Dans «le Retour de l'inspecteur Harry» (1983).
(Photo Archives du 7e Art. DR)
Avec Morgan Freeman dans «Impitoyable»
(Photo Rue des Archives. BCA)
La christologie eastwoodienne s’accompagne par ailleurs d’une hargne rageuse contre les
prêtres. Dès qu’il peut, il les maltraite. Un des copains de Chris lui raconte qu’il a failli
devenir «preacher» mais que vraiment, non, il aimait trop jouer aux dés. Dans Mystic
River, l’évêque est pédophile et violeur. Dans Jugé coupable, l’aumônier est un infâme salaud
qui jure (et ment) qu’un pauvre Noir lui a avoué un crime, puis décrit en détail au condamné les
souffrances qui l’attendent pendant son exécution. On en passe beaucoup, notamment le prêtre
sympa de Space Cowboys, sympa parce qu’il s’est défroqué.
A quoi tient ce peu d’amour des prêtres et autres prêcheurs ? A ce qu’ils n’ont pas compris
l’incarnation. Ils parlent, mais n’agissent pas. S’incarner, pour Eastwood, c’est devenir action,
machine à courir, frapper, tuer. «Je te cogne pas, je te parle»,dit Bill à English Bob
dans Impitoyable tout en lui filant une raclée. C’est l’expérience de tous les cow-boys
eastwoodiens (ceux des plaines, de l’espace ou des guerres) : on vient leur annoncer une
(mauvaise) nouvelle et ils deviennent pur agir. Laquelle action est douloureuse, fait mal ou
grogner - comme le prouve le pauvre Chris qui souffre un martyre visible dès qu’il doit buter un
gosse. Le film d’action n’est donc pas pour Eastwood une question de divertissement. C’est
quasiment un discours théologique, une façon de comprendre l’enseignement du Christ. Il faut
s’incarner, c’est-à-dire parler avec son corps. Sinon, on finit comme Munny
dansImpitoyable : «Je parle aux arbres, mais ils ne m’écoutent pas.» Heureusement, Munny
comprend bientôt qu’il a fait fausse route.
Si le Christ est le modèle, la question de la filiation gagne forcément en importance. Le héros
eastwoodien est le fils de son père, qui en général n’a pas failli, mais il faut au héros être un
père pour ses fils/filles. C’est là que le bât souvent blesse. Il serait trop long de faire la liste des
pères défaillants qui peuplent les films de Clint : ils le sont presque tous, y compris Chris. C’est
qu’il est plus facile aux hommes d’être un fils (le Christ) qu’un père (Dieu lui-même). C’est aussi
que les hommes doivent faire un chemin pour comprendre qu’être un père n’est pas (pas
toujours, en tout cas) une question de biologie. En cela, on ne peut accuser Eastwood de
familialisme borné. Bien sûr, la famille reste la meilleure cellule sociale, la plus sûre, la plus
fidèle, mais qui sont ma mère et mes frères ? demandait le Christ. Celui qui fait la volonté de
mon père. L’entraîneur de Million Dollar Baby choisit Maggie pour fille parce qu’elle sait donner
des coups. Walt dans Gran Torino élit le jeune Hmong pour héritier, plutôt que ses fils
biologiques, parce que le jeune homme a appris un travail manuel et aussi à se défendre. «Tu
es mon frère», dit Chris à son pote alors qu’il méprise son frère de sang qui n’a pas respecté
les commandements paternels. La vraie famille est faite de ceux qui ont compris qu’ils sont un
corps dans le monde (une action dans les films) et que c’est grâce à cela qu’ils sauveront et,
finalement, seront sauvés. Didier Péron et Julien Gester
© Libération
13 février 2015