Fichte et la phénoménologie actuelle : La question de l`infini

Fichte et la phénoménologie actuelle : La question de l’infini.
Nombreux sont les points de passage ou de comparaison entre Fichte et l’actuelle
phénoménologie. Evoquons d’emblée le plus notoire, à savoir que Fichte est le premier a
employer en un sens exclusivement positif le terme de « phénoménologie ». En effet,
Lambert, qui, en 1764, introduit ce terme en philosophie, définit la phénoménologie comme
science des illusions, et la considère comme moment préparatoire à l’exposé de la vérité.
C’est cette acception que retient Kant lorsque dans sa lettre à Lambert de 1770 il envisage
d’appeler la Critique de la raison pure alors encore en gestation : « Phénoménologie ». De
cette acception négative, même La phénoménologie de l’esprit de Hegel conserve quelque
trace puisque le texte se donne comme le récit des illusions de la conscience. Face à ces trois
auteurs, seul Fichte finit la phénoménologie en dehors de toute connotation négative
comme science de l’apparaître (Erscheinunglehre). L’apparaître (Erscheinen) n’est jamais
l’apparence (Schein) de l’illusion. Le phénomène n’est pas « semblant », mais vérité, il est
apparition au-delà de quoi rien n’est concevable, ni chose en soi ni arrière-monde ni
transcendance. La philosophie comme « phénoménologie », qui complète la théorie de la
vérité stricto sensu, est conçu, dès la WL de 1804, comme une « redescente » vers le concret,
soit comme une description du champ de l’apparaître. A ce titre, il est loisible d’affirmer que
la critique que Husserl fait dans les Méditations cartésiennes (§ 10) à Descartes savoir ne
pas « franchir le portique » qui mène au champ des phénomènes et par là manquer la
phénoménologie) ne vaut pas pour Fichte qui a thématisé la philosophie dans cette double
dimension de fondation des principes (théorie de la vérité) et de description de ce qui se
manifeste (phénoménologie). Chez Fichte comme chez Husserl, les deux
motifs fondamentaux de la philosophie que sont « l’épistémique » et le « phénoménologique »
se complètent sans s’annihiler, alors même qu’il ne serait pas difficile de montrer que chez
Descartes nous avons « l’épistémique » sans le « phénoménologique » et chez Heidegger le
« phénoménologique » au détriment de « l’épistémique ». Ce souci, commun à Fichte et
Husserl, d’une philosophie comme science rigoureuse qui se distribue, sans tension ni
scission, en une théorie de la vérité et une description des phénomènes semble appeler la
comparaison raisonnée et systématique des deux auteurs, à la suite d’Hyppolite dont l’article
«Fichte and Husserl» a, dés 1951, tracé la voie.
Dés lors, pourquoi ne pas emprunter cette voie royale de la confrontation de Fichte avec la
phénoménologie et pourquoi choisir le dialogue avec un auteur en apparence étranger aux
thèmes fichtéens de la philosophie comme science rigoureuse ? Pour le dire autrement,
pourquoi élire ici un phénoménologue qui a critiqué le caractère « intellectualiste »,
« théoriciste » de Husserl et dénoncer dans la volonté de faire de la philosophie une science
rigoureuse un reste de l’ancienne pensée métaphysique ? En quoi Levinas qui, dès la Théorie
de l’intuition, privilégie « l’existential » sur « l’épistémique », la description de l’apparaître
sur la détermination des principes, l’homme concret sur l ‘ego transcendantal , peut-il être
comparé à Fichte ?
Il le peut parce que des thèmes constitutifs de sa philosophie se rencontrent chez Fichte, au
premier rang desquels la critique de la représentation, la description d’autrui et la centralité
de l’infini, mais de surcroît, il le doit car ces thèmes nodaux communs aux deux philosophies
s’accompagnent d’une radicale différence quant à la question du statut de la philosophie.
C’est cette identité et cette différence entre Fichte et Levinas que je voudrais mettre en
lumière pour mieux pouvoir poser la question du « transcendantal » en phénoménologie. En
effet, comme nous le verrons l’enjeu essentiel de cette confrontation entre Fichte et Levinas
est la question du sens et du statut du transcendantal au sein de la phénoménologie.
Finalement, Fichte est en dernière instance plus proche de Husserl que ne l’est Levinas dans
la mesure il est un philosophe transcendantal qui entend fonder la philosophie comme
science rigoureuse. Avant de m’acheminer vers ce point, il me faut montrer en un premier
temps en quoi on peut parler d’identité entre Fichte et Levinas.
I) L’IDENTITE ENTRE LES DEUX AUTEURS
Il nous faut établir tout d’abord la proximité entre les deux auteurs puisque la comparaison
demeure inhabituelle, voire jamais tentée. Pourtant, trois motifs centraux et constitutifs de la
pensée de Levinas se retrouvent quasiment à l’identique dans la philosophie de Fichte, à
savoir la critique de la représentation d’une part, la description d’autrui comme vecteur de
l’infini, d’autre part, et enfin l’extension de la problématique du sublime (comme relation du
fini et de l’infini) à des domaines autres qu’esthétique. Analysons successivement ces trois
moments d’identité entre les deux auteurs.
A)Critique de la représentation .
S’il est bien connu que Levinas, auteur du texte significativement intitulé Ruine de la
représentation », pense sa philosophie comme critique de l’objectivisme métaphysique la
participation de Fichte à cette thématique est moins immédiatement manifeste. Et pourtant,
l’ensemble de la philosophie de Fichte peut se lire comme une critique de la représentation,
qui, comme chez Levinas, débouchera sur la spécificité de la pensée d’autrui. En effet, Fichte
remet en cause l’équation kantienne : connaître c'est représenter et représenter c'est rendre
l'objet figurable. Chez Kant, la figuration définie elle-même comme délimitation, c’est-à-dire
comme assignation de contours, est condition de possibilité de la connaissance. Dans ce
cadre, la connaissance renvoie incontestablement à la figure, à la délinéation, à la limite.
Connaître chez Kant, c'est représenter, et représenter c'est rendre l'objet visible par le biais du
schème qui est imposition d'une forme, d'un contour, bref qui est création d'une figure. La
figuration est donc l'indice de la connaissance vraie, le non-figurable est rejeté dans le faux ou
l'illusoire.
Or Fichte remet en cause ce lien entre figure et connaissance, limite et représentation, et
thématise des modes de connaissance qui dépassent la seule représentation comme figuration.
Au niveau de la détermination des principes (c’est-à-dire au niveau de ce que la WL de 1804
définit comme « doctrine de la vérité »), Fichte dévoile un processus cognitif qu’il nomme,
dés la WL de 1794, « l’illimitation de la limite1 ». Il s‘agit du mouvement de la raison qui
rend infini ce qui se donne comme fini. L’illustration que nous pouvons donner de ce
processus cognitif est l’exemple simple de la représentation du triangle : je me représente un
triangle ; le triangle se est ce que Fichte appelle, dans ce passage de la GWL, « la ligne », « la
borne » ou la « limite ». Le triangle, figure définie par ces limites (les lignes qui le bornent),
est par essence fini. Mais cette « ligne » ou « limite » doit être dépassée pour apparaître
comme ligne ou limite. Si, en effet, j’étais incapable de penser un au-delà du triangle, celui-ci
ne pourrait m’apparaître comme triangle, c’est-à-dire comme figure finie. Je dois donc
constituer un horizon en lequel le triangle pourra m’apparaître comme limite. En posant cet
ensemble, ce « pourtour » (Umfang) au sein duquel la limite peut apparaître, le moi, nous dit
Fichte, « illimite la limite ». Il est clair ici que la condition de pensabilité d’un objet est cette
infinitisation. Connaître ce n’est pas seulement limiter, enserrer dans des limites, cerner dans
des contours, connaître c’est aussi « infinitiser », « illimiter ».
B) La description phénoménologique d’autrui.
Ce processus cognitif, défini au niveau de la « doctrine de la vérité », Fichte en donnera un
équivalent au niveau de ce qu’il appelle dans la WL de 1804, la phénoménologie ou doctrine
des phénomènes. En d’autres termes, Fichte produit une description phénoménologique qui
illustre un processus, découvert comme inhérent à la raison lors de l’élucidation épistémique
des principes. Il s’agit de la description de l’apparition d’autrui, telle qu’elle est faite dans
Les Fondements du droit naturel. Ce texte2 est l'exact équivalent phénoménologique de
l'illimitation de la limite ou défiguration de la figure dont parle la GWL. En effet, au début de
1 « le moi doit poser p. 240
2 Fondement du droit naturel selon les principes de la Doctrine de la science, Trad franç par A. Renaut, P.U.F, 1985.
son texte, Fichte commence par rappeler ce qu'on entend traditionnellement par
« comprendre » un phénomène. Il écrit : « comprendre c'est fixer, délimiter, déterminer ». La
limite ou délimitation est condition de la compréhension. Or, toute la démonstration suivante
aura pour tâche d'établir que je ne puis comprendre l'apparition d'autrui, je ne puis l'enserrer
dans des limites, la fixer en un contour définitif. L'ultime étape de la description sera non de
parvenir à une délimitation mais bien de montrer que l'on n'en peut exhiber. La figure d'autrui
sera précisément ce qui ne peut se délimiter, ce qui semble dépasser toute limite assignable.
En tentant une détermination d'autrui, on trace une limite qu'on sera, immédiatement après,
obligé de transgresser. Chaque progression de l'analyse est dépassement de la limite. Chaque
moment de la démonstration la repousse plus loin. Au fur et à mesure qu'échouent les
différentes tentatives de réduction à une délimitation précise, la visibilité d'autrui se brouille,
les limites reculent. Le mouvement de la démonstration rend de moins en moins visible ce
qu'au départ il s'agissait de délimiter, de comprendre. Le visage d'autrui met en échec toute
limitation, toute délinéation. Or, c'est de cette faillite d'une réduction du visage d'autrui à la
simple figure que naît, pour Fichte, la connaissance véritable. En effet, c'est parce que le corps
d'autrui (Leib, chair) ne se laisse pas fixer, déterminer, qu'il pourra être pensé comme le lieu
s'exprime l'infini de la liberté. Parce qu'il est porteur d'infini, autrui ne peut être réduit à
des limites. Voilà pourquoi la démonstration doit sans arrêt repousser la limite, procéder à son
illimitation ; et c'est cette illimitation de la limite qui permet d'accéder à la connaissance
d'autrui comme être libre. Nous avons l'exemple d'une illimitation de la limite, qui est le mode
d'accès à la connaissance véritable, puisque seule cette illimitation, cette défiguration de la
figure, délivre la vérité de ce qu'on cherchait à penser. L'illimitation de la limite devient, dans
ce cadre, une des modalités du connaître. Or, il est aisé de comparer cette description précise
de Fichte avec l’ensemble de la thématique de Levinas qui critique la pensée objectivante, la
« représentation » qu’il entend dépasser pour aller vers l’irruption de l’altérité que donne par
exemple le visage d’autrui dont le « sens seul est irrécusable » (Autrement qu’être, p. 240).
L’altéri conçue comme trace de l’infini est ce qui permet de déborder la pensée
philosophique traditionnelle pour éprouver enfin l’eros de la pensée authentique. « Le visage,
contre l’ontologie contemporaine apporte une notion de vérité qui n’est pas le dévoilement
d’un neutre impersonnel » (Totalité et infini » p. 43). Nous avons donc chez Fichte comme
chez Levinas l’idée que la représentation objectivante peut et doit être dépassée par une
pensée de l’infini dont le visage d’Autrui constitue l’une des manifestations. C’est sur cette
irruption de l’infini dans le champ de la philosophie qu’il nous faut maintenant nous
concentrer.
C) L’infini dans la philosophie
Rappelons tout d’abord l’un des gestes les plus significatifs, à mon sens, des Doctrines de la
science : le mouvement du savoir est le processus du sublime. Loin d’être relégué dans le seul
champ esthétique, le sublime est la dynamique de l’esprit. La promotion du concept de
sublime au rang de processus gnoséologique sume le parcours effectué par chaque doctrine
de la science, parcours qui conduit toujours de la critique de la connaissance objectivante à la
caractérisation d’un savoir au-delà de la représentation.
Si l’on reprend les analyses kantiennes de la Critique de la faculté de juger, le sublime est
défini comme tentative de « présenter l’infini ». Dans ce contexte, le sublime est le contre-
concept du beau qui, toujours, procède de la forme de l’objet, de sa figure, laquelle consiste
en une délimitation. Le beau renvoie à l’idée de contours, de délinéation, de limites. Or, le
sublime opère à l’inverse et tente de présenter l’infini. Le sublime se donne comme une anti-
figure. Mais si le processus du sublime est tentative de présentation de l’infini, il ne s’agit
évidemment pas d’une présentation positive ; il est à ce titre révélateur que l’énoncé donné,
par Kant, comme sublime soit le deuxième commandement : « Tu ne feras pas d’idole ni
aucune image de ce qui est dans les cieux en haut ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce
qui est dans les eaux, sous la terre ». Parce que l’infini ne peut être contenu dans aucune
figure, le sublime signe la faillite de la figuration, la faillite de la représentation objective, la
faillite de la circonscription en des limites définies. Le sublime est donc le moment la
figuration est récusée. Parce que la tâche, dans le sublime, consiste à nouer fini et infini en un
même acte, il ne s’agit plus d’avoir recours à la représentation mais de procéder à sa mise en
question. En un mot, chez Kant, le sublime est la mise en question du représentable. Or,
Fichte fait du sublime la marque même de la mise en œuvre du savoir. De fait, si nous
reprenons, à tire d’exemple parmi d’autres possibles, la structure de la Nova Methodo, la
dynamique est celle du sublime. Fichte y explique, dès les premiers paragraphes, que le Moi
ne peut s’attribuer immédiatement l’infinité comme prédicat ; pour le dire plus précisément,
l’infini de la liberté ne peut se représenter sans se déterminer, se limiter. Mais cette limitation
semble requérir la constitution d’un objet ou d’une figure qui, parce que insérée en des limites
précises, pourrait devenir appréhendable. De naît la contradiction entre liberté et
représentation. Ce moment correspond au moment de l’échec dans l’analyse kantienne du
sublime. Mais il s’agit ici d’un échec fécond puisqu’il donne naissance à de nouveaux
concepts (par exemple, le concept de fin, puis l’impératif catégorique). Cette relation du fini
et de l’infini, comme dynamique de la liberté et du savoir de liberté, loin d’être un idéal
inaccessible, est le processus même d’engendrement de la vérité. Les concepts intermédiaires
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