C) La réflexibilité comme fin que l`on se prescrit à soi-même

Conférence inédite d’Isabelle Thomas-Fogiel, Université de Paris 1, Panthéon-Sorbonne,
achevée en octobre 2003.
LA NOTION DE « REFLEXIBILITE » DANS LA WL DE 1813.
INTRODUCTION
Il est assez fréquent, comme le note V. Kokoszka dans son article « la théorie de la
manifestation chez Fichte »
1
, d’opposer le concept de Tun de la première philosophie au
concept de Sehen de la dernière. A ce titre, dans son ouvrage de 1995, Fichtes Lehre vom
Sein
2
, Johannes Brachtendorff résume, en même temps qu’il exacerbe cette opposition,
souvent défendue par les plus prestigieux interprètes, notamment M. Gueroult ou encore, dans
une certaine mesure, D. Henrich. A la philosophie du faire, de l’action, du Tun se serait
substituée une philosophie de la vision, une doctrine empreinte de mysticisme et traversée par
des thématiques néo-platoniciennes (l’un, l’être, la contemplation). Ce passage du Tun au
Sehen se révèlerait tout particulièrement, aux yeux de Brachtendorff, en un concept tardif : le
concept de flexibilité (« Réflexibilität»). Ce concept est, de fait, omniprésent au sein de la
dernière philosophie, puisque, alors qu’on en trouvait qu’une seule occurrence dans la Wl de
1801, ses usages se multiplient dans la dernière philosophie: on les trouve aussi bien dans les
ouvrages de 1812 (comme le texte sur le « Rapport entre la logique de la philosophie et la
philosophie transcendantale », ou dans « le système de l’éthique » de la même année), qu’en
1813, de manière répétée, dans de nombreux textes, tels les : « Leçons sur la doctrine de l’état
ou le rapport originaire en vue du règne de la raison » , ou encore, et au premier chef, dans la
Wl de 1813. En fait, cette Wl de 1813 s’articule toute entière autour de ce concept, et, comme
le dit Fichte dès les premières pages, cette réflexibilité est « la tâche propre que la Wl doit
accomplir »
3
. C’est ce concept de Reflexibilität que je voudrais analyser au sein de cette WL de
1813, en vue de démontrer la thèse suivante : ce concept de réflexibilité, loin de marquer une
rupture ou évolution entre la philosophie d’Iéna et celle de Berlin est bien au contraire le
symbole de l’extraordinaire permanence de la philosophie de Fichte. Véritable incarnation de
la cohérence de l’ensemble de l’œuvre, la notion de « Reflexibilität » fait paradoxalement de
Fichte le philosophe, à mon sens, le plus constant et le moins changeant de toute l’histoire de
1
Fichte de la maturité, Vrin 2003
2
Ein Kritische Darstellung der Wissenschafstlehre von 1794, 1798/99 u. 1812, Munich-Vienne, F.
Schonig,1995
3
S SW, tome X, W.de. G, p.7
la philosophie. Si entre les Regulae et les Principes, bien des déplacements peuvent être
relevés, si l’œuvre de Schelling, Heidegger ou Wittgenstein peut, sans trop de contestation,
être divisée en périodes et positions différentes, il me semble, à l’inverse, que Fichte n’a cessé
d’interroger, d’approfondir, d’explorer un même concept, celui que, sur le tard, il nommera
« Reflexibilität », mais qui était déjà central dés 1793. Pour étayer cette hypothèse selon
laquelle il n’est nulle contradiction, nul infléchissement ni même inflexion entre l’ Handlung
d’Iéna et l’Einsicht de Berlin, je procéderai de la manière suivante : je dégagerai les
principales caractéristiques de la réflexibilité produites dans la Wl de 1813 et montrerai
comment celles-ci rejoignent, itèrent et explicitent ce qui était déjà largement commenté
tant dans les œuvres de la philosophie du début (1794-1798) que dans celle de la philosophie
dite « intermédiaire » (1804). Ce faisant, il deviendra possible de déterminer la signification
précise du terme réflexibilité en même temps que le dessein présidant aux différentes
doctrines de la science, dessein que l’on peut résumer à cette thèse nodale : l’agir est pensée,
la pensée, agir, le Tun est Sehen, et le Sehen, Tun, la Praxis, Theoria et la Theoria, Praxis.
J’aborderai donc dans un premier temps, le terme de Reflexibilität lui-même et la manière
dont il se définit progressivement comme faire libre dans les quatre premières conférences
(qui sont ce que Fichte appelle des « préliminaires ») , je déploierai ensuite la signification de
la notion d’Einsicht, omniprésente dans les conférences suivantes et montrerai que cette
notion, loin d’indiquer un quelconque tournant contemplatif, se définit, encore, à partir de
l’acte, du faire. Enfin, j’analyserai le sens de la synonymie entre réflexibilité et schématisme
(synonymie posée par Fichte dans les dernières conférences), et montrerai combien,
s’éloignant de la thèse kantienne, Fichte propose une véritable théorie de l’argumentation qui,
loin de se donner comme succession de visions ou enchaînements de figures, se définit
comme une logique de l’effectuation ou une grammaire de l’acte.
I) LA REFLEXIBILITE COMME LIBERTE.
Si l’on dégage les traits de la réflexibilité qui sont d’emblée mis en avant dans les quatre
premières conférences de la Wl de 1813, il est loisible de les décliner, par ordre d’apparition,
de la manière suivante : la réflexibilité est production, auto-position et fin à réaliser.
Envisageons chacune de ces déterminations :
A) La réflexibilité comme production.
Le trait le plus immédiatement caractéristique de la réflexivité est qu’elle ne se définit pas
comme description mais comme construction d’un processus. Construction, puisque réfléchir
ne sera pas refléter ou donner une image de quelque chose d’initial mais produire des
concepts ou des images (ou formations, Bildung). Réfléchir consiste à produire la réflexion et
non à revenir sur un X préexistant. Pour le montrer, il n’est que de recenser les formules les
plus significatives de ce début de la WL 1813 : « notre première tâche est de construire l’unité
mentionnée plus haut »
4
ou : « cette formation de l’unité que nous devons produire
(Erzeugen) ». De même encore, Fichte précise que « la réflexivicomme comprendre du
comprendre » est « une réalisation qui est exigée »
5
, et qu’ainsi : « l’unité du comprendre » est
« une unité construite »
6
. Construction, réalisation, production, tels sont donc les premières
expressions qui viennent remplir ce terme de réflexibilité, et il serait loisible ici de multiplier
les citations, puisque, quasiment à chaque paragraphe des premières conférences, surgissent
des qualificatifs qui tous relèvent de l’agir productif. Ainsi la réflexibilité doit se produire
elle-même comme : « comprendre du comprendre » et non dévoiler une nature antécédente.
Pour mieux saisir ce premier trait de la réflexibilité donnée dans la WL 1813, sans doute
convient-il, un bref instant, de l’opposer aux habituelles définitions de la réflexion.
Traditionnellement, la réflexion se donne comme retour sur une nature antérieure ou comme
visée d’un état de fait ou d’une res précédent l’acte de réfléchir. Prenons ici deux exemples,
aussi canoniques que différents : la réflexion chez Descartes et Locke, c’est-à-dire la réflexion
métaphysique d’un côté, psychologique de l’autre. Descartes, dans les Méditations
métaphysiques, est conduit à penser le mouvement réflexif sur le modèle du retour sur un X
antérieur
7
. Au moment même où, abandonnant la simple énonciation du performatif
8
: Je
suis, j’existe, cette proposition est vraie chaque fois que je la prononce ou la conçoit en mon
esprit ”, Descartes pose la question : Mais quel donc que je suis ? ”, il fait du moi un objet
sur lequel se penche un sujet questionnant, réalisant ainsi un inévitable dédoublement. C’est
précisément ce mouvement d’objectivation (comme passage d’un acte à une res) auquel
renonce Fichte par sa notion de réflexibilité en 1813, comme il y renonçait déjà par sa notion
de réflexion dès 1793. Locke, quant à lui, comprend la réflexion comme prise de conscience
4
. WL 1813, p. 11.
5
. Ibid., p. 15.
6
. Ibid., p.12.
7
C’est ce mouvement que M. Gueroult, dans son Descartes selon l’ordre des raisons (Aubier-Montaigne,
1953) a appelé “ l’objectivation du cogito ”.
8
Sur la conception de la première énonciation du Cogito comme performatif, voire outre l’article fondateur
de J. Hintikka Cogito ergo sum, Inference ou performance ”, Philosophical Review, 1962 ; J.-M. Beyssade, La
Philosophie première de Descartes, Flammarion, 1979, p. 250 ; J.-L. Marion, Sur la théologie blanche de
Descartes, PUF, 1980, p. 380
d’un fait psychique antécédent, tel que, par exemple, pour en revenir ses propres formules :
je sens et j’ai connaissance que je sens ”. Or, souligne Fichte à de multiples reprises, la
réflexion n’est pas le retour sur un fait
9
(Tatsache) de conscience.
C’est qu’il exprime dans la troisième conférence de la Wl de 1813 : Une considération
polémique : d’autres philosophes font naître la vision d’un déjà-vu, déjà-vu des choses ou
déjà-vu du moi
10
”. Le déjà-vu des choses renvoie ici évidemment aux philosophes
dogmatiques et au savoir ordinaire ; mais le déjà-vu du Moi renvoie au modèle de la
réflexion, tel qu’il a été thématisé aussi bien par Descartes que Leibniz, voire par Locke. En
fait, par cette expression, superbe de concision, et par les paragraphes qui suivent, Fichte
s’attaque au modèle classique de la réflexion, modèle en lequel la réflexion est retour sur ”.
Il s’agit donc bien pour lui de dégager la réflexion de son sens purement étymologique
comme reflet de quelque chose, sens dont la définition tant optique (comme renvoi d’un rayon
par un obstacle) que philosophique (retour sur un X préexistant) restait tributaire. En un mot,
comme dans toutes les autres WL, Fichte estime, dans la WL de 1813, qu’avant lui : le
comprendre n’est […] qu’un reflet mort et passif de ce qui est posé, donnant par ce rapport un
hiatus, une scission dont tout ce qu’on a vu dépend
11
.
Ainsi en 1813, l’accomplissement de la réflexion est, en même temps et sous le même
rapport, réflexion de son accomplissement. Parce qu’elle ne se donne pas comme vision d’un
être déjà là, la réflexibilité ne peut, comme le voudrait Brachtendorff, être le décalque d’une
quelconque vision immédiate ni encore moins l’ancienne immersion mystique des néo-
platoniciens. A ce titre, dès la page 3 de cette WL, Fichte écrit : « la Wl n’est pas une doctrine
de l’être. L’être quel qu’il soit, parce que soumis à notre observation, ne peut-être appréhendé
que comme su <….> Ainsi la Wl comprend qu’elle ne peut-être qu’une doctrine du savoir et
reconnaît clairement qu’il ne peut y avoir de doctrine de l’être ». Il est difficile d’être plus
clair : l’Einsehen ou l’Einsicht, dont il sera question plus loin ne saurait en aucun cas se
penser comme vision d’un être. Fichte prend même soin de préciser ici : « l’être quel qu’il
soit », c’est à dire quelle que soit la manière dont on le définisse : que ce soit à la manière de
Spinoza comme Dieu, ou à la manière de Descartes comme res cogitans, ou encore à la
manière de Locke comme fait mental, ou aussi à la manière des réalistes-empiristes comme
chose sensible hors de nous, ou enfin à la manière de Schelling comme absolu. Ni Dieu ni
être, mais l’acte même de position de la réflexion comme accomplissement d’elle-même.
9
. Fichte n’a cessé de dénoncer les philosophies qui partaient d’un fait (Tatsache), y compris d’un fait de
conscience. Il ne s’agit donc pas par la réflexion de prendre conscience d’un fait déjà là.
10
. WL 1813, p. 19.
11
Ibidem p.20
Cette première détermination de la réflexibilité de 1813 nous permet de la rapprocher de la
Tathandlung inaugurale qui, elle aussi, se donnait comme accomplissement d’un acte et non
constat d’un fait (Tatsache). Par là, nous voyons, combien on n’est pas tenu d’opposer une
philosophie spéculative et théorétique, datant de la fin de la vie de Fichte, à une philosophie
de l’agir, du début. Les premiers moments, de 94 à 1813, se donnent tous comme
accomplissement d’un acte, mise en œuvre d’un énoncé performatif (pour employer des
catégories d’Austin) et non point mise en rie d’énoncés constatifs. Cette première
caractéristique de la réflexibilité donnée, envisageons la deuxième à apparaître dans la Wl de
1813, à savoir :
B) La réflexibilité comme causa sui :
Immédiatement après la détermination que nous venons d’analyser, Fichte précise : « je
dois construire cela (l’unité) comme je la construis ; dans l’instant de son événement, elle ne
peut se fonder, ce n’est qu’une fois que nous serons rentrés dans cette construction que notre
manière de procéder révélera sa nécessité, et ce à partir de l’unité elle-même »
12
. Parce que
comme nous l’avons vu, il ne s’agit pas de dévoiler la réflexibilité mais de la produire, cette
réflexibilité est donc commencement absolu, avènement de soi par soi. Cette assertion selon
laquelle : je dois construire l’unité comme je la comprends ; dans l’instant de son
événement, elle ne peut se fonder par autre chose ”, Fichte la précise ainsi :
Mais c’est seulement une fois que nous sommes entrés dans l’unité que notre manière de
procéder va révéler sa nécessité et cela à partir de l’unité elle-même. C’est dans l’unité d’elle-
même que se présentera le point notre manière de procéder se démontrera elle-même
comme nécessaire et légitime. Ceci est la considération promise plus haut quant au moyen par
lequel la WL tire d’elle-même sa preuve. Notre manière de procéder doit se prouver par son
propre résultat
13
. Deux dimension sont à relever dans cette précision : l’absolue liberté de la
position (comme événement qui se fait « parce qu’il se fait ») et la nécessité de la
démonstration (une fois l’acte produit, les propositions suivantes ne seront pas arbitraires mais
nécessaires). Nous analyserons la nécessité de la démonstration qui découle paradoxalement
de la liberté du commencement, dans notre troisième partie, contentons nous, pour l’heure, de
déployer ce caractère d’auto-position, sur lequel s’attardent ces premières conférences de la
WL de 1813. La réflexibilité n’est pas déductible d’un phénomène antérieur, elle est
commencement absolu d’une série nouvelle. Elle se définit donc très précisément comme
12
Ibid p.13
13
. Ibid., p. 13.
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