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Teilhard de Chardin : genèse du monde
Dans la réflexion sur « prêtres et scientifiques », une figure s’impose : Teilhard de
Chardin ! Celui-ci a été lu avec enthousiasme pour surmonter la grave crise qui était le fruit de
la sclérose de la pensée dans le monde catholique victime de la terrible répression antimoderniste. Teilhard s’est trouvé en première ligne du combat pour que la foi soit vue non pas
comme une humiliation de la raison, mais comme sa promotion.
Le prêtre
Dans un texte daté du 8 juillet 1918, Teilhard reprend des notes prises dans les
tranchées. Dans ce texte, qu’il intitule Le Prêtre et qu’il appellera ensuite La Messe sur le
monde, (Œuvres, t. 12, p. 313-333), il dit le sens de sa vocation.
La méditation reprend sa prière dans les tranchées, là où il est impossible de célébrer
l’eucharistie. Si Teilhard est privé de tout rite, sa prière s’inscrit dans le mouvement de la
messe. Il est notable que l’on retrouve, sous-jacente à la méditation, la structure classique de la
spiritualité eucharistique catholique : la messe est centrée sur la consécration exprimée en
terme de transsubstantiation ; elle est un temps d’adoration ; elle est ensuite communion ;
enfin, elle est un envoi, un « apostolat ». Le texte est donc une prière qui est appuyée sur des
réflexions théologiques. Le commencement est prière : « Puisque, je n’ai aujourd’hui,
Seigneur, moi votre Prêtre, ni pain, ni vin, ni autel, je vais étendre mes mains sur la totalité de
l’univers, et prendre son immensité comme matière de mon sacrifice » (p. 313). Pour Teilhard
la prière eucharistique associe le prêtre à l’action du Christ souverain prêtre et sauveur du
monde. Teilhard donne au mot monde la plénitude de son sens : c’est la totalité de ce qui
existe. Cette totalité est inachevée. Il faut donc qu’elle s’accomplisse dans un mouvement qui
la sanctifie par la prière du prêtre. Ainsi, son dénuement est-il l’occasion d’une prière au
contact plus immédiat avec la nature.
Le cœur de la prière est donc la transsubstantiation – le mot classique est écrit avec un
tiret qui souligne le préfixe trans. La transsubstantiation est le mouvement par lequel le Christ
prolonge le mouvement de son incarnation. Il explicite : « Lorsque le Christ, prolongeant le
mouvement de son Incarnation, descend dans le pain pour le remplacer, son action ne se limite
pas à la parcelle matérielle que sa Présence vient, pour un moment volatiliser. Mais la transsubstantiation s’auréole d’une divinisation réelle, bien qu’atténuée, de tout l’Univers. »
Teilhard parle en plusieurs lieux de ces « extensions de l’eucharistie ». Cette divinisation n’est
pas une violence faite à la nature, mais un acte d’accomplissement. En effet, la création aspire
à cette rencontre avec le Christ qui accomplira son désir secret. Un maître mot apparaît, le mot
attraction. Le Christ agit par attraction : « Prenez en vos mains, Seigneur, et bénissez cet
Univers destiné à nourrir et à parachever la plénitude de votre être parmi nous ! Préparez-le à
parachever la plénitude de votre être parmi nous ! Préparez-le à vous être joint ! Intensifiez,
pour cela, l’attraction qui descend de votre Cœur sur notre poussière » (p. 316). Quel est le
rôle du prêtre ? Le prêtre reçoit l’aspiration du monde et lui permet de rencontrer celui qui se
donne pour le sanctifier. « En ce moment, Père Tout-Puissant, recueillant en moi toute
l’aspiration qui monte, vers Vous, des sphères inférieures, – conscient de la puissance de désir
qui cherche à s’écouler à travers mes paroles, – regardant plus loin que l’hostie blanche, et en
dépendance d’elle, – de toutes les forces de mon désir, de ma prière, de mon pouvoir, – sur
tout le développement et toute substance, – je dirai : Hoc est Corpus meum » (ibid.).
Nous avons-là la manière très classique de penser le rôle du prêtre qui consacre par les
paroles dites au nom du Christ. À cette théologie classique (différente de la tradition orthodoxe
et opposée à la tradition protestante), s’ajoute la dimension cosmique. La force de la
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consécration se répand dans l’univers entier. Elle le sauve. Sans attendre, il importe de relever
que cette prière n’a rien d’absolument nouveau. Les adversaires de Teilhard n’ont pas su voir
que cette vision du monde est explicitement dite par saint Paul dans l’épître aux Romains :
« La création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu. Si elle fut soumise à la vanité,
c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer
dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons en effet, toute la création
jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui
possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons aussi intérieurement dans l’attente de la
rédemption de notre corps » (Rm 8, 19-23).
Il me semble que cette théologie exprime le cœur de la vie et de la pensée de Teilhard.
C’est une manière très classique de voir le rôle du prêtre quand il prononce les paroles
consécratoires du canon de la messe. Mais elle ajoute à la tonalité habituelle de la dévotion
eucharistique une dimension cosmique qui vient de la lecture des textes de Paul.
Philosophie de la nature
La vision de Teilhard repose sur une vision de la nature. Celle-ci n’a rien de naïf. Elle
repose sur une connaissance scientifique de première grandeur. Rappelons que Teilhard est, du
point de vue scientifique, un géologue paléontologue. Comme géologue, sa contribution a
consisté à explorer pour la première fois le continent asiatique à partir de la Chine et d’en
montrer la structure morphologique et la genèse ; comme paléontologue, il a participé à la
célèbre découverte du sinanthrope, pas décisif pour la connaissance des origines humaines, ou
hominisation. C’est la jonction entre géologie et paléontologie qui fait la grandeur scientifique
de Teilhard1.
La philosophie de la nature de Teilhard peut se résumer dans une expression qu’il a
créée : « La loi de complexité conscience ». Le terme de loi signifie ici que la pensée exprimée
est le fruit de l’observation faite selon la méthode scientifique. Teilhard voit la vie en genèse.
Pour un scientifique, c’est un fait incontestable. Depuis des millions d’années, les formes de la
vie ne cessent de se transformer. Cette transformation est une élaboration progressive de
formes de plus en plus complexes. Teilhard a recours à un concept alors nouveau, mais devenu
banal depuis lors en science, celui de complexité. Les vivants sont des êtres organisés. L’étude
de la vie montre le passage des premiers unicellulaires aux formes de vie hautement
développées du quaternaire, formes plus complexes. Cette complexité est le corrélat d’une
capacité nouvelle, celle de la conscience. La conscience est pour Teilhard la capacité de
connaissance du vivant : connaître son environnement, tout ce qui est nécessaire à la vie et se
connaître.
Le rapport entre la complexité et la conscience est structurel ; aussi Teilhard pense que
l’évolution est soumise à une exigence interne, une « loi » qui préside aux transformations.
Ainsi ce qu’il appelle, avec les scientifiques de son temps d’un terme volontairement neutre,
« le transformisme », est-il bien compris quand on connaît la loi qui l’organise et le régule.
Cette « loi de complexité conscience » est universelle. Elle joue à tous les stades de la réalité.
La matière est apte à devenir élément du vivant, par son organisation moléculaire ; les grandes
molécules peuvent devenir des organismes dont l’autonomie est le premier pas de la vie ; puis
des êtres unicellulaires peuvent se complexifier et devenir des êtres pluricellulaires… Ainsi les
vivants se hiérarchisent par leur capacité de réaliser l’unité d’une pluralité d’éléments et en
surmontant ce que Teilhard appelle « le Multiple ». Cette progression mène à un seuil décisif,
celui de la réflexion, atteint avec l’humanité. Tel est le point central de son maître livre, Le
Phénomène humain. Ce livre est le fruit d’un très grand travail, d’écriture d’abord, de révision
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Son œuvre scientifique a été éditée en 11 volumes à Fribourg.
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ensuite. Il reste un livre difficile à lire, tant par son vocabulaire que par ses idées, mais il est
fondamental pour qui réfléchit sur la vie.
Ce point permet à Teilhard de surmonter le désespoir évoqué plus haut : lorsqu’un seuil
est franchi, il est irréversible. Les éléments qui lui ont permis d’émerger peuvent disparaître, le
fruit qui a été donné demeure. Ceci se passe avec le franchissement du seuil de la réflexion où
la vie a accédé à la transcendance de l’esprit. La cosmogenèse, devenue biogenèse, a mené à
l’esprit – en grec noûs – ce qui permet à Teilhard de proposer le néologisme « noogenèse ».
La philosophie de la nature de Teilhard est centrée sur la loi de complexité conscience.
Elle est liée à une fascination : elle vient de ce qu’il appelle un troisième infini ; il y a l’infini
de grandeur, l’infini de petitesse ; il y a aussi l’infini de complexité – ce qui mène à admirer la
vie et sa puissance de produire ce qui l’accomplit : l’esprit.
Métaphysique de la personne
Teilhard ne se contente pas d’une philosophie de la nature. Il propose ce qu’il convient
d’appeler une métaphysique qui puise ses concepts dans l’expérience explicitée par la science
de la vie. L’intuition métaphysique de Teilhard est, à mon avis, que le devenir se comprend
quand on perçoit que les échanges qui font la vie sont tendus vers une réalisation meilleure,
c’est-à-dire une plus grande unité. Ainsi, pour lui l’évolution appelle un recours à la finalité.
Sur ce point, Teilhard est resté partisan de ce que l’on appelle l’orthogenèse.
1. La métaphysique de Teilhard repose sur la vision donnée par la théorie de
l’évolution. Pour Teilhard, cette théorie montre une progression vers des réalisations optimales.
En effet, depuis les premiers organismes jusqu’aux animaux supérieurs, il y a une
augmentation de la richesse des êtres qui ne peut que frapper les esprits. Pour le dire, les
scientifiques ont forgé la notion d’orthogenèse qui a fait partie des théories scientifiques du
temps de Teilhard. Teilhard reprend le terme qui revient à plusieurs reprises dans son œuvre.
L’option philosophique est claire ; on peut considérer un phylum sur l’arbre des vivants soit de
manière successive, soit de manière rétrospective. Si on procède de cette manière, la notion
d’orthogenèse apparaît comme une manière d’unifier et de clarifier le phylum (en particulier
pour mettre dans le même dynamisme des variétés différentes). Teilhard le fait à partir de la
place reconnue à l’être humain.
2. La métaphysique de Teilhard est attentive à l’œuvre la plus éminente de la nature, la
personne humaine. La personne est une réalisation parfaite de l’œuvre de la nature. D’abord,
elle est une unité indivisible ou individu. Elle est vivante et donc comme toute individualité
vivante, elle assume la diversité dans l’unité d’un seul être. Surtout, elle est un centre spirituel.
En elle la conscience n’est pas seulement réflexes ou réactions instinctives aux sollicitations
extérieures, comme dans les formes élémentaires de la vie, mais bien un centre d’esprit. Mais à
la différence des animaux supérieurs qui ont part à la conscience et exercent leur volonté, la
personne est capable de réflexion et donc habitée par l’esprit qui se rend indépendant de la
matière. L’unité de la personne est indestructible. Mais la personne n’est jamais statique,
enfermée sur elle-même.
3. La notion d’orthogenèse n’est pas propre à Teilhard ; elle faisait partie de la culture
scientifique de son temps. La primauté de la personne dans le monde des vivants n’est pas non
plus réservée à Teilhard, d’autres s’appuient sur ce point. Ce qui est original, c’est sa manière
de considérer l’avenir. La plupart des scientifiques et des philosophes, qui ont recours à la
finalité et accordent une dimension spirituelle à l’humanité, en restent au présent ; Teilhard
ouvre une vision d’avenir. Il considère que le mouvement de l’évolution des espèces ne s’arrête
pas à l’état présent ; il se poursuit. Teilhard voit une tension dans le mouvement de la vie qui
continue de progresser en unité et en complexité. Le présent est donc compris quand on
considère ce qui est en avant. C’est un point d’accomplissement vers lequel tout converge.
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Teilhard l’appelle « le point Oméga ». Cette considération est propre à la philosophie de
Teilhard. Elle signe son originalité et sa place dans le monde de la pensée où se croisent
théologie, science et philosophie. Il nous semble important pour éviter les malentendus de
reconnaître cette philosophie pour elle-même.
Le Christ cosmique
La dimension métaphysique de l’amour dans sa dimension universelle éclaire la
manière dont Teilhard vit sa vocation. Nous pouvons reprendre la lecture de la méditation sur
le prêtre. Après la prière de consécration, vient la prière d’adoration. Celle-ci introduit à une
vision du Christ cosmique : « Je m’agenouille, Seigneur, devant l’Univers devenu secrètement,
sous l’influence de l’Hostie, votre Corps adorable et votre Sang divin. Je me prosterne en sa
présence, ou plutôt, bien mieux, je me recueille en lui. Le Monde est plein de vous !… Ô
Christ-Universel, véritable fondement du Monde, qui trouvez votre consommation dans la
réplétion de tout ce que votre puissance a fait surgir du Néant, je vous adore, et je m’absorbe
dans la conscience de votre plénitude universellement répandue » (p. 318-319). La prière
montre la mise en œuvre d’une perspective théologique qui, séparée de son contexte, a suscité
les critiques de ses ennemis ne lisant que des fragments. Il faut l’expliciter.
Le Christ est vu comme celui qui fait corps avec le monde. Teilhard emploie
l’expression : « Le Christ cosmique ». L’incarnation n’est pas seulement un acte par lequel le
Verbe est devenu un homme ; il n’est pas devenu seulement un fragment de la création ; il a
assumé toute la création et, pour cette raison, Teilhard a employé l’expression de nature
cosmique du Christ. Cette perspective ouvre sur la notion de Christ cosmique, qui apparaît à
divers moments de sa vie. Par cette expression, P. Teilhard de Chardin récuse la perspective
dominante dans la théologie occidentale marquée par un vocabulaire juridique. Il le remplace
par un vocabulaire emprunté à l’action physique et pour cela a recours au terme paulinien de «
Plérôme » (transcription du mot qui signifie plénitude). Par ce terme, P. Teilhard de Chardin
unit ce qui a trait à la création et au salut qui se réalise par le Christ. Il peut ainsi placer la
Parousie, venue en gloire du Christ-Oméga, comme le prolongement de ce qui est maintenant
en œuvre, de manière obscure et contrariée, dans le présent de l’histoire. L’emploi de cette
expression a posé la question de savoir si on peut parler de nature cosmique du Christ. Il y a eu
sur ce point une certaine indécision de la part de Teilhard de Chardin. Une citation est
nécessaire : « Jusqu’ici, explicitement, la pensée des fidèles ne distinguait guère en pratique
que deux aspects du Christ : l’Homme-Jésus et le Verbe de Dieu. Or, il est évident qu’une
troisième face du complexe théandrique demeurait dans l’ombre ; je veux dire le mystérieux
personnage super-humain partout sous-jacent aux institutions les plus fondamentales et aux
affirmations dogmatiques les plus solennelles de l’Église : Celui qui par sa naissance et son
sang ramène toute créature à son Père ; le Christ de l’Eucharistie et de la Parousie, le Christ
consommateur et cosmique de saint Paul. Jusqu’ici je le répète, ce tiers aspect du Verbe
incarné demeurait mal séparé des deux autres. » ( Œuvres : t. 10, p. 209-210).
Conscient de cette équivoque, P. Teilhard pense pouvoir en sortir en faisant appel à
la notion de personne qui est essentielle à sa vision du monde : « En s’universalisant, le Christ
ne se perd pas (comme il arrivait dans les formules condamnées du modernisme) au milieu de
l’univers : mais il domine et assimile celui-ci en lui imposant les trois caractères essentiels de
la vérité traditionnelle : nature personnelle du Divin ; manifestation de cette personnalité
suprême dans le Christ de l’histoire ; nature supra terrestre du Monde consommé en Dieu. Le
Christ "universalisé" capte, en les corrigeant et en les complétant, les énergies indéniablement
dissimulées dans les panthéismes modernes. Il grandit en restant ce qu’il était – ou pour mieux
dire, afin de rester ce qu’il était.» (ibid.)
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La synthèse de P. Teilhard de Chardin s’articule autour de l’identification du point Oméga
avec le Christ, Verbe incarné. Elle lui permet de montrer pourquoi le Christ dévoile le sens de
la vie et la cohérence profonde de l’évolution. Pour lui, le désir d’unité, qui habite tous les
êtres, n’a de sens ou de pertinence que dans la lumière de la Révélation chrétienne qui montre
dans le Christ l’achèvement de la création.
Les adversaires de Teilhard n’ont pas compris que Teilhard ne faisait que reprendre, là
encore, des textes de saint Paul. Le support théologique de cette identification est fourni par les
textes cosmiques de saint Paul et de saint Jean, comme le montre cet extrait de Mon Univers
(1924) : « Le Christ révélé n’est pas autre chose qu’oméga. [...] Pour démontrer cette
proposition fondamentale, il me suffira de renvoyer à la longue série de textes johanniques, et
surtout pauliniens, où est affirmée, en termes magnifiques, la suprématie physique du Christ
sur l’univers. (...) Tous se ramènent à ces deux affirmations essentielles : "In eo omnia
constant" (Col 1,17) et "Ipse est qui replet omnia" (Col 2,10, cf. Ep 4,9), de telle sorte que
"Omnia in omnibus Christus", (Col 3,11). C’est la définition même de Oméga. »
Les difficultés pour donner sens à la notion de nature cosmique du Christ expliquent
pourquoi Teilhard a privilégié le terme Oméga, tiré de l’Apocalypse de Jean. Ce terme s’inscrit
bien dans une présentation historique et une théologie du devenir. La prière eucharistique est
donc une présence du Christ en réponse à l’attente de la création. L’adoration est alors
possible. La prière s’exprime ainsi : « Vous êtes, Jésus, le résumé et le faîte, de toute perfection
humaine et cosmique. Pas un trait de beauté, pas un charme de bonté, pas un élément de force,
qui ne trouve en vous son expression épurée et son couronnement… Quand je vous possède, je
tiens vraiment ramassée en un seul objet, la réunion idéale de tout ce que l’Univers peut
donner et faire rêver. La saveur unique de votre Être admirable a si bien extrait et synthétisé
les goûts les plus exquis que la Terre contienne et suggère, que nous pouvons maintenant,
suivant nos désirs, les trouver l’un après l’autre, indéfiniment en vous, ô Pain qui renfermez
toute délectation ! » (p. 320). Remarquons que la dernière expression est une citation de la
liturgie latine de la Fête-Dieu : « Panem de caelo praestisti eis – Omne delectamentum in se
habentem ».
Cette dimension d’universalité est reprise dans le propos sur la communion : accueillir
en soi la présence du Christ pour être uni à lui. Teilhard de Chardin développe alors cette
justification : « Qu’est-ce à dire, Seigneur, sinon que par toute la largeur et l’épaisseur du
Réel, par tout son Passé, par tout son Devenir, par tout ce que je subis et tout ce que je fais,
par les servitudes, les initiatives, et l’œuvre même de ma vie, je puis vous atteindre, m’unir à
vous, et progresser indéfiniment dans cette union ! » (p. 327). Cette prière s’appuie sur un
texte des évangiles où Jésus annonce sa passion ; dans cette expression l’évangéliste Jean
utilise un procédé qui lui est familier ; il emploie un verbe qui a deux sens, le verbe élever. Le
verbe dit que Jésus sera sur la croix, élevé, exposé à la vue de la foule ; il dit aussi la
glorification et l’exaltation. La phrase rapportée par l’évangile de Jean explicite ensuite :
« élevé de terre, j’attirerai tout à moi » (Jn 12, 32). Teilhard entend le mot « tout » au sens
cosmique ; il ne s’agit pas seulement de l’humanité. Il développe le verbe attirer. Jésus n’agit
pas comme une force qui intervient mais comme celui qui attire. En allant vers lui, chaque être
réalise sa plénitude ; plus encore, c’est en réalisant sa plénitude qu’il répond à Dieu. La
quatrième partie explicite le sens de cette vision. La messe est le point de départ de l’apostolat.
C’est le sens originel du terme, missa désigne en latin l’envoi. La messe est un envoi. Telle est
la vocation du prêtre assumée par Teilhard : « Tout prêtre, parce qu’il est prêtre, a voué sa vie
à une œuvre de salut universel. S’il est conscient de sa dignité, il ne doit plus vivre pour lui,
mais pour le Monde, à l’exemple de celui qu’il est oint pour représenter. » Ce propos général
est précisé dans une vocation personnelle : « Innombrables sont les nuances de votre appel !
Essentiellement diverses les vocations !… […] Je voudrais être, Seigneur, moi, pour ma très
humble part, l’apôtre et (si j’ose dire) l’évangéliste de votre Christ dans l’Univers. – Je
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voudrais, par mes méditations, par ma parole, par la pratique de toute ma vie, découvrir et
prêcher les relations de continuités qui font, du Cosmos où nous nous agitons, un milieu
divinisé par l’Incarnation, divinisant par la Communion, divinisable par notre coopération »
(p. 329).
Cette vocation personnelle est inséparable d’une vision de la mission de l’Église. La
encore, elle s’inscrit dans la tradition jésuite.
Apostolat et mission
À partir du XVIe siècle et surtout au XVIIe siècle, les missionnaires ont découvert un
monde que la chrétienté ignorait. Conscients de son ampleur, ils ont puisé dans la Bible les
éléments pour rendre compte de la situation de l’humanité. Ils se situaient dans le cadre d’une
vision du monde qui reposait sur un calendrier où l’humanité avait été créée quelque quatre
mille ans avant Jésus-Christ. Compte tenu de la longue durée de vie d’Adam (930 ans) et des
autres ancêtres du genre humain, il y aurait eu une transmission du savoir. Adam aurait
transmis à ses descendants la connaissance de l’unicité de Dieu et la nécessité de la morale
pour vivre dignement son humanité. Si, conformément à la doctrine du péché originel, cette
mémoire avait été corrompue, l’oubli n’était pas total ; il n’était pas étonnant que les
« païens » rencontrés par les missionnaires soient porteurs de principes accordé à la volonté
de Dieu. Le missionnaire pouvait s’appuyer sur cet héritage, pour le purifier et montrer
comment la révélation chrétienne le sauve et l’accomplit. Une telle démarche pouvait aussi
s’appuyer sur les propos de Paul, sur l’universalité de la connaissance de Dieu. Les jésuites
ont mis en œuvre cette vision de l’histoire universelle fondant le respect d’autrui.
La vision traditionnelle évoquée ne pouvait suffire à Teilhard de Chardin qui voyait le
phénomène humain se déployer dans un cadre bien plus large que cette trop courte vision de
l’histoire. Il était devenu incontestable que l’histoire de l’humanité s’inscrivait dans une
fresque dont la durée s’estimait en millions d’années – celle de l’histoire de l’univers et de la
vie – et de centaines de milliers d’années pour l’humanité. Les connaissances de Teilhard en
paléontologie obligeaient à une rupture avec la vision trop courte de l’histoire de l’humanité
où s’inscrivait la perspective ancienne. Teilhard élargit l’espace pour comprendre le plan de
Dieu. Il se place dans une perspective qui est une philosophie du devenir dont l’histoire de
l’humanité n’est qu’une partie, car elle est solidaire de tout l’univers. Cette extension du
regard mène Teilhard à une refonte de la théologie traditionnelle.
Dans la théologie traditionnelle, la perfection aurait été donnée dès le
commencement et le salut serait une restauration de l’état premier. La vision que l’histoire de
la vie donne à Teilhard est tout autre. La perfection n’est pas au principe ; elle est au terme.
La vie a commencé dans des formes très élémentaires ; puis, selon ce qu’il appelle « la loi de
complexité conscience », les vivants se sont perfectionnés et ont progressivement construit les
formes actuelles. C’est en fonction de ce mouvement vers l’avant à partir d’un monde
inachevé que Teilhard juge des activités humaines : politique, religion, science, vie
personnelle… Ainsi pour lui, la religion est une force qui n’a de valeur que si elle permet à
cette marche d’atteindre son but. C’est de ce point de vue que Teilhard comprend la primauté
que le christianisme tient par rapport aux religions du monde.
Teilhard a parcouru le vaste monde asiatique pour son travail scientifique de géologue
et de paléontologue. Il a rencontré des peuples et des civilisations. Pour cette raison, sa
réflexion a été attentive au fait religieux mondial. Il l’a considéré avec bienveillance. En effet,
Teilhard n’a jamais participé à l’étroitesse d’esprit des universitaires européens qui
considèrent que la religion n’est que le fruit d’un esprit archaïque ou primitif. Au contraire, il
a considéré que les religions contribuent à la construction de la noosphère : ce monde de
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l’esprit qui se construit par l’effort de l’homme. En outre, le point de vue de Teilhard n’est pas
celui des historiens des religions. C’est celui d’une espérance dont le maître mot est
accomplissement. Pour Teilhard, les religions sont des voies par lesquelles se réalise l’unité
de la noosphère. C’est donc une vision très positive du rôle des religions dans l’aventure
humaine.
« L’heure est certainement venue où peut et doit se dégager enfin, aux
antipodes d’un orientalisme périmé, une nouvelle mystique à la fois pleinement humaine et
chrétienne : […] la route du monde de demain » (Œuvres, t. 7, p. 336).
Dans cette perspective, Teilhard juge les religions en fonction de leur aptitude à la
construction de la noosphère qui converge vers le point Oméga. Le mot religion désigne donc
un mouvement vers un accomplissement, une espérance et un attachement de type mystique.
Le terme de mystique s’y accorde puisqu’il désigne « la recherche de l’Un ». « Par Mystique
j’entends ici le besoin, la science et l’art d’atteindre, en même temps et l’un par l’autre,
l’Universel et le Spirituel. Devenir simultanément, et du même geste, un avec Tout, par
libération de toute multiplicité ou pesanteur matérielle : voilà, plus profond que toute
ambition de plaisir, de richesses et de pouvoir, le rêve essentiel de l’âme humaine. »
(« Comment je vois », Œuvres, t. 11).
Science, foi et recherche
Teilhard ne réserve pas le mot religion au seul usage confessionnel. Il s’attache à ce
qui en fait le cœur et il introduit ainsi une dimension anthropologique universelle, renouant
ainsi, sans concertation explicite, avec les travaux des fondateurs d’une science des religions,
au premier rang desquels se trouve Mircea Eliade.
1. Teilhard ne limite pas la notion de religion aux religions instituées, christianisme,
bouddhisme, islamisme. Le mot religion qualifie l’adhésion à plus grand que soi. Il parle donc
de « la religion de la science ». Il découvre en effet dans l’activité scientifique et dans la
recherche des éléments religieux : une mobilisation des ressources et des énergies humaines
dans la quête du vrai. Il y a donc un état d’esprit religieux dans la science moderne. Cette
dimension explique pourquoi Teilhard se sent pleinement chrétien quand il communie à la
mystique qui habite la recherche scientifique, comme le montre un article de la revue Études,
écrit en 1939, « La Mystique de la Science » (Œuvres, t. 6, p. 201-223).
Le texte commence par inscrire l’activité humaine dans le devenir de la vie et de la
pensée telle que le retrace l’histoire de l’humanité et de la pensée. De ce mouvement, la
science est la pointe : « Éclairé par la découverte du temps, c'est-à-dire d’une évolution
globale et persistante de l’univers, l’homme avait enfin trouvé le secret de la force qui, depuis
les origines, le poussait à chercher. Instinctivement, jusqu’alors, il avait suivi sans bien le
comprendre, le goût inné qui l’inclinait à explorer la nature. À ce besoin insurmontable de
connaître qui le hantait et lui donnait le sens obscur de grandir, il avait trouvé des
applications diverses, provisoires. Maintenant, enfin, il pouvait, devant sa raison, le définir et
le justifier. Non plus seulement savoir par curiosité, savoir pour savoir, mais savoir par
fidélité à un développement universel qui prenait conscience de lui-même dans l’esprit
humain, savoir pour créer, savoir pour être. La science se reconnaissait désormais pour
fonction de prolonger et d’achever en l’homme un monde incomplètement formé. Elle prenait
la figure et la grandeur d’un devoir sacré. Elle se chargeait d’avenir. Dans le grand corps,
déjà naissant, d’une humanité se groupant sur le geste de la découverte, une âme s’était enfin
dégagée : une mystique de la recherche. » (Op. cit., p. 212). Ce texte montre que pour
Teilhard, l’activité scientifique peut être qualifiée de sacrée, puisqu’elle est à la pointe de
l’avancée de l’esprit en quête de vérité. Cette quête est une passion qui ne mobilise pas
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seulement la curiosité, mais tout l’être humain. Or cette passion, imparfaitement vécue, a
besoin d’être sauvée.
2. Aujourd’hui, nous ne valorisons plus le terme progrès qui avait alors une forte
charge émotive et mobilisatrice. Pour Teilhard, la mobilisation des énergies par l’idée de
progrès a quelque chose de mystique. C’est cet élément qui doit se libérer d’une aliénation
subtile, analogue à l’idolâtrie : « Dans cet éclair jaillissant au cœur de l’homme pour lui
révéler l’ampleur et les responsabilités de ses opérations terrestres, il y avait, nous aurons à
le redire, un élément définitif de vérité. Mais, au cours du développement historique de toutes
choses, il faut toujours faire une place à des successives approximations. […]. Ne nous
étonnons donc pas si, durant une première phase de son explicitation, la mystique du progrès
a pris la forme simpliste, et aujourd’hui dépassée, d’une sorte d’adoration de la science. »
(Ibid., p. 213). La « religion de la science » est tentée de se retourner sur elle-même. Teilhard
voit cette tentation chez les penseurs rationalistes qui ont formé la conscience moderne. Après
avoir relevé l’importance et la valeur de cette religion, Teilhard en montre les insuffisances. Il
dénonce le matérialisme qu’il nomme « culte de la matière » ou encore « fascination de la
matière ».
3. Teilhard reconnaît alors que la religion de la science est appelée à vivre un
dépassement. Ce dépassement pourra avoir lieu si l’espérance chrétienne la visite. Teilhard
considère donc que la nouveauté actuelle des connaissances scientifiques est une occasion
pour faire ce travail d’accomplissement de la mystique qui habite la recherche scientifique :
« Aujourd’hui que se dissipe la poussière des premières batailles, nous commençons, il
semble, à nous en apercevoir : un univers de structure évolutive – pourvu que soit bien placé
le sens de son mouvement – pourrait bien être, après tout, le milieu le plus favorable aux
développements d’une noble et homogène représentation de l’Incarnation. Le christianisme
eût étouffé dans un évolutionnisme matérialiste. Ne trouve-t-il pas son climat le mieux
approprié dans les larges perspectives montantes d’un univers entraîné vers l’Esprit ? Quoi
de mieux qu’une ascendante anthropogenèse pour servir d’arrière-plan et de base aux
illuminations descendantes d’une Christogenèse ? » (Op. cit., p. 221). Ainsi le christianisme
est-il vrai quand il assume le travail de la raison à commencer par celui de la science dont
l’aspiration doit être convertie. La conversion n’est pas un renoncement, mais une réalisation
optimale. C’est par rapport à cela que Teilhard a vécu sa vocation de prêtre et de scientifique.
Mission du prêtre
1. Teilhard de Chardin n’a jamais renoncé à servir l’Église. Il a refusé de quitter la
Compagnie de Jésus, comme l’y invitaient ses collègues scientifiques qui ne comprenaient pas
pourquoi il restait dans une institution où il était persécuté et entravait une brillante carrière.
Teilhard a toujours travaillé à ce que l’Église soit plus fidèle à l’inspiration qui était celle du
Christ et qui repose sur le mystère de l’incarnation. Il écrit en 1921 le propos suivant sur
l’Église : « Pour arriver plus haut, il faut la dépasser en croissant avec elle, non en sortir
pour chercher son chemin tout seul. »
2. Dans ses notes de retraite, et tout particulièrement dans celles écrites aux moments
difficiles, Teilhard médite sur sa situation de prêtre : « Le prêtre ce n’est pas celui qui se
drape dans les rites, ni se confine dans l’église et l’administration des sacrements, ni
s’absorbe dans les œuvres. C’est le modèle et le premier des hommes, – celui qui est le
premier à s’enthousiasmer et à souffrir, le premier à attaquer le Réel pour le faire plier et
l’améliorer » (Journal). La vocation de P. Teilhard de Chardin est explicitée dans la prière qui
l’accompagne dans le désert et qui, selon le principe de toute retraite, s’achève par une
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résolution ainsi formulée : « Dans la mesure de mes forces, parce que je suis prêtre, je veux
désormais être le premier à prendre conscience de ce que le Monde aime, poursuit, souffre ; –
le premier à chercher, à sympathiser, à peiner ; – le premier à m’épanouir et à me sacrifier, –
plus largement humain, et plus noblement terrestre qu’aucun serviteur du Monde. » (« Le
Prêtre », Œuvres, t. 12, p. 331).
3. Dans le contexte actuel d’une morale hédoniste qui cherche à critiquer le mode de vie
des religieux, il convient de noter que P. Teilhard de Chardin est resté fidèle à sa vie religieuse.
Il avait une grande aptitude à l’amitié et il a été en lien avec des personnes de tout genre : ses
confrères jésuites, ses collègues, ses compagnons de route pendant les travaux sur le terrain
(athées ou non), des hommes et des femmes. Les amitiés féminines de Teilhard de Chardin
sont bien connues, puisque la correspondance privée est publiée. La métaphysique de Teilhard
est nourrie de la valeur du rapport entre hommes et femmes qu’il a sublimé dans son
engagement religieux à la chasteté : « Chasteté donc, vertu de participation et de conquête.
Non point école de restriction et de fuite. La pureté, bien souvent, nous est présentée comme un
cristal fragile, qui ne se conserverait qu’à l’abri des chocs et de la lumière ? Elle ressemble
plutôt à une flamme qui assimile toute chose à la mesure de ses ardeurs […]. Si nous voulons
posséder jusqu’au bout le mystère de la chair, il nous faut, par une option réfléchie, où
s’exprimera notre conscience l’effort même de la création, vaincre la fausse évidence du
mirage qui nous attire en bas. Oui, c’est vrai : l’amour est le seuil d’un autre Univers. »
(Œuvres, t. 11, p. 84)
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* *
Lors de son premier séjour en Chine, en 1923, Teilhard de Chardin découvre
l’immensité d’un monde. Il reprend la prière écrite en 1918, dans un texte qui est vraiment La
Messe sur le monde. Le commencement de la prière en donne le contexte : « Puisqu’une fois
encore, Seigneur, non plus dans les forêts de l’Aisne, mais dans les steppes de l’Asie, je n’ai
ni pain, ni vin, ni autel, je m’élèverai par-dessus les symboles jusqu’à la pure majesté du
Réel, et je vous offrirai, moi votre prêtre, sur l’autel de la Terre entière, le travail et la peine
du monde. »2 Dans ce texte un terme apparaît qui n’était pas présent dans la première prière,
le terme offrande. Cet élément de la célébration occupe une place essentielle, puisque l’acte
d’offrande peut être vaste comme le monde. La prière de consécration n’est plus serrée de
près ; elle est prise dans une image, l’image du feu. Cette image se poursuit dans une
adoration du Christ sacramentellement présent. La communion est également présentée sous
la dynamique du feu et cela ouvre une perspective eschatologique appuyée sur les visions de
Jean dans l’Apocalypse.
Jean-Michel Maldamé, op
Professeur de théologie
Membre de l'Académie pontificale des sciences
2
« La Messe sur le monde », Œuvres, t. 13, p. 141.
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