigés par les seuls patrons, tout cela les place dans une
position de tuteurs légitimes de leurs ouvriers »38.
Jusqu’en 1870 à l’exception dans une certaine mesure de 1848, en France, le
mouvement ouvrier avait été l’auteur de révoltes limitées, ne pouvant aboutir faute
de structures, d’extension géographique ou professionnelle suffisantes ; en outre, il
était divisé entre ouvriers professionnels et prolétaires, ces derniers travaillant plus
particulièrement dans les manufactures et les fabriques. La situation de l’ouvrier
prolétaire est proche, à cet égard, de celle que décrit K. Marx dans ses ouvrages, le
salaire se limite à permettre le renouvellement de la force de travail, vivre, c’était
ne pas mourir. Par ailleurs l’Etat, comme nous l’avons déjà évoqué, n’intervenait
pas dans les relations sociales, à l’exception de quelques lois, dont le but était de
limiter certains abus et d’éviter toute explosion sociale (lois sur l’hygiène,
politique urbaine). Mais surtout s’il n’intervient pas c’est qu’il considère qu’à
chaque entreprise correspond une spécificité sociale et économique :
Document n°34
« La raison donnée de cette responsabilité exclusive du patron, le prétexte de
cette force particulière donnée à son pouvoir est le caractère singulier de chaque
entreprise. La délégation de pouvoir que l’Etat accorde au patron s’appuie
historiquement sur la reconnaissance du caractère spécifique de chaque
production, sur le fait qu’il apparût impossible, au moment de la rédaction du
Code civil, d’établir des règlements à partir d’une instance centrale, et qui aient
capacité à valoir pour tous les lieux de production, tant ceux-ci sont divers et
particuliers »39.
A partir de 1870, le mouvement ouvrier s’organise, se structure et apparaît peu
à peu, comme acteur collectif central de la société40.
Dés lors le pouvoir politique ne pouvait plus longtemps ignorer cette classe
devenue dangereuse pour l’équilibre de la société. Il a fallu donc inventer entre
l’Etat et l’individu des structures de représentation qui permettraient de « rendre le
social moins volatil et plus organique »41.
Document n°36
« Moyen de défense et de conquête pour ceux qui ont été les artisans directs de son
histoire, le syndicalisme a ainsi également été considéré comme un principe
d’ordre. Un député ouvrier Brialou a bien résumé sur ce point le sentiment
général qui conduit au vote de la loi de 1884. « Ce qui facilite les grèves, dit-il,
c’est le manque d’organisation sérieuse qui livre la plupart du temps les
corporations à la merci des coups de tête irréfléchis de quelques hommes
inconséquents, qui lancent les ouvriers dans une grève pour un oui ou un non.
Tandis qu’avec les syndicats composés généralement des hommes les plus sérieux
38
J. Donzelot, op-cit, p.146.
J. Donzelot, op-cit, p.146-147.
40
Document n°35Nous pouvons reprendre ici une définition d’Alain Touraine à propos du mouvement
ouvrier « (…) action organisée par laquelle la classe ouvrière met en cause le mode de gestion sociale de la
production industrielle et, plus largement, la domination qu’exercent, selon ses représentants, les détenteurs du
capital sur l’ensemble de la vie sociale et culturelle » in F. Dubet, A. Touraine, M. Wieviorka, « Le mouvement
ouvrier », Paris, Ed Fayard, 1984, p.18.
41
P. Rosanvallon, « La question syndicale », op-cit.
39
18
et les plus intelligents des corporations, vous pouvez être certains que tous les
moyens de conciliation seront toujours employés jusqu’à la dernière extrémité ; et
alors vous n’aurez plus de ces grèves intempestives qui surgissent du jour au
lendemain et qui très souvent n’ont pour causes que des malentendus ou des
questions d’amour propre froissé qui auraient pu se traiter à l’amiable ».
Rosanvallon P.(2004), « Le modèle politique français. La société civile contre
le jacobinisme de 1789 à nos jours », Seuil, p.258.
La loi du 21 mars 1884, par la reconnaissance des syndicats, est la
concrétisation de cette nouvelle préoccupation du Politique, elle marque une étape
décisive en symbolisant la fin d’un mythe, celui d’une société composée
d’individus libres et égaux sans regroupement dans des corps intermédiaires :
Document n°37
« Sans que cela fût dit, il s’agissait bel et bien d’une remise en cause du
libéralisme individualiste de la Révolution française. Un siècle d’histoire
économique et sociale avait eu raison de l’utopie positiviste des Lumières. Certes
l’industrie s’était développée et elle s’était imposée comme source de progrès.
Parallèlement et jusqu’à un certain point, la déstructuration sociale annoncée et
souhaitée par les libéraux avait bien eu lieu. Le développement de l’entreprise en
avait été un des puissants leviers. Mais la philosophie du « marché national
unifié », inséparable d’une représentation idéalisée de l’entreprise et du libre
accès des hommes au travail, avait globalement fait faillite. Le mythe qui avait
valu à l’essor de l’économie d’être identifié à l’amorce d’un ordre social nouveau,
égalitaire, substitutif des cloisonnements du vieux monde, avait volé en éclats »42.
Par ailleurs cette Loi allait permettre d’ouvrir des perspectives de changements
dans la société sous la pression du monde ouvrier enfin organisé en associations
professionnelles, entre autres changements, nous pouvons d’ores et déjà souligné
ici, que le mouvement ouvrier va nier la spécificité de chaque entreprise, en se
battant pour l’application de lois sociales pour tous.
En conclusion, force est de reconnaître que le modèle libéral de l’Etat et de la
société civile a explosé dans toutes ses dimensions, sur le principe de la
souveraineté nationale (reconnaissance des corps intermédiaires) et sur le principe
de la limitation de l’intervention de l’Etat (intervention dans le cadre de
l’expression de la solidarité nationale).
Désormais, sous la pression du mouvement égalitaire, l’Etat va se porter garant
du progrès social, en prenant de plus en plus compte l’expression de la solidarité.
Afin de garantir l’ordre social, l’Etat va se retrouver de plus en plus porteur du
changement social en tant que médiateur et catalyseur de la communauté, dans sa
fonction d’expression de la solidarité nationale. Cette fonction est encore une fois
la résultante d’un défaut inhérent à la cuirasse théorique de l’Etat libéral sur la
question des droits de l’individu et le résultat d’une possibilité pratique de mise en
œuvre de la solidarité (naissance de la statistique et de la technique assurantielle)
aboutissant à la mise en place de l’Etat-providence.
3°) L’essor de la technique assurantielle
Pour garantir son existence, l’Etat républicain a du asseoir sa légitimité sur la
notion de solidarité et sur la structuration du social par la reconnaissance des corps
42
D. Segrestin, « Sociologie de l’entreprise », Ed Armand Colin, 1992, p.41.
19
intermédiaires. Au delà de ces deux aspects, il nous faut souligner le fait, que
l’Etat républicain a du se poser très rapidement comme le garant du progrès social.
Au nom du nécessaire progrès social et de la solidarité, l’Etat républicain a peu
à peu étendu le champ de ses interventions dans la société civile. Cette
intervention a pris les formes d’un vaste mouvement législatif dans les domaines
les plus variés :
de la sphère du travail (lois relatives aux conditions de travail, à la protection du
travailleur dans le cas où il ne peut plus louer sa force de travail) (chômage,
vieillesse, maladie, accident) à la sphère hors-travail (lois sur la famille, sur
l’hygiène, la santé et l’éducation).
L’ensemble de ces interventions législatives marquent la naissance d’un nouveau
droit, le droit social. Il « (…) constitue l’application pratique des théories de la
solidarité »43.
Au fond, ce nouveau droit s’appuie sur une nouvelle technique, la technique
assurantielle qui s’infiltre partout où il existe des failles quant à la responsabilité
(chef d’entreprise, chef de famille) ou quand la dépendance est trop grande. A
nouveau nous pouvons constater que le développement de cette technique va à
l’encontre de la théorie libérale sur les modes de résolution des conflits.
En effet, pour les libéraux, la responsabilité en toute affaire appartient aux
individus et se déterminé après étude du contrat, en cas d’accident du travail, si le
salarié n’est pas responsable, il revient à l’entrepreneur de régler le préjudice.
Autant dire, qu’à la fin du XIXème siècle, l’assignation de la faute s’effectuait
rarement.
Par la technique assurantielle, la mise en œuvre concrète de la solidarité va
pouvoir s’effectuer, l’idée est de considérer les risques en société comme des faits
sociaux qui s’imposent aux acteurs, et non le résultat d’actions purement
individuelles. Dés lors, que des préjudices, tels que les accidents du travail,
surviennent, ils sont considérés comme le résultat d’un fait collectif, et à ce titre
sont pris en charge collectivement par les mécanismes d’assurance.
De ce point de vue, nous pouvons voir à quel point, les enseignements de
Durkheim ont des conséquences pratiques :
Document n°38
« Dés lors que l’on considère les problèmes sociaux sous l’angle de
l’interdépendance des hommes plutôt que de la querelle sur leurs devoirs et leurs
fautes respectifs, la technique assurantielle apporte un mode de résolution
infiniment plus efficace et plus moral. Elle permet de prendre en compte le fait de
la division sociale du travail et la solidarité organique qui en découle, comme
l’expliquait Durkheim, au lieu de se borner, comme le voudrait l’idéologie
libérale, au seul registre des contrats individuels qui n’est que second et dérivé
par rapport à cette solidarité première »44.
Par ailleurs, il nous faut noter que cette prise en charge collective du risque n’a
été rendu possible que parce que mathématiquement et statistiquement cela était
possible,
Document n°39
43
44
J. Donzelot, op-cit, p.124.
J. Donzelot, op-cit, p. 133
20
« c’est la notion de probabilité statistique qui rend pratiquement possible et
théoriquement pensable l’intégration de l’idée de providence dans l’Etat »45.
Document n°40
L’Etat assureur46
Loi du 9 avril 1898 sur la responsabilité des accidents dont les ouvriers sont les victimes
Loi du 31 mars 1905 substituant l’assureur à l’employeur légalement responsable pour les
accidents du travail
1910 : Loi sur les retraites ouvrières et paysannes (cotisations ouvrière et patronale, système par
capitalisation, sans réelle obligation.
Loi du 1er juillet 1930 sur les assurances sociales obligatoires couvrant les risques vieillesse,
maladie, maternité, décès et invalidité.
Document n°41
« Avec l’assurance obligatoire dont le principe s’impose avec la loi de 1910 sur
les retraites, le travailleur se constitue « comme une propriété », il se construit un
droit de toucher des prestations pour le temps où provisoirement (maladie,
accident) ou définitivement (vieillesse) il cessera son activité. C’est le sens fort de
l’expression « protection sociale » : ce sont les prestations sociales qui protègent.
C’est-à-dire que le non propriétaire lui-même est protégé par un équivalent de la
propriété (une sorte de propriété sociale) qu’il tire de son travail. C’est aussi une
contribution décisive à la problématique de la cohésion sociale : grâce à ses
ressources garanties par la loi, le travailleur est maintenu dans le circuit des
échanges sociaux, il ne décroche pas de la commune appartenance à la société, il
demeure un « semblable ».
R. Castel, art : « La cohésion sociale » in R. Castel, L. Chauvel, D. Merllié ; E.
Neveu, « Les mutations de la société française. Les grandes questions
économiques et sociales », Ed La Découverte, coll Repères, 2007, p.102.
Document n°42
La technique assurantielle devient bien selon la formule d’Emile Cheysson,
« la seule science à avoir la mathématique pour base et la morale pour
couronnement ». Elle permet concrètement, par « la réduction des risques de tous
et l’augmentation simultanée des chances de chacun » de promouvoir le social ; en
ce sens elle constitue une réponse aussi aux révolutionnaires, en dédouanant d’une
certaine façon les responsabilités de l’Etat. La technique assurantielle constitue
« (…) un moyen de donner des droits aux classes nécessiteuses sans que cela
aboutisse à leur donner un droit sur l’Etat »47.
Elle constitue d’autant plus une réponse aux révolutionnaires qu’elle permet,
par sa mise en œuvre dans le cadre du développement de mesures législatives,
P. Rosanvallon, « La crise de l’Etat-providence », Paris, Ed Seuil, 1981, p.28.
Cf. M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques sociales », Ed
Presses de la FNSP, 1997. A cette liste de lois, il convient de rajouter la Loi du 1 er avril 1898 fixant la « charte
de la mutualité » (indépendance des mutuelles).
45
46
47
J. Donzelot, op-cit, p.138.
21
d’engager un vaste mouvement de normalisation du travail (sur les conditions de
travail, d’hygiène et de sécurité) s’opposant à l’idée de la spécificité de chaque
entreprise, et par là même s’attaque à la source du pouvoir patronal.
Pour autant, il ne faut pas ici considérer que ce mouvement est profondément
révolutionnaire ; en effet, très rapidement, avec le développement des idées de
Taylor sur l’organisation scientifique du travail, les directions d’entreprises vont
comprendre tout le parti qu’ils peuvent tirer d’un couplage normalisation du
travail/rationalisation du travail :
Document n°43
« La normalisation assurantielle conduite par le droit social permet au patronat
de mettre en jeu une rationalité économique qui le déleste des problèmes
disciplinaires, qui réduit la part d’affrontement direct avec les travailleurs, libère
l’exigence de rendement et place les relations entre entrepreneurs et ouvriers sur
le seul plan de la négociation salariale, puisque ces derniers n’ont plus de prise
ou de contestation rationnelle possible sur l’organisation de la production. Mais
cette normalisation permet en même temps aux syndicats ouvriers de mettre en jeu
une rationalité sociale qui fait de l’exigence patronale de rendement la cible d’un
mouvement visant à dénoncer l’irrationalité de l’esprit de profit installée derrière
cette exigence, qui autorise en conséquence à revendiquer toujours plus la
majoration de la protection au dépens du rendement, la part du statut au dépens
du contrat »48.
Relevons également que le développement de la logique d’assurance permettra
l’essor d’une plus grande mobilité des travailleurs et par conséquent une plus
grande rationalisation du marché du travail49.
Document n°45
« La protection sociale est apparue aux milieux dirigeants comme un moyen
d’obtenir la gratitude des groupes économiquement dominés. En cela, la
prévoyance organisée par l’Etat se distingue moins qu’il n’y paraît de la
traditionnelle charité : elle établit, elle aussi, une relation d’obligation. Cette
fonction politique de la protection sociale a été théorisée au XXème siècle. Après
la seconde guerre mondiale, le développement des prestations sociales a été
explicitement présenté comme un instrument de « paix sociale ». Comme
l’ensemble des classes dirigeantes, les entrepreneurs capitalistes ont dû
48
J. Donzelot, op-cit, p.156-157.
Document n°44 Pour R. Castel, « l’assurance ne procure pas seulement une certaine
sécurité matérielle. Elle inscrit le bénéficiaire dans un ordre de droit. Cette inscription est
d’un tout autre registre que celui promu par les protections rapprochées de l’assistance et les
tutelles des stratégies du patronage. Pour celles-ci, seule l’appartenance à des cadres
territoriaux ou à des relations de type clientéliste peut donner la sécurité : la participation à
des solidarités de proximité, la fidélité à une entreprise, à un patron, donnent les meilleures
chances de surmonter les aléas de l’existence ouvrière. L’assurance par contre « délocalise »
les protections en même temps qu’elle les dépersonnalise. A contrario, elle instaure une
association inédite de la sécurité et de la mobilité. Le nomadisme qui faisait du vagabond la
figure négative de la liberté est vaincu en même temps que l’insécurité. (…) Cette possibilité
de conjuguer mobilité et sécurité ouvre la voie à une rationalisation du marché du travail
prenant en compte à la fois les exigences de la flexibilité pour le développement industriel et
l’intérêt de l’ouvrier », in R. Castel, op-cit, p.317.
49
22
reconnaître cette vertu aux institutions de prévoyance. Leur intérêt économique
est, en effet, solidaire du maintien de l’ordre social et politique. Il ne doit pas
rester simplement un intérêt privé ou égoïste, totalement indifférent à un intérêt
plus général. A la fin du XIXème siècle, cette prise de conscience est favorisée par
les questions militaires. Les ouvriers, en effet, ne sont pas seulement des bras pour
l’industrie, ils sont aussi des recrues pour l’armée, à une époque où la défense
nationale reste une préoccupation majeure.
Or l’armée souffre du paupérisme : comme le notait Villermé, les officiers
chargés du recrutement sont les mieux placés pour constater que le taux
d’exemptions pour raison de santé est beaucoup plus élevé chez les pauvres que
dans les classes aisées. Il fallait donc admettre que la mauvaise santé des ouvriers
avait un coût collectif ».
Julien Duval, « Le mythe du « trou de la sécu » », éd Raisons d’Agir, 2007,
p.54.
Document n°46
« L’assurance sociale cherche à prémunir les travailleurs contre le risque de perte
de revenu (chômage, maladie, vieillesse …) et d’augmentation de leurs charges
(maternité) en leur fournissant un revenu de remplacement ou complémentaire.
Ces prestations sociales sont financées par des cotisations prélevées sur les
salaires, comme pour les assurances privées. Mais à leur différence, ces
cotisations sont obligatoires et les assurances sociales reposent sur un principe de
solidarité. Ainsi, le niveau des prestations versées ne dépend pas des sommes
cotisées. Enfin, si cotiser à une assurance privée n’est pas obligatoire, celle-ci
peut compléter l’assurance sociale (par exemple : mutuelle). La logique
d’assistance est différente. L’aide et l’action sociales ne sont pas destinées à
l’ensemble de la population mais aux plus vulnérables. Elles sont donc versées
sous condition de ressources. Elles sont également résiduelles, c’est-à-dire
qu’elles interviennent uniquement lorsqu’il n’y a plus aucune autre couverture
sociale. Elles sont financées par la solidarité nationale (impôt) et non par la
solidarité professionnelle (cotisations sociales). Elles sont gérées principalement
par les collectivités territoriales (le RMI par exemple) ».
Marie Fontanel, Nicolas Grivel, Valérie Saintoyant, « Le modèle social français »,
éd Odile jacob, 2007, pp.29-30.
Enfin, au bout de cette logique de normalisation, rationalisation de la sphère du
travail, vont se structurer deux acteurs collectifs, le mouvement ouvrier et le
patronat, porteurs de deux formes de rationalité concurrentes, une rationalité
sociale et une rationalité économique, l’Etat étant ici chargé de les concilier en
articulant le social et l’économique.
Nous trouvons là presque tous les éléments qui concourent à la transformation
de l’Etat en Etat-providence50.
50
A ces éléments concourrant à la naissance de l’Etat-providence, il faut ajouter l’idée développée par R.
Castel que peu à peu la vieille opposition entre propriétaires et non propriétaires, entre ceux qui disposent d’une
sécurité économique et sociale et ceux qui n’en disposent pas, va être dépassée par la reconnaissance d’une
certaine forme de « propriété sociale ». Document n°47 Pour lui, « le nœud de la question sociale » réside
dans le fait que « la plupart des travailleurs sont au mieux vulnérables et souvent misérables tant qu’ils restent
privés des protections attachés à la propriété. Mais posée en ces termes, c’est-à-dire dans le cadre d’une
23
Afin d’éviter toute conflagration sociale, l’Etat va se retrouver au centre de la
promotion du social, en utilisant notamment les enseignements de J.M. Keynes et
de Lord Béveridge.
C) Naissance et développement de l’Etat-providence (1945-1973)
Selon Pierre Rosanvallon, l’extension de l’intervention de l’Etat progresse par
bonds, notamment à l’occasion des crises ; cela s’explique parce que ces périodes
(de guerre essentiellement51) constituent des temps d’épreuves à la faveur
desquels, il y a reformulation plus oui moins explicitée du contrat social. Ce fût le
cas après 1870-1877, 191852 et 194553.
A cette dernière date, la reformulation du contrat social – instauration de la
sécurité sociale – s’opère, en France autour :
- de l’expérience de l’existence de dispositifs de protection
sociale s’étant mis en place de 1841 aux années 1930 ;
- mais également de la connaissance des systèmes étrangers de
protection sociale et de leurs fondements théoriques et
principalement du modèle bismarckien et des principes du plan
Béveridge.
Relevons également que la naissance de l’Etat-providence est le résultat d’un
long mouvement démocratique et égalitaire et plus spécifiquement, de la
constitution de ce que les économistes de la régulation appelleront le
compromis fordien (rapport salarial fordiste).
1°) L’Etat-providence en France entre modèle bismarckien et principes du plan
Béveridge
a)Le modèle bismarckien
Concernant la dernière forme prise par l’Etat, l’Etat-providence, force est de
constater qu’il s’est construit d’abord par référence au modèle bismarckien .
Rappelons que la loi du 1er juillet 1930 sur les assurances sociales y trouve son
origine par son caractère obligatoire.
opposition absolue travail-propriété, cette question reste insoluble. La reformulation de la question sociale va
consister non pas à abolir cette opposition propriétaire-non propriétaire, mais à la redéfinir, c’est-à-dire à
juxtaposer à la propriété privée un autre type de propriété sans être en manque de sécurité. Il s’agit bien d’un
changement de registre. La sécurité sociale procède d’une sorte de transfert de propriété par la médiation du
travail et sous l’égide de l’Etat. Sécurité et travail vont devenir substantiellement liés parce que, dans une
société qui se réorganise autour du salariat, c’est le statut donné au travail qui produit l’homologue moderne
des protections traditionnellement assurées par la propriété », in R. Castel, op-cit, p.300-301.
51
Rapport Béveridge : « Chaque citoyen sera d’autant plus disposé à se consacrer à l’effort de guerre
qu’il sentira que son gouvernement met en place des plans pour un monde meilleur ».
52
Rappelons, qu’à la suite de la Première guerre mondiale, la France récupère l’Alsace et la Lorraine qui
ont connu le système bismarckien d’assurances sociales.
53
P. Rosanvallon s’appuie ici sur les analyses de A.T. Peacock et J. Wiseman, de ce qu’ils appellent la
théorie des effets de déplacement : Document n°48 « Quand les sociétés ne sont pas sujettes à des pressions
inhabituelles, l’idée que les gens se font du niveau tolérable de prélèvements obligatoires tend à être à peu prés
stable (…). Mais des perturbations, comme les guerres, peuvent créer un effet de déplacement, poussant les
revenus et les dépenses publiques à un niveau plus élevé. Après que la perturbation a disparu, de nouvelles
représentations du niveau supportable des prélèvements obligatoires et un nouveau seuil de dépenses peuvent
être atteints », in P. Rosanvallon, « La crise de l’Etat-providence », op-cit, p.175.
24
Document n°49
En effet, le système bismarckien d’assurance54 repose sur quatre principes :
- « une protection exclusivement fondée sur le travail (…) ;
- une protection obligatoire pour les euls salariés dont le salaire
est inférieur à un certain montant, donc pour ceux qui ne
peuvent recourir à la prévoyance individuelle ;
- une protection fondée sur la technique de l’assurance, qui
instaure une proportionnalité des cotisations par rapport aux
salaires, et une proportionnalité des prestations aux
cotisations ;
- une protection gérée par les employeurs et les salariés euxmêmes »55.
De ces quatre principes, il ressort principalement l’idée d’une rupture avec les
principes libéraux de l’assurance du fait de l’obligation de cotisation et une
logique d’assurance sociale basée sur la solidarité professionnelle.
En ce sens, le système bismarckien se distingue des principes du plan
Beveridge préconisant une « sécurité sociale nationale fondée sur la solidarité
entre citoyens »56.
Document n°50
« (…) la protection sociale a été utilisée par les classes dominantes pour contrer les menaces
révolutionnaires. L’exemple allemand le montre particulièrement bien : la création par
Bismarck, dans les années 1880, des assurances sociales s’inscrit dans une politique de
répression du mouvement socialiste et du parti social-démocrate. En promulguant des lois
sociales, il cherchait surtout à affaiblir ses adversaires progressistes et révolutionnaires.
Dans une phrase souvent citée de ses Mémoires, il écrivait : « Messieurs les démocrates
joueront vainement de la flûte lorsque le peuple s’apercevra que les princes se préoccupent
de leur bien-être ».
Julien Duval, « Le mythe du « trou de la sécu » », éd Raisons d’Agir, 2007, p.53
b)Les principes du plan Béveridge
54
Le modèle bismarckien repose sur trois lois qui furent codifiées et étendues par le Code des assurances
sociales en 1911 :
Loi du 15 juin 1883 sur l’assurance maladie obligatoire créant des institutions autonomes s’administrant
elles-mêmes sous le contrôle de l’Etat et des cotisations des employés et des employeurs.
Loi de 1884 sur les accidents du travail (obligation de cotisation des employeurs à des caisses
corporatives pour financer les rentes résultant d’accidents du travail).
Loi de 1889 sur l’assurance vieillesse-invalidité instaurant un système obligatoire de retraites financé
par les cotisations des employeurs et des employés.
55
M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques sociales », Ed
Presses de la FNSP, 1997, p.370.
56
B. Majnoni d’Intignano, « La protection sociale », Ed de Fallois, 1997, p.22.
25
En 1942, en Grande-Bretagne, se constitue une commission interministérielle,
présidée par Lord Beveridge, chargée d’élaborer un plan de sécurité sociale pour
les années d’après guerre, en vue « d’abolir la misère », de « libérer l’homme du
besoin » et de lutter également contre « la maladie, l’ignorance, la sordidité et
l’oisiveté »57. A cet effet, le plan Béveridge définit trois principes :
- un principe d’universalité en rupture avec la logique des
assurances sociales impliquant, par conséquent, une protection
étendue à tous les individus et non plus limitée aux seuls
travailleurs ;
- un principe d’unité impliquant : d’une part, une uniformisation
des cotisations et des prestations, ces dernières devant répondre
à une logique de satisfaction des besoins au moins élémentaires
et ne devant, par conséquent, plus être liées au niveau de
salaires ; et d’autre part, une unicité de cotisation et de système
d’assurance (service public unique à l’exception de la gestion
des accidents du travail et des allocations familiales ;
- un principe d’intégration supposant la coordination des
politiques d’aides à la famille, d’améliorations de la santé
publique et d’organisation de l’emploi (politique de pleinemploi).
Document n°51
« … le plein emploi va bien au-delà de l’équilibre macro-économique entre
l’offre et la demande de travail, c’est un projet politique. Les termes en ont été
très bien formulés par William H. Beveridge, il y a soixante ans. En 1942, cet
économiste britannique publie en effet un rapport célèbre, Social Security and
Allied Services à l’origine du système de sécurité sociale britannique. Dans un
autre ouvrage, Full Employment in a Free Society, publié deux ans plus tard, il
fait du plein emploi la condition nécessaire de la mise en œuvre de cette sécurité
sociale. Sa propre conception de celui-ci est exigeante : le nombre d’emplois
proposés doit toujours dépasser celui des demandeurs d’emplois. Comme
William Beveridge le résume en une formule, « ce sont les emplois qui devraient
attendre et non les hommes ». Selon lui, la durée du chômage doit rester très
courte : « Ceux qui perdent leur emploi doivent être capables d’en retrouver un,
à un juste niveau de salaire correspondant à leurs capacités, et sans délai ».
Bref, le volume d’emplois doit être suffisant, et les emplois proposés doivent
correspondre aux capacités des salariés et être correctement rémunérés. Cette
double exigence, quantitative et qualitative, caractérise selon le Britannique le
plein emploi et conditionne tout système de sécurité sociale. Le plein emploi est
ainsi, pour Beveridge, une exigence politique fondamentale. A tel point que, tout
en raisonnant dans une économie de marché où la propriété des moyens de
production reste privée, l’économiste n’exclut pas des formes de propriété
collective « si l’expérience venait à montrer que des mesures de ce type sont
nécessaires pour le plein emploi ».
Pierre Concialdi, « Non à la précarité », éd En clair, Mango, 2007, pp.222223.
Au bout du compte, il s’agit donc bien de mettre en place une politique
de protection sociale globale, « assise sur la solidarité nationale garantissant un
57
Cf. M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques sociales », Ed
Presses de la FNSP, 1997, p.371-373.
26
revenu minimal à tous, (…) débouchant sur l’affirmation de droits : droit au
travail, droit à la santé, droit au revenu »58.
c)La naissance de la sécurité sociale en France
La création de la sécurité sociale en France est le résultat d’un compromis entre
les deux systèmes précédemment évoqués. »On a ainsi pu affirmer que le système
français a été conçu pour poursuivre des buts béveridgiens avec des méthodes
bismarckiennes »59. En octobre 1944, le gouvernement provisoire confie à Pierre
Laroque la réalisation d’un plan complet de sécurité sociale, conformément aux
engagements pris par le Conseil National de la Résistance. Le 4 octobre 1945, une
ordonnance crée le régime général de sécurité sociale.
Mais dés cette date, le principe béveridgien d’unité n’est pas respecté, les
professions indépendantes et certains corps de métiers refusent de se fondre dans
ce régime général et l’unification des prestations et des taux de cotisation d’un
régime à l’autre ne sera pas non plus réalisée60. Si le principe d’unité constituait
une ambition à réaliser aux yeux des fondateurs de la sécurité sociale et a connu au
passage quelques traductions concrètes durant les « trente glorieuses », il n’en
reste pas moins, qu’aujourd’hui encore, notre système de protection sociale se
confond avec une mosaïque de régimes et de prestations.
Enfin relevons, que la création de la sécurité sociale, s’inspirant du système
béveridgien, répondait à un objectif de reconnaissance de droits créances sur la
société tels que le droit à la santé, à l’éducation, à la retraite, à l’emploi fondant un
véritable « droit au bonheur » que chaque individu détient sur la société, mais
maintenait une logique d’assurance sociale, du fait de l’existence de droits que
l’individu doit s’ouvrir par son travail et ses cotisations.
L’entrée dans la crise économique au début des années 70 et la fin du plein-emploi
vont, de ce point de vue, nécessiter une refonte de notre système de protection
globale, qui n’a, au passage que tardivement pris en compte le risque du
chômage61.
58
Cf. M.TH. Join-Lambert, A. Bolot-Gittler, Ch. Daniel, D. Lenoir, D. Méda, « Politiques sociales », Ed
Presses de la FNSP, 1997, p.373.
59
Jean-Claude Barbier, Bruno Théret, « Le nouveau système français de protection sociale », Ed la
Découverte, coll « Repères »,2004, p.19.
60
Dés juin 1946, un décret reconnaîtra l’autonomie des régimes spéciaux, en 1947, par convention
collective, sera créé le régime complémentaire des cadres (AGIRIC). En vertu de la loi du 17 janvier 1948, des
régimes vieillesse spécifiques seront fondés pour les professions indépendantes et libérales et en 1952, pour les
exploitants agricoles. Enfin, en 1961 et 1966, viendront s’ajouter de nouveaux régimes autonomes pour
l’assurance maladie des non salariés. Rajoutons également, que le principe d’une caisse et d’une gestion unique
de tous les risques sociaux ne sera pas non plus réalisé, puisque subsisteront à coté des caisses primaires et des
caisses régionales de Sécurité sociale, les caisses d’allocations familiales. En 2006, un régime social des
indépendants a été créé fusionnant régime des artisans, des professions libérales et celui des industriels et
commerçants.
61
Il faut attendre la convention du 31 décembre 1958 pour qu’un régime d’assurance chômage voit le
jour, pour que créent les ASSEDIC et l’UNEDIC, rompant avec le système d’indemnisations précédent qui
relevait d’une logique d’assistance (indemnisations relativement faibles et versées jusqu’alors par l’Etat). Il
convient de relever également que ce régime d’assurance chômage se situe hors du domaine de la sécurité
sociale à proprement parler .
27
Document n°52
« Les notions de sécurité sociale et de protection sociale sont proches mais
distinctes. Elles ont un sens précis en comptabilité nationale. La sécurité sociale
est composée d’un ensemble de régimes publics pour les salariés du secteur privé
(le régime général), les non salariés, les salariés du secteur public (les régimes
spéciaux) et des régimes complémentaires de retraite.
Une notion plus large est celle d’effort social de la nation, qui regroupe l’ensemble
des dépenses publiques de protection sociale. Outre la sécurité sociale, cet
ensemble comprend l’assurance chômage (UNEDIC et ASSEDIC), les aides
sociales apportées par l’Etat ou les collectivités locales et les avantages fiscaux et
services gratuits fournis par les administrations publiques. Enfin, la protection
sociale est obtenue en ajoutant l’effort social de la nation des dépenses qui ne sont
pas financées par des prélèvements obligatoires, telles que les services des
mutuelles, l’aide sociale privée ou les régimes de retraite surcomplémentaires
facultatifs. Ces trois notions correspondent à des actions dans les domaines de la
santé (maladie, accidents du travail et handicap), de la vieillesse, de la famille et
du chômage. Ces quatre familles de risques principales sont complétées par
certaines dépenses sociales de logement ou de lutte contre l’exclusion, comme le
RMI. Sont par contre exclues d’autres dépenses à caractère social réalisées dans
les domaines de l’éducation ou de la culture par exemple ».
Arnaud Parienty, « Protection sociale : le défi », éd Gallimard, 2006, pp.3132.
2°) L’Etat-providence, au cœur d’un nouveau compromis social : le compromis
fordien
Document n°53
Pour R. Castel, le développement de l’Etat-providence ou de l’Etat social est à
mettre absolument en rapport avec le développement d’une société salariale – dés
la fin du XIXème siècle – et marquée par un rapport salarial fordiste supposant la
réunion de cinq conditions :
- « Première condition : une ferme séparation entre ceux qui
travaillent effectivement et régulièrement et les inactifs ou les
semi-actifs qu’il faut soit exclure du marché du travail, soit
intégré sous des formes réglées »62.
- « Deuxième condition : la fixation du travailleur à son poste de
travail et la rationalisation du procès de travail dans le cadre
d’une gestion du temps précise, découpée et réglementée »63.
- «Troisième condition : l’accès par l’intermédiaire du salaire à
de nouvelles normes de consommations ouvrières, à travers
lesquelles l’ouvrier devient lui-même l’usager de la production
de masse »64.
- «Quatrième condition : l’accès à la propriété sociale et aux
services publics »65.
R. Castel, opcit, p.327. L’enjeu est tout d’abord de dénombrer précisément les actifs et les inactifs,
mais également de faire entrer les individus dans le « nouvel ordre du travail qui se dessine avec la deuxième
révolution industrielle » supposant la condamnation du vagabondage « (…) parce qu’il fait tache dans une
société qui resserre les régulations de travail », in R. Castel, op-cit, p.330
63
R. Castel, opcit, p.331.
64
R. Castel, opcit, p.334.
65
R. Castel, opcit, p.337.
62
28
-
« Cinquième condition : l’inscription dans un droit du travail
qui reconnaît le travailleur en tant que membre d’un collectif
doté d’un statut social au delà de la dimension individuelle du
contrat de travail »66.
Pour R. Castel, la réalisation de ces cinq conditions a permis dans les
années 1930, une « relative intégration dans la subordination »67 de la classe
ouvrière.
Par la suite et selon lui, des années trente aux années soixante-dix, la
société française sera marquée par l’essor d’une société salariale (extension du
salariat) et par un lent mouvement de « destitution » de la classe ouvrière de
son rôle moteur du changement social.
Plus précisément encore, on peut relever que la période qui va de la
« Reconstruction » au début des années soixante-dix, est caractérisée par une
forte croissance économique, rendue possible par l’application de la
rationalisation du travail et par le développement d’une société de
consommation.
Très rapidement, l’organisation de l’offre s’est structurée autour de la
réponse à apporter à l’accroissement de la demande, due à l’augmentation
régulière des rémunérations depuis 1945, compensant le manque d’initiative et
d’autonomie des travailleurs dans les organisations de type taylorienne. Cette
réponse consista, en fait à canaliser cette demande, par cette mise en place de
productions en très grandes séries de produits standardisés, conséquence
logique de l’application des principes du taylorisme68.
L’explication du phénomène des « trente glorieuses » repose sur le
couple rationalisation du travail/consommation de masse, définissant une
régulation à la fois économique et sociale, appelée régulation de type fordiste
ou « compromis fordien ».
Economique, en ce sens qu’elle repose sur une quête effreinée de
productivité et de rentabilité, passant par la recherche d’économie d’échelle
(postulat du principe d’économie d’échelle repose sur le fait que plus vous
augmentez vos capacités de production, vos unités productives, plus vous êtes
à même de produire à un moindre coût unitaire).
Sociale, en ce sens, qu’elle définit des modes de comportements vis-àvis des objets de consommation et vis-à-vis de l’entreprise (bouleversement des
habitudes de travail, des modes de pensée et d’action, autrefois liés aux
institutions familiales, corporatives et artisanales, en créant de nouveaux types
de sociabilités liés au développement d’une société industrielle, urbanisée et de
consommation de masse).
R. Castel, op-cit, p.338. L’auteur fait ici référence à l’attribution d’un statut juridique à la notion de
convention collective, et ce dés la loi du 25 mars 1919. « (…) la convention collective dépasse le face-à-face
employeur-employé de la définition libérale du contrat de travail. Un ouvrier embauché à titre individuel dans
une entreprise bénéficie des dispositions prévues par la convention collective », in R. Castel, op-cit, p.339.
67
R. Castel, op-cit, p.346.
68
Voir à ce sujet l’article de Ph. Bernoux intitulée : « Les changements dans la gestion sociale », in R.
Sainsaulieu (ss la dir), « L’Entreprise, une affaire de société, Ed FNSP, 1990.
66
29
Durant plus de trente années, la société va reposer sur cette articulation
économique et sociale, fondant une régulation qui s’organisera à travers les
rapports entre autres, des acteurs collectifs (le mouvement ouvrier et le
patronat), arbitré par l’Etat, et qui produira, ainsi, les formes et cadres
institutionnelles nécessaires à sa pérennité, constitutive d’une logique
patrimoniale-contractuelle dans les rapports entreprise-mouvement ouvrier.
Les rapports de pouvoir au sein de l’entreprise et de son environnement
vont être bouleversés, symbolisés par le passage d’une logique patrimoniale logique qui affirmait le pouvoir unilatéral et discrétionnaire du chef
d’entreprise légitimé par le droit de propriété - , à une logique patrimonialecontractuelle - logique de compromis fondée sur des formes de
contractualisation fixant qu’en échange de l’acceptation de l’autorité du chef
d’entreprise et de la perte d’autonomie dans le travail par les salariés, il y aurait
des compensations en faveur du monde ouvrier (compensations salariales et
statutaires) - .
Document n°54
L’institutionnalisation du conflit Travail/Capital
-
-
-
1936 : une étape majeure pour la réglementation des rapports sociaux,
l’institutionnalisation des conflits du travail. Les « accords Matignon » en
sont le symbole, conclus entre la Confédération Générale du Travail (CGT)
et la Confédération Générale de la Production Française, en présence du
gouvernement d’alors (gouvernement du « Front Populaire »). Ils constituent
les prémisses d’un nouveau droit :
tentative de mise en place de procédures de conciliation et d’arbitrage pour
le règlement des conflits du travail ;
formalisation juridique des conventions collectives du travail (Loi du 24 juin
1936), elles seront désormais susceptibles d’extension et auront donc un
effet réglementaire ;
institution par voie élective de délégués ouvriers dans les entreprises de plus
de dix personnes ;
semaine de quarante heures et congés payés.
1945 marque un nouvel essor du droit du travail :
- la Constitution de la IVème République dans son préambule affirme des
droits sociaux, droit syndical, droit de grève et droit à la sécurité sociale ;
- pour la première fois, la Loi régente l’organisation interne de l’entreprise,
comités d’entreprises dans les grandes entreprises, associations du personnel
à la gestion des entreprises publiques69.
69
Cf. G.Groux, R. Mouriaux, « La CFDT », Paris, Ed Economica, 1989, p.28 : Document n°55 il faut
rappeler que ce nouvel essor du droit du travail n’a été rendu possible que dans la mesure où le syndicalisme
retirait une nouvelle légitimité de sa participation au Conseil National de la Résistance, alors que nombre de
patrons, à titre individuel, s’étaient associés aux principes de la « Révolution Nationale » et de la « Charte du
Travail » prônés par le Maréchal Pétain et par le gouvernement de Vichy. La politique sociale du gouvernement
de la collaboration a consisté à supprimer les organisations ouvrières et à vouloir instaurer une nouvelle entente
entre les ouvriers et le patronat au service de l’intérêt général. Cet aspect explique pourquoi, dans les années
d’après guerre, il sera si difficile de promouvoir toutes formes de cogestion et d’entente entre les directions et le
monde salarial, à l’exception notable des entreprises publiques. « Pendant au moins une trentaine d’années, tout
s’est passé comme si la société française et sa classe dirigeante n’avaient cessé d’expier tout ce qui pouvait
ressembler de prés ou de loin à l’idéologie réactionnaire de la charte du travail. La théorie communautaire
institutionnelle de la firme, qui lui était objectivement apparentée du fait de sa prétention à associer les
partenaires de la production « en fonction d’une fin commune » n’avait aucune chance d’en réchapper ». Le
CNPF, créé le 12 juin 1946, adoptera un profil bas en acceptant les nationalisations et la création de comités
d’entreprise. Jusque dans les années soixante, le CNPF suivra les orientations historiques du CGPF, c’est-à-dire
30
Enfin 1968 marque la reconnaissance et l’attribution d’un statut à la section
syndicale d’entreprise, ce qui confère aux syndicat un surcroît de légitimité au
sein de l’entreprise.
A partir de cette époque, jusque dans les années 1976-1977, le CNPF, au moins
du fait de sa branche « moderniste » (F.Bloch-Lainé, F.Dalle, J.Bounine, …), se
convertira aux bienfaits des négociations contractuelles (1970-1974 : six accords
nationaux signés avec les syndicats, autant que durant les vingt années
précédentes (accords sur les congés de formation, sur la formation permanente,
sur la garantie de ressources pour les travailleurs âgés et sur l’indemnisation du
chômage).
A travers ce rapide historique du droit du travail, nous pouvons constater que
nous sommes passés d’une logique où seul le droit à l’existence était reconnue
pour l’ouvrier, à une logique de reconnaissance de multiples droits de l’individu
afin qu’il ait une vie normale et décente. Les critères fondant cette normalité et
cette décence reposant sur la notion de besoin, le salarié n’est plus conçu en tant
que simple force de travail, il est un être aux besoins multiples. La
reconnaissance de ces besoins a été d’autant plus facilitée qu’il y eut un contrat
tacite entre le mouvement ouvrier et le patronat : « Le capitalisme développé a eu
besoin, non seulement de travailleurs qualifiés, mais il a aussi eu besoin de
consommateurs pour ses produits »70.
L’analyse de cette période nous permet de mettre en évidence un triple
mouvement dans la société :
- une lente reconnaissance du mouvement ouvrier qui se traduira par une
institutionnalisation de sa parole dans le monde de l’entreprise ;
- une codification tardive par l’Etat de l’organisation interne de l’entreprise ;
- une affirmation de droits sociaux.
L’ensemble de ces avancées s’est effectuée principalement à la suite de
compromis fondant un droit du travail sur les discussions collectives entre
patronat et ouvriers : négociations collectives, droit conventionnel concernant les
salaires et les conditions de travail.
La particularité de ce théâtre de négociations et de compromis est, qu’en aucun
cas, la gestion même de l’entreprise n’était en cause, elle constituait un domaine
à part, laissé aux mains des directions. C’est par cette attitude des différents
acteurs sociaux, qu’il put y avoir une suite de compromis sur d’autres terrains. Le
mouvement ouvrier n’ayant jamais voulu participer à la gestion au jour le jour de
l’entreprise, en d’autres termes « collaborer » avec les patrons, laissant ainsi
s’appliquer le principe de la libre entreprise, il put y avoir affirmation d’une
logique de reconnaissance de certains droits aux salariés.
Ainsi, il y eut répartition des rôles, des compétences et des domaines
d’intervention entre les partenaires sociaux. Cette répartition allait contribuer à
conférer au mouvement ouvrier et à ses institutions représentatives, une légitimité
sociale, et, au patronat, une légitimité gestionnaire et économique.
En conclusion, relevons que nombre d’auteurs considèrent que la construction
de l’Etat-providence est le résultat d’un nouveau contrat social, qui permit de
régler entre autre les rapports entre patronat et mouvement ouvrier sur la question
sociale.
qu’il se bornera à défendre les prérogatives du chef d’entreprise. Car « le patronat est le grand vaincu de la
période puisque sa collaboration a manifesté un sens plus aigu des affaires que la nation ».
70
A. Gorz, « Réforme et Révolution », Paris, Ed Seuil, 1969, p.62 .
31
3°) D’autres explications de la génèse de l’Etat-providence71
a)Les limites des approches théoriques de P. Rosanvallon, J. Donzelot et de F.
Ewald.
Jusqu’alors deux approches théoriques sous-tendent globalement l’explication
de la naissance de l’Etat- providence :
- l’une qui consiste à considérer que c’est sous l’effet d’un
processus ou d’une logique de démocratisation, qu’il y eut
développement des politiques sociales ;
- la seconde qui met en exergue le fait que l’Etat-providence naît
à partir de l’émergence d’une nouvelle question sociale
(nouvelle conception du lien social).
La première approche est redevable des analyses de TH. Marshall décrivant
l’histoire de la citoyenneté comme une histoire de l’extension des droits du
citoyen : acquisition des droits civils universels au XVIIIème siècle, des droits
politiques au XIXème siècle et des droits sociaux au XXème siècle.
On trouve dans le prolongement de ces analyses, la thèse de P. Rosanvallon,
selon laquelle, l’Etat-providence est en germe dans l’idée d’Etat de droit, qu’il
n’en est qu’une conséquence logique dans le cadre du processus de
démocratisation. L’Etat a fait des individus des sujets porteurs de droits, sous
l’effet du processus de démocratisation et du fait d’une contradiction entre
égalité de droit et inégalités réelles, les individus n’auraient de cesse que de
vouloir étendre leurs droits.
La seconde approche est celle de J. Donzelot et de F. Ewald.
Document n°56
Pour le premier, « l’Etat_providence est la solution trouvée par les hommes de
la IIIème République pour combler la tragique scission entre l’égalité politique
et l’inégalité socio-économique et fournir une réponse aux risques
révolutionnaires qu’elle fait courir à la société. (…) Le Welfare state est, dans
cette perspective, une étape obligée du développement des sociétés
industrielles démocratiques »72. Pour F. Ewald, la société assurantielle
constitue une nouvelle épistémé, surgissant des contradictions internes et des
difficultés pratiques du libéralisme, notamment autour de la question de la
responsabilité en matière d’accidents du travail .
Ces deux approches qui relient « Etat-providence et logique de
démocratisation » et « Etat-providence et logique de solidarité »73, présentent
un certain nombre de lacunes.
71
72
73
CF F.X. Merrien, « L’Etat-providence », Paris, coll « Que-sais-je ? », Ed Puf, 1997, p.31-54.
Cf. F.X. Merrien, « L’Etat-providence », Paris, coll « Que-sais-je ? », Ed Puf, 1997, p.38.
Cf. F.X. Merrien, « L’Etat-providence », Paris, coll « Que-sais-je ? », Ed Puf, 1997.
32
En premier lieu, il apparaît difficile de soutenir que l’Etat-providence
est au cœur de la pensée des classiques comme J. Locke.
En second lieu, ces deux approches ont tendance à présenter la
naissance de l’Etat-providence comme quelque chose d’inéluctable, comme
une « (…) étape obligée du développement des sociétés industrielles
démocratiques »74, et négligeant, par voie de conséquence, les différences de
systèmes de protection sociale entre pays industrialisés.
On peut également souligner qu’il n’existe pas de parcours classique en
matière de droits des citoyens. Les Etats-Unis furent les premiers à s’avancer
vers la reconnaissance des droits politiques ; ils tardent à mettre en avant les
droits sociaux. Inversement, un certain nombre de régimes autoritaires, peu en
avance sur la reconnaissance des droits politiques (cas du Second Empire en
Allemagne) ont reconnu des droits sociaux. Enfin, on peut également relever,
plus particulièrement pour les analyses de P. Rosanvallon et de F. Ewald, que
les acteurs sociaux sont singulièrement absents ou ne constituent que des
figures emblématiques (peuple, hommes, classe ouvrière, patronat, Etat), des
totalités, non susceptibles d’être traversées par des contradictions et des
oppositions internes.
b)L’approche fonctionnelle
L’approche fonctionnelle insiste sur le lien entre l’émergence des sociétés
industrielles et le développement des politiques sociales. Dans le cadre de cette
approche, on peut distinguer deux types de théories :
- les théories économiques, comme la théorie marxiste75 , qui
relient essor économique et développement de l’Etatprovidence ; et plus spécifiquement la théorie de C. Kerr, J.
Dunlop, F. Harbison et Ch. Myers 76 ou encore celle de H.M.
Wilenski77.
Cf. F.X. Merrien, « L’Etat-providence », Paris, coll « Que-sais-je ? », Ed Puf, 1997, p.40.
Il faudrait plutôt parler ici des théories néo-marxistes des années 1970 (L. Althusser, N. Poulantzas),
qui considéraient que l’Etat au stade du « capitalisme monopoliste d’Etat », assure essentiellement un rôle de
reproduction des rapports sociaux de production. Dans le prolongement de ces théories, on trouve l’école de la
régulation mais également les analyses de J. Habermas qui insistent sur le double rôle de l’Etat, celui d’agent
d’accumulation (rôle de maintien et de renforcement des taux de profit) et celui d’agent de légitimation (rôle de
maintien de l’ordre social par le développement de politiques sociales). Double rôle de l’Etat qui le conduit à des
contradictions. Par ailleurs, concernant le lien entre développement de l’Etat-providence et lutte des classes, il
convient de relever les analyses de F. Piven et de R. Cloward qui relient aux Etats-Unis, développement des
désordres sociaux, des émeutes et de la contestation sociale (crise des années trente, années soixante) et montée
en puissance des politiques sociales, et qu’inversement, les périodes de calme et de prospérité sont propices à un
recul des interventions des Etats fédérés et de l’Etat fédéral en matière social.
76
Cf. C. Kerr, J. Dunlop, F. Harbison et Ch. Myers, « Industrialism and industrial man », New York,
Oxford University Press, 1964. Pour ces auteurs, l’industrialisation, l’urbanisation et le développement
technologique contribuent à la déstructuration des formes de sociabilité primaire et de leurs groupes – famille,
village, etc. – nécessitant par conséquent l’intervention sociale de l’Etat, laquelle est rendue possible par le
dégagement de nouvelles richesses du fait du développement industriel.
77
Cf. H. M. Wilenski, « The welfare state and equality : structural and idéological roots of public
expenditures », Berkeley, University of California Press , 1975. Pour cet auteur, le développement de l’Etatprovidence est intimement lié au développement industriel, à la nécessité de faire face aux besoins sociaux
74
75
33
Les théories sociologiques qui insistent sur le rôle de l’Etatprovidence en matière de solidarité sociale et de pacification des
relations sociales.
Ces théories s’inscrivent dans le prolongement des analyses de N.
Elias sur l’Etat en tant que pacificateur des rapports politiques78 .
La définition de l’Etat est une définition fonctionnelle, en tant que
pacificateur des rapports politiques et sociaux, son développement
est lié au développement de ces fonctions, lui-même lié à l’entrée
dans la modernité entendue comme processus d’interdépendance et
comme processus de différenciation structurelle. Le processus
d’interdépendance fait que les maux des pauvres (épidémies,
émeutes, ….) ne peuvent être ignorés par le reste de la société, et le
processus de différenciation structurelle pose le problème de l’unité
sociale de l’Etat. Ces deux processus concourent à la nécessité
d’une intervention sociale de l’Etat.
-
c)Les analyses de G. Esping-Andersen : une typologie des Etats-providence
Selon G. Esping Andersen, il existe trois types-idéaux d’Etat providence : l’Etatprovidence libéral, l’Etat-providence conservateur-corporatiste et l’Etat-providence
social-démocrate.
Le modèle libéral, en œuvre aux Etats-Unis, au Canada et en Australie, se
caractérise par une grande place laissée aux mécanismes du marché, considéré comme
le principe central d’organisation de la société. Les interventions sociales de l’Etat
relèvent d’un principe d’assistance sociale au caractère résiduel en terme de protection
des plus faibles, au risque de la stigmatisation.
Le modèle conservateur, en œuvre en Allemagne, en Italie, en Belgique ou
encore au Japon, s’oppose au libéralisme absolu, à la dépendance totale des individus
vis-à-vis du marché. Sur fond de paternalisme social, les interventions de l’Etat se
posent comme substitut à la dépendance du marché en s’adossant au travail salarié
(maintien des statuts) et en s’appuyant sur la famille.
Le modèle social-démocrate ou socialiste, en œuvre en Suède ou en Norvège,
repose sur des interventions fortes de l’Etat, pour assurer une protection sociale élevée
et une redistribution des revenus. Une logique de « démarchandisation »
(« décommodification ») préside dans ce modèle, en tant que reconnaissance de droits
non associés à la production mais à la citoyenneté.
Document n°57
La démarchandisation « survient lorsqu’un service est obtenu comme un dû et
lorsqu’une personne peut conserver ses moyens d’existence sans dépendre du
nouveaux qui en découlent tels que la protection face au chômage et à vieillesse ou encore la nécessité de
disposer d’une population active qualifiée et mobile.
78
Parmi les auteurs qui se situent dans le prolongement des analyses de N. Elias, on peut citer Abraham
de Swamm (« Sous l’aile protectrice de l’Etat », Paris, Ed Puf, 1995).
34
marché »79., son essence « (…) dans le paradigme socialiste est l’émancipation de la
dépendance vis-à-vis du marché »80.
Pour G. Esping-Andersen, l’existence de ces différents modèles s’explique par
des différences de types d’économie et de régime politique, des situations variées en
termes d’héritage historique et en termes de nature des alliances de classes et de
coalition au sein de la classe politique. Ainsi, selon lui, l’émergence de l’édifice
social-démocrate de l’Etat-providence est dépendant de la formation d’une coalition
de classes entre ouvriers et paysans, la pérennité de cet édifice dépend par la suite de
la constitution d’intérêts communs entre classe ouvrière et classe moyenne.
Document n°58
« Ces typologies ne rendent qu’imparfaitement compte de la réalité. Ainsi, la France
est classée dans le modèle « conservateur corporatiste » alors que les allocations
universelles y occupent une place significative et que les politiques familiales y ont
une forte composante redistributive. En outre, les systèmes sociaux sont en perpétuelle
évolution et les lignes de partage traditionnelles tendent à s’estomper. Les systèmes
« conservateurs-corporatistes » notamment adoptent des traits « sociaux-démocrates,
en s’orientant vers une fiscalisation de leurs ressources et l’introduction de
prestations universelles. Mais ils empruntent aussi aux systèmes libéraux, avec le rôle
grandissant accordé aux acteurs privés (assurances, mutuelles, gestionnaires
d’actifs) ».
Marie Fontanel, Nicolas Grivel, Valérie Saintoyant, « Le modèle social français »,
éd Odile jacob, 2007, p.16.
Document n°59
Résiduel ou libéral
Référence
historique
Objectif central
Beveridge
Social-démocrate
Beveridge
Lutter contre les
inégalités
Principe
Assistance
Prestations
conditionnelle
universelles visant à
destinée à réduire la réduire
les
pauvreté
inégalités et assurer
un niveau de vie
décent à tous
Type de prestations Sous condition de Universelles,
ressources
services
gratuits
étendus
Financement
impôt
impôt
Fondement
droits
Limiter la pauvreté
des Niveau de vie
Citoyenneté
Conservateurcorporatiste
bismarckien
Bismarck
ou
Répondre
à des
risques sociaux
Assurances sociales
garantissant
le
niveau de vie des
travailleurs et de
leur famille
Contributives
et
dépendant du revenu
Cotisations assises
sur le travail
Emploi
G. E. Andersen, « Les trois mondes de l’Etat-providence. Essai sur le capitalisme moderne », Paris, Ed
Puf, (19990), 1999, p.35 .
80
G. E. Andersen, « Les trois mondes de l’Etat-providence. Essai sur le capitalisme moderne », Paris, Ed
Puf, (19990), 1999, p.58.
79
35
Pays adoptant ce Pays anglo-saxons
système
Pays scandinaves
Europe continentale
Arnaud Parienty, « Protection sociale : le défi », éd Gallimard, 2006, pp.230-231.
Document n°60
« Comment qualifier le système de protection sociale français ? Il se rattache
incontestablement au modèle corporatif. La protection sociale est financée pour l’essentiel
par des cotisations sociales prélevées sur les revenus d’activité au profit de caisses
spécialisées (retraite, famille, chômage, maladie). La protection sociale couvre les
travailleurs et leur famille. Les prestations sont généralement contributives et dépendent de la
rémunération, qu’il s’agisse des pensions de retraite, des indemnités journalières versées en
cas de maladie ou des allocations de chômage ».
Arnaud Parienty, « Protection sociale : le défi », éd Gallimard, 2006, p.237.
Document n°61
Un récent rapport d’André Sapir prolonge et affine la typologie d’Esping-Andersen, « (…)il
distingue, au sein de l’actuelle Europe, quatre types de modèles sociaux : les pays nordiques,
qui offrent de hauts niveaux de dépenses sociales et une protection universelle ; les pays
anglo-saxons, qui accordent une assistance sociale en dernier ressort ; les pays continentaux,
distribuant de l’assurance sociale, des prestations de chômage et des pensions de retraite ;
les pays méditerranéens, qui concentrent leurs dépenses sociales sur les pensions de retraite
et admettent une forte segmentation des statuts ».
Alain Lefebvre, Dominique Meda, « Faut-il brûler le modèle social français ?», éd Seuil,
2006, p.36.
d)L’analyse néo-institutionnaliste des Etats-providence
L’analyse néo-institutionnaliste met l’accent sur le rôle des institutions dans
l’émergence et le développement des Etats-providence. Cette analyse repose sur les
hypothèses suivantes :
- il existe une relative autonomie du Politique, de l’Etat, vis-à-vis
des acteurs sociaux ;
- la capacité de l’Etat à agir en matière sociale est dépendante de
son degré de bureaucratisation et de centralisation ;
- les institutions de l’Etat (nature du régime politique notamment)
façonnent les modes d’action et de pensée des groupes d’intérêt
et des partis politiques.
Autour de ces hypothèses, toute une série d’études historiques ont été menées
cherchant à dégager un lien entre Etat fort (forte différenciation/ société civile,
bureaucratisation, centralisation) et développement de son action sociale.
Mais plus fondamentalement aujourd’hui, l’analyse néo-institutionnaliste s’éloigne du
recours au concept d’Etat considéré comme trop global, pour privilégier une approche
plus précise en termes de politiques publiques. La séparation Etat/société civile est
abandonnée au profit d’une approche en termes de communautés de politiques publiques,
36
constituées de tous ceux, groupes ou individus, personnes publiques ou privées, concernés
par l’objet d’une politique publique, et justifiant une étude des réseaux (policy networks).
Les divergences entre politiques sociales de différents pays et l’évolution des politiques
sociales s’expliquent ainsi par des différences de nature des communautés de politiques
publiques.
On peut également relever que l’analyse néo-institutionnaliste explique les différentes
politiques sociales par l’existence de divergence d’appréciation de la réalité sociale,
Document n°62
l’élaboration des politiques publiques est le résultat d’ « un processus de construction
sociale de la réalité différent d’une tradition culturelle à l’autre » , elle n’est pas « la
traduction politique de pressions externes à la sphère publique », « parce que la réalité
sociale ne s’impose jamais de manière naturelle et univoque », « elle est toujours l’objet
d’interprétations et de luttes sur l’interprétation »81.
Document n°63
« Les responsables politiques, par exemple, ne cherchent pas tant, dans leur discours, à livrer
des descriptions rigoureuses de l’état du monde qu’à en donner des représentations qui
justifient leur action ».
Julien Duval, « Le mythe du « trou de la sécu » », éd Raisons d’Agir, 2007, p.17
Document n°64
En conclusion, Fx. Merrien souligne que la compréhension des politiques, dans une
perspective néo-institutionnaliste, repose sur les hypothèses suivantes :
« 1/ Toute action publique s’inscrit dans une réflexion sur l’héritage et aucune
politique publique ne peut totalement s’en écarter. Le passé hérité sous forme
d’institutions, de traditions, de cultures, de structurations des intérêts exerce un effet de
contrainte sur les répertoires possibles de l’action publique.
2/ L’Etat n’est pas complètement coupé de la société civile, il existe de multiples
interactions entre les cercles de l’Etat et des réseaux externes (au sens strict). Ce sont
dans ces cercles de sociabilité et dans les « community net works » que se forgent les
nouveaux paradigmes en matière d’action publique.
3/ La recherche de nouveaux paradigmes, c’est-à-dire de nouvelles manières de
penser
le monde social devient d’autant plus vive que les paradigmes anciens semblent moins
opérationnels ou en crise.
4/ Les structures sociales et la culture politique d’un pays jouent un rôle important
dans la manière de formuler les questions ; il existe en quelque sorte des
« paradigmes nationaux » ;
5/ Certes les hommes situés au sommet de l’Etat, ou proches des sommets de l’Etat,
jouent un rôle majeur dans l’élaboration des nouvelles solutions, mais à partir d’idées
qui prennent naissance dans des cercles plus larges que l’Etat lui-même.
6/ Les agents qui jouent un rôle central sont ceux qui, par leurs fonctions, sont plus
directement concernés par la question et du même coup se trouvent dans une position
centrale (et non plus particulière), c’est-à-dire directement confrontés à la question
de l’évaluation des actions passées et la planification aléatoire des effets des mesures
à prendre dans un domaine qui inclut un haut degré d’incertitude.
81
Cf. F.X. Merrien, « L’Etat-providence », Paris, coll « Que-sais-je ? », Ed Puf, 1997, p.71, p.74.
37
7/ La structuration particulière de l’échiquier politico-institutionnel joue un rôle
majeur en déterminant les groupes des agents essentiels. De ce point de vue,
l’approche en termes de tradition étatique fort/faible ou d’opposition entre forte et
faible institutionnalisation de la sphère étatique ou encore entre système pluraliste,
système néo-corporatiste, etc. , garde toute sa pertinence, même s’il faut se garder de
tout dogmatisme réducteur »82.
Document n°65
« La contrainte majeure à laquelle sont confrontés les gouvernements nationaux qui
veulent réformer leur système réside dans les configurations institutionnelles et
politiques spécifiques associées au système de protection sociale national. La force
des engagements passés, le poids politique des coalitions d’intérêts associés aux
différents programmes de protection sociale, l’inertie des arrangements institutionnels
créent des phénomènes de dépendance institutionnelle qui contraignent les systèmes
de protection sociale à rester dans la voie tracée par l’histoire et induisent de fortes
résistances au changement ».
C. Daniel, B. Palier, « La protection sociale en Europe », in Alain Lefebvre,
Dominique Meda, « Faut-il brûler le modèle social français ?», éd Seuil, 2006,
p.53.
82
Cf. F.X. Merrien, « L’Etat-providence », Paris, coll « Que-sais-je ? », Ed Puf, 1997, p.76-77.
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