LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN par JEAN BREUILLARD Université de Paris-Sorbonne En mai 1789, Nikolaj Karamzin, jeune homme de 23 ans, après quatre années passées dans le cercle des francs-maçons de Nikolaj Novikov, part de Saint-Pétersbourg pour un long voyage à travers l’Allemagne, la Suisse, la France et l’Angleterre. De retour à l’été 1790, il prépare l’édition d’une revue, le Journal de Moscou [Moskovskij žurnal], qui paraîtra pendant deux années, en 1791 et 1792. C’est dans cette revue que Karamzin publie les Lettres d’un voyageur russe [Pis’ma russkogo putešestvennika], plus précisément la première partie d’entre elles, qui s’achève avec la lettre datée de Paris, du 27 mars [1790]. Plusieurs aspects de ce voyage restent mystérieux, à commencer par son objet initial, ainsi que l’itinéraire qui avait été d’abord envisagé. Le jeune homme agissait-il de sa propre initiative ou était-il seulement (ou en outre) un émissaire chargé de différentes missions ? Il n’y a toujours pas de réponses à ces questions. Le succès sans précédent des Lettres jouait sur l’illusion savamment construite que celles-ci étaient une correspondance authentique ou, du moins, la simple mise en forme de carnets de route. Cahiers slaves, n°10, UFR d’Études slaves, Université de Paris-Sorbonne, 2008, p. 123153. JEAN BREUILLARD Au début du siècle, V.V. Sipovskij montra de manière irréfutable que les Lettres s’appuyaient sur une documentation extrêmement vaste qui était hors de la portée d’un voyageur en perpétuel déplacement1. Les Lettres sont une œuvre entièrement « artistique », qui tire son extraordinaire séduction de la confusion savamment entretenue entre l’auteur, dont nul n’ignorait qu’il venait de rentrer de son périple, et du narrateur. Il importe donc de distinguer l’auteur de son double, le narrateur qui dit « je » dans les Lettres. Pour reprendre l’usage instauré par Jurij Lotman, on désignera ci-dessous l’auteur par « Karamzin », et le narrateur par « le Voyageur ». Rappelons quelques conséquences qui découlent de cette distinction. Il faut distinguer le voyage effectivement accompli par Karamzin et le voyage décrit par le Voyageur. Les deux ne coïncident ni dans leurs dates ni même dans le détail de l’itinéraire. Prenons les personnages mentionnés dans les Lettres. Il y a ceux que Karamzin et le Voyageur ont effectivement rencontrés. Mais le Voyageur décrit aussi des personnages que Karamzin n’a pu voir. Tel est le couple royal (Louis XVI et Marie-Antoinette), qui est décrit dans la Lettre 97, datée d’avril 1790. Inversement, Karamzin a, selon les conjectures de Jurij Lotman et Boris Uspenskij2, fait la connaissance de personnages que le Voyageur ne pouvait pas mentionner nommément : Romme, Condorcet, Rabaud-Saint-Étienne, et aussi Lavoisier et sans doute Robespierre. Il a sans doute vu Madame Necker dans son salon, Sieyès, Talleyrand, Germaine Necker, future Madame de Staël, Chamfort. Rien n’apparaît en clair dans les Lettres. D’autres distorsions sont possibles. Le Voyageur mentionne l’action d’un personnage, mais V.V. Sipovskij, N.M. Karamzin, avtor "Pisem russkogo putešestvennika", SPb., 1899. 2 Ju.M. Lotman, B.A. Uspenskij, « Pis’ma russkogo putešestvennika Karamzina i ih mesto v razvitii russkoj kul’tury », in N.M. Karamzin, Pis’ma russkogo putešestvennika, éd. Ju.M. Lotman, N.A. Marčenko [Irina Paperno], B.A. Uspenskij, L., Nauka, 1987, p. 553. 1 124 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN sans le nommer. Il peut le désigner sous un nom crypté (initiales, pseudonyme). Il peut prétendre avoir raté le rendez-vous, alors que dans la réalité Karamzin l’a rencontré (c’est le cas de la rencontre avec le franc-maçon Aleksej Mihajlovič Kutuzov, à Berlin). Le Voyageur est libre, enfin, de modifier la chronologie. On a longtemps cru que l’ensemble des Lettres avait été rédigé après le retour de Karamzin. Des recherches récentes ont permis d’apporter des éléments nouveaux dont Jurij Lotman et ses collaborateurs, dans leur édition académique des Lettres, n’ont pu tenir compte. Ces éléments ont été exposés et synthétisés par Il’ja Serman en 20023. Les ajustements portent sur les dates et les lieux de la rédaction des Lettres. Tout laisse à penser que pendant les cinq mois et plus qu’il passa à Genève, Karamzin, selon la conjecture d’I. Serman, non seulement n’accomplit pas de voyage à Paris, mais rédigea la première partie des Lettres, celles qui décrivent son parcours à travers l’Allemagne et la Suisse. Les lettres de Paris et de Londres furent en revanche rédigées à Moscou. Le deuxième ajustement porte sur les dates des principales étapes du voyage. La publication du journal du baron Wolzogen, l’ami danois de Karamzin, montre de manière indubitable que Karamzin est rentré beaucoup plus tôt que le Voyageur des Lettres, et qu’il est resté seulement deux mois (et non quatre) à Paris (du 27 mars au 28 mai 1790). Si l’on veut bien, à présent, revenir aux Lettres en les considérant comme une œuvre construite, il faut tenir compte de deux choses. Le récit devait respecter un certain nombre de contraintes. La première et la plus immédiate est la succession des étapes imposée par la géographie. I.Z. Serman, « Gde i kogda sozdavalis’ "Pis’ma russkogo putešestvennika" N.M. Karamzina », in XVIII vek, Sb. 23, SPb., Nauka, 2004, p. 194-210 ; voir aussi Svetlana Gellerman, « Karamzine à Genève. Notes sur quelques documents d’archives concernant les "Lettres d’un voyageur russe" », in Facten und Fabeln. Schweizerisch-slavische Reisebegegnung von-18. bis zum 20. Jahrhundert, Herausgegeben von Monika Bankowski, Peter Brang, Carsten Goehrke, Robin Kembale, Basel und Frankfurt-am-Main, 1991, p. 73-90. 3 125 JEAN BREUILLARD Le Voyageur devait évidemment rencontrer Emmanuel Kant avant Kaspar Lavater parce que... la Prusse orientale est plus près de la Russie que la Suisse. Cependant, à l’intérieur de cette contrainte, Karamzin disposait d’une gamme de moyens pour aménager la succession des rencontres. Et c’est cet aménagement qui nous intéresse. Le plus simple de ces moyens est la simple évocation d’un personnage disparu. Cette évocation peut en effet intervenir à tout moment. On pourrait supposer que la figure évoquée reste attachée à un lieu précis, le lieu où elle a vécu et œuvré. Telle est la logique du guide touristique. Or on découvre qu’il n’en va pas du tout ainsi. Autrement dit, lorsque le Voyageur évoque un personnage disparu, il le fait toujours indépendamment du lieu, mais en fonction d’une autre nécessité. On partira de la thèse selon laquelle la galerie des penseurs et philosophes que rencontre le Voyageur pendant son voyage à travers l’Allemagne et la Suisse est ordonnée en sorte qu’elle ait un sens. En considérant cette suite comme un système, on retiendra le concept d’absence signifiante, concept emprunté à la notion de « signe zéro » en linguistique. Dès lors, l’absence de telle figure marquante de l’Aufklärung, dans l’économie d’un système, devient signifiante. Un autre outil conceptuel est celui d’opposition binaire. Ainsi, lorsqu’à Berlin, après avoir évoqué l’Académie de Prusse et son secrétaire perpétuel Johann Heinrich Samuel Formey [1711-1797], le Voyageur fait l’éloge de l’Émile de Jean-Jacques Rousseau, cet éloge est en réalité une critique cryptée de Formey, qui avait publié un libelle intitulé... l’Anti-Émile. Cet ensemble de philosophes, dont nous supposons qu’il forme un ensemble, et plus précisément, une suite organisée, se situe dans un espace géographique précis : l’Allemagne et la Suisse. Une fois sorti de Suisse, en effet, le Voyageur évoque quelques philosophes et hommes de lettres (l’ombre de Voltaire à Ferney, Jean-François Marmontel à l’Institut de France, ainsi que l’abbé Jean-Jacques Barthélémy). Mais il faut bien reconnaître que Marmontel et Barthélémy ne sont pas des 126 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN figures centrales de la pensée philosophique du XVIIIe siècle. La philosophie en action, la philosophie vivante est, pour le Voyageur, circonscrite à l’ensemble germanophone, auquel se rattachent, dans les Lettres, les Suisses Rousseau et Bonnet. La patrie de la philosophie, c’est-à-dire de la métaphysique, est l’Allemagne et, en ce sens, Karamzin, implicitement, reflète l’opinion de Mendelssohn4. Karamzin et la philosophie Avant d’en venir au voyage proprement dit, il n’est pas inutile de préciser l’intérêt de Karamzin pour la philosophie. Une opinion tenace a longtemps refusé à Karamzin la dimension philosophique. Près de nous, Alexandre Koyré apercevait en Karamzin un « penseur extrêmement superficiel et médiocre [...] qui n’a au fond jamais eu une idée personnelle, mais [...] a eu le don de formuler et de résumer d’une manière définitive les opinions et les idées qui flottaient autour de lui. »5 V. Sipovskij écrit avec plus de mesure : Karamzin était un "philosophe" dans le goût du XVIIIe siècle : il aimait les livres riches en idées, les livres qui alimentaient la raison, éveillaient la pensée, mais il ne fut jamais l’adepte d’une doctrine quelconque : il était éclectique au sens large du mot. Quand on regarde les choses de près, on s’avise que Karamzin est lui-même l’artisan de cette réputation. Il confie ainsi, dans ses vers anacréontiques à son ami A.A. Petrov, en 1788 : 4 Cf. M. Mendelssohn : « Cela va très mal lorsque nos plaisants voisins veulent se poser en juges en matière de métaphysique ; ils sont incapables de lire n’importe quel écrit systématique avec l’effort approprié. [...] Les Français philosophent avec l’esprit [Witz], les Anglais avec la sensation et il n’y a que les Allemands pour philosopher avec l’entendement. » ; cité par D. Bourel, Moses Mendelssohn. La Naissance du judaïsme moderne, P., Gallimard, 2004, p. 106-107. 5 Al. Koyré, La philosophie et le problème national en Russie, P., Idées/Gallimard, 1976 [1e éd. : 1929], p. 38-39, n° 11. 127 JEAN BREUILLARD Quand je lisais les philosophes, Je voulus être philosophe, Célèbre parmi les savants. Prenant la plume et le papier, Je voulus écrire beaucoup Sur l’art, pour l’homme, d’être heureux, Et sage dans cette vie-ci. Mais, ah !, je fus bien obligé De me confesser à moi-même Que l’esprit de ces philosophes Chez moi ne trouvait pas d’écho ; [...] Soupirant, je jetai ma plume. Ces lignes attestent en fait un vif intérêt pour la philosophie, intérêt qui se manifeste dans toute l’œuvre ultérieure. Citons les trois dialogues entre Mélodore [le poète] et Philalèthe [le philosophe] : Mélodore à Philalèthe ; Philalèthe à Mélodore. Dialogue sur le bonheur ; Philalèthe et Mélodore (De la saison la plus heureuse de la vie) ; la réfutation de Rousseau dans Deux ou trois choses sur les sciences, les arts et l’instruction ; Pensées sur la solitude ; Le Sensible et le flegmatique, deux caractères (dialogue directement influencé par l’Anthropologie de Kant, comme l’a montré Ivanov-Razumnik). Enfin, dans les Lettres mêmes, Karamzin, à propos du franc-maçon Aleksej Kutuzov, évoque « leurs joyeuses soirées moscovites et leurs discussions philosophiques ». Dans le domaine de la critique littéraire, l’intérêt de Karamzin pour la philosophie de son temps a été mis en lumière par trois ouvrages essentiels : - L’article de Boris Èjhenbaum « Karamzin », paru en 1916 dans les Nouvelles de la Bourse [Birževye Vedomosti], qui affirme : « Nous n’avons pas prêté jusqu’ici une attention suffisante au fait que 128 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN Karamzin fut non seulement un artiste, mais un penseur et, peut-on dire, notre premier philosophe. »6 - les travaux du slaviste allemand Hans Rothe, et en particulier son maître-livre publié en 1968 N.M. Karamzins europäische Reise : Der Beginn des russischen Romans. Philologische Untersuchung7 ; - les travaux de Jurij Lotman, en particulier, l’édition académique des Lettres réalisée en collaboration avec B.A. Uspenskij et I.A. Marčenko [Irina Paperno]8, et l’ouvrage Sotvorenie Karamzina [Karamzin, auteur de Karamzin]9. Quels penseurs marquants le Voyageur a-t-ils rencontrés ou seulement vus au cours de son périple en Allemagne et en Suisse ? Dans l’ordre chronologique des Lettres : - Kant à Königsberg ; - Friedrich Nicolai, l’éditeur de la célèbre Allgemeine deutsche Bibliothek, à Berlin ; - à Berlin toujours, Philip Moritz (l’auteur d’Anton Reiser [Reiser = Reisender, le voyageur] et des célèbres Reisen eines Deutschen in England [1783]) ; - à Leipzig, les professeurs Christian Daniel Beck [1757-1832] et Ernst Platner [1744-1818] ; Cf. J. Breuillard, « Le "Karamzin" d’Èjxenbaum », in L’Âge d’argent dans la culture russe, colloque 21-24 juin 2006, Lyon, Centre André Lirondelle, Université Jean-Moulin. (à paraître). 7 Hans Rothe, N.M. Karamzins europäische Reise : Der Beginn des russischen Romans. Philologische Untersuchung, Bad Homburg–Berlin–Zürich, Verlag Gehlen, 1968, 475 p. ; voir aussi id., « Karamzinstudien I », in Zeitschrift für Slavische Philologie, XXIX, 1960, p. 102-125 ; id., « Karamzinstudien II », ibid., XXX, 1962, p. 272-306 ; id., « Zur Frage von Einflüssen in der russischen Liiteratur des 18. Jhs », ibid., XXXIII, 1966, p. 21-68. 8 N.M. Karamzin, Pis’ma russkogo putešestvennika, op. cit. 9 Ju.M. Lotman, Sotvorenie Karamzina, M., Kniga, 1987 ; 2e éd. : in id., Karamzin, SPb., Iskusstvo-SPB, 1997, p. 9-310. 6 129 JEAN BREUILLARD - à Weimar, Herder et Wieland ; Goethe est seulement aperçu « à une fenêtre » (?) ; - à Zurich, Kaspar Lavater ; - à Genève, Charles Bonnet. Dans cette liste s’insèrent des personnalités et des penseurs que le Voyageur dit ne pas avoir rencontrés (Aleksej Kutuzov à Berlin) et des penseurs disparus que le Voyageur n’a pu qu’évoquer (Moses Mendelssohn, décédé en 1786). S’insèrent aussi les personnages évoqués par les penseurs rencontrés (Johann-August Starck [1741-1816], par exemple, évoqué par Nicolai). La question est à présent de savoir quel est le terminus a quo et quel est le terminus ad quem de cette partie du voyage. La succession chronologique et factuelle ne reflète pas nécessairement la suite logique intellectuelle et philosophique. Le terminus a quo ne fait pas de doute : c’est bien Emmanuel Kant qui est au point de départ de la séquence. Le terminus ad quem, en revanche, n’est pas Charles Bonnet, mais à l’évidence Kaspar Lavater, chez qui séjourne le Voyageur, Lavater avec lequel le jeune homme entretenait depuis plusieurs années une correspondance philosophique, au point que plusieurs indices donnent à penser que les deux buts du voyage étaient initialement le séjour chez Lavater et le séjour à Londres10. Dans ce plan initial, prévu par le cercle des francs-maçons dont était issu Karamzin, la France n’était qu’un espace à traverser au plus vite afin de gagner Londres. Quant au projet de visiter l’Italie, rien dans l’état actuel des recherches ne l’atteste, sinon les regrets exprimés par le Voyageur à Lyon. On peut au contraire penser que cette éventualité sert de moyen pour rendre normal et banal le projet du voyage, en l’alignant sur l’itinéraire traditionnel du "Grand Tour". Or le voyage de Karamzin n’est Cf. Lettre à Lavater du 15 mars 1789, in N.M. Karamzin, Pis’ma russkogo putešestvennika, op. cit., p. 477. 10 130 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN pas un "Grand Tour" analogue à celui qu’accomplissaient les étudiants britanniques fortunés. Il faut donc conclure que le voyage en Allemagne et en Suisse part de Kant pour s’achever auprès de Lavater. Ce parcours a-t-il un sens philosophique ? Il faut, pour répondre à cette question, revenir sur l’horizon philosophique du jeune Karamzin, avant son départ. Kaspar Lavater L’itinéraire philosophique de Karamzin ne commence pas en mars 1789. Un repère intéressant est la première lettre qu’il envoie, trois ans avant son départ [14 août 1786 v.s)], à Iohann Kaspar Lavater [17411801]. Karamzin a vingt ans. Il se propose d’être le « correspondant fidèle » du pasteur suisse, l’une des figures centrales de l’illuminisme antirationaliste de la fin du XVIIIe siècle [« Sie können in mir einen getreuen Korrespondenten finden »] et de répondre à toutes ses questions sur la Russie. Dans sa lettre suivante [20 avril 1787 v.s], il lui déclare : « Ce que fut Colomb pour la navigation, vous l’êtes pour la connaissance de l’homme. ». Les Fragments physiognomoniques [1785-1787], qui posaient directement la question du lien entre l’âme et le corps, étaient en effet en grande faveur dans le milieu des francs-maçons de Moscou où se formait le jeune Karamzin. Dès cette lettre [1787], donc deux ans à l’avance, il annonce son voyage : « Oui, Lavater, si Dieu le veut, j’irai à Zurich et je vous verrai ». Deux ans plus tard, à la veille de son départ, l’enthousiasme semble toujours intact : « Je vous lis et, autour de moi, s’élèvent de saintes, de hautes pensées. Vos vues sur la Divinité, — Ô Lavater ! je vénère le sage dont les pensées sont si élevées ! »11. Et Karamzin de donner une indication précieuse sur la préparation de son voyage : Oui, j’ai l’intention de voyager, je veux – s’il plaît à Dieu – vous visiter, vous embrasser, et, muet, me perdre dans la profonde sensation du bonheur de vous voir, d’être près de vous. Si mon cœur ne me trompe 11 Ibid., p. 477. 131 JEAN BREUILLARD pas cette fois non plus, s’il y a quelque chose de vrai dans ses pressentiments, alors vous me prendrez délicatement sous votre aile, je trouverai en vous un directeur et un ami auprès duquel je serai aussi tranquille que dans mon pays natal. En mai je pense quitter Moscou pour Saint-Pétersbourg, et de là je traverserai l’Allemagne pour gagner la Suisse, si bien que je pense être à Zurich en août. Je resterai là près de vous et, si vous le permettez, je jouirai pendant quelques mois [einige Monate] de votre compagnie, de votre enseignement, après quoi je poursuivrai ma route vers la France et l’Angleterre.12 Or le narrateur, quant à lui (et, sans doute, l’auteur aussi), arrivé à Zurich à la mi-août, en repart dès le 26 du même mois. Le narrateur précise lui-même, au début de sa lettre 58 datée du 26 août : « Je pense enfin quitter Zurich, après y avoir passé 16 jours. » Les « quelques mois » se sont réduits à deux semaines. Pareille distorsion pourrait s’expliquer par la hâte du jeune Karamzin d’assister aux événements de la Révolution française, dont le déclenchement l’a surpris à Francfort. Mais dans ce cas, on s’attendrait à ce que Karamzin passât rapidement en France. Jurij Lotman a effectivement mis en doute la présence continue de Karamzin à Genève, du 2 octobre 1789 au 4 mars 1790 (plus de cinq mois !), jugeant que celui-ci « n’avait rien à faire à Genève ». Or son hypothèse selon laquelle Karamzin aurait accompli un aller et retour incognito à Paris à partir de Genève a été infirmée par les découverte archivistiques de Svetlana Gellerman13. On doit donc conclure que Karamzin a effectivement passé à Genève le temps qu’il devait initialement passer à Zurich. Autrement dit, le séjour auprès de Lavater fut considérablement écourté. Nous tenons là quelque chose d’essentiel. Arrêtons-nous un instant sur l’étape capitale, géographique et philosophique, qu’est Lavater à Zurich. Entre 1786 et son arrivée à Zurich trois ans plus tard, le rapport du jeune homme à Lavater a considérablement évolué. Il y a un monde entre 12 13 Ibid., p. 495. S. Gellerman, art. cit. 132 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN les premières lettres, pétries de vénération14, et les dernières, où il est question du « louis d’or » que réclame Lavater pour couvrir ses frais de poste. L’adepte russe s’était mué en fondé de pouvoir. Les premières lettres posaient à Lavater de graves questions. Les quatre lettres d’août 1789 à mars 1790 ne demandent plus rien. La dernière, enfin, du 1er décembre 1790 (v.s.) demande si « nous sommes plus sages et plus vertueux que les Anciens parce que nous sommes chrétiens ? » [« Sind wir weiser und tugendhafter als die Alten, weil wir Christen sind? »]15. Fausse question dont la réponse négative ne fait plus de doute pour Karamzin, et qui vaut condamnation pour Lavater. Il n’est pas exclu qu’elle contienne aussi une part cachée d’impertinence. Jusque 1801, date de la mort de Lavater, massacré par un soudard « révolutionnaire » français, rien n’indique que Karamzin ait cherché à maintenir une quelconque relation. Peut-être la grande estime que le comte du Nord, alias le grand-duc Paul, portait à Lavater, qu’il visita à deux reprises, démontrait-elle ab absurdo à Karamzin que Lavater n’était pas le phare de son siècle. Que s’était-il passé ? Karamzin n’avait pas écrit à Lavater ni ne s’était rendu à Zurich en touriste curieux ou en chasseur d’autographes : « Ce n’est évidemment pas seulement par vanité que j’ai pris un jour la plume pour [...] vous demander de ne pas me prendre pour un vantard qui ne vous aurait écrit que dans le but de recevoir une réponse d’un homme aussi célèbre que vous »16. Or la description de Lavater à Zurich contient plusieurs touches satiriques. 14 Non exemptes de flatterie ; ex. : « Je suis sûr que Lavater est un grand homme et un véritable chrétien. Plaise à un fou de Français de crier à se déchirer les poumons ! Tout homme sensé admet que les Français sont fous. » [« daß der Franzose toll ist » ([1ère lettre à Lavater] in N.M. Karamzin, Pis’ma russkogo putešestvennika, op. cit., p. 485. Karamzin fait allusion à La lettre du Comte de Mirabeau à *** sur M. de Cagliostro et Lavater, Berlin, 1786 [rééd. par Ch. Porset, 1996]. 15 Ibid., p.498. 16 Ibid., p. 473-474. 133 JEAN BREUILLARD L’âme et le corps La question qui occupe le très jeune Karamzin est celle des rapports entre l’âme et le corps. Il était naturel que, dans le milieu maçonnique et mystique dans lequel vivait Karamzin à Moscou, les écrits de Lavater fussent à l’honneur. Lavater cherchait à concilier la philosophie des Lumières avec le christianisme. Il luttait contre le déisme général de l’Aufklärung en affirmant la compatibilité de la « philosophie » avec la Révélation. Enfin, les relations entre l’âme et le corps semblaient trouver dans les travaux de Lavater sur la « physiognomonie » une traduction simple et séduisante. Si Lavater affirmait que l’âme se lisait dans la forme du visage, c’était donc qu’il connaissait le rapport intime entre l’âme et le corps. Karamzin a été, à n’en pas douter, cruellement déçu de constater que le grand Lavater n’avait pas de réponse précise à lui apporter sur les relations entre l’âme et le corps, sur ce qu’était, en particulier, l’âme « en soi » [« weiß doch nicht, was Seele in sich ist, was Körper in sich ist »] ; déçu aussi de constater que Lavater se résignait à son ignorance. Le Colomb de la connaissance de l’homme n’était plus qu’un bon pasteur, un Oberlin suisse. Il serait erroné, cependant, de conclure à une rupture radicale. Karamzin gardera respect et tendresse pour le pasteur zurichois et publiera, en 1803, dans son Panthéon de la littérature étrangère, la relation des derniers jours de Lavater17. Que représente donc Lavater dans le voyage philosophique du jeune Karamzin ? L’immense prestige dont jouissait dans le milieu des francs-maçons de Moscou la figure la plus en vue de l’illuminisme, ce versant irrationaliste et mystique des Lumières, faisait de lui la référence philosophique essentielle. Il ne fait pas de doute que pour le célèbre franc-maçon S.I. Gamaleja, le séjour à Zurich auprès de Lavater devait N.M. Karamzin, « Poslednie dni Lafaterovoj žizni », in Panteon inostrannoj slovesnosti, č. III, M., 1803, p. 74-79. 17 134 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN être une étape essentielle du voyage de Karamzin et même, d’une certaine façon, l’aboutissement de son voyage philosophique. Or si l’on considère le cheminement de Karamzin au cours des quatre années qui précèdent son départ, il convient de formuler une observation tout opposée : Lavater marque au contraire le point de départ, et non le point d’arrivée, de son parcours philosophique. Si l’on veut bien tirer les conséquences de cette constatation, force est de dire que le trajet géographique qui conduit de Königsberg à Zurich doit, intellectuellement, être parcouru en sens inverse, au rebours du temps du voyage, en partant de Lavater pour remonter jusqu’à Kant. Le cheminement philosophique part de l’irrationalisme illuministe pour arriver au rationalisme critique. Si cette idée est juste, alors il faut supposer que Karamzin a construit la relation de son voyage en ménageant des transitions intellectuelles, en ajoutant les maillons philosophiques indispensables, formés d’évocations de penseurs, de réflexions philosophiques, d’allusions. Bref, c’est tout un appareil sémiotique qui est mobilisé et que, dans le cadre d’un article, nous ne pouvons que mentionner. À rebours Nous proposons donc de remonter le temps chronologique, en partant cette fois de l’étape de Zurich, pour terminer par Königsberg et Kant. C’est donc à une lecture à rebours du texte des Lettres que nous procédons. Dans cette perspective, l’expression « étape suivante » signifie : « suivante dans le cheminement intellectuel du Voyageur, quoique précédente dans la succession chronologique du voyage ». Or, « partant » de Zurich, ce voyage à rebours réserve une surprise : le premier penseur évoqué n’est autre que Moses Mendelssohn. Il faut s’arrêter à cette étape essentielle des Lettres. Mendelssohn était mort en 1786. Karamzin pouvait donc l’évoquer à n’importe quel moment de son voyage. Il aurait été plus "naturel" de parler de Mendelssohn là même où le philosophe vécut l’essentiel de sa 135 JEAN BREUILLARD vie, à savoir Berlin. Pourtant, à Berlin, le Voyageur ne prononce le nom de Mendelssohn qu’une fois, en saluant Nicolai, « l’ami de Mendelssohn et de Lessing ». Il n’évoque Mendelssohn que plus tard, sur la route de Meissen et enfin, plus largement, à Francfort, juste avant de se rendre chez Lavater. Cette place occupée dans la galerie des penseurs n’est pas fortuite. Elle entre dans un dessein délibéré. Moses Mendelssohn a été, à n’en pas douter, le maillon philosophique qui a mené Karamzin de Lavater à Kant. Mendelssohn n’apparaît pas moins de... onze fois (!) dans les Lettres, et toujours en bénéficiant de la sympathie évidente du narrateur. Mendelssohn est pour Karamzin celui qui, par sa critique, libère. En ce sens, il est l’introducteur à la réflexion de Kant sur les conditions et les limites de la raison. Il est caractéristique que son nom soit immédiatement associé à Kant, dans les Lettres : Hier après le déjeuner, je suis allé chez le célèbre Kant, métaphysicien subtil, profond, qui renverse Malebranche et Leibniz, Hume et Bonnet, — Kant, que le Socrate juif, le regretté Mendelssohn, n’appelait pas autrement que der alles zermalmende Kant, c’est-à-dire Kant qui ravage tout. [Königsberg, 19 juin 1789, v.s.] Mendelssohn est Socrate, la « torpille » de Platon ; celui qui désarme, désarçonne, paralyse les dogmatiques ; celui grâce auquel la pensée reprend ses droits, celui par qui l’homme ose exercer son jugement. La même comparaison, issue de l’œuvre majeure de Mendelssohn Phédon [Phädon, 1767], est reprise un peu plus loin dans les Lettres, à Francfort, où un changeur juif dit au Voyageur, en parlant de Mendelssohn : Ce grand homme, ce Socrate et ce Platon de notre temps, était juif, était juif. Il est très probable que Karamzin avait pris connaissance de la pensée de Mendelssohn bien avant son départ. C’est ce que pense Hans 136 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN Rothe, qui suppose que l’initiateur a été Jakob Lenz18. Nous voyons un autre indice dans le fait que, dans ses lettres à Lavater, Karamzin ne mentionne à aucun moment la polémique qui avait opposé le Suisse à Mendelssohn ; en revanche, il ne se gêne nullement pour faire allusion au pamphlet de Mirabeau19, Mirabeau qui, selon Dominique Bourel, « fit le plus pour la popularité de Mendelssohn en France et en Europe. »20 Ce qui retient à l’évidence Karamzin dans la pensée de Mendelssohn, c’est, comme dit Dominique Bourel, la « symbiose judéoallemande » tentée par celui qui « entend célébrer les noces des Lumières allemandes (Aufklärung) et des Lumières juives (Haskala) »21. C’est aussi, à n’en pas douter, ce qui poussa Aleksandr Radiščev à adapter le Phédon en 1777 dans son De l’homme, de son caractère mortel et de son immortalité [publié en 1809]22. Il est caractéristique que l’« exposé » philosophique de la personne et du sujet dans les Lettres soit associé par Karamzin à la judéité. Quelques lignes plus haut, le Voyageur rapporte un propos antijudaïque : « N’achetez rien aux Juifs [...] ; ce sont tous des coquins ». À quoi le colporteur réplique : « Ce n’est pas vrai, Monsieur, […] ; nous ne sommes pas plus malhonnêtes que les Chrétiens ». Un peu plus loin, le Voyageur aperçoit sur la table d’un changeur juif le livre capital de Mendelssohn sur la judéité : Jerusalem oder über die religiöse Macht und Judentum (1783). Le Voyageur reprend alors la parole du changeur : « Mendelssohn était un grand homme, dis-je, en prenant le livre dans mes mains ». Cette scène a une valeur symbolique : le héros prend le 18 H. Rothe, N.M. Karamzins europäische Reise: Der Beginn des russischen Romans, Philologische Untersuchung. Bad Homburg v.d.H.e.a., 1968, pp. 70, 267-271, 286-288. 19 Lettre du Comte de Mirabeau à *** sur M. de Cagliostro et Lavater, op. cit. 20 D. Bourel, Moses Mendelssohn. La Naissance du judaïsme moderne, op. cit., p. 35. 21 D. Bourel, Moses Mendelssohn. La Naissance du judaïsme moderne, op. cit., 4e de couverture. 22 Cf. A. Laxague, « Radichtchev, un étranger dans sa patrie », in Jean Mondot dir., Regards de/sur l’étranger au XVIIIe siècle, Bordeaux, 1985. 137 JEAN BREUILLARD livre de Mendelssohn en répétant les paroles du changeur. Autrement dit, il reprend à son compte le livre et les paroles. Tout le passage sur les Juifs de Francfort, empreint de sympathie pour le peuple juif, déclaré moins égoïste « que nous, Chrétiens triomphants », indique qu’il y a chez Karamzin une authentique réflexion sur la judéité, vraisemblablement initiée par la lecture de Mendelssohn, qui posa le premier, dans sa véritable dimension, la question juive. Le passage de Lavater à Mendelssohn marque, pour Karamzin, l’accès à l’universalisme de la « personne ». À ce sujet, Karamzin s’intéresse à la judéité, non au judaïsme, et le tableau lugubre de la synagogue de Francfort fait écho à sa description sinistre de l’église Saint-Bruno-desChartreux de Lyon. Non seulement on chercherait en vain dans toute l’œuvre de l’auteur de l’Histoire de l’État russe la moindre remarque hostile au peuple juif, mais son attitude sur ce point, informée à coup sûr par la pensée de Mendelssohn, nous paraît unique dans la littérature russe de son temps23. L’importance que Karamzin accorde plus loin, dans les lettres parisiennes, à Mirabeau comme acteur politique ne pouvait, pour le lecteur cultivé, ne pas évoquer la fameuse « affaire Lavater » provoquée par la demande du pasteur suisse, qui, en août 1769, reprenant les thèses des piétistes du Wurtemberg sur la nécessaire conversion des Juifs, avait adjuré Mendelssohn de reconnaître ses erreurs et d’embrasser le christianisme. 23 On citera en regard, ces lignes de Denis Fonvizin, datées de 1786 : « Une fois franchie la frontière, nous nous sommes retrouvés brusquement en Judée. Hormis des Juifs, nous n’avons presque rien vu jusqu’à Varsovie. Tous les villages sont farcis de ces coquins [« nabity simi plutami »], et pour la première fois je fus indigné en mon for intérieur par le fait que de pareils fainéants [« bezdel’niki »], après avoir été chassés d’Égypte où ils travaillaient, se fussent mis, dans leur oisiveté, à errer de par le monde et à duper les braves gens » [« i obmanyvat’ dobryh ljudej »] in D.I. Fonvizin, Sobranie sočinenij, t. II, M.-L., 1959, p. 568. 138 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN Il est clair que, lorsqu’il parle de Mirabeau, le Voyageur pense au livre de celui-ci sur Mendelssohn, livre dirigé contre Lavater, associé en l’occurrence au charlatan Cagliostro-Balsamo : Les Allemands lui ont décerné le titre de Platon moderne. [...] Je voudrais faire connaître Moses Mendelssohn à la France mieux qu’il ne peut l’être par la traduction de son Phédon, l’un de ses plus beaux ouvrages, mais où l’on ne saurait deviner tout ce qu’a voulu cet écrivain vraiment extraordinaire.24 Et, donnant une analyse de Jérusalem, Mirabeau célèbre le plaidoyer de Mendelssohn en faveur de la tolérance religieuse : Il fait voir que jamais une association religieuse ne saurait [...] acquérir ou s'arroger des droits temporels quelconques.25 L’affaire Mendelssohn-Lavater livre aussi la clé de la visite à Charles Bonnet, à l’extrême fin du voyage philosophique du Voyageur. C’est en effet Bonnet qui servit d’intercesseur et, correspondant avec Mendelssohn, répara comme il pouvait « l’indiscrétion de M. Lavater », comme l’écrit Mirabeau. On le voit, le rapprochement, dans le voyage, entre Mendelssohn et Lavater, ne doit rien au hasard. Dans l’ordre inverse où nous nous situons, il signifie que Karamzin a commencé à rompre avec Lavater à partir de la querelle avec Mendelssohn. 24 Mirabeau, Sur Moses Mendelssohn, sur la réforme politique des juifs et en particulier sur la révolution tentée en leur faveur (en 1753) dans la Grande Bretagne, Londres,1787 ; cf. aussi, id., Lettre du comte de Mirabeau à *** sur M. de Cagliostro et Lavater, op. cit. 25 Ibid., p. 23. 139 JEAN BREUILLARD Weimar Continuons de rebrousser chemin. Weimar est le lieu de deux grandes rencontres : avec Christoph Martin Wieland [1733-1813] et avec Johann Gottfried Herder [1744-1803]. Que Wieland dit-il au Voyageur au sujet des philosophes ? De Kant, Wieland parle avec respect ; mais il ne semble pas se casser la tête sur sa métaphysique. Il m’a montré la nouvelle œuvre de son gendre, le professeur Reinhold, dont le titre est Versuch einer neuen Theorie des menschlischen Vorstellungsvermögens [Essai d’une nouvelle théorie de la capacité humaine des représentations], qui vient d’être imprimée, et qui doit expliquer la métaphysique de Kant. Lisez-le, me dit-il, si vous lisez ce genre de livres. Votre Agathon, ou votre Oberon me plaisent davantage, répondis-je : cependant il m’arrive parfois de regarder dans le domaine de la philosophie. Avec une agréable sincérité, Wieland m’a livré ses pensées sur des matières très importantes pour l’humanité. Il ne rejette rien, mais pose seulement la différence entre la croyance et la certitude. On peut l’appeler sceptique, mais seulement au bon sens du terme. 26 Nous avons la confirmation que Karamzin s’intéresse à la philosophie et qu’il cherche à comprendre Kant. Le "domaine de la philosophie" dont il parle n’est plus, on peut en être assuré, l’illuminisme de Lavater. Toujours à Weimar, le narrateur se rend chez Herder : J’ai lu son Urkunde des menschlischen Geschlechts [précisément : Älteste Urkunde des Menschengeschlechts, Le plus vieux document du genre humain –J.B.], je l’ai lu, je n’ai pas compris grand chose ; mais ce que j’ai compris, je l’ai trouvé très beau. En quelques tableaux il peint la création ! Quelle splendeur orientale ! – J’ai lu son Dieu [Gott], l’une de ses dernières œuvres dans laquelle il montre que Spinoza était un philosophe profond et un adorateur fervent de la Divinité, éloigné à la fois du panthéisme et de l’athéisme. Et le narrateur donne une longue citation tirée de Gott. Einige Gespräche [Dieu. Dialogues], publié en 1787. 26 Ibid., p. 76-77. 140 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN Le Voyageur, et aussi Karamzin, sont manifestement fascinés par ce que note Edgar Quinet dans son Essai sur la vie et l’œuvre de Herder... (Paris, Levrault, 1826-1827) : par le panthéisme, par le refus de la rigidité dogmatique, le « Einfühlung », l’empathie qui permet de comprendre les œuvres des siècles passés. Comme le note Pierre Pénisson, Herder, comme Mendelssohn, « réprouve le conservatisme rabbinique et la rigidité orthodoxe de Raphaël Kohen, celui-là même qui maudit la traduction [du Cantique des cantiques] par Mendelssohn »27. À Weimar, enfin, le Voyageur prétend ne pas avoir rencontré Goethe, mais l’avoir seulement aperçu à une fenêtre. La chose paraît un peu étrange. Quand il voulait vraiment rencontrer un penseur, le jeune homme savait forcer sa porte. C’est ce qu’il fit avec Wieland. D’autre part, le fait d’avoir manqué Goethe n’empêchait en rien Karamzin de lui consacrer un développement. Or, rien ou presque rien, sinon les trois lignes suivantes : Hier soir, en passant devant la maison qu’habite Goethe, je l’ai vu regardant par une fenêtre. – Je me suis arrêté et l’ai examiné un instant : le grave visage grec ! Aujourd’hui je suis passé chez lui ; mais l’on m’a dit qu’il était parti de bon matin pour Iéna. C’est tout. Karamzin a-t-il en effet surpris Goethe le nez au vent, regardant par la fenêtre ? Nous ne le saurons jamais. Toujours est-il qu’il ne manifeste pas un regret. Ce silence doit nous alerter. Cette non-rencontre, ce silence sont à relier à un autre grand absent des lettres : Friedrich Heinrich Jacobi [1743-1819]. Nulle mention, en effet, dans les Lettres, de Jacobi. Karamzin reflète donc la position des "Berlinois", qui ne pardonnaient pas à Jacobi d’avoir fait de Lessing à peine disparu un spinoziste décidé (accusation toujours grave dans l’Allemagne de l’époque), d’avoir aussi critiqué Hume (David Hume über den Glauben, 1787) et critiqué Kant. On n’entrera pas ici dans l’analyse du "spinozisme" de Lessing, qui ne recouvre pas, 27 P. Pénisson, Johann Gottfried Herder, P., Cerf, 1992, p. 119. 141 JEAN BREUILLARD apparemment, ce que Jacobi entendait lui-même par là. Retenons qu’entre Goethe et Jacobi, qui avait peint le premier dans son romanportrait Correspondances d’Édouard Alwill (1775), il y a un lien et nous pensons que ce lien explique l’absence totale de Jacobi dans les Lettres, et la quasi-absence de Goethe, dont on se contente d’apercevoir le profil grec à une fenêtre. En 1789, Jacobi était devenu la bête noire de l’Aufklärung, surtout depuis la publication, en 1785, de ses Lettres à Moses Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza. Il est probable aussi que Karamzin avait lu la réplique de Mendelssohn publiée après sa mort, Aux amis de Lessing. Ce petit ouvrage, comme dit Dominique Bourel était « véritablement une arme de combat contre Jacobi et sa clique.28 » Karamzin devait juger aussi qu’il était criminel de mettre en cause l’héritage rationaliste des Lumières. Face à l’offensive lancée contre la « raison » et contre la France des « philosophes », par J.-G. Hamann et F.-H. Jacobi, Karamzin reste obstinément fidèle au dogme central de la philosophie intellectualiste des Lumières, à la conviction qu’il existe, pour guider l’action des hommes dans l’histoire, une vérité accessible à la raison, pourvu que celle-ci s’affranchisse de l’ignorance, de la superstition et du préjugé. Kant admet, comme l’écrit Lévy-Bruhl, que la raison peut avouer « son impuissance à rien démontrer en dehors de l’expérience ; mais il ne consent pas qu’elle abdique [...] sur la foi d’un sentiment. [...] Une pareille doctrine, selon lui, met en danger ce qui fait la dignité de l’homme, et compromet les conquêtes lentement acquises sur les préjugés et les erreurs. Il prévoit ce qu’on appellera plus tard "l’obscurantisme". »29 Au-delà des polémiques entre les différents acteurs des Lumières allemandes, là est la racine profonde, philosophique, de l’absence de Jacobi dans les Lettres. 28 29 D. Bourel, Moses Mendelssohn, op. cit., p. 434. Lucien Lévy-Bruhl, La philosophie de Jacobi, P., F. Alcan, 1894, p. 183. 142 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN Leipzig À Leipzig, étape suivante de ce voyage à l’envers, le Voyageur visite le professeur Ernst Platner [1744-1818], qu’il qualifie de « philosophe éclectique ». On se souvient que V. Sipovskij avait employé le même qualificatif à propos de Karamzin. Dans l’ordre chronologique inverse du voyage, dans lequel nous observons la croissance philosophique de Karamzin, l’étape de Leipzig représente, après la pensée illuministe, la rupture liée à l’affaire LavaterMendelssohn et la tentative de conciliation entre les Lumières et la Haskala entreprise par Mendelssohn, l’ouverture plus large encore à d’autres courants de pensée. Certes, Platner n’est pas le phare philosophique de son temps, mais Karamzin admire la clarté de son cours d’Esthétique. Cette étape marque l’élargissement de l’horizon intellectuel du Voyageur. La malle-poste de Meissen En remontant plus avant encore dans le temps, nous rencontrons un épisode crucial, dont l’action se situe dans la malle-poste qui transporte le Voyageur à Meissen. Dans cette voiture transformée en cabinet de philosophie, ont pris place, outre le Voyageur, un "Magistr" et deux étudiants, l’un de Leipzig, l’autre de Prague. La conversation porte, évidemment, sur la relation entre l’esprit et le corps, et donc sur le Phädon de Mendelssohn. En réponse à l’étudiant de Prague qui défend l’innéisme, le Voyageur tire de « son » carnet une lettre de Lavater qu’il lit à l’étudiant : L’œil, de par sa formation même, ne peut se regarder sans miroir. Nous ne pouvons nous contempler que dans les autres objets. Le sentiment de l’existence, la personne, l’âme — tout cela n’existe que parce que cela est extérieur à nous.30 30 N. Karamzin, Pis’ma russkogo putešestvennika, op.cit., p. 57. 143 JEAN BREUILLARD Or le remarquable, dans ce passage, est que Karamzin ne cite pas mot à mot Lavater. Le texte de Lavater est en effet : Notre œil n’est pas fait en sorte qu’il puisse se voir sans miroir, – et notre je [« ich »] ne se voit que dans un autre tu. Nous n’avons pas en nous de point de vue sur nous-mêmes. Le sentiment de l’existence, la conscience de notre je, l’âme existent seulement par l’intermédiaire des objets qui sont hors de nous.31 Hans Rothe32 a confronté ces deux textes, mais sans remarquer un point essentiel : l’ajout du mot « ličnost’ » [personne] à la citation de Lavater. La lettre de Lavater, vieille de deux ans, que le Voyageur prétend sortir de sa poche (!), signifie que de tout l’enseignement de Lavater, Karamzin ne retient finalement que cette lettre, et dans cette lettre, une seule phrase, mais une phrase, il est vrai, extraordinairement profonde. Rejetant la « physiognomonie », le magnétisme et l’enseignement chrétien du pasteur suisse, Karamzin fait sienne cette définition de l’intersubjectivité : je se construit en passant par tu ; et, pour que les choses soient claires, il ajoute au texte de Lavater le mot ličnost’ [« la personne », la « personnalité »], catégorie essentielle du kantisme, devenue l’équivalent paradigmatique (parce que se retrouvant dans la même séquence coordonnée) que le mot « âme » employé par Lavater. La scène de la malle-poste est un point "nodal" dans le voyage philosophique du Voyageur. L’intersubjectivité est devenue le noyau de la pensée philosophique de Karamzin. Cette intersubjectivité dont il 31 Perepiska Karamzin s Lafaterom, SPb., 1893, p. 23. Nous traduisons intentionnellement « ich » et « du » par « je » et « tu » et non, comme il est plus courant, par « moi » et « toi » : le « moi » du sujet psychologique n’est pas le « je » du sujet de l’énonciation. 32 Cf. H. Rothe, N.M. Karamzins europäische Reise..., op. cit. : « Er [Karamzin,–J.B.] machte aus dem Brief einen Dialog. Einen Teil der Äusserung Lavaters hielt er offenbar für philosophisch vertretbar und legte ihn dem Prager Studenten in den Mund (wir können nicht sagen, was Seele an sich ist, der Philosoph braucht Beweise, nicht Wahrscheinlichkeit). », p. 111-112. 144 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN trouvera le fondement théorique chez Kant. La scène de la malle-poste réalise la soudure entre Lavater et Kant. Berlin Remontons encore le déroulement du voyage et arrivons à Berlin. Passons, dans le cadre de cet article, sur la visite au poète Karl Wilhelm Ramler [1725-1798], qui n’est pas une figure proprement philosophique. Venons-en à la visite rendue à Karl Philipp Moritz [1756-1793]. Le fondateur de l’esthétique "weimarienne", directeur du premier journal de psychologie, le Gnothi seauton. Oder Magazin der Enfahrungsseelenkunde [1783-1793, Berlin], avait fait la connaissance personnelle de Mendelssohn en 1782. Il avait rédigé une nécrologie magnifique dans laquelle il appelait le philosophe disparu « le Socrate de son temps »33. Franc-maçon (auteur d’un Beiträge zur Philosophie des Lebens aus dem Tagebuch eines Freimäurers [1780], de Die große Loge oder der Freimaurer mit Waage und Senkble, [1793]), l’auteur d’Anton Reiser et des Reisen eines Deutschen in England [1783] avait publié un an auparavant son Über die Bildende Nachahmung des Schönen [1788]. Enfin, Karl Philipp Moritz, très impliqué dans l’opposition à Jacobi, avait fait porter à celui-ci la responsabilité de la mort de Mendelssohn. Arrivons à la visite rendue à Friedrich Nicolai [1765-1806], éditeur du Phädon de Mendelssohn en 1767, Nicolai dont l’Allgemeine deutsche Bibliothek fut « le pendant allemand de l’Encyclopédie »34 : « J’ai vu le célèbre Nicolai, auteur et libraire, qui habite la même rue que moi, c’est-à-dire dans la Brüderstrasse. » Nous ne savons pas si Karamzin a effectivement habité dans cette rue centrale de Berlin qu’était et est toujours la Brüderstrasse. Remarquons en tout cas que le nom de la « rue des Frères » est bien choisi pour y loger le Voyageur, qui rattache immédiatement Nicolai à l’auteur de Nathan le Sage 33 34 Cité par D. Bourel, Moses Mendelssohn, op. cit, p. 24. D. Bourel, Moses Mendelssohn..., op. cit, p. 73. 145 JEAN BREUILLARD [Nathan der Weise, 1779]. La franc-maçonnerie à laquelle il est fait discrètement référence ici est non mystique, mais ouverte sur les Lumières occidentales, telles que les incarnent Lessing et Moritz. Le Voyageur est incontestablement déjà loin de l’emprise de Lavater. Il communie en outre dans la dénonciation des Jésuites, thème récurrent du groupe de Nicolai, dans la dénonciation aussi de Cagliostro, qualifié de « missionnaire des Jésuites », et dans l’anticatholicisme. Nicolai se défendait surtout de toute relation avec l’illuminisme, en particulier dans sa Déclaration publique sur les relations secrètes avec l’ordre des illuminés, avec, incidemment, quelques digressions concernant M. J.A. Starck et M. J.K. Lavater, – à lire avec sérieux et, parfois, quelque amusement ([mit unter auch ein wenig lustig zu lesen]). Cette publication date de 1788 et tout laisse penser que Karamzin l’avait lue et assimilée. L’observation de cette galerie sélective des personnages rencontrés par le Voyageur livre donc un enseignement intéressant sur Karamzin : le « sentimentaliste » Karamzin avait sans ambiguïté choisi le camp des "Berlinois" de l’Aufklärung, de la fidélité à la raison contre les blandices du sentiment. Le rendez-vous manqué À Berlin, comme on l’a dit, le Voyageur déclare manquer sa rencontre avec le franc-maçon de Moscou Aleksej Kutuzov, le dédicataire du Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou d’Aleksandr Radiščev. Jurij Lotman pense que la rencontre a bien eu lieu, mais que, pour des raisons de prudence, Karamzin a préféré parler de rendez-vous manqué. Or, dans la logique de notre parcours inverse du voyage, l’échec de la rencontre revêt une signification : elle marque la rupture avec la franc-maçonnerie mystique des francs-maçons de Moscou. Elle marque aussi la fin des relations amicales entre les deux hommes. Ainsi s’éclaire le dialogue fictif que Karamzin place dans la bouche de son Voyageur, venu peu de temps auparavant au Tiergarten : 146 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN Cher mélancolique ! Moi aussi j’ai pensé à toi en entrant dans cette allée, et je suis resté, peut-être, à l’endroit même où tu pensais à moi. Peut-être y reviendras-tu à nouveau, mais je serai loin, loin de toi ! En effet, le Voyageur est déjà loin, bien loin des francs-maçons de Moscou. Kant Déçu par Lavater, Karamzin a été naturellement intéressé par Kant, précisément parce que celui-ci, réveillé par Hume de son « sommeil dogmatique », s’interrogeait sur les conditions mêmes de toute connaissance a priori. Quand Karamzin arrive chez Kant, en juin 1789, il est, contrairement à ce que pense B. Èjhenbaum, déjà bien informé. Le Voyageur confie, au terme de l’entretien : [Kant] a noté pour moi le titre de deux de ses œuvres que je n’ai pas lues : Kritik des praktischen Vernunft et Metaphysik der Sitten. Si l’on veut bien lire, et considérer que les Fondements de la métaphysique des mœurs et la Critique de la raison pratique étaient des publications récentes [1785 pour la première ; 1788, soit l’année précédente, pour la seconde], ces lignes signifient que Karamzin a lu au moins l’exposé fondamental de la théorie kantienne de la connaissance qu’est la Critique de la raison pure (1781), et sans doute dans sa deuxième édition (1787). Enfin, Karamzin a, probablement, découvert la pensée de Kant grâce à Lenz, à Moscou. Lenz, en effet, avait, très jeune, suivi l’enseignement de Kant à Königsberg, alors que Kant n’était pas encore célèbre. Jurij Lotman suppose que l’essentiel de l’entretien a porté sur Lavater. Ce n’est pas certain. Les paroles que Karamzin place dans la bouche de Kant dépêchent Lavater sobrement : « Lavater est très aimable pour la bonté de son cœur, – mais, doté d’une imagination excessivement vive, il se laisse souvent aveugler par ses rêves, il croit au magnétisme, etc. ». Voilà qui est lourd de sens. Enfin, Karamzin précise 147 JEAN BREUILLARD que Kant « a correspondu avec Lavater ». Autrement dit… il ne correspond plus. Réduit à sa « bonté », Lavater ne compte plus sur la scène intellectuelle. La conversation s’égarant dans des considérations sur la géographie, le Voyageur ramène le philosophe au sujet essentiel : Ensuite, sans transition, j’ai tourné la conversation sur la nature et la morale de l’homme. C’est donc lui qui dirige l’entretien, et non Kant. Lorsqu’il arrive à Königsberg, le visiteur connaît les principales thèses du kantisme ; en particulier l’impossibilité de connaître les objets du monde en euxmêmes, objets dont on ne connaît que la représentation au travers des catégories a priori de l’entendement. Dans la Critique de la raison pure, outre l’exposé des conditions a priori de toute connaissance, le Voyageur a retenu la mise en garde contre les illusions de la métaphysique théorique, de la théologie spéculative. Il a retenu la critique de l’argument ontologique de l’existence de Dieu et fait dire à Kant : « Ici, la raison éteint son flambeau, et nous restons dans la nuit ; seule l’imagination peut se mouvoir dans cette nuit et créer l’incréé »35. On a là un rappel direct de l’examen des preuves de l’existence de Dieu exposé dans la Critique de la raison pure36. La naissance théorique du sujet dans l’analyse transcendantale 37 Quand il visite Kant en juin 1789, Karamzin a donc très probablement assimilé la leçon de Kant et le double mouvement qui préside à la connaissance : le mouvement qui part des choses, que nous N.M. Karamzin, « Pis’ma russkogo putešestvennika », in Izbrannye proizvedenija, t. 1, op. cit., p. 101. 36 Conclusion du chapitre III, Livre II, deuxième division consacrée à la critique de la théologie spéculative. 37 E. Kant : « J’appelle transcendantale toute connaissance qui, en général, s’occupe moins des objets que de nos concepts a priori des objets », Critique de la Raison pure, « Introduction », op. cit., p. 58. 35 148 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN recevons par l’intuition sensible ; et le mouvement qui part de notre entendement, qui reçoit l’intuition sensible au travers de cadres a priori extérieurs aux choses (espace et temps, puis quantité, similitude, modalité, relation). Ce double mouvement entre les objets et l’entendement, qui vont chacun à la rencontre l’un de l’autre, est rappelé dans la deuxième rédaction (1787) de la Déduction transcendantale des concepts purs de l’entendement (Livre I de l’Analytique transcendantale), avec la distinction entre « Penser un objet » et « Connaître un objet »38 . Appliquée à la connaissance de soi, « nous ne connaissons notre propre sujet que comme phénomène et non dans ce qu’il est en soi »39. Alors que le je sait qu’il est, il ne sait pas ce qu’il est : la conscience de soi n’est pas encore la connaissance de soi. En conséquence, « je n’ai [...] aucune connaissance de moi tel que je suis, mais je me connais simplement tel que je m’apparais à moi-même »40. Ou bien je suis un objet de l’expérience sensible relevant des catégories de l’espace et du temps, ou bien je suis à moi-même un inconnu. Autrement dit, il y a entre moi et je la même relation qu’entre je et un objet : la connaissance de moi-même ne me livre pas moi-même, mais une représentation de moi-même. L’idée est répétée plus loin : « Nous n’avons aucune connaissance du sujet en soi, qui se trouve à la base du moi comme de toutes les pensées, en qualité de substrat »41. Il est hautement probable que la réflexion de Kant sur le sujet a vivement intéressé Karamzin, qu’elle lui a permis de dépasser la conception maçonnique ou shaftesburienne de la « connaissance de soi », et lui a fait prendre conscience de la valeur de la personne saisie au cœur de son intimité. 38 E. Kant, §-22 de la Déduction transcendantale ; ibid., p. 144-145. Ibid., p. 157. 40 Ibid., p. 158. [souligné par Kant]. 41 E. Kant, Critique de la raison pure, [trad. Trémesaygues et Pacaud], P., Presses Universitaires de France, 4e éd., 1965, p. 284. 39 149 JEAN BREUILLARD Or c’est justement la personne qui est au centre de la réflexion de Kant en 1789. Cette réflexion procède directement de l’élaboration de la morale. La morale kantienne et le primat de la personne Le fait que Kant précise sur un billet le titre des deux ouvrages principaux dans lesquels il expose sa morale (Fondements de la métaphysique et Critique de la raison pratique) indique clairement qu’une bonne partie de l’entretien a porté sur la morale. Étendant à la morale la recherche des formes nécessaires qu’il avait appliquée à la connaissance, Kant aboutit à la formule suivante de la loi morale : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ». Ce qu’affirme cette formule de la loi morale – ou impératif catégorique, c’est-à-dire non hypothétique, non assujetti à un vouloir préalable –, c’est l’affirmation de la personne, dont la notion saisit l’homme dans son rapport sacré avec la loi morale. Personne et liberté Cette Personne, qui exprime le refus d’instrumentaliser l’homme, qui affirme que l’homme est la fin de l’homme, une fin en soi, est législatrice : la personne édicte elle-même la législation universelle. La personne et la loi morale sont donc liées par un rapport analogue à celui qui, chez Rousseau, lie le citoyen à l’État. Autrement dit, si j’obéis à la loi morale, c’est parce que je puis en être l’auteur. Cette idée puissante, qui retire l’origine de la loi à l’objet visé, et qui la retire aussi à Dieu, fonde l’autonomie du sujet, en même temps qu’elle garantit sa liberté : l’obéissance à la loi suppose et manifeste la liberté. L’autonomie du sujet définit ainsi le principe de la loi morale. Nous ne pourrons jamais savoir si cet abrégé de la morale kantienne a été exposé par son auteur au jeune Russe venu le visiter ; 150 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN mais nous savons que cette morale, et l’accent mis sur l’autonomie du sujet libre, est exactement ce que désignent les deux titres griffonnés par Kant et rappelés par Karamzin. La réflexion sur le sujet (double nature de l’homme, scission entre le moi et le je) et sur la personne, source de la morale, est bien ce que désignent ces lignes : « Ensuite, sans transition, j’ai tourné la conversation sur la nature et sur la morale de l’homme »42. Esthétique et intersubjectivité En juin 1789, soit un an après la publication de la Critique de la raison pratique, Kant travaille à sa troisième critique, la Critique de la faculté de juger, qui verra le jour avant même le retour de Karamzin à Saint-Pétersbourg. On peut donc supposer que Kant a dit au moins quelques mots de l’état présent de sa réflexion. Or celle-ci approfondit la théorie de la liberté par une analyse du beau, de l’œuvre d’art. L’acte esthétique est en effet celui où le sujet attribue à son sentiment particulier et personnel une valeur universelle, une valeur « pour autrui ». Dans l’acte esthétique se réalise donc le deuxième des trois préceptes qui doivent régler la pensée, tels qu’ils sont définis au paragraphe §-40 de la Critique de la faculté de juger : Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ?43 Il faut donc penser en se mettant à la place de tout autre. Cette intersubjectivité est réalisée dans le Beau, alors même qu’il n’y a pas de concept universel du Beau : Nous soulignons, – J.B. E. Kant, Critique de la faculté de juger (1790), trad. A. Philonenko, P., Vrin, 1965, §-40. 42 43 151 JEAN BREUILLARD Le principe subjectif du jugement sur le beau est représenté comme universel, valable pour chacun, sans être représenté comme connaissable par un concept universel.44 Ainsi le je transcendantal peut être commun à tous les moi empiriques. Nous tenons que la réflexion philosophique et morale sur le sujet et l’intersubjectivité a informé l’écriture de Karamzin et lui a permis de redéfinir ce que vise le travail d’écriture : l’« auteur » est un écrivain qui traduit son sujet dans l’écriture, de telle sorte que tous ses autres lecteurs puissent se reconnaître en lui. L’intersubjectivité du jugement esthétique, mise en lumière par Kant, est le domaine où l’auteur, tout en étant lui-même, est en même temps les autres. Nous pensons que Karamzin a nourri sa propre théorie de l’écriture de la réflexion kantienne sur l’intersubjectivité. Karamzin a voulu, dans les Lettres en particulier, que son lecteur communie avec lui dans une même instance énonciative. L’auteur parle à chaque lecteur, – au point que le lecteur croit parler de lui-même. Il n’est pas douteux que le premier public de Karamzin a découvert, pour la première fois dans la prose russe, cette chose extraordinaire : la fusion magique avec le sujet de l’écriture, fusion personnelle – propre à chaque lecteur – et en même temps universelle. Là est la source de l’attachement passionné de ses admirateurs. On mesure combien la création d’une prose fluide était le préalable à la subjectivisation de l’écriture. Avec la philosophie de Kant, c’est une nouvelle définition du sujet qui est conçue et formulée, une nouvelle conception des rapports que le sujet entretient avec le monde. Kant considérait qu’il avait accompli en philosophie la même œuvre que Copernic en astronomie : une révolution qui recentrait l’interrogation philosophique autour de la subjectivité. 44 Ibid., p. 176. 152 LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN Le voyage philosophique du Voyageur à travers l’Allemagne et la Suisse est bien une machine à remonter le temps. Le Voyageur parcourt en sens inverse, de Kant à Lavater, son propre parcours intellectuel, qui l’a conduit de Lavater à Kant. Le Voyageur, à Zurich, brise l’idole de son adolescence. Il met en pratique le fameux précepte de Kant, formulé dans sa Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ? Les Lumières, écrit Kant, sont « la sortie de l’homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui... Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. » Les Lettres d’Allemagne et de Suisse racontent l’entrée dans l’âge d’homme. 153