Université du Québec à Montréal - Département de science politique

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Université du Québec à Montréal
Département de Science politique
Cours Pol 1300-40
Session d’Automne 2010
LE ROLE DE LA SCIENCE :
LA VOCATION DE LA SCIENCE DANS UN MONDE DÉSENCHANTÉ,
LA VISION WÉBÉRIENNE
Anne-Lise POLO
Chargée de cours
30 septembre 2010
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Introduction
Jusqu’à récemment nous disposions de peu d’éléments concernant la biographie de Weber.
Cette relative absence s’explique probablement par le fait que Weber a eu traditionnellement
peu de retentissement dans les milieux intellectuels français jusqu’aux années 1950 et que ces
textes furent peu (et mal) traduits en français jusqu’à une date récente. Ceci s’explique par le
fait que la sociologie française est marquée essentiellement par l’influence de Durkheim après
la première guerre mondiale et celle de Marx après la seconde. C’est en particulier à
Raymond Aron que l’on doit une meilleure connaissance de l’œuvre de Weber en France et
aux traductions de ses textes par Julien Freund. Il existe une importante polémique sur
l’interprétation et l’utilisation de la sociologie wébérienne en France. On reproche notamment
à Aron et à Freund d’avoir fait de Weber un anti-Marx et d’avoir utilisé son œuvre dans une
perspective libérale qui tentait de faire barrage à l’influence du marxisme sur la pensée
sociologique française durant les années 1950 à 1970. Cette polémique est importante pour
nous dans la mesure elle porte notamment sur la question de la « Wertfreiheit », concept
essentiel de la conception wébérienne de la science que Freund traduit par « neutralité
axiologique » et qui renverrait à l’idée de neutralité du savant à l’égard des valeurs.
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Cette
interprétation, proche finalement de la visée de Durkheim comme nous le verrons, domine la
plupart des présentations de la conférence dans les encyclopédies françaises qui font presque
toutes, et presque toujours référence à Freund et à Aron. Depuis les travaux de Catherine
Colliot-Thélène au début des années 2000, l’image de Weber comme père fondateur de la
« sociologie compréhensive » est largement remise en question et a donné lieu à de nouvelles
traductions, dont celle que j’ai choisie pour le cours. Isabelle Kalinowski traduit le terme de
Wertfreiheit par la non imposition de ses valeurs par le savant à un public d’étudiants
influençable et captif (silencieux), traduction qui a l’avantage d’être cohérente par rapport à
l’ensemble du texte lui-même et qui permet surtout de lever la contradiction introduite par
l’idée de neutralité du chercheur à laquelle Weber lui-même s’opposait. Nous y reviendrons
durant l’analyse du texte.
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Voir Max Weber, La Science, profession et vocation, suivi de Leçons wébériennes sur la science et la
propagande par Isabelle Kalinowski, Marseille, Éditions Agone, coll. « Banc d’essais », 2005. 302 pages. Voir
« L’introduction » de Kalinowski, pp. 65-79.
3
L’interprétation de la « sociologie » de Weber est donc périlleuse. Voyons ce qu’en dit
Colette Moreux (sociologue de l’UdeM) dans son article « Weber et la question de
l’idéologie »
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:
[…] à mesure que l'hégémonie marxiste perd du terrain dans les milieux pensants et que
les hasards des traductions dévoilent par pans le mystère Weber, tout le monde
comprend désormais que personne n'a jamais rien compris au « plus grand sociologue de
tous les temps » ; mais chacun se demande encore ce qu'il faut, chez lui, chercher à
comprendre. Il faut bien avouer que Weber ne facilite pas les choses : mort trop jeune,
visant trop grand, il écrase le lecteur d'une oeuvre écrite à toute vitesse, touffue et
indigeste, que des mains pieuses ont organisée pour la plus grande gloire de l'homme
mais pas forcément pour la meilleure compréhension du sociologue. À cela s'ajoute
l'action des épigones, germanophones et anglophones, aussi passionnés qu'antithétiques
les uns par rapport aux autres, et grâce auxquels la pensée du maître, triturée, sollicitée,
« revisitée », s'est un peu égarée dans des exégèses subtiles.
Partis pris idéologiques, méconnaissance du côté du lecteur, opacité de la langue et de la
pensée du côté de l'auteur expliquent assez, entre autres causes, que les positions
wébériennes sur quelque problème sociologique que ce soit, ne sont jamais ni claires ni
simples
3
.
En fait, Weber qui fut effectivement un auteur prolifique ne publia pratiquement aucun livre
de son vivant. Il laisse à sa mort une énorme quantité de textes, pour la plupart des articles,
qui seront édités après sa mort par son épouse, Marianne. Sa pensée n’est pas synthétique, ses
travaux sont parfois fragmentaires et inachevés ce qui rend la compréhension globale de son
œuvre délicate. Le philosophe allemand, Karl Jasper
4
(1883-1969) témoigne de ce
fractionnement de l’œuvre de Weber :
Si l’on considère son œuvre telle qu’elle se présente, on trouve une foule de travaux
isolés. Mais tous sont en fait des fragments. […] À peine quelques livres de lui sont
parus, L’Histoire agraire de Rome [sa thèse de doctorat] il y a longtemps, une
brochure sur la Bourse, et, ces dernières années, quelques conférences publiées en
fascicule [dont celle que nous étudions aujourd’hui], sinon, rien. Tout le reste est dans
des revues, des archives, des journaux. Depuis moins d’un an, Max Weber avait en
quelque sorte commencé à recueillir la récolte de sa vie scientifique. […] C’est dans
ce travail que la mort l’a frappé. […] Mais, de toute façon, ces travaux seraient restés
quand même des fragments. Ils étaient construits dans des dimensions si gigantesques
2
Sociologie et sociétés, vol. XIV, no 2, octobre 1982, pp. 9 à 31. Montréal : Les Presses de l’Université de
Montréal. Version électronique
http://classiques.uqac.ca/contemporains/moreux_colette/weber_et_ideologie/weber_ideologie.doc
3
Ibid, p. 4-5.
4
Jasper fut l’un des étudiants qui eut la chance de suivre ses cours à l’université et qui bien que philosophe est
reconnu comme un disciple de Weber.
4
qu’ils faisaient l’effet d’une cathédrale médiévale ; comme une cathédrale, il était dans
leur nature de ne pouvoir être achevé. (1920)
5
Kalinowski nous propose une analyse du texte que nous étudions qui est très proche de ma
propre lecture. Elle tente de l’éclairer de l’intérieur (nouvelle traduction du texte et de
plusieurs autres non traduits jusque et qui lui sont contemporains) mais également en
faisant appel à la personnalité de Weber qu’elle retrace en s’appuyant sur les témoignages de
ses contemporains, et notamment de sa femme. Son analyse est particulièrement éclairante.
Qui était Max Weber ?
en 1864, mort en 1920 à l’âge de 56 ans, Weber est issu d’une famille de la grande
bourgeoisie berlinoise. Son père est engagé politiquement (il est avocat et sera député au
parlement allemand) et la famille qui compte plusieurs générations d’universitaires fréquente
le gratin intellectuel de l’époque. Weber grandit donc dans un cadre propice à son engagement
intellectuel et politique. Extraordinairement brillant, il suit des études de droit et d’économie
et se voit offrir un poste de professeur à Fribourg (1894-1896) alors qu’il n’a pas encore trente
ans, ce qui en soit est remarquable. Il enseignera ensuite à Heidelberg durant deux ans puis
renoncera à sa carrière d’enseignant en 1899. Le départ de Weber de l’université est à une
grave dépression survenue après la mort de son père (ils s’étaient violemment disputés et
n’auront pas eu la possibilité de se réconcilier). Sa crise est telle qu’il perd tout capacité
intellectuelle et physique comme en témoigne Marianne : « Tout est de trop, dit-elle. Tout est
torture, il n’est plus capable de lire ni d’écrire, ni de parler, ni de marcher, ni de dormir.
Toutes les fonctions intellectuelles et une partie des fonctions corporelles refusent de lui
obéir. »
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Son état lui interdira d’enseigner pendant plus de dix-neuf ans et il restera dépendant
de puissants narcotiques sa vie durant pour surmonter ses insomnies. Toute prise de parole en
public l’épuise et malgré de très nombreuses sollicitations Vienne, Munich et Berlin) il ne
pourra pas reprendre un poste universitaire. Dans une lettre datée de 1906, il témoigne : « Je
supporte très bien le travail intellectuel, même assez ardu, mais l’effort physique de parler me
fait perdre le sommeil et ne tarde pas à me rendre incapable de faire quoi que ce soit. »
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Weber est donc un savant de façon très paradoxale : il ne publie pas de livre, ne voyage
pratiquement pas à l’étranger (il effectue un voyage aux Etats-Unis en 1904 et se rend
5
Cité par Kalinowski, « La voix de Weber & le charisme professoral », chapitre II de La science, profession &
vocation, p. 88.
6
Idem, p. 117.
7
Idem, note I, p.118.
5
régulièrement en Suisse et en Italie pour se reposer et se ressourcer) et n’enseigne pas. Il va
cependant fonder en 1904 la revue Archives de sciences sociales et participer à la création de
la Société allemande de sociologie en 1910. Weber travaille chez lui, écrit beaucoup et reçoit
des intellectuels et des étudiants à défaut de les fréquenter ailleurs. Il vit de ses rentes et de
celles de sa femme et le capital dépensé, il acceptera de nouveau d’enseigner en 1918 à
Vienne. Malgré un succès retentissant, il refuse le poste qu’on lui offre. Pressé par l’argent
cependant, il finit par accepter en 1919 un poste à Munich.
Sa conception de son travail est cohérente avec ce qu’il dit dans sa conférence (prononcée en
1917, publiée en 1919) du métier de savant. Un refus pour l’apparat, pour les honneurs, un
mépris pour la suffisance et l’orgueil de beaucoup de savants qui exercent leur métier
davantage pour la renommée et le prestige qu’il leur apporte que par amour de la science. Il
n’a que mépris pour ceux qui espèrent davantage faire avancer leur carrière personnelle que
de faire avancer la science. Son choix de ne publier que des articles plutôt que des livres va
dans le même sens. Selon lui, la science ne peut progresser que par la confrontation des idées,
chacun apportant sa contribution au progrès de la science qui ne peut résulter que d’un travail
collectif et non pas individuel.
A une époque où tout homme cultivé attachait de la valeur à ses performances
intellectuelles, était tenu de se justifier en produisant quelque chose de personnel et
gagnait le sentiment de sa propre existence en faisant imprimer des livres, Max Weber,
qui fut pourtant un vrai créateur dans le règne de la pensée, fut tout bonnement
indifférent à la valeur attachée à sa personne. À sa mort, peu de textes de lui étaient
accessibles. Ses travaux les plus remarquables étaient cachés dans des revues. […]
Max Weber n’arrivait pas à écrire des « livres ». Il commença à le faire à contrecoeur
à la fin de sa vie […]. En tant qu’auteur, il choisit volontairement une forme
d’existence qui le rendit personnellement inconnu. (1932)
8
Weber prônait la rectitude, l’honnêteté intellectuelle, la probité, l’intégrité. Georg Lukas
(sociologue allemand qui fut un étudiant de Weber tout comme Jasper) le désignait comme :
« le savant allemand qui, dans sa subjectivité, s’efforçait avec la plus grande honnêteté et la
plus grande conséquence de pratiquer la science de manière purement objective. »
9
Son choix de la sociologie, discipline peu prestigieuse à son époque est également cohérent
avec ces positions comme Jasper en témoigne encore :
8
Jasper, cité Idem, p. 89.
9
Cité Ibidem.
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