c. Une conception « orchestrale » de la communication, un nouveau paradigme ?
L’exploration des différentes conceptions de la communication approchée par Yves Winkin
nous apporte des nouveaux outils de réflexion. Il indique dans ses ouvrages le développement
et l’opposition entre deux conceptions de la communication introduites au milieu du siècle
dernier : une conception « télégraphique », Fondée par Norbert Wiener et développée par
Claude Shannon et Warren Weaver, et une conception « orchestrale », introduite par Gregory
Bateson et Jurgen Ruech, et notamment affichée dans les travaux de Ray Birdwhistell et
Erving Goffman. La première, devenue depuis « le modèle de la communication en sciences
sociales, tant aux Etats-Unis qu’en Europe »nc.p20, est caractérisée par son extrême
dépouillement progressif : un couple émetteur-récepteur, un message, un code, une source de
bruit (et une rétroaction, que Shannon retirera par la suite), selon un schéma linéaire. Selon
Winkin, ce schéma est significatif du contexte dans lequel Shannon l’élabore, travaillant à
l’époque pour la compagnie Bell Telephone (ce qui explique la linéarité du modèle et le
vocabulaire employé). La communication est alors perçue comme un acte verbal (écrit ou
oral), intentionnel, linéaire limité dans le temps et dans l’espace, évoquant alors le modèle du
télégraphe. Bateson, anthropologue d’origine anglaise, récusera quelques années après cette
conception qui semble mal adaptée à l’analyse des interactions entre êtres vivants. Bateson est
rattaché à un groupe de chercheurs venant d’horizons divers aux dont les parcours
s’entrecroisent (Birdwhistell, Goffman, Hall, Scheflen, Watzlawick…) et formant un
« collège invisible », ceux-ci vont alors tenter d’élaborer un modèle de communication propre
aux sciences sociales, car selon eux « la théorie de Shannon a été conçue par et pour des
ingénieurs de la télécommunication, et il faut la leur laisser. »nc p22 En outre, cette théorie se
présente plus comme une théorie de la transmission, et ranime selon eux « une tradition
philosophique l’homme est conçu comme un esprit encagé dans un corps, émettant des
pensées sous forme de chapelets de mots. »ncp22. Bien qu’une théorie de la communication
ne soit clairement proposée par aucun de ses chercheurs, Winkin illustre leur conception de
celle-ci en la comparant à un orchestre « sans chef ni partition », la communication n’est pas
déterminée par l’intention de l’acteur mais est l’objet d’une construction de sens entre les
différents acteurs (ou participants) qui y participent volontairement ou non ; elle revient à
l’autre source de son étymologie : la communion, la participation. L’auteur nous avertit
cependant du danger potentiel que représente cette image, la communication comme
communion, partage, effusion, font émerger des valeurs positives « qui font glisser la
réflexion de l’analyse à la morale. » acp 54. Ce danger est renforcé par l’image de l’orchestre,
qui appelle au chef, et peut donc rapidement dériver vers une théorie fasciste, son utilisation
est par conséquent à manier avec précaution, et nécessite une compréhension exhaustive des
idées développées par ces chercheurs.
Ruech et Bateson, dans « Communication : The social Matrix of Psychiatry » y proposent leur
définition de la communication, « basée sur le prémisse que toute action et tout événement
offrent des aspects communicatifs, dès qu’ils sont perçus par un être humain.». Celle ci
inclurait alors «l’ensemble des processus par lesquels les sujets s’influencent mutuellement. ».
p55. Ce positionnement entraîne irrémédiablement la question : « qu’est ce qui n’est pas de la
communication ? ». Ruech et Bateson proposent une double réponse, d’une part
méthodologique : « l’extension de la communication dépend du point de vue adopté sur les
choses par l’observateur »p 56 ; d’autre part substantielle, car elle « renvoie à la nature
«d’animal social » de l’homme : les êtres humains sont « biologiquement contraints » à
communiquer, quel qu’en soit le contexte. Quatre niveaux de communication sont ainsi
distingués, relatifs au positionnement subjectif de l’observateur : intrapersonnel (limité au
self), interpersonnel (deux individus), groupal (plusieurs individus), et culturel (nombreux
individus). La nature de leurs travaux (la psychiatrie) les dirigeront vers l’étude des niveaux
interpersonnels et du groupe, et émettront en outre l’idée que le chercheur occupe une
fonction dans le système étudié. Cette façon de concevoir la communication contient à la fois
des avantages et des inconvénients : elle intègre l’ensemble des modes de communication non
lexicaux, mais dans le même temps elle a tendance à limiter l’étude de la communication à
l’interaction hic et nunc « la ramenant ainsi dans le giron de la psychologie sociale » p 59
Yves Winkin tente de synthétiser les théories de Bateson et Birdwhistell en quelques
dimensions définissant la communication orchestrale, qui semblent structurer la pensée de ce
courant de pensée. La principale dimension est déterminée par la présence d’une matrice,
dénommée communication sociale, appréhendée comme un mécanisme supérieur à la toute
communication interindividuelle, constituant « l’ensemble de codes et de règles qui rendent
possibles et maintiennent dans la régularité et la prévisibilité les interactions et les relations
entre les membres d’une même culture »acp 88. Cette matrice est proche du concept de
culture dans son acception anthropologique, utilisée par Edward T. Hall, l’ensemble de codes
et de règles qu’elle régit se déclineront sous les notions de « cadres analytiques » pour
Goffman, ou encore de « programme » pour Scheflen, rangeant ces auteurs dans le courant du
structuralisme. L’individu est alors perçu comme « un participant à une entité qui le
subsume»acp88, et la communication, comme « un vaste système intergénérationnel », dans
lequel les acteurs apprennent progressivement les codes et « programmes» commun à son
groupe. La multiplicité des modes de communication, verbale et non verbale, doit donc
pousser le chercheur à porter son attention non pas sur le contenu mais sur le contexte, la
signification, il doit donc s’efforcer de travailler par « niveau de complexité croissante ».
L’intentionnalité ne détermine pas la communication, elle n’est qu’un « moment » intégré
dans un mouvement beaucoup plus vaste, qu’un « élément parmi d’autres dans le flux des
messages »acp 88.Tenant compte de ces éléments, le chercheur, même au sein d’une culture
étrangère, « fait nécessairement partie du système qu’il étudie »acp89.
Ces dimensions vont alors constituer un terreau fertile pour ces chercheurs, qui vont les
appliquer à leurs disciplines respectives, la psychologie, la sociologie, l’anthropologie ou la
kinésique verront ainsi éclore des nouvelles théories qui centrent leurs observation sur le
contexte et travaillent selon ces niveaux de complexité. Leur approche méthodologique,
souvent proche de l’ethnographie, fait souvent appel aux outils d’observation et
d’interprétation du réel, tels la photographie de scènes interactionnelles pour Bateson ou Hall,
l’étude de cas filmés et enregistrés pour Birdwistell, ou encore l’observation directe, « sur le
terrain », qui suppose non pas l’observation passive (ce qui modifierait le contexte) mais la
participation du chercheur à la vie du groupe étudié. Ce furent notamment les méthodes
employées par Bateson, Sigman et Goffman.
Cette conception de la communication et les dimensions qui y sont liées semblent pouvoir
éclairer la forme de « supra-communication » qu’évoque Tassin pour caractériser
l’importance d’un ressenti d’un ressenti subjectif dans les groupes de musique rock. Celle-ci
indiquerait l’intrication de formes de communication non verbales se rapportant à la fois aux
dimensions interactionnelles musicales (dont la « matrice » serait une certaine appréhension
commune du solfège, et de la structure des morceaux de musique propres aux esthétiques
rock) et visuelles (l’ensemble des regards, des gestes, indiquant aux membres d’un groupe les
attitudes et actions à adopter lors du process musical). Ces esquisses de réflexion sont
néanmoins difficilement démontrables et requerraient une étude bien plus approfondie de ce
phénomène complexe, accompagnée d’outils méthodologiques solides, conséquemment, nous
ne nous risquerons pas au développement de ces idées. Nonobstant, elles nous permettent
d’observer des pistes intéressantes que peuvent ouvrir ces théories.
Certaines conceptions dégagées par les auteurs de ce « collège invisible » présentent un
intérêt particulier dans le cadre de notre étude. Edward T. Hall étudie la construction des
différentes cultures en abordant les différences de ses membres dans la perception de l’espace
et du temps, et invente le terme de proxémique, désignant « l’étude de la perception et de
l’usage de l’espace par l’homme »ncp 191. Il accordera progressivement « une importance
fondamentale au contexte dans le phénomène de communication », sans ce cadre de référence,
un message ne peut être compris car le code en lui-même est insuffisant. Ses conceptions,
dans « Au-de de la culture », l’amèneront à distinguer deux types de contexte, dont
dépendent deux types de communication (deux types de message) : les « contextes riches et
pauvres ». « Dans une communication ou un message au contexte très dense, la majeure partie
de l’information se trouve dans le contexte physique ou est intériorisée, tandis qu’une petite
part est transmise dans la partie du message codée et explicite. Dans une communication au
contexte faible, la masse de l’information se trouve dans l’énoncé explicite. »addcp92 Jean
Caune commente ce cadre contextuel pauvre en affirmant que dans celui-ci « la grille de
sélection qu’est la culture joue un rôle mineur pour filtrer les informations qui passent dans le
message proprement dit. »ccp83
Cette distinction conduit Hall à penser un positionnement des différentes cultures selon un
continuum, une échelle dont les deux extrémités sont ces contextes riches et pauvres.
« L’échelle de richesse » d’une culture donnée peut alors s’observer dans ses différentes
formes de communication (verbales et non verbales), ses différentes institutions (la loi, le
gouvernement), tous les aspects qui différencient une culture d’une autre. Selon Jean Caune,
« la prise en compte du contexte introduit un paradigme communicationnel pour distinguer
les cultures ». D’une part, elle ouvre «sur une grille de compréhension de l’expression », car à
la connaissance de Hall, « il n’existe pas de système de communication à contexte faible qui
ait pris une forme artistique. L’expression artistique de qualité a toujours un contexte riche, la
mauvaise, un contexte pauvre.»adlcp93 .D’autre part, elle permet à Hall de percevoir que la
densité du contexte est relatif à la stabilité de la culture : « La communication à contexte riche
est économique, rapide, efficace et satisfaisante ; mais il faut accorder du temps à sa
programmation. (…)Ces formes de communications (…) agissent comme force d’unification
et de cohésion, elles sont durables et résistantes au changement. Les communications pauvres
en contexte n’unifient pas, mais elles peuvent changer facilement et rapidement.»
Hall, d’après ses analyses, considère la culture américaine comme ayant un contexte faible,
aussi serait-il pertinent de se demander si cela transparaît dans les paroles de la musique que
cette culture produit, et quels en sont les interprétations quand elles sont reçues dans une
culture à contexte différent. La difficulté qu’implique ce type questionnement réside dans
l’intrication de la musique et des paroles : dans ce cas, comment mesurer la richesse
contextuelle d’une musique ?
Le deuxième aspect que nous souhaitons évoquer n’est pas directement écrit par ces
chercheurs, mais par Yves Winkin qui en reprend certaines bases afin de tenter quelques
ouvertures conceptuelles. Il réintroduit notamment de la notion (inspirée par la sociologie) du
don/contre-don par la simple exploration étymologique du terme « communication ». Il
associe par conséquent cette notion de communication non seulement au partage, mais au
« commerce » car une attention est portée sur l’équilibre des échanges. Sa proposition est la
suivante : « la notion de communication désignerait une économie archaïque encore à l’œuvre
au sein des relations sociales. » p 267 Reposant sur une dénégation, comme toute économie
du don, la communication serait alors également conçue comme une « économie parallèle »
ou souterraine comparée à l’économie économique.
La notion de performance est elle aussi explorée, terme polysémique mais renvoyant dans
beaucoup d’études relative l’événement, la cérémonie, Goffman la rapportant à celle de
cérémonie religieuse. Celui-ci considérait toute performance interactionnelle (et par
extension, le monde) comme une cérémonie, ses fonctions étant celles du rituel religieux.
Cela ramène donc l’auteur à l’idée de « performance de la culture » (très « visible »), qui
semble à première vue incompatible avec celle d’ « économie du don » (déniée et
souterraine). Cependant, en s’appuyant sur les évocations de Goffman à propos des
« offrandes » dans les cérémonies religieuses, Winkin remarque que dans sa dimension de
don/contre-don, « l’engagement dans une interaction est bien un engagement moral », et qui
correspond dans le même temps « au processus permanent de mise en œuvre des règles
culturelles ».p 272 .Cette « performance de la culture » renvoie alors à la convocation des
nombreuses «gles de conduites, formelles et informelles, implicites et explicites », agissant
en tout lieu et tout temps, les participants étant littéralement « plongés » dans la
communication.
L’auteur reprend alors la métaphore de l’orchestre jouant sans chef, sur la base d’une partition
« apprise inconsciemment » (Scheflen) p 274 : « L’orchestre serait la société, la partition
invisible, la culture, et la performance musicale, la communication. » L’auteur met tout de
même en garde contre l’exploitation trop systématique de cette analogie, celle de la partition
musicale semble figer l’interaction, «Or toute société improvise et crée en permanence, sans
doute parce qu’il n’y a précisément pas de partition culturelle. » On peut apercevoir des
parallélismes entre la notion de don contre-don et le « plaisir de jouer et de faire plaisir » des
musiciens rapporté par Damien Tassin pour qualifier l’unité cohésive d’un Nous Musical. Il y
retrouve les liens entre les dimensions sociales et musicales, soit un rapport entre
communications verbales et non verbales qui construisent l’identité du groupe. Aussi, le
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