du 21 AU 30 DECEMBRE 2016

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Gerard CLEMENT
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CENTRE RHONE –ALPES D’INGENERIE SOCIALE SOLIDAIRE & TERRITORIALE
REVUE DE PRESSE
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Femmes exclues des cafés : l'inquiétante léthargie de l’Occident face au péril islamique
Primaire à gauche : pour atteindre Valls, c'est la laïcité que Peillon attaque !
Des précisions utiles sur la gauche et la substitution des prolétariats
CGT, effritement d’un bastion
Les emplois d’avenir mènent à la qualification
« À qui la faute ? », ou les erreurs économiques dans la gestion de la crise
« Réinventer le progrès », ou comment concevoir les transitions de l’économie numérique et de l’écologie
La théorie du sans emploi : un pas dans la sociologie néolibérale
En ces périodes de primaire (s) , le conflit est-il primaire ?
L'anthropologie managériale réinterroge le sens donné au travail humain
Malgoverno à la française
Front populaire: un octogénaire sans anniversaire
L'article 66 ou Le Vengeur masqué
Syndicalisme : comment font les autres ?
La rhétorique politique entre conviction et intoxication
Politique et Internet : une citoyenneté renouvelée ?
Comment la "déconnomie" guide le monde, par Jacques Généreux
Femmes exclues des cafés : l'inquiétante léthargie de l’Occident face au péril islamique
Lundi 12 Décembre 2016 à 11:55
Lydia Guirous
Essayiste, auteure de Je suis Marianne et de Allah est grand la République aussi. Ancienne porte-parole de Les Républicains.
Lydia Guirous en appelle au "réveil du citoyen de l'Occident" face à "l'obscurantisme islamique qui progresse rapidement". Un citoyen
"anesthésié par l'individualisme narcissique et le matérialisme".
Mercredi 7 décembre, un reportage salutaire est diffusé dans le journal de David Pujadas sur la ségrégation sexuelle qui règne dans certains
quartiers de France. Il n'est jamais trop tard pour voir le triste état de la France. Dans mon premier livre Allah est grand, la République aussi,
j’avais dénoncé cette réalité dans une description sans fards, ni détours, de la terrifiante évolution d’une ville populaire où le
communautarisme islamique met petit-à-petit fin au vivre-ensemble. J'avais rapporté l'anecdote de ma tante qui arrivant d'Algérie pour un
court séjour nous avez déclaré, taquine et désolée : "Je n'ai pas fait deux heures d'avion pour me retrouver à Bab-el-Oued! "...
À Roubaix, à Sevran, à Villeurbanne... le communautarisme va toujours de pair avec l’islamisme qui diffuse dans les esprits un machisme
honteux qui piétine des années de lutte pour l’égalité entre les femmes et les hommes, en rendant, entre autres, l’accès aux cafés et terrasses
inaccessible aux femmes. Défier cette règle tacite de non-mixité c’est s’exposer au harcèlement, aux brimades, et parfois à la violence
physique. Finalement, dans ces quartiers, une femme n’est tolérée dans l’espace public que dans le cadre exclusif de l’accomplissement de ses
tâches domestiques : faire les courses, aller chercher les enfants, promener les enfants, les emmener chez le médecin… Le tout dans une tenue
« décente », à savoir tête couverte pour ne pas heurter la sensibilité exacerbée de ces hommes qui semblent avoir développé un certain
fétichisme pour la chevelure.
"DÉFIER CETTE RÈGLE TACITE DE NON-MIXITÉ C’EST S’EXPOSER AU HARCÈLEMENT"
La bien-pensance avait bien sûr accueilli cette réalité crue avec mépris. Ils étaient de ceux qui désignaient comme « islamosphobe »
,« intégriste de la laïcité », « colonialiste »... ceux qui dénonçaient courageusement le recul de la laïcité face à la montée de l'islamisme en
France. Ils préféraient se vautrer dans le confort de leurs certitudes, la facilité du déni et caricaturer ceux qui osent dénoncer ces assauts
continus contre la République. Les bien-pensants et les islamistes ont en commun une forme de tyrannie de la pensée : imposer leur vision de
la société aux autres et jeter l'opprobre sur ceux qui refusent de renoncer à leur esprit critique.
Oublions. La réalité rattrape toujours celui qui tente de lui échapper. Tout déni finit pas prendre fin. Il vous met face à votre situation comme
un verdict sans appel. Aujourd'hui, le voile des aveugles volontaires semble se lever pour découvrir ce que les Français vivent et observent avec
désespoir chaque jour depuis des années : la lente agonie de la République sacrifiée sur l'autel d’un relativisme culturel qui dévoie la tolérance.
"SANS UN RÉVEIL DU CITOYEN, LA VICTOIRE DE L’ISLAMISME SERA INÉLUCTABLE"
"C'est culturel, c’est leur tradition, il faut respecter". Ne nous trompons pas, la générosité et la tolérance qui se dégagent de prime abord de ce
comportement n'ont pour seule ambition que de rassurer la personne sur ses propres qualités de cœur. Appartenir au "camp du bien" est
l’obsession. De ces raisonnements individualistes, à la lisière de l'auto-médication psychologique, nait un éloignement effrayant avec l'intérêt
général et les grands principes fondateurs de notre pays qui cimentent encore le peu de cohésion nationale qu'il nous reste.
Individualisme, narcissisme et consumérisme se substituent à l'engagement, l’intérêt général et aux idéaux. La léthargie de l’Occident face au
péril islamique est des plus inquiétantes au moment où les communautaro-islamistes avancent intransigeants et sûrs d'eux.
Ils sont déterminés à servir le projet d’une religion dévoyée devenue idéologie politique de conquête. Ils affichent tout le mépris qu'ils nous
portent en imposant leur mode de vie, leur vision de la société et en piétinant nos principes fondamentaux. Egalité hommes-femmes, laïcité,
libre-circulation, liberté vestimentaire, mixité, métissage... seront-ils bientôt que de vagues souvenirs en France ?
L'individualisme narcissique et le matérialisme ont anesthésié le citoyen. Face à l’obscurantisme islamique qui progresse rapidement, un
réarmement moral, culturel et une détermination à faire triompher nos valeurs doivent être mis en œuvre par chacun et à chaque instant. Une
guerre, même culturelle, ne se gagne jamais sans patriotisme, sacrifice et engagement pour des idéaux. Sans ce réveil du citoyen, la victoire de
l’islamisme sera inéluctable.
Primaire à gauche : pour atteindre Valls, c'est la laïcité que Peillon attaque !
Lundi 19 Décembre 2016 à 10:42
Fatiha Boudjahlat
Céline Pina
Gerard CLEMENT
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Vincent Peillon, qui quand il était ministre de l’Education Nationale fut à l’origine de la charte de la laïcité en 2013,
se place désormais sur le terrain des accommodements tous azimuts.
Un jour nous irons vivre en théorie parce qu’en théorie tout se passe bien » et nous y retrouverons Vincent Peillon qui
manifestement y vit depuis un temps certain. En effet, le énième candidat à la Primaire du PS était l’invité de Ruth Elkrieff,
vendredi 16 décembre sur BFMTV et il a réussi l’exploit de parler de sa candidature à la présidence de la république, de laïcité, de
Syrie et d’islamisme sans faire une seule fois référence aux attentats et assassinats qui ont ponctué les années 2015 et 2016. Sans
montrer une seule fois qu’il a conscience des attaques qui ont frappé notre pays et de la menace qui continue de peser sur nous à
la fois en tant que peuple constitué et individus libres. Hors sol, voilà comment est apparu l’homme dont la candidature n’a été
pensée que pour obéir à un mot d’ordre : Tout Sauf Valls.
Quand servir ses querelles personnelles conduit à attaquer un principe universel
Il faut dire que l’horizon pour Vincent Peillon n’est ni la France ni la République mais le PS et ses querelles de personnes. Hélas,
quand on cherche à servir ses querelles sans s’interroger sur leur importance réelle, on peut finir par oublier la réalité dans laquelle
on s’inscrit. Cet oubli n’est pas seulement un calcul, mais le fruit de la situation fausse dans laquelle il s’est placé : puisque Valls est
le seul à être lucide et clair sur l’offensive islamiste, puisqu’il est le seul à être limpide et cohérent sur la laïcité, il faut en faire un
suppôt de l’intolérance et un semeur de discrimination, un homme qui fait monter le Front national et qui détruit l’esprit de nos lois
et de nos principes universels. Mais pour atteindre Valls, c’est à la laïcité que Peillon va porter l’essentiel de ses coups.
Mesurons d’abord le ridicule et l’ampleur du virage : Vincent Peillon, ancien chantre de la laïcité, se place désormais sur le terrain
des accommodements tous azimuts.
Dans cette interview télévisée il reprend, et donc valide, la fausse alternative imposée par les islamistes et leurs idiots utiles, entre
la gentille laïcité douce comme une lotion de bébé et celle relevant de « l’orthodoxie à rebours », de « l’intolérance » et qui
« désignerait certaines populations ». En cela, cet échange avec Ruth Elkrief est emblématique : il met en scène tout ce qui rend
les hommes politiques méprisables : l’abandon de valeurs pour gagner des voix. Au bingo des mots à caser pour s’assurer le vote
communautariste et gauchiste, Vincent Peillon a réalisé un carton plein, se dépêchant de noyer la critique des islamistes sous la
mise en accusation des juifs ultra-orthodoxes et des catholiques ultras de la Manif pour Tous. On aurait aimé que les islamistes se
contentent de manifester avec des T-shirt bleus et roses. Avons-nous recensé par ailleurs une victime du judaïsme ultra-orthodoxe
en France ces dernières années ? Vincent Peillon n’a jamais évoqué les vraies victimes, celles du terrorisme, or jusqu’à
maintenant, c’est l’islamisme qui a tué et ce sont les Français le rejetant, par leurs fonctions ou par leurs occupations, qui ont été
tués.
En évacuant la dimension politique de conquête du pouvoir et de conquête territoriale des islamistes et en faisant semblant de
mettre au même niveau de dangerosité et de capacité d’action les fanatiques de toutes les religions, Vincent Peillon, pour mettre
Manuel Valls dans sa ligne de mire, mitraille tous les républicains et n’hésite pas à faire passer les tenants d’une laïcité sans
adjectif, pour de dangereux boutes-feux. Au mieux ils sont accusés de faire dans « l’amalgame » et la « brutalité », au pire
d’attaquer « un certain nombre d’identités historiques et culturelles ». La référence laïque ne cacherait ici que xénophobie et
racisme. Et M. Peillon, par cet élément de langage, remporte le pompon des indigénistes : il s’agit « d’identités historiques
et culturelles », pas de religion ni de politique, juste du folklore, donc. M. Peillon, place-t-il le voilement du côté du folklore ? Celui
des petites filles aussi ? Il s’est en tout cas empressé de prendre l’exemple du burkini, débat rendu de nouveau très actuel par la
saison et la météo…
C’est qu’il faut se distinguer du méchant Valls. Au prix d’un lapsus non relevé mais terriblement révélateur du mépris d’une certaine
gauche. Evoquant les musulmans qu’il convient de distinguer des « islamistes radicaux » (vous et nous y verrions une redondance,
pas le député européen philosophe), M. Peillon déclare : « Ils ne pratiquent plus, ils aiment cette République, ils cherchent du
travail, ils défendent nos valeurs ». Quel étrange méli-mélo ! Faut-il ne plus pratiquer sa religion pour montrer son attachement à
la République ? M. Peillon s’emmêle dans les fils qui dirigent la marionnette qu’il est.
Un opportunisme qui alimente le rejet par les Français de leur classe politique
C’est pourtant lui qui, ministre de l’Education Nationale, fut à l’origine de la charte de la laïcité en 2013, charte à l’époque critiquée
par le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Dahlil Boubakeur et par d’autres comme « stigmatisante » pour les musulmans. C’est
lui qui avait maintenu la circulaire Châtel et l’obligation de neutralité faite aux parents accompagnateurs de sorties scolaires dans
un communiqué[2] daté du 22 Décembre 2013. Il y déclarait : « Le milieu scolaire est un cadre qui doit être particulièrement
préservé. Ainsi s'agissant des parents d'élèves qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, ils doivent faire preuve
de neutralité dans l'expression de leurs convictions, notamment religieuses. C'est ce qu'indique la circulaire du 27 mars 2012 (…)
Cette circulaire reste donc valable. » Mais ça, c’était avant.
Comment ne pas avoir le tournis ? Najat Vallaud-Belkacem a rendu cette circulaire caduque[3], dans une déclaration faite devant
l’Observatoire de la laïcité et a incité les directeurs d’école à accepter ces parents dans l’ostentation religieuse. La Ministre évoquait
dans son allocution l’écueil de « la laïcité dite de combat, qui stigmatise le fait religieux et constitue parfois le masque de
l’islamophobie. » Qui donc fait dans l’amalgame ? Et à la fin de tout ce cirque, c’est Vincent Peillon, candidat-lige catapulté dans la
primaire du PS, qui se place dorénavant dans le sillon accommodant de Najat Vallaud-Belkacem. Laquelle a finalement rejoint
Manuel Valls, son opposé dans ce domaine. Comment se garder de ressentir du dégoût face à ces girouettes dont la seule
constance se trouve concentrée dans la construction de leur propre carrière ?
Un déni de réalité indigne d’un homme d’Etat
Aspirer à diriger la France et les Français et réussir à ramener le déni sur le devant de la scène dès le début de sa campagne, voilà
l’exploit qu’a su réaliser Vincent Peillon. Rappelons-lui tout de même que si les questions liées à la laïcité et à l’islamisme prennent
dans notre pays une résonnance particulière, c’est en raison d’un contexte exceptionnel : il y eut d’abord Mohamed Merah en 2012,
l’attaque du commissariat de Joué-Les-Tours en 2014, puis les attentats de Charlie, de l’hyper-casher, des attaques au couteau
devant un centre communautaire juif, l’agression d’un militaire à Orly, la décapitation d’Hervé Cornara en Isère, l’attentat déjoué
du Thalys, les attentats de Paris, les meurtres des deux policiers de Magnanville, puis la tuerie de Nice, l’assassinat du père
Hamel… Et aujourd’hui il ne se passe guère de semaine sans que l’on apprenne qu’un attentat a été déjoué…
Il faut atteindre un niveau de déconnexion stratosphérique pour se porter candidat à la présidence de la République et oublier que
si nous sommes en état d’urgence c’est que nous sommes attaqués, que le sang a coulé sur notre sol, que plus de 230 des nôtres
sont morts, que nous nous préparons à affronter d’autres meurtrissures. Il faut être particulièrement loin des préoccupations de
nos concitoyens pour ne pas comprendre qu’ils n’ont rien contre les musulmans mais n’acceptent plus que l’on impose des règles
d’un autre siècle et d’une autre culture sur notre sol, à quelques kilomètres de la Tour Eiffel. Il faut être particulièrement aveugle
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pour ne pas voir qu’un nouveau totalitarisme se lève et qu’il est nourri par une idéologie islamiste que répandent dans certains
quartiers frères musulmans et salafistes.
Dans un tel contexte, Vincent Peillon n’a pas eu un mot pour les victimes des djihadistes, encore moins pour celles du
fondamentalisme islamiste, pas un mot pour les femmes interdites de café et chassées de l’espace public, tant il était occupé à
entonner l’air du « padamalgame »… Oubliant qu’à force de parler de respect des musulmans quand il se trouve face à des
revendications et discours islamistes, le politique provoque les amalgames là où il pourrait les éviter. Oubliant que c’est le refus
d’une grande partie de la gauche de prendre ses responsabilités, de faire respecter nos lois et nos idéaux, qui a fait monter la peur
dans la population et alimenté le vote extrémiste. Que pour tenter d’abattre un adversaire de son propre parti, cet homme, au
demeurant plutôt intelligent et expérimenté, en vienne à oublier ce qu’il doit à son pays dit tout du péril qui nous guette : trop de
politiciens sans envergure se disputent une fonction où l’on a plus que jamais besoin d’hommes d’Etat. A voir les attaques qu’il
subit tant des islamistes que des bien-pensants islamo-compatibles, Manuel Valls gagnerait à choisir la voie du courage et de la
responsabilité dès la primaire socialiste, car l’appareil ayant refusé la présence du candidat du MRC, Bastien Faudot, également
impeccable sur ces questions-là, il est aujourd’hui le seul à pouvoir ramener vers la primaire du PS, les républicains de gauche.
Céline Pina, ex-élue socialiste, est essayiste et militante, elle est l’auteur de Silence coupable, paru aux Editons
Kero. Fatiha Boudjahlat est professeure et secrétaire nationale du MRC en charge de l’education. Toutes deux sont
les co-fondatrices de « Viv(r)e la République » mouvement laïque féministe et républicain appelant à lutter contre
tous les totalitarismes et pour la promotion de l’indispensable universalité de nos valeurs républicaines
[2] http://www.education.gouv.fr/cid76045/etude-du-conseil-d-etat-realisee-a-la-demande-du-defenseur-desdroits.html
[3] http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/09/01/31001-20160901ARTFIG00123-sorties-scolaires-et-signesreligieux-la-lachete-de-najat-vallaud-belkacem.php
Des précisions utiles sur la gauche et la substitution des prolétariats
Mardi 13 Décembre 2016 à 13:00
Laurent Bouvet
Laurent Bouvet apporte ici des précisions sur son concept de "substitution d’un prolétariat à un autre" évoqué lors d'un entretien à
"Marianne" la semaine passée.
Dans un entretien à Marianne le 9 décembre, nous expliquions que :
“Les gauches, qu’il s’agisse de la social-démocratie ou de la gauche radicale, ont progressivement donné la priorité aux catégories populaires
venant de l’extérieur du pays dans leurs projets respectifs. Pour la gauche social-démocrate, dite « moderne », avec la mondialisation des
échanges, l’ouverture des frontières et les délocalisations, ces prolétaires venus d’ailleurs apparaissent comme le meilleur moyen de baisser le
coût du travail. Pour la gauche radicale, ils sont le prolongement de l’internationalisme et de la lutte anticoloniale.
C’est ce qui explique que dans tous les grands pays industriels, la gauche radicale elle aussi (Jérémy Corbyn, Bernie Sanders ou Jean-Luc
Mélenchon…), séduit d’abord des gens diplômés, des jeunes, des catégories dites « ouvertes » à la mondialisation mais finalement assez peu les
catégories populaires. Il y a eu en quelque sorte substitution d’un prolétariat à un autre.”
Le caractère concis et sans doute elliptique de ces quelques lignes a pu conduire certains lecteurs non familiers des réflexions et des travaux
de leur auteur à des interprétations aussi rapides que fausses sur le fond du propos. Dès lors, quelques précisions s’imposent. Le fait pour la
gauche (quasiment toute la gauche donc) d'avoir intégré la mondialisation dans son “logiciel” (que ce soit par la libéralisation ou par
l’altermondialisme) à partir du début des années 1990 a produit en son sein une préférence de fait pour des catégories populaires extérieures
à celles qui sont installées en France : soit en favorisant dans la division internationale du travail les travailleurs pauvres des pays émergents au
détriment des travailleurs en France (délocalisations, stagnation du pouvoir d'achat, prévarication des emplois...) ; soit en favorisant la
pression sur la “modération” salariale en instaurant davantage de concurrence entre travailleurs non qualifiés récemment arrivés en France et
travailleurs déjà présents.
Côté gauche radicale, l'idée étant davantage culturelle qu’économique, conduisant à repérer et privilégier dans le discours de plus en plus les
catégories populaires étrangères ou issues de l'immigration afin de “compenser” en quelque sorte le colonialisme et les responsabilités des
pays colonisateurs en la matière, et plus largement de maintenir un lien historique avec un internationalisme mis en porte-à-faux par la
mondialisation. Les thématiques qui se sont déployées à gauche de droit à la différence, de diversité, d'intersectionnalité, etc. depuis 30 ans
témoignent de ce grand virage.
Au regard de quoi, l'éloignement des catégories populaires déjà présentes sur le territoire national (qu’elles soient d'origine étrangère ou non
d'ailleurs) d'un vote systématiquement de gauche (gauche de gouvernement ou gauche radicale) étant peu à peu venu confirmer ce tournant.
La fameuse note de Terra Nova de mai 2011 ne faisant qu’acter au grand jour une telle évolution de long terme. Une note que nous avons
suffisamment dénoncée et combattue dès 2011 pour ne pas avoir, une fois de plus, à le faire ici.
CGT, effritement d’un bastion
mercredi 21 décembre 2016
Résultats des élections professionnelles de novembre 2016 à l’EDF et dans les industries électriques et gazières
Les élections professionnelles se sont déroulées à l’EDF en novembre 2016. Des résultats sont publiés.
Comme le montrent les tableaux ci-dessous, les résultats de ces dernières élections à EDF poursuivent une évolution déjà
commencée. Tout en gardant sa première place, depuis 2007 la CGT a perdu plus de 12 points, en 9 ans, au niveau de la société
EDF SA (2007 : 47 %) au profit de la CGC surtout, en lien avec la progression du nombre de cadres. La CFDT rétablit son score de
2010, FO continue une progression modérée, la CFTC et Sud en restent à des scores très faibles.
2016
2013
2010
CGT
34,76 %
37,5 %
41,97 %
CGC - Unsa
25,41 %
23,25 %
18,02 %
Gerard CLEMENT
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2016
2013
2010
CFDT
21,38 %
20,66 %
21,44 %
FO
13,86 %
13,31 %
12,45 %
5
EDF SA
Au RTE (réseau de transport d’électricité), entre 2010 et 2016 la CGT a perdu presque 8 points en 6 ans (2010 : 46,75 %).
Profitent de cette baisse la CFDT, la CGC et un peu FO. La CFTC reste complètement marginale.
2016
2013
CGT
38,98 %
44,23 %
CFDT
28,09 %
26,6 %
CGC
20,6 %
17,63 %
FO
11,8 %
11,07 %
Sud
2,6 %
-
CFTC
0,3 %
0,48 %
RTE
Ces résultats confirment une tendance qui se développe dans les grands bastions historiques de forte adhésion syndicale à la
CGT : SNCF… Tant les positions de la centrale que l’évolution des salariés, de leurs qualifications et de leurs attentes sont des
facteurs qui interviennent dans ce mouvement.
Ils sont ensuite agglomérés aux résultats des autres entreprises pour déterminer la représentativité générale dans la branche des
IEG, puis au niveau de la représentativité générale… Dans la branche (163 entreprises, 148 000 salariés), si le recul de la CGT est
plus limité cette fois-ci, il succède à de très fortes baisses (2010 : 46,23 %, 2007 : 50,15 %). La tendance va donc dans le même
sens.
2016
2013
CGT
40,11 %
41,95 %
CGC
23,88 %
20,48 %
CFDT
19,32 %
19,36 %
FO
13,74 %
14,09 %
Branche IEG (industries électriques et gazières)
Les emplois d’avenir mènent à la qualification
mercredi 21 décembre 2016
Dans un récent rapport, la DARES se penche sur les caractéristiques de la formation des jeunes en emploi d’avenir. Ce dispositif a été créé
en 2012 et depuis 300 000 jeunes, environ, y ont eu accès. L’étude du ministère du travail précise que, « un an après la signature de leur
contrat, trois jeunes sur quatre en emploi d’avenir ont bénéficié d’une formation et un jeune sur deux d’une formation certifiante ». Cette
vision positive contraste avec un récent rapport de la Cour des comptes beaucoup plus sévère quant au coût et aux résultats.
Ce que sont les emplois d’avenir ?
Les emplois d’avenir ont pour objectif de faciliter l’insertion sur le marché du travail des jeunes peu ou pas qualifiés en leur proposant un
emploi à temps plein de longue durée incluant un projet de formation. Il s’agit d’une obligation légale. La formation est suivie par un tuteur au
sein de l’entreprise. Principalement destiné aux employeurs du secteur non marchand (secteur associatif, collectivités territoriales, etc.), le
dispositif est également ouvert à certains secteurs d’activité du secteur marchand.
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Une méthode d’enquête reposant sur un panel et sur du long terme
La Dares a réalisé une enquête auprès d’un panel de 17 000 jeunes entrés en emploi d’avenir entre octobre 2013 et mars 2014. Son objectif est
de connaître précisément les caractéristiques des jeunes embauchés, leurs parcours avant et après leur contrat, et de décrire
l’accompagnement et les formations dont ils bénéficient. Ce panel permettra également de mesurer le devenir de ces mêmes jeunes à l’issue
du programme en les suivant jusqu’en 2018.
Les premiers résultats
Un an après la signature de leur contrat, 3 jeunes sur 4 en emploi d’avenir ont bénéficié d’une formation et 1 jeune sur 2 d’une formation
certifiante. Cet effort de formation bénéficie notamment aux non diplômés et aux plus jeunes. Elle passe en particulier par l’accès à des
habilitations et des permis. Les jeunes formés ont passé 26 jours en moyenne en formation pendant la première année. Toutefois, la durée en
formation varie fortement selon le niveau de qualification préparé, les métiers et le sexe des jeunes. Plus diplômées, les jeunes femmes
accèdent moins souvent à une formation certifiante durant la première année. Mais il faut remarquer que les femmes accèdent plus souvent à
des titres professionnels, notamment en raison de leur préférence pour les métiers de la santé et des services à la personne.
Le type de formations suivies, selon les caractéristiques des bénéficiaires
L’effort de formation certifiante a plus souvent bénéficié aux plus jeunes et aux moins diplômés. Au cours de la première année, 53 % des
jeunes de 18 à 20 ans ont accédé à une formation certifiante (contre 45 % des 21-25 ans) et 49 % des jeunes sans diplôme ou titulaires du
brevet.
Les jeunes ont également préparé des permis de conduire (permis B), certaines formations hygiène et sécurité, des brevets de secourisme et
des formations au Bafa (brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur).
Certains jeunes ont également suivi des formations non certifiantes. 10 % d’entre eux ont bénéficié de formations de remise à niveau dans les
matières générales (11 % dans le secteur non marchand et 6 % dans le secteur marchand). Ces formations s’adressent en particulier aux jeunes
qui présentent des difficultés scolaires.
Une différenciation plus marquée par métier que par type d’employeur
Les différents métiers occupés par les jeunes en emploi d’avenir n’offrent pas les mêmes perspectives de formation. Dans le secteur non
marchand, les métiers de l’animation et du tourisme favorisent l’accès à la certification (63 % des jeunes embauchés y ont suivi une formation
certifiante). Les métiers relatifs à l’installation et à la maintenance dans le secteur non marchand proposent également plus souvent des
parcours certifiants (pour 61 % des jeunes embauchés). Toujours dans le secteur non marchand, 14 % des jeunes qui travaillent dans les
métiers de support à l’entreprise (principalement secrétariat et assistance) ont pu préparer un diplôme de l’Éducation nationale.
Dans le secteur marchand, ce sont les métiers de la construction et des services à la personne qui ont le plus permis aux jeunes de bénéficier
de formations certifiantes. 13 % des recrues du bâtiment accèdent à une formation diplômante (essentiellement des CAP ou BEP) et 37 % des
jeunes déclarent y avoir passé une habilitation. 43 % des jeunes travaillant dans les métiers de services à la personne ont suivi une formation
certifiante, 6 % pour préparer un titre professionnel. En revanche, les métiers du commerce, de l’installation et de la maintenance, de
l’hôtellerie-restauration et de support à l’entreprise, encouragent moins la formation.
Les entreprises de plus de 10 salariés du secteur marchand favorisent davantage la certification que les entreprises plus petites. Dans le
secteur non marchand, l’accès aux formations certifiantes varie peu selon le type d’employeur.
Le rapport de la Cour des comptes, plus critique
Dans son rapport sur l’accès des jeunes à l’emploi, d’octobre 2016, la Cour des comptes se montre très critique sur le dispositif des emplois
d’avenir. Elle considère qu’au regard du coût unitaire qu’elle qualifie d’« élevé » (11 000€ annuels en moyenne), la place importante de la
formation dans le dispositif « n’a guère été probante à ce jour ». Elle critique par ailleurs un effet d’aubaine et même une concurrence à
l’alternance. En réponse, la ministre du travail, Myriam El Khomri, a rappelé que 80 % des signataires étaient des jeunes sans le bac qui
nécessitaient un gros effort de formation.
L’insertion dans l’emploi sera le juge de paix
À ce stade, l’enquête ne permet pas encore d’évaluer si ces formations permettent aux jeunes de s’insérer durablement dans l’emploi en
restant ou en changeant d’employeur. Affaire à suivre ! Mais il convient de souligner l’exemplarité de la démarche d’évaluation à court et long
terme.
« À qui la faute ? », ou les erreurs économiques dans la gestion de la crise
samedi 24 décembre 2016
Note de lecture
Livre de Selma Mahfouz (de la DARES : direction animation de la recherche, des études et statistiques au Ministère du
Travail) et Jean Pisani-Ferry (commissaire général de « France Stratégie ») – Editions Fayard (261 pages – octobre 2016).
Voici un livre économique écrit simplement, d’une lecture commode. Son objectif est d’expliquer « des erreurs » économiques et
d’en tirer des enseignements et propositions. Il développe l’enchaînement des décisions (ou non décisions) concernant trois
évènements importants de la période :
la non-intervention publique dans la chute de « Lehman Brothers » : cette banque d’affaires américaine qui le 15-09-2008 se
déclare en faillite et qui, compte tenu des liens multiples entre systèmes financiers, conduit à une importante crise mondiale qui,
aujourd’hui encore, a du mal à se résorber.
la décision européenne prise dès 2009 de donner la priorité au désendettement des États sur la relance de la croissance :
ajoutons, pour notre part, que l’entêtement de la principale économie européenne l’Allemagne n’est pas étrangère à cette situation.
Tandis que l’endettement excessif des ménages et des entreprises et la bulle immobilière au Royaume-Uni, en Irlande et en
Espagne ont été traités à chaque fois comme des évènements spécifiques.
la politique de lutte contre le chômage en France : depuis 40 ans elle a montré ses limites. Les auteurs rappellent que la France
comptaient 175 000 chômeurs en 1967 ; 500 000 en 1974 ; un million en 1977 ; 3 millions en 1993, ce alors que la politique
d’allègements sur les bas salaires constitue une constante de la politique de l’emploi depuis plus de vingt ans sans apporter la
preuve de son efficacité.
Après ce travail « d’enquête » les auteurs s’attachent à approfondir le diagnostic et à détailler les difficultés qui se font jour dans la
prise de décision, qu’il s’agisse de la prise en compte de l’incertitude et de la gestion du risque, de la non-concordance des temps
(temps courts –temps longs des mutations) et de la complexité (inventivité réglementaire –raisonnements partiels –négligence trop
souvent apportée à la mise en œuvre ).
La 3ème partie de l’ouvrage est consacrée aux « réponses » : beaucoup de celles-ci relèvent du bon sens ou/et d’une clarification
des compétences entre acteurs.
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S. Mahfouz et J. Pisani-Ferry insistent sur la nécessité de l’évaluation, de l’expérimentation, de la transparence (« la norme
aujourd’hui est le gouvernement ouvert »). Ils insistent également sur la nécessité de soumettre les politiques publiques à des
« stress tests » intégrant des objectifs de résilience, en situation normale mais aussi en situation de difficultés aigues. Ils souhaitent
des agendas politiques se centrant sur un nombre limité de priorités et que soit effectué un tri entre ce qui est de nature politique et
ce qui ne l’est pas, entre ce qui marche et ce qui ne marche pas. Ils appellent à des débats qui ne soient pas des dialogues de
sourds qui s’appuient sur une diversité d’acteurs crédibles, un langage commun avec des instances de confrontation.
Ce « voyage au pays de l’erreur » est stimulant, accessible, tout sauf arrogant et, qui plus est, il se lit facilement : nous en
recommandons la lecture particulièrement dans cette période de pré-campagne en vue de l’élection présidentielle de 2017.
« Réinventer le progrès », ou comment concevoir les transitions de l’économie numérique et de l’écologie
samedi 24 décembre 2016
Note de lecture
Entretiens de Laurent Berger (secrétaire général de la CFDT) et de Pascal Canfin (écologiste – directeur Général de WWF France –ancien
ministre délégué au développement) avec Philippe Frémeaux (journaliste – « Alternatives Economiques »). – Éditions Les petits matins Octobre 2016 – 164 pages.
Cet ouvrage s’interroge sur les transitions à mettre en œuvre concernant les transitions de l’économie numérique et les transitions de
l’écologie.
Laurent Berger resitue l’intervention de la CFDT dans la continuité des travaux précédents de l’organisation syndicale qu’il s’agisse des
différences d’exposition des ouvriers et des cadres à la pollution (années 60), de la prise en compte des risques professionnels et de santé au
travail (années 70), du lien entre l’espace de travail et le territoire, des « dégâts du progrès » (1977) mais aussi actuellement des interventions
de la CFDT concernant les OGM, le projet d’aéroport « Notre Dame des Landes », le projet d’enfouissement des déchets nucléaires à Bure ou
encore de la reconversion chez l’entreprise Bosch (photovoltaïque) à partir d’une approche dénommée « CV de site » prenant en compte les
compétences collectives.
Le secrétaire général de la CFDT insiste sur la prise en compte de « l’économie de la qualité » dont l’objet vise à mettre en œuvre un « modèle
productif qui offre des emplois de qualité », il signale également les potentialités de « l’économie circulaire », de « l’économie de la
fonctionnalité » ou encore de la « silver économie ».
Pascal Canfin dénonce « le tout nucléaire » et considère, par ailleurs, que la mesure de la croissance exprimée par le PIB ne veut plus rien dire
car cet instrument ne prend pas en compte les dégâts environnementaux et n’intègre pas les apports gratuits de la révolution numérique.
Il propose de créer une « flexisécurité de la transition écologique » et que soient négociés des « contrats de transition écologique qui
accompagnent la mutation des activités les plus concernées par la transformation du système productif ».
D’autres sujets sont abordés dans ce livre comme : la démocratie, l’évolution des institutions, le protectionnisme, la refondation du projet
européen, les multinationales, la responsabilité sociale des entreprises, le syndicalisme, la fiscalité et la lutte contre les paradis fiscaux, la
protection des lanceurs d’alerte.
Pour se résumer ce livre « Réinventer le progrès » est à lire : il est la démonstration d’un dialogue constructif réussi sur les enjeux de la période
que sont la transition écologique et la transition numérique.
La théorie du sans emploi : un pas dans la sociologie néolibérale
Les publications sur le travail et l’emploi abondent. Elles viennent de tous côtés. De celui des gouvernants, des idéologues du
patronat, et de la majorité des prétendus experts académiques ou des officiants grassement payés dans les organismes
internationaux prônant la baisse des salaires et l’abaissement des protections sociales. Du côté aussi de ceux qui dénoncent les
« emplois de merde »[1] ou qui continuent à défendre un code du travail protecteur, la réduction du temps de travail pour endiguer
le chômage et concevoir un modèle non productiviste, et la réduction des inégalités de revenus [2] . Mais il y a aussi une troisième
catégorie qui s’est saisie des thèmes à la mode : la révolution numérique qui fait soi-disant arriver la fin du travail, l’économie
collaborative des auto-entrepreneurs qui peuvent survivre grâce au revenu d’existence. Le livre récent du sociologue Raphaël
Liogier appartient à cette derrière catégorie :Sans emploi, Condition de l’homme postindustriel (Les Liens qui libèrent, 2016). Cet
essai s’appuie-t-il sur des faits objectifs ou bien est-il une suite de préjugés idéologiques s’inscrivant dans l’air du temps ? En
prenant le lecteur à contrepied, Liogier annonce plusieurs bonnes nouvelles. Correspondent-elles à la réalité ?
Première nouvelle : le capitalisme a disparu
Le livre de Raphaël Liogier part de l’idée que la révolution numérique à l’œuvre depuis quelques décennies a fait disparaître le
mode de production capitaliste (tout au moins dans les anciens pays industrialisés, à savoir pour lui : les États-Unis et l’Europe ;
notons déjà l’absence du Japon, dont la révolution Meiji, qui déclencha l’industrialisation du pays, eut lieu pourtant au XIX e siècle).
Est advenu le « mode de production interactif » grâce à la robotisation et Internet. Nous serions au-delà de l’automatisation des
tâches, parce que les machines ne calculent pas seulement beaucoup plus vite que les hommes, dorénavant elles choisissent
entre plusieurs calculs celui qui est « le plus opportun » (p. 48).
C’est donc l’ère de l’intelligence artificielle. Mais comprenons de quoi il s’agit : « C’est l’idéal-type du cyborg. L’homme transformé à
travers les machines. Machines qui participent de fait à son évolution organique. On peut parler d’une coévolution homme-machine
qui est en train de commencer sans que nous en soyons clairement conscients. […] À côté de l’objectivation de sujets, il y a donc
une subjectivation des objets. C’est, cette fois, l’idéal-type de l’androïde. » (p. 36).
S’agit-il pour l’auteur d’un constat critique ? Pas du tout. Il note avec intérêt la mise au point en Chine « d’un robot féminin destiné à
interagir avec les humains, à rendre des services imitant l’expression des affects humains, entre tristesse et humour. Cet androïde
surnommé “Jia Jia” devrait pouvoir développer des capacités d’apprentissage autonome ( deep learning) grâce à sa connexion à
internet. Le fait de donner un nom humain à ces machines n’est pas anodin. » (p. 37).
Alors que nombre de philosophes et de scientifiques s’inquiètent aujourd’hui du risque représenté par ce post-humanisme ou ce
trans-humanisme qui n’aura plus grand-chose d’humain, Liogier y voit au contraire une promesse d’avenir. La raison essentielle en
est que la robotisation va enfin supprimer le travail. Voyons cela de plus près.
Mais, auparavant, reprenons ce premier élément présenté comme un fait établi : le capitalisme a disparu. L’auteur nous raconte
une histoire de l’humanité en trois étapes : l’économie de subsistance qui s’étend de l’aube de l’humanité jusqu’à l’avènement du
néolithique, l’économie de rareté qui va de cette révolution jusqu’aux années 1970, dans laquelle le travail est sacralisé, et enfin
l’économie interactive aujourd’hui. Selon Liogier, nous sommes sortis d’une économie de subsistance pour entrer dans une
économie d’abondance (p. 40, 42, 43, 137), grâce à une « amélioration extrême de la productivité » (p. 191), dans laquelle
« l’économie collaborative prend progressivement la forme d’un nouveau mode de production au sens de Marx » (p. 48). Mais, le
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problème est que, sortant d’une économie de rareté, puisque nous avons atteint l’abondance, subsistent des rentes (p. 160)… de
rareté…
Dans cette fresque grandiose, le capitalisme en tant que tel ne joue pas de rôle décisif. Par un raccourci de l’histoire humaine
assez étonnant, l’auteur affirme que « la révolution industrielle qui commence à la fin du XIXesiècle, est le dernier moment du
capitalisme, autrement dit de l’économie de rareté » (p.16, je souligne). D’une part, il se trompe d’un siècle pour l’Angleterre, les
Pays-Bas et la Wallonie. D’autre part, la révolution industrielle est le premier moment véritable du capitalisme et non le dernier.
D’ailleurs, le capitalisme, en tant que rapport social entre travail et capital, n’est jamais défini dans ce livre. S’il était défini, l’auteur
pourrait-il parler de disparition du capitalisme ? Il prend la précaution de dire qu’elle ne concerne que les pays riches, mais s’il
définissait le capitalisme pourrait-il considérer que, vu la libre circulation des capitaux qui place le monde entier sous le même
impératif de profit et d’accumulation, une partie du monde est sortie du capitalisme alors que l’autre y entre à plein ? Peut-être
l’auteur sent-il que son diagnostic est fragile car il hésite sur ce « mode de production capitaliste que nous avons virtuellement
dépassé » (p. 19, je souligne) ou bien sur le mode de production capitaliste « en voie d’extinction » (p. 172). Mais cela ne
l’empêche pas de conclure que « le capitalisme est dépassé par le mode de production interactif » (p. 208-209). Cette conclusion
n’a aucun sens si on définit le capitalisme par le rapport social dominant et non pas seulement par l’évolution des techniques.
Deuxième nouvelle : le travail disparaît
Nous sommes au cœur du livre. Son fil conducteur est que la hausse de la productivité du travail grâce à la robotique est en train
de supprimer le travail. Le premier mouvement serait de se dire : tout le monde sera au chômage. Non, dit l’auteur, et le bandeau
de l’éditeur entourant le livre en rajoute dans la provocation : « En finir avec le travail pour en finir avec le chômage ». Autrement
dit, il n’y a pas de solution au chômage car « le chômage n’est pas un problème » (p. 9, premiers mots de l’introduction) et « plus
on tente de préserver l’emploi, plus on aggrave la situation, retardant le passage à la nouvelle économie d’abondance » (p. 15).
L’auteur a le goût du paradoxe. Mais il est bâti sur une double erreur. Premièrement, depuis maintenant quatre décennies, dans
tous les pays capitalistes développés (ceux dans lesquels l’auteur voit le capitalisme disparaître), la productivité du travail
progresse de moins en moins vite, pour ne plus dépasser guère aujourd’hui que 1 % par an en moyenne, alors qu’elle augmentait
d’environ 5 % par an dans la période d’après-guerre. Les ordinateurs, les robots et internet n’y changent rien. C’est le constat que
faisait déjà Robert Solow dans les années 1980 : « on voit les ordinateurs partout sauf dans les statistiques de la productivité »[3].
Il s’agit donc de comprendre pourquoi le chômage a explosé dans la période où la productivité progressait le moins vite, la réponse
se trouvant du côté de l’appropriation par les actionnaires de la plus grande part de ces faibles gains de productivité annuels.
Liogier fait état de gains de productivité plus élevés dans certains secteurs industriels (p. 23, 24, 85), mais comme les économies
sont devenues des économies de services, il ne voit pas que ces gains ne suffisent pas à tirer la productivité de l’ensemble vers le
haut. Il ne s’attarde donc pas longuement sur les arguments de Robert Gordon[4] , pour qui la révolution numérique ne paraît
pas porter en elle des effets aussi importants que les deux premières révolutions industrielles. Il préfère ceux d’Erik Brynjolfsson et
de Andrew McAfee [5], résolument plus optimistes devant le remplacement de l’homme par la machine.
Il s’ensuit une deuxième erreur factuelle. La diminution de la quantité de travail vivant nécessaire pour fabriquer chaque
marchandise est confondue avec la variation de la quantité de travail utilisée dans l’ensemble de l’économie. La première est
indéniable et est synonyme de la diminution de la valeur des marchandises, c’est-à-dire de l’augmentation de la productivité du
travail, quoique très ralentie depuis une quarantaine d’années. Mais la seconde est plus complexe à saisir. Sur le très long terme,
le volume global de travail diminue, mais cela ne signifie pas que, dans le même temps, le nombre d’emplois diminue
proportionnellement. Parce que, entre les deux, intervient une variable déterminante : la durée individuelle du travail qui diminue.
Par exemple, en France, sur deux siècles, on peut mettre en relation la productivité horaire du travail qui a été multipliée par
environ 30, la production multipliée par 26 et la durée individuelle du travail qui a été divisée par 2. Le résultat est que le nombre
d’emplois a augmenté de 75 % (multiplié par 1,75). [6] Il est donc faux d’écrire qu’« il y a moins de salariés » (p. 17, voir aussi
p. 86, 92) et très hasardeux de prédire la disparition du travail, des emplois et des emplois salariés si on ne tient pas compte de
l’évolution simultanée des quatre variables précédentes. Il est également faux d’affirmer que, historiquement, « cette réduction du
temps laborieux s’accompagne en général d’une baisse de salaire et donc de pouvoir d’achat » (p. 81), affirmation d’autant plus
curieuse qu’elle était précédée de son exact contraire affirmant « une hausse collective du niveau de vie » (p. 40).
Ces deux erreurs factuelles aboutissent à un parti pris idéologique : Liogier récuse toute idée de poursuivre le mouvement
séculaire de réduction du temps de travail. Le verdict de l’auteur est sans appel : « Ce n’est pas seulement l’envol inhumain de la
productivité, par machines interposées, à l’origine de l’économie d’abondance, qui renverse le règne de l’emploi. Internet a créé un
nouvel espace-temps de production, de négociation et d’échange qui bouleverse la conception que nous avions du marché. Dans
ce nouveau marché interactif les emplois exclusifs n’ont plus leur place et la notion de plein emploi, ou même de réduction d u
temps de travail, n’a plus aucun sens. » (p. 45). « Aujourd’hui, le plein emploi ne peut plus être un objectif pleinement légitime. Si
toutefois on considère que la politique poursuit le bien commun. Même la réduction du temps de travail qui dépendait de l’existence
de l’unité de temps et de lieu de la production n’a plus de sens. […] Mais la réduction comme la hausse du temps de travail n’ont
plus de sens à l’heure où les espaces de travail se disséminent ou se décentrent. Augmenter le temps de travail ne peut plus
accroître la production et l’améliorer. Réduire le temps de travail n’est plus la cause du progrès social. Le vrai progrès social, c’est
d’en finir avec le travail tout court. » (p. 77-78). L’auteur devrait aller expliquer cela à Fillon et Gattaz, qui veulent à tout prix
ramener la durée hebdomadaire légale à 39 heures et ne lui mettre comme borne que les 48 heures de l’OIT, tout en obligeant à
travailler jusqu’à 65 ou 67 ans, en attendant plus encore.
Mais tout n’est pas perdu puisqu’« on passe de l’illusion délétère du plein emploi à la réalité productive de la pleine activité » (p. 18,
93). L’adhésion à cette notion née dans les années 1980-1990 au sein des officines néolibérales ne laisse pas de surprendre.
D’abord, les confusions furent à l’époque entretenues dans le débat public entre le travail et le travail salarié, l’emploi et l’emploi
salarié (oubliant le travail indépendant), ou bien le travail fut opposé à l’emploi (alors que l’emploi est le cadre juridico-institutionnel
dans lequel le travail, salarié ou non, s’exerce), et, finalement, le travail fut opposé à l’activité, sans que cette dernière soit
rapportée à l’exigence de validation sociale pour être créatrice de valeur. [7]
Et l’auteur adopte cette notion de pleine activité, oubliant qu’elle fut élaborée pour justifier les politiques qui avaient décidé de
laisser filer le chômage, et qui, pour se dédouaner, prônaient le remplacement de l’emploi par l’activité. La thèse de Liogier, qui voit
partout des politiques en faveur de l’emploi, serait risible si le résultat de ces politiques contre l’emploi n’était pas si catastrophique.
Et il faut considérer la vision de « l’emploi, comme s’il s’agissait d’une richesse en soi » (p. 11, voir aussi p. 77, 83-84) comme un
travestissement idéologique de la véritable intention desdites politiques de l’emploi, car qui peut croire un instant que le but de
notre système économique est de « sauvegarder le travail malgré l’accroissement de la productivité » (p. 187) ?. Toute l’histoire
des luttes ouvrières victorieuses sur le temps de travail est ramenée à une parodie vulgaire : « La société vous aime, et donc
ménage vos forces, semble dire le législateur en fixant un âge de la retraite à 65 ans ou en limitant le durée du travail
hebdomadaire à 40 heures et en octroyant 2 semaines de congés payés à la suite des accords de Matignon de 1936 sous l’égide
du Front populaire. » (p. 133).
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Troisième nouvelle : le travail disparaît mais on peut verser un revenu d’existence
Liogier plaide pour l’instauration d’un revenu d’existence. Mais, malheureusement, en reproduisant toutes les incohérences et tous
les contresens que l’on trouve dans les thèses en faveur de cette proposition.
« Ce sont les machines qui produisent l’essentiel de la richesse matérielle » (p. 43). Mais qui produit la valeur ? On ne sera pas
étonné de voir reprise la confusion répandue dans toute ladite science économique et dans le débat public entre richesse et
valeur : « la productivité [est] concrètement en train de s’accroître sans le travail humain » (p. 92, je souligne). La construction de
cette phrase doit être interrogée : manifestement, il est sous-entendu par l’auteur qu’il s’agit de la productivité des machines, sinon
la productivité du travail sans travail n’aurait pas de sens. Or, les machines, si elles servent à faire produire de la valeur par le
travail, ne produisent elles-mêmes aucune valeur. L’incohérence se répète ailleurs : « Pour la première fois dans l’histoire, la
productivité prend son envol sans l’emploi des forces laborieuses humaines. » (p. 16). Sont confondues le phénomène (l’évolution
de la productivité du travail) et ses causes (progrès des techniques, meilleurs savoir et savoir-faire, organisation et intensité du
travail…).
Derrière cette incohérence, il y a l’oubli ou la négation de la distinction entre valeur d’usage (ou richesse) et valeur : il faut, dit
l’auteur « sortir de l’idée que dans un couple celle ou celui qui reste au foyer ne fait rien de productif. Nous sommes tous
productifs » (p. 93-95). De quoi ? De valeurs d’usage, oui ; de valeur, non, car la différence entre les deux dépend de la validation
sociale des travaux, et non d’une décision individuelle.[8] Plus loin, l’auteur aboutira à une inversion de causalité sur la
détermination du caractère productif du travail : « les travaux domestiques effectués par la famille ou certains de ses membres,
l’éducation des enfants par les parents, seront relégués à une activité amateur. Non rémunératrice, donc non productive. » (p. 121,
je souligne).
La confusion récurrente entre richesse et valeur empêche de voir la contradiction dans laquelle est plongé le capitalisme. Jusqu’ici
le capitalisme compensait la diminution de la valeur unitaire des marchandises, consécutive à l’augmentation de la productivité du
travail, par un élargissement permanent du champ de la production de valeur pour le capital. Et Gorz, que Liogier se plaît à citer,
voyait là « la crise du capitalisme »[9], car les obstacles se multiplient face à cette compensation : rétrécissement de la base
matérielle des ressources naturelles pour la production, insuffisance de débouchés pour des marchandises en surnombre à cause
de la pression sur les salaires, stérilité de la finance qui ne peut pallier durablement la surexploitation du travail et de la nature.
Dès lors, il est contradictoire de soutenir que le travail (qui est, contrairement à ce qu’imagine Liogier, seul créateur de valeur
économique) disparaît et qu’il est possible de verser un revenu d’existence dont on se demande bien quelle serait la source.
Liogier semble répondre : « Le revenu d’existence doit être conçu comme la contrepartie de la participation à la richesse collective
du seul fait de notre existence. Du seul fait de participer dès notre naissance à la vie collective, aux échanges matériels, au fait
d’avoir des loisirs, d’aider les autres, de débarrasser la table à la maison, d’aider un malade à traverser la rue, de s’habiller, de
répondre au téléphone, de marcher, de consommer. Le revenu d’existence est donc un revenu de base, sans condition autre que
d’être-au-monde. Il est reçu comme un héritage par le citoyen parce qu’il est un enfant de la société. Il appartient à cette société, et
la société lui appartient. C’est un revenu primaire en quelque sorte, qui peut être complété par toutes les autres sources financières
possibles, en fonction des goûts, des compétences, des efforts de chacun. » (p. 94-95, je souligne).
Chaque élément de cette citation porte en lui une confusion : 1) dès la naissance, un enfant serait productif de valeur ! le fait d’être
au monde crée sans aucun doute un droit, mais un droit ne produit rien ; 2) confusion entre produire et consommer ; 3) s’il était
créé, le revenu d’existence serait un revenu de transfert et non pas primaire ; 4) les formes de revenu complémentaires sont
renvoyées à la sphère de décision individuelle, niant ainsi que le travail est un acte social. On ne s’étonnera pas des conclusions :
« Le revenu d’existence rend caduc le droit du travail […]. (p. 103). « Un salaire minimum n’aurait plus de sens avec le revenu
d’existence de haut niveau : tout autre revenu n’étant qu’un complément à cette base universelle. » (p. 111)[10]. On est en plein
discours néolibéral.
Quant aux évaluations des montants possibles de ce revenu d’existence, elles frisent l’inconscience : entre 1000 et 1800 euros par
mois pour les adultes (p. 96), donc de 600 à 1080 milliards d’euros par an, et entre 500 et 700 euros pour les mineurs, donc de 90
à 120 milliards par an, soit un total oscillant entre 690 et 1200 milliards par an.[11] Autrement dit, au bas mot, on atteint l’équivalent
de la protection sociale actuelle, et, au plus haut, on atteint presque la totalité du revenu disponible des ménages. La contradiction
éclate quand on voit que ou bien le montant atteint à peine le niveau du seuil de pauvreté, qu’on ne peut donc qualifier de
« décent » (p. 102), ou bien le montant est si élevé qu’il fait disparaître la base même sur laquelle il pourrait être prélevé. L’auteur a
sa solution : « L’ensemble pourrait être financé par la réorientation des dépenses de protection sociale (maladie, retraite, chômage,
allocations familiales), sauf dans le cas des maladies de longue durée, et par une augmentation de deux points de la TVA. » (p. 9596). Exactement le programme de Fillon pour 2017. Suit le lieu commun qui confond le source et l’assiette d’un prélèvement, et qui
ignore donc que tout trouve sa source dans le travail : « Cette augmentation de la TVA est intéressante, parce qu’elle permet de
financer davantage la protection sociale par la consommation que par le travail. » (p. 96).
Liogier se réfère à Yoland Bresson qui, dans les années 1980, avait élaboré une thèse selon laquelle la valeur économique aurait
une double provenance partageant le temps de vie : le travail contraint et le temps libre. Cette partition du temps était due
exclusivement chez Bresson à un artifice mathématique que j’avais mis en évidence.[12] Et cet auteur aboutissait à la conclusion
ahurissante que la valeur de la vie d’un Africain était moindre que celle d’un Européen car les valeur-temps qu’il avaient calculées
pour l’un et l’autre étaient différentes.
Comme on peut s’en douter, toutes ces élucubrations rejoignent à l’insu de leurs auteurs la théorie néoclassique la plus banale
fondée sur une prétendue théorie de la valeur, dite subjective : « Dans l’économie de l’abondance dans laquelle nous sommes
entrés, c’est le désir d’être, le sens de la distinction, le small is beautifull, la singularité, qui déterminent prioritairement la valeur et
donc le prix des choses. » (p. 71). Et l’auteur de multiplier des exemples pour étayer cette thèse, qui sont pour la plupart pris dans
les domaines de l’art ou de l’immobilier, mais qui constituent justement des domaines à part de la production de marchandises par
le capitalisme, et qui soit ne relèvent pas, ainsi que l’avaient déjà compris Ricardo et Marx, de la théorie de la valeur, soit reflètent
des phénomènes de rente ou de monopoles de marchés, en totale contradiction avec la croyance de l’auteur qui voit « le marché
se rapproche[r] de l’idéal de la concurrence pure et parfaite » (p. 73)[13]. Et, dernier avatar de la fétichisation de l’argent et du
capital, cette « chose morte » selon Marx, Liogier adhère au mythe de la finance capable de « produire spéculativement sa propre
richesse » (p. 138), alors qu’elle ne fait que capter celle produite par le travail ou anticiper celle qu’elle pourra capter.
L’adhésion inconsciente à la théorie néoclassique est manifeste encore quand Liogier croit que le revenu d’existence romprait la
subordination du travail au capital, dès lors qu’« il permet aux entreprises de se séparer à n’importe quel moment des employés.
Mais il permet aussi à n’importe quel employé de se séparer à n’importe quel moment de l’entreprise à laquelle il consacre une
partie de son temps. » (p. 105). Toute trace de rapport de domination au sein des rapports sociaux capitalistes a disparu, par la
magie de l’évolution des techniques. Fétichisme et déterminisme technique vont ici ensemble. Et, pour faire bonne mesure, « pour
libérer le travailleur de ses chaines, il faut donc aussi le libérer du droit du travail. » (p. 105). Enfin, croire que « le travail [est
devenu] la valeur de plus en plus centrale justifiant la distribution des revenus, et bientôt la distribution des statuts dans la société
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bourgeoise en gestation » (p ; 128-129) oublie que ce n’est pas le travail qui préside à la répartition des revenus et des statuts,
mais c’est le capital qui en détient la clé. À la place du « sacre du travail » comme dit l’auteur (p. 129), notre société a institué celui
du capital.
On encourage l’auteur à lire les travaux critiques sur le revenu d’existence[14], car, contrairement à ce qu’il affirme, jamais ils n’ont
mis en avant que « le premier argument, le plus fondamental, qui semble plaider contre le revenu d’existence inconditionnellement
octroyé est celui d’une dangereuse extension de la paresse. » (p. 113). L’argument de la paresse est invoqué uniquement par les
idéologues réactionnaires, opposés de longue date à toute aide aux pauvres et à toute allocation chômage, dès l’instant où ils
pensent que le chômeur a choisi d’être au chômage en bon calculateur rationnel. Liogier ignore les trois véritables critiques
progressistes à l’encontre du revenu d’existence : 1) la place du travail comme l’un des facteurs d’intégration dans la société, à
rebours des thèses sur la « disparition de la valeur travail »[15] ; 2) le travail comme seul créateur de valeur au sens économique,
idée dont il résulte qu’on ne peut pas collectivement dissocier le travail et le revenu global[16] ; 3) le danger de libéralisation accrue
en affaiblissant le droit du travail, la loi « travail » de 2016 en étant le plus récent exemple en France.
Quatrième nouvelle : l’abondance sans matière
Le lecteur n’est pas au bout de ses étonnements. En effet, à la production de valeur sans travail, au revenu d’existence tombant du
ciel, à l’homme post(ou trans)-humain, à cet être cyborg post-industriel, correspond une économie sans matière. « C’est le
capitalisme, s’appuyant sur l’accumulation matérielle et le travail salarié, qui a atteint ses limites, pour laisser la place à un nouveau
mode de production plus efficace, plus écologique, plus créatif : le mode de production interactif. » (p. 12-13).
Comment est-ce possible ? « Avec le développement des imprimantes 3D chacun pourra aussi fabriquer et reproduire une
multitude d’objets à la maison. » (p. 14). « Si nous accompagnions le mode de production interactif par un nouveau système qui
abandonne définitivement l’emploi, alors nous passerions à une autre vitesse économique et sociale. Nous jouerions sur un autre
terrain. Au lieu d’être à la traîne d’un monde industriel de surproduction en grande partie inutile dont nous ne faisons plus partie. Le
progrès social se redéploierait et la croissance économique serait plus qualitative et durable. » (p. 19, voir aussi p. 75).
Le rêve enchanté d’une économie sans matière, c’est-à-dire de la « dématérialisation de la compétition productive » (p. 39)
s’épanouit : « Imaginons des millions de véhicules de par le monde, roulant, navigant, volant pour transporter des passagers ou
des marchandises. Tout ce trafic supervisé par des centres de contrôle et d’aiguillage avec quelques humains. » (p. 30). L’auteur
ne dit mot des conséquences de ladite dématérialisation en termes écologiques : l’usage des machines électroniques (ordinateurs,
tablettes, smartphones) est très gourmand en énergie et métaux rares, et il contribue largement aux émissions de gaz à effet de
serre.
Justement, selon Liogier, « l’énergie permettant de faire tourner et d’entretenir les technologies à disposition du plus grand nombre
sera aussi de moins en moins chère. Car la part des énergies renouvelables s’accroît (le solaire et l’éolien surtout, à la place des
énergies fossiles). » (p. 50). Comment peut-on être certain que l’avenir proche ou à moyen terme verra le coût de l’énergie
renouvelable diminuer ? L’auteur indique que « ces nouvelles énergies durables, propres, existent en quantité illimitée à l’échelle
des besoins humains » (p. 51) ou sont « virtuellement inépuisables » (p. 52). Ces énergies sont certes illimitées à l’état brut : la
lumière du soleil, le vent, la force des marées, les nappes d’eau chaude. Mais leur transformation en énergie utilisable ne se fait
pas sans coûts.
Dans ce monde imaginaire, « on peut monter une boutique virtuelle, par exemple de chaussures de sport, ce que fit la société
Nike. Les chaussures peuvent être choisies et achetées dans l’univers virtuel, mais livrées à notre adresse dans le monde réel. »
(p. 56-57). On s’attendrait à ce que ces chaussures soient livrées par Internet, sans camion, train, bateau ou avion, mais non, le
monde virtuel ne peut répondre à tout. Ou alors l’homme « postindustriel » marcherait-il pieds nus, ou bien marcherait-il
virtuellement sur Internet ?
Cinquième nouvelle : la richesse réelle est patrimoniale
L’ouvrage de Liogier se livre enfin à un plaidoyer pour une réforme fiscale en profondeur qui supprimerait l’impôt sur le revenu et le
remplacerait par un impôt sur toute forme de capital. L’argument est que « le salaire peut être un leurre qui ne dit rien de la
richesses réelle » (p. 149) et que, à l’inverse, on peut avoir beaucoup de capital mais pas de revenu « si le propriétaire n’en fait
rien, le laissant pour mort » (p. 149. On a affaire ici à un paralogisme, voire à un sophisme. Certes, une fiscalité sur les patrimoines
est nécessaire pour limiter leur concentration, mais il est extrêmement rare que les détenteurs de capital n’en tirent pas de
revenus, généralement élevés. Sinon, on ne comprendrait pas pourquoi l’accumulation et la concentration des patrimoines
grandissent. Or, cette accumulation n’est possible à l’échelle globale (et pas seulement entre les mains de tel ou tel capitaliste
individuel) que par l’exploitation de la force de travail. Liogier ne doit pas ignorer cela puisqu’il écrit : « en disposant de cette
richesse, qui est produite par des milliers de gens, les milliardaires disposent aussi du destin de la collectivité » (p. 151, je
souligne). Aussi, l’idée qu’il faut effectuer un « prélèvement direct progressif sur le patrimoine global des personnes (sur le
capital) » (p. 210) se heurte à une double impasse. D’une part, en omettant de distinguer stock et flux, on ne peut voir que le
prélèvement d’un tel impôt se ferait sur le revenu tiré du capital, ou bien par la liquidation d’une partie de ce capital achetée par le
revenu de quelque autre capitaliste. D’autre part, la notion de capital utilisée par Liogier est un fourre-tout comptable qui ne permet
pas de mettre en évidence le capital selon qu’il est ou non mis en œuvre par la force de travail.
Quelle est la portée du projet politique exprimé par Liogier : « il ne s’agit pas de les exproprier, de les empêcher de s’enrichir »
mais « de sanctionner la mauvaise gestion des plus riches » afin de « réattribuer le capital à d’autres qui en feront peut-être un
meilleur usage » (p. 152-153) ? Tout au plus, à la place d’un capitalisme de monopoles gigantesques, il y aurait un capitalisme de
plus petits (un peu plus petits) actionnaires.
Le livre de Raphaël Liogier est en phase avec l’air du temps. Il épouse tous les thèmes à la mode : le plein emploi est fini, le travail
aussi et les revenus tombent donc du ciel, le droit du travail est obsolète, le droit constitutionnel au travail est désuet, l’impôt
progressif sur le revenu est archaïque, le surhomme est en marche… On avait pris l’habitude des apologies de l’économie
néolibérale, va-t-il falloir se faire à l’idée que la sociologie néolibérale a emboîté le pas à celle-ci ? On nous a souvent annoncé la
disparition des classes sociales, on sait ce qu’il en est. Dire que le capitalisme a disparu relève de l’idéologie. Au vu d’u ne crise
écologique peut-être insurmontable, affirmer que nous sommes dans une économie d’abondance quasi infinie est un fantasme
absolu. Et, si nous prenions un seul instant au sérieux cette dernière affirmation en retenant l’hypothèse d’une tendance, pourquoi
faudrait-il abandonner le choix de la réduction du temps de travail pour accompagner cette tendance tant qu’il reste encore du
travail à effectuer ? C’est dire qu’idéologie et fantasme débouchent sur une aporie intellectuelle.
[1] David Graeber, « Bullshit jobs », 2013, <http://www.strikemag.org/bullshit-jobs> ; Julien Brygo et Olivier Cyran, Boulots de
merde, Paris, La Découverte, 2016.
[2] Fondation Copernic (Pierre Khalfa coord.), Le plein emploi, c’est possible ! Éléments pour une politique de gauche, Paris
Syllepse, 2016. Attac, Par ici la sortie, Cette crise qui n’en finit pas, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.
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11
[3] Solow
R.,
« We’d
better
watch
out », The
New
York
Times
Book Review, July,
12 ,
1987,
<http://www.standupeconomist.com/pdf/misc/solow-computer-productivity.pdf>.
[4] Gordon Robert J., « Is US economic growth over ? Faltering innovation confronts the six headwinds », Center for Economic
Policy
Research, Policiy
Insight,
no 63,
september
2012,
<http://www.cepr.org/sites/default/files/policy_insights/PolicyInsight63.pdf> ; « L’âge de la croissance est derrière nous », Le
Monde, 21-22 février 2016, http://goo.gl/w75KyV>. Brynjolfsson Erik et McAfee Andrew, The Second Machine Age, W.W. Norton &
Company, New York, 2014, <http://goo.gl/Wo5RjG>.
[5] Ce débat, né aux États-Unis et qui a gagné l’Europe, est retracé dans l’ouvrage d’Attac, Par ici la sortie, Cette crise qui n’en finit
pas, Paris, Les Liens qui libèrent, à paraître en 2017. Pour les détails techniques : Harribey Jean-Marie, « L’impact cumulé des
crises sociale et écologique sur le devenir de la croissance : la fin programmée de celle-ci ? », Colloque Recherche et Régulation,
juin 2015, < http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/fin-croissance-rr.pdf> ; « La crise est bien celle du
capitalisme », Les Possibles, no 9, printemps 2016, <france.attac.org/nos-publications/les-possibles/numero-9-printemps2016/debats/article/la-crise-est-bien-celle-du-capitalisme> ;
Husson
Michel,
« Stagnation
séculaire
ou
croissance
numérique ? », hussonet, janvier 2016, <http://goo.gl/RDNDLa> ; Analyses et documents économiques, n°122, juin 2016,
<http://hussonet.free.fr/ade122.pdf> ; Ragot Xavier, « De quoi la stagnation séculaire est-elle le nom ? », L’Économie politique,
no 70, avril 2016, http://goo.gl/FtGD7U.
[6] Des données sur les séries longues dans Marchand Olivier, Thélot Claude, Deux siècles de travail en France, INSEE, Études,
1991. Pour la période récente : Pak Mathilde, Zylberman Serge, Letroublon Claire, « La durée du travail des salariés à temps
complet », Dares, Analyses, n° 47, juillet 2013, <http://dares.travail-emploi.gouv.fr/IMG/pdf/2013-047.pdf>.
[7] Ces confusions sont commises pendant les années 1980 à l’OCDE et en France dans les rapports d’Alain Minc (La France de
l’an 2000, Rapport du Commissariat général du Plan, Paris, O. Jacob, 1994) et de Jean Boissonnat (Le travail dans vingt ans,
Rapport du Commissariat général du Plan, Paris, O. Jacob, 1995).
[8] Il existe deux modes de validation collective : par le marché ou par décision politique de produire des services non marchands.
Voir Jean-Marie Harribey, La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de l’économie
capitaliste, Paris, Les Liens qui libèrent, 2016.
[9] André Gorz, L’immatériel, Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003, p. 55.
[10] Voir mon article « Il faut choisir entre revenu minimum et salaire minimum », Le Progrès social, n° 72, 25 juin 2016,
http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/travail/revenu-mini-salaire-mini.pdf.
[11] En comptant 50 millions d’adultes et 15 millions de jeunes.
[12] Yoland Bresson, L’après-salariat,, Une nouvelle approche de l’économie, Paris, Economica, 1993, 2e éd. J’ai montré que sa
construction formalisée ne tenait pas debout dans L’économie économie, Le développement soutenable par la réduction du temps
de travail, Pari, L’Harmattan, 1997. La démonstration figure aussi dans le chapitre 8 de ma thèse de doctorat, <http://harribey.ubordeaux4.fr/travaux/ouvrages/these-chapitre8.pdf>.
[13] Curieusement, l’auteur dit le contraire p. 155.
[14] Par exemple, Mateo Alaluf et Daniel Zamora (dir.), Contre l’allocation universelle, Montréal, Lux Éditeur, 2016 ; j’ai écrit dans
ce livre le chapitre « Repenser le travail, la valeur et les revenus », p. 47-80, <http://harribey.ubordeaux4.fr/travaux/ouvrages/repenser-travail.pdf>.
[15] Les livres emblématiques des années 1990 furent celui de Dominique Méda, Le travail, une valeur en voie de disparition,
Paris, Alto Aubier, 1995, (dont elle a démenti plus tard les conclusions par ses enquêtes dans Dominique Méda, Patricia
Vendramin, Réinventer le travail, Paris, PUF, 2013), et celui de Jeremy Rifkin, La fin du travail, Paris, La Découverte, 1996.
[16] Liogier ne distingue pas la production collective de revenu et sa répartition entre les individus : « Le revenu est aujourd’hui de
plus en plus déconnecté du travail. » (p. 147).
Cet article a été posté le Jeudi 22 décembre 2016
En ces périodes de primaire (s) , le conflit est-il primaire ?
Par Laura Lange | 21/12/2016, 11:50 | 460 mots
La philosophe Laura Lange éclaire les grands événements de l'actualité sous le prisme philosophique. Elle convoque dans ce billet plusieurs
grands penseurs pour expliquer les ressorts du terme conflit, qui se glisse dans les Primaires politiques organisées par les différents partis, en
amont de la Présidentielle 2017.
Le conflit ce n'est pas un désaccord qui en soi dort et ne cherche pas à prouver que l'autre à tort. C'est un désaccord qui sort de son lit,
déborde, se confronte dans la rencontre, ne tient pas compte, va à l'encontre. Athlétique. Souvent musclé. Les coups peuvent être bas, le ton
haut et les gestes indigestes.
Pour Hobbes, ce type de conflits entre types est primaire car c'est par nature l'état de guerre d'où l'intérêt de l'état pour sa sécurité. Mais à la
tête même de l'état, on n'est pas épargné. Diversité d'opinions. Houleuse cohabitation. Aussi pour la sécurité des partis, on établit des règles
comme les primaires. Fascinant !
Voici un état de conflit de tous contre chacun provoqué par le parti lui-même. Chacun prend le large de ses idées pour faire chavirer l'autre à
tort et lui montrer qu'il a raison. Le débat génère donc un conflit, armé de raison espérons !
Et le conflit, c'est quoi ? C'est le pouvoir de dire 'Non !'. Non, à l'autre qui nous réfléchit, nous renvoie quelque chose et nous provoque à
réfléchir.
Opportunité
Et réfléchir, c'est quoi ? C'est se dire non à soi. C'est entrer en conflit avec ce que l'on croit évident nous dit Alain. Aussi, pour dire non à l'autre
et réfléchir pour lui (lui renvoyer un truc à mon tour), mieux vaut donc se dire non à soi, réfléchir à ce qu'on va lui dire.
Car entrer en conflit c'est lutter pour se faire reconnaître nous dit Hegel, c'est prendre un risque, celui pour les candidats de renforcer leur
légitimité en risquant de la perdre, en risquant une syncope politique à la Copé.
Entrer en conflit c'est aussi pour Hegel non pas s'acharner coûte que coûte et jusqu'au bout mais se donner l'opportunité de renoncer pour
garder la vie, la face. Le conflit nous pousse à reconnaître que l'on dépend du monde extérieur (des votes ici) et que ce n'est pas en imposant
sa loi de maître mais en renonçant, en retardant son désir, en travaillant patiemment que l'on sort maître du conflit. C'est en ce sens que les
primaires sont conflictuelles, elles mettent sur le tapis les discordances (qui étaient dessous).
Se diviser pour mieux régner, pas pour détruire mais pour co-construire : Allez c'est à vous, après le combat-débat « élisez le candidat que vous
voulez y loger » (à l'Elysée) et on se rassemblera, avec raison garder, l'opposant devenant allié, le négatif productif et positif pour le collectif.
Ainsi est mon éthique de conduite : Si le conflit est primaire, le conflit est primordial.
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L'anthropologie managériale réinterroge le sens donné au travail humain
Par Jérôme Curnier | 22/12/2016, 11:45 | 740 mots
Le coaching est une pratique qui vise à aider la personne à élaborer sa propre parole de responsable par le jeu des interactions en
face à face. Cette dynamique d'accompagnement repose sur une anthropologie managériale qui constitue un système de poupées
gigognes dans lequel chaque "poupée" correspond à un niveau de réalité qui est l'expression visible du niveau précédent. Par
Jérôme Curnier, fondateur de l'institut Maïeutis.
Tout acte de management (premier niveau de réalité, comme l'entretien d'évaluation, le recrutement, le licenciement, etc.) repose
sur une conception du management (deuxième niveau de réalité). Or, la conception du management est en crise et aspire à une
transformation. Cette mutation influence le sens mais aussi la façon de poser tel ou tel acte de management.
Qualifions ce changement de management : la gouvernance n'est plus une affaire de pouvoir mais devient "un métier à part entière
dans lequel la gestion est moins importante que l'intuition, le goût du risque mesuré, l'empathie, la passion pour le métier de
l'entreprise", selon Marc Halévy.
Or, le management prend racine dans la conception que l'on se fait de l'entreprise. Et voilà que l'entreprise d'aujourd'hui n'est plus
la même que celle du passé. Naguère considérée comme une machine taylorienne mécaniste, la norme organisationnelle devient
celle du réseau.
Finalité
Par ailleurs, le fonctionnement de l'entreprise est considéré comme performant selon la conception que l'on se fait de sa san té et
de son efficacité. Mais lorsque le temps de l'organisation devient celui du rythme des ordinateurs, que la période est au doute
comme nouveau credo et à la perte des repères, la question de la finalité de l'entreprise devient première. Il ne suffit plus de
répondre au quoi faire ni au comment faire mais en vue de quoi le faire (pour quoi et non pourquoi)... L'entreprise en bonne
santé devient celle qui sait donner du sens à son action.
Marc Halévy a une formule qui résume les dangers de la financiarisation : "L'entreprise ne peut plus servir de rentes financières
aux actionnaires ni de rentes sécuritaires aux personnels qui la constituent."
Performance durable
Une entreprise, c'est d'abord la somme de métiers et des talents et autres savoir-faire. Or aujourd'hui, nombre d'entreprises ne
parviennent plus à traduire leur métier en savoir-faire générateur de valeur ajoutée. Ce qui compte le plus n'est pas ce que l'on fait
ni ce que l'on sait produire mais la façon dont on s'y prend et la raison pour laquelle on le fait. La différenciation par le marketing et
le produit ne suffisent plus. La clé d'une performance durable portera de plus en plus sur le savoir être, la façon dont on fait les
choses et sur le sens que l'on y adjoint.
De plus en plus, les entreprises prennent conscience que les valeurs, lorsqu'elles sont incarnées par les personnels, conduisent à
une performance durable et constituent une authentique stratégie pour établir des relations solides de coopération tant en interne
qu'en externe avec clients et fournisseurs.
Repenser la place de l'Homme
La conception de l'entreprise repose elle-même sur la conception que l'on a de l'économie et de son fonctionnement. Dans
l'économie dite moderne, l'étalon de la richesse était l'argent et son moteur, le progrès scientifique et technologique. Mais les
désastres écologiques, financiers, politiques, humains, auxquels cette économie a conduit au cours du XXème siècle a mis fin
progressivement à cette période.
Nous sommes en fait dans les douleurs de l'enfantement d'une économie post-industrielle dont les prémices reposent sur la
connaissance. Au cœur de cette conception nouvelle de l'économie, c'est la place de l'Homme qui est à repenser ainsi que la façon
dont on conçoit ce dernier. Cet être humain post-industriel est un être complexe, pris dans un réseau multidimensionnel de
relations, qui est plus que sa matérialité, son adresse physique, qui sait que la consommation n'est pas égale au bonheur ; qui doit
apprendre à vivre avec frugalité ; en redécouvrant et en respectant son intériorité.
Interrogation
Finalement, cette anthropologie réinterroge notre conception de la vie et le sens que l'on donne au travail humain dans son
acception le plus noble.
Coacher un responsable consiste à aligner ces niveaux de réalités, ces poupées gigognes, aussi loin et profondément que
possible, avec la conscience de l'anthropologie à laquelle il donne corps dans l'acte d'accompagner. L'enjeu est de permettre aux
acteurs de l'entreprise de devenir "plus entrepreneur que gestionnaire, plus visionnaire que [garant] budgétaire, plus charismatique
que technique, plus animateur de réseaux que hiérarchique, plus catalyseur de talents que fournisseur de profits"(Marc Halévy).
Jérôme Curnier est l'auteur de Coaching Global, tomes 1 et 2 (éditions Afnor)
Malgoverno à la française
 Elie Cohen 21 décembre 2016
Malgoverno : terme italien pour caractériser un gouvernement aboulique, un État faible, incapable d’exercer ses prérogatives de puissance
publique, des institutions au fonctionnement chaotique, des entreprises publiques affermées aux partis politiques, des acteurs sociaux plus
enclins aux stratégies d’obstruction qu’aux compromis dynamiques et au total une mauvaise gestion des services publics…
Les crises récentes et répétées intervenues dans le domaine de l’énergie suite à des interventions brouillonnes et chaotiques de la puissance
publique conduisent à s’interroger sur un malgoverno à la française.
Au cours des derniers mois en effet, le Conseil d’État a invalidé une décision de Ségolène Royal sur les tarifs électriques, EDF a protesté contre
la proposition dérisoire d’indemnisation pour la fermeture éventuelle de Fessenheim mais a obtenu le soutien de l’État pour Hinckley Point,
Areva tarde à boucler son plan de restructuration interne car l’État et EDF ne parviennent pas à se mettre d’accord sur les conditions de
cession d’Areva NP (réacteurs).
Revenons sur ces quatre dossiers qui mettent à mal l’idée d’un État stratège et d’une entreprise poursuivant une stratégie cohérente à partir
de la feuille de route rédigée par l’actionnaire majoritaire.
Le Conseil d’État vient donc de censurer rétroactivement un arrêté tarifaire pris par Mme Ségolène Royal obligeant EDF à émettre des factures
pour les 12 derniers mois à 28 millions de ménages. Cette affaire présente un triple intérêt. D’une part c’est la CRE, le régulateur sectoriel, qui
en fonction des contraintes réglementaires et de marché fixe la hausse des prix souhaitable, le ministère devant simplement prendre le décret
nécessaire. En refusant, pour des raisons d’opportunité politique, cette hausse qu’elle savait justifiée et conforme aux engagements pris tant
vis-à-vis d’EDF que de ses concurrents, la ministre sait qu’elle devra revenir sur la mesure un an plus tard, elle accepte donc de propos délibéré
de perturber le jeu économique et de faire des fausses promesses aux consommateurs par pur cynisme politique. Plus grave encore, comme
elle viole les règles prévues pour déterminer l’évolution des prix, elle annonce la modification de ses règles (intégration des prix de gros
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déprimés dans la formule de calcul) aggravant au passage la programmation à long terme du secteur énergétique… au moment où elle ne jure
que par la Loi de Transition énergétique !
Dans l’affaire Fessenheim on franchit une marche supplémentaire dans la désinvolture politique. Au départ il y a le compromis nucléaire passé
par le PS avec EELV : en échange de la poursuite de l’EPR de Flamanville la gauche s’engage à limiter la croissance du nucléaire. Français
Hollande annonce donc d’emblée le plafonnement à 50% du nucléaire dans le mix électrique à l’horizon 2025 et la fermeture de Fessenheim
avant la fin de son mandat. Le problème est que l’EPR de Flamanville prend du retard et qu’il faut donc continuer à investir dans Fessenheim
pour satisfaire les demandes du régulateur de sûreté nucléaire et assurer les besoins. Pour des raisons d’affichage politique Ségolène Royal
demande que la procédure de fermeture soit engagée avant fin juin 2016. Légitimement EDF demande que soient engagés les travaux sur
l ‘indemnisation de l’entreprise pour le manque à gagner généré par une fermeture anticipée d’une centrale qui marche et qui dispose de
toutes les autorisations légales. La question de l’indemnisation est d’autant plus cruciale que la centrale a bénéficié de fonds de coinvestisseurs suisses et allemands (32,5% du capital). EDF espère obtenir entre 1,5 et 2 milliards et demande plus, Ségolène Royal répond
qu’elle envisage une somme de l’ordre de 50 millions d’Euros. EDF, entreprise publique contrôlée à 85% par l’État, sur un sujet majeur de la Loi
de Transition Energétique, décide de s’opposer à la volonté de l’État et de ne pas engager la procédure de fermeture ! Un compromis est
finalement trouvé avec un paiement garanti par l’État de 400 millions d’euros et un versement complémentaire indexé sur le prix du KWH
d’électricité étalé sur la durée de vie théorique de la centrale.
Au moment où l’État presse EDF de réduire la part du nucléaire dans le mix energétique français il l’incite à lancer Hinckley Point au RoyaumeUni pour assurer l’avenir du nucléaire en Europe alors que la technologie EPR n’a pas subi l’épreuve de l’exploitation, alors que le coût unitaire
s’est emballé, que les exigences du régulateur britannique interdisent l’effet de série, que des solutions optimisées de l’EPR étaient sur le point
d’aboutir et qu’au total les 21 milliards d’euros à investir fragilisent les finances d’EDF.
Avec la reprise d’Areva NV par EDF c’est un autre cas de figure de dysfonctionnement de la relation État-entreprise publique à laquelle on
assiste. Areva en faillite l’État doit veiller à la fois à assurer la pérennité d’un maillon clé de la filière nucléaire, financer la recapitalisation et
préserver l’emploi. La logique aurait voulu qu’Areva NV soit adossé à un electromécanicien type Alstom mais cette solution avait été rejetée
avec constance par Areva. À défaut l’État aurait pu recapitaliser l’entreprise et la maintenir en l’état, c’est-à-dire comme opérateur intégré du
nucléaire. Mais l’État s’est rendu compte des graves défauts du modèle intégré et de la perte de compétence progressive d’Areva NP. Il décida
donc de confier le sort de l’entreprise à son principal client, EDF. Mais le client qui avait certes intérêt à la survie de son fournisseur n’avait ni
les moyens financiers du rachat, ni les compétences industrielles pour redresser l’entreprise, ni la capacité à supporter le mauvais risque
finlandais porté par Areva. D’où une solution où l’État contraint EDF à faire « son devoir » ce qui conduit EDF à refuser de porter les mauvais
risques et à minimiser l’impact financier du rachat. Les montages financiers font les délices des banquiers d’affaires et des juristes
internationaux alors qu’il s’agit de deux entreprises publiques dépendant de décisions de l’État pour leur financement.
Quelles sont les caractéristiques de ce malgoverno observé dans le domaine de l’énergie mais dont on soupçonne qu’il est à l’œuvre dans
d’autres secteurs ?
D’abord l’illusion de la toute-puissance du politique. Un ministre branché sur l’opinion publique estime qu’il peut s’affranchir des lois de la
gravité économique comme les droits des actionnaires, les règles de fixation des tarifs ou les contrats liant fournisseurs et clients. Il peut
même tenir pour quantité négligeable les avis motivés du régulateur quitte à subir les foudres du magistrat administratif.
Ensuite la pratique curieuse qui consiste à ouvrir le débat après l’adoption de la Loi. Chacun savait que la Loi dite de transition énergétique
dans son volet nucléaire était inapplicable mais le symbole politique devait primer par rapport à la réalité économique. Le résultat anticipé se
réalise aujourd’hui avec pour l’État le choix entre renier ses engagements et payer à l’entreprise une indemnité financière absurde au regard
des priorités de l’action publique.
Enfin l’échange de bons procédés entre l’État et l’entreprise, chacun sortant de sa zone de responsabilité pour contraindre l’autre à violer son
mandat au prix de négociations infinies sur les compensations. C’est ainsi que l’État conforte la stratégie internationale d’EDF et lui évite de
constater des pertes sur les survaleurs comptabilisées à son bilan ; EDF, de son côté, aide l’État à gérer le dossier Areva d’un triple point de vie
social, financier et politique.
Faut-il ajouter qu’au passage le gouvernement foule les principes de fonctionnement de l’État notamment la séparation de l’Etat comme
auteur de politiques publiques et de l’État régulateur sectoriel ou de sûreté, ou encore la séparation de l’État investisseur (à travers l’APE) et
de l’État social ou enfin de l’État tenu par la règle des contrats signés et de l’État qui décide en opportunité politique ?
Au total c’est l’ensemble du système décisionnel qui devient dysfonctionnel car les responsabilités sont mal définies, les règles ne sont ni
durables ni protectrices et la gestion publique devient prisonnière de calculs partisans. De proche en proche on s’habitue dans l’entreprise à
l'injonction contradictoire comme mode normal de communication État-entreprise publique et on s’habitue à la corruption de la gestion des
entreprises publiques par des considérations politiques de court terme.
Il est frappant de constater qu’EDF, fille ainée du colbertisme high tech, lorsque les conditions géo-économiques (l’hiver nucléaire), géopolitiques (marché unique européen), technologiques (difficultés de l’EPR) et politiques (conversion écologique du PS) changent, mue en
étendard du malgoverno, comme si l’intimité des relations avec l’État ne pouvait produire que le pire après avoir produit le meilleur.
Front populaire: un octogénaire sans anniversaire
 Julien Damon 10 décembre 2016
On peut penser ce que l’on veut du Front Populaire. Virage historique majeur ; début d’un ensemble de difficultés ; composition
politique alambiquée ; embrasement social préoccupant ; explication de la guerre qui va arriver ; racines d’une pacification des
relations sociales. Chacun ses idées. 1936 reste, en tout cas, dans tous les esprits, un jalon capital, glorifié ou déploré, de l’histoire
sociale du pays. TOn ne peut donc que s’étonner de son non-anniversaire en 2016. En particulier par un gouvernement de gauche.
La France aime pourtant les célébrations. Il existe même un très officiel guide annuel des commémorations nationales. Certaines
années sont riches d’évidences. En 2015, on a pu célébrer la fin de la seconde guerre mondiale et l’organisation de la sécurité
sociale. Les 70 ans du vaisseau amiral de la protection sociale à la française n’ont pas donné lieu à des feux d’artifice mais à une
mobilisation des caisses et des régimes, ponctuée par un grand colloque conclu par le Président de la République. Ce qui n’est
jamais rien.
2016 aurait pu être l’occasion de nombreuses cérémonies. Il y en avait potentiellement pour tous les goûts : 70 ans du
commissariat général au plan (plusieurs fois rebaptisé et refondu), du statut de la fonction publique, ou encore de la création du
CNPF (ancêtre du MEDEF). Mais si on va au-delà des 70 ans pour aller jusqu’aux 80 ans, une référence s’impose : le Front
populaire. Pourtant 2016 n’aura pas soufflé de bougies sociales.
Revenons à l’histoire. Après les manifestations nationalistes du 6 février 1934, dans un contexte d’effervescence politique, sur fond
de vifs affrontements au Parlement et dans la rue, le programme du Front populaire est publié en janvier 1936. Sa victoire aux
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législatives du printemps éveille un immense espoir dans le camp des travailleurs et des craintes symétriques dans celui du
patronat. Un vaste mouvement de grève dans tous les secteurs laisse augurer, rêver ou craindre (c’est selon) une révolution
sociale. Des réformes substantielles sont décidées. Des femmes (trois) entrent au gouvernement. En juin, dans les suites des
« accords Matignon », plusieurs textes amènent une nouvelle substance au droit social tout en transformant la vie des gens :
reconnaissance de la liberté syndicale, élections des délégués du personnel, généralisation des conventions collectives, semaine
de travail de 40 heures, deux semaines de congés payés. En juillet, alors que la scolarité obligatoire est portée à 14 ans, l’accès à
une retraite est organisé dans les mines à 65 ans. Tout l’été – ceci ayant peut-être été rétrospectivement monté en mythologie
ouvrière – des ouvriers sillonnent les routes à vélo et découvrent les plaisirs des vacances. C’est le temps des congés payés et des
auberges de jeunesse, sous l’impulsion du sous-secrétaire d’Etat à l’organisation des loisirs et des sports (sic) Léo Lagrange.
Tout n’est pas rose pour autant. La période connaît les tensions de la guerre d’Espagne, les échecs économiques et la nécessité
de dévaluations, les spectres des fascismes qui s’étendent en Europe. D’aucuns pourraient mettre en avant des ressemblances
avec les conflits qui concernent directement la France aujourd’hui en Libye ou en Syrie, avec des problèmes économiques qui ne
s’atténuent pas, avec l’affirmation des populismes. Les parallèles sont néanmoins largement anachroniques. Les Jeux olympiques
de Berlin n’ont pas grand-chose à voir avec ceux de Rio. Les menaces fascistes ne sont pas de même nature que les menaces
islamistes. Les chocs économiques n’ont ni la même intensité ni les mêmes origines. Il n’en reste pas moins qu’à 80 années
d’intervalle, on peut assurément parler de périodes troubles, dans les deux cas.
2016 aurait pu être l’occasion d’une comparaison, d’une mise en perspective, d’interrogations sur le sens du progrès social, son
contenu, son rythme, ses « pauses » (pour reprendre l’expression de Léon Blum en 1937). Or 2016 n’a pas été l’occasion de la
célébration, même critique, ni de la seule évocation. Il faut dire que le pouvoir en place s’est empêtré dans sa loi travail. La gauche,
en 1936, s’appuyait sur une dynamique de grève pour faire avancer ses idées et propositions. La gauche, en 2016, a dû se
confronter à une grève contre la mise en œuvre de ses nouvelles idées.
Quelques hommages ponctuels ont tout de même été rendus, par exemple le 1ermai (date symbolique) devant la statue de Léon
Blum dans le 11earrondissement à Paris. Mais peu d’affluence et peu d’effusion. Le Président de la République a prononcé un
discours lors d’un colloque « la Gauche et le pouvoir », le 3 mai 2016. François Hollande a alors bien souligné que la date
correspondait au 80e anniversaire de l’avènement du Front populaire, comme d’ailleurs aux 35 de la victoire de François Mitterrand
en 1981, ou encore aux presque 20 ans du succès de Lionel Jospin aux législatives de 1997. Mais peu de reprise et peu
d’ouverture de débats. En juin, le ministre de l’Economie, Emmanuel Macron, a lui été accueilli par des jets d’œuf lors d’une visite à
Montreuil pour dévoiler un timbre anniversaire. Quelques rencontres ont bien été montées, comme, en novembre, un colloque
organisé à HEC avec la fondation Jean Jaurès. Mais au fond, rien de très ambitieux, ni de très visible.
On ne peut que le déplorer. Non par nécessité de tout commémorer ni pour forcément glorifier, mais simplement parce qu’il est bon
de connaître et discuter son passé, afin de savoir vers quoi l’on peut raisonnablement se diriger.
Il y a, bien évidemment, une double raison à cette non-commémoration. La première tient d’une gauche de gouvernement affaiblie,
qui craint les critiques de sa propre gauche, dite « frondeuse », notamment en raison du caractère non populaire de ses décisions.
La deuxième tient de la potentielle récupération des avancées populaires de 1936 par un tout autre front, national et populiste.
Deux élections présidentielles auront passé, dans dix ans, pour l’anniversaire du front populaire nonagénaire. La célébration,
raisonnée, sera alors peut-être davantage de mise.
lundi 26 décembre 2016
L'article 66 ou Le Vengeur masqué
L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 13 décembre 2016 a l'apparence d'une revendication. De toute évidence, le
juge judiciaire n'entend pas laisser au juge administratif, et plus précisément au Conseil d'Etat, le monopole du contrôle de l'état d'urgence.
Le contrôle de la décision de perquisition
Hakim X., l'auteur du pourvoi, a fait l'objet d'une double perquisition administrative le 15 novembre 2015 à la fois à son domicile et à celui de
ses parents, soit un peu plus de 24 heures après que l'état d'urgence ait été mis en application. Le préfet du Rhône considérait alors, dans les
arrêtés décidant cette mesure, qu'il existait "des raisons sérieuses de penser" que se trouvaient dans ces lieux "des personnes, armes ou objets
pouvant être liés à des activités à caractère terroriste".
Les perquisitions sont fructueuses. Chez Hakim X, ont été trouvés un pistolet mitrailleur kalachnikov, avec deux chargeurs approvisionnés, dont
un engagé (...) trois pistolets automatiques (...), un fusil à pompe, des munitions, divers accessoires à ces armements, des armes blanches, un
taser, une paire de jumelles électroniques, des vêtements militaires, des brassards de police, une paire de menottes, une cagoule, des gant.
Les parents, quant à eux, ne possédaient qu'un "lance-roquettes approvisionné, un fusil de chasse et des munitions". Après une garde à vue et
l'ouverture d'une information judiciaire, Hakim X a été mis en examen pour toute une série d'infractions, de la détention illégale d'armes à
l'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un crime. Il a été immédiatement placé en détention provisoire.
Ses avocats demandent à la chambre de l'instruction l'annulation des actes de la procédure judiciaire et invoquent l'illégalité des arrêtés
préfectoraux ordonnant les perquisitions sur le fondement de l'état d'urgence.
La question méritait d'être posée. Aux termes de l'article 111-5 du code pénal, le juge pénal est compétent pour interpréter un acte
administratif, lorsque, de cet examen, "dépend la solution du procès pénal" qui lui est soumis. La Chambre de l'instruction de la Cour d'appel
de Lyon avait refusé d'examiner la légalité des arrêtés préfectoraux, au motif que la solution du procès pénal n'en dépendait pas. En effet, un
tel examen n'aurait, de toute manière, pas eu pour conséquence de faire disparaître les infractions découvertes lors de ces perquisitions. De
toute évidence, la Chambre de l'instruction se référait à une jurisprudence constante qui autorise le juge pénal à apprécier la légalité d'un acte
administratif, quand une personne est accusée d'avoir enfreint les dispositions de cet acte.
La Chambre de criminelle écarte cette analyse et, ce faisant, élargit sensiblement l'étendue du contrôle de légalité effectué par le juge pénal.
Elle considère en effet qu'il peut intervenir lorsque "de la régularité de l'acte dépend celle de la procédure". En l'espèce, la régularité de la
perquisition dépend, à l'évidence, de celle de l'arrêté préfectoral qui décide une telle mesure. La Chambre de l'instruction a refusé d'examiner
la légalité de l'acte, et la Chambre criminelle prononce donc la cassation de sa décision.
L'article 66
Reste, et c'est l'essentiel de la décision, à s'interroger sur le fondement de cette décision. La Chambre criminelle affirme d'emblée, avant
même de s'interroger sur le contenu du pourvoi, que "les mesures de contrainte dont la personne suspectée ou poursuivie peut faire l'objet
sont prises sur décision ou sous le contrôle effectif de l'autorité judiciaire". Que l'on ne s'y trompe pas, c'est l'attendu essentiel de la décision,
celui qui témoigne de la position de la Cour de cassation sur le contrôle de l'état d'urgence.
Ce "contrôle effectif de l'autorité judiciaire" sur "les mesures de contraintes" ne peut manquer de faire penser aux termes mêmes de l'article 66
de la Constitution. Celui-ci énonce en effet que "nul ne peut être arbitrairement détenu. L'autorité judiciaire, gardienne de la liberté
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individuelle, assure le respect de ce principe dans les conditions prévues par la loi ". Pour le moment, ces dispositions font l'objet d'une
interprétation étroite, issue de la jurisprudence du Conseil constitutionnel fidèlement mise en oeuvre par le Conseil d'Etat.
Tous deux limitent son application à la "liberté individuelle" au sens le plus étroit possible, c'est-à-dire définie comme le droit de ne pas être
arrêté ni détenu arbitrairement. Dans sa décision du 9 juin 2011, le Conseil constitutionnel estime ainsi que l'assignation à résidence, en
l'espèce il s'agit de la procédure visant les étrangers, ne comporte aucune privation de la liberté individuelle, quand bien même elle entraine
des restrictions à la liberté d'aller et venir. L'article 66, qui se réfère uniquement à la liberté individuelle, est donc un moyen inopérant pour
contester la constitutionnalité d'une loi autorisant une assignation à résidence, dès lors que cette procédure ne porte atteinte qu'à la liberté
individuelle.
Si l'on considère la mise en oeuvre de l'actuel état d'urgence, on constate que le Conseil constitutionnel a toujours affirmé que les décisions
administratives prises sur son fondement relevaient de la compétence du juge administratif. Ayant pour objet de prévenir les atteintes à
l'ordre public, elles sont l'expression de prérogatives de puissance publique, justifiant le contrôle par la juridiction administrative.
Le Conseil d'Etat applique ce principe à la lettre, tant pour le contrôle des assignations à résidences que pour celui des interdictions de réunion
ou de manifestation ou celui des perquisitions. Dans ce dernier cas, il a même été invité par la loi du 21 juillet 2016 à donner l'autorisation
d'exploiter les données saisies pendant une perquisition. Le Conseil d'Etat exerce d'ailleurs un contrôle très approfondi sur les motifs invoqués
par l'administration à l'appui de cette demande d'exploitation, comme le prouve une ordonnance de référé du 5 septembre 2016. Certes, le
juge administratif remplit sa mission de contrôle, mais on peut tout de même être surpris de cette exclusion systématique du juge judiciaire,
alors même qu'une saisie opérée lors d'une perquisition devrait avoir pour conséquence de transformer une perquisition administrative en
perquisition judiciaire.
Dans ces conditions, le vice-président du Conseil d'Etat pouvait affirmer en janvier 2016, dans un de ces "point-presse" dont il a désormais
l'habitude, que "le Conseil d'Etat est très attentif à la préservation des compétences des tribunaux judiciaires". Ce propos avait le mérite de
n'engager à rien, dès lors que le juge judiciaire était exclu du contrôle de l'état d'urgence. Aujourd'hui, la Cour de cassation donne une
réponse, sans "point presse", au détour d'un arrêt. Elle affirme que cette vision étroite de l'article 66 n'est pas la sienne, et qu'elle entend
revenir dans le contentieux des perquisitions, celui là même dont elle a été exclue. On attend la suite avec impatience.
Syndicalisme : comment font les autres ?
Anna Quéré
En France, le syndicalisme traverse une crise profonde. Qu’en est-il ailleurs ? De quels modèles s’inspirer ? Deux
chercheurs passent au crible le dialogue social dans quinze pays occidentaux.
Nés avec la révolution industrielle, les syndicats semblent aujourd’hui bien fragiles. Partout, la globalisation de l’économie et la
révolution technologique ont bousculé les relations sociales. Trois grands modèles subsistent : le modèle anglo-saxon tout d’abord,
qui se caractérise par un droit du travail très allégé. Le modèle allemand ou rhénan, ensuite, est régulé par branche d’activité et
l’État n’intervient que dans un second temps, dans la codification des normes du travail. Enfin, dans les pays du Sud de l’Europe,
l’État joue un rôle primordial dans la régulation sociale. Ces trois modèles sont ébranlés depuis une vingtaine d’années : « Partout,
on tend vers un système dual : certains secteurs restent bien protégés, notamment là où les salariés sont les plus qualifiés, et,
parallèlement, se développe une sorte de Lumpenproletariat, avec des travailleurs peu qualifiés qui ne bénéficient que de droits
très minimaux », décrypte Dominique Andolfatto, chercheur en science politique et spécialiste du syndicalisme.
Le contrat 0 heure au Royaume-Uni ou les minijobs en Allemagne, qui concernent 7 millions de salariés, se caractérisent ainsi par
une quasi-absence de droits collectifs. Dans ce contexte, on observe dans le même temps un net recul du nombre d’adhérents aux
syndicats traditionnels.
Exceptionnels Belges
À une exception près : la Belgique. Dans ce pays, le taux de syndicalisation reste élevé, autour de 52 %, car les syndicats sont
impliqués dans la gestion de l’assurance chômage. Aux États-Unis, en revanche, les syndicats ont quasiment disparu de certains
États ; ils subsistent, bon an mal an, en Californie ou dans l’État de New York. Ce constat a conduit les organisations syndicales
américaines à se rapprocher du terrain : l’organizing consiste à proposer un syndicalisme de services aux adhérents (aide
juridique, services à la personne, assurances…), en travaillant avec des mouvements de jeunes, des associations culturelles ou
même des églises. Cet organizing permet au syndicalisme américain de maintenir la tête hors de l’eau, mais ne le relance pas
véritablement. Selon D. Andolfatto, « ce type de militantisme peut se rapprocher de ce que propose Podemos en Espagne : on
n’invente pas un nouveau syndicalisme mais plutôt de nouvelles formes de protection collective ». En Europe aussi, les syndicats
peinent à recruter. Pourtant, ils sont de plus en plus associés aux négociations sociales : cela s’explique en partie par la
progressive décentralisation de la négociation collective, qui signifie que les normes du travail peuvent être élaborées au niveau
local. Aux États-Unis, ce processus est désorganisé et s’apparente à de la dérégulation pure et simple. Dans les pays européens,
ce mécanisme se développe aussi mais est contenu par la législation européenne, qui tend à jouer un rôle d’harmonisation dans la
régulation du travail et tente d’anticiper les transformations du salariat et des modes d’action collective. Car même les mouvements
sociaux changent de visage : la grève, ce modus operandi de la conflictualité sociale, décline dans la plupart des pays : en France,
un salarié ne fait plus grève, en moyenne, qu’un jour tous les treize ans. Aujourd’hui, lors d’un mouvement social, les travailleurs
utilisent d’autres moyens pour se faire entendre, notamment par des actions médiatiques. « La grève, cette forme d’action un peu
sacrificielle en France, n’existe pas de la même manière en Allemagne, où les grévistes reçoivent une indemnité forfaitaire. C’est
une force de frappe qui va peser lourdement sur les négociations en cours, explique D. Andolfatto. En France, si les négociateurs
pouvaient s’appuyer sur des adhérents nombreux, cela leur donnerait une légitimité plus forte. »
Dominique Andolfatto et Sylvie Contrepois (dir.), Syndicats et dialogue social. Les modèles occidentaux à l’épreuve, 2016.
La rhétorique politique entre conviction et intoxication
Entretien avec Cécile Alduy
Propos recueillis par Jean-François Marmion
Discours à géométrie variable, « éléments de langage » élevés au rang des beaux-arts, petites phrases tronçonnées, mixées et diffusées
instantanément dans l’océan d’informations de la Toile… Il apparaît plus difficile que jamais de discerner ce qui relève de la bonne foi, de la
tactique et de l’esbroufe dans la parole politique.
Vous avez étudié 500 déclarations de Jean-Marie et Marine Le Pen sur un quart de siècle. Pouvez-vous rappeler vos principales observations
?
La conclusion essentielle est l’extraordinaire continuité entre les discours du père et de la fille sur le programme et les thématiques, et la
subtilité des inflexions essentiellement stylistiques que Marine Le Pen a fait subir à ce fonds commun. En résumé : M. Le Pen change les mots,
pas les idées du Front national. Contrairement aux autres partis, on constate au Front national une très grande pérennité de la vision du
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monde, des axes programmatiques, des mots-clés prioritaires et même des phrases entières. M. Le Pen hérite de son père des « lieux
communs », au sens rhétorique du terme, mais elle en modernise le vocabulaire (« déclin » plutôt que « décadence », « cultures » plutôt que «
races »), et élimine les énoncés les plus répulsifs (les clichés antisémites et le racisme biologique). Dans les interviews pour un large public, ce
toilettage lexical s’accompagne d’une reformulation, de l’argumentaire anti-immigration en une bataille pour la laïcité et pour l’emploi. Nous
nous trouvons face à un « double discours » au sens où se superposent une version « light », politiquement correcte à destination des médias
de grande écoute, et la version traditionnelle du Front national pour les discours aux militants.
Peut-on définir, au Front national ou dans d’autres partis français, ce qui relève de la tentative de manipulation ou de simples efforts de
persuasion dans l’évolution des grandes lignes de force du discours politique ?
Distinguer manipulation et « simple persuasion » relève de la gageure dans le cas du discours politique, car on ignore toujours l’état d’esprit du
locuteur. À moins d’avoir connaissance d’un système organisé de fabrication de chiffres, de falsification de données, de propagande ou de
mensonge avéré à des fins de domination, nous faisons face à deux problèmes symétriques : celui de l’intentionnalité de l’orateur, et celui de
la perception de cette intentionnalité. Autrement dit : est-ce que le locuteur est volontairement en train de déformer la réalité ou d’user de
techniques abusives de persuasion, ou bien est-il perçu comme étant de mauvaise foi ? Pour qu’il y ait manipulation, il faut intention de
tromper, de mentir, voire de nuire. Or on peut croire sincèrement aux contre-vérités qu’on énonce. J’ai interviewé Jean-Marie Le Pen : les
chiffres qu’il cite sur l’immigration sont inexacts, mais il y croit. Son discours est transparent, sincère, même si le moindre « fact-checker »
relève de nombreuses déformations de la réalité. Parallèlement, la manipulation suppose également un jugement de valeur extérieur à
l’orateur, sur ses buts et sa sincérité. Il est bien connu que l’on reproche toujours à l’adversaire d’être dans la manipulation, et qu’on se
réclame soi-même simplement désireux de convaincre. Même le recours à l’émotion, que ce soit susciter l’empathie grâce à
un storytelling efficace ou solliciter la peur ou la haine, est une technique de persuasion rhétorique classique. Le recours au pathos n’est pas
moins éthique en politique qu’ailleurs, car le politique est aussi une communauté cognitive et émotionnelle.
Le recours aux « éléments de langage » et le règne des communicants ont-ils instauré de nouvelles formes de manipulation dans le discours
politique, ou ont-ils simplement modernisé de vieilles ficelles ?
Les éléments de langage ont effectivement pour objet de manipuler, au sens de « prendre en main » l’agenda médiatique et d’imposer une
interprétation des événements. On semble s’éloigner ici de la persuasion pour entrer dans les techniques de contrôle de l’opinion publique,
voire de l’information. Mais ces éléments de langage n’ont de nouveau que le nom. George Orwell, dans son essai Politics and the English
Language (1946), s’en prend déjà à ces expressions toutes faites qui servent à masquer, édulcorer ou transfigurer le réel pour en donner une
image plus satisfaisante : « Le langage politique (…) a pour fonction de rendre le mensonge crédible et le meurtre respectable, et de donner à ce
qui n’est que du vent une apparence de consistance. » Et d’ajouter : « Le langage politique doit donc principalement consister en euphémismes,
répétitions de principe et imprécisions nébuleuses. Des villages sans défense subissent des bombardements aériens, leurs habitants sont
chassés (…), leur bétail est mitraillé (…) : cela s’appelle la pacification. » Certes, il existe aujourd’hui des équipes de communicants dédiées à la
fabrication de ces fragments de discours qui fonctionnent comme des lieux communs à usage éphémère et tactique. La déformation de la
réalité s’est professionnalisée, mais la nature du procédé (forcer une expression « prêt-à-penser » sur la réalité) n’a pas fondamentalement
changé.
Est-ce que la dynamique du flot d’informations toujours plus abondantes, parfois aussi vite commentées qu’oubliées, change quelque chose
dans la construction et la présentation d’arguments politiques sur la scène médiatique ?
Oui, et les effets proprement politiques de cette transformation rhétorique de la parole politique et de sa réception sont immenses, et encore
mal évalués. La révolution majeure de l’ère de l’information est l’accélération et l’accès généralisé, mais décentré, à des sources de données
infinies et non hiérarchisées. La logique du flux continu sur les émetteurs qui transmettent la parole politique (médias traditionnels, réseaux
sociaux) a pour conséquence une médiatisation croissante de la parole politique, qui n’arrive au citoyen qu’après de nombreux intermédiaires
qui auront découpé, interprété, déformé le discours originel en de minuscules citations. On perd totalement la logique d’ensemble, l’idée
d’une progression, d’une argumentation du discours, pour entrer dans une logique du « mot-image », qui doit frapper et communiquer en
quelques syllabes toute une vision ou un programme. Le discours devient mot. On l’écrit en paquets de 140 signes pour Twitter.
Que vous inspire la rhétorique des différents partis politiques à l’heure où la lutte contre Daesh devient officiellement une guerre ?
Depuis les attentats du 13 novembre 2015, interprétés immédiatement comme « un acte de guerre » par le président Hollande, on observe
une radicalisation de la rhétorique guerrière dans tous les partis, non seulement contre Daesh, mais envers les adversaires et « ennemis de
l’intérieur », accusés, traqués, vilipendés avec une certaine violence verbale. À chaque nouvel attentat, l’unité nationale et le discours de
dépassement de soi et des clivages volent de plus en plus vite en éclats, pour faire place à une escalade rhétorique sécuritaire et à un climat de
suspicion et de dénonciation d’ennemis et de responsables. Alors que s’engage la campagne pour les présidentielles 2017, il est à craindre que
l’exploitation politicienne de la menace terroriste (celle qui tend à cliver, accuser, diviser à des fins électorales) s’amplifie.
Cécile Alduy
Professeure de littérature française à Stanford University (Californie), elle a publié Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du nouveau
discours frontiste (Seuil, 2015).
Politique et Internet : une citoyenneté renouvelée ?
PAR STÉPHANIE WOJCIK · PUBLICATION 01/06/2016 · MIS À JOUR 31/05/2016
La contribution du numérique au fonctionnement des régimes démocratiques est régulièrement mise en question, qu’il
s’agisse de faire sa critique ou de faire perdurer son existence, en améliorant l’expression et la participation citoyennes.
On assiste à un foisonnement d’initiatives démocratiques portées tantôt par des institutions, tantôt par des citoyens, de
manière individuelle ou collective. Par exemple, si le « projet de loi El Khomri » (appelé aussi « Projet de loi Travail ») a
suscité au printemps 2016 des mécontentements manifestés notamment par voie et/ou voix numérique, celui d’Axelle
Lemaire, Secrétaire d’Etat chargée du Numérique, relatif à la « République numérique » a bénéficié de contributions
postées par les internautes sur une plateforme dédiée à la consultation, puisque cinq nouveaux articles ont été rajoutés.
Dans le même temps, des mouvements se structurent en faisant des outils numériques des instruments d’un renouveau
démocratique ou d’une autre manière de faire de la politique. On pense aux Indignés, ou à La Nuit Debout. Il y a aussi le Parti
Pirate et son concept de « démocratie liquide » appuyé par des wikis ; mais ses objectifs peinent à se concrétiser, car ils sont
menacés autant par une institutionnalisation, délétère pour ses principes fondateurs, que par la faiblesse de l’institutionnalisation.
Plus récemment, le collectif #mavoix envisage de renouer avec la pratique du mandat impératif – dans ses choix, l’élu serait
obligatoirement tenu par les votes de ses électeurs – dont le vote électronique permettrait l’effectivité à grande échelle.
Au-delà de ces exemples que l’on pourrait multiplier, et qui illustrent le caractère hétérogène de ces initiatives, qu’est-ce que cela
implique pour les chercheurs, de s’intéresser au rapport politique/numérique, ou plus précisément aux possibles effets
démocratiques d’Internet ?
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 Greffet F., Wojcik S., 2014, « La citoyenneté numérique. Perspectives de recherche », Réseaux, n°184-185, 125-159.
De l’utopie au désenchantement ?
Il faut d’abord rappeler que l’apparition de la plupart des techniques de communication s’est accompagnée de discours utopiques
sur une possible revitalisation de l’espace public et de la démocratie, par exemple à travers la création de communautés
permettant aux citoyens de débattre et décider collectivement de leur destin.
A ces utopies originelles, se sont rapidement opposées des recherches empiriques démontrant de manière moins enthousiaste le
maintien, voire le renforcement, des inégalités et des positions dominantes dans le champ politique : les jeunes, les immigrés, les
pauvres sont généralement absents des instances traditionnelles de la participation politique, et ils ne sont pas davantage audibles
dans l’espace numérique lorsqu’il est piloté par les autorités institutionnelles. Mieux encore, les individus les mieux armés
politiquement car détenteurs d’un fort capital social et culturel leur assurant un sentiment de compétence sont ceux qui tirent le plus
grand profit des ressources informatives et des possibilités d’expression promises par le réseau.
D’autres travaux ont montré que les Etats les moins enclins à favoriser la liberté d’expression utilisent les réseaux numériques pour
mieux contrôler leurs ressortissants ; mais aussi que les Etats démocratiques ne se privent pas d’opérer la surveillance massive de
leurs citoyens arguant de la nécessité d’assurer leur sécurité.
Pourtant, d’autres observations tempèrent ce désenchantement en mettant en évidence des phénomènes tels que la coordination
de publics disséminés géographiquement, facilitant des mobilisations de grande ampleur : mouvements altermondialistes (début
des années 2000), contestations des pouvoirs en place dans les pays arabes (début des années 2010).
Dès lors, vont se dessiner un ensemble de controverses quant à la réalité des apports du Web au renouvellement de pratiques
démocratiques au sein de systèmes représentatifs dont on s’accorde à constater l’essoufflement.
 Wojcik S., 2011, « Prendre la démocratie électronique au sérieux. De quelques enjeux et controverses sur la participation
politique en ligne », in Forey E., Geslot C., dir., Internet, machines à voter, démocratie, Paris : L’Harmattan, Coll.
Questions contemporaines, 111-141.
Sur et sous quelques controverses
Nombre de débats ne sont pas tranchés. Par exemple, est-ce que l’ouverture des données que pratiquent les administrations
publiques dans certains pays favorise la transparence de la vie politique, sape la confiance dans les institutions, ou contribue à
ancrer davantage les services publics dans une logique néolibérale de management à travers la délégation à des acteurs privés de
la prise en charge de services d’intérêt général ? Cette question se pose pour la France qui a récemment adhéré à l’Open
government partnership qui promeut la transparence, la participation, la collaboration, l’accountability ou redevabilité des élus.
Autre question : les nouvelles possibilités d’expression encadrées ou non par les acteurs majeurs du système représentatif (dont
les partis politiques) permettent-elles d’inclure les populations désaffiliées de la politique ? Les réponses sont contrastées selon les
terrains explorés. Nous avons pu montrer dans une enquête menée auprès d’un public impliqué dans la campagne présidentielle
en ligne de 2012, que les jeunes participent davantage que les autres catégories d’âge et que l’engagement politique sur Inte rnet
et les réseaux socio-numériques (Twitter, Facebook…) est le plus souvent associé à un engagement politique sur le terrain. En
revanche, les outils comme les pétitions en ligne tendent plutôt à la reproduction des hiérarchies hors ligne.
Ces recherches montrent les difficultés de généralisation quant aux répercussions des technologies invitent à ne pas considérer
Internet comme un bloc homogène, mais plutôt comme un ensemble d’activités susceptibles d’engendrer des effets différenciés.
C’est ainsi que notre étude d’un débat sur une usine de retraitement des déchets organisé à la fois en ligne et hors ligne par
la Commission Nationale du Débat Public a montré que les participants mobilisent davantage, sur la plateforme en ligne, le bien
commun comme horizon normatif de leur argumentation que lors des réunions publiques. Dit autrement, les registres argumentatifs
sur lesquels s’appuient les citoyens pour faire valoir leur point de vue diffèrent selon les arènes dans lesquelles ils se déploient et,
plus encore, selon les diverses fonctionnalités de la plateforme considérée : un blog n’est pas investi de la même manière qu’un
système de questions-réponses ou un wiki. En réalité, la participation est encodée dans le dispositif qui ne matérialise pas
uniquement les intentions de ses promoteurs, mais aussi et surtout des possibilités et des formats d’action et d’interaction qui
peuvent parfois aller à l’encontre des conceptions de la citoyenneté de ceux auxquels le dispositif s’adresse.
 Greffet F., Wojcik S., Blanchard G., 2014, « S’engager dans la campagne présidentielle sur Internet. Les formes
multiples de la participation politique en ligne », Politiques de Communication, n°3, 25-58.
 Monnoyer-Smith L., Wojcik S., 2012, « Technology and the quality of public deliberation : a comparison between on and
offline participation », International Journal of Electronic Governance, vol.5, n°1, 24-49.
 Badouard R., 2014, « La mise en technologie des projets politiques. Une approche ‘orientée design’ de la participation en
ligne », Participations, n°1, 1-54.
Parallèlement, divers modèles théoriques ont été mobilisés ou élaborés pour rendre compte des phénomènes politiques en ligne.
Ainsi, nous avons pu constater il y a quelques années, l’impuissance du modèle de la délibération développé par Jürgen
Habermas, à rendre compte des discussions politiques en ligne – sur les forums notamment – et de la diversification des figures de
la citoyenneté numérique.
Pour certains, Internet permettrait l’épanouissement d’un citoyen vigilant qui, notamment grâce aux réseaux socio-numériques,
scannerait son environnement numérique et serait prompt à y déceler une cause à défendre, une mobilisation à initier ou à
rejoindre. Pour d’autres, Internet constituerait un terreau fertile pour l’émergence d’une citoyenneté insurrectionnelle, subvertissant
les acceptions traditionnelles de la citoyenneté en opérant en dehors des voies institutionnelles, voire dans l’illégalité. A ces figures
valeureuses s’opposerait le citoyen paresseux, dénoncé par ceux qui déplorent l’activisme mou (slacktivism) auquel donnerait lieu
l’usage du Web.
Pour le courant des Digital Humanities , la compréhension du monde social passe par la maîtrise de l’informatique et des
opérations de codage. Dès lors, effectuer des travaux sur les phénomènes de politique en ligne nécessiterait de faire appel à des
techniques d’investigation (data, text mining,…) jusqu’ici étrangères au champ des sciences sociales : comment, par exemple,
analyser les milliers de tweets suscités par une manifestation dans l’espace public ? Les grandes masses de données générées
par les pratiques du Web sont des matériaux tentants pour l’analyste qui cherche à appréhender les ressorts de l’action politique.
Pourtant, le chercheur doit se méfier de « la croyance largement répandue que de grands ensembles de données offrent une forme
plus élevée d’intelligence et de savoir qui peut générer des idées auparavant impossibles, avec une aura de vérité, d’objectivité et
d’exactitude » (Boyd, Crawford, 2012). Surtout, les technologies informatiques et logicielles retenues pour l’analyse ne sont ni
neutres, ni dissociables de choix théoriques quant à la manière d’envisager l’appréhension du monde politique et social.
 Broca S., 2016, « Épistémologie du code et imaginaire des ‘SHS 2.0’ », Variations. Revue internationale de théorie
critique, n°19.
 Tréguer F., 2014, « Hacker l’espace public : la citoyenneté insurrectionnelle sur Internet », Tracés – Revue de Sciences
Humaines.
Gerard CLEMENT
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boyd d., Crawford K., 2012, « Critical questions for big data. Provocations for a cultural, technological and scholarly
phenomenon », Information, Communication & Society, Vol.15, Issue5, 662-679.
Comment la "déconnomie" guide le monde, par Jacques Généreux
Dimanche 20 Novembre 2016 à 14:00 Propos recueillis par Hervé Nathan
Jacques Généreux est professeur à Sciences-Po Paris. Dans "La déconnomie", son dernier essai, il vilipende la pensée orthodoxe en économie
et les impasses théoriques auxquelles elle mène. En faisant appel aux sciences humaines, il explique le fonctionnement des élites et l'aliénation
du peuple, tout en traçant un chemin pour les en délivrer. Entretien.
Marianne : Depuis des dizaines d'années, les économistes dits «néoclassiques» se présentent comme les praticiens d'une science
«expérimentale», au même titre que la physique, la chimie... Vous les voyez plutôt comme les adeptes d'un credo qui n'a rien de
scientifique. Selon vous, leurs présupposés sont erronés, et jamais on ne s'est tant trompé qu'en suivant leurs analyses...
Jacques Généreux : Dans cette branche de l'économie s'est produite une impressionnante dérive au long du XXe siècle, qui permet de conclure
qu'il ne s'agit plus du tout d'une démarche scientifique. Voilà un mainstream - une orthodoxie - qui enseigne dans les facultés le modèle
abstrait d'une économie de marché idéale, toujours en équilibre et sans crises. Or, toutes les sciences humaines et sociales ont démontré
qu'aucune économie réelle ne peut fonctionner comme dans ce modèle dont toutes les hypothèses fondamentales sont fausses.
Par exemple ?
Par exemple : l'hypothèse de rationalité des comportements selon laquelle tous les individus cherchent et sont capables de maximiser leur
espérance de satisfaction, avec des préférences stables. La psychologie et la neurobiologie nous apprennent que nous ne fonctionnons pas
ainsi. La réplique du mainstream a été de dire, avec l'économiste Milton Friedman : on sait que les hypothèses de base sont fausses, mais ce
n'est pas grave car, ce qui compte, ce n'est pas le réalisme du modèle, mais celui de ses prédictions pratiques ! C'est ça, la «déconnomie
théorique» : une science-fiction dont les auteurs, contrairement à tous les scientifiques du monde, conservent des hypothèses qu'ils savent
parfaitement fausses !
Mais il y a aussi une «déconnomie politique». Vous faites le décompte des erreurs de politique économique qui ont découlé des théories du
mainstream.
Près d'un siècle après les années 20, nos gouvernements, leurs conseillers et les économistes dominant les facultés nous rabâchent les mêmes
âneries que leurs ancêtres avant et pendant la Grande Dépression. Notamment qu'il faudrait réduire les dépenses et les salaires pour relancer
l'économie ! Cent ans après Keynes, nos élites dirigeantes semblent ne rien comprendre à la macroéconomie et aux crises.
«DES ESPRITS TRÈS BRILLANTS RAISONNENT DE TRAVERS ET DISENT DES ABSURDITÉS»
En vous lisant, on a l'impression que la bêtise gouverne le monde, comme la folie dont Erasme faisait l'éloge au XVIe siècle.
L'économie vire réellement à la folie. Le capitalisme actionnarial, c'est-à-dire le primat de la rentabilité financière, n'est pas seulement injuste
et inefficace. Il engendre la souffrance au travail, il tue des gens et détruit notre écosystème. L'analyse économique dominante n'est pas
simplement discutable, elle est souvent absurde. Et les politiques anticrises aggravent les crises ! Tout cela est à la fois stupéfiant, incroyable,
stupide... Ce que je résume en «déconnant», pour attirer l'attention sur une dimension négligée, sur ce qui ressemble à un effondrement de
l'entendement. Que tout cela soit associé au pouvoir de l'argent, à l'emprise croissante et cynique d'une ploutocratie, c'est évident. Mais je
crois qu'il est nécessaire de regarder au-delà du pouvoir du capital pour comprendre aussi celui de la bêtise. Aller au-delà de l'analyse marxiste
de la domination du capital, qui conserve hélas toute sa part de vérité...
C'est ce qu'affirme le milliardaire Warren Buffett : «La lutte des classes existe, et nous, les riches, nous l'avons gagnée...» Et on pourrait
ajouter comme Gramsci : les théoriciens du mainstream traduisent cette domination économique et politique en domination culturelle.
Mais vous affirmez que cela ne suffit pas à comprendre le phénomène dans sa globalité ?
Vous qui êtes dans la presse, vous savez bien que des intérêts puissants sont à la manœuvre, qu'il y a des lobbies à Bruxelles et ailleurs. Mais
cela n'explique pas tout, parce que la domination ne peut exister sans le consentement des gens, dans des pays où de simples bulletins de vote
peuvent changer les gouvernants tous les cinq ans. Et, sauf à faire l'hypothèse saugrenue que tous les élus, tous les journalistes, tous les
experts et tous les professeurs d'économie sont stipendiés par de grandes firmes pour se faire les défenseurs du capital, il faut prendre au
sérieux l'hypothèse que tous ceux-là peuvent se tromper en toute sincérité. J'essaye donc de préciser comment une nouvelle hégémonie
culturelle, au sens gramscien, a pu s'installer. Je montre que même des esprits très brillants raisonnent de travers et disent des absurdités.
C'est un enjeu central de mon livre : il faut comprendre la bêtise des intelligents.
Vous êtes allé chercher dans les sciences humaines, la psychologie, la sociologie cognitive, les neurosciences, la clé de cette énigme ?
La biologie de l'évolution et la psychologie cognitive ont montré que notre cerveau n'a pas été conçu pour la pensée rationnelle bien pesée ni
pour l'intelligence du monde, mais pour la survie, le succès social et la reproduction. Nous sommes capables d'une grande intelligence, mais
celle-ci n'est pas un réflexe. Notre pensée réflexe est truffée de biais cognitifs qui nous prédisposent aux raisonnements erronés et à
l'entêtement imbécile, même lorsqu'on est polytechnicien, énarque ou prix Nobel...
«L'ÉTAT DE GUERRE ÉCONOMIQUE EST UN CHOIX POLITIQUE DÉLIBÉRÉ»
Le modèle des économistes orthodoxes est ainsi fondé sur un «biais microéconomique» : ils croient comprendre tous les phénomènes sociaux
uniquement à partir du calcul économique d'individus autonomes. Cela exprime le fonctionnement réflexe de notre cerveau, car la propension
à ramener tout événement à un acteur responsable et à une intention est un avantage pour la survie et la compétition sociale. D'où le grand
succès des théories du complot. Nous extrapolons aussi souvent à tort notre expérience personnelle, qui est forcément micro-économique,
pour comprendre (de travers !) des problèmes macro-économiques. Par exemple, un chef d'entreprise confronté à une récession cherche
naturellement à réduire ses dépenses pour éviter la faillite. Mais si l'on en déduit que le gouvernement devrait imposer au pays tout entier une
baisse générale des dépenses et des salaires, c'est une pure folie qui peut effectivement mener bien des entreprises à la ruine.
Les biais cognitifs dont nous souffrons tous - citoyens, entrepreneurs - expliqueraient notre acceptation du système ?
Disons plutôt qu'ils sont un facteur permissif. Nous sommes prédisposés à préférer le statu quo au changement incertain et les explications
simplistes aux réflexions complexes... des sujets idéaux pour une manipulation de masse ! Depuis trente ans, cette prédisposition est exploitée
et accentuée par la formation économique universitaire, où les pratiques sectaires du mainstream ont conduit à éradiquer l'analyse critique du
système économique et à éliminer l'enseignement des autres courants de pensée. Pour un cadre, un journaliste ou un élu formés à cette école,
il est donc entendu que le système actuel du capitalisme actionnarial et de la guerre économique généralisée est un simple fait de nature, et
non un choix discutable. C'est une pensée de poisson rouge qui ne se pose pas la question de savoir ce qu'il pourrait faire à l'extérieur du
bocal...
Vous dites : «La culture de la guerre économique doit être relayée des années durant par une foule immense de journalistes et d'experts
censés éclairer les masses... Jusqu'à ce qu'elle cesse d'être un objet de débat.» C'est orwellien. Nous sommes en 1984, il n'y a plus
d'alternative possible, c'est cela ?
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Bien au contraire, l'alternative est simple à concevoir. L'état de guerre économique est un choix politique délibéré, pas une catastrophe
naturelle. Je montre que la modification de quelques réglages financiers, sociaux et fiscaux suffit déjà à transformer radicalement notre
système économique. Le plus stupéfiant, c'est que seule une petite minorité profite de ce système et des politiques imbéciles de nos
gouvernements. Même la plupart des entrepreneurs auraient intérêt à un autre système, où la compétition serait mieux régulée et où
l'économie ne serait pas menacée régulièrement par des crises financières !
«LE STRESS DE LA COMPÉTITION NOUS REND BÊTES, AU SENS LITTÉRAL DU TERME»
Donc l'alternative progressiste n'est pas bloquée par la prétendue absence des marges de manœuvre ni par les intérêts bien compris de la
majorité. Il faut reconsidérer deux blocages trop souvent oubliés : celui de l'intelligence et celui du système politique. L'éducation doit donc
être repensée pour former un peuple de citoyens animés par le goût de la réflexion critique, entraînés à la délibération et à la reconnaissance
de leurs propres biais cognitifs. Quant au système politique, on voit bien que, dans une société de communication instantanée, la démocratie
représentative n'est plus qu'un marché des bulletins de vote régi par le buzz médiatique, les émotions fortes et les images chocs, bref, un
terrain de jeu idéal pour la pensée réflexe la plus bête. Les citoyens sont dépossédés du pouvoir réel, au profit de prétendus «représentants»
qui font carrière sur un marché qui sélectionne les plus doués pour la lutte des places, et non pas les plus compétents ni les plus engagés dans
la quête du bien commun. Il est urgent de restaurer les conditions d'une souveraineté citoyenne réelle et de l'intelligence collective. Car la
psychologie cognitive nous apprend aussi que les biais qui nous prédisposent à raisonner de travers, lorsque nous sommes en compétition les
uns contre les autres, se transforment en atouts pour la résolution de problèmes complexes, si nous sommes placés en situation de
délibération collective et coopérative, à la manière de ce qui se passe dans les conférences de citoyens tirés au sort.
Mais, s'il suffit de délibérer, de prendre la parole, qu'est-ce qui en empêche les citoyens ?
C'est d'abord le fait que les citoyens n'ont pas le pouvoir ! Délibérer pour délibérer ne change pas grand-chose. Il nous faut des institutions qui
placent la discussion argumentée entre citoyens au cœur de tous les processus de décision publique. Ensuite, l'essor de l'intelligence citoyenne
a besoin de lenteur, de sérénité et de discussions immunisées contre tout enjeu matériel ou de position sociale. Or, nous vivons dans un
système qui intensifie le travail comme jamais et place les individus en situation de compétition permanente, de stress, d'urgence... Autrement
dit, dans l'environnement le plus propice à la pensée réflexe pour sauver sa peau ou sa place. C'est pourquoi nous avons souvent des
comportements politiques surdéterminés par la peur : peur de l'autre, de l'étranger, du terrorisme... Le stress de la compétition nous rend
bêtes, au sens littéral du terme.
Mais, à vous lire, l'avènement d'un peuple citoyen n'est envisageable que dans une ou deux générations ! C'est très pessimiste, non ?
Je suis pessimiste dans l'analyse, optimiste dans l'action. Nous sommes peut-être dans un piège systémique. On peut, certes, imaginer la
convocation d'une Assemblée constituante de citoyens pour refonder la démocratie. Mais par qui sera-t-elle convoquée ? Pas par la classe
politique actuelle car, à part Jean-Luc Mélenchon, aucun leader politique européen n'a inscrit cette convocation à son programme. Et puis,
presque partout en Europe, la protestation populaire et légitime contre notre système profite davantage aux populistes nationalistes, voire
xénophobes, qu'à la nouvelle gauche progressiste qui, seule, propose une refonte effective de la démocratie et d'une économie humaine. C'est
qu'il est plus facile de surfer sur les peurs et les rejets, comme le fait l'extrême droite, que de chercher à convaincre par la raison argumentée.
Mais, encore une fois, tous les électeurs sont capables de la plus grande intelligence. Il suffit qu'ils songent à s'en servir pour donner une
chance à la transition démocratique vers un autre système économique et politique. C'est à eux de choisir. Si cela ne se fait pas grâce à leur
bulletin de vote, il faudra attendre de grandes catastrophes pour que puisse advenir une renaissance. Je préférerais la transition
démocratique.
*La Déconnomie, Seuil, 416 p., 19.50 €.
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