LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
sans le nommer. Il peut le désigner sous un nom crypté (initiales,
pseudonyme). Il peut prétendre avoir raté le rendez-vous, alors que dans
la réalité Karamzin l’a rencontré (c’est le cas de la rencontre avec le
franc-maçon Aleksej Mihajlovič Kutuzov, à Berlin). Le Voyageur est
libre, enfin, de modifier la chronologie.
On a longtemps cru que l’ensemble des Lettres avait été rédigé
après le retour de Karamzin. Des recherches récentes ont permis
d’apporter des éléments nouveaux dont Jurij Lotman et ses
collaborateurs, dans leur édition académique des Lettres, n’ont pu tenir
compte. Ces éléments ont été exposés et synthétisés par Il’ja Serman
en 2002
. Les ajustements portent sur les dates et les lieux de la
rédaction des Lettres. Tout laisse à penser que pendant les cinq mois et
plus qu’il passa à Genève, Karamzin, selon la conjecture d’I. Serman,
non seulement n’accomplit pas de voyage à Paris, mais rédigea la
première partie des Lettres, celles qui décrivent son parcours à travers
l’Allemagne et la Suisse. Les lettres de Paris et de Londres furent en
revanche rédigées à Moscou. Le deuxième ajustement porte sur les dates
des principales étapes du voyage. La publication du journal du baron
Wolzogen, l’ami danois de Karamzin, montre de manière indubitable
que Karamzin est rentré beaucoup plus tôt que le Voyageur des Lettres,
et qu’il est resté seulement deux mois (et non quatre) à Paris (du 27 mars
au 28 mai 1790).
Si l’on veut bien, à présent, revenir aux Lettres en les considérant
comme une œuvre construite, il faut tenir compte de deux choses. Le
récit devait respecter un certain nombre de contraintes. La première et la
plus immédiate est la succession des étapes imposée par la géographie.
I.Z. Serman, « Gde i kogda sozdavalis’ "Pis’ma russkogo putešestvennika"
N.M. Karamzina », in XVIII vek, Sb. 23, SPb., Nauka, 2004, p. 194-210 ; voir
aussi Svetlana Gellerman, « Karamzine à Genève. Notes sur quelques
documents d’archives concernant les "Lettres d’un voyageur russe" », in Facten
und Fabeln. Schweizerisch-slavische Reisebegegnung von-18. bis zum
20. Jahrhundert, Herausgegeben von Monika Bankowski, Peter Brang, Carsten
Goehrke, Robin Kembale, Basel und Frankfurt-am-Main, 1991, p. 73-90.