Université du Québec à Montréal - Département de science politique

Université du Québec à Montréal
Département de science politique
Cours POL1300-40
Session d’automne 2020
Les fondements de la science moderne :
Cours magistral et lecture d’un extrait de la
Critique de la raison pure, d’Emmanuel Kant.
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Anne-Lise Polo
28 septembre 2009
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Traduit par Alain Renaut, Paris, GF-Flammarion, 2006, pp.73-79.
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Introduction
Dans Introduction aux fondements du politique, Thierry Hentsch affirme que Kant détache la
science de la métaphysique et il précise : « plus exactement, il légitime une autonomie qu’elle a déjà
commencé à prendre. »
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De mon point de vue, je dirais que Kant va plus loin et pousse à ses
conséquences ultimes une tendance qui est à l’œuvre tout au long du dix-huitième siècle qui conduit au
divorce de la science et de la philosophie.
Au début du dix-huitième siècle, science et philosophie se recouvrent encore complètement, mais
les progrès de la physique (en particulier de la physique newtonienne) sont tels qu’on distingue se
distingue de plus en plus la philosophie « naturelle » de la philosophie « morale ». La physique est une
application nouvelle de l’esprit de l’homme, elle est une façon d’aborder le monde qui apparaît de plus
en plus comme l’antidote de l’interprétation métaphysique du monde que proposent la philosophie,
mais aussi et surtout les religions. La pensée moderne revendique une manière de penser le monde qui
rejette la spéculation métaphysique et sa prétention à dire la vérité du monde. Les sciences commencent
à se passer de la caution de la philosophie et on voit s’amorcer au dix-huitième siècle un renversement
de leur rapport : ce n’est plus la philosophie qui guide la recherche de la connaissance, c’est désormais
la science qui s’impose comme le modèle d’une connaissance certaine. L’idée que la philosophie doit
désormais adopter une démarche scientifique si elle veut à son tour avancer fermement commence à
s’affirmer. Seule l’application à la philosophie d’une méthode éprouvée par les sciences peut la faire
sortir des querelles dogmatiques qui aboutissent au scepticisme. Hume illustre bien cette attente qui
sera reprise par Kant :
Les hommes sont à présents guéris de leur passion des hypothèses et des systèmes en philosophie
naturelle
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et ils ne prêteront attention à aucun argument s’il n’est tiré de l’expérience. Il est grand
temps qu’ils tentent une réforme semblable dans toutes les recherches morales et rejettent tout
système d’éthique, aussi subtil et ingénieux qu’il soit, qui ne serait pas fondé sur l’observation et
les faits.
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Chapitre 4 « Le politique et le savoir », Sainte Foy : Presses de l’Université du Québec, 1993, p. 90 (voir recueil).
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C’est-à-dire en physique. On oppose philosophie naturelle, la science de la nature, et philosophie morale, la philosophie de
l’homme. Cette distinction est déjà en soi symptomatique d’un divorce (entre la nature d’un côté et l’homme de l’autre
puisque chacun a désormais une philosophie propre) et d’une réduction : la philosophie, ou du moins ce qu’il en reste est
devenue ou s’oriente déjà comme une science de l’homme. Elle n’est plus une connaissance du Tout, c’est-dire de ce qui
est, de l’étant.
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Cité par Frédéric Brahami dans « Empirisme et scepticisme dans la philosophie des sciences en Grande-Bretagne aux
XVIIè et XVIIIè siècles », Les philosophes et la science, sous la direction de Pierre Wagner, Paris, Gallimard, 2002 : 303-
304.
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Le divorce entre physique et métaphysique s’amorce dès le seizième siècle, car le savoir
s’émancipe peu à peu du monopole de l’Église et surtout remet en question les vérités de la religion. Le
dix-septième est marqué par le scepticisme et le développement de différents courants de pensée qui
passent pour hérétiques. C’est le siècle du doute. Le dix-huitième siècle est quant à lui marqué par
l’essor de la philosophie moderne qui, fascinée par les progrès de la science, réclame une réforme de la
pensée et achève la métaphysique. Nous verrons dans les cours ultérieurs comment le dix-neuvième
siècle achèvera cette rupture en chassant la philosophie elle-même pour établir le règne de la science.
I. La révolution scientifique
Nous l’avons dit, la Renaissance est marquée par un nouveau rapport aux savoirs qui proviennent
d’Orient, en particulier celui de la Grèce classique qui devient la principale source d’inspiration de la
Re/naissance qui se voit comme le prolongement de l’héritage antique. Mais que fait l’Europe de ce
modèle ? Elle prétend le dépasser. La philosophie grecque, en particulier celle d’Aristote, s’intéresse à
la beauté du monde et le savoir lui vient de sa contemplation. Pour Aristote, l’univers a une réalité
autonome, le monde est incréé, il existe de toute éternité. Il est régi par des lois (tous les évènements
ont une cause nécessaire) que la raison peut connaître si elle s’y applique correctement. La philosophie
d’Aristote va à l’encontre des vérités bibliques qui affirment que le monde a été créé par Dieu et que
toute chose s’explique par cette cause première, Dieu étant la cause nécessaire de tous les événements.
La philosophie d’Aristote, très influente au Moyen Age, introduit donc une contradiction potentielle
entre la foi et la raison, contradiction que l’Église règle en affirmant le primat de la première sur la
dernière (avec Saint Augustin et Saint Thomas d’Aquin). Cependant, les progrès de la physique vont
peu à peu ruiner la vision théologique du monde et imposer le primat de la raison sur les vérités de la
foi. Ce renversement trouve son point de départ dans ce qu’on appelle communément la révolution de
la physique provoqué par ce que Thomas Kuhn appelle un changement de paradigme : le passage de
la théorie géocentrique (la terre est le centre de l’univers) à la théorie héliocentrique (la terre est une
planète comme les autres, elle tourne sur elle-même et autour du soleil qui est le centre de l’univers
connu).
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La théorie héliocentrique était déjà en vigueur durant la période hellénistique.
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Mais ce savoir
s’est perdu. C’est Ptolémée, un savant grec qui vivait à Alexandrie au IIè siècle (donc après la conquête
romaine) qui va imposer la théorie géocentrique. Il rédigea vers 150 une compilation des savoirs
astronomiques de son époque. Son livre originellement intitulé Composition mathématique passera à la
postérité sous le nom du Grand livre, appelé al-majisti par les Arabes et qui deviendra Almagesti en
latin (imprimé pour la première fois en 1515), puis l’Amageste en français. Il influence toute
l’astronomie arabe et médiévale et la théorie géocentrique reste en vigueur jusqu’à ce qu’un obscur
savant polonais du nom de Nicolas Copernic la remette en question.
Nicolas Copernic (1473-1543) a étudié quelques temps en Italie, mais il passa l’essentiel de sa
vie en Pologne. Argenté, il s’est construit un petit observatoire personnel à partir duquel il observe la
position des planètes. Ses propres calculs le conduisent à remettre en question la théorie de Ptolémée.
Copernic réalise que les calculs de Ptolémée ne sont pas assez précis et que son système ne permet pas
d’expliquer de façon cohérente le mouvement des planètes. En prenant le soleil pour centre de
l’univers, les calculs de Copernic apparaissent bien meilleurs. La « découverte » de Copernic passe
tout d’abord inaperçue mais rapidement le monde chrétien va réaliser les conséquences de son
système : la terre n’est pas le centre de l’univers, elle est une planète comme une autre. Luther est le
premier à réagir et à condamner la théorie de Copernic parce qu’elle est contraire aux Écritures.
L’Église catholique quant à elle ne la jugera dangereuse que lorsqu’elle sera reprise par Giordano
Bruno qui affirme que le monde est infini et que Dieu et l’univers sont une seule et même chose (en
cela il est un précurseur de Spinoza). Il sera brûlé comme hérétique en 1600. Dès lors la théorie
héliocentrique est interdite.
Toutefois, cette théorie fait son chemin dans le milieu de la physique où elle va finir par
s’imposer au grand dam de l’Église qui aura beau persécuter ses adeptes et brûler leurs livres ne
parviendra pas à s’opposer durablement à leurs idées et surtout à leur vision du monde. Le procès de
Galilée (1564-1642) en est un très bon exemple. Galilée est professeur à l’université de Padoue. En
1609, il met au point une lunette astronomique, première tentative de substitution de l’œil qui permet
l’amélioration de l’observation des cieux. Ce qu’il découvre transforme sa vie et sa vision du monde. Il
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Considérée comme l’apogée de la science grecque, cette période commence avec la conquête d’Alexandre le grand en -
334 et s’achève en -30 par la conquête romaine du monde grec qui provoque un déclin des connaissances.
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publie les résultats de ses observations et reprend la théorie copernicienne (qui est alors interdite)
notamment dans un texte publié en italien (et non en latin) ce qui lui donne potentiellement un écho
plus large. L’Inquisition intente un procès contre lui en 1632. Le tribunal déclara :
Soutenir que le soleil, immobile et sans mouvement local, occupe le centre du monde, est une
proposition absurde, fausse en philosophie et hérétique, puisqu’elle est contraire au témoignage
de l’Écriture. Il est également absurde et faux en philosophie de dire que la terre n’est point
immobile au centre du monde ; et cette proposition, considérée théologiquement est au moins
erronée dans la foi.
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Galilée est condamné par l’Église à abjurer ses erreurs et il est assigné à résidence. La petite
histoire raconte que tout en abjurant tout haut ses erreurs devant ses juges, il aurait ajouté tout bas en
parlant de la terre : « et pourtant elle tourne. » Avec Galilée, la rité s’impose en dépit des
persécutions. Ses travaux sur le mouvement permettent de corriger la physique d’Aristote. À partir
d’expérience qu’il effectue sur la chute des corps, Galilée démontre en effet que la chute d’un corps
projeté n’est pas horizontale d’abord (sous l’influence de la force qui lance) puis verticale (une fois la
force épuisée, le corps tombe sous l’influence de la gravité) comme le croyait Aristote mais qu’elle est
parabolique. Si Galilée ne parvint pas à élaborer la mécanique de façon cohérente (c’est Newton qui le
fera), il pose les bases de la cinématique (le mouvement des corps). Surtout à l’observation et à la
mesure, méthodes qu’on trouvaient déjà chez les Grecs, il ajoute quelque chose de totalement
nouveau : l’expérimentation.
Son programme de recherche en physique mécanique trouve son expression la plus achevée avec
Isaac Newton (1642-1727). C’est avec Newton que la science moderne prend véritablement son essor.
Sa physique mécanique traduit la nouvelle vision du monde dans lequel va s’inscrire la science
moderne jusqu’à Einstein et sa théorie de la relativité universelle qui elle-même sera remise en question
par la mécanique quantique. Son livre les Principes mathématiques de la philosophie naturelle (1687)
est souvent considéré, nous dit Sénéchal, comme le plus grand livre scientifique de tous les temps.
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Newton pose les bases de la méthode hypothético-déductive et démontre que l’on peut expliquer les
phénomènes de la physique par des équations mathématiques. Dans la préface de la première édition de
son texte, Newton écrit : « toute la difficulté de la philosophie paraît consister à trouver les formes
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Cité par Sénéchal, David, Histoire des sciences, notes de cours (PHQ-399), Université de Sherbrooke, Faculté des
sciences, Décembre 2004. Document PDF, p. 85.
http://www.physique.usherbrooke.ca/~dsenech/HS/HS.pdf#search=%22histoire%20des%20sciences%22, consulté le
13.09.06.
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Idem, p. 93.
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