Cahiers slaves, n°10, UFR d’Études slaves, Université de Paris-Sorbonne, 2008, p. 123-
153.
LE VOYAGE PHILOSOPHIQUE DE NIKOLAJ KARAMZIN
par
JEAN BREUILLARD
Université de Paris-Sorbonne
En mai 1789, Nikolaj Karamzin, jeune homme de 23 ans, après
quatre années passées dans le cercle des francs-maçons de Nikolaj
Novikov, part de Saint-tersbourg pour un long voyage à travers
lAllemagne, la Suisse, la France et lAngleterre. De retour à lété 1790,
il prépare lédition dune revue, le Journal de Moscou [Moskovskij
žurnal], qui paraîtra pendant deux années, en 1791 et 1792.
Cest dans cette revue que Karamzin publie les Lettres dun
voyageur russe [Pis’ma russkogo putešestvennika], plus précisément la
première partie dentre elles, qui sachève avec la lettre datée de Paris,
du 27 mars [1790].
Plusieurs aspects de ce voyage restent mystérieux, à commencer
par son objet initial, ainsi que litinéraire qui avait été dabord envisagé.
Le jeune homme agissait-il de sa propre initiative ou était-il seulement
(ou en outre) un émissaire chargé de différentes missions ? Il ny a
toujours pas de réponses à ces questions.
Le succès sans précédent des Lettres jouait sur lillusion
savamment construite que celles-ci étaient une correspondance
authentique ou, du moins, la simple mise en forme de carnets de route.
JEAN BREUILLARD
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Au début du siècle, V.V. Sipovskij montra de manière irréfutable que les
Lettres sappuyaient sur une documentation extrêmement vaste qui était
hors de la portée dun voyageur en perpétuel déplacement
1
. Les Lettres
sont une œuvre entièrement « artistique », qui tire son extraordinaire
séduction de la confusion savamment entretenue entre lauteur, dont nul
nignorait quil venait de rentrer de son périple, et du narrateur. Il
importe donc de distinguer lauteur de son double, le narrateur qui dit
« je » dans les Lettres. Pour reprendre lusage instauré par Jurij Lotman,
on désignera ci-dessous lauteur par « Karamzin », et le narrateur par
« le Voyageur ».
Rappelons quelques conséquences qui découlent de cette
distinction.
Il faut distinguer le voyage effectivement accompli par Karamzin
et le voyage décrit par le Voyageur. Les deux ne coïncident ni dans leurs
dates ni même dans le détail de litinéraire.
Prenons les personnages mentionnés dans les Lettres. Il y a ceux
que Karamzin et le Voyageur ont effectivement rencontrés. Mais le
Voyageur décrit aussi des personnages que Karamzin na pu voir. Tel est
le couple royal (Louis XVI et Marie-Antoinette), qui est décrit dans la
Lettre 97, datée davril 1790. Inversement, Karamzin a, selon les
conjectures de Jurij Lotman et Boris Uspenskij
2
, fait la connaissance de
personnages que le Voyageur ne pouvait pas mentionner nommément :
Romme, Condorcet, Rabaud-Saint-Étienne, et aussi Lavoisier et sans
doute Robespierre. Il a sans doute vu Madame Necker dans son salon,
Sieyès, Talleyrand, Germaine Necker, future Madame de Staël,
Chamfort. Rien napparaît en clair dans les Lettres. Dautres distorsions
sont possibles. Le Voyageur mentionne laction dun personnage, mais
1
V.V. Sipovskij, N.M. Karamzin, avtor "Pisem russkogo putešestvennika",
SPb., 1899.
2
Ju.M. Lotman, B.A. Uspenskij, « Pis’ma russkogo putešestvennika Karamzina
i ih mesto v razvitii russkoj kul’tury », in N.M. Karamzin, Pis’ma russkogo
putešestvennika, éd. Ju.M. Lotman, N.A. Marčenko [Irina Paperno],
B.A. Uspenskij, L., Nauka, 1987, p. 553.
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sans le nommer. Il peut le désigner sous un nom crypté (initiales,
pseudonyme). Il peut prétendre avoir raté le rendez-vous, alors que dans
la réalité Karamzin la rencontré (cest le cas de la rencontre avec le
franc-maçon Aleksej Mihajlovič Kutuzov, à Berlin). Le Voyageur est
libre, enfin, de modifier la chronologie.
On a longtemps cru que lensemble des Lettres avait été rédigé
après le retour de Karamzin. Des recherches récentes ont permis
dapporter des éléments nouveaux dont Jurij Lotman et ses
collaborateurs, dans leur édition académique des Lettres, nont pu tenir
compte. Ces éléments ont été exposés et synthétisés par Ilja Serman
en 2002
3
. Les ajustements portent sur les dates et les lieux de la
rédaction des Lettres. Tout laisse à penser que pendant les cinq mois et
plus quil passa à Genève, Karamzin, selon la conjecture dI. Serman,
non seulement naccomplit pas de voyage à Paris, mais rédigea la
première partie des Lettres, celles qui décrivent son parcours à travers
lAllemagne et la Suisse. Les lettres de Paris et de Londres furent en
revanche rédigées à Moscou. Le deuxième ajustement porte sur les dates
des principales étapes du voyage. La publication du journal du baron
Wolzogen, lami danois de Karamzin, montre de manière indubitable
que Karamzin est rentré beaucoup plus tôt que le Voyageur des Lettres,
et quil est resté seulement deux mois (et non quatre) à Paris (du 27 mars
au 28 mai 1790).
Si lon veut bien, à présent, revenir aux Lettres en les considérant
comme une œuvre construite, il faut tenir compte de deux choses. Le
récit devait respecter un certain nombre de contraintes. La première et la
plus immédiate est la succession des étapes imposée par la géographie.
3
I.Z. Serman, « Gde i kogda sozdavalis’ "Pis’ma russkogo putešestvennika"
N.M. Karamzina », in XVIII vek, Sb. 23, SPb., Nauka, 2004, p. 194-210 ; voir
aussi Svetlana Gellerman, « Karamzine à Genève. Notes sur quelques
documents d’archives concernant les "Lettres d’un voyageur russe" », in Facten
und Fabeln. Schweizerisch-slavische Reisebegegnung von-18. bis zum
20. Jahrhundert, Herausgegeben von Monika Bankowski, Peter Brang, Carsten
Goehrke, Robin Kembale, Basel und Frankfurt-am-Main, 1991, p. 73-90.
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Le Voyageur devait évidemment rencontrer Emmanuel Kant avant
Kaspar Lavater parce que... la Prusse orientale est plus près de la Russie
que la Suisse. Cependant, à lintérieur de cette contrainte, Karamzin
disposait dune gamme de moyens pour aménager la succession des
rencontres. Et cest cet aménagement qui nous intéresse. Le plus simple
de ces moyens est la simple évocation dun personnage disparu. Cette
évocation peut en effet intervenir à tout moment. On pourrait supposer
que la figure évoquée reste attachée à un lieu précis, le lieu elle a
vécu et œuvré. Telle est la logique du guide touristique. Or on découvre
quil nen va pas du tout ainsi. Autrement dit, lorsque le Voyageur
évoque un personnage disparu, il le fait toujours indépendamment du
lieu, mais en fonction dune autre nécessité.
On partira de la thèse selon laquelle la galerie des penseurs et
philosophes que rencontre le Voyageur pendant son voyage à travers
lAllemagne et la Suisse est ordonnée en sorte quelle ait un sens. En
considérant cette suite comme un système, on retiendra le concept
dabsence signifiante, concept emprunté à la notion de « signe zéro » en
linguistique. Dès lors, labsence de telle figure marquante de
lAufklärung, dans léconomie dun système, devient signifiante. Un
autre outil conceptuel est celui dopposition binaire. Ainsi, lorsquà
Berlin, après avoir évoqué lAcadémie de Prusse et son secrétaire
perpétuel Johann Heinrich Samuel Formey [1711-1797], le Voyageur
fait léloge de lÉmile de Jean-Jacques Rousseau, cet éloge est en réalité
une critique cryptée de Formey, qui avait publié un libelle intitulé...
lAnti-Émile.
Cet ensemble de philosophes, dont nous supposons quil forme un
ensemble, et plus précisément, une suite organisée, se situe dans un
espace géographique précis : lAllemagne et la Suisse. Une fois sorti de
Suisse, en effet, le Voyageur évoque quelques philosophes et hommes de
lettres (lombre de Voltaire à Ferney, Jean-François Marmontel à
lInstitut de France, ainsi que labbé Jean-Jacques Barthélémy). Mais il
faut bien reconnaître que Marmontel et Barthélémy ne sont pas des
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figures centrales de la pensée philosophique du XVIIIe siècle. La
philosophie en action, la philosophie vivante est, pour le Voyageur,
circonscrite à lensemble germanophone, auquel se rattachent, dans les
Lettres, les Suisses Rousseau et Bonnet. La patrie de la philosophie,
cest-à-dire de la métaphysique, est lAllemagne et, en ce sens,
Karamzin, implicitement, reflète lopinion de Mendelssohn
4
.
Karamzin et la philosophie
Avant den venir au voyage proprement dit, il nest pas inutile de
préciser lintérêt de Karamzin pour la philosophie. Une opinion tenace a
longtemps refusé à Karamzin la dimension philosophique. Près de nous,
Alexandre Koyré apercevait en Karamzin un « penseur extrêmement
superficiel et médiocre [...] qui na au fond jamais eu une idée
personnelle, mais [...] a eu le don de formuler et de résumer dune
manière définitive les opinions et les idées qui flottaient autour de lui. »
5
V. Sipovskij écrit avec plus de mesure :
Karamzin était un "philosophe" dans le goût du XVIIIe siècle : il aimait
les livres riches en idées, les livres qui alimentaient la raison, éveillaient
la pensée, mais il ne fut jamais ladepte dune doctrine quelconque : il
était éclectique au sens large du mot.
Quand on regarde les choses de près, on savise que Karamzin est
lui-même lartisan de cette réputation. Il confie ainsi, dans ses vers
anacréontiques à son ami A.A. Petrov, en 1788 :
4
Cf. M. Mendelssohn : « Cela va très mal lorsque nos plaisants voisins veulent
se poser en juges en matière de métaphysique ; ils sont incapables de lire
n’importe quel écrit systématique avec l’effort approprié. [...] Les Français
philosophent avec l’esprit [Witz], les Anglais avec la sensation et il n’y a que
les Allemands pour philosopher avec l’entendement. » ; cité par D. Bourel,
Moses Mendelssohn. La Naissance du judaïsme moderne, P., Gallimard, 2004,
p. 106-107.
5
Al. Koyré, La philosophie et le problème national en Russie, P.,
Idées/Gallimard, 1976 [1e éd. : 1929], p. 38-39, n° 11.
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